LE POLLEN NOIR - Revue des Deux Mondes

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LE POLLEN NOIR TROISIÈME PARTIE (i) I Le soir, Geneviève se sentit plus indépendante et aussi un peu rassurée. Mais non pas du côté de Gilbert qui venait de lui adresser une nouvelle lettre où elle n'avait aperçu que sournoiserie et tiédeur. C'était du côté d'Elisabeth Durban, du côté du Havre et de sa jeunesse, du côté de son frère et de sa belle-sœur qu'elle se sentait rassurée. Elle avait agi. Elle était allée de l'avant. U n rendez-vous avait été pris avec Elisabeth par l'intermédiaire de Mlle Ferrandina, et ainsi Mme Carino ne pourrait plus menacer de révéler à Vincent la liaison de Thérèse. Elle saurait que l'on venait à composition. Geneviève, au fond, savait bien qu'elle n'aimait plus Elisabeth, qu'elle n'aimait plus ni l'injuste Vincent, ni Thérèse, la femme adultère. Alors, pourquoi se préoccupait- elle encore d'eux ? « Eux, Gilbert, eux Thérèse, eux Vincent, eux Constance Carino, toujours eux ! Et moi ?» Il lui semblait que même Dieu la quittait et qu'elle ne l'aimait plus, parce que Dieu protégeait les coupables. A la vérité ces coupables exerçaient une attraction très forte sur son esprit. En l'absence de Gilbert, ils alimentaient sa fièvre et sa curiosité. Il fallait taire vite. On était à quelques jours de Noël, et dans un mouvement de superstition qui lui venait pour la première fois depuis son mariage, elle se souvint que son père était mort noyé, l'avant-veille de Noël, en 1893. a II y avait 13 dans ce millésime, et 13 années avaient passé ! » (1) Voir La Revue des 1" et 15 mars.

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LE POLLEN NOIR

TROISIÈME PARTIE (i)

I

Le soir, Geneviève se sentit plus indépendante et aussi un peu rassurée. Mais non pas du côté de Gilbert qui venait de lui adresser une nouvelle lettre où elle n'avait aperçu que sournoiserie et tiédeur. C'était du côté d'Elisabeth Durban, du côté du Havre et de sa jeunesse, du côté de son frère et de sa belle-sœur qu'elle se sentait rassurée. Elle avait agi. Elle était allée de l'avant. U n rendez-vous avait été pris avec Elisabeth par l'intermédiaire de Mlle Ferrandina, et ainsi Mme Carino ne pourrait plus menacer de révéler à Vincent la liaison de Thérèse. Elle saurait que l'on venait à composition. Geneviève, au fond, savait bien qu'elle n'aimait plus Elisabeth, qu'elle n'aimait plus ni l'injuste Vincent, ni Thérèse, la femme adultère. Alors, pourquoi se préoccupait-elle encore d'eux ?

« Eux, Gilbert, eux Thérèse, eux Vincent, eux Constance Carino, toujours eux ! Et moi ? » Il lui semblait que même Dieu la quittait et qu'elle ne l'aimait plus, parce que Dieu protégeait les coupables. A la vérité ces coupables exerçaient une attraction très forte sur son esprit. En l'absence de Gilbert, ils alimentaient sa fièvre et sa curiosité. I l fallait taire vite. On était à quelques jours de Noël, et dans un mouvement de superstition qui lui venait pour la première fois depuis son mariage, elle se souvint que son père était mort noyé, l'avant-veille de Noël, en 1893. a II y avait 13 dans ce millésime, et 13 années avaient passé ! »

(1) Voir La Revue des 1" et 15 mars.

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I l y eut un temps froid et sec le lendemain. Pour se donner un mouvement plus vif, pour s'assurer de ses réflexes, elle fit atteler le tonneau à neuf heures.

— Maman ! Vous sortez déjà ! Oh ! laissez-moi vous accom­pagner aujourd'hui encore. J'ai quelque chose à vous raconter, quelque chose que j'ai vu chez Mlle Ferrandina.

Elle fut heureuse de cette fidélité d'Abel. Sa fille avait voulu se faire conduire au Bois par la gouvernante.

— Où allons-nous, maman ? L a porte cochère était grande ouverte. Le poney Isabelle

allait à petit trot sur le gravier et Geneviève comprit tout à coup qu'elle se laissait gagner par ses impressions, qu'elle ne savait pas très bien ce qu'elle voulait faire, ou, en tout cas, qu'elle obéissait à une force dont elle ne pouvait plus garder le contrôle. « Je serai là-bas vers dix heures moins le quart. N'est-ce pas trop tôt ? » E h bien ! tant pis. Elle les surprendrait. Elle les verrait vivre ensemble.

Elle voulut passer par la Muette et aller jusqu'à la porte Dau-phine d'où, par l'avenue, du Bois, elle pourrait atteindre l'Etoile. L e trajet n'était pas le plus court, mais i l lui plaisait par son carac­tère de campagne qui lui rappelait les majestueuses frondaisons de Prébor, le château normand de sa grand'mère Jobourg.

C'était une matinée froide et ensoleillée. Geneviève se sentait physiquement assez dispose. « Il faudra que je sorte ainsi tous les matins. C'est surtout entre les murs de la maison que se mul­tiplient les idées noires. »

Elle conduisait toujours aussi bien. L'air vif amenait à son visage les couleurs de la jeune santé, et de même qu'elle éprou­vait un nouvel et plus violent amour pour son fils qui ne voulait plus la quitter, qui serait plus tard le châtiment de Gilbert, de même elle éprouvait une sorte de tendresse pour ce poney à la crinière agitée dans le vent comme un drapeau. « Mon fils, mon poney. Est-ce là tout ce qui me reste ? Oh ! j'oubliais Christine ! Mais les livres me prennent de plus en plus Christine. »

Abel n'avait pas voulu parler dans les premiers moments, parce qu'il se demandait si sa mère, bizarre et emportée, pour­rait encore conduire. I l avait eu peur des voitures et surtout du tramway à impériale de la rue de Passy. Mais i l retrouva toute sa volubilité avec la confiance.

— Vous conduisez très bien, maman ! Oh ! attention ! Vous

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ne pourrez pas passer. I l n'y a pas de place entre le tramway et la voiture de laitier !

Geneviève n'écoutait pas. Elle se sentait attirée par cette masse de fer. Elle eut un petit claquement de langue, rendit les guides et le tonneau passa, à les frôler, entre les deux véhicules. Elle regarda son fils tout pâle.

— T u as peur ? — Non, non. — Tant mieux. Si tu avais peur, j'irais encore plus vite. Je

n'aimerais pas du tout, avoir un fils lâche ! L'activité ne la calmait pas, et bien plutôt lui donnait de l'au­

dace. — Oh ! vous pouvez être sûre que je ne serai pas un lâche,

maman ! C'est comme cette jeune fille que j'ai vue hier à l'envers du tapis, elle non plus, elle n'avait pas l'air d'avoir peur.

— Qu'est-ce que ton envers du tapis ? Parle clairement. — C'est une expression de Christine. Elle dit qu'il y a un

envers de tout, comme i l y a un envers des tapis. U n envers de la maison : ça, c'est les bonnes, la gouvernante et le valet qui n'ar­rêtent pas de dire du mal de nous. U n envers de la banque : ça, c'est les employés qui ne gagnent presque rien. U n envers de la famille : ça, c'est ce que Christine a entendu quelquefois dire de tante Thérèse par l'oncle Vincent. Et même un envers des hommes, est-ce que vous ne trouvez pas, mère chérie ? Des hommes et des femmes. Tenez, regardez !

Noël approchait. Des ouvriers étaient mêlés à la foule travaillée par la convoitise, et Geneviève, comme le jour où elle avait, de son coupé, observé Vincent sur l'avenue de Neuilly, remarqua ce regard des hommes et aussi des ménagères sur elle, sur le jeune garçon bien vêtu, sur la voiture à caisse basse dont les roues d'un jaune citron et laqué semblaient deux petits soleils au milieu de la vulgarité quotidienne des autres véhicules. Ce n'était pas un regard ami, non, et pour Geneviève, l'expression envers de tout inventée par Christine, avait un sens plus fort à ce moment. Elle sentit qu'elle n'était pas, qu'elle ne serait jamais comprise de ceux qui peinaient et souffraient de l'autre côté de la tapisserie. « Mais je souffre aussi, moi ! Ils me regardent comme si ma voi­ture, mon cheval, mon manteau étaient de merveilleux présents de Noël qu'ils ne pourront jamais recevoir. Dieu n'est-il pas pour tous ? Ne peuvent-ils pas espérer ? M o i , je n'ai plus beau-

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coup d'espoir. Quelque chose a été brisé en moi. Et qui aurait pitié de moi ? »

Elle lança le poney. — Figurez-vous, maman, que j'ai vu hier chez Mlle Ferran-

dina ce que les dames à chapeaux ne voient jamais, j'en suis bien sûr. Et quand j'en ai parlé à Christine, le soir, elle m'a dit : « Ça aussi, c'est l'envers des chapeaux ».

— Qu'est-ce que tu as vu ? Geneviève essayait de s'intéresser aux propos légers et quelque

peu incohérents de son fils. Elle voulait calmer cette mauvaise ardeur qui lui venait, là, dans cette voiture fragile. Une pression à gauche ou à droite sur les guides au moment où passait un tramway, et tout serait fini. Plus de Gilbert, plus de rivale, plus de souffrance, plus d'angoisse. Elle serait vengée !

— Ce que j'ai vu ? A h ! Christine a raison. C'était vraiment l'envers. On ne s'occupait pas de moi. Je n'intéressais pas les vendeuses, forcément, et j'ai pu aller me promener où j'ai voulu. Ce que c'était amusant ! Et vous savez, mamie, chez Mlle Ferran-dina i l y a des couloirs et des couloirs ! Attention ! Voilà une voiture qui tourne. Comme elle est laide ! Et cette toile cirée sur les genoux du cocher, ce qu'elle est laide aussi ! J'aime mieux la couverture en peau d'ours que vous avez dans la limou­sine.

« Thérèse sera furieuse de me voir arriver si tôt », songeait Geneviève. Mais le prétexte est bon. Je dois la prévenir que j'ai rendez-vous avec Elisabeth chez Edmée Ferrandina. Si elle vou­lait venir avec moi, cela ferait une excellente impression sur Constance Carino. M e calmer. Penser aux autres, et surtout, me calmer ! ».

