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LE DRAME DES POISONS PAR FRANTZ FUNCK-BRENTANO PARIS – HACHETTE - 1913

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LE DRAME DES POISONS

PAR FRANTZ FUNCK-BRENTANO

PARIS – HACHETTE - 1913

PRÉFACE DE M. ALBERT SOREL

MARIE-MADELEINE DE BRINVILLIERS.

Sa vie. — Son procès. — Sa mort.

LE DRAME DES POISONS À LA COUR DE LOUIS XIV.

Les sorcières. — Madame de Montespan. — Un magistrat.

LA MORT DE MADAME.

RACINE ET L'AFFAIRE DES POISONS.

LA DEVINERESSE.

PRÉFACE DE M. ALBERT SOREL1.

I

M. Frantz Funck-Brentano est, en même temps qu'un savant, un écrivain des plus distingués, cherchant la vie, sachant la rendre, analyste délicat, peintre ému des passions et des misères humaines. Ce nouvel ouvrage ne fera que fortifier et étendre une réputation d'excellent aloi : le Drame des poisons, étude sur la société du dix-septième siècle, titre alléchant et que le livre ne dément point. Toute l'intrigue, toutes les péripéties, toute l'horreur, toutes les invraisemblances même du drame noir se déploient dans ces récits ; c'est la réalité, elle dépasse les inventions de théâtre les plus audacieuses. Je comprends que ces terribles sujets aient tenté les dramaturges, que les plus habiles aient hésité et que les moins adroits aient été découragés. C'est que, si libre que soit devenu notre théâtre, si détachés de préjugés que nous croyons être nous-mêmes, cette fureur de débauches, cette accumulation de crimes, ce tissu d'abominations et d'ignominies, nous déconcertent.

L'auteur, s'il dit tout et lève tous les voiles, sera taxé, non de scandale, on n'en connaît plus guère, mais d'exagération. Il passera pour dénaturer l'histoire. Le spectateur a gardé, de ce qui reste d'études classiques, un fonds de critique bourgeoise par où il décide, pour le passé, et, en particulier, pour le dix-septième siècle, du degré de vérité des caractères et de vraisemblance des événements. Malgré Saint-Simon, malgré Michelet, la plupart d'entre nous persistent à considérer l'histoire du grand siècle comme un spectacle pompeux et régulier, donné sur un théâtre qui n'aurait ni coulisses ni dessous. Le splendide décor de Versailles, l'incomparable ordonnance de la prose, la divine poésie de Racine, ont fait et feront encore longtemps ce prestige. Qui voudrait croire que ces' beaux jardins étaient souillés d'ordures, que ce palais d'or et de marbre était traversé de couloirs obscurs, sales, de canaux nauséabonds qui l'empestaient ? Bourdaloue et Racine ont regardé au fond de tous les abîmes ; mais on les lit trop souvent comme on lit le latin, qui brave l'honnêteté, par ce motif unique qu'il est une langue apprise des yeux, qu'on ne ressent plus et qui n'émeut plus assez fort les nerfs émoussés.

Le célèbre préjugé de Stendhal règne obscurément dans nombre d'esprits : l'extrême politesse, le raffinement social du siècle de Louis XIV, en avaient, dit-on, banni la violence et la volupté, ressorts essentiels du drame moderne. Pour se convaincre du contraire, il suffit de voir jouer Phèdre par Sarah Bernhardt et Athalie par Mounet-Sully, qui, l'un et l'autre, ont su transporter la musique de Racine et la porter à notre diapason. Il suffit de lire les mémoires, les papiers, les dossiers de procédure, et particulièrement ceux qu'a triés, dépouillés avec tant de soin, accommodés avec tant d'art M. Frantz Funck-Brentano. Malgré tout, je

1 On retrouvera les pages qui forment cette préface dans le livre de M. Albert Sorel, Études de littérature et d'histoire, Paris, librairie Plon, in-16. Ces Études comprennent les chapitres suivants : Montaigne et Pascal, Croquis normands, Maupassant, Eugène Boudin, Vues sur l'Histoire, Taine et Sainte-Beuve, l'Orient d'autrefois, le Drame des Poisons, Notes et Mémoires sur l'Empire, Napoléon et sa famille, Waterloo, la Vie politique en province, les Mémoires de Bismarck.

crois que le préjugé restera le plus fort, et que, si l'on portait toutes crues et saignantes à la scène les aventures que nous décrit M. Funck-Brentano, il en adviendrait de l'auteur et du critique comme d'Agrippine et de Burrhus

— Je confesserai tout, exils, assassinats,

Poison même...

— Madame, ils ne vous croiront pas.

II

Ainsi, dans le premier chapitre du livre, le commencement et la fin de l'histoire de la Brinvilliers, le commencement surtout. Rien ne contredit plus radicalement les préjugés courants sur l'ancien régime et le grand siècle, siècle d'autorité, siècle de foi, de religion d'État, de bonne bourgeoisie austère et parlementaire, de belle, ferme éducation de famille, de traditions puissantes. Or, voici ce qui se passait dans une de ces familles, et non la moindre, non la seule, car Saint-Simon en donne d'autres exemples. Marie-Madeleine d'Aubray, née en 1630, était l'aînée des cinq enfants d'Antoine Dreux d'Aubray, sire d'Offémont et de Villiers, conseiller d'État, maître des requêtes, lieutenant civil de la ville, prévôté et vicomté de Paris, lieutenant général des mines et minières de France. Ce magistrat ne passait ni pour un libertin d'esprit ni pour un libertin de conduite. C'était, dit notre auteur, un homme de vieille roche, fort des droits que les anciennes coutumes mettaient dans les mains du père de famille. Lorsque sa fille prit un amant, il obtint contre le personnage une lettre de cachet et le fait enfermer. Le frère cadet de Madeleine, Antoine Dreux d'Aubray, conseiller au Parlement, puis intendant, succéda à son père dans la charge de lieutenant civil. Un autre frère était conseiller au Parlement. Tous trois furent victimes de l'empoisonneuse, impatiente de leurs sermons sur ses mœurs et convoiteuse de leurs biens. Mais cette empoisonneuse était-elle un monstre né, par quelque maléfice de la nature, en ce nid d'honnêtes gens, rebelle aux exemples, rétive aux conseils, indocile aux leçons ? jugez-en :

Madeleine d'Aubray reçut une bonne éducation, au moins au point de vue littéraire. L'orthographe de ses lettres est correcte, ce qui est rare chez les femmes de son temps. L'écriture est remarquable, forte, accentuée, une écriture d'homme... Mais son éducation religieuse fut entièrement négligée. Dans son entretien avec son confesseur, la veille de sa mort, elle se montra ignorante des maximes les plus élémentaires de la religion, que les enfants apprennent et, dans le cours de la vie, n'oublient plus. Quant à l'éducation morale, elle lui fit entièrement défaut. Dès l'âge de cinq ans elle était adonnée à des vices horribles. Elle perdit sa virginité à sept ans. Dans la suite, elle se livra à ses jeunes frères.

Le milieu est au moins étrange et le sol où poussa la plante ne laisse pas d'expliquer, au moins en partie, le poison que distilla le fruit. La voilà donc vouée et consacrée, dès l'enfance, à Vénus furieuse, impudique, homicide ; c'est une païenne dévergondée, mais, au demeurant et pour qui la fréquente, une des plus aimables Parisiennes de son temps. Cette impulsive cruelle qui va au crime par

avarice et par sensualité des amants qu'elle paye, y va d'un pas égal, gracieux, avec une énergie dissimulée sous la grâce, sans hésitation, sans remords, sans fièvre, le sourire aux lèvres. Elle était charmante, alerte, jolie, avec de grands yeux d'une expression profonde. — De fort petite taille et fort menue, rapporte un prêtre qui l'a observée de près, de beaux cheveux châtains fort épais, le tour du visage rond, les yeux bleus et parfaitement beaux, la peau extraordinairement blanche, le nez assez bien fait, nuls traits désagréables, sauf dans la colère, où le visage se contractait jusqu'à la grimace, jusqu'à la convulsion. Dans le commerce de la vie, intrépide, d'un grand courage. Elle paraissait née d'une inclination honnête, d'un air indifférent à tout, d'un esprit vif et pénétrant, concevant les choses fort nettement et les exprimant juste et en peu de paroles, mais très précises ; un esprit fertile en expédients, toujours prêt, une fermeté à ne s'émouvoir de rien, par-dessus tout l'orgueil de sa vie, l'amour-propre démesuré, la passion aveugle de ce qu'elle appelait sa gloire, c'est-à-dire son luxe, ses richesses, ses débauches, ses galants, sa gloire entendue comme le faisaient les grandes et honnêtes dames du siècle et les grandes héroïnes du théâtre :

Si je le hais, Cléone, il y va de ma gloire !

Le soin de cette gloire la conduisit à empoisonner son père parce qu'il la gênait, son frère parce qu'il avait hérité, sa fille parce qu'elle la trouvait sotte.

L'œuvre lui semblait légitime, étant à son honneur comme elle le concevait, et les préparatifs sinistres se tournaient pour elle en distractions. Elle s'en allait aux hôpitaux, portant aux malades des confitures empoisonnées. La Reynie, le lieutenant de police, vertueux et clairvoyant, n'en revenait point : Qui eût dit qu'une femme élevée dans une honnête famille, dont la figure et la complexion étaient faibles, avec une humeur douce en apparence, eût fait un divertissement d'aller dans les hôpitaux empoisonner les malades pour y observer les différents effets du poison qu'elle leur donnait ? C'est justement cet honneur dans les motifs du crime, cet enjouement dans la préméditation, cette élégance dans les préparatifs, qui déroutent et déconcertent le lecteur moderne. C'est Médée en opéra-comique. Le bon ton, le beau langage, les belles manières, l'inconscience et l'ironie de ces scélérats de haute volée empêchent de prendre leur scélératesse au sérieux. Mais comment ne s'y point tromper quand on considère le portrait qu'a tracé de la Brinvilliers son confesseur, l'abbé Pirot, oratorien de marque, professeur en Sorbonne, antagoniste réputé de Leibniz, esprit aigu dans l'analyse, cœur tendre dans la consolation, de complexion nerveuse et sensible, écrivain raffiné, ainsi qu'on en peut juger par cette phrase délicieuse et digne des moralistes qu'affectionne le bon M. Bergeret : Elle avait naturellement une grande délicatesse et un sentiment fort exquis sur le point d'honneur et sur les injures.

III

Ce qui la rend la plus intéressante pour l'histoire, c'est qu'elle fut légion, qu'elle fit école, et que l'arsenic fit fureur parmi les plus honnêtes gens du monde.

C'est le même sentiment, moins exquis peut-être, mais aussi ardent, aussi passionné et corrupteur, qui induisit, quelques années après, Mme de Montespan, non seulement en empoisonnement, mais ce qui, pour son temps et son monde, semble pire encore, en sacrilège et sorcellerie. Celle-ci avait eu au

moins quelque superficie verbale de catéchisme, sinon de religion. Rien, même la peur de l'enfer, dont elle avait sans aucun doute ouï parler, ne tint devant son ambition exaspérée, sa jalousie féroce. Pour s'assurer les honneurs de la couche royale, elle joua le salut de son âme, sa vie et quelque chose de plus précieux encore pour une créature de cette sorte, le mystère, la dignité de son corps, dont elle était si fière. M. Lair, en son remarquable écrit sur La Vallière, nous avait déjà fait voir, M. Funck-Brentano nous montre en touches précises, en traits saisissants, cette grande dame quittant Versailles, en manteau gris et sous le masque, s'en allant courir les ruelles fangeuses de Paris, frapper à la porte d'un bouge, et là, en compagnie d'une empoisonneuse et avorteuse de profession, la Voisin, d'un prêtre impie mais grand, bien fait, de bonnes manières, Mariette, et d'un pur scélérat, Lesage, qui sortait du bagne, se faisant dire des évangiles sur la tête, chanter le Veni Creator, conjurant la mort de sa rivale, La Vallière, et consacrant, dans les profanations, sa chair aux adultères sacrés.

Il parut au commencement qu'un sacrifice de pigeons suffisait. Mais, pour enchaîner l'amour du roi qui s'échappait, il fallait aller plus loin, aller jusqu'au bout la messe noire, et le poison. Et trois fois de suite, en quinze jours, l'an 1673, Mme de Montespan, sur un matelas étendu sur des chaises, entre des chandeliers qui portaient des cierges, s'exposa nue à un prêtre dégradé, Guibourg, qui de ce corps fit un autel, y parodia les mystères chrétiens, consomma le sacrifice en immolant un enfant, qu'il avait acheté un écu (15 francs d'aujourd'hui) et dont il but le sang versé dans le calice. Cependant de cette union protégée par Astarté et Asmodée, princes de l'Amitié, étaient sortis des princes, doublement adultérins, que le roi fit déclarer légitimes, messe noire législative et juridique, opprobre parlementaire qui valait l'autre. Puis, la passion s'alanguit encore. Soubise passa, Fontanges parut, et ce furent de nouvelles messes noires chez la Voisin, de nouveaux philtres d'amour pour le roi, de mort pour sa favorite. Mme de Montespan est enragée, écrivait Mme de Sévigné.

En ce temps-là, l'école de Brinvilliers sévissait ; la Voisin et ses acolytes tenaient boutique de poudre de succession. Le poison paraissait partout ; l'ignorance des médecins le laissait soupçonner en toute mort qu'ils ne s'expliquaient pas. Ce fut une panique à la cour, à la ville, le mal qui répand la terreur. Le roi institua, pour juger ces crimes sans exemple, une juridiction sans appel : la Chambre ardente. Les lettres de cachet pleuvaient ; la Bastille se peupla, et l'on sait que c'était la prison des gens de qualité. On vit arrêter, poursuivre, interroger les principaux de la cour ; le nom ne protégeait personne et l'inquisition des robins ne s'arrêta ni devant l'éclat des titres ni devant l'insolence des accusés ; les grandes dames, cependant, tenaient tête aux conseillers et narguaient le bourreau. Après avoir frissonné à la pensée du poison, on trembla à l'idée du soupçon, de la lettre de cachet, de l'arrivée des exempts. Puis, tout d'un coup, le cauchemar cessa, les poursuites s'arrêtèrent, les acquittements se succédèrent au milieu des railleries de l'auditoire ; il fut de bon ton d'aller rire au nez des juges désarmés. Versailles et Paris revinrent à leur insouciance et à leurs plaisirs. Il s'était produit un événement très simple, mais de haute conséquence : les sorcières, les empoisonneuses, les prêtres d'Asmodée et les sacristains de messe noire, arrêtés, questionnés à l'ordinaire et à l'extraordinaire, avaient parlé, et Mme de Montespan était en cause.

IV

M. Funck-Brentano raconte ces drames en une série de chapitres ramassés, vigoureux, vivants. Il expose de la façon la plus émouvante le coup de théâtre qui en fit le dénouement. Ici, la scène où se sont déroulées tant d'ignominies se relève et s'éclaire : on y voit paraître une fine, une ferme, une grande figure de magistrat : La Reynie. On trouve beaucoup de nouveautés dans le livre de M. Funck-Brentano : celle-là lui fait particulièrement honneur. Il y a là quelques maîtresses scènes et qui semblent le canevas d'un drame tout disposé pour le dialogue. C'est d'abord La Reynie, magistrat sans reproches et sans peur, ébloui de la grandeur du roi, mais sans idolâtrie, serviteur presque dévêt de l'État, mais sans superstition, qui compulse les procédures, dépouille les interrogatoires et découvre l'abomination du harem royal. L'adultère avait été sanctionné à ce point que le crime de la favorite devenait quasi un crime de reine, l'infamie en rejaillissait sur le sang de France. L'historien a retrouvé les notes de La Reynie. On y peut suivre les perplexités, les angoisses de cet homme de bien. Faits particuliers, écrit-il un jour, qui ont été pénibles à entendre et dont il est si fâcheux de se rappeler les idées et qu'il est plus difficile encore de rapporter... Je reconnais ma faiblesse... La qualité des faits particuliers imprime plus de crainte dans mon esprit qu'il n'est raisonnable. Ces crimes m'effarouchent.

Cependant, il se décide : il va au roi, qui a reçu de Dieu, écrit-il, des lumières supérieures à celles des autres hommes. Il expose à Louis XIV les charges qui pèsent sur sa maîtresse. Il les dénonce à Louvois. Mais Louvois était ami dévoué de Mme de Montespan ; il avait le culte de la monarchie française, à laquelle tout lui semblait dû ; il défendit le prestige de la couronne, l'honneur du trône. Il fut menaçant, pressant, insidieux : ce terrible meneur de guerre était doublé d'un légiste retors. La Reynie demeura inébranlable. Finalement, ce fut le roi qui jeta les papiers au feu, mais après une explication avec la favorite.

Dans le milieu d'août 1680, Louvois lui avait ménagé un tête-à-tête avec le roi. Mme de Maintenon, anxieuse, les observait de loin. Mme de Montespan a d'abord pleuré, dit-elle, fait des reproches et, enfin, parlé avec hauteur. Au premier instant, sous le coup des déclarations du roi, elle était demeurée atterrée, elle avait fondu en larmes, confuse, humiliée ; puis, se ressaisissant, elle s'était redressée de la hauteur de son orgueil, avec la force de la passion et de la haine, contre ses rivales. Si elle avait été poussée à ces grands crimes, c'est que son amour pour le roi était grand, et grandes aussi la dureté, la cruauté, l'infidélité de celui à qui elle avait tout sacrifié ! Et le roi pouvait la frapper, mais il devait craindre d'oublier qu'il atteindrait, du même coup, aux yeux de la France et de l'Europe, la mère de ses enfants, des enfants légitimés de France. Mme de Montespan sortit de cet entretien irrévocablement perdue, mais aussi définitivement sauvée.

Quelle scène à faire ! Mais il y faudrait un Racine pour donner ce pendant au quatrième acte de Britannicus, au dialogue de Néron et d'Agrippine :

C'est vous qui m'ordonnez de me justifier !...

Colbert, qui était si vilainement intervenu dans l'affaire de Fouquet, joue en celle-ci un trop officieux personnage. Il en garda au moins une leçon de littérature et d'histoire. Boileau disait de lui : J'admire M. Colbert, qui ne pouvait souffrir Suétone parce que Suétone avait révélé la turpitude des empereurs. Ce sont les raisons que plus tard Napoléon, à Erfurt, donnait à Gœthe contre Tacite.

V

J'en ai dit assez, je crois, pour mettre le lecteur en goût de connaître par lui-même et de lire en entier le Drame des poisons. Je voudrais cependant louer encore l'auteur d'une idée excellente qu'il a eue et qu'il a mise en œuvre avec beaucoup d'adresse. Il a relu, ses notes d'archives en main, les lettres de Mme de Sévigné, et il en parsème, orne et vivifie son récit. La marquise était singulièrement bien informée ; mais quel trait de mœurs du temps que le ton de badinage mondain et d'ironie enjouée dont elle traite ces drames monstrueux ! Elle y assiste comme de nos jours une femme du monde à une séance d'assises, dans un procès scandaleux, ou à quelque mélodrame à succès, du fond d'une baignoire. Relisez, par exemple, la lettre du 29 août 1676 sur la confession écrite de la Brinvilliers : Médée n'en avait pas tant fait. Elle a reconnu que cette confession est de son écriture : c'est une grande sottise... Et la marche au supplice, guettée au passage, de toutes les fenêtres, de toutes les mansardes même, par les mondaines du temps ; et le supplice même dont le tout-Paris d'alors se donna le spectacle. Enfin, c'en est fait !... La Brinvilliers est en l'air. Son pauvre petit corps a été jeté, après l'exécution, dans un fort grand feu, et ses cendres au vent ; de sorte que nous la respirerons et que, par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tout étonnés. Quelques jours après, répondant à Mme de Grignan : Rien n'est si plaisant que tout ce que vous dites sur cette horrible femme.

Elle est morte comme elle a vécu, c'est-à-dire résolument... Le lendemain on cherchait ses os, parce que le peuple croyait qu'elle était une sainte. Mme de Sévigné note ce trait, mais ne s'y arrête pas ; elle ne le trouve pas plaisant. Notre historien, plus pénétrant, y montre je ne sais quoi de mystérieux ; il en fait admirablement ressortir le caractère étrangement significatif des mœurs du temps. Cette impie, cette débauchée endurcie au vice et au crime, eut son rayon, son illumination de cœur, son attendrissement final : elle se convertit, non par raisonnement ni par peur, mais comme on se convertissait en ces temps de jansénisme, comme on se convertissait dans le théâtre de Corneille et autour de Port-Royal, par le coup de la grâce. ll en faut lire le récit dans le journal du P. Pirot, le confesseur. Tolstoï seul, en notre siècle, en son incomparable Résurrection, a eu la révélation de ces mystères. Le peuple de Paris en eut l'instinct, et de là vint la légende qui transforma la Brinvilliers en martyre.

La Montespan finit moins bien. Ce ne fut pas la retraite sincère, la pénitence d'une Longueville. Ce fut la disgrâce envenimée, l'exil dans la jalousie, la fureur des joies perdues, le déchirement des souvenirs, la peur de l'enfer aux démons hideux, obscènes, t'enfer tel qu'on se le peignait alors, l'enfer de Callot, l'enfer entrevu dans les soirées de sabbat chez la Voisin, et comme légende à cette image faite pour l'horreur des yeux et pour le tremblement de l'âme, la terrible imprécation de Bossuet : Malheur à la terre d'où sort continuellement une si

épaisse fumée, des vapeurs si noires qui s'élèvent de ces passions ténébreuses et qui nous cachent le ciel et la lumière, d'où partent aussi des éclairs et des foudres de la justice divine contre la corruption du genre humain ! Il faut lire dans Saint-Simon le récit de cette fin de la Montespan, de cette agonie dans l'angoisse.

VI

L'histoire, scrutée à fond, ne donne pas seulement la connaissance du passé : elle en vivifie la littérature, elle rend leurs vigueur et saveur primitives aux mots qui passent sous nos yeux comme figés, par les hivers, ou pareils, si l'on veut, aux monnaies dont le relief est usé et qui ne nous présentent plus qu'une image symbolique et impersonnelle, au lieu de la ressemblance toute directe et présente que l'artiste y avait gravée. Que do relief, que de substances prennent ces lignes de La Rochefoucauld, relues après le Drame des poisons !

Si le siècle présent n'a pas moins produit d'événements extraordinaires que les siècles passés, on conviendra sans doute qu'il a le malheureux avantage de les surpasser dans l'excès des crimes. La France même, qui les a toujours détestés, qui y est opposée par l'honneur de la nation, par la religion, et qui est soutenue par les exemples du prince qui règne, se trouve néanmoins aujourd'hui le théâtre où l'on voit paraître tout ce que l'histoire et la fable nous ont dit des crimes de l'antiquité. Les vices sont de tous les temps ; les hommes sont nés avec de l'intérêt, de la cruauté et de la débauche ; mais si des personnes que tout le monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on présentement des prostitutions d'Héliogabale, de la foi des Grecs et des poisons et des parricides de Médée ?

Mme de Sévigné en avait sans doute bien souvent causé avec son vieil ami. Elle parle d'un sermon de Bourdaloue qui est de 1680, à la veille de la crise suprême entre le roi et la Montespan. Nous entendîmes après dîner le sermon de Bourdaloue, qui frappe toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère : sauve qui peut ! il va toujours son chemin...

Prenez ce sermon, un des plus parfaits du célèbre jésuite, et lisez-le en pesant les mots, en les commentant avec le livre de M. Funck-Brentano, et vous verrez l'étrange valeur que vont prendre des phrases comme celles-ci. Parlant de l'esprit d'impureté : C'est pour lei que l'injustice est toute-puissante... pour lui que le sacrilège attente sur tout ce qu'il y a de plus saint. Ce ne sont point là, croyez-le bien, phrases convenues, doléances de lieu commun, rhétorique de prédicateur. Ne remontons point si haut pour avoir des preuves de cette vérité : notre siècle, ce siècle si malheureux, a bien de quoi nous en convaincre, et Dieu n'a permis qu'il engendrât des monstres que pour nous forcer à en convenir. Continuant de courir à bride abattue et de frapper à tour de bras :

Ne vous fiez point à une libertine dominée de l'esprit de débauche ; elle vous trahira, elle vous sacrifiera, elle vous immolera. Je dis que c'est pour ce péché qu'on devient profanateur. L'aurait-on cru, si la même Providence n'avait

fait éclater de nos jours ce que la postérité ne pourra lire sans frémir ; aurait-on cru que le sacrilège eût dû être l'assaisonnement d'une brutale passion ? Que la profanation des choses saintes eût dû entrer dans les dissolutions d'un libertinage effréné ? Que ce qu'il y a de plus vénérable dans la religion eût été employé ix qu'il y a de plus corrompu dans la débauche ?...

C'est par des indications discrètes et impersonnelles, du reste, des confesseurs que la justice eut les yeux ouverts sur les manœuvres des sorcières et des empoisonneuses. Les confesseurs en savaient certainement davantage, et Bourdaloue, n'en doutons pas, était au fait des messes noires.

ALBERT SOREL.

MARIE-MADELEINE DE BRINVILLIERS1.

I. — SA VIE.

La marquise de Brinvilliers est demeurée la figure la plus célèbre de nos annales judiciaires. L'énormité de ses crimes, l'éclat de son rang, les circonstances qui entourèrent son procès et sa mort, dont son confesseur, l'abbé Pirot, a laissé un récit qui est un des chefs-d'œuvre de notre littérature ; enfin, l'énergie étrange de son caractère, qui la fit regarder comme une sainte après son supplice par une partie de la population parisienne, attireront longtemps encore sur elle l'attention de ceux qu'intéresse l'histoire du passé.

Michelet a consacré à la marquise de Brinvilliers une étude dans la Revue des Deux Mondes. C'est un récit très inexact et rempli de lacunes. Le petit roman d'Alexandre Dumas lui est préférable, au point de vue historique. Pierre Clément, dans sa Police de Paris sous Louis XIV, et récemment M. Cornu, dans le discours de rentrée de la conférence du stage des avocats à la Cour de cassation, se sont également occupés de la grande criminelle. Dans les pages qui suivent ont pu être utilisés quelques documents nouveaux.

Aux yeux de l'historien, le procès de la marquise de Brinvilliers offre beaucoup d'intérêt. Il a été l'origine de la terrible affaire des poisons qui éclata à la cour de Louis XIV dans le deuxième tiers du règne, où les plus grands noms de France se sont trouvés compromis ; et Mme de Brinvilliers elle-même représente, avec les caractères les plus saillants et que nous pouvons le mieux étudier, un type de femme que nous allons voir se répéter après elle jusque sur les marches du trône.

1 SOURCES MANUSCRITES. Bibliothèque de l'Arsenal : Ms. 672 ; — Ibid., Archives de la Bastille, 10,360 ; — Bibliothèque nationale : Mss. français 7,610 et 14,055 ; — Ibid., Cabinet des titres, pièces originales, 917, au mot Daubray ; — Ibid., Section des imprimés, coll. Morel de Thoisy, 382. SOURCES IMPRIMÉES : Factums pour ou contre Mme de Brinvilliers, La Chaussée, Pennautier, dans les Recueils de la Bibl. nationale cités ci-dessus ; — F. Danjou, Archives curieuses de l'histoire de France, 2e série, t. XII, Paris, 1840 ; — Armand Fouquier, Causes célèbres de tous les peuples, t. IV, livraison 91, Paris, 1861 ; — Fr. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IV, Paris, 1810 ; — Correspondance de Mme de Sévigné, dans la Coll. des Grands Écrivains, t. IV et V ; — la Marquise de Brinvilliers récit de ses derniers moments, manuscrit du P. Pirot, publ. par G. Rouiller ; Paris, 1883, 2 vol. (M. Rouiller fait à tort de l'abbé Edme Pirot un jésuite, c'est manuscrit de l'abbé Pirot, qu'il convient d'écrire.) TRAVAUX DES HISTORIENS : Anonyme (Gayot de Pitaval), Causes célèbres et intéressantes, t. I, Paris, 1734, p. 340-407 ; — J. Michelet, Décadence morale du XVIIe siècle, la Brinvilliers, dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1860, p. 538-561 ; — Al. Dumas, les Crimes célèbres, la marquise de Brinvilliers, Paris, 1856 ; — P. Clément, la Police sous Louis XIV, éd., p. 94-129, Paris, 1866 ; — Me Cornu, le Procès de la marquise de Brinvilliers, dans la Gazette des Tribunaux du 31 décembre 1894 et du 2 janvier 1895, et imprimé en brochure aux frais de l'ordre des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation, s. l. n. d.

***

Marie-Madeleine — et non Marguerite — d'Aubray, marquise de Brinvilliers1, naquit le 22 juillet 1630. Elle fut l'aînée des cinq enfants de Antoine Dreux d'Aubray, sire d'Offémont et de Villiers, conseiller d'État, maître des requêtes, lieutenant civil de la ville, prévôté et vicomté de Paris et lieutenant général des mines et minières de France. Dreux d'Aubray était lui-même fils d'un trésorier de France originaire de Soissons2. Madeleine d'Aubray reçut une bonne éducation, au moins au point de vue littéraire. L'orthographe de ses lettres est correcte, ce qui est rare chez les femmes de son temps. L'écriture est remarquable, forte, accentuée, une écriture d'homme, et que l'on serait tenté de dater — détail curieux — d'une époque antérieure. Mais son éducation religieuse fut entièrement négligée. Dans ses entretiens avec son confesseur, la veille de sa mort, elle se montra ignorante des maximes les plus élémentaires de la religion, que les enfants apprennent et, dans le cours de la vie, n'oublient plus.