Elle ralentit un peu l'allure, car elle avait peur soudain de l'accueil que Thérèse allait lui réserver. D'ailleurs cette voix claire d'Abel, cette voix qui semblait vouloir transmettre une émotion ressentie, avait fini par éveiller sa curiosité.

— J'avais donc pris un de ces couloirs, maman, et vous savez, ça n'était pas éclairé comme dans les salons. Comme c'était sombre ! H i ! H i ! J'étais vraiment du côté de l'envers. A u bout du cou­loir, j'entendais une espèce de bourdonnement de mouches. M o i , vous comprenez, mamie, je voulais savoir ce que c'était. Quand on ouvrait la porte, c'était plus fort, et ça sentait drôle, comme une odeur de colle et de fer chaud.

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— Evidemment, l'atelier ne peut pas sentir la bergamotte et la rose, dit Geneviève.

— Ah ! c'est ce qu'on appelle l'atelier ! Eh bien ! ce n'est pas agréable et je me demande comment de si jolis chapeaux peuvent être faits dans toute cette saleté. Parce que j'ai vu, mamie. Figurez-vous que j'ai vu ! I l y avait un petit bout de couloir qui tournait dans le grand. Je me suis caché là. On entrait et on sor­tait. Je voyais des chapeaux s'en aller, et même, i l y en avait avec des plumes qu'on aurait dit des oiseaux posés sur la main des vendeuses. Mais une fois, i l y en a une qui a laissé la porte entr'ou­verte. Alors, je me suis approché. Oh ! qu'il y avait du monde, là-d'dans !

— Dedans, dit Geneviève. — Là-dedans. Rien que des femmes toutes jeunes. Enfin,

des filles, et pas bien habillées du tout. Elles étaient au moins une vingtaine, et toutes la tête baissée, comme à l'Institution. Encore à l'Institution, on peut lever la tête, surtout quand c'est la géo­graphie. Mais elles ne levaient presque jamais le nez, les filles, de dessous la lumière qui était blanche et forte. A trois heures de l'après-midi, Cette lumière !

— Comme tu es bavard, mon chéri ! dit Geneviève. — Je vous ennuie, maman ? — Non, non. — Parce que ça n'a pas eu l'air d'ennuyer Christine quand je

lui ai raconté. Elle m'a dit : « Pauvres filles ! » Est-ce que c'est vrai que ce sont des pauvres filles, maman ?

— Je ne sais pas... Je ne sais plus... I l faut bien qu'elles gagnent leur vie.

— Mais, vous, maman, vous ne la gagnez pas. Pour­quoi ?

On arrivait à la porte Dauphine et Geneviève se dit : « Cela non plus n'est pas l'envers de la ville. C'est son plus bel endroit. » Et ainsi pouvait-elle prendre une idée de sa richesse, de sa liberté, de son privilège. Elle pouvait aller où elle voulait. Elle pouvait prendre l'allée du lac, où cette autre là-bas, qui l'aurait conduite à Neuilly, chez Constance Carino. Elle n'était pas du tout obligée d'aller chez Thérèse. Une décision de son esprit l'avait seulement poussée. Elle pouvait revenir sur une décision de l'esprit. Elle souffrait, mais elle était libre de son temps.

Elle garda le silence. Abel semblait tout naïvement surpris

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qu'elle n'eût pas répondu à la question. U n éclat combatif appa­raissait dans ses prunelles émeraude.

— En tout cas, on doit gagner, sa vie, dit-il. On ne doit pas la voler.

Geneviève se demandait si ce garçon, déjà imprégné de l'air du temps, n'allait pas faire une allusion à la banque. Mais lui, soucieux, parce qu'il cherchait à comprendre :

— On ne doit pas voler, même les chapeaux. — Gomment cela ? T u as vu voler des chapeaux, Abel ?

Qui ? les ouvrières ?. — Pas les, maman ! Une ouvrière. Une seule. Je l'ai vue.

Mais c'était bizarre, elle voulait voler un chapeau. Ça se com­prenait bien qu'elle voulait voler un chapeau, mais elle ne le pre­nait pas. Elle avait seulement un bout de papier à la main, et elle est sortie de l'atelier, juste après une grande vendeuse qui avait l'air méchant comme une maîtresse d'école. — Il en oublie le vous. — Et alors, sans bruit, si tu l'avais vue, cette fille, on aurait dit un chat ! Elle est allée vers une porte que j'avais pas remar­quée dans le couloir, et elle a dit : « Véronique... ouvre-moi... C'est moi, Julie. » La Première est allée retrouver une cliente. Elle voulait ouvrir la porte, maman, mais c'était fermé de l'inté­rieur. Et moi, je me demandais ce qu'il pouvait bien y avoir là-d...

Il s'interrompit, jeta un coup d'oeil oblique du côté de sa mère qui regardait l'allée du lac, et dit, content de n'avoir pas une fois de plus commis la faute :

— ...là-dedans. Et tu ne sais pas ce qu'a dit la fille-chat qui regardait tout le temps au fond du couloir, et moi je comprenais bien qu'elle avait peur que la grande vendeuse revienne : « Si tu ne m'ouvres pas, je t'attendrai ce soir dehors, et je te battrai, je te déchirerai la figure avec mes ongles. » Eh bien ! tu sais, la porte s'est ouverte aussitôt, toute grande. C'était tout petit. Pas de fenêtre, une lampe comme i l y en avait dans l'atelier.

Deux officiers de hussards venaient d'apparaître à la sortie d'une allée cavalière et Geneviève remarqua chez les promeneurs qui se trouvaient non loin d'eux, et surtout chez les trois nurses assises près des voitures d'enfant, un air d'intérêt subit, une admiration envieuse chez les hommes et toute sentimentale chez les nurses. Aussitôt, et par l'effet d'une sorte de magie, elle se sentit devenue une autre Geneviève. Elle détestait ces officiers de cavalerie qui n'étaient certainement pas autre chose que des

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coureurs de jupons, comme le lieutenant Valfort, et, en même temps, la curiosité l'attirait comme un feu attire le voya­geur égaré. « Thérèse... une culotte de cheval, pareille à un officier ! »

Elle n'hésitait plus. Elle fouetta le poney et fila vers l'Etoile. Elle brûlait du désir de voir Thérèse et Vincent. Elle voulait savoir si le mensonge avait sur les jolis traits de Thérèse une évi­dence plus forte que les hypocrites ressources de l'esprit.

— Mon Dieu ! dit Abel comme vous allez vite, maman ! Ce n'est pas que j'aie peur. Mais si vous allez si vite, je n'aurai pas fini mon histoire avant que nous soyons arrivés.

« Elle ne sait pas de quoi son mari est capable, se disait Gene­viève. Elle croit pouvoir vivre à Paris comme y vivent tant de femmes adultères, dans le mensonge, dans la corruption de l'âme, dans une subordination atroce à leurs désirs. Elle ne sait pas que notre père nous a dit quelques jours avant sa mort : « Vous verrez, l'un de vous tuera ! »

Elle laissait aller son imagination exaspérée par la jalousie. Elle se complaisait à cette idée que l'un des cinq enfants de Maxi-milien Jobourg tuerait.

La voiture alerte et brillante s'était engagée dans l'avenue Hoche. Abel ne tarissait pas et vraiment, lui qui était aussi joli qu'une jolie fille, semblait en avoir l'élocution profuse :

— Laisse-moi faire ! a dit la fille-chat. C'est la passe et le mouvement que je veux prendre. — Oh ! c'est un vol », a dit la grosse fille qui avait l'air d'avoir peur. Si tu l'avais vue, maman, sa figure était rose comme le chapeau que l'autre fille voulait voler. C'était un joli chapeau, comment les appelle-t-on déjà, tu sais, les chapeaux des soldats d'infanterie sous Louis X V ?

Geneviève regarda l'heure, « dix heures moins dix » et répondit : — Des tricornes. — C'est ça ! C'est ce que la voleuse a dit. Elle parlait toujours

du tricorne rose. Elle a posé dessus son morceau de papier et si tu l'avais vue... Comme elle était adroite ! M o i , je me demandais ce qu'elle voulait faire. Ah ! c'que c'est drôle les femmes avec leurs chapeaux !

Geneviève arrêta le poney, descendit de la voiture,* pénétra sous le porche, prit l'ascenseur. Celui-ci atteignit le dernier étage.

— Enfin, elle a fait ce qu'elle a voulu, la fille-chat, dit Abel. Je l'ai vue partir avec son morceau de papier qui n'avait plus la

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même forme. C'est tout de même drôle, tu avoueras, maman. Elle n'emportait pas le tricorne rose. Elle n'emportait qu'un morceau.de papier, et pourtant, i l paraît qu'elle avait volé le tri­corne.

Geneviève avait sonné. Abel ne laissa plus entendre qu'un chuchotement :

— C'est ce qu'a dit la grosse fille, en tout cas. Elle a dit : « Ce n'est pas bien. T u as volé le tricorne de la comtesse de Kernoan qui est si gentille pour nous et qui doit venir essayer jeudi pro­chain. »

Geneviève avait sonné une seconde fois. I l lui sembla que la dernière syllabe du nom, Kernoan, était

tombée dans le silence, comme une pierre dans un lac. Elle eut peur, soudain, elle eut doublement peur, et du silence derrière la porte, et des yeux bleus d'Edmée Ferrandina qui révélaient tout à coup leur fourberie. Car Edmée n'avait pas parlé de ce tricorne rose qu'Elisabeth lui avait commandé. Cela eût été pour­tant bien naturel. Edmée aurait pu lui dire : « Justement, elle viendra essayer jeudi prochain. Venez ce jour-là. » Mais elle avait fixé le rendez-vous à trois semaines plus tard. Pourquoi ? Quelle était l'intention d'Edmée Ferrandina sans doute plus redoutable encore que Mme Carino parce que douée d'un plus grand pouvoir ?