Quant à l'éducation morale, elle lui fit entièrement défaut. Dès l'âge de cinq ans elle était adonnée à des vices horribles. Elle perdit sa virginité à sept ans. C'est ce que Michelet appelle des menus péchés de petite fille. Dans la suite, elle se livra à ses jeunes frères. Nous sommes fixés sur ces divers points par son propre témoignage. Elle apparaîtra douée d'une nature ardente, passionnée, et qui mettait à la disposition de ses passions une énergie étonnante ; mais cette énergie n'agissait que sous l'empire des passions, car elle était impuissante à résister aux impressions qui pénétraient en elle et, aussitôt, la dominaient. Elle était d'une sensibilité extrême aux offenses, à celles, surtout, qui atteignaient son amour-propre. Elle était une de ces natures qui, bien dirigées, sont capables d'actions héroïques, mais qui sont capables aussi des plus grands crimes quand elles sont abandonnées aux instincts mauvais.

En 1651, à l'âge de vingt et un ans, Marie-Madeleine d'Aubray épousa un jeune maître de camp du régiment de Normandie, Antoine Gobelin de Brinvilliers3, baron de Nourar, fils d'un président de la Chambre des comptes. Il descendait directement de Gobelin, le fondateur de la célèbre manufacture. Mlle d'Aubray apportait à son mari une dot de deux cent mille livres ; celui-ci était riche de son côté ; les deux époux jouissaient d'une grande fortune pour l'époque.

La jeune marquise de Brinvilliers était charmante, alerte, jolie, avec de grands yeux d'une expression profonde. Elle impressionnait beaucoup par sa manière de parler vive, nette et ferme. Son caractère était aimable et enjoué ; elle ne rêvait que plaisir. Un prêtre, doué d'une grande finesse de jugement, qui étudia la marquise de Brinvilliers dans des circonstances terribles, l'a dépeinte ainsi :

Elle était naturellement intrépide et d'un grand courage. Elle paraissait née d'une inclination honnête, d'un air indifférent à tout, d'un esprit vif et pénétrant,

1 Brinvilliers ou plutôt Brunvillers-la-Motte, village de Picardie, aujourd'hui dans le département de l'Oise, arrondissement de Clermont, canton de Saint-Just. 2 Les d'Aubray portaient d'argent, au croissant de gueules, accompagné de trois trèfles de sable. 3 La seigneurie de Brinvilliers, ou plutôt Brunvillers, fut érigée en marquisat en faveur d'A. Gobelin, quelques années plus tard, par lettres de mai 1660, registrées au Parlement et à la Chambre des comptes de Paris le 30 juillet et le 16 septembre suivants. Le marquis de Brinvilliers portait d'azur, au chevron d'argent, accolé en chef de deux étoiles d'or et, en pointe, d'un demi-vol du même.

concevant les choses fort nettement et les exprimant justes et en peu de paroles, mais très précises ; trouvant sur-le-champ des expédients pour sortir d'une affaire difficile, et prenant tout d'un coup son parti dans les choses les plus embarrassantes, légère au reste et ne s'attachant à rien, inégale et ne se soutenant point, se rebutant quand on lui parlait souvent d'une même chose.

Son âme avait d'elle-même quelque chose de grand, d'un sang-froid aux accidents les plus imprévus, d'une fermeté à ne s'émouvoir de rien, d'une résolution à attendre la mort et à la souffrir même s'il eût été nécessaire.

Elle était d'un poil châtigné et fort épais — ce qui veut dire qu'elle avait de beaux cheveux châtains, — le tour du visage rond et assez beau, les yeux bleus, doux et parfaitement beaux, la peau extraordinairement blanche, le nez assez bien fait, nuls traits désagréables.

Si doux que parût son visage naturellement, quand il lui passait quelque chagrin au travers de l'imagination, il la témoignait assez par une grimace qui pouvait d'abord faire peur, et, de temps en temps, je m'apercevais de convulsions qui marquaient du dédain, de l'indignation et du dépit.

Elle était de fort petite taille et fort menue.

Le marquis de Brinvilliers avait des besoins de luxe et de dépenses ; il aimait le jeu, les plaisirs ; et son mariage fut loin de lui faire perdre ses habitudes joyeuses. En 1659, il se lia intimement avec un nommé Godin, dit Sainte-Croix, capitaine de cavalerie dans le régiment de Tracy, officier originaire de Montauban, qui se disait bâtard d'une bonne famille de Gascogne. Sainte-Croix était jeune et bien fait, doué, dit un mémoire du temps, de tous les avantages de l'esprit et peut-être encore de ces qualités du cœur dont une femme manque rarement, à la longue, de subir l'empire. Dans la suite, M. Vautier eut à tracer le portrait de Sainte-Croix, au cours d'un plaidoyer devant le Parlement : Sainte-Croix, dit-il, était dans la misère et l'indigence, mais il avait un génie rare et singulier. Sa physionomie était heureuse et promettait de l'esprit. Il en avait aussi et tourné du côté de tout ce qui peut plaire. Il faisait son plaisir du plaisir des autres ; il entrait dans un dessein de piété avec autant de joie qu'il acceptait la proposition d'un crime. Délicat sur les injures, sensible à l'amour ; et, dans son amour, jaloux jusqu'à la fureur, même des personnes sur lesquelles la débauche publique se donne des droits qui ne lui étaient pas inconnus. D'une dépense effroyable et qui n'était soutenue d'aucun emploi ; l'âme, au reste, prostituée à tous les crimes. Il se mêlait aussi de dévotion, et l'on prétend qu'il en a fait des livres. Il parlait divinement du Dieu qu'il ne croyait pas, et, à la faveur de ce masque de piété, qu'il n'ôtait qu'avec ses amis, il paraissait avoir part aux bonnes actions et il était de tous les crimes1. Bien qu'il fût officier et marié, Sainte-Croix prenait parfois le petit collet et le titre d'abbé.

Sainte-Croix était un brillant et galant cavalier, et la marquise de Brinvilliers, avec sa fine taille et ses yeux bleus, était la plus charmante du monde. La dame de Brinvilliers, observe l'avocat Vautier, ne traitait pas l'amour de mystère ; elle s'en faisait honneur dans le monde où il en résulta beaucoup d'éclat. Elle s'en fit honneur également devant son mari, qui lui répondit en se faisant honneur de l'amour qu'il avait pour d'autres dames ; mais comme il lui arriva aussi de s'en faire honneur devant son père, le lieutenant civil, qui était un homme de vieille

1 Alexandre Dumas a répété ce portrait presque mot pour mot dans son petit roman : la Marquise de Brinvilliers.

roche, celui-ci, fort des droits que les anciennes coutumes mettaient dans les mains du père de famille, obtint une lettre de cachet contre l'amant de sa fille. Le 19 mars 1663, Sainte-Croix fut arrêté dans le carrosse même de la marquise qui était à ses côtés, et jeté à la Bastille.

Les différents écrivains qui se sont occupés de ces faits montrent Sainte-Croix, prisonnier à la Bastille, en compagnie du fameux Exili et apprenant de celui-ci le secret des poisons italiens. Rendu libre, Sainte-Croix aurait transmis les terribles recettes à sa maîtresse et à d'autres qui, à leur tour, les auraient répandues en France.

Cette opinion se rencontre déjà dans les documents du temps, entre autres dans le plaidoyer que Me Nivelle prononça au Parlement en faveur de Mine de Brinvilliers.

Exili, de son vrai nom Eggidi, autrement Gilles, était un gentilhomme italien attaché au service de la reine Christine de Suède. II est vrai qu'il fut enfermé à la Bastille à la même époque que Sainte-Croix. Exili resta à la Bastille du 2 février au 1er juillet 1663 ; Sainte-Croix y demeura du 9 mars au 2 mai. Un capitaine-exempt de la compagnie du chevalier du Guet, un nommé Desgrez — qui jouera dans la suite un rôle important, — reçut Exili à sa sortie de prison avec ordre de le conduire à Calais et de l'embarquer pour l'Angleterre ; mais, soit qu'Exili lui eût échappé en route, soit que, parvenu en Angleterre, il fût retourné en France, nous retrouvons bientôt l'Italien à Paris, et dans la maison même de Sainte-Croix, où il demeura six mois. Et cependant ce n'est pas Exili qui forma Sainte-Croix dans l'art des poisons, pour reprendre l'expression du temps. Bien avant son entrée à la Bastille, le jeune officier de cavalerie avait acquis, en matière de poisons, des connaissances qui dépassaient celles d'Exili. Il les tenait d'un célèbre chimiste suisse1, Christophe Glaser, établi à Paris, au faubourg Saint-Germain, où il s'était fait une situation importante après la publication, en 1665, d'un Traité de chimie, qui eut dès l'époque un succès considérable. Glaser était apothicaire ordinaire du Roy et de Monsieur. Il fit pendant huit ans des leçons et préparations chimiques en public dans le Jardin des plantes. C'était un savant de valeur. Le sulfate de potasse, qu'il a découvert, a longtemps porté son nom. Glaser fut le principal et, sans doute, l'unique fournisseur de Sainte-Croix et de sa maîtresse. Dans leur correspondance ceux-ci appellent les poisons dont ils se servent : la recette de Glaser. D'ailleurs ces poisons étaient, comme nous le verrons, très simples ; aujourd'hui ils paraîtraient grossiers. Exili, que nous allons perdre de vue, demeura en relation avec la reine Christine et fit, en 1681, un beau mariage, quand il épousa la comtesse Ludovica Fantaguzzi, cousine du duc François de Modène.

***

Dès que Sainte-Croix fut sorti de la Bastille, il renoua ses relations avec la marquise de Brinvilliers. La passion de cette dernière avait été exaltée par l'emprisonnement de son amant. Blessée dans son orgueil, elle sentit naître en elle, contre son père, une. haine d'une irrésistible violence. Les dissipations, le jeu, les folles parties en compagnie de son amant, qu'elle entretenait à la mode du temps, avaient obéré sa fortune. Je m'accuse, dira-t-elle dans sa confession, d'avoir donné beaucoup de bien à cet homme et qu'il m'a ruinée. Le désir

1 Glaser était né à Bâle.

d'entrer en possession de l'héritage paternel, et le besoin, de jour en jour plus impérieux, de tirer vengeance de l'affront essuyé, lui firent concevoir un crime affreux. L'on vit s'arrêter fréquemment, au carrefour de la foire Saint-Germain, un carrosse, d'où descendaient un jeune officier et une dame élégante. A pied, ils se rendaient rue du Petit-Lion où demeurait l'apothicaire-chimiste Glaser. Ils pénétraient dans une chambre reculée. Les locataires, que ces allées et venues intriguaient, parlaient de fausse monnaie. Bientôt l'on vit cette jeune femme, sous les dehors édifiants de la piété et de la religion, franchir le seuil des hôpitaux : elle se penchait au lit des malades, avec des paroles de douceur et d'amitié ; elle portait des confitures, du vin, des biscuits ; mais, fatalement, les malades dont elle s'était approchée ne tardaient pas à succomber dans des douleurs horribles. Qui eût dit, écrit le lieutenant de police Nicolas de La Reynie, qu'une femme élevée dans une honnête famille, dont la figure et la complexion étaient faibles, avec une humeur douce en apparence, eût fait un divertissement d'aller dans les hôpitaux empoisonner les malades pour y observer les différents effets du poison qu'elle leur donnait ? Elle empoisonnait aussi ses domestiques pour essayer. Françoise Roussel dit qu'elle a été au service de la dame de Brinvilliers. Celle-ci lui donna un jour des groseilles confites à manger sur la pointe d'un couteau, dont aussitôt elle se sentit mal. Elle lui donna encore une tranche de jambon humide, laquelle elle mangea, et depuis lequel temps elle a souffert grand mal à l'estomac, se sentant comme si on lui eût piqué le cœur. La malheureuse en fut malade trois ans.

Quand la marquise de Brinvilliers eut expérimenté la force de la recette de Glaser, et quand elle eut constaté l'impuissance des chirurgiens à découvrir les traces du poison dans les cadavres, l'empoisonnement de son père fut résolu.

A l'approche de la Pentecôte (13 juin) de l'année 1666, Ant. Dreux d'Aubray, déjà souffrant depuis plusieurs mois de maux étranges, partit pour ses terres d'Offémont1, à quelques lieues de Compiègne. II pria sa fille, la marquise de Brinvilliers, de venir y passer deux ou trois semaines auprès de lui en emmenant ses enfants ; et quand elle arriva, le lieutenant civil la gronda affectueusement de s'être fait attendre. Dès le lendemain de l'arrivée de la marquise, le mal de Dreux d'Aubray redoubla, il eut de grands vomissements qui ont continué, toujours très violents, jusqu'à sa mort, laquelle survint à Paris, où il s'était fait transporter pour y recevoir les soins des meilleurs médecins et où sa fille n'avait pas manqué de l'accompagner. Madeleine de Brinvilliers avoua dans la suite qu'elle avait empoisonné son père vingt-huit ou trente fois de ses propres mains, et d'autres fois par les mains d'un laquais nommé Gascon que Sainte-Croix lui avait donné, qu'ils l'avaient empoisonné tant avec de l'eau qu'avec de la poudre, et que l'empoisonnement dura huit mois. Elle n'en pouvait venir à bout. Il apparaît dès ce moment que le poison dont Mme de Brinvilliers se servait était simplement de l'arsenic. Quand, dans la suite, ces faits furent connus, ce fut une clameur indignée dans toute l'Europe, à la pensée de cette fille entourant de caresses son père mourant et répondant à ses embrassements en versant du poison dans les potions qu'elle lui tendait avec un sourire affectueux. Les plus grands crimes, dit Mme de Sévigné, sont une bagatelle en comparaison d'être huit mois à tuer son père et à recevoir toutes ses caresses et toutes ses douceurs, où elle ne répondait qu'en doublant toujours la dose. Médée n'en a pas fait tant.

1 Offémont, dans l'Oise, commune de Saint-Crépin-aux-Bois. Le château, qui subsiste, appartient au comte Pillet-Will.

Antoine Dreux d'Aubray mourut à Paris le 10 septembre 1666, âgé de soixante-six ans. Les médecins, qui firent l'autopsie du corps, attribuèrent la mort à des causes naturelles ; mais, dès cette époque, le bruit fut répandu que Dreux d'Aubray était mort empoisonné. L'aîné des frères de la marquise, Antoine Dreux d'Aubray, comte d'Offémont, seigneur de Villarceaux et de Bois-Saint-Martin, conseiller au Parlement en 1653, maître des requêtes en 1660, puis intendant d'Orléans, succéda à son père dans la charge de lieutenant civil.

Délivrée d'un censeur redouté, Mme de Brinvilliers ne mit plus de frein à ses débordements. Elle eut plusieurs amants à la fois, outre Sainte-Croix. De celui-ci elle eut deux enfants parmi les siens ; elle fut la maîtresse de Fr. de Pouget, marquis de Nadaillac, capitaine de chevau-légers et cousin de son mari ; elle prit encore pour amant un cousin germain à elle, de qui elle eut aussi un enfant parmi les siens ; enfin elle accorda ses faveurs à un tout jeune homme, précepteur de ses enfants, de qui il va être beaucoup question. Ceci ne l'empêchait pas de ressentir une ardente irritation quand Sainte-Croix parut lui être infidèle ; et quand elle apprit que son mari entretenait une nommée Dufay, dans sa rage, elle songea à la poignarder. Elle avait naturellement une grande délicatesse, écrira d'elle son confesseur, et un sentiment fort exquis sur le point d'honneur et sur les injures.

Les dépenses et les prodigalités redoublèrent, et la part de l'héritage paternel ne tarda pas à être dissipée. Ici se place un incident qui témoigne à la fois de la détresse où Madeleine de Brinvilliers était retombée et des énergies sauvages de son caractère. En 1670, une propriété que le marquis de Brinvilliers et elle possédaient à Norat fut vendue par décret de justice, à la demande des créanciers : dans l'emportement de sa colère, la marquise de Brinvilliers y courut mettre le feu.

La partie la plus considérable de la succession était revenue aux deux frères, dont l'un, intendant d'Orléans, venait d'être nommé, comme nous l'avons dit, lieutenant civil, et dont l'autre était conseiller à la Cour. Mme de Brinvilliers avait déjà essayé de faire assassiner l'intendant, sur le chemin même d'Orléans, par deux gentilshommes à gages, un de ces audacieux coups de main qu'elle ne cessera de combiner jusqu'à la fin de sa vie. Elle déclarait à ce moment que son frère ne valait rien. Pressée par le besoin d'argent, Mme de Brinvilliers se détermina à de nouveaux empoisonnements pour ne pas perdre le fruit du premier. Sainte-Croix était tombé d'accord sur la nécessité de l'opération ; mais avant d'en entamer l'exécution, il tira de sa maîtresse deux promesses, l'une de 25.000 livres, l'autre de 30.000.

En 1669, Mme de Brinvilliers parvint à faire entrer un misérable, nommé Jean Hamelin, dit La Chaussée, en qualité de laquais, chez le conseiller à la Cour. Les deux frères, le conseiller et le lieutenant civil, demeuraient dans la même maison. La Chaussée avait toute facilité pour leur distribuer le poison. Un jour qu'il servait à table chez le lieutenant civil, la dose qu'il mit dans le verre qu'il lui présenta fut si forte que le lieutenant civil se leva tout ému, s'écriant : Ah ! misérable, que m'as-tu donné ? Je crois que tu veux m'empoisonner ! Et il ordonna à son secrétaire d'en goûter. Celui-ci en prit dans une cuiller et déclara sentir une vive odeur de vitriol. La Chaussée ne perdit pas la tête : C'est sans doute le verre dont s'était servi Lacroix, le valet de chambre, qui, le matin, avait pris médecine. Et il s'empressa d'en vider le contenu dans le feu.

Le lieutenant civil était allé à sa terre de Villequoy, en Beauce, pour y passer en famille les fêtes de Pâques. Pâques tombait, en 1670, le 6 avril. Son frère, le

conseiller, fut de la partie. Il emmena un seul domestique, La Chaussée. Durant son séjour à Villequoy, La Chaussée aida les cuisiniers. On servit sur la table une tourte de béatilles. Tous ceux qui en mangèrent furent extrêmement malades le lendemain, tandis que les autres se portaient bien. Le 12 avril, on revint à Paris. Le lieutenant civil avait le visage d'un homme qui avait extrêmement souffert.

Les détails de l'empoisonnement sont horribles. Antoine d'Aubray se conservant et se rafraîchissant extrêmement, le poison n'avait pas son effet si vite ; il eut extrêmement de peine à mourir. La Chaussée, assidu auprès de son maître, lui donnait du poison à tous moments. Le corps était si puant et infect pendant la maladie qu'on ne pouvait durer dans la chambre ; le malade était de si méchante humeur qu'on ne pouvait l'aborder, aussi Mme de Brinvilliers ne se présentait-elle pas souvent, elle y envoyait sa sœur la dévote. Cependant La Chaussée ne se rebutait point à servir son maître, il n'y avait que lui qui le pût changer du lit sur le matelas et du matelas sur le lit. Le malheureux souffrait des maux incroyables. Il arriva à La Chaussée de s'écrier : Ce bougre-là languit bien ! il nous fait bien de la peine ! je ne sais quand il crèvera !

Mme de Brinvilliers était à Sains, en Picardie. Elle racontait à Briancourt, le précepteur de ses enfants devenu son amant, qu'on était occupé à empoisonner son frère le conseiller. Elle lui expliquait qu'elle voulait faire une bonne maison, que son fils aîné, qu'on nommait déjà le Président, remplirait un jour la charge de lieutenant civil de M. d'Aubray ; elle ajoutait qu'il y avait encore quelque chose à faire. Ces sentiments étaient sincères. Mme de Brinvilliers chercha à élever et à établir ses enfants — qui étaient sa chair, dit-elle — conformément aux rêves brillants qu'elle nourrissait pour l'avenir de sa maison. Il est vrai qu'elle commença à empoisonner sa fille aînée, mais c'est parce qu'elle la trouvait sotte. Puis elle en eut du regret et lui fit boire du lait.

Telle a été l'une de ses préoccupations dominantes. Il y faut joindre le besoin de vivre avec honneur, c'est-à-dire en brillant équipage, avec de belles parures, un grand train de maison, et en entretenant ses amants d'une manière magnifique. Il lui fallait la gloire du monde, l'expression ne cesse de revenir sur ses lèvres. C'est pour l'honneur qu'elle a empoisonné tant de gens. Le mot est d'elle.

Le martyre du lieutenant civil, frère de la marquise, dura trois mois. Il amaigrissait, déclare le médecin, desséchait, perdait l'appétit, vomissait souvent, brûlait dans l'estomac. Il mourut le 17 juin 1670. Le conseiller à la Cour mourut au mois de septembre suivant. Cette fois, le docteur Bachot, médecin ordinaire du lieutenant civil, les chirurgiens Duvaux et Dupré et l'apothicaire Gavart, après autopsie, déclarèrent que le défunt avait été empoisonné ; mais on soupçonna si peu les auteurs du crime que La Chaussée toucha un don de cent écus légué par son maître pour ses loyaux services.

***

Il faut suivre l'existence de la marquise de Brinvilliers après l'empoisonnement de son père et de ses deux frères pour comprendre où les débordements de la passion avaient pu faire tomber cette femme, qui appartenait aux premiers rangs de la société par son nom, par la situation que les siens avaient occupée et par sa fortune, et qui avait été pourvue d'une manière si charmante des grâces de la nature.

Elle est à la merci d'un laquais qui tient en ses mains misérables son honneur et sa vie. Elle le recevait en particulier dans son cabinet, où elle lui donnait de

l'argent, disant : C'est un bon garçon, il m'a rendu de bons services ; et elle le caressait. Les visiteurs, qui survenaient à l'improviste, trouvaient la marquise en grande familiarité avec La Chaussée, et elle le fit cacher dans la ruelle de son lit lorsque le sieur Cousté la vint voir.

Sainte-Croix était un complice plus redoutable. Et quelle ne dut pas être la douleur de cette femme si passionnée et si orgueilleuse, quand elle comprit peu à peu que cet homme, à qui elle avait tout sacrifié, n'avait vu en elle qu'un instrument de plaisir et de fortune, et, à présent, maître de ses secrets, en profitait pour tirer d'elle de l'argent par les plus vulgaires procédés d'intimidation ! Sainte-Croix avait enfermé dans une cassette, qui va devenir célèbre, les lettres, au nombre de trente-quatre, que la marquise lui avait écrites, les deux obligations d'argent souscrites par elle après l'assassinat de son père et de ses cieux frères, et plusieurs bouteilles de poison. La dite dame de Brinvilliers mitonnait Sainte-Croix pour avoir sa cassette, et elle voulait que Sainte-Croix lui donnât son billet de deux ou trois mille pistoles, autrement elle le ferait poignarder. Dans ce dernier trait nous la retrouvons. D'autres fois, désespérée, affolée de terreur, elle songeait à s'empoisonner elle-même. Elle suppliait Sainte-Croix de lui donner la cassette, et comme elle ne recevait pas réponse, elle lui envoyait ce mot touchant : J'ai trouvé à propos de mettre fin à ma vie et, pour cet effet, j'ai pris ce soir ce que vous m'avez donné si chèrement : c'est de la recette de Glaser ; et vous verrez par là que je vous sacrifie volontiers ma vie ; mais je ne vous promets pas, avant de mourir, que je ne vous attende en quelque lieu pour vous dire le dernier adieu. Sur la ligne finale elle se redresse ; c'est la menace de la femme offensée.

Quelles scènes à écrire pour un romancier ! Un jour, en manière de réplique à ces cris de sang, Sainte-Croix lui fit avaler, à elle-même, du poison. C'était de l'arsenic ; mais elle s'en aperçut aussitôt aux souffrances qu'elle éprouva, et absorba de grandes quantités de lait chaud ; ce qui la sauva. Elle en fut souffrante durant plusieurs mois. Mme de Brinvilliers déclara après la mort de Sainte-Croix qu'elle avait fait ce qu'elle avait pu pour retirer la cassette de son vivant, et que si elle l'avait pu retirer, elle l'aurait fait égorger après.

Comme tous les criminels, Mme de Brinvilliers était dominée par le besoin invincible de ramener sans cesse la conversation autour de ses forfaits. Il lui arrivait de parler de poisons au premier venu. Les domestiques trouvaient des bouteilles d'arsenic dans son cabinet de toilette. Un jour, étant gaie — il faut entendre pour trop de vin qu'elle avait pris, — elle monta dans sa chambre, une espèce de cassette dans la main, et rencontra une de ses servantes à qui elle dit qu'elle avait de quoi se venger de ses ennemis, et qu'il y avait dans cette botte bien des successions. Mot terrible, qui revint au procès et fit fortune ; le poison ne sera plus appelé que poudre de succession. La Brinvilliers remise quelque temps après vint dire à sa femme de chambre qu'elle ne savait ce qu'elle disait en parlant de successions, et que ses affaires l'accablaient. Elle crut également s'être trahie devant sa suivante, Mlle de Villeray, et il est possible que, en 1673, pour s'assurer de son silence, elle l'ait empoisonnée.

Enfin, elle en vint à révéler, peu à peu, le détail de ses crimes à Briancourt. Au cours de ces entretiens, Mme de Brinvilliers ne témoignait aucun regret de la mort de ses frères, qu'elle méprisait, mais en parlant de son père elle pleurait souvent. Au lendemain d'une de ces confidences — dit Briancourt devant le Parlement, — la marquise de Brinvilliers vint en sa chambre, comme une furieuse, lui marqua qu'elle avait beaucoup de défiance de lui, qu'elle lui avait

confié des choses de la dernière conséquence, où il allait de sa vie. Il lui dit que les choses qu'elle lui avait confiées, il n'en parlerait jamais, mais qu'il la priait, les larmes aux yeux, que si elle n'était pas contente de sa conduite, elle souffrît qu'il s'en retournât à Paris. La dame lui répondit : Non, non, pourvu que vous soyez discret ; je ferai votre fortune et je vois bien que vous le serez. En même temps la dame fit revenir Sainte-Croix et s'entretinrent fort longtemps ensemble. Sainte-Croix lui témoigna, à lui Briancourt, de fort grandes amitiés et l'assurant de ses services, et qu'il le priait d'avoir soin du petit garçon qu'il affectionnait. Nous savons, par la confession de Mme de Brinvilliers, que ce petit garçon était effectivement l'enfant de Sainte-Croix.

La déposition de Briancourt devant le Parlement constitue l'un des documents les plus curieux que nous possédions. Cet homme était d'une nature bonne et, dans le fond, honnête, mais de caractère lâche. Sa terrible maîtresse le dominait, l'épouvantait. Il eut néanmoins de ces mouvements d'audace où sont par moments entraînées les natures faibles. Après avoir empoisonné son père et ses deux frères, la marquise de Brinvilliers avait encore à se débarrasser de sa sœur, Mlle Thérèse d'Aubray, et de sa belle-sœur, Marie-Thérèse Mangot, veuve du lieutenant civil. C'est ce qui lui restait à faire. Voyant le péril prochain de Mlle d'Aubray et même de Mme d'Aubray, veuve, qui n'était pas si prochain que celui de la demoiselle, et parce que La Chaussée n'était pas encore entré dans la maison de la d'Aubray et que Mme de Brinvilliers disait qu'elle voulait que l'affaire de Mme d'Aubray fût faite dans deux mois ou point du tout, il — Briancourt — pria Mme de Brinvilliers de prendre garde à ce qu'elle voulait faire, qu'elle avait fait mourir cruellement son père et ses frères, et qu'elle voulait encore faire mourir sa sœur ; que jamais, dans toute l'antiquité, il ne s'était vu d'exemple de cruauté pareille en cela, et qu'elle était la plus cruelle et la plus méchante femme qu'il y eût et qu'il y aurait jamais ; qu'il la priait de faire réflexion à ce qu'elle voulait faire et comme ce méchant homme de Sainte-Croix l'avait perdue et sa famille ; qu'il ne voyait pas de salut pour elle, que, tôt ou tard, elle périrait ; que, quant à lui, il ne souffrirait jamais la mort de Mlle d'Aubray, quoiqu'elle eût écrit une lettre à M. de Brinvilliers, par laquelle elle lui mandait qu'il était un fripon et un débauché. Il n'est pas douteux que l'attitude de Briancourt n'ait sauvé la vie à la sœur et à la belle-sœur de la marquise de Brinvilliers ; il avait d'ailleurs fait prévenir Mlle d'Aubray de se tenir sur ses gardes, par Mlle de Villeray, suivante de la marquise. Dans sa confession, Mme de Brinvilliers déclara que si elle avait songé à empoisonner sa sœur, c'était par haine, pour se venger des observations qu'elle lui avait adressées sur sa conduite.

Briancourt n'avait fait que détourner le péril sur lui-même. Mme de Brinvilliers résolut de se défaire d'un amant qui répondait à ses confidences en censeur. On songea tout d'abord au moyen habituel, le poison. Sainte-Croix, dit Briancourt, avait mis dans la maison de la Brinvilliers un portier parent de La Chaussée et un laquais nommé Bazile, qui affectait extraordinairement de me donner à boire et à manger ; mais voyant cette attention, et même quelque friponnerie dans ce laquais, je le maltraitai si bien que Mme de Brinvilliers dut le congédier.

Suit la scène la plus romantique qu'on puisse imaginer. Briancourt en fit le récit devant le Parlement :

Deux ou trois jours après que Bazile fut sorti, la Brinvilliers lui dit — à Briancourt — qu'elle avait un fort beau lit et une tapisserie de la même parure, que c'était un lit qui avait été mis en gage par Sainte-Croix et qu'elle avait retiré. Elle le fit

tendre dans sa grande chambre, où il y avait une cheminée boisée et fermée, et lui dit qu'il fallait qu'il vint coucher cette nuit dans ce lit, et qu'elle l'attendrait à minuit, mais qu'il ne vînt pas plus tôt, parce qu'elle avait à compter avec sa cuisinière. Au lieu de descendre à minuit dans une galerie qui donne sur les fenêtres de la grande chambre, il descendit à dix heures dans la galerie, et voyant au travers des vitres dans la chambre de la Brinvilliers, parce que les rideaux n'étaient point tirés, il vit la dame qui se promenait et éconduisait tous ses domestiques.

Notons en passant que cette galerie existe encore à l'heure actuelle dans l'hôtel que Mme de Brinvilliers habitait rue Neuve-Saint-Paul1.

Sur les onze heures et demie, poursuit Briancourt, la dame de Brinvilliers, s'étant déshabillée et mise en robe de chambre, fit quelques tours dans la chambre, tenant un flambeau à la main ; ensuite elle vint à la cheminée qu'elle ouvrit. Sainte-Croix en sortit déguisé avec une méchante bouge — c'est-à-dire vêtu de haillons, — un méchant justaucorps et un méchant chapeau, et baisa la dame, et furent un bon quart d'heure à se parler, et puis Sainte-Croix se remit dans la cheminée, et la dame en poussa les deux volets pour la fermer et vint à la porte, fort interdite ; et lui — Briancourt — ne l'était pas moins. Devait-il entrer ? Devait-il s'en aller ? Mais la dame le voyant tout interdit : Qu'avez-vous donc ? est-ce que vous ne voulez point entrer ? Il vit dans le visage de la Brinvilliers beaucoup de furie, étant toute changée et tout extraordinaire. — Nous tenons ici la créature toute vive. — Il entra dans la chambre, et la dame lui demanda si le lit n'était pas beau ; il fit réponse qu'il était très beau, et la dame lui dit : Couchons-nous donc. Alors la marquise de Brinvilliers se mit dans son lit. Comme il avait placé le flambeau sur un guéridon : Déshabillez-vous, lui dit-elle, et éteignez la lumière bien vite. Lui, qui faisait semblant de détacher ses souliers, voulant connaître jusqu'où allait la cruauté de la dame, elle lui dit : Qu'avez-vous donc, je vous vois tout triste ? Alors, il se leva et, s'écartant du lit, dit à la dame : Ah ! que vous êtes cruelle, et qu'ai-je fait ? vous voulez me faire poignarder ! La dame se jeta hors de son lit, lui sauta au cou par derrière ; mais lui, se dégageant, alla droit à la cheminée, d'où Sainte-Croix sortit, et il lui dit : Ah ! scélérat, vous venez pour me poignarder ! et, comme le flambeau était allumé, Sainte-Croix prit le parti de s'enfuir, tandis que la Brinvilliers se roulait à terre, disant qu'elle ne voulait plus vivre et qu'elle voulait mourir, et, en même temps, elle chercha sa cassette aux poisons, l'ouvrit et voulut prendre du poison ; il l'empêcha et lui dit : Vous m'avez voulu faire empoisonner par Bazile, et vous voulez me faire poignarder par Sainte-Croix. La dame se jeta à ses pieds en lui disant que cela ne lui était jamais arrivé et ne lui arriverait jamais, et qu'elle payerait par sa mort ce qu'elle venait de faire présentement, et qu'elle voyait bien que c'était fait d'elle et qu'elle ne pouvait survivre à pareille chose. Il lui dit qu'il lui pardonnait et qu'il ne penserait jamais à ce qu'elle lui avait fait, mais qu'il voulait absolument se retirer dès le matin, puisqu'on voulait se défaire de lui, et fit promettre à la dame qu'elle ne s'empoisonnerait pas. Il demeura en la chambre jusqu'à six heures du matin avec la dame qu'il avait obligée de se mettre dans son lit, étant demeuré avec elle sur un fauteuil, auprès du lit.

1 A présent rue Charles-V, au n° 12. L'hôtel est aujourd'hui occupé par les sœurs du Bon-Secours, gardes-malades.

Au sortir de cette scène, Briancourt se mit en quête de pistolets qu'il jugeait nécessaires à sa sécurité ; puis il fut demander conseil à un professeur de l'École de droit, M. Bocager, qui l'avait fait entrer chez M. de Brinvilliers.

Du jour où il avait vu la terrible marquise, Briancourt avait marché d'étonnement en étonnement ; mais la surprise la plus forte l'attendait dans le cabinet du professeur de droit. Le jeune homme lui dit : Monsieur, j'ai un grand secret à vous communiquer ; je crois, monsieur, que vous me donnerez un bon conseil, et que vous direz à M. le Premier Président, chez qui vous allez souvent, ce qui se passe, afin qu'il y donne bon ordre. Le professeur de droit civil se renversa dans son fauteuil, le visage décomposé. M. Bocager devint fort pâle, sans rien me dire, disant seulement que je devais garder le secret, et de n'en point parler au curé de Saint-Paul, ni à qui que ce soit, et qu'il donnerait ordre à tout, et que je ne devais pas sortir de si tôt de la maison de la Brinvilliers, mais attendre quelque temps, et qu'il chercherait à me procurer quelque emploi. Briancourt se demandait si tout ce qu'il voyait et entendait tenait au monde réel. Jusqu'où cette effroyable femme avait-elle été chercher des complices ? Jusqu'où avait-elle poussé ses crimes ?

Deux jours après, poursuit Briancourt, la Brinvilliers me dit que M. Bocager n'était pas si honnête homme que je me l'imaginais et que je le verrais quelque jour. Et passant le soir dans la rue, vis-à-vis Saint-Paul, on me tira deux coups de pistolet sans que j'aie pu savoir d'où cela pouvait venir, dont l'un perça mon justaucorps. Voyant que j'étais persécuté, j'allai le lendemain chez Sainte-Croix, avec deux pistolets, ayant laissé un homme à la porte de la rue pour la tenir libre. Je dis à Sainte-Croix qu'il était un scélérat et un méchant, et qu'il serait rompu vif, qu'il avait fait mourir quantité de personnes de qualité. Sainte-Croix me dit qu'il n'avait jamais fait mourir personne, mais que si je voulais aller derrière l'Hôpital Général avec des pistolets, il me donnerait toute sorte de satisfactions ; à quoi je répondis que je n'étais pas homme d'épée, mais que quand on m'attaquerait je me défendrais.

Telle était l'étrange existence du pauvre bachelier en théologie, précepteur des enfants du marquis de Brinvilliers. Dans la crainte d'être empoisonné, il avalait incessamment de l'orviétan en manière d'antidote.

Le marquis de Brinvilliers vivait dans une égale terreur. Il savait ce qui se passait et prenait les choses en patience. Voici comme on dînait chez lui : La marquise de Brinvilliers faisait mettre à son côté droit Sainte-Croix ; le marquis était du côté du buffet. Celui-ci se faisait très attentivement servir par un domestique spécialement attaché à sa personne, lui disant toujours : Ne changez pas mon verre et rincez-le toutes les fois que vous me donnerez à boire. La soirée passée, le marquis de Brinvilliers se retirait dans sa chambre, Sainte-Croix et la dame de Brinvilliers se retiraient dans la chambre de la dame, Briancourt montait avec les enfants. A l'horreur du crime se mêlaient ainsi des scènes burlesques.

Pour accommodant que fût son mari Mme de Brinvilliers commençait à l'empoisonner ; puis, touchée de remords, elle le faisait soigner par l'un des plus fameux médecins du temps, Brayer.

Elle voulait épouser Sainte-Croix, écrit Mme de Sévigné, et empoisonnait fort souvent son mari à cette intention. Sainte-Croix, qui ne voulait pas d'une femme aussi méchante que lui, donnait du contrepoison à ce pauvre mari, de sorte qu'ayant été ballotté cinq ou six fois de cette sorte, tantôt empoisonné, tantôt désempoisonné, il est demeuré en vie. Brinvilliers conserva de ce ballottage une

infirmité dans les jambes. Dans la suite il porta toujours sur lui du thériac, qui passait pour un antidote ; il en prenait de temps à autre et en faisait prendre à ses gens.

Cependant Briancourt parvint à se dégager du service de sa redoutable maîtresse, et, sous l'impression sinistre de ce qu'il avait vu dans le monde, se retira à Aubervilliers, où il vécut solitaire, donnant des leçons chez les Pères de l'Oratoire, qui y avaient un établissement. Il y était depuis sept ou huit mois quand la marquise de Brinvilliers vint le voir ; puis elle envoya, de temps en temps, prendre de ses nouvelles. Ce fut là qu'un soir, le 31 juillet 1672, il reçut de son ancienne maitresse un billet très pressant, le suppliant de venir immédiatement à Picpus, où elle aurait à lui faire une communication importante. Un événement, qui allait entraîner des conséquences incalculables, venait de se produire : Sainte-Croix était mort, le 30 juillet, dans son mystérieux domicile du cul-de-sac de la place Maubert.

Une légende répandue fait mourir Sainte-Croix au cours d'une opération de chimie ; le masque de verre dont il se couvrait, dit-on, le visage, pour se préserver de l'émanation des poisons, se serait brisé. Sainte-Croix mourut naturellement après une maladie de quelques mois, au cours de laquelle plusieurs personnes, qui en ont laissé le témoignage, vinrent le voir. Dans le légendaire laboratoire du cul-de-sac de la place Maubert se trouva bien un four de digestion. Sainte-Croix y philosophait, c'est-à-dire qu'il y travaillait à la pierre philosophale, et, d'une manière particulière, à solidifier le mercure, cet éternel rêve des alchimistes.

Mme de Brinvilliers apprit aussitôt la mort de son amant. Son premier cri fut : La cassette !

II. — SON PROCÈS.

Sainte-Croix était mort criblé de dettes. Les scellés furent mis chez lui. Le commissaire Picard les leva, le 8 août 1672, assisté d'un sergent nommé Creuillebois, de deux notaires, du procureur de la veuve et d'un procureur des créanciers. Les trois premières vacations s'étaient passées sans incident, quand un religieux carme, qui était présent, remit au commissaire la clef du cabinet reculé où était le four de digestion. On entra et on vit sur la table un papier roulé portant ces mots : Ma confession. Les personnes présentes décidèrent, sans hésiter, que le papier resterait secret et serait brûlé sur-le-champ. On trouva enfin, à l'extrémité d'une tablette, une cassette de forme oblongue et de couleur rouge, où pendait une clef. Elle contenait des fioles remplies, les unes d'un liquide clair comme de l'eau, les autres d'un liquide de couleur roussâtre, en outre, les lettres adressées par la marquise de Brinvilliers à Sainte-Croix, les deux reconnaissances souscrites par la marquise après l'empoisonnement de ses père et frères, enfin un reçu et une procuration relatifs à une somme de dix mille livres qui avait été prêtée par Pennautier, receveur général du clergé, à M. et Mme de Brinvilliers se servant de l'intermédiaire de Sainte-Croix. Ces deux derniers billets étaient sous une enveloppe cachetée où on lisait : Papiers pour être rendus au sieur Pennautier, receveur général du clergé, comme à lui

appartenant, et je supplie très humblement ceux entre les mains de qui ils tomberont de vouloir bien lui rendre en cas de mort, n'étant d'aucune conséquence qu'à lui seul.

Quant à la cassette même, Sainte-Croix l'adressait, avec son contenu, à Mme de Brinvilliers, en ces termes : Je supplie très humblement ceux ou celles entre les mains de qui tombera cette cassette, de me faire la grâce de vouloir la rendre en mains propres à Mme la marquise de Brinvilliers, demeurant rue Neuve-Saint-Paul, attendu que tout ce qu'elle contient la regarde et appartient à elle seule, et que, d'ailleurs, il n'y a rien d'aucune utilité à personne au monde, son intérêt à part ; et, en cas qu'elle fût plus tôt morte que moi, de la brûler, et tout ce qu'il y a dedans, sans rien ouvrir ni innover ; et, afin qu'on n'en prétende cause d'ignorance, je jure sur le Dieu que j'adore et tout ce qu'il y a de plus sacré, que je n'expose rien qui ne soit véritable. Si, d'aventure, l'on contrevient à mes intentions, toutes justes et raisonnables en ce chef, j'en charge en ce monde et en l'autre leur conscience, pour la décharge de la mienne, et proteste que c'est ma dernière volonté. Fait à Paris, le vingt-cinquième mai, après midi, 1670. Signé : Sainte-Croix. Au-dessous ces mots : Il y a un seul paquet adressant à M. Pennautier, qu'il faut rendre. L'énergie même de ces formules impressionna le commissaire Picard. Il mit les scellés sur la cassette, et la confia à la garde de deux sergents, Cluet et Creuillebois, afin que l'inventaire fût fait par le lieutenant civil en personne. La cassette fut portée chez le sergent Creuillebois.

C'est la veuve même de Sainte-Croix qui, le 8 août, c'est-à-dire le jour où la cassette fut trouvée, fit prévenir Mme de Brinvilliers, à Picpus, que des objets lui appartenant étaient sous scellés. Sur-le-champ Mme de Brinvilliers envoya querir la cassette. Celle-ci ne se trouvait plus chez Mme de Sainte-Croix, qui dépêcha un domestique au commissaire Picard, pour l'informer que Mme de Brinvilliers désirait lui parler sans retard. Picard fit réponse qu'il était occupé. Cependant Mme de Brinvilliers accourait elle-même chez Mme de Sainte-Croix, réclamant la cassette avec instance. Il était neuf heures du soir. Elle se plaignait de ce qu'elle avait été mise sous le scellé, offrait de l'argent pour la retirer, proposait de lever le scellé pour retirer ce qui était dedans, mettre autre chose à la place. Mais la cassette avait été enlevée. Cela est bien plaisant, répliquait-elle, que le commissaire Picard ait emporté une cassette qui m'appartient ! Elle se fit conduire chez le sergent Cluet, qu'elle fit descendre pour lui parler de sa voiture, où la dame lui dit que le sieur Pennautier était venu la trouver et lui avait dit qu'il était bien en peine de la cassette et donnerait cinquante louis d'or pour avoir ce qui était dedans. Dit encore ladite dame que tout ce qui était dans ladite cassette regardait le sieur Pennautier et elle, et qu'ils n'avaient rien fait que de concert ensemble. Nous voyons ici le début d'une manœuvre que Mme de Brinvilliers accentua dans la suite. Sachant que plusieurs des papiers de la cassette intéressent Pennautier, elle cherche à lier sa cause à celle du financier, spéculant sur sa haute situation et sur son influence.

Cluet répondit qu'il ne pouvait rien sans le commissaire Picard. La marquise courut chez celui-ci à onze heures .du soir. Picard lui fit dire qu'il ne pour-lait la recevoir que le lendemain matin.

Le lendemain matin, 9 août, le commissaire Picard reçut la visite d'un procureur au Châtelet, Delamarre, qui était chargé des intérêts de la marquise. Celui-ci lui dit que la cassette était de grande importance à Mme de Brinvilliers, le priant de la lui remettre et qu'elle lui donnerait tout ce qu'elle pouvait avoir au monde. — Y

vint aussi un homme vêtu de noir — c'était Briancourt — lui disant que la marquise lui donnerait tout ce qu'il pouvait souhaiter.

Mme de Brinvilliers comprit que la cassette ne lui serait pas rendue et fit ses préparatifs de départ. Delamarre, son procureur au Châtelet, fut à Picpus sur les dix heures du soir et emporta ses principaux meubles, qui furent même jetés avec précipitation par les fenêtres. Mme de Brinvilliers fit encore venir à Picpus les sergents Cluet et Creuillebois. Elle changea le style de sa défense, dit à Creuillebois que Sainte-Croix était assez subtil pour avoir contrefait des lettres, mais qu'elle y remédierait et qu'elle avait de bons amis. A Mme de Sainte-Croix, qui vint également à Picpus, elle dit : Qu'elle n'avait que faire de ladite cassette et que ce ne pouvaient être que des bagatelles qui étaient dedans, qu'il y avait longtemps qu'elle ne voyait plus Sainte-Croix et qu'il y avait quelques lettres contrefaites, et qu'elle avait de quoi le justifier. Elle poursuivit, afin de répandre que ses intérêts étaient liés à ceux de Pennautier : S'il dégoutte sur moi, il pleuvra sur Pennautier. Elle dit à une dame Fausset, femme d'un greffier au Châtelet, qui lui parlait des bruits d'empoisonnement déjà répandus contre elle : Cela s'accommodera et ne sera rien ; il y a un homme qui est accusé avec moi, qui donnera quatre ou six mille livres pour s'accommoder, ajoutant qu'il n'était pas de qualité, mais était bien riche.

Les scellés de la cassette furent levés par le lieutenant civil le 11 août. Mme de Brinvilliers se fit représenter par son procureur, qui fit le déclaration suivante : Que s'il se trouvait une promesse signée de la dame de Brinvilliers de la somme de 30.000 livres, c'était une pièce surprise d'elle, contre laquelle, en cas que la signature soit véritable, elle entendait se pourvoir pour la faire déclarer nulle.

Les eaux et la poudre contenues dans la cassette furent expérimentées sur des animaux, qui en moururent. Les experts conclurent au poison ; mais ils ne purent en définir la nature. C'était vulgairement de l'arsenic.

Mme de Brinvilliers et Pennautier ne tardèrent pas à faire l'objet, dans Paris, de toutes les conversations. Il circulait sur les poisons trouvés dans la cassette des rumeurs fantastiques dont Mme de Sévigné s'est faite l'écho.

Mme de Brinvilliers s'empressa de rendre visite à Pennautier. Il était absent. Mme Pennautier la mit dehors par les épaules. Pennautier répondit par une démarche qui lui fait honneur : il vint à Picpus pour voir Mme de Brinvilliers. Interrogé plus tard, quand il fut arrêté, quel était son dessein quand il alla à Picpus ? il répondit que, ne croyant pas Mme de Brinvilliers coupable d'un tel crime, il allait lui faire compliment, comme l'on fait en pareille occasion. Parlant de cet acte, ses adversaires écriront : Touché d'un sentiment de civilité, il abandonne ses intérêts les plus sensibles, où la vie, l'honneur et la fortune sont exposés ; l'excès de sa civilité lui fait oublier tous ses intérêts. Que le caractère de cet homme est rare et merveilleux, qu'il est détaché de lui-même ! Ces lignes écrites ironiquement exprimaient la vérité. Naguère, dans un moment difficile, M. et Mme de Brinvilliers avaient rendu service à Pennautier en lui prêtant 30.000 livres ; celui-ci saisit l'occasion de témoigner qu'il n'avait pas oublié ce service.

P.-L. Reich de Pennautier1 — Pennautier était le nom d'une terre des environs de Carcassonne — avait en effet, bien qu'à peine âgé de trente-cinq ans, fait une fortune énorme. Ses deux places de receveur général du clergé et de trésorier de la bourse du Languedoc lui rapportaient annuellement des centaines de mille

1 Pennautier, dans l'Aude, arrondissement et canton de Carcassonne.

francs. Il fut l'un des aides les plus actifs et les plus intelligents de Colbert. Qu'il s'agisse de la restauration des manufactures françaises de draps fins, du canal de Languedoc, de l'achat de manuscrits grecs dans le Levant, du dessèchement des marais d'Aigues-Mortes, le nom de Pennautier est uni à celui de Colbert dans les entreprises les plus utiles. De petit caissier, dit Saint-Simon, Pennautier était devenu trésorier du clergé et trésorier des États du Languedoc et prodigieusement riche. C'était un grand homme très bien fait, fort galant et fort magnifique, respectueux et très obligeant ; il avait beaucoup d'esprit et était fort mêlé dans le monde.

Le 22 août, le lieutenant civil cita Mme de Brinvilliers et Pennautier pour l'examen des écritures trouvées dans la cassette. Pennautier était à la campagne ; Mme de Brinvilliers se fit représenter par son procureur, qui répéta ses protestations. Un troisième personnage était apparu, c'était La Chaussée. Il crut se sauver en payant d'audace et, dès le premier jour, fit opposition aux scellés, en se fondant sur ce qu'il avait mis en dépôt chez le défunt, au service duquel il avait été durant sept ans, deux cents pistoles et cent écus blancs, qui devaient être, disait-il, derrière la fenêtre du cabinet, dans un sac, avec un billet constatant que cet argent lui appartenait. Il réclamait également d'autres papiers dont il donnait la description. La connaissance que La Chaussée montra du laboratoire de Sainte-Croix éveilla les soupçons. Quand le commissaire Picard dit à l'ancien valet de Sainte-Croix que la cassette saisie venait d'être ouverte, celui-ci demeura un instant interdit, puis s'enfuit précipitamment, laissant le commissaire ébahi ; le jour même il quitta Gaussin, un baigneur chez qui il était entré en service, et, caché le jour, erra la nuit dans Paris, jusqu'au moment où il fut arrêté, le 4 septembre 1672, à six heures du matin, par un officier de police nommé Thomas Regnier. La Chaussée passait dans la rue le nez sous son manteau.

On eut, dès ce moment, les plus graves soupçons contre Mme de Brinvilliers, mais, à cause de son rang, on hésitait à l'arrêter. Regnier se rendit à Picpus et lui dit brusquement qu'il avait trouvé La Chaussée, et que le commissaire lui avait dit bien des choses. Mme de Brinvilliers rougit. Qu'est-ce qu'il y a, madame, vous ne dites rien ? — Mais la dame, changeant de discours, lui dit de la mener à la messe. Au sortir de la messe, rentrée chez elle, Mme de Brinvilliers lui parla encore de la cassette. Elle paraissait toujours inquiète. — Mais, madame, lui dit Regnier, seriez-vous complice de cette affaire ? — Elle lui dit : Hé ! pourquoi moi ? — C'est que ce coquin de La Chaussée, étant chez le commissaire Picard, avait la vérité sur les lèvres, et il aurait pu dire quelque chose contre vous et le dirait encore s'il était pris. — Il faudrait emmener ce coquin-là en Picardie, dit la marquise. Elle dit encore avoir été longtemps en instance auprès de Sainte-Croix pour ravoir la cassette, et aussi que Pennautier était mêlé avec elle dans la cassette, et que cela les regardait tous deux. Regnier quitta Mme de Brinvilliers pour se rendre auprès de Briancourt aux Vertus. Il lui dit, tout d'abord, qu'il avait arrêté La Chaussée. Briancourt eut un cri : Voilà une femme perdue ! et il parla de poison dont Mine de Brinvilliers s'entretenait souvent, et dit qu'elle en avait dans sa maison de plusieurs espèces.

Cependant Mme Antoine d'Aubray, veuve du dernier lieutenant civil et belle-sœur de Mme de Brinvilliers, avait appris ce qui se passait : que son mari était réellement mort empoisonné, comme les chirurgiens l'avaient cru. Elle accourut à Paris, et, sur requête présentée le 10 septembre, fut admise par le Châtelet à se porter partie civile contre La Chaussée et Mme de Brinvilliers. Celle-ci venait de se réfugier en Angleterre sans autre suite qu'une fille de cuisine. Tous les

soupçons en étaient confirmés. Le procès, instruit au Châtelet contre La Chaussée, se termina le 23 février 1673, par un arrêt portant que La Chaussée serait appliqué à la question préparatoire, manentibus indiciis. C'était le salut du misérable et celui de Mme de Brinvilliers s'il faisait preuve d'énergie à la torture. 'Mme d'Aubray intervint avec passion. Elle fit appel au Parlement, s'efforçant de prouver, dans un nouveau factum, que l'accusation était pleinement justifiée, que l'on ne devait pas avoir recours à un préalable toujours douteux et qui pouvait assurer l'impunité aux criminels. Le procès fut rouvert à la Tournelle. Malgré l'adresse avec laquelle il se défendit, La Chaussée fut condamné à mort le 24 mars 1673. L'arrêt portait qu'il était convaincu d'empoisonnement, condamné à être rompu vif et à expirer sur la roue, préalablement appliqué à la question ordinaire et extraordinaire, et la dame de Brinvilliers à avoir la tête tranchée par contumace.

Soumis à la torture, La Chaussée montra une rare vigueur et nia tout. Il subit la question aux brodequins. Les jambes du condamné étaient placées entre des planches que l'introduction successive de huit coins rapprochait peu à peu ; les jambes en étaient horriblement comprimées. Après qu'il eut été relâché du tréteau et porté sur un matelas au coin du feu, puis réconforté d'eau-de-vie, La Chaussée songea à la mort prochaine. Spontanément, il avoua ses crimes, l'empoisonnement de la tourte de Villequoy, et parla des forfaits de la marquise de Brinvilliers. Quel accusateur, dit La Reynie, aurait pu être écouté si Dieu n'eût permis que ce valet pris, que les premiers juges n'avaient pu condamner faute de preuves, le Parlement ne l'eût condamné sur des conjectures et sur de fortes présomptions ; si Dieu n'eût touché le cœur de ce misérable, qui, après avoir souffert la question sans rien dire, avoua son crime un moment avant d'être exécuté ? La Chaussée fut roué vif le même jour.

***

Réfugiée à Londres, la marquise de Brinvilliers menait une existence misérable, dans une gêne qu'elle supportait difficilement, en proie à des craintes incessantes.

Louis XIV prit personnellement, et dès le début, le plus vif intérêt à ce procès. Il désira sincèrement que l'instruction se fît d'une manière complète et lumineuse, résolu à poursuivre et frapper tous les complices, si haut qu'ils fussent placés. Les secrétaires d'État n'avaient pas attendu les déclarations faites par La Chaussée, le 24 mai 1673, pour demander au gouvernement anglais l'extradition de l'accusée. En novembre et décembre 1672, plusieurs lettres furent échangées entre Colbert et son frère, le marquis de Croissy, ambassadeur de France auprès de Charles II. Le roi d'Angleterre consentit à l'extradition ; mais il déclara qu'il ne pouvait faire opérer l'arrestation par des officiers anglais ; la France devait s'en charger. Croissy fut très embarrassé. L'ambassade n'était pas outillée pour de semblables besognes. Colbert insista ; enfin l'ambassadeur allait obtenir que Charles II fit procéder à l'arrestation par la police anglaise, quand Mme de Brinvilliers, alarmée, quitta l'Angleterre pour les Pays-Bas.

Cependant son mari, cet étonnant marquis de Brinvilliers, s'était tranquillement installé, avec enfants et domestiques, dans le château d'Offémont, appartenant à la succession de son beau-père et de ses deux beaux-frères, que sa femme avait empoisonnés ; il avait pris possession des terres environnantes ; et il ne fallut pas moins de deux lettres de cachet données par Louis XIV, en date des 22 février et 31 mars 1674, lui enjoignant de sortir du château et de s'en tenir

éloigné au moins de trois lieues, pour le décider à laisser la veuve du dernier lieutenant civil entrer en jouissance de son bien.

Nous n'avons que peu de renseignements sur la vie de la marquise de Brinvilliers depuis son départ de Londres jusqu'au jour, 25 mars 1676, où elle fut arrêtée à Liège dans un couvent où elle s'était réfugiée. De Londres elle vint dans les Pays-Bas, qu'elle quitta pour aller en Picardie, aux pays conquis par le roi, d'où elle fut à Cambrai, puis à Valenciennes, dans une religion — lisez un couvent, — mais elle fut obligée d'en sortir à cause de la guerre. De Valenciennes elle s'enfuit à Anvers, puis à Liège. Elle n'avait, pour subsister, qu'une pension de cinq cents livres, qui tomba à deux cent cinquante livres après la mort de sa sœur ; elle était parfois réduite à emprunter un écu. Étant à Cambrai, elle aurait fait prier son mari de venir l'y rejoindre ; celui-ci aurait répondu : Elle m'empoisonnerait comme les autres.

Louvois apprit que Mme de Brinvilliers s'était réfugiée à Liège. Il y envoya sur-le-champ le capitaine-exempt Desgrez, d'une habileté réputée. Desgrez avait ordre de se hâter, car les troupes françaises, encore maîtresses de Liège, étaient sur le point de rendre la place aux Espagnols. Michelet et la plupart des historiens ont mis l'arrestation de Mme de Brinvilliers en roman. Desgrez, beau garçon, se serait déguisé en abbé de cour et se serait fait bien venir de la marquise, toujours curieuse d'aventures galantes : au rendez-vous, l'amoureux aurait paru en officier de police, assisté de plusieurs archers. L'arrestation se fit, au contraire, de la manière la plus simple, le dernier jour, écrit La Reynie, où l'autorité du roi ait été reconnue dans la ville de Liège. Ce ne fut même pas Desgrez qui l'opéra, mais un agent de la politique française dans les Pays-Bas, ancien commis de Fouquet, un certain Bruant, dit Descarrières. Les bourgmestres, écrit celui-ci à Louvois, le 23 mars, en ont si bien usé qu'ils m'ont confié à moi-même leur clé magistrale pour aller prendre cette dame, sans avoir voulu savoir pourquoi c'était faire. Le lendemain, 26 mars, Descarrières écrit encore à Louvois : J'ai fait que l'exempt — Desgrez — a été présent comme particulier à la capture ; il l'informe aussi qu'on a saisi sur la dame une cassette : elle en a paru très agitée et elle a dit d'abord au mayeur Goffin que dans cette cassette était sa confession, le priant de la lui faire rendre. Descarrières fit sceller la boîte de son cachet et de celui de l'exempt.

La Reynie dit encore à ce sujet : C'est Dieu qui a permis que cette misérable, qui fuyait de royaume en royaume, ait eu soin d'écrire et de porter avec elle les preuves qui étaient nécessaires pour sa condamnation. Cette confession où, en quelque pages, la marquise de Brinvilliers a rappelé tous les crimes de sa vie, a été publiée par Armand Fouquier1 ; mais le ton en est si fort que l'éditeur n'a pu la reproduire dans le texte original et a dû en traduire les principaux passages en latin.