Elle sonna une seconde fois. Abel ne pensait plus au tricorne. I l était intéressé par ce silence qui laissait pressentir un événe­ment. I l dit :

— L a cuisinière est peut-être au marché. Geneviève ne répondit pas. Ses yeux grands ouverts brillaient

dans la pénombre, et le jeune garçon, ému quelque peu par l'atti­tude anxieuse de sa mère, écoutait, collait son oreille à la porte et Geneviève ne songeait pas à le reprendre sur ce manque de tenue. A u contraire, i l lui semblait que son fils était plus sen­sible qu'elle à ce moment. I l était comme un joli chien en arrêt à l'entrée d'un terrier. Bientôt, i l leva les yeux vers Geneviève et dit à voix basse :

— Il y a quelqu'un derrière la porte ! J'ai entendu remuer. I l écouta de nouveau : — J'entends respirer. Geneviève lui fit signe de se taire. Si quelqu'un écoutait der­

rière la porte, i l ne fallait pas révéler qui avait sonné. L a pensée

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lui était odieuse que peut-être Vincent se trouvait derrière la porte et qu'il ne voulait pas ouvrir parce qu'il avait reconnu la voix d'Abel. Que faire ? Elle ne partirait pas, de toutes façons.

Elle' eut une idée et dit à haute voix : — Ton oncle est à son travail, mais ta tante devrait être là,

à dix heures. Elle est peut-être malade. Je vais sonner encore une fois. Ensuite, j'irai prévenir la concierge qui fera ouvrir par un serrurier.

Elle sonna une troisième fois. L a porte s'ouvrit presque aussitôt, et ce que Geneviève aperçut

d'abord, ce fut un œil. U n œil différent de l'autre œil et qui sem­blait tout noirci, porter la trace d'un coup. En même temps, elle éprouva une sensation de délivrance. Elle n'aurait pas cru aimer ainsi Vincent. Elle ne se connaissait donc pas encore ! Elle ne connaissait pas les ressources de son cœur malheureux ! Ce n'était pas Vincent !

Elle entra, décidée, hautaine, accueillie par le soleil qui péné­trait avec le froid par une fenêtre grande ouverte, et tournée vers l'œil où luisait la peur :

— Allez dire que Mme Saint-Rémon est là, ordonna-t-elle à Léontine.

Elle reconnaissait la fille qu'elle avait vue deux ou trois fois, mais i l lui semblait aussi que le temps avait marché beaucoup plus vite qu'elle n'aurait pu se l'imaginer, car bien que ce fût la même fille, elle paraissait avoir deux ou trois ans de plus. « A moins que... »

Léontine demeurait immobile. — M'entendez-vous ? Et soudain, Geneviève baissa le ton, comme on le baisse dans

une église, dans une chambre où a été commis un crime. L a pitié s'ouvrit en elle à la façon d'un éventail et lui donna du rafraî­chissement. Mais elle ne sut que dire. Cet œil charbonneux et qui la fixait comme l'œil symbolique de la conscience, lui donnait un trouble d'esprit. Elle se dirigea vers la fenêtre :

— Oh ! non, non ! Madame ! s'écria Léontine. Oh ! Non. Geneviève se tourna vers la fille. — On ne laisse pas une fenêtre ainsi ouverte en décembre ! — O... Oh ! ou... i . — Alors, fermez-la, je vous prie. Vous risquez de prendre

mal. Et allez prévenir Mme Jobourg.

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Léontine recula vivement. I l semblait qu'on lui eût dit de se jeter dans le feu :

— N . . . non ! N . . . non ! Je n'veux p...pas. I l faut laisser ouvert tout le matin. Si Madame rentrait !

— Votre maîtresse n'est pas là ? — N . . . non ! — Et Monsieur ? — N . . . non ! — Et la cuisinière ? — A u marché, Madame, avec son mari. « U n valet, dehors, à dix heures ! > Geneviève ouvrit une porte et ne sut pas exactement où elle

se trouvait. Une salle à manger ? U n salon ? Une bibliothèque ? I l y avait une table ronde au milieu de la pièce dont le parquet était recouvert de moquette gris-perle et sur la table où i l se reflé­tait comme en un miroir, un pot de grès blanc plein de Julienne-de-Mahon. Aux murs, des marines et, tout autour, des rayons de bois clair pour les livres. U n divan dans un coin, trois fau­teuils Directoire et le soleil de la surprenante matinée qui s'al­longeait sur le balcon, transformait les rideaux de satin jaune en colonnes de feu.

« Quelle clarté ! Quel endroit pour le bonheur ! » se dit Gene­viève. Et elle ne pouvait formuler aucune critique, elle la maîtresse de maison si soucieuse d'ordre et de discipline. Le ménage avait été fait de bonne heure. Tout brillait et semblait produire une espèce de chant. Le mensonge, la ruse, le mal pouvaient aussi gouverner un foyer ! Le mensonge ne se voyait pas, ou plutôt, il rayonnait, i l était servi par une lumière complice, par ce doux voile scin­tillant.

L a vue de Léontine aux cheveux dénoués, augmentait le trouble de Geneviève. Elle se souvint de ce que lui avait dit Thérèse : « Une malheureuse enfant trouvée que j'ai sauvée de la tyrannie des bonnes sœurs. »

— Vous êtes donc seule, ici ? demanda Geneviève. L a joie embellit tout à coup les yeux comblés d'une lumière

nageante. Mais i l semblait que l'espace qui séparait Geneviève de la fille eût eu plus d'épaisseur. Léontine avançait son visage d'où les cheveux pendaient comme des algues et vraiment, avec cet œil agrandi, pareil à celui de certains poissons des glauques profondeurs, elle avait tout à fait l'air de sortir de l'eau. Même

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sa robe de lustrine noire et comme imbibée, semblait coller à son corps.

— Je vous reconnais, dit Geneviève. C'est vous, Léontine. Vous étiez autrefois dans un couvent.

L a fille eut un rire tout à fait inattendu, un rire agressif et qui ne concordait pas avec l'impression de terreur qu'elle donnait parfois :

— C'est fini, ça, la vaisselle et les carreaux, les dalles savonnées, et tout. Je ne fais plus la bonne pour le bon Dieu !

Geneviève regardait Léontine comme elle regardait quelque­fois le feu : avec une fixité noire où brillaient des étincelles.

— Où est votre maîtresse ? Les lèvres de Léontine s'arrondirent, et Geneviève s'aperçut

alors qu'elles étaient enduites d'un peu de rouge. Elle comprit pourquoi cette fille n'avait pas voulu ouvrir tout de suite la porte. Cette pauvre fille était en train de se farder. C'était du khôl dont elle s'était barbouillé l'œil. L'autre œil, on ne le voyait presque pas. Geneviève savait maintenant ce que c'était que le khôl, et voilà qui passait la mesure, qui révélait en elle un nouveau travail de la pensée jalouse : elle se sentait un peu la sœur de cette idiote qui avait aussi voulu changer l'aspect de son visage. Elle eut un geste vif.

— I l faut que je voie votre maîtresse ! Comment ne savez-vous pas où elle se trouve ?

Léontine ouvrit une grande bouche et i l y eut un éclair dans son œil barbouillé. Elle tremblait de froid. Geneviève apercevait la souffrance physique sur ce long corps bien formé. « Quel âge peut-elle avoir ? Dix-huit ans ? » Elle semblait parfois en avoir trente.

Enfin, Geneviève put obtenir le renseignement. Après avoir fait toutes sortes de contorsions bizarres qui donnaient à penser qu'elle se croyait à cheval, Léontine dit que sa maîtresse était au manège, à Neuilly, juste après le boulevard Maillot, à gauche. Alors Geneviève eut l'idée de tirer profit de son pas de clerc. Elle ne risquait rien. Cette idiote ne pourrait pas compren­dre. Elle demanda si « Monsieur savait que Madame était au manège. »

— Mais Monsieur est là ! dit Léontine. Venez ! Venez, Madame !

Geneviève, suffoquée, le cœur enflammé d'une nouvelle colère,

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n'aimant plus du tout son frère et bien plutôt le haïssant, suivit la fille dans le cabinet de travail.

Elle entra, tourna de tous côtés la tête. I l n'y avait personne. I l n'y avait personne, mais elle sentit qu'il y avait quelque chose de changé. Le bureau ? Non. I l était à la même place. L a biblio­thèque Empire ? Voilà ! C'était la bibliothèque ! Elle n'était plus à droite, mais à gauche, et, à la place, on avait installé un lit. U n lit charmant, d'ailleurs, un lit-bateau dont le style rap­pelait celui des fauteuils.

Léontine marcha vers ce lit et passa une main caressante sur le couvre-pied vert d'eau.

— Monsieur est toujours là... Je ne le quitte pas... Je le vois.. Une interrogation anxieuse brilla dans le regard de Gene­

viève. Mais Léontine, craintive, n'était pas folle. Elle avait seu­lement remplacé dans son âme où Thérèse avait fait se consumer l'image enfantine de Dieu, une poésie sentimentale que lui inspi­rait Vincent Jobourg.

Geneviève comprit : la séparation des corps voulue par Thé­rèse ! « U n autre lit pour Vincent ! »

Geneviève aurait renoncé à aller prévenir Thérèse du rendez-vous pris avec Elisabeth Durban s'il n'y avait eu la curiosité. « M o n frère ne sait pas que sa femme est en train de prendre une leçon d'équitation. Avec qui la prend-elle ? Vallort ? »

II

Ce fut pour Abel une matinée tout à fait excitante. On s'en alla à fond de train vers le boulevard Maillot. Il n'avait plus peur, et même i l encourageait sa mère à forcer encore un peu plus d'allure.

On ne pouvait se tromper. A peine eut-elle tourné au bout du boulevard, Geneviève aperçut le panneau arrondi : MANÈGE. Elle dit à Abel d'attacher le cheval à un arbre et fila vers l'entrée. Elle ne savait pas que sa hâte, son émoi étaient visibles et qu'elle se rendait pour ainsi dire méconnaissable par cet élan de jeune fille, par cette ardeur des yeux que ne tempérait plus le sentiment de la dignité.

Elle fut déçue. Vincent était là ! I l était assis dans un fauteuil d'osier, en retrait de la piste,

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et, les jambes croisées, le chapeau melon abaissé sur les yeux, i l fumait un cigare. Geneviève, tout de suite, vit la pelisse. I l portait une pelisse à col de loutre, comme Gilbert, et l'impression de ce confort élégant lui donnait un air de flegmatique assurance. Ainsi, lorsqu'il aperçut Geneviève, i l ne manifesta aucune sur­prise moqueuse, comme elle était sûre qu'il l'aurait fait quelques mois plus tôt. Avec une certaine lenteur, i l se leva, jeta loin le cigare à moitié fumé, ôta son chapeau et sourit à Geneviève en s'inclinant sur la main gantée qu'elle lui tendait. Mais croyant qu'il ne voulait que saisir cette main, déjà, elle la retirait, lorsqu'elle la sentit retenue. I l sourit de nouveau, avec une bonne grâce qui ne parut pas affectée mais inspirée par le plaisir de la voir dans cet égayant soleil, rabattit le gant et, sur le dos de la main, appuya ses lèvres.

I l vit la surprise dans les yeux de Geneviève. — Eh bien ! dit-il. Puisque mon fils le fait... Elle crut que tout allait recommencer, mais lui, aussitôt, et

sans amertume : — Il a raison d'ailleurs. Ton frère était un sot, Geneviève. Soudain, i l la regarda plus attentivement : — Mais qu'as-tu donc ? M tout à fait la même... Je dis cela

parce que je sais que Verlaine est ton poète préféré. Le matin te va à ravir.

Il fit un signe à un garçon d'écurie et bientôt prit place dans un second fauteuil à côté de Geneviève :

— Admire notre joli cavalier ! Geneviève n'avait pas attendu qu'il le lui dise. Aimanté par

la fièvre curieuse, — et la curiosité n'était d'ailleurs contentée qu'à demi parce que le lieutenant Valfort n'était pas là — son regard ne quittait pas la silhouette de Thérèse. « Mon Dieu ! avoir ainsi l'air d'un homme ! »

Ce n'était pas exact. Trois cavalières tournaient au commandement d'un petit

homme placé au milieu de la piste et auquel Geneviève trouvait une ressemblance avec un rat parce que la longue lanière de la chambrière qu'il tenait sous son bras traînait derrière lui comme une queue. Les deux autres cavalières portaient un costume d'amazone. Elles étaient jeunes, plutôt laides et s'efforçaient de suppléer à cette laideur par un air d'arrogance.

I l arrive que les chevaux soient beaucoup plus intelligents

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que les cavaliers ou les cavalières. Bien qu'ils fussent déjà un peu sur le retour, les deux premiers, ceux que montaient les amazones, semblaient éprouver cette honte particulière aux animaux quand on les oblige à faire ce qui n'est pas dans la nature et dans leur dignité, porter par exemple un déguisement, comme cela se voit au cirque.

Or, pour les deux chevaux tranquilles, depuis longtemps résignés à ces tours de manège, les deux amazones n'eussent pas été une charge plus ennuyeuse que les autres si elles n'avaient ainsi tressauté durement, comme des mannequins mal attachés. U n cheval sent le caractère de qui le monte. A moins de le rouer de coups on ne fera pas obéir tout de suite un cheval encore assez cheval pour sentir qu'on lui a mis un pantin sur le dos. I l a l'instinct que lui a donné le Créateur. Et cela se voyait que les deux chevaux étaient tristes de porter ces pimbêches. Le maître de manège le voyait. Vincent le voyait. Geneviève ne le voyait pas. Elle n'avait d'yeux que pour sa belle-sœur.

Elle était scandalisée, mais elle devait convenir que cette culotte de cheval beige clair, taillée par Lavalette, était une réussite. Gene­viève n'avait pas le plaisir compensateur de la critique et même, c'était tout à fait bien, ce monde à l'envers. Car c'était le monde à l'envers. Il suffisait de jeter un coup d'œil sur la belle étoffe dont était fait le costume des amazones et sur la palatine de martre dont elles s'étaient enveloppé les épaules, pour se faire une idée de leur richesse. Elles étaient riches et semblaient pauvres dans leur corps !

— Les connais-tu ? demanda Vincent. Et comme Geneviève hochait négativement la tête : — Elles sont à croquer. — Je ne trouve pas, dit Geneviève. — M o i , je trouve. Et je sais bien pourquoi je dis qu'elles

sont à croquer. C'est du bon sucre à marier, les demoiselles Patin. Geneviève ne parut pas comprendre. Elle croyait à une plai­

santerie absurde. — Eh ! tu ne connais pas la marque de sucre Patin ? — Patin ! s'écria Geneviève. Mais c'est mon sucre ! — A h ! tu vois bien ! Je ne parle jamais inconsidérément.

On ne sait que faire de ces demoiselles comme du fils aîné qui court après toutes les femmes, et d'ailleurs, i l n'a pas besoin de leur courir après, elles le suivent en troupe, à cause du sucre. A h !

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ce ne sont pas les millions qui manquent dans la famille. Eh bien! pourtant, regarde la justice de Dieu, si j'ose dire.

Il montrait Thérèse et ses yeux brillaient d'une admiration candide. Oui, vraiment, Geneviève stupéfaite, n'apercevait que la candeur dans ces yeux qui lui avaient paru tout assombris de pensées en octobre. « Et pourtant, le Ut dans le bureau ! »

Il lui semblait entrer dans un pays inconnu, le pays du mensonge et du mal régi par des lois obscures. Elle regarda Thérèse et i l lui sembla découvrir un des secrets de cet ordre noir où elle avait un instant rêvé de s'engager elle-même.

Le cheval bai que montait Thérèse était plus jeune, plus ner­veux que celui des amazones et le regard du maître de manège, quand i l le posait sur l'élève préférée, passait du dégoût à la sti­mulante amitié.

Ce que sentait le cheval de Thérèse ne pouvait être que la souplesse, une douce pression des cuisses et des genoux.

Geneviève devinait la présence d'une force intelligente dans ces cuisses que moulait la fine étoffe beige et dans ces jambes, — « ces belles jambes que Lavalette avait vues », — non pas l'agilité féminine, mais une vigueur attaquante, virile, rendue sensible à la vue par des bottes de cuir fauve, d'une couleur accordée à celle des cheveux qui dépassaient d'une casquette de jockey en velours feuille morte. « O scandale ! ô charmant scandale ! » Pour ajouter à la sensation de liberté du corps, Thérèse n'avait pas revêtu une longue tunique, ce que sa belle-sœur eût interprété comme un signe de modération, mais une chemise de laine tête de nègre, une chemise d'homme qui laissait apercevoir dans le mouvement du trot une agitation féminine qu'on ne remarquait pas chez les cavalières en jupe. Et c'est pourquoi Geneviève songea qu'en dépit de la première apparence, Thérèse n'avait pas telle­ment l'air d'un homme : « Oh ! l'été prochain, à la mer, elle se fera sans doute voir toute nue ! »

— Comme c'est drôle, dit Abel charmé. Tante Thérèse ressemble à un officier de hussards, comme ceux que nous avons vus tout à l'heure. Ce n'est pas la même couleur, mais c'est la même culotte.

Aussitôt, Geneviève tourna les yeux vers son frère pour voir comment les mots officiers de hussards passaient.

Très bien. Les yeux de Vincent étaient limpides. I l sourit avec une sorte de fierté, posa sa main sur l'épaule d'Abel :

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— Dans trois mois, elle montera mieux qu'un officier. Regarde ! Regarde I Une simple pression des genoux et le cheval...o... oh !

Le maître de manège avait levé sa chambrière. Les chevaux des amazones s'arrêtèrent, mornes, le cou allongé vers le sol, comme des chevaux de fiacre et celui de Thérèse fit une volte.

— Oh ! Regarde ma Thérèse ! A peine inclinée mais sensible comme une voile au changement d'amures.

Geneviève rit bizarrement. Son frère tourna vers elle un regard que l'on eût dit touché

par une étincelle, et, de nouveau, ce fut la peur. Geneviève sentit que le feu n'était pas éteint et que Thérèse n'avait fait que le recouvrir de cendre : « Après tout, je n'ai pas le droit d'intervenir. Dieu interviendra. Pas moi ! J'ai déjà été coupable. »

— E n effet, c'est vrai ! Elle monte bien. — Le maître de manège n'accorde de l'importance qu'aux

élèves qui montent bien. C'est te dire le cas qu'il fait de Thérèse. Regarde ! I l ne serait pas plus attentif et doux si Thérèse était sa fille.

Le cheval trottait, virevoltait, se donnait le bonheur du mou­vement.

« Comme Thérèse était calme, forte, présente dans son corps svelte et dans ses pensées bien conduites ! » On ne pouvait aper­cevoir la pression que ses genoux exerçaient sur les flancs de la bête, mais on la devinait, on la sentait même et à tel point que Geneviève avait parfois comme un petit élan dans la taille.

— Cela ne la fatigue pas ? — D u tout. A u contraire. Le docteur Suzanne l'encourage

à ce sport. Geneviève s'entendit à peine dire : — Elle est malade ? — Oh ! ce n'est pas précisément une maladie. Thérèse n'est

jamais malade. Non, c'est plutôt la conséquence d'un excès de vigueur. Elle s'est trop donnée à ses Œuvres, à son Comité fémi­niste, à son Association de Redressement de l'enfance. On a beau dire, une femme ne peut pas tout faire !

Vincent eut un rire doux, entre deux bouffées de cigare. I l ne soupçonnait pas l'avide curiosité de Geneviève dont l'attention semblait requise par le trot allongé du cheval bai et qui suivait

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pourtant, par le seul guide de la parole, le mouvement de l'âme inconnue de son frère.

— Alors, pourquoi le docteur ? demanda-t-elle. — Les nerfs. Excès de fatigue cérébrale. I l faut du repos... I l prit un temps, et à mi-voix : — Beaucoup de repos. — Hou... houm, fit Geneviève. — Surtout la nuit. Elle revit le lit-bateau et se sentit sur la trace. — M o i , tu comprends, je ne suis pas un compagnon très

agréable pour une jeune femme qui doit à tout prix dormir neuf heures. Je remue. Je rêve à haute voix. Et puis, j'aime bien aller ouvrir !a fenêtre à l'aube, surtout quand i l y a du vent d'ouest. Alors, j'ai été le premier à dire à Thérèse qu'il fallait écouter les conseils du docteur Suzanne et nous séparer la nuit, pour un mois. Ce n'est pas le diable, et ma Thérèse pourra retrouver son équilibre nerveux, après trente bonnes nuits, toute seule...

Il tourna la tête. Geneviève une fois encore aperçut la lueur dans les yeux verts et se demanda s'il ne s'agissait pas d'un jeu ou d'une ruse.

— ... Toute seule dans son grand dodo, ajouta-t-il, les yeux tout à coup baissés vers son cigare.