De Liège, la marquise de Brinvilliers fut conduite, sous escorte, à Maëstricht, où elle arriva le 29 mars ; elle y fut enfermée et gardée à vue dans la maison de ville. Aussitôt après son arrestation, la prisonnière essaya de se suicider en avalant les morceaux d'un verre qu'elle avait brisé entre ses dents. Elle avalait aussi des épingles, mais elle n'en mourait pas. Resne, soldat du guet, l'apostropha vivement : Vous êtes une méchante femme ! après avoir mis les mains dans le sang de votre famille, vous voulez en faire autant sur vous ! Elle répondit : Si je l'ai fait, ç'a été par méchant conseil. Une autre fois, Desgrez fut

1 Causes célèbres, IV, livraison 91, p. 14.

averti que Mme de Brinvilliers avait cherché à se suicider d'une façon beaucoup plus horrible : Ah ! je vois, misérable, s'écria-t-il, que vous voulez vous défaire et que vous avez empoisonné vos frères ! Elle répondit : Si j'avais eu bon conseil ! On a souvent de mauvais moments. Les archers qui gardèrent Mme de Brinvilliers pendant son voyage de Liège à Paris firent, devant les juges, de cette troisième tentative de suicide, une description que nous ne pouvons reproduire. Voici le billet d'Emmanuel de Coulanges, que Mme de Sévigné envoie à Mme de Grignan : Elle s'était fiché un bâton, devinez où : ce n'est point dans ce n'est point dans la bouche, ce n'est point dans l'oreille, ce n'est point dans le nez, ce n'est point à la turque.

Pendant son voyage, Mme de Brinvilliers fut escortée par le maréchal d'Estrades en personne jusqu'à Huy, et, de Huy à Rocroi, par les troupes de M. de Montai. Le caractère de la prisonnière se marquait dans son énergie farouche. Enfermée à Maëstricht, elle proposa à un archer de garde, Antoine Barbier, qui avait gagné sa confiance, de faire un bâillon et une échelle de corde ; on bâillonnerait Desgrez et on se sauverait avec l'échelle. Elle promettait à Barbier mille pistoles. D'autres fois elle insistait auprès de lui pour qu'il l'aidât à égorger Desgrez, à tuer le valet de chambre, à détacher les deux chevaux de volée du carrosse, à prendre les pièces, la cassette où était sa confession, un autre papier de conséquence, brûler le tout, on porterait à cet effet une mèche allumée.

Elle écrivait à d'anciens domestiques demeurés fidèles, et parvint effectivement à leur faire passer des lettres, car ils cherchèrent à l'enlever en essayant de corrompre ses gardiens.

Elle persistait dans le plan qu'elle s'était tracé au sujet de l'accusation qui pesait sur Pennautier. Elle demanda à Barbier de l'encre pour lui écrire ; Barbier lui en donna et fit semblant d'avoir expédié la lettre. Et comme il lui demandait si Pennautier était de ses amis : Oui, oui, répondit-elle, et il est autant intéressé dans mon salut que moi-même. Une autre fois elle dit : Il doit avoir plus peur que moi. L'on m'a interrogée sur son sujet, mais je n'ai rien dit et j'ai trop de cœur pour le charger ; la moitié des gens de condition en sont aussi, et je les perdrais si je voulais parler. Ce qu'elle répéta plusieurs fois.

A Mézières, Mme de Brinvilliers rencontra Denis de Palluau, conseiller au Parlement, que la Cour avait député au-devant d'elle pour être procédé à un premier interrogatoire. Corbinelli, l'ami de Mme de Sévigné, écrit à Mme de Grignan : Le Roi a voulu que le Parlement députât le nommé Palluau, conseiller à la Grand'Chambre, pour se porter à Rocroi où il doit interroger la Brinvilliers, parce qu'on ne veut pas attendre à le faire qu'elle soit ici, où toute la robe est alliée à cette pauvre scélérate.

Le premier interrogatoire que Palluau fit subir à Mme de Brinvilliers est daté de Mézières, 17 avril 1676. L'accusée se retrancha derrière des dénégations systématiques :

Interrogée sur le premier article de sa confession, dans quelle maison elle a fait mettre le feu,

A dit ne l'avoir point fait, et lorsqu'elle avait écrit

de pareilles choses elle avait l'esprit troublé ; Interrogée sur les six autres articles de sa confession, A dit qu'elle ne sait ce que c'est et ne se souvient

point de cela ;

Interrogée si elle n'a point empoisonné son père et ses frères,

A dit ne rien savoir de cela ;

Interrogée si ce n'est point La Chaussée qui a empoisonné ses frères,

A dit ne rien savoir de tout cela.

A elle représenté huit lettres et sommée de déclarer à qui elle les écrivait,

A dit ne s'en souvenir ;

Interrogée pourquoi elle a écrit à Théria d'enlever la cassette,

A dit ne savoir ce que c'était ;

Interrogée pourquoi, en écrivant à Théria, elle disait qu'elle était perdue s'il ne s'emparait de la cassette et là, du procès,

A dit ne s'en souvenir.

Mme de Brinvilliers fut écrouée à la Conciergerie le jour même de son arrivée à Paris, c'est-à-dire le 26 avril. Elle y fut laissée sous la garde de l'archer Barbier, à qui elle ne cessait de confier des lettres que celui-ci disait porter à leur adresse et remettait aux magistrats.

Elle écrivit à Pennautier le 29 avril :

J'apprends par mon ami que vous avez dessein de me servir dans mon affaire, vous pouvez croire que ce me sera un surcroît d'obligations à toutes vos honnêtetés ; c'est pourquoi, Monsieur, si vous êtes dans ce dessein, il n'y faut perdre aucun temps, s'il vous plaît, et de voir avec les personnes qui vous iront trouver de quelle manière vous souhaitez faire les choses. Je crois qu'il serait assez à propos que vous ne vous montrassiez pas tant, mais il faut que vos amis sachent où vous êtes, car le conseiller m'a fort interrogée sur votre sujet à Mézières.

Suit la recommandation d'acheter le silence de la veuve des Bernardins, c'est-à-dire de la veuve de Sainte-Croix qui logeait rue des Bernardins.

Mme de Brinvilliers découvrit, dans la suite, les motifs de sa conduite vis-à-vis de Pennautier : Je ne sais point du tout, dit-elle la veille de sa mort, que M. Pennautier ait jamais eu d'intelligence avec Sainte-Croix pour les poisons, et je ne pourrais l'en accuser sans trahir ma conscience. Mais comme on a trouvé dans sa cassette un billet qui le regardait et que je l'avais vu mille fois avec Sainte-Croix, je crus que l'amitié avait pu aller jusqu'au commerce de poisons, et, dans ce doute, je me hasardai à lui écrire comme si j'avais su que cela fût, ne pouvant rien gâter par là à mon affaire et raisonnant ainsi en moi-même : s'il y a eu entre eux quelque liaison pour les poisons, M. Pennautier croira que j'en saurais le secret, m'avançant comme je fais, et cela l'engagera à solliciter mon affaire comme la sienne de peur que je le charge ; et s'il est innocent, ma lettre est perdue. Je ne risque rien que l'indignation d'une personne qui n'aurait garde de se déclarer pour moi, ni de me rendre aucun service quand je ne lui aurais rien écrit.

Les billets de la prisonnière aggravèrent les soupçons contre Pennautier au point qu'un décret d'arrestation fut lancé contre le malheureux receveur du clergé, et qu'il fut incarcéré à la Conciergerie dans la chambre qu'avait occupée Ravaillac.

***

Marie Vosser, veuve de Hannyvel de Saint-Laurent, le prédécesseur de Pennautier dans la charge de receveur du clergé, excitait l'opinion avec une véritable furie. Elle accusait Pennautier d'avoir empoisonné Saint-Laurent, le 2 mai 1669, pour lui succéder dans une situation qui était d'un revenu considérable. Elle l'accablait de factums rédigés par l'un des bons avocats de Paris, Me Vautier. C'étaient des pamphlets qui couraient les rues.

La fortune rapide de Pennautier, loin de le protéger dans l'opinion publique, lui avait suscité mille ennemis qui allaient faisant sonner les faux bruits. Le peuple voyait avec stupeur son influence et sa richesse, la noblesse les enviait. D'autre part, comme Fouquet, Pennautier trouva des amis fidèles, et c'est l'honneur de ce temps. Il est incroyable, dit Saint-Simon, combien de gens des plus considérables se remuent pour lui. Cette générosité de sentiments était d'autant plus belle que le souvenir de la disgrâce qui accabla les amis de Fouquet était présent à tous les esprits. Le cardinal de Bonsy, le duc de Verneuil, l'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, et Colbert, étaient parmi les plus actifs. Les magistrats, qui furent soupçonnés par Louis XIV lui-même d'avoir été corrompus, firent preuve d'une admirable indépendance.

Pennautier écrivait, à son bureau, une lettre à l'un de ses cousins, quand, le 15 juin 1676, la police fit brusquement irruption dans sa chambre. Voici ce qu'il avait écrit : Je crois que le séjour d'un mois à la campagne, de notre ami suffira... Effrayé par cette brusque irruption, Pennautier mit nerveusement ce billet dans sa bouche, comme pour l'avaler. Ce détail demeura dans la suite la seule charge que l'accusation pût relever contre lui, quand Mme de Brinvilliers l'eut entièrement innocenté. Ses déclarations aux interrogatoires furent d'une netteté probante ; enfin, dans un factum imprimé en réponse aux pamphlets de la veuve de Saint-Laurent, il établit sans réplique possible la fausseté des quelques faits sur lesquels ses adversaires essayaient (le fonder leur accusation. Ceux-ci se voyaient réduits à soutenir que les procès-verbaux dressés lors de la levée des scellés chez Sainte-Croix avaient été falsifiés.

On m'accuse d'avoir empoisonné Saint-Laurent, ajoutait Pennautier, mais a-t-on seulement prouvé qu'il fût mort empoisonné ? Il est au moins singulier qu'on me dise coupable d'un crime qui n'a pas été commis, car les rapports des médecins, aussi bien que les circonstances de la mort, prouvent que celle-ci a été naturelle.

La fin de la réponse de Pennautier est écrasante pour son accusatrice. Il montre Mme de Saint-Laurent attendant six années avant d'introduire sa plainte à la Cour. D'où vient ce silence ? — Saint-Laurent étant mort, Pennautier fut appelé à exercer la charge de receveur général du clergé. La dame de Saint-Laurent lui donna sa nomination le 42 juin 1669 ; le même jour, ils passèrent un traité de société ensemble, par lequel la dame de Saint-Laurent se réserva la moitié des émoluments de la charge de receveur général du clergé, et le sieur de Pennautier donna encore 2.000 pistoles au sieur de Mannevillette qui avait des prétentions contre la dame de Saint-Laurent pour rentrer dans l'exercice de sa charge, suivant la contre-lettre que le sieur de Saint-Laurent lui avait donnée, lorsque le sieur de Mannevillette s'était démis de cette charge en sa faveur, le 17 mars

1669. La dame de Saint-Laurent a paisiblement joui de cette moitié d'émoluments de la charge jusqu'au dernier jour de décembre 1675 que la société finissait ; et si le sieur de Pennautier avait voulu renouveler une société avec elle, lorsque l'assemblée générale du clergé lui fit l'honneur de le nommer pour receveur général du clergé pour dix années, qui finiront au dernier jour de décembre 1685, ceux qui connaissent la dame de Saint-Laurent savent bien qu'elle n'eût jamais accusé le sieur de Pennautier d'avoir fait empoisonner le sieur de Saint-Laurent, son mari.

Nous avons un peu insisté sur cet incident à cause de l'importance du rôle que Pennautier joua dans la restauration du commerce et de l'industrie en France sous la direction de Colbert.

***

Il n'était plus question dans Paris que de Mme de Brinvilliers et de Pennautier. Cela fait tort aux affaires de la guerre, dit Mme de Sévigné.

Son privilège de noblesse fit appeler Mme de Brinvilliers devant la plus haute juridiction du royaume : les Grand'Chambre et Tournelle réunies. Elle demanda un conseil, c'est-à-dire un avocat, pour l'assister dans sa défense. Ce conseil lui fut refusé, au moins temporairement.

Le tribunal fut présidé par le Premier Président de Lamoignon. Du 29 avril au 16 juillet 1676, le procès occupa vingt-deux audiences. Mme de Brinvilliers témoigna d'une force de volonté et d'une énergie qui ne cessèrent d'être un sujet d'étonnement pour ses juges. Elle nia avec obstination et réfuta ses accusateurs d'une voix dure, hautaine ; mais sans jamais se départir du respect qu'elle devait aux magistrats, un respect où entrait de la fierté et de la noblesse, et qui faisait sentir qu'elle se considérait au moins comme l'égale de ceux qui la jugeaient.

Quand on en vint à la lecture de l'interrogatoire de Mézières, du 17 avril 1676, éclata l'incident attendu. Voici l'extrait du procès-verbal en partie inédit :

Lors de la lecture de ces interrogatoires, M. le Premier Président a voulu l'empêcher et la remettre lorsqu'on lira la confession, cela a fait grande difficulté et sur ce sujet on a agité la question de savoir si on pouvait l'interroger sur ces crimes particuliers, comme sodomie et inceste, qui, n'étant dans cette occasion que matière de confession, il semblait que l'on devait tenir un grand secret, les uns étant pour, les autres contre.

M. de Palluau dit, qu'ayant consulté des docteurs. on lui a dit que, trouvant une confession en chemin on la devait brûler sous peine, comme le croient quel dies-uns, de péché mortel.

D'autres docteurs tiennent que ledit sieur Palluau, en qualité de juge, n'avait pu s'empêcher d'en faire la description, et l'interroger sur ce papier intitulé : Je m'accuse, mon Père, etc.

M. le Premier Président a soutenu que la question était fort problématique, et néanmoins qu'il croyait qu'on devait lire ces pièces.

M. le President de Mesmes a voulu soutenir qu'on s'était servi de ces sortes de confessions dans le Christianisme, et a cité l'épître de saint Léon, et que les juges s'en étaient servis.

Nivelle, avocat, a soutenu le contraire.

M. le Premier Président a répondu que l'épître de saint Léon était tout opposée à l'avis de M. de Mesmes et qu'il n'y avait qu'à en prendre la lecture.

La question agitée, on a continué à lire.

Interrogée si elle n'a pas fait sa confession et à qui elle se devait confesser ?

A dit qu'elle n'a jamais eau dessein de faire une confession conformément au projet, ni ne connaissait ni prêtres, ni religieux, à qui elle devait se confesser.

M. Roujault nous a rapporté l'après-dînée, qu'il avait proposé la question à M. Benjamin, official et théologal, à M. du Saussoy et autres casuistes, et à M. de Lestocq, docteur et professeur en théologie, qui convinrent tous que l'on pouvait voir ce papier, et interroger dessus Mme de Brinvilliers, que le secret de la confession ne devait être qu'entre le confesseur et le pénitent, et qu'un papier, en manière de confession, ayant été trouvé, pouvait être lu par des juges.

Le 13 juillet 1676, on entendit l'effroyable déposition de Briancourt, qui raconta en détail la vie de sa maîtresse. Briancourt parla d'une voix altérée d'émotion. Mme de Brinvilliers le contredit, froide, impassible, hautaine. C'est un esprit qui nous épouvante, dit le Président de Lamoignon. Nous travaillâmes hier à son affaire jusqu'à huit heures du soir ; elle fut confrontée dans la Chambre avec Briancourt pendant treize heures, elle l'a encore été aujourd'hui cinq, et elle a soutenu ces deux confrontations d'un air surprenant. On ne peut avoir plus de respect pour les juges, ni plus de fierté pour le témoin à qui on la confrontait, lui reprochant qu'il était un valet sujet au vin et chassé de la maison pour ses dérèglements, dont le témoignage ne devait pas être reçu contre elle. Mme de Brinvilliers était perdue. La noble marquise voyait se dresser devant elle le spectacle du supplice infamant : l'amende honorable à genoux devant le portail de Notre-Dame, en chemise, la torche en main, les supplices de la torture dont la pensée faisait trembler les plus résolus, puis l'échafaud, enfin le bûcher, le sépulcre ardent, d'où la main du bourreau devait disperser ses cendres sous les yeux de la populace. Les magistrats eux-mêmes, qui allaient la condamner, en avaient le cœur serré. Et quand Briancourt, sur la fin de sa déposition, les larmes aux yeux, étouffant de sanglots, lui dit : Je vous ai avertie maintes fois, madame, de vos désordres, de votre cruauté, que vos crimes vous perdraient, Mme de Brinvilliers répondit — cette réponse est prodigieuse de maîtrise et d'orgueil — : Vous n'avez guère de cœur, vous pleurez ! — Trouverait-on dans l'histoire romaine ou dans Corneille un mot pareil ? Nous le préférons, dans la netteté et la sécheresse du procès-verbal, à la manière dont le Président de Lamoignon l'a rapporté à l'abbé Pirot : Elle lui — à Briancourt — insultait sur les larmes qu'il répandait, au souvenir de la mort de MM. ses, frères, quand il lui a soutenu qu'elle lui avait fait confidence de leur empoisonnement, et lui disant qu'il était un vilain de pleurer devant tous ces messieurs, que c'était l'effet d'une

âme basse. Tout cela s'est dit sans emportement et sans que, pendant cinq heures que nous l'avons tous observée aujourd'hui, elle ait paru changer de visage.

Me Nivelle, à qui incombait la lourde tâche de présenter la défense de l'accusée, s'en acquitta d'une manière remarquable. Son plaidoyer était encore réputé au XVIIIe siècle. La forme en est ample, et les expressions sont parfois d'une grande beauté.

L'atrocité des crimes, dit-il, et la qualité de la personne accusée demandent des preuves de la dernière évidence et écrites, pour ainsi dire, avec des rayons du soleil. Il poursuit en demandant si les preuves que l'on oppose à la dame de Brinvilliers sont de cette qualité. Il parvient à jeter le doute sur la sincérité de plusieurs dépositions capitales, sur celle du sergent Cluet, qui est dévoué, dit-il, corps et âme, à la partie adverse, à Mme veuve d'Aubray, laquelle tient son rôle de partie civile avec la plus extrême fureur. La déposition d'Edme Briscien doit être entièrement rejetée, car le témoin n'a pas été confronté à la dame de Brinvilliers, et, sur ce point, les règles de la procédure sont formelles. Me Nivelle tire habilement parti de quelques contradictions dans la déclaration après la question de La Chaussée. L'argument fondé sur la fameuse cassette de Sainte-Croix ne doit pas sembler de plus de poids. En effet, le billet du 23 mai 1670, par lequel Sainte-Croix déclare que le contenu de la botte appartient à la marquise de Brinvilliers, est, sans aucun doute, antérieur à l'introduction dans ladite botte des fioles de poison ; il ne s'applique qu'aux lettres de Mme de Brinvilliers à Sainte-Croix où il n'est pas question de poison. Arrivant enfin à la confession écrite, qui fut saisie à Liège, Me Nivelle s'élève vivement contre la preuve de culpabilité que des magistrats prétendent en tirer : La dernière preuve, dit-il, concerne un papier que l'on a trouvé parmi ceux de la dame de Brinvilliers, dans lequel elle avait écrit une confession religieuse dont il est étonnant que les accusateurs veuillent inspirer aux juges de prendre lecture, cette pièce étant d'une nature que les lois divines et humaines rendent sacrée et inviolable par le sceau du secret et du silence qu'exigent les dépendances d'un mystère des plus augustes, comme l'on fera voir par des raisons invincibles. Ces raisons sont puisées dans une étude attentive des écrits des Pères de l'Église et de l'histoire ecclésiastique, d'où l'avocat produit de nombreux exemples et textes capables d'imprégner les juges du plus profond respect pour le secret de la confession, sous quelque forme qu'elle se présente.

Enfin Me Nivelle s'efforce de gagner un peu de sympathie, ou du moins de pitié, à sa cliente. Il montre cette femme frêle, de naissance noble, belle et d'une nature sensible, en butte, depuis plusieurs mois, à des calomnies semées par la haine, aux mauvais traitements, aux insultes d'archers et de soldats ivres, de geôliers grossiers ; on lui a ôté jusqu'aux consolations spirituelles et, le jour même de la Pentecôte, on lui a refusé d'entendre la messe ! Il est certain que Me Nivelle contribua à ce revirement d'opinion en faveur de Mme de Brinvilliers. qui s'accentua les derniers jours.

Me Nivelle termina son plaidoyer par une belle apostrophe à la pallie civile : L'accusatrice ne doit pas s'élever contre elle — Mme de Brinvilliers —, puisqu'elle a déjà été satisfaite sur ce qu'elle devait à la mort de son mari par le châtiment exemplaire de ce misérable scélérat — La Chaussée — qui l'a fait, mourir ; elle a plutôt sujet de souhaiter que la famille où elle est alliée ne soit pas souillée d'une honte éternelle, et qu'on ne lui reproche pas d'avoir manqué de sentiments naturels pour ses neveux, qu'elle devrait considérer comme ses propres enfants.

Feu MM. d'Aubray ont été aussi satisfaits par la vengeance publique qui a été faite de leur mort, et s'ils pouvaient maintenant faire entendre leurs sentiments, ils apprendraient, sans doute, que l'affection qu'ils ont toujours eue pour leur sœur était une marque qu'ils la reconnaissaient incapable d'une action si dénaturée ; ils solliciteraient eux-mêmes pour leur propre sang, bien loin d'en sacrifier les personnes et les exposer à la honte des supplices : ils témoigneraient que leur plus haute satisfaction est de conserver leur honneur en conservant sa vie, et qu'autrement ce serait les punir eux-mêmes plutôt que les venger. Mais s'ils trouvent leur consolation dans la justification de la dame de Brinvilliers, si ses enfants, qui seraient punis comme s'ils étaient coupables, et à qui la vie deviendrait un supplice et la mort une consolation, y rencontrent la conservation de l'honneur d'une famille aussi considérable que celle dont leur mère est issue, ces sages magistrats, qui la, doivent juger, auront aussi plus de gloire en donnant au public un exemple fameux de leur justice, de leur piété et de leur équité souveraine, par son absolution !

Le 15 juillet 1676, Mme de Brinvilliers parut pour la dernière fois devant ses juges, sur la sellette, et au cours de ce long interrogatoire où, durant trois heures, toute sa vie fut passée au crible, elle ne se démentit pas un instant. Elle nia tout : elle ne savait ce que c'était que poison et antidote ; sa prétendue confession était pure folie. Elle ne parut pas touchée de ce que M. le Premier Président lui dit, quoique, après avoir fait l'office de juge, il l'eût pris d'un ton très chrétien et lui eût dit les choses du monde les plus fortes pour l'attendrir et lui faire sentir un peu l'état déplorable où elle était. — M. le Premier Président, lisons-nous dans un abrégé du procès, l'a pressée sur la douleur de la maladie de son père, sur l'insuffisance dans laquelle elle est, que cet acte est peut-être le dernier de sa vie ; l'a invitée de faire une sérieuse réflexion sur sa mauvaise conduite, qui lui a attiré les reproches de sa famille et même de ceux qui ont vécu dans la débauche avec elle. M. le Président de Novion lui a dit que monsieur son frère, le lieutenant civil, avait soupçonné d'autres personnes, et que cela lui avait fait peine à l'article de la mort. Le Premier Président lui dit encore — et voici l'un des traits les plus milieux du procès pour l'étude des idées morales de l'époque — que le plus grand de tous ses crimes, quoique très horribles, n'était pas d'avoir empoisonné son père et ses frères, mais qu'elle avait essayé de s'empoisonner elle-même. On la retint encore une demi-heure, mais elle ne voulut rien dire, témoignant seulement qu'elle avait de la peine dans son cœur.

Le Premier Président pleurait amèrement, écrit l'abbé Pirot, et tous les juges répandaient des larmes. Seule elle conservait la tête droite et, dans toute sa clarté, le regard dur de ses yeux bleus.

H. Taine a merveilleusement défini le caractère des héroïnes de Racine et l'art même du poète, dans dette ligne : On devine les larmes qui n'arrivent pas jusqu'à leurs beaux yeux. La suite du récit, plus encore que les pages précédentes, indiquera que la marquise de Brinvilliers a eu des points de contact avec quelques-unes des héroïnes de Racine, et contribuera à montrer combien l'incomparable poète a reproduit avec exactitude les modèles que lui présentait la société de son temps.

En terminant ce mémorable interrogatoire du 15 juillet, le Président de Lamoignon dit à l'accusée que, par charité et à la prière de sa sœur la Carmélite, on lui avait envoyé une personne d'un très grand mérite et d'une très grande vertu pour la consoler et l'exhorter de songer au salut de son âme. Nous allons

voir entrer en scène l'une des figures les plus intéressantes du drame, l'abbé Edmond Pirot.

III. — SA MORT.

Edmond Pirot était théologien, professeur en Sorbonne. Né à Auxerre, le 12 août 1631, il se trouvait du même âge que la marquise de Brinvilliers. Ses discussions avec Leibnitz avaient répandu son nom dans toute l'Europe. C'était une âme ardente, sensible ; son cœur se meurtrissait au contact des douleurs d'autrui. La délicatesse de mon tempérament était si grande, dit-il, que je n'avais jamais pu voir saigner une personne, ni me résoudre à me regarder saigner moi-même, et j'étais autrefois tombé en faiblesse pour avoir vu panser une plaie, sans avoir osé depuis entreprendre de me trouver à une semblable rencontre. Son intelligence était fine, aiguë, douée d'une faculté remarquable de pénétration psychologique.

Le Président de Lamoignon, en désignant l'abbé Pirot pour assister Mme de Brinvilliers, avait donné une preuve nouvelle de sa connaissance des hommes. Il savait que sa parole douce et pénétrante agirait sur le cœur de l'accusée et obtiendrait peut-être ce que n'avait pu obtenir l'appareil de la justice ; qu'elle révélerait ses complices, la composition des poisons et des antidotes à employer. Nous avons intérêt pour le public, dit Lamoignon à l'abbé Pirot, que les crimes meurent avec elle, et qu'elle prévienne par une déclaration de ce qu'elle sait toutes les suites qu'elle pourrait avoir, sans quoi nous n'y pourrions nous-mêmes obvier, et ses poisons lui survivraient après sa mort. Puis il avait désiré ardemment trouver en lui un prêtre de qui les exhortations toucheraient à l'heure de la mort cette âme rebelle et la mettraient dans la voie du salut.

L'abbé Pirot a raconté le dernier jour de Mme de Brinvilliers minute par minute. Cette relation ne remplit pas moins de deux volumes. C'est l'un des plus extraordinaires monuments que possède la littérature. Le récit est écrit sans souci d'art : les conversations sont rapportées tout au long, avec les redites et d'interminables monotonies ; mais le style clair, précis, limpide, l'expression sobre et juste des plus vives passions, font sans cesse penser aux tragédies de Racine. Phèdre et la relation de l'abbé Pirot ont été composées la même année ; si notre docteur en théologie avait, en écrivant, songé au public, avec quelque souci de la composition et le désir d'éviter los redites et les longueurs, la postérité aurait pu, sans doute, signer les deux œuvres du même nom.

Michelet a exprimé d'une manière frappante l'entrée de l'abbé Pirot dans la tour de la Conciergerie :

L'esprit rempli de terreurs, Pirot fut introduit à la Conciergerie, au plus haut de la tour Montgommery ; il entra dans une grande chambre où il y avait quatre personnes, deux gardiens, une garde, et, tout au fond, le monstre.

Le monstre était une toute petite femme, fine, aux yeux bleus, très doux et parfaitement beaux. Dès qu'elle vit Pirot, elle remercia honnêtement un prêtre qui l'avait assistée jusque-là, exprima avec grâce et abandon sa confiance absolue dans le docteur. Il vit tout d'abord combien elle était aimée de ceux qui

vivaient avec elle. Quand elle parlait de sa mort, les deux hommes et la femme fondaient en larmes. Elle semblait les aimer aussi, était bonne et douce avec eux, point fière : elle les faisait manger à sa table.

— Assurément, monsieur, dit-elle à l'abbé Pirot, c'est vous que M. le Premier Président m'envoie pour me consoler ; c'est avec vous que je dois passer le peu qui me reste de vie ; il y a longtemps que j'avais impatience de vous voir.

— Je viens, madame, lui répondit Pirot, vous rendre pour le spirituel tous les offices que je pourrai. Je souhaiterais que ce fût dans une autre affaire que celle-ci.

— Monsieur, reprit-elle, il faut se rendre à tout.

Et, dans ce moment, se tournant du côté du Père de Cheyney, un oratorien : Mon Père, lui dit-elle, je vous suis obligée de m'avoir amené monsieur et de toutes les autres visites que vous avez bien voulu me faire ; priez Dieu pour moi, je vous supplie ; dorénavant je ne parlerai plus guère qu'à monsieur. J'ai à traiter avec lui d'affaires qui se disent tête à tète. Adieu, mon Père.

L'oratorien se retira.

Mme de Brinvilliers semble avoir été gagnée dès l'abord par l'expression affectueuse de son confesseur, par sa parole sincère et compatissante. Le jugement n'avait pas encore été rendu. Ma mort est sûre, disait-elle, il ne faut pas que je me flatte d'espérance. J'ai à vous faire une grande confidence de toute ma vie. Mais la conversation dévia sur ce qu'on disait d'elle dans le monde. Je me figure assez qu'on en parle beaucoup, et que je suis depuis quelque temps la fable du peuple. Et ses yeux brillaient.

Pirot s'efforçait de lui démontrer que, dans le cas où elle serait coupable, son devoir était de dénoncer tous ses complices, de dire la composition des poisons et les moyens de les combattre. Elle l'interrompit : N'y a-t-il pas, monsieur, quelques péchés irrémissibles en cette vie, ou par leur gravité ou par leur nombre ? N'y en a-t-il pas de si énormes ou en si grand nombre que l'Église ne les puisse remettre ? — Sachez, madame, qu'il n'y a point de péchés irrémissibles en cette vie, répondit Pirot, et il développa cette pensée avec force, avec chaleur, avec une foi communicative. La conviction se faisait peu à peu dans l'âme de la prisonnière, et, avec elle, se levait une lueur de régénération, l'espoir de la vie future sereine et heureuse — glorieuse, disait le Père Pirot — et, avec la pensée, le cœur se transformait. Monsieur, me répondit-elle à cela, je suis convaincue de tout ce que vous me dites. Je crois que Dieu peut remettre tous les péchés ; je crois qu'il a souvent exercé ce pouvoir ; mais toute ma peine présentement, c'est qu'il voudra bien en faire application à un sujet aussi misérable que je suis. — Je lui dis qu'il fallait espérer que Dieu aurait pitié d'elle selon sa grande miséricorde. Elle commença à me faire en gros la description de toute sa vie. Et, dès ce moment, je lui vis le cœur touché, fondante en larmes à la vue de sa misère. Au contact de sa bonté touchante et à la lumière de la rédemption, l'abbé Pirot avait, en quelques heures, fondu comme de la cire cette nature d'airain.

Après qu'elle m'eut fait un crayon de sa vie, sachant que je n'avais pas encore dit la messe, elle m'avertit d'elle-même qu'il était temps de la dire, que je pourrais pour cela descendre dans la chapelle, qu'elle me priait de la dire à Notre-Dame, à son intention, pour lui obtenir les grâces dont elle avait besoin, que je remontasse aussitôt que j'aurais achevé le sacrifice, qu'elle y assisterait

en esprit, puisqu'il ne lui était pas permis d'y assister autrement, qu'elle penserait à mon retour à me dire en détail ce qu'elle ne m'avait encore dit qu'en gros.

Après ma messe, poursuit l'abbé Pirot, comme je prenais un doigt de vin dans la salle du concierge avant que de retourner à la tour, j'appris de M. de Sency, libraire du Palais, que Mme de Brinvilliers était jugée. Je remontai et je trouvai Mme de Brinvilliers m'attendant dans une grande sérénité.

Je ne pouvais me sauver, disait-elle, qu'en mourant de la main du bourreau. Si j'étais morte à Liège avant que d'être arrêtée, où en serais-je à l'heure qu'il est ? et quand je n'aurais pas été prise, quelle fin aurais-je faite ? Je déclarerai mon crime devant les juges à qui je le désavouai jusqu'à présent. J'ai cru le pouvoir celer parce que je me flattais que, sans ma confession, il n'y aurait pas de quoi me convaincre, et que je n'étais pas obligée de me charger moi-même. Je prétends réparer demain, dans mon interrogatoire dernier, le mal que j'ai fait dans les autres.

Je vous prie, monsieur, reprit-elle tout à coup, d'en faire mes excuses à M. le Premier Président. Vous le verrez, s'il vous plaît, de ma part, après ma mort, et vous lui direz que je lui demande pardon, et à tous les juges, de l'effronterie qu'ils m'ont vue ; que j'ai cru que cela servait à la défense de ma cause et que je n'ai jamais cru qu'il y eût assez de preuves pour me condamner sans mon aveu ; que je vois tout le contraire présentement, et que j'ai été touchée sur la sellette de ce qu'il m'a dit et que je me suis fait violence pour empêcher qu'on le remarquât à mon visage, qu'il me pardonne le scandale que j'ai donné à toute la Chambre assemblée pour me juger et qu'il prie les juges de me le pardonner.

C'est ainsi, poursuit l'abbé Pirot, qu'elle me vint conter son affaire jusqu'à une heure et demie qu'on vint apporter le couvert pour le dîner. Elle ne prit que deux œufs frais et un bouillon, et m'entretint, pendant le repas que je fis, de choses indifférentes, avec une très grande liberté d'esprit et une tranquillité qui me surprenait, comme si elle m'eût donné à manger dans une maison de campagne. Elle fit mettre à table les deux hommes et la femme qui la gardaient ordinairement. Monsieur, me dit-elle après qu'elle leur eut dit de s'y mettre, voulez-vous bien qu'on ne fasse pas de façons pour vous ? Ils ont coutume de manger avec moi pour me tenir compagnie, et nous en userons de même aujourd'hui, si vous le trouvez bon. C'est ici, leur dit-elle, le dernier repas que je ferai avec vous. Et, se tournant vers la femme qui était auprès d'elle : Madame, ma pauvre Du Rus, vous serez bientôt défaite de moi ; il y a longtemps que je vous donne de la peine, mais cela finira dans peu. Vous pourrez demain aller à Dranet. Vous aurez assez de temps pour cela. Sept ou huit heures venues, vous n'aurez plus affaire à moi, car je ne crois pas que vous ayez le cœur de me voir exécuter.

Elle disait cela froidement et d'une tranquillité qui marquait plutôt une égalité d'esprit naturelle qu'une fierté affectée. Et comme ces gens, de temps en temps, fondaient en larmes et se retiraient pour les lui cacher, elle, s'en apercevant, me jetait sans pleurer un regard de pitié, comme compatissant à leur douleur, à peu près de même qu'une mère de famille qui serait au lit de mort et, voyant autour d'elle ses domestiques pleurer, regarderait un confesseur qui serait auprès d'elle et marquerait la peine que leur amitié lui donnerait.

De temps en temps elle me pressa de manger et fit reproche au concierge qu'on eût mis des choux au pot. Elle me pria avec beaucoup d'honnêteté de vouloir

bien qu'elle bût à ma santé. Je crus que je lui ferais aussi quelque plaisir de boire à la sienne, et il ne me fut pas difficile d'avoir pour elle cette petite complaisance. Elle me fit excuse si elle ne me servait pas, évitant de dire qu'elle n'avait point de couteau pour cela, pour n'avoir pas lieu de rien témoigner qui eût l'apparence d'une plainte.

Monsieur, me dit-elle sur la fin du diner, c'est demain maigre, et quoique ce soit un jour de grande fatigue pour moi — elle devait subir la torture, puis être décapitée — je ne prétends pas faire gras. Madame, lui répondis-je, si vous avez besoin d'un bouillon à la viande pour vous soutenir, il n'en faudra pas faire de scrupule ; ce ne sera pas par délicatesse que vous en prendrez, mais par pure nécessité, et la loi de l'Église n'oblige pas en ce cas. — Monsieur, me répliqua-t-elle, je n'en ferais pas de délicatesse si j'en avais besoin et que vous me l'ordonnassiez ; mais, sûrement, cela ne sera pas. Il n'y a qu'à m'en donner un ce soir à l'heure du souper et un autre à onze heures ; on le fera aujourd'hui un peu plus fort qu'à l'ordinaire, et cela suffira pour passer demain avec deux œufs frais que je pourrai prendre à la question.

Il est vrai, ajoute l'excellent prêtre, que j'étais épouvanté de tout ce sang-froid, et je frémissais moi-même de lui voir ordonner au concierge, si paisiblement, que le bouillon fût plus fort ce soir-là qu'à l'ordinaire, et qu'on lui en tint deux prises prêtes avant minuit.

Je lui vis dans ce moment beaucoup de tendresse pour M. de Brinvilliers, observe l'abbé Pirot, et, comme on croyait dans le monde qu'elle l'avait toujours assez peu aimé, je fus surpris de trouver en elle tant d'amour pour lui. Cela me parut même aller jusqu'à l'excès, et, pendant une demi-heure, je la vis plus en peine de lui que d'elle-même. Et comme Pirot, pour l'éprouver, lui disait que son mari paraissait en ce moment bien insensible à son sort, il s'attira une réponse un peu hautaine : qu'il ne fallait pas juger des choses si promptement, ni sans les bien savoir, et que, jusqu'à ce jour, elle n'avait eu qu'a se louer de son mari.

Elle demanda une plume et, très vite, écrivit au marquis de Brinvilliers cette lettre étonnante :

Sur le point que je suis d'aller rendre mon âme à Dieu, j'ai voulu vous assurer de mon amitié qui sera pour vous jusqu'au dernier moment de ma vie. Je vous demande pardon de tout ce que j'ai fait contre ce que je vous devois. Je meurs d'une mort honneste que mes ennemis m'ont attirée. Je leur pardonne de tout mon cœur et je vous prie de leur pardonner. J'espère que vous me pardonnerez aussi à moi-mesme l'ignominie qui en pourra rejaillir sur vous. Mais pensez que nous ne sommes ici que pour un temps et peut-estre dans peu vous serez obligé d'aller rendre à Dieu un compte exact de toutes vos actions, jusqu'aux paroles oiseuses comme je suis présentement en état de le faire. Ayez soin de nos affaires temporelles et de nos enfants : faites-les élever dans la crainte de Dieu et leur donnez vous-mesme l'exemple. Consultez sur cela M. Marillac et Madame Cousté. Faites faire pour moi le plus de prières que vous pourrez et soyez persuadé que je meurs tout à vous. Signé : D'AUBRAY.

Pirot objecta que ce qu'elle disait de sa mort et de ses ennemis ne convenait pas. Pourquoi cela, monsieur, ceux qui ont poursuivi ma mort ne sont-ils pas mes ennemis, et n'est-ce pas un sentiment chrétien que de leur pardonner cette poursuite ?

Pirot répondit ce que chacun imagine, et ce fut pour elle une découverte qui la plongea dans le plus grand étonnement.

Puis la confession reprit.

Le roi David se trouble à la vue de son péché, disait Pirot, son cœur se sèche de douleur au souvenir de ses crimes. Sa chair se froisse, ses os se rompent, son cœur se brise, son visage, son pain, son lit sont baignés de ses larmes, sa voix s'enroue et se perd à force des cris qu'elle pousse au ciel pour demander grâce. Son gémissement est comme celui de la tourterelle qui no finit point. C'est aussi l'image de la Madeleine. Elle arrose les pieds de Jésus-Christ de ses pleurs, et elle ne cesse point da les baiser. Ses larmes saintes qui ne tarissent pas, ses baisers sacrés qui continuent sans interruption, sont des marques de la grandeur et de la stabilité de la contrition qu'elle a de ses péchés et de l'amour qu'elle a pour Dieu. — Toutes ces paroles et mille autres semblables, dit Pirot, la faisaient pleurer amèrement.

Deux fois, dans l'après-dîner, le prêtre fut interrompu par le procureur général qui venait s'informer en quel état se trouvait la prisonnière, si elle était disposée à faire l'aveu de ses crimes devant la Cour, à nommer ses complices, à dire la composition des poisons. Mme de Brinvilliers répondit qu'elle dirait tout, mais le lendemain seulement ; que, pour ce jour, elle ne voulait pas être interrompue dans sa préparation à la mort, et elle persista dans sa résolution malgré l'insistance de Pirot qui eût désiré que l'aveu fût fait tout de suite.

Elle parlait de ses enfants, témoignant les aimer tendrement. Monsieur, me dit-elle, je n'ai pas demandé à les voir ; cela n'aurait fait que les attendrir et moi aussi. Je vous prie de leur servir de mère. Pirot lui répondit que c'était la Vierge qui devait servir de mère à ses enfants, et qu'elle devait la prier de leur conserver toute leur vie la pureté et l'humilité — dès le premier moment Pirot avait pénétré le fond du caractère de la prisonnière : Ah ! dit-elle, en lui coupant la parole, que ces deux vertus sont grandes ! Savez-vous que si humiliée que je sois par l'état infortuné où je me vois, je ne me sens pas encore assez humble ? Je suis encore attachée à la gloire du monde et j'ai peine à porter la confusion dont je suis chargée. Et aux observations du confesseur : Je me dis tout cela à moi-même, quand j'y fais réflexion, mais cela n'empêche pas qu'il ne me passe quelquefois par l'esprit des sentiments de l'amour-propre et de la gloire, saillies de mon naturel. Elle ajouta ces paroles qui durent terrifier le malheureux prêtre : A l'heure où je vous parle, il y a encore des moments où je ne puis avoir de regret d'avoir connu l'homme — Sainte-Croix — dont la connaissance m'a été si fatale, ni détester son amitié qui m'est si funeste et qui m'a attiré tant de malheurs.

Pirot soupa également le soir avec la prisonnière, puis, quand la nuit fut tombée, il se retira en promettant de revenir dès le matin. Il avait le cœur bouleversé. Il rentra chez lui et prit son bréviaire L'image de la personne que j'avais vue tout le jour m'occupait si fort que je n'avais guère d'attention à ce que je lisais ; il me semble que je fus près d'une demi-heure à faire un cercle autour de Domine, labia mea aperies, revenant toujours où j'avais commencé. Enfin, voyant qu'il fallait avancer, je m'appliquai un peu plus pour être moins distrait par cette idée.

Mais quelque exactitude que j'apportasse à cela, je fus bien trois heures à réciter mon office.

Il a décrit longuement son insomnie, les pensées qui se pressaient dans son âme, l'angoisse qui l'étouffait : Je ne dormis point du tout. Ceux qui connaissent de quelle délicatesse je suis et combien je suis tendre à la misère et à la douleur que je vois souffrir aux personnes qui me sont les plus indifférentes, n'auront pas de peine à se persuader que j'eus un grand chagrin pour une dame que j'avais vue si affligée et qui me touchait de si près par l'intérêt que je devais prendre au salut de son âme dont on me confiait le soin. Les mains jointes tendues vers Dieu, il s'écriait : Ô Dieu ! je m'intéresse si fort à elle que son salut m'est aussi cher que le mien ; je meurs à tous moments pour elle, et je ne demande pour toute couronne dans le combat que j'ai à soutenir avec elle devant que d'achever sa carrière, que de la voir couronnée avec vous !

***

Au matin, Pirot retourna auprès de la prisonnière. On me fit monter à la tour, où je trouvai le Père de Chevigny pleurant à la fin d'une prière qu'il achevait avec la dame, qui m'aborda avec la même résolution que je lui avais vue la veille.

Mme de Brinvilliers avait dormi d'un sommeil tranquille.

Une des premières questions qu'elle posa à son confesseur touchait à une crainte qui venait de naître dans son esprit et dont la pensée la tourmentait beaucoup : Monsieur, me dit-elle, vous me donnâtes hier quelque espérance que je pourrais être sauvée, mais je ne puis avoir assez de présomption pour me promettre que ce pourra être sans être longtemps en purgatoire. Comment saurai-je que je suis eh purgatoire et non en enfer ? Pirot la rassura.

Peu après, on vint prévenir Mme de Brinvilliers qu'il fallait descendre pour entendre lecture de son arrêt. Elle s'attendait assez à la mort et à la question ; mais elle ne pensait ni à l'amende honorable, ni au feu. Elle répondit : Tout à l'heure, sans s'effrayer, mais nous achevons un mot, monsieur et moi. Nous achevâmes dans un instant et dans une grande sérénité.

En quittant la prisonnière, l'abbé Pirot se rendit dans la chapelle de la Conciergerie. Je dis ma messe pour elle et j'allai dans la chambre du concierge où je le trouvai qui me dit qu'il l'avait accompagnée jusqu'à la chambre de la question, et qu'après qu'on lui avait lu son arrêt, comme l'exécuteur s'était approché d'elle pour s'en saisir, elle l'avait regardé depuis les pieds jusqu'à la tête, sans lui rien dire, et lui voyant une corde à la main, elle lui avait présenté les siennes toutes jointes pour les lier. J'appris l'après-dîner, de M. le procureur général, qu'elle avait été troublée à la lecture qu'on lui avait faite de son arrêt, et qu'elle le fit relire une seconde fois.

L'arrêt était daté du jour même, à savoir du 16 juillet 1676 :

La Cour a déclaré et déclare ladite d'Aubray de Brinvilliers duement atteinte et convaincue d'avoir fait empoisonner Me Dreux d'Aubray, son père, et lesdits d'Aubray, lieutenant civil et conseiller en ladite Cour ses deux frères, et attenté à la vie de défunte Thérèse d'Aubray sa sœur, et pour réparation a condamné et condamne ladite d'Aubray de Brinvilliers, faire amende honorable au devant de la principale porte de l'église de Paris, où elle sera menée dans

un tombereau, nus pieds, la corde au col, tenant en ses mains une torche ardente du poids de deux livres, et là, étant à genoux, de dire et déclarer que, méchamment, par vengeance et pour avoir leur bien, elle a fait empoisonner son père, ses deux frères et attenté à la vie de défunte sa sœur, dont elle se repend et demande pardon à Dieu, au Roi et à la Justice ; ce fait, menée et conduite dans ledit tombereau en la place de Grève de cette ville, pour y avoir la tête tranchée sur un échafaud, qui pour cet effet sera dressé en ladite place ; son corps brûlé et les cendres jetées au vent ; icelle préalablement appliquée à la question ordinaire et extraordinaire pour avoir révélation de ses complices.

Elle déclara le soir que le point de l'arrêt qui l'avait si fort choquée qu'elle ne put, à la première lecture, entendre la suite, était le passage où il était dit qu'elle serait mise dans un tombereau. Son orgueil se réveillait.

Après lecture de l'arrêt, la condamnée fut introduite dans la chambre de la torture, et lorsqu'elle en vit l'appareil : Messieurs, dit-elle, cela est inutile, je dirai tout sans question. Ce n'est pas que je prétende la pouvoir éviter, mon arrêt porte qu'on me la donne et je crois qu'on ne m'en dispensera pas, mais je déclarerai tout auparavant. J'ai tout nié jusqu'à présent parce que j'ai cru me défendre par là et n'être point obligée de rien avouer. On m'a convaincue du contraire, et je me conduirai suivant les maximes qu'on m'a données. Et je puis vous assurer que si j'avais vu, il y a trois semaines, la personne que vous m'avez donnée depuis vingt-quatre heures, il y a trois semaines que vous sauriez ce que vous allez apprendre. Puis, élevant la voix, elle fit une déclaration nette et complète des crimes de sa vie. Quant à la composition des poisons dont elle s'était servie, elle n'en connaissait que l'arsenic, le vitriol et le venin de crapaud. Le poison le plus violent était de l'arsenic raréfié. Le seul antidote, dont elle s'était servie elle-même quand elle avait été empoisonnée par Sainte-Croix, était le lait. Quant à des complices, en dehors de Sainte-Croix et des laquais, elle déclara n'en avoir jamais eu et n'en point connaître.

La franchise de ses paroles frappa le Parlement. Aussi bien savons-nous qu'elle parlait en ce moment d'une manière entièrement sincère.

Mme de Brinvilliers subit la torture la plus cruelle qui fût alors appliquée par le parlement de Paris : la question à l'eau. Des quantités énormes d'eau étaient introduites dans l'estomac du condamné par un entonnoir placé entre ses dents. Cette eau, en s'accumulant rapidement dans l'intérieur du corps, y produisait les plus horribles douleurs.

Cependant le pauvre abbé Pirot souffrait autant de la torture appliquée à Mme de Brinvilliers que la patiente elle-même : Je ne la vis point depuis sept heures et demie jusqu'à deux heures après midi. Je puis dire que ce fut le seul mauvais temps que j'eus ce jour-là ; hors celui que je passai sans elle, le reste ne me coûta rien. Mais pendant qu'elle était à la question, j'étais extraordinairement inquiet, disant à tout moment en moi-même : C'est à cette heure qu'on lui donne la question !

Il se réfugia dans un petit cabinet où, malgré les promesses du concierge, il fut en butte aux importuns. Les dames de la Cour s'y pressaient, curieuses. Ce fut là qu'on lui remit une petite médaille avec un mot de la présidente de Lamoignon,

disant qu'elle l'avait reçue du Pape avec le pouvoir d'appliquer l'indulgence à telle personne mourante qu'elle désignerait, et qu'elle l'appliquait à Mme de Brinvilliers.

Enfin on vint avertir Pirot qu'il trouverait la condamnée étendue sur un matelas auprès du feu. Le moment est très beau. Par sa parole douce et confiante, et en lui parlant de repentir, Pirot avait peu à peu courbé ce caractère de fer. Il avait remis la condamnée aux juges soumise et résignée. Mais, sous les souffrances de la torture qui faisaient plier les hommes, sous la force brutale qu'on lui voulut imposer, sa nature, toute d'orgueil, s'était redressée, les plus mauvais instincts s'étaient réveillés sous la contrainte. Par vengeance, elle accusait Briancourt de faux témoignage ; elle accusait Desgrez, qui l'avait arrêtée à Liège, d'avoir soustrait des pièces au dossier. Pirot la retrouvait haineuse, rétive, les yeux brillants. Elle était extrêmement émue, le visage tout en feu, les yeux étincelants et fumants, la bouche altérée. Elle demanda du vin que je lui fis apporter sur l'heure.

La suite du récit est vraiment touchante. L'abbé Pirot veille avec le souci d'une mère craintive sur la réputation de celle qui va mourir. Je remarque exprès cette circonstance, dit-il, pour détromper ceux qui ont cru qu'elle aimait fort le vin et qu'elle était sujette à en prendre avec excès, et qu'elle ne put s'empêcher d'en prendre beaucoup le jour et la veille de sa mort. Je ne me suis aperçu de rien de semblable. Il est vrai que le jeudi, comme le vendredi, elle avait une tasse dont, d'heure en heure, elle goûtait autant qu'en aurait pu avaler une mouche ; mais ce n'était que pour prendre des forces et se désaltérer, dans un temps où l'application qu'elle avait à se remettre dans la mémoire toute sa vie, pour s'assurer de ce qui pouvait y avoir de criminel, l'affaiblissait et l'échauffait fort ; et si on recommanda qu'on eût de bon vin le jour de sa mort, ce n'était que pour réparer un peu ses esprits que l'état où elle était pouvait dissiper. On a même reproché à sa mémoire, avec injustice, qu'il y avait une bouteille dont on avait fait provision pour aller à l'échafaud : cette provision vient de moi. Je craignais que le cœur ne lui manquât, et sachant qu'autrefois on donnait à boire aux suppliciés quelque liqueur forte pour leur donner le courage de souffrir la mort, je crus que, l'ayant toujours vu avoir besoin ce jour-là de se rafraîchir de moment à autre, il serait bon d'avoir du vin tout prêt, et, pour tout dire, je pensais un peu à moi. Le vin ne servit qu'au bourreau, qui en but un coup aussitôt après l'exécution.

Avant de partir pour le supplice Mme de Brinvilliers devait être admise à prier quelques instants dans la chapelle de la Conciergerie, devant le Saint-Sacrement exposé à son intention ; mais elle devait y paraître entourée des autres prisonniers de la Conciergerie, qui étaient toujours introduits dans la chapelle quand l'hostie était placée sur l'autel. Quand nous entrâmes dans la sacristie de la Conciergerie, elle demanda au geôlier une épingle pour attacher le mouchoir qu'elle avait sur son col, et comme il en cherchait une de bonne foi, elle lui dit : Vous ne devez rien craindre de moi présentement, monsieur sera mon garant et répondra bien que je ne voudrais point faire de mal. — Madame, lui dit-il, en lui donnant une épingle, je vous demande pardon, je ne me suis jamais défié de vous, et si cela est arrivé à quelqu'un, ce n'est pas à moi. Il se mit à genoux devant elle et, à genoux, il lui baisa les mains. Elle le pria de prier Dieu pour elle. Madame, lui répondit-il, la voix étranglée de sanglots, je prierai Dieu demain pour vous de tout cœur. Il faut lire ce passage dans la suite du récit de l'abbé Pirot, il est d'une beauté poignante.

Cependant, dit l'abbé Pirot, elle n'avait pas encore repris cet esprit pénitent où elle m'avait paru la veille et le matin. Elle parlait de l'arrêt. Le supplice ne l'effrayait pas, mais elle s'indignait avec âpreté des circonstances infamantes qu'on y avait introduites, de l'amende honorable, des cendres dispersées au vent. Pirot lui répondait : Madame, il est indifférent pour votre salut que votre corps soit mis en terre ou qu'il soit jeté au feu. Il sortira glorieux des cendres si votre âme est en grâce. Et plus loin : Oui, madame, cette chair, que les hommes brûleront bientôt, ressuscitera un jour toute la même qu'elle est, mais glorieuse, pourvu que votre âme jouisse de Dieu, elle renaîtra claire comme le soleil, impassible, subtile et agile comme un esprit.

Peu à peu l'abbé Pirot reprenait sur sa pénitente l'empire perdu. Le tourbillon de naturel fut dissipé, le trouble ne parut plus, et, au lieu des regards secs et arides, des contorsions de bouche et des autres saillies impétueuses d'une fierté abattue, ce ne fut plus qu'alarmes et sanglots, que regrets du péché et souhaits de pénitence, à faire pitié. Je ne pus retenir mes larmes et fus une heure et demie à pleurer avec elle, parlant pourtant avec plus de force que je n'eusse encore fait. Elle fut encore plus attendrie de mes larmes que de mes paroles, et faisant réflexion sur la cause de mes larmes : Il faut, monsieur, me dit-elle, que ma misère soit grande pour vous obliger à pleurer si fort, ou que vous preniez grand intérêt à ce qui me regarde.

Alors elle avoua les calomnies qu'elle n'avait pu s'empêcher d'imaginer à la question contre Briancourt et Desgrez. Pirot s'effraya, et quand il lui dit qu'elle devait réparer le mal nouveau qu'elle venait de faire par une nouvelle déclaration, elle parut encore surprise. D'ailleurs, l'occasion allait se présenter, car, sur les six heures, le procureur général fit appeler l'abbé Pirot :

Monsieur, lui dit-il, voilà une femme qui nous désole.

— Et en quoi vous désole-t-elle, monsieur ? Pour moi, j'ai une grande consolation de l'état où je la vois présentement, et j'espère que Dieu lui fera miséricorde.

— Ah ! monsieur, elle avoue son crime, mais elle ne déclare pas ses complices !

Peu après le procureur général revint dans la chapelle avec les commissaires du procès et le greffier Drouet. Pirot répéta à la condamnée ce qui venait de lui être dit, ajoutant qu'elle ne pouvait espérer de pardon qu'en révélant aux juges tout ce qu'elle savait. Monsieur, me dit-elle, il est vrai que vous m'avez dit cela d'abord et plus au long, aussi ai-je suivi ces maximes et je ne sais que ce que j'ai déclaré. J'ai déjà témoigné à ces messieurs que vous m'aviez assez instruite et que c'était pour cela que je leur disais tout. J'ai tout dit, monsieur, il ne me reste plus rien à dire. M. de Palluau prit la parole et me dit : C'est trop, monsieur, adieu. Il se retira tout à l'heure, et on ne nous donna plus que peu de temps à passer en cet endroit, le jour commençant à décliner ; il pouvait être environ six heures et trois quarts. Je ne doute point qu'elle ne fût assez rebutée de tant d'interrogatoires ; cependant je ne vis en elle sur cela aucune ombre de plainte, tant elle avait d'honnêteté. Avant que le procureur général et les commissaires se fussent retirés, Pirot, avec l'autorisation de la condamnée, avait déchargé Briancourt et Desgrez des accusations portées contre eux à la question.

Mme de Brinvilliers demeura encore un instant prosternée devant l'autel, puis sortit pour marcher au supplice. A ce moment, le bourreau s'approcha pour lui parler d'un sellier à qui elle devait un reste de payement pour un carrosse ; elle lui dit en un mot qu'elle y mettrait ordre ; elle dit cela fort doucement, mais comme elle aurait dit à un homme fort au-dessous d'elle.

Dès sa sortie de la chapelle, elle se heurta à une cinquantaine de personnes de condition : la comtesse de Soissons, Mlle de Lendovie, M. de Roquelaure, l'abbé de Chaluset, se bousculaient pour la voir. Son orgueil en fut atteint, et, après les avoir regardés ouvertement, elle dit à son confesseur, d'une voix haute, afin qu'on l'entendit : Monsieur, voilà une étrange curiosité.

Elle marchait pieds nus, vêtue de la chemise en grosse toile des condamnés, tenant d'une main le cierge des pénitents, et de l'autre un crucifix.

***

Au sortir de la Conciergerie, elle fut hissée sur le tombereau. C'était des plus petits tombereaux qu'on voie dans les rues chargés de gravois ; il était très court et fort étroit, et je doutai qu'il y eût assez de place pour elle et moi. Nous y tînmes pourtant quatre, le valet du bourreau étant assis sur la planche qui le fermait par devant et avait les pieds sur les deux timons où était le cheval. Elle et moi nous nous assîmes sur de la paille qu'on y avait mise pour en cacher un peu le bois, et le bourreau était dans le fond, debout. Elle y monta la première, et son dos donnait contre la planche de devant et contre le côté un peu en biais. J'étais auprès d'elle, la serrant pour faire place aux pieds du bourreau, le dos appuyé contre le côté et les genoux pliés avec peine.

Le tombereau s'avançait lentement vers la place de Grève, qui s'étendait devant l'Hôtel de Ville jusqu'à la Seine. Il avait peine à percer la foule qui se pressait sur son passage. Les rues étaient noires de peuple et les fenêtres bondées de curieux. A ce moment, le visage de la condamnée changea brusquement d'expression : Il était tout en convulsions, la douleur la plus vive peinte dans ses yeux, avec un air farouche. — Monsieur, dit-elle à son confesseur, serait-il bien possible, après ce qui se passe à l'heure qu'il est, que M. de Brinvilliers eût encore assez peu de cœur pour demeurer dans le monde ?

L'abbé Pirot lui répondit de son mieux, s'efforçant d'adoucir sa pensée ; mais ce qu'il lui disait en ce moment n'entrait pas dans l'esprit de la condamnée, qui souffrit pour lors une des plus fortes saillies de son naturel dans la vive appréhension de tant de honte. Son visage se plissa, ses sourcils se froncèrent, ses yeux s'illuminèrent, sa bouche se tourna et tout son air s'aigrit. — Je ne crois pas, ajoute Pirot, que, dans tout le temps que j'ai été avec elle, 'il y ait eu un moment où son extérieur ait marqué plus d'indignation, et je ne m'étonne pas que M. Le Brun, qu'on dit l'avoir vue en cet endroit, où il put la regarder près d'un demi-quart d'heure, lui ait fait, à ce que l'on dit, une tête si enflammée et si terrible dans le portrait qu'il en a tiré. Le dessin de Le Brun est aujourd'hui exposé au Louvre sous le n° 833 ; il est aux crayons noir et rouge. Ce dessin est admirable et, sans doute, le chef-d'œuvre de l'artiste. La silhouette de l'abbé Pirot y est esquissée auprès de la condamnée.