« Oh ! la démone ! se dit Geneviève. Elle a même réussi à faire du docteur Suzanne un complice ! »

Elle se leva, le regard fixé sur Thérèse qui descendait de cheval à ce moment : « Cette aisance d'homme, et tout à coup, ces jambes qui s'ouvraient sous les yeux du maître de manège ! » Elle voulait aller vers Thérèse, était retenue par la dignité, puis de nouveau poussée par la colère, et vraiment on eût dit qu'elle ne savait que faire de son corps empêtré dans les jupons, dans la robe, dans le manteau de fourrure. Elle voyait un lit au milieu du manège, un Ut-bateau, le témoin de la vérité cachée. Elle voyait l'humi­liation d'un Jobourg, elle voyait un autre lit, un lit d'hôtel. « G i l ­bert, lui aussi, pensait sans doute à la séparation ! » Cette idée la brûlait.

EUe avait la nervosité des timides qui se sauvent parfois de cette faiblesse par le bel air du visage. Aussi éprouva-t-eUe un mouvement de panique lorsqu'elle vit Thérèse, après un échange de quelques paroles avec le maître de manège, marcher d'une aUure souple vers les deux fauteuils. EUe oubUa le bel air. Thérèse

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qui la regardait en agitant le bout de sa cravache aperçut le pro­digieux changement chez l'orgueilleuse. Elle vit la colère dans les yeux, le désir de vengeance, l'indignation, et elle sourit : « On ne peut jamais laisser ensemble un seul instant le frère et la sœur. »

Elle se tenait sur ses gardes, par habitude. Elle était dans le soleil du matin, fine, robuste et souple comme une épée, les joues rosies par le froid et par le mouvement. Et pour comble, Geneviève apercevait un éclat dans les jolis yeux marron. Mais ce n'était qu'une jeune lumière amenée aux prunelles par le bon­heur physique.

— A h ! comme c'est gentil à vous ! Thérèse ôta son gant, prit la main de Geneviève et la sentit

brûlante. Puis se tournant vers Abel qui ne la quittait pas des yeux : — Et ce joli garçon ! Quand fera-t-il un peu d'exercice ?

N'aimerais-tu pas faire du cheval ? — Oh ! oui, tante Thérèse ! — Eh bien ! c'est une occasion, Geneviève. M . Braque est

un excellent professeur. Voulez-vous que nous allions" lui parler ? C'étaient surtout ce ton aisé, ce calme et cet air heureux que

ne pouvait souffrir Geneviève. Elle regardait le visage de la ruse, de la duplicité, du mal et elle l'identifiait à celui de l'invisible et sournois Gilbert.

L'âme souvent n'apporte aucun secours à ce qu'on nomme « esprit » dans le monde. Geneviève commit une faute.

— Abel n'a pas de culotte de cheval ! — Mais vous lui en ferez faire une, Geneviève. — Par Lavalette, naturellement ? Thérèse eut un sourire : — Pourquoi pas Lavalette ? I l fait tout ce que l'on veut et très

bien. — Je vois ! — Asseyons-nous, dit Vincent. — Merci, je dois partir. — Déjà ! dit Thérèse. Et Geneviève crut sentir que ce déjà était affilé d'ironie. — Je vous fais perdre un temps précieux. Ces leçons de

cheval doivent coûter cher. Vincent fut tout à coup saisi par l'activité de sa nature : — Quelle importance ? dit-il, imitant le flegme de sa femme.

Supposes-tu que nous n'avons pas les moyens ?

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— Oh ! Je ne savais pas... Thérèse ne laissa pas à sa belle-sœur le temps d'achever : — Mais Geneviève, oubliez-vous que mon père m'a laissé sa

fortune ? dit-elle avec gaieté. D'ailleurs, je gagne moi-même de l'argent !

Elle rit du bonheur que lui donnaient ses pensées secrètes et la revigorante lumière de cette matinée :

— ...avec la complicité du sous-directeur de votre banque, i l faut bien dire, ajouta-t-elle. Mais vous semblez nerveuse. Qu'avez-vous ?

Thérèse, aussitôt tournée vers Abel, lui fit signe d'avancer un fauteuil vers sa mère, et Abel obéit aussitôt. « Cette chiffe d'Abel ! Thérèse veut me traiter en dame fragile, bonne à mettre au rancard, moi qui me sens les veines enflammées ! »

— Abel, viens ici ! s'écria Geneviève. Je n'ai rien ! Je suis très bien ! Vous avez là une bonne idée, ma chère Thérèse ! Oui, je ferai faire une culotte de cheval par Lavalette, mais pas pour Abel, pour Christine. Cela sera beaucoup plus dans la note, ici.

La cravache passée sous son bras, les jambes un peu écartées, le regard limpide et vigilant, Thérèse demeurait impassible. Elle était pour Geneviève l'image du mal qui ose tout, qui se réjouit de ses menées. Elle était le signe de la trahison et du mensonge. Elle était Gilbert lui-même.

— I l suffit de voir avec quel dédain votre professeur considère ces deux jeunes filles qui ont commis la maladresse de s'habiller en femmes !

Geneviève ne se contrôlait plus, et même, elle éprouvait un sombre plaisir à ne plus se contrôler :

— Une culotte de dragons, voilà ce qu'il leur faudrait, dit-elle, le regard planté dans celui de sa bèlle-sœur.

Elle se souvint d'une certaine expression mélancolique et innocente que Gilbert avait eue avant de partir. C'était tout à fait l'expression de Thérèse à ce moment :

— C'est drôle, ce que vous dites, Geneviève ! Pourquoi parlez-vous de dragons ?

— T u aurais pu parler de hussards, comme ton fils tout à l'heure, dit Vincent qui paraissait se réjouir de ce nouvel intermède familial.

— Non, les culottes de hussards ne sont pas élégantes, dit Thérèse. Elles sont trop larges.

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Elle souriait. Elle avait des yeux de vingt ans, lumineux, tout fleuris d'espoir et d'amour. « Comment le pauvre mari ne voyait-il pas cela ? »

Geneviève comprit tout à coup quelle arme était devenue pour la femme adultère cette douceur nouvelle et qui eut semblé auparavant plus étrangère à la personnalité de Thérèse que la gourmandise ou la paresse. Le sacrificateur fera tenir la femme debout devant l'Eternel ; il découvrira la tête de la femme et lui posera sur les mains l'offrande de souvenir, l'offrande de jalousie. Le sactificateur aura dans sa main les eaux amer es qui apportent la malédiction.

La colère lançait Geneviève en avant de son corps, et ces versets des Nombres qu'elle avait entourés tout dernièrement d'un trait rouge dans sa Bible étaient présents à sa mémoire comme des lampes-témoins. Ils l'éclairaient, l'exaltaient, la confortaient, car elle n'établissait pas de différence entre l'homme adultère et la femme adultère. L a justice qu'elle voulait pour le mari parce qu'il était un Jobourg était la justice qu'elle aurait aussi voulu pour elle-même. Elle-même, le sacrificateur ! Elle-même, la justicière ! Et pourquoi n'auraihelle pas appliqué la torche de la justice à la figure de cette menteuse, à la « semblable ». de Gilbert ?

— Je n'ai pas parlé de dragons au hasard, dit-elle. Un silence parut se poser comme une colombe au milieu

d'eux qui semblaient regarder ce silence entouré de bruits : le souffle des chevaux recommençant leurs tours avec les demoiselles muettes et raidies, les monotones recommandations du maître de manège, et plus loin encore, mais perceptibles à peine, des cris et des rires d'enfants. Et cela durait. « Entre les mains, j'ai l'eau amère », se dit Geneviève. « A h ! c'est déjà le châtiment pour cette femme qui n'a jamais eu peur de moi, qui s'est souvent moquée de moi, qui a peur de moi, en ce moment. Comme elle doit avoir peur ! »

Geneviève arrivait à la fin de son erre. De la vingtième à la trentième année, c'étaient l'amour et la notion du devoir qui lui avaient donné l'élan. Humiliée en secret, jalouse, malade, elle voyait une proie et voulait fondre dessus.

Thérèse, et sans doute l'avait-elle fait exprès, s'était placée de manière à ce que sa belle-sœur eût le soleil dans les yeux.

— Comme Geneviève ressemble à son père, dit-elle, non plus avec cette exaspérante gaieté, mais sur le mode calme et attentif.

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Elle fit un pas en avant, et tout à coup, Geneviève qui sentait tomber comme un voile rouge sur ses yeux, qui recevait mille éblouissantes flèches de soleil dans les yeux, aperçut la petite mèche au bout de la cravache agitée par sa belle-sœur avec imper­tinence. « Mon père... Pourquoi parle-t-elle de mon père ? »

— Oui ! Je le revois, je l'entends, dit Thérèse. I l lui arrivait de jeter comme cela des mots en l'air... des mots qui n'avaient aucun rapport avec la conversation.

U n regard en arrière, et Geneviève pouvait se dire qu'elle n'avait rien à se reprocher. Mais plus loin, dans le passé, i l y avait son père, l'homme faible qui n'avait pas continué l'œuvre des prédécesseurs, qui ne s'était pas soucié de ses enfants, qui n'avait pas resserré le lien de la gerbe et même, bien plutôt, l'avait coupé.

Geneviève, en dépit de la brûlure du soleil, regarda avec plus d'attention les yeux de Thérèse et ce qu'elle vit, ce fut la lueur de l'implacable. Elle sentit sur l'épée justicière qu'elle avait cru pouvoir brandir, la pression latérale d'une autre épée, fine, souple, et qui allait piquer où ?

Mais Thérèse ne semblait pas vouloir encore piquer. Elle avait paré, elle avait rompu le charme dangereux du silence où déjà l'on avait senti fourmiller les pensées du mari :

— C'est tout à fait normal, d'ailleurs, reprit-elle. Ces sortes de ressemblances ne sont pas seulement physiques. Elles viennent aussi du fond des pensées que nous héritons de nos parents. Maximilien Jobourg était un peu lunatique. C'était là un de ces charmes. Et je ne dis pas que vous lui ressemblez parce que vous êtes aussi lunatique, Geneviève. Non, pas du tout. C'est Vincent, lui, qui est fantasque. I l a une imagination excessive et qui le fait souffrir... i . . . nu... ti.. . le... ment...