De la foule, que la condamnée traversait lentement, s'élevaient des voix altérées de sang, chargées d'imprécations ; mais d'autres avaient des paroles compatissantes et elle entendait des vœux pour son salut. Le revirement d'opinion en sa faveur se dessinait et allait s'accentuer jusqu'à l'heure de sa mort. La chemise dont elle était vêtue la consternait : Monsieur, disait-elle à son confesseur, me voilà tout habillée de blanc.

Tout à coup, son visage se contracta de nouveau. Elle venait d'apercevoir, chevauchant auprès d'elle, Desgrez qui l'avait arrêtée à Liège et l'avait un peu maltraitée. Elle pria le bourreau de se placer de manière à lui cacher cet homme

; puis elle eut remords de cette délicatesse et demanda au bourreau de se remettre comme il était auparavant. Ce fut la dernière fois que son visage fit une grimace, dit Pirot. A partir de ce moment, elle fut tout entière sous l'influence fortifiante du prêtre qui l'assistait. L'espérance se levait dans son âme, de plus en plus claire et radieuse, et donnait de la force à son cœur.

Elle fit amende honorable, agenouillée sur la marche de la grande porte de Notre-Dame et répéta docilement la formule que lui dicta le bourreau par laquelle elle avouait publiquement ses crimes. Quelques personnes disent qu'elle avait hésité à prononcer le nom de son père, observe Pirot ; je ne remarquai pas du tout cela.

Puis on remonta dans le tombereau pour se diriger vers la place de Grève : Il ne lui échappa pas une parole de reproche ou de plainte contre personne, elle ne témoigna nulle appréhension basse. Si elle craignait la mort, ce n'était que dans la vue des jugements de Dieu, et jamais, ni la vue de la Grève, ni l'approche de l'échafaud, ni l'apparence de tout cet appareil terrible qui se trouve dans ce genre de mort, ne lui a donné l'ombre de l'épouvante.

Le tombereau s'arrêta. Le bourreau dit à Mme de Brinvilliers : Madame, il faut persévérer ; ce n'est pas assez d'être venue jusqu'ici et d'avoir répondu jusqu'à cette heure à ce que vous a dit Monsieur — il marquait le confesseur —, il faut aller jusqu'à la fin et suivre jusque-là comme vous avez commencé.

Il lui dit cela d'une manière assez humaine, observe l'abbé Pirot, et qui me parut chrétienne. J'en fus édifié. Il est vrai qu'elle ne lui répondit mot, mais elle lui fit fort honnêtement un signe de tête comme pour lui témoigner qu'elle recevait bien ce qu'il lui disait et qu'elle prétendait se soutenir dans l'assiette où il la voyait. Il m'avoua qu'il était surpris de sa fermeté.

A ce moment parut un greffier du Parlement. Les commissaires se tenaient dans l'Hôtel de Ville, prêts à recevoir les déclarations que Mme de Brinvilliers pourrait encore faire sur ses complices. Monsieur, répondit-elle, je n'ai plus rien à dire, j'ai tout dit ce que je savais. Elle renouvela la déclaration par laquelle elle déchargeait Briancourt et Desgrez des accusations imaginées à la question.

Le bourreau disposait l'échelle contre l'échafaud. Elle me regarda, dit l'abbé Pirot, d'un visage doux et d'un air de reconnaissance et de tendresse, les larmes aux yeux. — Monsieur, me dit-elle d'un ton assez élevé, qui marquait combien elle se possédait, mais honnête autant qu'il était ferme, ce n'est pas encore ici que nous devons nous séparer. Vous m'avez promis de ne me point quitter que je n'eusse la tête tranchée ; j'espère que vous me tiendrez parole. Et comme je ne répondais rien, parce que les larmes et les soupirs, que je retenais avec beaucoup de peine, m'ôtaient la liberté de la parole : Je vous prie, monsieur, de me pardonner et de ne point regretter le temps que vous m'avez donné. Je suis fâchée de vous avoir donné de ma part si peu de satisfaction, du moins en certains moments ; je vous en demande pardon. Mais je ne puis mourir sans vous prier de me dire un De pro fondis sur l'échafaud, au moment de ma mort, et demain une messe. Souvenez-vous de moi, monsieur, et priez Dieu pour moi. Pirot observe : Si je ne me fusse senti en ce moment plus vivement touché que je ne l'ai jamais été de ma vie, j'aurais eu bien des choses à répondre à ses honnêtetés, et je lui aurais promis bien plus d'une messe, mais il me fut impossible de rien dire que : Oui, madame, je ferai ce que vous m'ordonnez.

Au moment de gravir les marches, Mme de Brinvilliers se trouva près de Desgrez. Elle lui fit alors des excuses pour les peines qu'elle lui avait données et

lui demanda de faire dire quelques messes et de prier Dieu pour elle. Elle termina son compliment en lui disant qu'elle était sa servante et qu'elle mourrait telle sur l'échafaud. Elle ajouta aussitôt : Adieu, monsieur.

La foule était immense. Mme de Sévigné, qui était venue assister à l'exécution de la fenêtre de l'une des maisons du pont Notre-Dame, écrit : Jamais il ne s'est vu tant de monde, ni Paris si ému, ni si attentif.

La marquise de Brinvilliers s'agenouilla sur l'échafaud, le visage tourné du côté de la rivière. C'est dans ce moment, dit l'abbé Pirot, que je la vis si présente à elle-même, si uniquement occupée de ce que je lui avais dit que nous ferions sur l'échafaud, me disant d'une si grande suite tout ce qu'il fallait, et me faisant passer par ordre, de l'une à l'autre, sans que je lui inspirasse, tout appliquée à ce que je lui faisais dire pour la préparer à la mort sans qu'il parût en elle aucune distraction.

Elle n'était point du tout effrayée. Elle était douce, honnête, constante, s'oubliant elle-même. Elle eut très grande patience pour souffrir avec une souplesse extraordinaire tout ce que lui fit le bourreau pour la préparer à l'exécution. Il la décoiffa sitôt qu'elle fut à genoux ; il lui coupa les cheveux par derrière et aux deux côtés ; il lui fit pour cela bien des fois tourner la tête de différentes manières, il la lui mania même quelquefois assez rudement, et cela dura bien une demi-heure. Elle sentit vivement cette honte d'être décoiffée à la vue d'un si grand monde ; mais elle surmonta cette peine et se soumit à tout avec joie. Je cloute qu'elle se soit jamais laissé coiffer si tranquillement qu'elle se laissa pour lors décoiffer et raser ; la main du bourreau ne lui fut pas plus rude à sentir que celle d'une demoiselle qui l'aurait coiffée ; elle lui obéit toujours ponctuellement pour se tourner, abaisser sa tête et la relever comme il lui plaisait. Il lui déchira le haut de la chemise qu'il lui avait mise par-dessus son manteau quand elle sortit de la Conciergerie pour lui découvrir les épaules. Elle se laissa lier les mains comme si on lui eût mis des bracelets d'or, mettre la corde au col comme si c'eût été un collier de perles.

Je voudrais être brûlée toute vive, disait-elle, pour rendre mon sacrifice plus méritoire, si je pouvais assez présumer de mon courage pour porter ce genre de mort sans tomber dans le désespoir.

L'abbé Pirot entonna le Salve, et le peuple, pressé autour de l'échafaud, continua le chant qu'il avait commencé. Puis il avertit sa patiente qu'il allait lui donner l'absolution. Alors elle dit, l'âme tranquille : Monsieur, vous m'avez tantôt promis de me donner une seconde pénitence sur l'échafaud, sur la plainte que je vous ai faite que vous m'en donniez une trop légère, et vous ne m'en parlez pas présentement. — Je lui donnai à dire un Ave et un Sancta est Maria mater gratiæ. Ensuite de quoi lui disant : Madame, renouvelez votre contrition, je lui donnai l'absolution, ne disant que les paroles sacramentelles, parce que le temps pressait.

Le visage de Mme de Brinvilliers était transformé, C'était une expression d'espérance et de joie, de foi sereine et d'amour, où se mêlait la tendresse du repentir. Jamais je n'ai rien vu de plus touché, dit Pirot, que ses yeux me parurent, et si j'avais à peindre un visage contrit et plein de componction de cœur et de l'espérance du pardon, je ne voudrais d'autres traits que ceux que je me remets encore et que je me remettrai toute ma vie.

La brume du soir tombait sur Paris. Les petites vitres des mansardes, sous les toits, au bord du quai, que le soleil couchant avait allumées, s'éteignaient l'une

après l'autre, et la bande de lumière orange qui couronnait les tours de Notre-Dame, gloire du crépuscule, de plus en plus pâle et plus mince, glissait peu à peu dans la nuit.

Guillaume, le bourreau, banda les yeux de la condamnée. Celle-ci répétait avec le confesseur les dernières prières. Du revers de la manche Guillaume s'essuya le front où perlait la sueur. Tout à coup Pirot entendit un coup sourd, il cessa de parler. Mme de Brinvilliers tenait la tête fort droite. Le bourreau la lui avala d'un seul coup qui trancha si net qu'elle fut un moment sur le tronc sans tomber. Je fus même un instant en peine, croyant qu'il avait manqué son coup et qu'il faudrait frapper une seconde fois.

Monsieur, dit le bourreau, n'est-ce pas un beau coup ?

Il ajouta : Je me recommande toujours à Dieu en ces occasions-là, et, jusqu'à présent, il m'a assisté ; il y a cinq ou six jours que cette dame m'inquiétait et me roulait dans la tête ; je lui ferai dire six messes. Et, débouchant une bouteille, il but un fort coup de vin.

Le corps fut porté sur le bûcher, les flammes le consumèrent, puis les cendres furent dispersées ; mais le peuple s'efforça de recueillir les débris d'ossements calcinés ; tous ceux qui avaient pu approcher de l'échafaud avaient vu la figure de la criminelle illuminée d'une auréole, et ils allaient disant que la morte était une sainte. Mme de Sévigné écrit que l'abbé Pirot le répétait à tout venant.

Les enfants du marquis de Brinvilliers prirent le nom d'Offémont.

Pennautier fut acquitté et sortit de prison dès le 27 juillet. Il retrouva sa haute situation et la considération qui l'avait entouré.

En affirmant qu'elle n'avait eu d'autres complices que Sainte-Croix et des laquais, Mme de Brinvilliers disait la vérité. Mais, à cette époque, des crimes aussi grands que les siens se commettaient à Paris : les juges ne tardèrent pas à les découvrir. Ce fut le célèbre procès jugé par la Chambre ardente auquel celui de Mme de Brinvilliers servit comme d'introduction.

NOTE AJOUTÉE À LA SIXIÈME ÉDITION

La complicité de Christophe Glaser, apothicaire du roi et chargé de cours publics au Jardin des Plantes, dans les empoisonnements de Mme de Brinvilliers (voir ci-dessus, Sa vie), a été niée à cause de la haute situation du personnage. Elle parait établie d'une manière certaine par les faits suivants :

Mme de Brinvilliers et Sainte-Croix, dans leur correspondance, appellent le poison dont ils se servent : la recette de Glaser. Citons la lettre suivante qui fut trouvée dans la fameuse cassette de Sainte-Croix :

J'ai trouvé à propos, lui écrit Mme de Brinvilliers, de mettre fin à ma vie et, pour cet effet, j'ai pris ce soir ce que vous m'avez donné si chèrement, c'est de la recette de Glaser ; et vous verrez par là que je vous sacrifie volontiers ma vie.

Notons qu'il ne s'agit pas là d'une déclaration pouvant être mensongère dans un but déterminé ; ce sont les deux complices, Sainte-Croix et Mme de Brinvilliers, qui s'écrivent entre eux et désignent le poison par le nom de celui qui le leur fournit.

D'autres témoignages ne sont pas moins précis. Desgrez, exempt du guet, déposa au procès qu'après avoir arrêté Mme de Brinvilliers à Liège, celle-ci lui dit :

Que Sainte-Croix lui avait donné rendez-vous à la Croix-Saint-Honoré, lui montra quatre petites bouteilles et lui dit : Voilà ce que Glaser m'a envoyé. Elle lui en demanda une. Sainte-Croix lui dit qu'il aimerait mieux mourir que de lui en donner. Publié dans Histoires tragiques de notre temps, par Fr. de Rosset (dernière édition, Rouen, 1700, in-16), p. 596.

Laurent Perrette, demeurant chez l'apothicaire Glaser, déposa au procès qu'il a souvent vu une dame venir chez son maitre, menée par Sainte-Croix ; que le laquais lui dit : C'est la dame de Brinvilliers ; qu'il parierait sa tête que c'était du poison qu'ils venaient faire faire à Glaser. Ils laissaient leur carrosse à la foire de Saint-Germain. Publ. dans Histoires tragiques, édit. cit., p. 595.

Enfin, au cours de ses entretiens avec l'abbé Pirot, son confesseur, après sa condamnation, où Mme de Brinvilliers lui découvrit le fond de son âme, elle lui dit :

Je ne doute pas qu'il — Sainte-Croix — ne sût quel était son poison, et qu'il ne mit la main à le préparer ; mais celui qui le faisait ordinairement était Glaser, apothicaire du faubourg Saint-Germain, mort il y a longtemps. Publ. par Ravaisson, Archives de la Bastille, IV, p. 237.

LE DRAME DES POISONS À LA COUR DE LOUIS XIV.

I. — LES SORCIÈRES1.

LE DÎNER DE LA VIGOUREUX.

Le procès de la marquise de Brinvilliers venait d'avoir un retentissement énorme. Les pénitenciers de Notre-Dame, sans nommer ni faire connaître personne, donnèrent avis que la plupart de ceux qui se confessaient à eux depuis quelque temps s'accusaient d'avoir empoisonné quelqu'un. La cour et la ville étaient encore troublées de la catastrophe qui avait soudainement enlevé à Saint-Cloud la gracieuse Henriette, duchesse d'Orléans2, du décès si brusque de Hugues de Lionne, le grand homme d'État, de la mort foudroyante qui venait de terrasser le duc de Savoie. Un billet trouvé, le 21 septembre 1677, dans le confessionnal des Jésuites, rue Saint-Antoine, dénonça un projet d'empoisonnement contre le roi et le dauphin. Le 5 décembre suivant La Reynie, lieutenant de police, fit arrêter Louis de Vanens qui se disait ancien officier. Les papiers saisis sur lui et sur Finette, sa maîtresse, firent connaître une association d'alchimistes, de faux monnayeurs et de magiciens, où l'on voyait des prêtres, des officiers, des banquiers importants tels que Cadelan, mêlés à des filles du monde, à des laquais et à des gens sans aveu. Le Parlement instruisait l'affaire, quand le lieutenant de police mit la main sur une seconde association, semblable en apparence, mais dont l'importance aux yeux des magistrats ne tarda pas à se révéler comme beaucoup plus grande encore.

Vers la fin de l'année 1678, un avocat de mince clientèle, maître Perrin, dînait, rue Courtauvilain, chez une certaine Vigoureux, femme d'un tailleur pour dames — le métier, comme on voit, n'est pas d'aujourd'hui. La compagnie était joyeuse et le vin coulait à flots clairs. Il y avait là, entre autres, une grosse femme puissante, le visage plein, qui s'étranglait de rire en se versant des rasades de bourgogne à faire chanceler un mousquetaire. Elle se nommait Marie Bosse,

1 SOURCES MANUSCRITES : Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille, affaire des poisons, mss 10 338-10 359 ; — Ibid., ms. 10 441, dossier Rocque ; — Bibliothèque nationale, ms. français 7 608, notes de La Reynie ; — Archives de la Préfecture de police, dossier de l'affaire des poisons, carton Bastille I, fol. 97-320 ; — Bibliothèque de Rouen, collection Leber, ms. 671, dossier de la Voisin. SOURCES IMPRIMÉES : J. Wier, Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infasmes, sorcières et empoisonneurs, s. l., 1579 ; — J. Bodin, De la Démonomanie des Sorciers, Paris, 1588 ; — Lancre, Tableau de l'inconstance des mauvais anges et des démons, Paris, 1612 ; Fr. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IV-VII, Paris, 1870-74. TRAVAUX DES HISTORIENS : J. Michelet, la Sorcière, nouv., éd., Paris, 1892 ; — P. Clément, la Police de Paris sous Louis XIV, Paris, 1866 ; — Th. Iung, la Vérité sur le Masque de fer, les Empoisonneurs, Paris, 1813 ; — Alf. Maury, la Magie et l'Astrologie, Paris, 1811 ; — J. Loiseleur, Trois énigmes historiques, Paris, 1883 ; — J.-K. Huysmans, Là-bas, Paris, 1894 ; — Docteur G. Legué, Médecins et empoisonneurs au XIIIe siècle, Paris, 1896 ; — Docteur Lucien Nass, les Empoisonnements sous Louis XIV, Paris, 1898. 2 Voir ci-après le chapitre la Mort de Madame.

veuve d'un marchand de chevaux, établie tireuse de cartes, devineresse, comme on disait alors. Le beau métier ! s'écriait-elle, et de quel monde son réduit de la rue du Grand-Huleu était achalandé : duchesses et marquises et princes et seigneurs. Encore trois empoisonnements et elle se retirait fortune faite ! A ce trait, les convives de rire encore plus fort : cette grosse femme était d'une drôlerie irrésistible. Seul, maître Perrin, à un froncement de sourcil dur et rapide de Mme Vigoureux, vit que la parole était sérieuse. Il connaissait le capitaine-exempt Desgrez, l'officier même qui avait arrêté la Brinvilliers, et lui fut conter l'aventure. Desgrez ne rit pas du tout et, le jour même, envoya la femme d'un de ses archers se plaindre de son mari chez la devineresse. Celle-ci, à la première visite, promit son aide ; dès la seconde, elle donna une fiole de poison qui fut rapportée à l'archer ébahi. La Reynie fit arrêter la dame Vigoureux, Marie Bosse avec sa fille, Manon, et ses deux fils, dont l'un, François Bosse dit Bel-Amour, était soldat aux gardes, et dont l'autre, Guillaume Bosse, âgé de quinze ans, sortait de l'hôpital de Bicêtre où sa mère l'avait placé pour le moraliser et lui donner l'amour du travail. Marie Bosse fut appréhendée chez elle, le 4 janvier 1679, le matin, dans son lit, avec ses deux fils. Sa fille venait de se lever. Il n'y avait qu'un seul lit où ils couchaient tous ensemble. Dès le premier interrogatoire se dévoila un crime dont la nouvelle souleva une émotion presque égale à celle qu'avaient provoquée les empoisonnements de Mme de Brinvilliers.

Un arrêt du Conseil, en date du 10 janvier, chargea La Reynie d'informer contre les femmes Bosse, Vigoureux et leurs complices. Le 12 mars un exempt de robe-courte procédait à l'arrestation de Catherine Deshayes, femme d'Antoine Monvoisin, mercier-joaillier, dite la Voisin. C'est la plus grande criminelle dont l'histoire ait gardé le souvenir. Elle sortait d'entendre la messe à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. Sur ses pas La Reynie allait pénétrer dans un monde de crimes que l'imagination a peine à concevoir. La vie de l'homme est publiquement en commerce, écrit-il tout bouleversé, c'est presque l'unique remède dont on se sert dans tous les embarras de famille ; les impiétés, les sacrilèges, les abominations sont pratiques communes à Paris, à la campagne, dans les provinces.

LA SORCELLERIE AU XVIIe SIÈCLE.

Afin de pouvoir comprendre les caractères des personnages et les faits que nous allons avoir sous les yeux, il faut nous arrêter un instant aux croyances de ce temps — de ce temps où les croyances dominaient la vie de l'homme On sait quelle était la puissance des sentiments religieux au XVIIe siècle, d'une intensité et d'une naïveté qui sont loin de nous et dont la corruption devait engendrer des superstitions invraisemblables. A l'époque même où la douce Marguerite Alacoque, sœur Visitandine de Paray-le-Monial, échangeait, dans ses divines extases, son cœur avec celui du Christ, où elle écrivait de son sang, sous la dictée du Seigneur, le contrat qui faisait dire à Dieu : Je te constitue l'héritière de mon cœur et de tous ses trésors, pour le temps et pour l'éternité ; je te promets que tu ne manqueras de secours que lorsque je manquerai de puissance ; tu seras pour toujours la disciple bien-aimée, le jouet de mon bon plaisir et l'holocauste de mon amour ; à cette époque, Catherine Monvoisin, l'effrayante sorcière de la Villeneuve-sur-Gravois, trouvait des adeptes nombreux et ardents.

Les croyances en l'action du diable et en la puissance des sorciers, si profondément enracinées dans l'imagination du XVIIe siècle, ont été résumées en 1588 dans la Démonomanie des Sorciers de l'illustre Jean Bodin, l'auteur des

Six livres sur la République. Bodin définit le sorcier : celui qui par moyens diaboliques et illicites s'efforce de parvenir à quelque chose ; mais, dans son livre, il parle surtout des sorcières ; aussi bien, comme l'avait fait observer Sprenger, l'inquisiteur d'Allemagne, il faut dire l'hérésie des sorcières et non des sorciers, ceux-ci sont peu de chose. On trouve dans Bodin la plupart des pratiques de magie noire encore en vigueur à la fin du XVIIe siècle. Sorciers et sorcières forment une sorte de vaste confrérie. Ce sont des familles entières où les formules et la clientèle se transmettent comme un héritage. Jeanne Harvillier, brûlée vive le 30 avril 1579, peut servir de type. Sa mère, sorcière comme elle, avait été brûlée vive trente ans auparavant. C'était la fin naturelle de la carrière, fin prévue et qui n'épouvantait pas autant qu'on l'imaginerait celles que fascinait l'étrange vocation. Jeanne était née vers 1528, à Verberie, près Compiègne. A douze ans, sa mère l'avait présentée au diable qui lui était apparu sous la forme d'un très grand homme noir. Jeanne renonça à Dieu et se consacra à l'Esprit. Au même instant elle eut rapport d'amour avec lui, continuant depuis l'âge de douze ans jusqu'à l'âge de cinquante qu'elle avait lorsqu'elle fut arrêtée. Et il arrivait parfois que son mari était couché auprès d'elle sans qu'il s'en aperçût. C'est l'incubat. Jeanne Harvillier fut traduite en justice sous l'accusation d'avoir fait mourir par maléfices des hommes et des bêtes. Elle en fit aveu avec la plus grande franchise et conta son dernier homicide : ayant jeté quelques poudres que le diable lui avait préparées, qu'elle mit au lieu où celui qui avait battu sa fille devait passer. Un autre y passa à qui elle ne voulait point de mal et aussitôt il sentit une douleur poignante en tout le corps. Elle promit de le guérir, et, de fait, se mit au chevet du malade et le soigna avec une douceur de fille de charité. Elle supplia le diable avec insistance de rendre la vie au moribond, mais le diable lui répondit que c'était impossible.

Bodin expose gravement comment les sorcières sont transportées au sabbat sur un balais à travers les airs. Il conclut : Ce que nous avons dit du transport des sorciers en corps et en âme et les expériences si fréquentes et si mémorables montrent comme en plein jour et font toucher du doigt et à l'œil l'erreur de ceux qui ont écrit que le transport des sorciers est imaginaire et n'est autre chose qu'une extase. Cette dernière opinion venait d'être soutenue par Jean Wier, médecin du duc de Clèves, dans un livre qui est presque une œuvre de génie pour l'époque. Bodin met toute son énergie à le réfuter, car ce serait, dit-il, se moquer de l'histoire évangélique que de révoquer en doute si le diable transporte les sorciers d'un lieu dans un autre.

Abordant l'étude des maladies attribuées aux sortilèges des sorciers — dépérissements, vapeurs, mélancolies, fantaisies, langueurs, — Jean Wier trouve les remèdes dans une vie droite, conforme aux lois de Dieu, et dans la science des médecins. Quelle abominable doctrine ! On ne respectait donc plus rien. Bodin en est hors de lui. Jean Wier, dit-il, écrit sous la dictée de Satan. D'ailleurs n'a-t-il pas lui-même confessé qu'il était disciple d'Agrippa, le plus grand sorcier qui fut oncques ? Lorsque Agrippa mourut en l'hôpital de Grenoble, un chien noir, qu'il appelait Monsieur, s'alla jeter tout droit dans la rivière. Wier prétendait, à vrai dire, que ce chien n'était pas le diable, mais il ne trouvait personne de bon sens pour lui croire.

Sans prendre parti dans ce débat célèbre entre Bodin et, Jean Wier, nous devons constater que les écrits de ce dernier n'eurent aucun succès, du moins en France, tandis que le livre de Bodin y fit loi, Bossuet, de sa pensée puissante, croyait fermement en la sorcellerie. A la fin du XVIIe siècle, Bonet fut obligé de faire imprimer dans une république protestante son traité de médecine où il parlait

librement de la magie et de la possession démoniaque. Il faut s'avancer jusqu'en plein cœur du XVIIIe siècle pour trouver un Abraham de Saint-André — encore était-il médecin de Louis XV — qui ose, dans ses fameuses Lettres, révoquer en doute la magie et les maléfices des sorciers.

L'affaire suivante, jugée à l'époque où se placent les événements de notre récit, et que nous reproduisons d'après les archives de la Bastille, fait comprendre la vivacité des croyances dont les sorciers eux-mêmes étaient animés.

Par sentence de la Tournelle du 2 septembre 1687, un certain Pierre Rocque fut condamné aux galères. C'était un berger habile en magie qui avait fait mourir, dit l'arrêt, par un sort qu'il avait jeté, trois cent quatre-vingt-quinze moutons, sept chevaux et onze vaches appartenant à Eustache Visié, receveur à Pacy-en-Brie. Rocque fut attaché à la chaîne avec d'autres galériens. Cependant le bétail d'Eustache Visié continuait de mourir. A peine avait-il acheté une vache ou une brebis et l'avait-il placée dans l'étable qu'elle crevait. Le seul remède, évidemment, était d'obtenir que Pierre Hocque levât le sort qu'il avait mis. Visié gagna par promesse d'argent le galérien qui était attaché à la chaîne immédiatement auprès de Hocque, un nommé Béatrix. Celui-ci parla au berger, qui répondit qu'en effet il avait mis un sort d'empoisonnement sur les bestiaux d'Eustache Visié, et qu'à son défaut, seuls Bras-de-Fer ou Courte-Épée, tous deux bergers, avaient le pouvoir de le lever. Béatrix insistant, Rocque dicta une lettre qu'on adressa à Bras-de-Fer ; mais cette lettre ne fut pas plus tôt partie que Hocque tomba dans un désespoir horrible. Il criait d'une voix rauque que Béatrix lui avait fait faire une chose qui allait être cause de sa mort, laquelle il ne pouvait éviter du moment où Bras-de-Fer commencerait à lever le sort mis sur les bestiaux. Et le malheureux se tordait dans des convulsions atroces qui émurent les autres galériens au point qu'ils auraient assommé Béatrix, cause du mal, sans l'intervention des gardiens. Ce désespoir et ces convulsions durèrent plusieurs jours, à la fin desquels Hocque mourut. Et ce fut justement le temps, dit l'arrêt de la Tournelle, que Bras-de-Fer commença de travailler à lever le sort. Les juges ajoutent : Il est constant que Pierre Hocque est mort parce que Bras-de-Fer a levé le sort d'empoisonnement sur les chevaux et les vaches, et il est vrai aussi que, depuis ce temps, il n'est plus mort de chevaux ni de vaches à Eustache Visié.

La conviction du malheureux sorcier qu'il devait périr du fait que son compagnon lèverait le sort mis par lui sur les bestiaux était si forte qu'il en mourut effectivement. Est-il possible d'imaginer une preuve plus frappante de la foi robuste que les contemporains avaient en toutes ces diableries ?

LES PRATIQUES DES SORCIÈRES.

A la magie noire ou blanche les sorcières joignent la médecine et la pharmacie. Elles ont des drogueries avec des fioles innombrables : sirops, juleps, onguents, baumes, émollients d'une variété infinie. Remèdes de bonne femme, mais dont l'expérience a fait connaître l'efficacité et dont la préparation s'est perfectionnée d'âge en âge. Paracelse, le grand médecin de la Renaissance, brûla en 1527 les livres de médecine de son temps, déclarant qu'il n'y avait d'utiles que les formules des sorcières. Les commères avaient des calmants pour les douleurs, des baumes bienfaisants pour les blessures et agissaient sur les maladies nerveuses par la suggestion. C'était la partie sérieuse de leur art. Le plus

souvent aussi la sorcière était sage-femme, mais, de même que, dans ce monde étrange, sous la droguiste se cachait l'empoisonneuse, que l'alchimiste était doublé du faux-monnayeur, derrière la sage-femme apparaissait la faiseuse d'anges. Enfin les sorcières étaient des devineresses tirant l'horoscope d'après les cartes et d'après les lignes de la main.

Que déclarèrent les sorcières arrêtées par La Reynie ? Marie Bosse dit qu'on ne fera jamais mieux que d'exterminer toutes ces sortes de gens qui regardent à la main, parce que c'est la perte de toutes les femmes, tant de qualité que des autres ; que la devineresse connaît bientôt quel est leur faible et que par là elle sait les prendre et les mener où elle veut. Elle ajouta qu'il y avait à Paris plus de quatre cents devineresses et magiciens qui perdaient bien du monde, surtout des femmes, et de toutes conditions. La Bosse parla encore de l'argent que gagnaient ses commères, achetant des offices à leurs maris, bâtissant des maisons, et qu'il leur fallait faire autre chose que regarder dans la main pour réaliser pareilles fortunes. La Voisin dit que l'on ne saurait mieux faire que de rechercher tous ceux qui regardent à la main, que l'on entend dans ce commerce d'étranges choses, lorsque les galanteries n'allaient pas bien, que les empoisonnements étaient pratique courante, que nombre d'entre eux étaient payés jusqu'à 10.000 lb. — 50.000 francs d'aujourd'hui. Mêmes déclarations par la Leroux, autre sorcière, et par le magicien Lesage. Il est d'une extrême conséquence, dit celui-ci, de pénétrer ces malheureuses pratiques et de savoir ce mystère d'iniquité, qui est entre tous ceux qui se disent se mêler de trésors — chercheurs de trésors —, de poudres de projection — pierre philosophale — et autres choses semblables, mais qui entretiennent leur commerce par bien d'autres moyens ; les avortements et autres crimes sont de plus grands trésors que la pierre philosophale et la bonne aventure ; les gens qui s'adressent à ceux de la cabale traitent ordinairement de l'empoisonnement d'un mari, de celui d'une femme, d'un père et même quelquefois d'enfants encore à la mamelle. Il dit encore que ces malheureux — devineresses et magiciens — s'étaient attiré les protections les plus puissantes, en sorte qu'ils agissaient avec la plus grande assurance et presque en toute liberté. Ces déclarations sont confirmées par les dossiers que La Reynie put constituer.

Ce que le public demandait aux sorcières c'était, tout d'abord, de lui dévoiler l'avenir, puis de lui faire trouver des trésors. Il y avait pour ceci divers moyens, qui tendaient tous au même but : forcer l'Esprit, c'est-à-dire le démon, par des sortilèges et des imprécations, à se présenter et à indiquer la cachette mystérieuse. Une femme, écrit Ravaisson, ordinairement une prostituée sur le point d'accoucher, se faisait porter au milieu d'un cercle tracé sur le parquet et environné de chandelles noires : lorsque l'enfantement avait lieu, la mère livrait son fils pour le vouer au démon. Après avoir prononcé d'immondes conjurations, le prêtre égorgeait la victime, quelquefois sous les yeux de sa mère ; mais, plus souvent, il l'emportait pour le sacrifier à l'écart parce que, au dernier moment, la nature outragée reprenant ses droits, on avait vu ces malheureuses arracher leur enfant à la mort. D'autres fois, on se contentait d'égorger un enfant abandonné, les devineresses n'en manquaient jamais : les filles imprudentes, les femmes légères, les chargeaient d'exposer les fruits d'un amour illégitime ; elles avaient même des sages-femmes attitrées et fort occupées à procurer de fausses couches ; les enfants, après avoir reçu le baptême, étaient mis à mort et portés ensuite au cimetière, et, plus souvent, enfouis au coin d'un bois ou consumés dans un four. Et la sorcière Marie Bosse ajoutait : Il y a tant de ces sortes de gens à Paris qui cherchent des trésors, que la ville en est toute bondée.

Ce sont ces pratiques et d'autres, plus abominables encore, qui faisaient écrire à La Reynie : Il est difficile de présumer seulement que ces crimes soient possibles ; à peine peut-on s'appliquer à les considérer. Cependant, ce sont ceux qui les ont faits qui les déclarent eux-mêmes, et ces scélérats en disent tant de particularités, qu'il est difficile d'en douter.

LES ALCHIMISTES.

A côté du groupe des sorcières et des magiciens, apparaît celui des alchimistes et des philosophes, représenté par les Vanens, les Chasteuil, les Cadelan, les Babel, les Bachimont. On a dit que Louis de Vanens avait été arrêté le 5 décembre 1677.

Les origines de cette association d'alchimistes et de chercheurs de pierre philosophale avaient été des plus dramatiques. François Galaup de Chasteuil, deuxième du nom — le gaillard appartenait à une illustre famille de Languedoc qui avait fourni des hommes de la plus haute distinction dans les armes, la religion et la littérature, — en était le chef, ou, pour employer l'expression de la cabale, en était l'auteur. Sa vie a bien été la plus fantastique qu'on puisse rêver. Né à Aix, le 15 novembre 1625, il était le second fils de Jean Galaup de Chasteuil, procureur général à la Cour des Comptes d'Aix. Son frère aîné, Hubert, avocat général au Parlement de la même ville, était réputé pour la beauté de son esprit et la profondeur de son savoir ; son frère cadet, Pierre, était poète, ami de Boileau, de La Fontaine, de Mlle de Scudéry. Après de bonnes études, François fut reçu docteur en droit. En 1644, il devint chevalier de Malte. Il rendit à l'Ordre des services signalés et le grand maître, Lascaris, attacha sur sa poitrine la croix d'honneur. François devint ensuite capitaine des gardes du grand Condé. En 1652, il se retira à Toulon, arma un vaisseau et, sous pavillon maltais, fit la course contre les Musulmans. Les corsaires d'Alger le prirent et l'emmenèrent prisonnier. Après deux années d'esclavage, il vint à Marseille, où il se fit religieux, devint prieur des Carmes. Il introduisit dans le couvent une jeune fille, une enfant svelte et blonde, avec de grands yeux clairs. Il la tint enfermée dans sa cellule, la rendit enceinte. Quand elle fut sur le point d'accoucher, Chasteuil, assisté d'un frère lai, l'étrangla dans son lit, et, par une nuit noire, la porta dans l'église même du couvent, où il fit sauter plusieurs dalles et creusa une fosse pour l'enterrer. C'était un bruit sourd dans le silence des voûtes. Un pèlerin, endormi contre un pilier, s'éveille : il voit les sinistres travailleurs, aux rais de la lune que nuançaient les vitraux de couleur. Figé d'épouvante, il demeure blotti dans un coin et, à la pointe du jour, quand l'église est ouverte, court avertir les magistrats. Chasteuil est arrêté, jugé, condamné. Il allait être pendu quand, au pied du gibet, survient Louis de Vanens, capitaine des galères, avec plusieurs soldats. Chasteuil et Vanens étaient liés d'amitié. Chasteuil fut délivré. Emmenant son sauveur, il se réfugia à Nice.

Cachés dans un coin écarté, les deux compagnons commencèrent de travailler à la pierre philosophale, c'est-à-dire à convertir le cuivre en argent et en or. Chasteuil s'était occupé d'alchimie et se croyait maître du fameux secret. Plein de gratitude pour le service rendu, il donna à Vanens le secret de l'argent, mais pour celui de l'or il ne voulut rien dire, ne croyant pas Vanens assez prudent pour cela. Peu après nous trouions Chasteuil au service du duc de Savoie, capitaine-major des gardes de la Croix-Blanche et, chose incroyable, précepteur de son fils ! Tout en s'occupant d'éduquer le jeune prince de Piémont, Chasteuil continuait

de philosopher, et trouva une huile qui convertissait, il en paraissait du moins convaincu, les métaux en or. Il faisait aussi des traductions d'auteurs sacrés et profanes, des petits prophètes, de Pétrone, de la Thébaïde de Stace et il faisait des vers. Chasteuil venait de dépasser la quarantaine. Un contemporain donne son portrait : D'une taille médiocre, très maigre, toujours incommodé d'une toux très grande causée par une blessure qu'il avait reçue dans le corps, le dos rond, un peu voûté, la bouche relevée, peu de barbe, les cheveux noirs et plats, le teint blême et basané. Moréri ajoute : M. de Chasteuil était un gentilhomme des plus accomplis, qui possédait parfaitement la philosophie platonicienne.

Vanens et Chasteuil se lièrent avec Robert de Bachimont, seigneur de la Miré, qui avait épousé une cousine du surintendant Fouquet. Ce Bachimont possédait à Paris une maison proche le Temple, avec quatre fours de digestion : un grand au troisième étage, deux plus petits dans une chambre à côté et un grand dans la cave ; il avait un appartement à Compiègne à l'Écu de France, où ce d'étaient que creusets, athénors, alambics, vaisseaux de terre et de verre, cucurbites, fourneaux philosophiques à feu ouvert et à feu clos, grilles et mortiers , cornues et matras, sels ammoniacs et limailles de fer, et mille manières de poudres, de pâtes et d'eaux ; enfin il avait une autre installation à l'abbaye d'Ainay, près de Lyon, savamment aménagée pour la fusion des métaux, la distillation des simples et autres pratiques d'alchimie. L'association ne tarda pas à s'accroître d'un personnage considérable, Louis de Vasconcelos y Souza, comte de Castelmelhor, qui avait réellement gouverné le Portugal pendant cinq ou six ans, comme favori d'Alphonse VI. Bachimont dit que Castelmelhor lui donna le secret du rouge dans le verre. Après la mort du duc de Savoie, le 12 juin 1675, Castelmelhor se retira en Angleterre où il gagna la faveur de Charles II, alchimiste et astrologue passionné. Il assista à la mort du monarque anglais, et ce fut lui qui amena le prêtre catholique qui lui administra l'extrême-onction.

Chasteuil et ses associés cherchaient la pierre philosophale, dont le contact devait convertir les métaux en or, et ils croyaient comme la plupart des alchimistes devoir la trouver dans la solidification du mercure. Les philosophes hermétiques ont découvert, écrit M. Huysmans — et aujourd'hui la science moderne ne nie plus qu'ils aient raison, — ils ont découvert que les métaux sont des corps composés et que leur composition est identique. Ils varient donc simplement entre eux suivant les différentes proportions des éléments qui les combinent ; on peut, dès lors, à l'aide d'un agent qui déplacerait ces proportions, changer les corps les uns dans les autres, transmuer, par exemple, le mercure en argent et le plomb en or. Et cet agent c'est la pierre philosophale, le mercure ; non le mercure vulgaire qui n'est pour les alchimistes qu'un métal avorté — M. Huysmans se sert d'une autre expression —, mais le mercure des philosophes, appelé aussi le lion vert.

On trouve parmi les papiers de la Voisin un poème manuscrit en l'honneur de la pierre philosophale :

De l'or glorifié qui change en or ses frères.

Le secret doit consister en un élixir dont une seule goutte jetée

... dans une mer profonde Où couleraient fondus tous les métaux du monde Suffirait pour la teindre et fixer en soleil.

Chasteuil et ses collaborateurs, ne cherchaient pas seulement la solidification du mercure, qui devait produire la pierre philosophale, mais à liquéfier l'or à froid ;

ce qui devait donner une panacée universelle. L'or liquide restitue la santé, la force, donne de l'embonpoint aux vieillards, ôte les pâles couleurs aux filles, guérit de la peste, etc.

A défaut de mercure solidifié, ils cherchaient, pour la transmutation des métaux, ces poudres ou huiles de projection, dont il est tant question à cette époque, et, comme nous le verrons, ils eurent les meilleures raisins du monde pour croire avoir mis la main sur le secret, au moins en ce qui concernait l'argent.

En 1676, nos compagnons s'installèrent tous à Paris, où ils s'adjoignirent trois collaborateurs importants à des titres divers : l'empirique Rabel, médecin célèbre en son temps ; un riche banquier parisien, Pierre Cadelan, secrétaire du Roi, et un jeune avocat au Parlement, Jean Terron du Clausel. Celui-ci logeait avec Vanens, rue d'Anjou, dans la maison qui avait pour enseigne Le Petit Hôtel d'Angleterre. Ce qui faisait sa valeur dans la compagnie, c'est qu'il pouvait distiller librement, ayant obtenu une licence. La science de Rabel semblait devoir être précieuse. Cette science était réelle. L'eau de Rabel, qu'il inventa et à laquelle il a laissé son nom, est encore employée de nos jours : mélange d'alcool et d'acide sulfurique qui sert d'astringent dans les hémorragies. Rabel avait composé un autre élixir dont les bienfaits innombrables étaient célébrés par des annonces en prose et en vers que les réclames modernes les plus retentissantes n'ont pas surpassées. Quant à Cadelan, il donnait l'argent. Bodin parle en termes très exacts des alchimistes : Ils tirent bien la quintessence des plantes et font des huiles et des eaux admirables et salutaires et discourent subtilement de la vertu des métaux et transmutation d'iceux ; mais avec cela ils font de la fausse monnaie. Au moment où Cadelan fut arrêté avec ses associés il allait prendre à ferme la Monnaie de Paris. Était-ce pour y faire de faux louis d'or comme les historiens l'ont supposé ? Nous croyons plutôt que c'était pour écouler les produits de la fabrication alchimique de ses associés, car à ce moment ils n'avaient plus de doute sur l'efficacité des formules de Chasteuil. Un lingot d'argent fondu par Vanens et porté par Bachimont à la Monnaie de Paris, y venait d'être reçu à onze deniers douze grains pour fin. Il est à peine utile d'ajouter que ce ne pouvait être que par suite d'une erreur de l'employé préposé à la Monnaie ; ce fameux argent que Vanens et Chasteuil faisaient avec du cuivre n'était que du métal blanc. Ce n'en était pas moins pour nos compagnons un succès qui ouvrait devant eux les plus vastes espoirs.

Quand Louis de Vanens fut arrêté, le 5 décembre 1677, au matin, Louvois crut avoir saisi un espion. Il avait mis la main sur un alchimiste, et bientôt toute la bande, Tenon, Cadelan, M. et Mme de Bachimont, Barthomynat, dit La Chaboissière, valet de Vanens, étaient, les uns à la Bastille, les autres à Pierre-en-Cize. Chasteuil venait de mourir tranquillement à Verceil. Babel était passé en Angleterre où Charles II le logeait, nourrissait, pensionnait et accablait de présents. Dans la suite, il rentra en France et fut incarcéré à son tour.

Nous considérions comme essentiel de faire connaître ce groupe d'alchimistes et de philosophes à cause de Louis de Vanens. Ce jeune gentilhomme de Provence, dégagé de taille et bien fait, avait de brillantes relations à la Cour, où il était sur le pied n'intimité avec l'éblouissante maîtresse du roi, la marquise de Montespan. D'autre part, il fréquentait assidument chez la Voisin et fut même quelque temps son auteur. Vanens a été le trait d'union entre les alchimistes et les sorcières. Il était un fervent des pratiques démoniaques. Son valet, La Chaboissière, déclara qu'une nuit il dut se rendre avec sou maître et un ecclésiastique dans les bois aux environs de Poissy, où, avec des imprécations et des invocations à l'Esprit,

on chercha des trésors. Vanens était un satanique. Il était enfermé à la Bastille dans une même chambre avec d'autres détenus, selon l'usage. Il avait avec lui une sorte d'épagneul tanné et blanc. Vers l'heure de minuit, il récitait des prières sur le ventre du chien et faisait des bénédictions. Puis il prenait un livre d'heures où il y avait l'image de la Vierge, et appliquait cette image au derrière du chien, disant : Sors, diable ! voilà ta bonne maîtresse ! Aux observations de ses compagnons de captivité il répondait que Dieu ni le roi ne l'empêcheraient de faire ce qu'il faisait. Pour mesurer l'âpreté étrange et l'énergie de ces superstitions, il faut songer que Vanens était à la Bastille et qu'il n'ignorait pas que ces pratiques pouvaient le mener au bûcher.

On comprendra par la suite toute l'importance qu'il faut attacher au personnage de Vanens en se rappelant les lignes suivantes que l'on trouve dans les notes de Nicolas de La Reynie : Revenir à La Chaboissière — le domestique de Vanens — sur le fait qu'il n'a voulu être écrit dans son interrogatoire, après en avoir entendu la lecture, que Vanens s'était mêlé de donner des conseils à Mme de Montespan, qui mériteraient de le faire tirer à quatre chevaux.

LA VOISIN.

Aux portraits de Chasteuil l'alchimiste et de Vanens le satanique il faut joindre celui de la plus célèbre des sorcières, Catherine Deshayes, femme Monvoisin, dite la Voisin. C'est d'elle que La Fontaine écrit :

Une femme à Paris faisait la pythonisse...

La Voisin déclara à La Reynie : Les unes demandaient si elles ne deviendraient pas bientôt veuves parce qu'elles en épouseraient quelque autre, et presque toutes demandent et n'y viennent que pour cela. Quand ceux qui viennent se faire regarder dans la main demandent quelque autre chose, ce n'est néanmoins que pour venir à ce point et pour être délivrés de quelqu'un ; et comme elle avait accoutumé de dire, à ceux qui venaient pour cela chez elle, que ceux dont ils voulaient être défaits mourraient quand il plairait à Dieu, on lui disait qu'elle n'était pas bien savante. Margot, servante de la Voisin, dit que toute la terre y venait. Elle dit encore : La Voisin tire aujourd'hui une grande suite après elle, c'est une grande chaîne de personnes de toutes sortes de conditions. Les Parisiens se rendaient chez la devineresse en compagnie ; c'étaient des parties de plaisir. La société joyeuse se répandait sur les pelouses du jardin qui entouraient la maisonnette de la Villeneuve-sur-Gravois. La Villeneuve était l'espace, peu habité, entre les remparts et le quartier Saint-Denis.

On faisait venir la sorcière en ville, dans les salons, comme aujourd'hui les cantatrices en vogue. En ce temps-là, la Voisin avait autant d'argent qu'elle voulait. Tous les matins, avant qu'elle fût levée, il y avait des gens qui l'attendaient, et tout le reste du jour elle avait encore du monde ; après cela, le soir, elle tenait table ouverte, avait les violons et se réjouissait beaucoup : ce qui a duré plusieurs années. Cette existence ne ressemblait plus, comme on voit, à celle de l'aïeule, la sorcière décrite par Michelet : Vous la trouverez aux plus sinistres lieux, isolés, mal famés, aux masures, aux décombres. Où aurait-elle vécu, sinon aux landes sauvages, l'infortunée qu'on poursuivait tellement, la maudite, la proscrite, l'empoisonneuse ?

La Voisin gagnait annuellement cinquante et cent mille francs de notre monnaie ; mais l'argent était dépensé en ripailles. Elle entretenait princièrement ses amants, car elle n'eût pas jugé digne d'elle qu'ils fussent en peine, et ses amants étaient nombreux. Nous trouvons au premier rang le bourreau de Paris, André Guillaume, qui trancha la tête à Mme de Brinvilliers, et qui, par une horrible rencontre, faillit exécuter la Voisin elle-même ; puis le vicomte de Cousserans, le comte de Labatie, l'architecte Fauchet, un marchand de vin du quartier, le magicien Lesage, l'alchimiste Blessis et d'autres.

Il faut ajouter que Blessis et Lesage, puis Latour, lui dépensèrent beaucoup d'argent sous prétexte de pierre philosophale, car la Voisin avait une foi sincère en l'alchimie. Elle subventionna de grandes entreprises, contribua à fonder des fabriques, étant très curieuse des progrès scientifiques et industriels ; mais en fait d'industriels, elle tomba surtout sur des chevaliers d'industrie qui lui escroquèrent son argent.

Enfin, la Voisin, orgueilleuse de son métier de sorcière, qui faisait se courber devant elle, dans des postures attentives et suppliantes, les personnes du plus haut rang, ne reculait pas devant les dépenses qui lui semblaient utiles à en rehausser l'éclat. Elle rendait ses oracles vêtue d'une robe et d'un manteau spécialement tissés pour elle, qu'elle avait payés 15.000 livres — 75.000 francs de valeur actuelle —. La reine n'avait pas de parure plus belle que cette robe d'empereur qui fit bien du bruit dans Paris. Le manteau en était de velours cramoisi semé de 205 aigles esployées, à deux têtes, d'or fin, double de fourrure précieuse ; la jupe était en velours vert d'eau, drapé de point de France. Les souliers portaient eux-mêmes des broderies d'aigles esployées, à deux têtes, d'or fin. Le seul tissage des aigles sur le manteau avait coûté 1.100 livres — 5.600 francs d'aujourd'hui. Nous possédons les comptes des fournisseurs.

Mais la Voisin avait conservé, sous le ruissellement de la fortune, des mœurs crapuleuses. Elle est ivre à chaque instant. Elle a des querelles de poissarde avec Lesage. Latour, qui fut son grand auteur, lui donne des soufflets. Elle se bat avec la Bosse à s'arracher les cheveux. Un jour, l'Auteur — Latour —, étant avec elle sur les remparts, elle fit donner cinquante coups de bâton à son mari par l'Auteur, pendant qu'elle tenait le chapeau de l'Auteur, qui eut pitié de son mari. En cette occasion, Latour mordit ce pauvre Monvoisin dans le nez. Mais, d'autre part, la devineresse fréquentait chez l'abbé de Saint-Amour, recteur de l'Université de Paris, un janséniste austère, et Mme de la Roche-Guyon était la marraine de sa fille.

Ce mari, que la Voisin faisait bâtonner si rudement, paraît cependant avoir été bon homme. Il y avait en ce temps, à Montmartre, une chapelle dédiée à sainte Ursule, qui avait le privilège de rabonnir les maris. Il fallait y faire neuvaine et y porter, par une matinée de vendredi, une chemise du méchant époux. Notre sorcière croyait sans défaillance à l'efficacité de cette pratique, et il faut lui rendre justice en constatant qu'elle commençait toujours par envoyer à Montmartre les femmes qui venaient lui conter leurs chagrins. Elle usa du remède pour son propre ménage, et ce pauvre Monvoisin dut se rendre à la butte portant lui-même sa chemise sous le bras. Voilà un mari pour le rabonnissement duquel sainte Ursule ne parait pas avoir eu à faire de grands efforts.

Lesage, amant de la sorcière, lui conseilla de se débarrasser de Monvoisin. On acheta un cœur de mouton auquel Lesage fit quelque chose, puis on l'enfouit dans le jardin derrière la porte cochère. Et voilà que Monvoisin fut pris d'un grand mal d'estomac. Il s'écriait que s'il y avait quelqu'un qui voulût le faire

périr, on lui donnât un coup de pistolet dans la tête, plutôt que de le laisser languir. La Voisin, saisie de remords, courut aux Augustins se réconcilier, c'est-à-dire se confesser et obtenir une absolution générale ; elle communia et, à son retour, obligea Lesage à démolir ses sortilèges.

La Voisin raconta très ingénument à La Reynie les débuts de sa carrière. A présent son mari ne faisait plus rien. Il avait été marchand joaillier, puis boutiquier sur le Pont-Marie. II avait perdu ses boutiques et alors, voyant son époux ruiné, elle s'était attachée à cultiver la science que Dieu lui avait donnée. — C'est la chiromancie et la physionomie, dit-elle, que j'ai apprises dès l'âge de neuf ans. Depuis quatorze ans je suis persécutée, c'est l'effet des missionnaires — on appelait ainsi les membres d'une congrégation établie par saint Vincent de Paul, alors très populaire, qui s'occupaient activement de convertir les pécheurs et d'ôter les scandales de tous genres —. Cependant, poursuit la Voisin, j'ai rendu compte de mon art aux vicaires généraux, le siège étant vacant — c'est-à-dire en 1664, — et à plusieurs docteurs en Sorbonne auxquels j'avais été renvoyée, qui n'y ont rien trouvé à redire. La Bosse parle également du temps où son amie allait en Sorbonne disputer avec les professeurs sur le fait d'astrologie.

Ainsi la Voisin s'est établie devineresse pour ramener l'ordre et l'aisance dans sa maison. Une de ses commères, la Lepère, lui disait parfois qu'elle ne devait pas s'engager dans de si grands crimes : Tu es folle ! répondait la sorcière, le temps est trop mauvais. Comment nourrir mes enfants et ma famille. J'ai dix personnes sur les bras ! Et, de fait, jusqu'au moment où elle fut arrêtée, la Voisin n'avait cessé de soutenir sa vieille mère, à qui elle donnait de l'argent chaque semaine.

En prétendant que le fond de son art était la physionomie, la Voisin disait vrai. Elle en avait fait une étude approfondie. Nous trouvons sur ce sujet mille et une notes dans son dossier et un Traité de physionomie appuyé sur six inébranlables colonnes : 1° la sympathie entre l'esprit et le corps ; 2° les rapports entre les animaux raisonnables et irraisonnables ; 3° la diversité de l'un et de l'autre sexe ; 4° la diversité des nations ; 5e le tempérament des corps ; 6° la diversité de l'âge ; et ne pas s'appuyer sur un seul signe, car souvent les hommes sont attaqués de quelque défaut que la force de leur esprit, avec le secours de la grâce, peut assurément vaincre. Quand la comtesse de Beaufort de Canillac vint consulter la devineresse, la dame lui ayant voulu donner sa main sans se démasquer, elle lui dit qu'elle ne se connaissait point aux physionomies de velours, et sur cela la dame ayant ôté son masque... La Voisin avoua qu'elle lisait bien plus sur les visages que dans les lignes de la main, étant assez difficile de cacher une passion ou une inquiétude considérable. Elle n'était pas seulement physionomiste mais finement psychologue et c'est par là qu'elle donnait un fondement à sa sorcellerie. Citons le trait suivant entre bien d'autres.

Marie Brissart, veuve d'un conseiller au Parlement, aimait tendrement et entretenait galamment un capitaine aux gardes, Louis-Denis de Rubentel, marquis de Mondétour, qui devint lieutenant général en 1688. C'est un personnage dont Saint-Simon, censeur sévère, parle ainsi : Il avait su mépriser les bassesses et se retirer dans sa vertu au-dessus de la fortune. Mme Brissart lui envoyait de l'argent quand il était à l'armée, après l'avoir équipé de pied en cap au départ. Il advint que le cavalier marqua quelque froideur à sa maîtresse afin que sa bourse s'en ouvrît encore plus largement. La veuve, ne revoyant plus son capitaine, prit alarme et courut chez la Voisin. Celle-ci, assistée de Lesage, commença ses incantations. Le magicien se promenait dans le jardin avec une baguette dont il frappait, la terre, répétant : Per Deum Sanctum, per Deum

vivum ! Puis il disait : Louis-Denis de Rubentel, je te conjure de la part du Tout-Puissant d'aller trouver Marie Miron — nom de jeune fille de Mme Brissart — et qu'elle possède entièrement son corps, son cœur et son esprit et qu'il ne puisse aimer qu'elle ! Une autre fois il mit dans une petite boule de cire un papier où il y avait les noms de Rubentel et de Mme Brissart, et devant cette dernière jeta la boule dans le feu, où elle éclata avec bruit. Ces beaux sortilèges demeuraient sans résultat quand, un matin, la Voisin, clairvoyante, dit à sa cliente qui pleurait : Qu'elle écrivait tous les jours et envoyait sa femme de chambre chez Rubentel, mais qu'il n'en faisait aucun cas ; que c'était une méchante conduite pour son dessein d'écrire et d'envoyer tous les jours ; — et la dame ayant cessé d'écrire et d'envoyer, M. de Rubentel — qui prit peur à son tour de voir se tarir une source précieuse — revint chez elle sans qu'on eût fait autre chose, et néanmoins la dame ayant cru que la Voisin avait fait quelque chose d'extraordinaire, lui donna douze pistoles.

La sorcière entendait toutes les confessions. C'étaient les rêves bleus, avec des rayons de tendresse, des amoureux de vingt ans, qui venaient à elle rouges d'émoi ou lui écrivaient des lettres tremblantes pour obtenir la fin de leur tourment, qu'elle amollît le cœur barbare de leur maîtresse ou qu'elle fléchît la résistance d'un père cruel. Puis c'était l'amour charnel et tenace des femmes mûres s'accrochant à l'amant qui les délaisse pour des filles plus fraîches. C'étaient enfin les amours d'ambitieuses, assoiffées d'honneurs et d'argent, qui nous mènent aux horreurs de la messe noire.

La Voisin était assistée dans ces monstrueux offices d'un prêtre louche et âgé, la figure bouffie, avec des veines violettes qui s'entrecroisaient sur les joues à fleur de peau, l'affreux abbé Guibourg. Ancien aumônier du comte de Montgommery, il était alors sacristain de Saint-Marcel, à Saint-Denis. Il disait la messe selon le rite, vêtu de l'aube, de l'étole et du manipule. Celles sur le ventre desquelles les messes avaient été dites étaient toutes nues, sans chemise, sur une table servant d'autel, elles avaient les bras étendus et tenaient dans chaque main un cierge. D'autres fois elles ne se déshabillaient point et ne faisaient que retrousser leurs habits jusqu'au-dessus de la gorge. Le calice était posé sur le ventre nu. Au moment de l'offertoire un enfant était égorgé. Guibourg le piquait d'une grande aiguille dans le cou. Le sang de la victime expirante était versé dans le calice où il se mêlait à du sang de chauve-souris et à d'autres matières obtenues par des pratiques immondes. On ajoutait de la farine pour solidifier le mélange auquel on donnait une forme d'hostie pour être bénit au moment où, dans le sacrifice de la messe, Dieu descend sur l'autel. La scène est reconstituée par La Reynie d'après les interrogatoires des accusés.

Les messes noires n'étaient pas les seules sorcelleries où les rites exigeaient des sacrifices d'enfants. Aussi la Voisin et les devineresses ses commères en faisaient-elles une effroyable consommation. Les enfants abandonnés par les filles-mères, d'autres qu'on achetait aux femmes pauvres, ne suffisaient pas : plusieurs devineresses furent convaincues d'avoir égorgé dans ces monstrueuses pratiques leurs propres enfants. Voici un détail horrible. La fille de la Voisin, sur le point d'accoucher, ne se fiant pas à sa mère, se sauva de la maison et ne rentra qu'après avoir mis son enfant en sûreté. Les sorcières enlevaient les enfants dans les rues. Le lieutenant de police La Reynie écrit à Louvois : Se rappeler le grand désordre arrivé à Paris en 1676, plusieurs attroupements, plusieurs allées et venues et mouvements de sédition en plusieurs endroits de la ville, sur un bruit qu'on enlevait des enfants pour les égorger, sans qu'on pût comprendre alors quelle pouvait être la cause de ce bruit. Le peuple néanmoins

se porta à divers excès contre les femmes soupçonnées d'être de ces preneuses d'enfants. Le roi donna des ordres. Le procès fut fait — à ceux qui s'ameutaient contre les sorcières —, une femme qui avait commis des violences fut condamnée à mort, mais elle obtint une grâce particulière.