Geneviève eut le temps de regarder son frère et elle vit ce visage qui s'épanouissait dans la confiance. Elle sentit battre son cœur. Les battements de ce cœur, accélérés depuis qu'elle avait parlé de dragons, ne reprenaient pas un rythme normal.

— Tandis que vous, chère Geneviève, c'est tout à fait autre chose. Vous sentez, vous pensez juste. Et vous me faites peur !

— Pe...eur ! dit Geneviève d'une voix exténuée. Pourquoi... peur ?

Elle oubliait Valfort. Thérèse voyait dans les yeux souffrants de Geneviève que le soupçon s'était envolé :

— Mais parce que vous prenez tout au sérieux. •

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Elle fît encore un pas. Elle tenait, cette fois, la cravache par les deux bouts et Geneviève, sous la blouse garçonnière, aper­cevait la respiration égale. « Mon Dieu ! cette respiration que rien ne trouble ! »

— Et tenez, je me souviens de ce que Vincent m'a dit un jour de votre père. Il paraît qu'il a eu, quelques semaines avant sa mort, une révélation ! I l a dit qu'un de vous cinq tuerait ! E h bien ! Imaginez-vous ce qui nous arriverait, Geneviève, si vous alliez prendre au sérieux ces paroles en l'air. Je vous dis cela pour le cas où vous vous souviendriez de cette prédiction ridicule. Max i -milien Jobourg avait parlé de meurtre comme vous, Geneviève, avez parlé de dragons, sans savoir pourquoi. C'est saugrenu.

Geneviève entendit deux rires, le rire de Thérèse et celui de Vincent, la victime aveuglée comme elle, Geneviève... « Mais moi, c'est le soleil qui m'aveugle et ce n'est pas ce que j'entends. »

Elle porta les mains à son visage qui lui donna une sensation de chaud.

— Asseyez-vous donc, Geneviève ! I l lui semblait vivre un cauchemar. Elle n'entendait plus que

les battements de son coeur. Sa vue se brouillait et cela ne man­quait pas de charme. Elle s'en allait. « Oui, c'est cela, je m'en vais. L a vie me quitte, cette vie lâche où i l faut sans cesse com­poser. » Elle entendit encore un appel : « M . Braque ! » et elle ne sentit plus passer le temps. « Soleil... Chaleur... je brûle... Une cuiller... tintement d'une cuiller. »

— Buvez ! Fraîcheur. Goût de la menthe. Saveur d'un pré caressé par le

vent. Elle se sentit mieux tout à coup. Mais elle ne voulut pas encore ouvrir les yeux. Elle avait peur des yeux de Thérèse. Et la lame entra :

— Elle est à bout de force... Les nerfs... Elle se doute... ou elle sait que Gilbert ne cesse pas de la tromper.

Geneviève, entre ses paupières brûlantes et mi-closes, regarda Thérèse. Elle croyait que la lame était entrée dans son cœur. Elle renversa la tête.

— Eh bien ! Geneviève ! Geneviève ! — Maman ! Maman ! C'étaient la chère voix et celle de Vincent mêlées. Et Thérèse,

encore Thérèse, qui s'était vengée de l'alarme : « Je connais votre humiliation ! »

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— Va regarder les chevaux, Abel. Ne reste pas là comme un niais, dans les jupes de ta mère !

Geneviève sentit se poser sur son front une main de soie, fraîche, délicate, le bout d'une aile d'oiseau, la main de Thérèse !

Elle se leva : — Je veux rentrer chez moi. Abel ! Abel ! Mais elle titubait, ivre de colère et d'humiliation. Vincent

avait parlé de Gilbert à Thérèse. Pourquoi ? Pourquoi ? Vincent avait promis de ne jamais parler à Thérèse de la trahison de Gilbert. C'était un secret entre le frère et la sœur, entre deux Jobourg, et ce qu'elle avait confié à un Jobourg, Geneviève n'aurait pu supporter qu'une Thérèse, née Furster, une autre femme, une étrangère de sang, une femme qu'elle dominait par la droiture, le bien, la religion et la fortune le sût. Ne l'avait-on pas toujours dit dans la famille : « Gilbert a un culte pour Geneviève ? »

Elle avait tout à fait l'impression que son cœur lui remontait aux lèvres. « Oh ! Thérèse savait ! Vincent avait même donné l'orgueil d'une Jobourg ! »

Les yeux de Geneviève emplis d'horreur, d'indignation et de haine semblaient deux coupes. Elle regardait Thérèse. Elle voulait parler, ne pouvait pas, son sang était comme arrêté.

— Vincent ! reste ici avec Abel. Conduis-le à M . Braque. Geneviève entendit la voix de son fils : — Non ! Je veux aller avec ma mère. — Oh ! Joli cœur qui ne veut pas laisser sa maman ! Emmène-

le, Vincent. Et Geneviève se sentit saisir par le bras. L a main de Thérèse

encore, mais non plus délicate comme tout à l'heure, une main nerveuse, une véritable poigne :

— Je vais vous conduire chez vous, avec le tonneau et vous coucher. C'est de la folie ! Vous vous tuerez !

Geneviève monta dans la voiture et referma les paupières. Elle se sentit rouler au fond d'un abîme dont elle ne souhaitait même plus qu'on la tirât. Elle ne savait pas du tout ce qu'elle allait faire, mais elle voyait du sang, toujours du sang.

Thérèse parlait, avec cette sorte d'étrange gaieté de nouveau : — Vous n'avez pas d'hygiène mentale, c'est absurde... Et un petit clappement. « Elle conduisait bien, elle aussi. » Mais Geneviève ne pouvait pas lui répondre. Elle respirait

avec peine et ses yeux' grands ouverts semblaient luire comme L A RSVU1B N* 1 5

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deux lampes de «commémoration. Elle entendait la voix pater­nelle, crier du fond de l'abîme : « Quelqu'un de vous tuera ! Quelqu'un de vous tuera ! «

III

Gilbert Saïnt-Rémon rentra le 20 décembre, ainsi qu'il ''avait annoncé à sa femme. Il trouva, à la sortie de la gare Saint-Lazare, la limousine et le chauffeur. Il ressentit un léger choc. Il était vraiment très surpris que Geneviève ne lût pas venue l'embrasser à la descente du train.

Arrivé vers trois heures et quart à la Banque, il se dit qu'il aurait pu passer d'abord à la maison. « Eh bien ! je punirai Gene­viève de son manque d'empressement. D'ailleurs, les affaires ne peuvent pas attendre, et à quoi bon gaspiller l'essence ?

Il se donnait des raisons. En réalité il éprouvait de l'inquié­tude. Cette inquiétude était une souris dont i l percevait le gri-gnotement dans la belle ordonnance de sa vie intérieure. « Après tout, Geneviève pouvait être un peu souffrante. Elle allait sûre­ment lui téléphoner. »

, U n escalier à double révolution, recouvert d'un tapjs grenat, semblait, au fond du hall, ces gradins sur lesquels montent et des­cendent les Elus. Rares Elus, administrateurs, directeur, sous-directeur, chefs de service, et dont rêvaient quelques employés à cent francs par mois.

Le banquier ne se pressa pas de gagner PEmpyrée. I l aimait cette sensation que lui donnait chacun de ses retours : les têtes qui se lèvent, le respect dans les yeux, le regain d'activité. Mais ce jour-là, on était surmené, surtout à la caisse. Beaucoup de clients qui croyaient à la guerre ne voulaient rien laisser à leur compte, et dans un groupe de vieilles dames agitées comme des perruches à l'heure du grain, Gilbert Saint-Rémon sentit une nervosité qui lui fut désagréable. « On n'a donc plus confiance ? »

Les chefs de service l'attendaient en haut. Une heure fut employée par le banquier à se renseigner sur ce qui s'était passé en son absence, et sur les demandes, et sur la température de la clientèle. Encore vêtu de sa pelisse, i l prenait des notes, inscri­vait des chiffres. I l s'était très vite rendu compte que l'agitation n'était que de surface. A u service des titres, on n'avait pas bougé.

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« Allons, la confiance demeurait. Les colonnes du temple étaient solides. » Mais lorsque les chefs de service l'eurent quitté avec de discrètes salutations, Gilbert éprouva de nouveau un trouble d'esprit : i l n'avait pas encore entendu la voix de Geneviève au téléphone. I l aurait voulu lui dire que son voyage à Lisieux, à Caen et à Rouen avait donné de bons résultats. « Le soleil de Y Omnium Crédit allait bientôt se lever. Mais Geneviève aurait dû venir à la gare. Je lui ai indiqué le jour et l'heure de mon arrivée dans ma dernière lettre. Ah ! non, je ne l'appellerai pas le pre­mier ! »

Et pourtant, i l aurait eu du plaisir à entendre cette voix qui lui semblait celle du devoir, de la fidélité, de l'honneur et qui lui donnait en même temps le la de la véritable amitié conjugale. I l éprouva aussi une pique d'amour-propre.

Mais l'administrateur-délégué de la banque Saint-Rémon, Bragard et Cie avait horreur des incommodités, les mentales aussi bien que les matérielles. I l pensait argent. M . Saint-Rémon ne doutait pas qu'il n'eût été créé pour faire de l'argent avec de l'argent, comme son père le fondateur de la banque.

I l voulut prendre un peu de répit. Après aVoir brossé son complet de cheviotte ardoise, coupé

ample en prévision des rondeurs de la quarantaine et, à l'aide d'un chiffon plié dans un des tiroirs de son bureau, ravivé l'éclat de ses bottines, i l passa dans un cabinet de toilette attenant à la pièce directoriale, se rafraîchit le visage et se lava les mains qu'il avait un peu grasses, douces, assez belles en somme, des mains faites pour les caresses. I l balançait parfois à désigner ce qui était le plus délicieux : caresser une femme ou caresser des louis.

Sa nature le portait à des soins méticuleux. Les traces du voyage disparues, i l se sentit l'esprit reposé.

Il se dirigea vers un grand corps de bibliothèque Empire qui ne contenait que des cartonniers sur lesquels étaient fixées des étiquettes indiquant le contenu et le numéro de la cote.

11 allait prendre le dossier Omnium-Crédit, lorsqu'on frappa à la porte extérieure. I l laissa passer un peu de temps, alla plonger son regard dans la surface limpide de la glace. Les bras écartés, les mains appuyées au marbre de la cheminée, il regardait ce personnage qu'il était devenu et i l éprouvait une satisfaction augmentée d'un espoir sans limites, une satisfaction en quelque sorte souveraine : « Dix millions ! Cette année, si cette affaire de

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Y Omnium-Crédit marche bien, et elle marchera bien puisque j'ai les Nachmann avec moi, mon avoir personnel sera porté à dix millions. »

Ainsi, l'homme qu'il regardait dans la glace valait dix millions. C'était un bel homme ou plutôt ce qu'on aurait pu appeler un joli homme. Taille moyenne, larges épaules, pas encore de ventre. Il conviendrait, pourtant, de prendre un peu d'exercice au cœur frais de la Bourgogne natale dès que reviendraient les journées longues et ensoleillées. Saint-Rémon plaisait surtout par le bel air du visage, un bel air qui s'accordait avec le sentiment de sa fortune et de sa valeur personnelle. Sans doute les cheveux étaient-ils moins blonds qu'au temps de la vingt-cinquième année, le temps des fiançailles, mais quelles boucles, et quelle abondance encore ! « Mes yeux. » Gilbert aimait ses yeux noirs, bridés, rieurs et certaines jeunes femmes lui avaient dit : « T u as des yeux cares­sants ». D'ailleurs toute la vie de Gilbert Saint-Rémon évoquait l'idée de caresse. Gestes caressants pour les papiers soigneusement rangés, pour les objets, pour les étoffes, les fourrures, les femmes. Et aussi, caresses de pensées pour tous les biens temporels, « oui, temporels sans doute, mais puisqu'il y a des biens temporels, autant que ce soit moi qui en profite. »

Jamais une rancune, jamais une mauvaise humeur qui l'eût pu rendre laid. « Presque tous les hommes sont des imbéciles. Ce qu'il faut, c'est filer de la soie. »

— Entrez ! Le ton était juste, ni violent, ni trop courtois, le ton de la

dignité tranquille. L a porte capitonnée s'ouvrit : « C'est Henri IV. Je m'en doutais ».

I l appelait ainsi le directeur de la banque. Celui-ci le savait, en était fier, et d'ailleurs n'avait-il pas, par de soigneuses préparations, rendu évidente la ressemblance ? Le nez des Bourbons était un cadeau de la nature, mais tout était parti de là. Autour de son nez aristocratique, Florentin Murino, dès la quarantaine, avait cons­truit cet ensemble qui l'isolait de la commune et républicaine lai­deur. Les cheveux courts et châtains aussi fournis à l'arrière de la tête qu'au dessus du front formaient avec la barbe un ovale au milieu duquel semblait rire le retroussement des moustaches. M . Saint-Rémon, chaque fois qu'il se trouvait en présence du directeur, se félicitait de l'avoir fait désigner un ans plus tôt par le conseil : « Toujours là. Distinction un peu désuète comme

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il convient à une banque .ancienne. Tous nos clients lui confie­raient leur capital sans confession. »

Il est vrai que Florentin Murino avait une honnêteté aussi sensible que la fougère et qui l'incitait à des prudences benoîtes. Il se méfiait des aventures que pouvait courir l'argent. Il avait du respect et de l'amour pour l'argent, non pas le sien dont i l était d'ailleurs ménager — ce trait du caractère plaisait beaucoup à Saint-Rémon —'mais celui de la Banque. La Banque, sa raison d'être et sa véritable famille, pour autant dire sa patrie.

— Bon voyage, monsieur l'administrateur ? — Excellent, mon cher Murino, excellent. — Mais un peu long ! Le temps me durait. — Vraiment, Murino ? — Quand vous n'êtes pas là, j'ai l'impression d'être sur un

navire sans capitaine. — Mais c'est vous le capitaine, quand je ne suis pas là, Murino. — Oh ! ce n'est pas la même chose, monsieur l'administra­

teur. Ces paroles, comme toujours, étaient un baume pour Saint-

Rémon qui ressentait avec moins de vivacité le dépit de n'avoir pas vu Geneviève à la gare : ,

— Public un peu nerveux. J'ai vu cela en bas. Il faut rassurer. Nous sommes solides. J'ai donné des ordres aux chefs de service, tout à l'heure.

— Je sais. Il y eut un silence. Toujours là, Murino savait tout et ne pouvait

ignorer que Saint-Rémon avait eu une sorte de conférence avec les chefs de service, mais cela n'allait pas sans un peu d'agacement pour le banquier.

— Néanmoins, je n'ai pas vu Valentini. Le directeur éleva les mains et laissa voir un air de désolation : — O... Oh ! Va... len... ri... ni. — Oui, oui, je sais, toujours bizarre... Valentini. Mais, dites-

moi... Nous avons demain réunion du Conseil. Sommes-nous prêts ? Pas de bilans détaillés, surtout. Je ne veux pas renseigner la concurrence. Rouen marche très bien. Mon beau-frère est d'ailleurs le right man in the right place. Avez-vous tait acheter des crayons ?

C'étaient l'intermède, le délassement. « Déjà ! Sans avoir parlé des affaires de la banque ! » Murino était interloqué.

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Ici apparaissait dans le caractère heureux de l'administrateur-délégué ce trait qui aurait pu passer pour mesquin mais qui repré­sentait pour lui une des directions du plaisir. I l voulait se rassurer, ne pas penser à Geneviève, gagner du temps. Le monde matériel lui inspirait une sorte d'amitié et i l le voulait beau : souples cuirs, meubles dorés, fourrures, soieries, tapis épais, tweeds, homespun coupés à Londres où i l se rendait deux ou trois fois par an. L a prochaine assemblée des administrateurs lui aurait paru improvisée, compromise, en désaccord avec l'image qu'il se formait du rituel financier, si chacun de ses collègues n'avait eu, posés à droite du sous-main, taillés de frais, un crayon noir tendre, un crayon rouge et un crayon bleu. De même le plaisir du voyage, les délices du dépaysement ne lui venaient pas de la vitesse de sa limousine Charron, mais de l'aménagement intérieur de la voiture et de la souplesse des ressorts. Les sensations que l'on pourrait appeler mentales le guidaient parfois dans les méandres de la psychologie où son esprit lui eût été d'un plus faible secours. Ainsi, lorsque le directeur lui avait demandé si le voyage avait été bon, i l avait reçu immédiatement une impression de fausseté. I l avait senti que M . Murino était inquiet.

A u bout de quelques instants ei les habituelles flatteries ter­minées, i l tourna, comme un empereur, son visage. L a pointe de son haut col droit autour duquel s'enroulait une cravate rouge de chez Charvet ornée d'une perle entra dans sa belle joue romaine, et i l y eut le frisson d'un sourire autour de la vapeui blonde de sa moustache.

Le directeur se demandait pourquoi Gilbert Saint-Rémon était resté si longtemps absent et cela provoquait en lui une souf­france discrète. I l demeura paisible. I l y avait dans la tournure « tatillon » de l'esprit de Gilbert, un genre de stupidité que le directeur goûtait tout particulièrement. C'était l'un des côtés du caractère par lesquels Murino assurait le mieux sa prise.

— Une cmquantaine de Koh-I-Noor de la meilleure qualité, fut sa réponse.

— Et... où sont-ils ? demanda Gilbert avec une inflexion d'inquiétude semblable à celle qu'aurait pu provoquer en lui l'absence trop prolongée d'un être cher.

— Dans le tiroir de mon bureau, naturellement. L a convoitise et comme un velours de langueur brillèrent

dans les yeux du financier :

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— Je voudrais les voir. Le bureau de Gilbert et celui du directeur communiquaient

par une double porte. I l y eut un mouvement d'angoisse et comme aussi de libération dans la redingote noire à revers de satin qui disparut. Mais les portes étaient restées ouvertes, et Gilbert entendit Florentin Murino dire au sous-directeur qu'il avait fait appeler :

— Je n'y suis pour personne. Que l'on me prévienne seule­ment lorsque ce sera l'heure du courrier. Ah ! un moment, je vous prie. Votre visiteuse ne m'en voudra pas, je l'espère. Avez-vous les cours d'aujourd'hui pour la maison ?

Gilbert sourit. Ce mot « maison » lui était agréable» A distance, i l sentait le dévouement et la tendresse de Murino pour la banque avec un plaisir presque sensuel, comme celui qu'aurait pu lui donner le premier effluve printanier.

— Quatre-cent-cinquante ! s'écria le directeur. Mais c'est très bien ! Nous avons une tenue excellente. Je vais tout de suite communiquer ce chiffre à M . l'administrateur-délégué.

Gilbert sortit de la poche de son gilet un carnet de cuir rouge à tranche dorée et, sur la page des « cours de la maison », inscrivit 450. La colonne du mois était éloquente ; 390, 392, 410, 430. « Et le public était nerveux, public fol ! »

Gilbert sécha l'encre à l'aide d'un tampon à poignée d'or et referma le carnet qu'il tint durant quelques secondes étroitement serré entre ses doigts. Réputation. Ordre. Prudence. Imagi­nation. C'étaient là, pour lui, les Quatre Evangiles de la Banque^

— Comment dites-vous ?Non. . . Non ! Je regrette infiniment, mais je n'ai pas le temps de recevoir Mme Jobourg. D'ailleurs, vous vous acquittez fort bien de cette tâche, M . Valentini.

Gilbert se leva et passa dans le cabinet du directeur. « Mme Jobourg ! Thérèse était à la banque ! » Il n'avait aucun

souci de la voir et avait eu peur soudain qu'elle n'entrât dans 1e grand bureau.

— Eh bien... ces crayons ? En apercevant l'administrateur, M . Valentini avait plongé,

mais pas avec cette promptitude que Gilbert goûtait chez le petit homme à la figure étroite, aux yeux caves et qui portait eh toute saison des bottines d'un surprenant jaune omelette. Il s'était en quelque sorte abandonné à une faiblesse physique à laquelle les

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lois de la pesanteur ne semblaient plus pouvoir fournir d'étais. U n fauteuil se trouvait là, aubaine pour sa main molle.

— Mon.. . sieur... O... oh ! bonjour, Monsieur l'ad... — Bonjour, Valentini. Gilbert avança deux doigts que le sous-directeur attrapa dans

un dernier élan. On eût dit d'un homme à la mer qui saisit la gaffe tendue par un matelot.

— Je m'excuse, Monsieur... Je ne puis me tenir debout aujourd'hui. Madame votre belle-sœur, quelle femme charmante et qui connaît la Bourse... aussi bien que moi ! Oh ! ma tête !

— Je sais, je sais... Les petites femmes tiennent trop de place, dans votre vie, dit l'administrateur avec superbe.

A ce moments, des cris se firent entendre sur l'avenue Mon­taigne. Murino cessa de regarder avec jalousie le sous-directeur et Gilbert marcha vers l'une des hautes fenêtres. « En voilà une nouveauté ! M a belle-sœur joue en Bourse, maintenant ! Gene­viève ne me l'a pas dit dans ses lettres. Oh ! c'étaient d'ailleurs des lettres sans chaleur. Et elle ne téléphone toujours pas ! ? Les deux subordonnés le suivaient, attentifs, sensibles et sûrs comme de bons chiens de chasse.

— Mais... Mais... s'écria Murino. C'est Jaurès ! Il y avait du dégoût, de la peur, un mouvement de haineuse

curiosité dans son intonation. Gilbert voyait un gros homme barbu assis dans un taximètre découvert. « Il doit avoir froid, l'ami du peuple », se disait-il. Et i l pensait au feu de bois qui brûlait si bien dans son bureau. Ses yeux continuaient de sourire et son beau visage de proconsul ne se ridait pas plus que celui d'un buste. « Et n'a-t-on pas l'air vieux parce qu'on a pris l'habi­tude mécanique de se rider ? »

— Quel Jaurès ? demande Valentini qui semblait sur le point de rendre le dernier soupir.

Murino montra les dents : — En voilà une question ! I l n'y en a pas deux. — Il y a l'ami... — L'ami ? Quel ami ? demanda Gilbert avec une sorte de

fourberie car i l était en train de mépriser ses deux collabora­teurs.

— L'amiral, répondit Valentini qui voulait s'amuser mais n'avait plus assez de force.

La colère marbrait le visage de Murino. Il semblait avoir

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reçu un coup de cravache, et Gilbert remarqua chez lui un subit rapetissement de l'œil droit :

— Murino ! D u milieu des flammes de sa colère, le directeur perçut l'appel

du maître. Il regarda Saint-Rémon. — Vous devriez porter un monocle, dit celui-ci. Votre œil

droit aurait besoin d'un verre. — Je le porterai, Monsieur, si cela vous fait plaisir. Et d'ailleurs,

j'en avais eu l'idée, bien que du temps des rois on ne portât pas de monocle.

Et i l reprit l'accent méridional, comme cela lui arrivait dans ses moments de rage politique, lui si doux et si courtois dans la vie privée et dans les affaires :

— Hé... bé... je le porterai quand même... Cela me consolera de vivre parmi cette racaille... Allez... Allez... en route pour le précipice, mes amis ! Si vous saviez ce que les Allemands vous préparent !

— Vous croyez... que les Allemands... nous feront... la guerre, M . Murino ? demanda Valentini.

Gilbert sentit que le temps passait et fut un peu rassuré. Mais, vraiment, c'était là une nouveauté : i l éprouvait une crainte vague à l'idée d'aller retrouver sa femme.

— Pour ce qui est de savoir s'ils nous feront la guerre, je vous demande seulement de me répondre si vous croyez que deux et deux font quatre, mon cher Valentini.

— Quatre... c'est un mot... M . Murino... Mais... je pourrais... vous dire... que deux et deux... font deux fois deux.

Aussi bien que pour les couleurs, les parfums, les variétés de nourriture, Gilbert avait un goût pour l'absurdité à intermtt"-tence de ses collaborateurs. Ce dialogue le dépaysait, lui ôtait le souci de Geneviève. Il aimait le nom de Valentini et le nom de Murino qui provoquaient en lui un désir d'Italie. « I et O, c'est charmant. On se croirait à Naples. I l faudra que j'organise l'année prochaine, un voyage en Italie avec Geneviève. »

Il avait souvent remarqué chez le directeur cette propension à retrouver, dans la colère et dans les sentiments forts, les intona­tions chantantes du Mid i . Il s'amusait parfois à provoquer dans l'âme de Murino ces mouvements désordonnés.

— Si l'Allemagne nous fait la guerre, dit-il, nous la vaincrons. U n empire ne saurait vaincre une démocratie dans une guerre

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longue. En 70, Guillaume I e r a vaincu Napoléon III. U n empereur a eu raison d'un autre empereur dans une guerre courte. Mais la prochaine sera longue... et Guillaume II trouvera devant lui.. (Il souleva le rideau de tulle) cet homme..., je veux dire tout un peuple.

En entendant le mot démocratie, le directeur avait eu un mou­vement de rétraction semblable à celui d'un chat qui aperçoit un chien, mais lorsqu'il vit le patron désigner Jaurès comme le symbole et le porte-drapeau du peuple français, un feu de haine passa dans ses yeux asymétriques :

— En quoi ce gros phraseur représente-t-il le peuple français, M . Saint-Rémon ? En quoi ? Je vous le demande ? Est-ce qu'il vous représente, vous ? Est-ce qu'il me représente, moi ? Est-ce qu'il représente M . Valentini ?

« Murino ne sait pas ce qu'il dit, songea Saint-Rémon. Quand i l se met à parler politique, i l divague. »

— Si Jaurès n'était pas socialiste, déclara-t-il, vous le trouve­riez intelligent et brave homme. Mais laissons cela.

Il venait tout à coup de penser à Yolande, la donzelle qu'il rencontrait chaque mercredi. C'était elle qui par malice, par ruse, pour se venger de l'admiration que Geneviève inspirait, avait glissé au hasard, deux mois plus tôt, dans la poche de Gilbert, le billet amoureux ! « Quel enfantillage ! » se dit-il. Chassant ces pensées futiles, i l reprit avec une gravité affectée :

— Nous avons à travailler au rapport de notre dernier conseil d'administration. Rappelez-moi donc à combien nous avons fixé notre dernier dividende brut.

Jaurès, dans sa voiture, donnait les dernières poignées de main. — -Vous avez ce dividende, Valentini ? demande Murino. — N . . . non ! — Comment !... Vous ne le savez pas par cœur ? — Je... vais... ail... 1er... le... ch... — C'est fort désagréable, Valentini... Vous devriez savoir tout

cela... « Et lui aussi, Henri IV, pourrait le savoir », se dit Gilbert. — Le casque !... Oh ! le casque !... gémissait Valentini, les

mains appliquées à ses tempes. — Qu'est-ce qu'il dit ? demanda Gilbert. Pourquoi parle-t-il

d'un casque ? I l remarqua sur le visage de Valentini une rougeur effrayante.

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— Allons... Murino... mes crayons. « Vive Jaurès ! Vive Jaurès ! Vive Jaurès ! » criait-on dans

l'avenue. Le visage de Valentini tournait au coquelicot. « Je lui donne

mille francs par mois, se dit le banquier, c'est une somme ! Avec ces migraines, i l ne doit pas bien travailler. » ' ,

Puis i l ne pensa plus à rien. I l regardait languissamment les crayons. '

— Ah ! par exemple ! Ah ! Je n'aurais jamais cru ça ! Murino regardait par la fenêtre. Aussitôt Gilbert, avec une

dignité d'empereur, et Valentini en zig-zag, le rejoignirent. — Regardez donc, dit Murino. Mme Jobourg qui parle à

Jaurès ! Gilbert ne s'étonnait jamais de rien. C'était un principe et en

même temps une assurance de ne pas trop tôt paraître vieux, car l'étonnement peut provoquer une contraction des traits. Il fut néanmoins surpris de voir apparaître sur le visage de Murino une expression chagrine, scandalisée, et sur celui de Valentini une véritable reviviscence. I l n'y avait pourtant pas lieu d'être indigné parce que Thérèse, la féministe et la révolutionnaire, connaissait Jaurès. Le banquier avait appris à en voir de, toutes les couleurs avec Thérèse qu'il ne pouvait souffrir, qui n'était pas son type de femme et qui lui avait dit au Havre, un jour qu'il lui avait porté des glaïeuls : « Merci pour vos charmants petits glaives ! » Et comme i l ne comprenait pas : « Glaïeuls vient de gladiolus, petit glaive, en latin. » Evidemment, elle s'était payé la tête de Gilbert qui, depuis, ne pouvait plus souffrir la vue des glaïeuls.

I l regarda cependant à travers la vitre et i l éprouva un léger choc mental.

Assise à côté de Jaurès, mais un peu de guingois, ce qui n'indi­quait pas l'intention de rester dans la voiture, Thérèse parlait avec fougue, s'interrompait quelquefois pour écouter la réponse du tribun et alors apparaissait sur son visage, un peu ascétique mais éclatant comme une fleur du matin, la douce lumière de l'amitié admirative.

Elle portait un simple béret de velours tabac plié en forme de bec sur le devant, et comme un furtif rayon venait de se poser sur elle, Murino désolé, Valentini rendu sérieux par l'amour, Gilbert étonné cette fois, admiraient l'harmonie des différentes

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valeurs du marron : le béret, les abondants cheveux fauve, l'ample manteau pistache et les souliers de box-calf beige qui, pour comble d'originalité, étaient des souliers plats :

— Regardez... sans talons Louis X V . . . Merveilleux ! s'écria Valentini. A h ! Mme Jobourg, seule, peut se permettre cela. Je me le suis déjà dit tout à l'heure, quand elle était dans mon bureau. Et quand je pense qu'elle a trouvé le moyen de gagner douze mille francs en quinze jours avec les Sao-Paulo !

Il parlait très fort, i l se pressait contre la vitre, à croire qu'il voulait la briser et se jeter dans cet abîme de joie. I l frémissait, i l brillait comme un groseillier après la pluie et qui présente ses feuilles au soleil. Mais bientôt, i l poussa un cri de rage.

Thérèse avait passé une heure avec lui et, à l'issue de l'entre­tien qui n'avait porté que sur la vente et l'achat de valeurs, i l n'avait pu se retenir de prendre dans le verre posé sur son bureau le bou­quet de violettes acheté le matin même (odeur des violettes, odeur des femmes !) et de l'offrir à Thérèse.

Or, il venait de voir Thérèse donner ce bouquet de violettes à Jaurès : « Oh ! femmes d'enfer ! »

— Je vous prie, Messieurs, au- travail ! dit Saint-Rémon. Valentini, comme un soldat qui entend parler de corvée, se

retira sans bruit.

(La dernière partie au prochain numéro).

G U Y M A Z E L I N E .