La Voisin pratiquait la médecine comme toutes les sorcières. On trouve dans son dossier des recettes pour les boutons du visage, un remède pour le mal de tête, la formule d'une quintessence d'ellébore de laquelle le doyen de Westminster a vécu cent soixante-six ans. Elle était sage-femme et surtout avorteuse. Au-dessus du cabinet — où la Voisin donnait ses consultations — il y avait une espèce de soupente où se faisaient les avortements, et derrière le cabinet il y avait un réduit avec un four où l'on trouva de petits os humains brûlés. Dans ce four étaient calcinés les petits enfants. Un jour, dans un moment d'épanchement, la Voisin avoua qu'elle avait brûlé dans le four, ou enterré dans son jardin, les corps de plus de 2.500 enfants nés avant terme. Ici encore nous trouvons des traits surprenants. La sorcière tenait beaucoup à ce que les enfants venus au monde fussent baptisés avant de mourir. Un soir, la Lepère, sage-femme commère de la Voisin, se trouvait dans le fameux cabinet avec le mari de la sorcière. Celle-ci, qui était dans la soupente, descendit tout à coup, avec une hâte joyeuse, le visage rayonnant, elle criait :

Quel bonheur ! l'enfant a pu être ondoyé !

Telle est l'horrible et étrange créature — la dernière des grandes sorcières qui hantèrent la pensée de Michelet, — l'étrange femme de qui les forfaits firent frissonner celui qui avait entendu les témoignages des plus redoutables criminels de son temps, Nicolas de la Reynie.

Nous avons le portrait de la Voisin par Antoine Coypel. Elle est représentée allant au supplice dans la chemise en toile des condamnés. Les contemporains la dépeignent petite, rondelette, assez jolie, à cause des yeux extraordinairement vifs et perçants. L'artiste lui a donné une expression de crapaud, mais sans doute a-t-il dessiné sous l'influence d'une idée préconçue. Mme de Sévigné, qui avait un goût singulier pour ce genre de spectacle, la vit monter au bûcher : La Voisin, écrit-elle, a donné gentiment son âme au diable. Le confesseur de la sorcière a, de son côté, parlé de sa fin édifiante : Je suis chargée de tant de crimes, disait-elle avec une émotion très simple et profonde, que je ne souhaiterais pas que Dieu fit un miracle pour me tirer des flammes, parce que je ne puis trop souffrir pour ce que j'ai commis.

LE MAGICIEN LESAGE.

Le principal auxiliaire de la Voisin fut le magicien Lesage. C'est une physionomie à part dans ce monde de sorcières, alchimistes et magiciens. Sceptique parmi des croyants, — il dupait les sorcières dont il était le collaborateur, autant que les dames du monde qui venaient lui demander les secours de son art.

Originaire de Venoix, près de Caen, il s'appelait de son vrai nom Adam Cœuret. La Vigoureux trace son portrait : ayant une perruque roussâtre, mal bâti, vêtu ordinairement de gris, avec un manteau de bourracan. Cœuret était marchand de laine. Bien que marié en Basse-Normandie, il promettait à la Voisin de l'épouser si elle devenait veuve. Il se fit tout d'abord appeler Dubuisson. En 1667, il fut arrêté, condamné aux galères pour pratiques démoniaques, et, en 1672, délivré

par le crédit de la Voisin. La galère où il ramait voguait en vue du port de Gênes quand les lettres de grâce le joignirent.

Rendu libre, Cœuret revint à paris, sous le nom de Lesage, et renoua ses relations avec les sorcières.

Toute la science de Lesage consistait en un curieux talent d'escamoteur, par lequel il trompait les devineresses elles-mêmes, leur persuadant qu'il possédait toute la science de la cabale, et celles-ci l'associaient à leurs fructueuses opérations. Les interrogatoires de la Voisin fournissent à ce sujet les plus bizarres renseignements : Lesage prit un pigeon en vie à la Vallée de Misère — sur le quai de la Mégisserie, où l'on vendait la volaille —, et le brûla dans une bassinoire. En ayant sassé les cendres il les mit dans son cabinet. Ce fut le commencement de la quarantaine pendant laquelle il récitait journellement la passion de Notre-Seigneur, dans le cabinet, ayant les pieds dans l'eau, quoiqu'il gelât très fort. Puis il mettait une nappe blanche sur une table, faisait allumer deux cierges, fit acheter trois verres de cristal, desquels ayant fait son mystère qu'elle — la Voisin — ne connaissait point, il les lui fit renfermer dans une armoire avec une branche de laurier, et ayant cependant toujours la clef sur elle, Lesage lui demanda les trois verres et la branche de laurier qu'il avait mis dans l'armoire, et, où ne les ayant pas néanmoins trouvés, il lui dit qu'il ne lui donnerait plus rien à garder, et l'ayant envoyée dans le jardin, elle les trouva tous trois rangés dans le cabinet du jardin. Et lui ayant demandé comment il faisait tout cela, Lesage lui dit qu'il était de l'apostolat et de la compagnie des Sibylles.

D'autres fois Lesage célébrait une sorte de messe, travesti en prêtre. Au moment de l'offertoire, il rompait deux petits morceaux de pain ordinaire et, après avoir fait s'agenouiller la Voisin et son mari, l'excellent Monvoisin, il leur donnait à chacun un morceau de pain de la même façon que s'il les eût communiés, et leur faisait ensuite boire de l'eau bénite qu'il avait, à ce qu'il disait, fait changer en liqueur, et était la liqueur d'un goût extrêmement agréable. — Un sergent étant venu chez la Voisin pour l'exécuter, à la requête de Lenoir, tapissier, la Voisin fit appeler Lesage, lui dit qu'elle était perdue et qu'il y avait quelque chose dans l'armoire qu'il fallait ôter, c'était une hostie ; et, dans le même temps, Lesage fit sortir la marquise de Lusignan qui était chez la Voisin et lui dit de s'en aller chez elle, et, quand elle y serait, de mettre une serviette blanche sur son lit, pour ce qu'il allait lui envoyer. Et, en effet, l'hostie se trouva chez la marquise, sans que l'on vît qui l'avait apportée.

Les prétendues sorcelleries de Lesage consistaient ainsi en habiletés de prestidigitateur. Elfes suffisaient à émerveiller ses clients. Il leur faisait écrire, par exemple, leurs demandes au démon sur des billets qu'il faisait ensuite semblant de jeter au feu, enveloppés dans des boules de cire, et, quelques jours après, il les représentait, en disant que le diable, qui les avait reçus par la voie des flammes, les lui avait renvoyés.

Lesage fut arrêté pour la seconde fois, le 17 mars 1679, et nous verrons l'importance des déclarations qu'il fit aux magistrats.

LA CHAMBRE ARDENTE.

On imagine la stupeur de Louis XIV, de ses ministres, du lieutenant de police à la découverte de crimes pareils. L'effroi fut d'autant plus grand que les chimistes et médecins experts étaient alors impuissants à retrouver la trace du poison dans les cadavres. Le procès fut confié à une commission spéciale dans l'espoir que, par une procédure plus rapide et plus énergique, elle parviendrait à couper le mal dans sa racine. Ce fut la célèbre Chambre ardente.

Le président en était Louis Boucherat, comte de Compans, — un homme aimable, dit Mme de Sévigné, et d'un très bon sens. Il devint dans la suite chancelier de France. Louis Bazin, seigneur de Bezons, désigné pour remplir les fonctions de rapporteur avec La Reynie, était membre de l'Académie française. L'office de greffier fut rempli par Sagot, secrétaire confidentiel de La Reynie et greffier ordinaire du Châtelet. La commission, écrit Ravaisson, avait été composée de l'élite des membres du Conseil d'État et tous ces magistrats ont laissé une grande réputation. Ce tribunal fut appelé la Chambre ardente parce que, anciennement, les tribunaux constitués extraordinairement pour juger les grands crimes, siégeaient dans une chambre tendue de noir, tout éclairée de torches et de Lambeaux.

La Chambre se réunit pour la première fois le 10 avril 1679 et décida que toute l'instruction demeurerait secrète afin de soustraire à la connaissance du public le détail des pratiques démoniaques, dont les magistrats ne mettaient pas en doute l'efficacité, ainsi que la redoutable composition des poisons.

Voici de quelle manière était ordonnée la procédure :

Les particuliers que le juge instructeur, La Reynie, regardait comme suspects étaient arrêtés par ordre du roi, c'est-à-dire par une lettre de cachet qui tenait lieu du mandat d'amener du juge d'instruction moderne. Les premiers interrogatoires étaient soumis au procureur général et ce n'était que sur ses réquisitions qu'on procédait aux confrontations avec les coaccusés et aux recollements, après lesquels les commissaires adressaient un rapport détaillé à la Chambre. Le procureur présentait des conclusions et la Chambre décidait si, oui ou non, l'accusé serait recommandé, c'est-à-dire s'il demeurerait prisonnier en vertu d'un arrêt rendu par elle. En ce cas l'instruction suivait son cours. Quand celle-ci était terminée, toutes les pièces concernant l'accusé étaient lues aux juges, le procureur du Roi prononçait son réquisitoire, tendant à l'acquittement ou à la condamnation, l'accusé était entendu une dernière fois sur la sellette et la Chambre rendait une sentence qui était sans appel.

La Chambre ardente siégea au palais de l'Arsenal. Du 10 avril 1679, jour où elle se réunit pour la première fois, au 21 juillet 1682, date où elle ferma ses portes, elle tint deux cent dix séances, après avoir été suspendue, pour les raisons que l'on exposera plus loin, du ter octobre 1680 au 19 mai 1681.

La Chambre ardente délibéra sur le sort de quatre cent quarante-deux accusés et décréta prise de corps contre trois cent soixante-sept. Parmi ces arrestations deux cent dix-huit furent maintenues. Trente-six prisonniers furent condamnés au dernier supplice, à la question ordinaire et extraordinaire, et exécutés ; deux d'entre eux moururent en prison de mort naturelle ; cinq furent condamnés aux galères ; vingt-trois furent bannis ; mais les plus coupables se trouvèrent avoir des complices si haut placés que leur procès ne put être instruit. Ajoutons les accusés qui se suicidèrent en prison, comme la Dodée, une sorcière âgée de

trente-cinq ans, encore très jolie, qui avait été arrêtée avec la Trianon et se coupa la gorge au donjon de Vincennes après son premier interrogatoire : elle s'est mis sa chemise par-dessus sa plaie où la plus grande partie de son sang a coulé ; on l'a trouvée morte en ouvrant sa chambre, le matin pour lui porter à déjeuner.

Parmi les nombreuses affaires que la Chambre instruisit quelques-unes serviront de types.

Mme de Dreux était femme d'un maitre des requêtes au Parlement. Elle n'avait pas trente ans, et beaucoup de grâce, de beauté, une beauté délicate et mignonne, infiniment de charme et de distinction. Elle aimait tant M. de Richelieu — déclara l'une des sorcières de la Chambre ardente, la Joly — que d'abord qu'elle savait que M. de Richelieu regardât quelque personne, elle songeait à s'en défaire. Elle avait en outre empoisonné M. Pajot et M. de Varennes et bien d'autres ; l'un de ses amants notamment, pour s'éviter, dit-elle, les ennuis et embarras d'une rupture. Elle avait encore cherché à empoisonner son mari et à se défaire de Mme de Richelieu par sortilèges. Tous ces détails se répandirent dans Paris, où la société — on a peine à le croire — s'en amusa énormément. Le mari était criblé d'épigrammes que Mme de Sévigné déclare divinement divertissantes. Mme de Dreux était réellement trop gentille — et puis elle était cousine de deux juges de la Chambre, MM. d'Ormesson et de Fortia, — si bien que, le 27 avril 1680, les magistrats se contentèrent pour toute peine de l'admonester. M. de Dreux et toute sa famille, écrit Mme de Sévigné, allèrent la prendre à cette Chambre de l'Arsenal. Remise en liberté, la jeune femme fut fêtée et choyée par tout le monde élégant. C'étaient une joie et un triomphe et les embrassements de toute sa famille et de tous ses amis. M. de Richelieu a fait des merveilles dans toute cette affaire. Ce qui paraîtra inouï, c'est qu'après sa sortie du donjon de Vincennes, Mme de Dreux retourna chez les sorcières, donna rendez-vous à la Joly dans l'église des jésuites, lui demanda, et obtint d'elle, des poudres pour empoisonner une personne que M. de Richelieu considérait.

A dire vrai, la Joly fut arrêtée sur ces entrefaites, et, à la suite de ses révélations, un nouvel ordre d'arrestation fut lancé contre Mme de Dreux ; mais elle fut avertie et se sauva. Le procès fut instruit par contumace. On vit alors le mari et M. de Richelieu solliciter pour elle de compagnie. Le 23 janvier 1682, Mme de Dreux fut condamnée au bannissement hors du royaume, mais le roi lui permit de demeurer en France, à condition que ce fût à Paris et avec son mari.

La présidente Leféron, qui appartenait également au monde de la magistrature, est d'un aspect plus rude. Fille d'un conseiller au Parlement, elle s'appelait de son nom de jeune fille Marguerite Galart. Son mari, président de la première des enquêtes, est représenté, en 1661, dans le Tableau du Parlement, comme un bon juge, de jugement solide, résolu dans ses opinions, qui ne change pas sans grande raison, ne se prévient pas, aime la règle, bon homme et sans intérêt. Il avait fait preuve d'indépendance de caractère lors du procès Fouquet par sa clémence pour le surintendant. Mme Leféron le trouvait ennuyeux, avare, puis — comment dire ? — insuffisant. La belle cependant avait passé la cinquantaine. Mais elle s'était follement éprise d'un M. de Prade, qui, lui, s'était épris de ses écus. Mme Leféron demandait à la Voisin des poisons pour tuer son mari, et de Prade lui demandait des sortilèges pour s'attacher le cœur de sa maîtresse. La Voisin donnait tout ce qu'on voulait : des fioles à la dame, et au galant une figure de cire vierge représentant Mme Leféron. Cette figure, enfermée dans une boîte

de fer-blanc, devait être chauffée de temps à autre, ce qui devait échauffer le cœur de la dame. De Prade fit à la Voisin un billet de 20.000 livres 100.000 francs d'aujourd'hui.

Les fioles produisirent leur effet et Leféron expira le 8 septembre 1669 ; la figure de cire produisit son effet également et Mme Leféron épousa M. de Prade. Le 20 février 1680, montant sur le bûcher, la Voisin dit à Sagot, greffier de la chambre : Il est bien vrai que Mme Leféron la vint voir, toute joyeuse d'être veuve, et comme elle lui demandait si la fiole d'eau avait fait son effet : Effet ou non, il est crevé ! De Prade ne paraissait pas moins heureux. Il courait la ville dans un carrosse tout neuf, avec trois ou quatre laquais derrière. La joie fut courte. La dame vit que son nouveau mari songeait surtout à lui soutirer des donations et le mari vit bientôt que sa femme cherchait à l'empoisonner à son tour. Il se réfugia chez les Turcs. Le 7 avril 1680, Mme Leféron fut condamnée sans rigueur au bannissement hors la vicomté de Paris et en 1.500 livres d'amende, bien qu'il y eût, comme Louvois l'écrivait à Louis XIV, treize ou quatorze témoins de son crime.

Mme de Dreux et Mme Leféron furent redevables de cette surprenante indulgence à Mme de Poulaillon. Née Marguerite de Jehan, d'une famille noble de Bordeaux, elle était venue très jeune à Paris, entêtée de sciences occultes, pour y fréquenter les alchimistes. Elle y avait épousé le maitre des eaux et forêts de Champagne, Alexandre de Poulaillon, beaucoup plus âgé qu'elle, mais très riche. Les contemporains sont unanimes à louer le joli visage, l'intelligence fine et vive, l'exquise distinction de la jeune femme. Pour son malheur elle fit rencontre d'un certain La Rivière qui avait de grands talents pour soutirer de l'argent aux dames. On sait qu'au XVIIe siècle cette sorte de talent n'était pas dans le même discrédit qu'aujourd'hui. Le bonhomme de mari, devenu méfiant, noua les cordons de sa bourse et ferma les armoires. Mme de Poulaillon recourut aux expédients. Elle vendait les meubles du logis, chaises, fauteuils, le grand lit aurore en moire d'Angleterre, l'argenterie du buffet, et jusqu'aux habits de Poulaillon. Celui-ci, furieux — on le serait à moins, — ne donnait même plus à sa femme l'argent nécessaire à sa toilette et lui achetait lui-même robes et rubans.

Désespérée, la jeune femme se mit en rapport avec la Vigoureux : il fallait qu'elle eût de l'argent pour son amant et qu'elle fût débarrassée de son mari. Elle projetait pour cela les plus audacieux coups de main. Il suffirait de deux ou trois spadassins : Pendant que l'on tiendrait Poulaillon à la gorge dans son cabinet, on jetterait les sacs d'argent par la fenêtre, et ce serait elle qui ouvrirait la porte du cabinet. Une autre fois, il s'agissait d'enlever le maître des eaux et forêts tout vif. Mme de Poulaillon était prête à l'action, mais elle ne trouvait pas d'hommes pour la seconder. Elle vit enfin Marie Bosse, qui, dès l'abord, lui parut de plus de cœur. Néanmoins, Mme de Poulaillon montrait un si furieux empressement à se débarrasser de son vieux bonhomme, que Marie Bosse, pour aguerrie qu'elle fût, en prit peur. Elle ne voulut pas livrer en une seule fois la poudre nécessaire à l'empoisonnement, de crainte que la dame, en administrant la dose tout entière, d'un coup, ne produisît un éclat. La sorcière crut prudent de commencer par la chemise, une des plus horribles inventions de ces mégères. Les chemises du mari étaient lavées à l'arsenic. Il n'y paraissait rien. Celui qui les revêtait ne tardait pas d'être atteint d'une cruelle inflammation dans la région du bas-ventre et le haut des iambes. Et chacun de consoler la pauvre femme de qui l'époux était atteint d'un mal honteux, produit de la débauche. On mettait également de l'arsenic dans les lavements dont les contemporains faisaient, comme on sait, grand usage. Le contenu d'une fiole versé dans le vin ou le

bouillon hâtait l'opération. Les négociations entre Mme de Poulaillon et la Bosse se firent dans l'église des Carmélites. La jeune femme donna 4.000 livres — 20.000 francs de notre monnaie — pour la fiole et la préparation des chemises. Une lettre anonyme prévint Poulaillon ; d'ailleurs, sa femme ne trouva pas l'aide nécessaire parmi les domestiques. Alors, dans sa fureur, elle s'adressa à des soldats et leur demanda d'attendre son mari au coin d'une route qu'elle leur indiqua, où il serait très commode, disait-elle, de l'assommer. Les soldats prirent l'argent et coururent conter la chose à Poulaillon, qui perdit patience pour de bon, fit enfermer sa femme dans un couvent et introduisit une plainte au Châtelet. C'est à ce moment que la dame fut décrétée par la Chambre ardente.

Dès qu'il vit poindre l'orage, La Rivière, à qui Mme de Poulaillon avait tout sacrifié, se sauva en Bourgogne, où il se cacha derrière les jupes de Mme de Coligny, la fille du fameux Bussy-Rabutin. Veuve du marquis de Coligny, elle s'était éprise de l'amant de Mme de Poulaillon. La Rivière, tenu au courant des incidents du procès, plaisantait agréablement sur les malheurs de son ancienne maîtresse auprès de sa nouvelle amie. Celle-ci, bien que follement amoureuse du galant, en fut choquée : Si le malheur de la femme du monde qui a, dit-on, le plus de mérite et qui vous aime et qui vous a aimé le plus éperdument, ne vous touche plus, sur quoi me flatterai-je de vous garder toujours ? Ce brillant cavalier, qui se faisait appeler marquis de la Rivière, seigneur de Courcy, était, en réalité, bâtard de l'abbé de la Rivière, évêque de Langres.

Mme de Poulaillon fut interrogée sur la sellette le 5 juin 1679. Le procureur général avait requis contre elle le supplice de la question et la mort en place de Grève ; mais le souvenir de la fin si édifiante, il faut dire plus, si émouvante de Mme de Brinvilliers, était encore dans l'âme des magistrats et y avait presque introduit un remords. Mme de Poulaillon montra devant ses juges plus de grâce encore, plus d'abandon en la main de Dieu, plus de résignation douce et sereine. L'émotion chez ces hommes de loi fut si forte qu'ils ne purent se résoudre à faire tomber cette tête adorable. Cette dame qui avait infiniment d'esprit, note le greffier Sagot, se souciait peu de la mort et, ne croyant pas qu'elle échapperait, fut pendant tout son interrogatoire d'une présence d'esprit extraordinaire qui la fit admirer et plaindre par ses juges. La Reynie écrit que les magistrats furent touchés de son esprit et de la grâce avec laquelle, étant sur la sellette, elle avait expliqué son malheur et son crime. — Les commissaires, dit Sagot, demeurèrent à opiner quatre heures entières, chacun de MM. les commissaires, particulièrement ceux qui prenaient intérêt pour ces dames, s'étant préparé pour ce qui devait servir, sinon à la décharge de la Poulaillon, du moins à l'atténuation des faits qui lui étaient imposés, en ce qui se pourrait, sans blesser visiblement la justice. M. de Fieubet fut celui qui s'y étendit le plus et y employa toute la force de son éloquence qui lui est naturelle, et aussi fut-il celui qui sauva la vie à la dame de Poulaillon, ayant fait revenir à son avis, qui fit l'arrêt, trois des six juges qui avaient, avant lui, opiné à la mort, ce qui fut d'un préjugé heureux pour les dames Dreux et Leféron et autres prisonniers, et, de fait, c'est par cet endroit que la Chambre a molli.

La grande difficulté, ajoute La Reynie, fut, après cela, à consoler Mme de Poulaillon lorsqu'elle se vit seulement condamnée au bannissement au lieu de la mort qu'elle avait elle-même prononcée en présence de ses juges, après leur avoir témoigné la joie qu'elle avait, en expiant ainsi son crime, de se délivrer en même temps de tous ses autres malheurs. Sur la propre demande de la jeune femme, sa peine fut aggravée, par ordre du roi, c'est-à-dire par lettre de cachet, en une détention aux Pénitentes d'Angers. Cependant La Rivière, après avoir

rendu mère Mme de Coligny, l'épousait sans sourciller. Il est vrai que, peu après, Bussy-Rabutin et sa fille, désabusés du personnage, cherchaient à faire rompre l'union ; mais le gaillard résista et Mme de La Rivière fut contrainte de lui verser une forte pension pour le décider à l'abandonner.

La meilleure société applaudit à l'acquittement de Mme de Poulaillon, tandis que la petite bourgeoisie murmurait avec d'autant plus de raison que, peu après, une dame Rebillé, veuve Brunet, était condamnée avec la plus grande rigueur, sans être plus coupable que Mme de Poulaillon, Mme de Dreux et la présidente Leféron.

Elle était mariée à un gros bourgeois du port Saint-Landry dans la Cité. M. et Mme Brunet recevaient nombreuse compagnie, car on faisait chez eux de bonne musique. Le joueur de flûte à la mode, Philbert Rebillé, dit Philibert, musicien du roi, s'y faisait entendre habituellement. Brunet adorait le flûtiste pour l'agrément de son talent, et Mme Brunet l'adorait pour l'agrément de sa personne. Comme on faisait très bonne chère chez l'excellent bourgeois et que sa femme était charmante, l'artiste répondait avec grand enthousiasme à cette double passion. Bonheur parfait, et qui eût duré longtemps aux sons de la flûte mélodieuse, si Brunet, pour s'attacher définitivement un musicien aussi agréable, ne se fût avisé de lui offrir sa fille avec une belle dot, et si Philibert, charmé de la dot et de la fille, ne les eût acceptées avec empressement. Mme Brunet eut un cri d'horreur. Philibert lui expliqua qu'il avait consulté des notaires apostoliques et que, moyennant finance, on aurait des lettres canoniques qui arrangeraient cette affaire. Et ce furent des fêtes pour les fiançailles. Mme Brunet désespérée se confia à la Voisin : Quand elle devrait faire dix ans de pénitence, il fallait que le bon Dieu lui ôtât Brunet, son mari, car elle ne pouvait se résoudre à voir Philibert, qu'elle aimait passionnément, entre les bras de sa fille. Elle conduisit même son amant chez la devineresse. Philibert déposa au procès qu'elle le mena, sous prétexte de lui faire voir un jardin, chez une femme qui se mêle de regarder dans la main : ne sait qui elle est, car cette femme était alors tellement ivre qu'elle ne put dire un mot. La Voisin interrogée raconta les démarches de Mme Brunet, ajoutant : Il y a d'autres particularités que je ne dirais pour rien au monde, et j'aimerais mieux qu'un poignard me perçât le sein ; cela est réservé aux confesseurs, non aux juges. François Ravaisson, notre grave et savant prédécesseur au classement des archives de la Bastille, a publié cette dramatique déclaration et l'a commentée ainsi : Ces particularités, la Voisin les rapporta plus tard à M. de La Reynie ; elles faisaient honneur au tempérament de Philibert. Les détails que donnèrent les juges mirent ce joueur de flûte à la mode, et les femmes de la cour et de la ville se l'arrachèrent lorsqu'il sortit de prison.

Cependant ce fut Marie Bosse qui se chargea de l'opération, moyennant 2.000 livres — 10.000 francs d'aujourd'hui.

Brunet fut empoisonné en 1673 et Philibert épousa la veuve.

Mes amis me conseillèrent, déclara-t-il bonnement devant la Chambre, d'épouser la mère plutôt que la fille, ce que je fis, sous le bon plaisir du Roi, qui signa au contrat.

La femme du joueur de flûte fut condamnée le 15 mai 1679. Elle supplia vainement qu'on lui permît de voir une dernière fois son mari et ses enfants. On lui trancha le poing étant vivante, puis elle fut pendue et son corps jeté au feu. Louis XIV, qui affectionnait son flûtiste, lui conseilla de quitter la France s'il se

sentait coupable. Mais Philibert était homme de cœur. Comme un gentilhomme il alla directement se constituer prisonnier à Vincennes. Il fut acquitté le 7 avril 1680.

LOUIS XIV ET L'AFFAIRE DES POISONS.

Cependant la Chambre ardente étendait ses poursuites sur un cercle de plus en plus large et qui s'élevait de plus en plus haut dans les rangs de la société. Et peu à peu s'éveilla une inquiétude singulière — malaise étonnant, — ce n'était plus des empoisonneurs qu'on avait peur, mais des magistrats. On citait une dame du meilleur monde qui répétait partout qu'on devait brûler le procès et les juges. La Reynie demandait une escorte pour le garder quand il se rendait au donjon de Vincennes, où étaient les principaux accusés. Mme de Sévigné écrivait en parlant du grand lieutenant de police : Sa vie témoigne qu'il n'y a point d'empoisonneurs. Le 4 février 1680, Louvois manda au président de la Chambre :

Sa Majesté ayant été informée des discours qui se sont tenus à Paris, à l'occasion des décrets donnés depuis quelques jours par la Chambre, elle m'a commandé de vous faire savoir qu'elle désire que vous assuriez les juges de sa protection et que vous leur fassiez connaître qu'elle attend qu'ils continueront à rendre la justice avec fermeté. Louis XIV fit venir à Versailles le président Boucherat, les deux commissaires rapporteurs, La Reynie et Bezons, et le procureur général :

A l'issue de son dîner, écrit La Reynie, Sa Majesté m'a recommandé la justice et notre devoir, en termes extrêmement forts et précis, et en nous marquant qu'elle désirait de nous pour le bien public que nous pénétrassions le plus avant possible dans le malheureux commerce des poisons, afin d'en couper la racine s'il était possible ; elle nous a commandé de faire justice exacte, sans aucune distinction de personnes, de conditions ni de sexe, et Sa Majesté nous l'a dit en termes clairs et vifs.

Les résolutions si énergiquement exprimées par le roi remplissaient La Reynie de confiance et d'ardeur ; elles lui donnaient courage dans l'accomplissement de la lourde tâche qui lui avait été imposée. Et ce courage lui était nécessaire : quelles effroyables révélations il entendait ! Est-ce à cause de ces révéla lions que, brusquement, les dispositions de la cour de Versailles se modifièrent ? La Voisin venait d'être condamnée à subir la question. La question lui fut donnée, mais seulement pour la forme. La Voisin n'a point du tout eu la question, écrit La Reynie indigné, ainsi ce moyen à son égard n'étant pas appliqué n'a produit aucun effet. On avait craint que la sorcière, dont la discrétion avait été si grande jusque-là, ne parlât trop dans les souffrances de la torture, et, en dehors de La Reynie, les tortionnaires avaient reçu des ordres. Les juges, en dehors de La Reynie, avaient reçu des ordres également, et leur réserve à interroger l'accusée avait été telle que, au moment du supplice, la Voisin, prise de remords, crut devoir déclarer spontanément, avant d'être mise entre les mains du confesseur : Se croit obligée de dire, pour la décharge de sa conscience, qu'un grand nombre de personnes de toutes conditions et qualités se sont adressées à elle pour avoir les moyens de faire mourir beaucoup de personnes, et c'est la débauche qui est le premier mobile de tous ces crimes.

Mais, après l'exécution de la Voisin, se poursuivirent les interrogatoires de son compère le magicien Lesage, de son complice l'abbé Guibourg, de sa fille

Marguerite Monvoisin. Le 2 août 1680, Louis XIV, étant à Lille, écrivit à La Reynie :

Ayant vu la déclaration que Marguerite Monvoisin, prisonnière en mon château de Vincennes, a faite le 12 du mois passé, je vous écris cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous apportiez tous les soins qui dépendent de vous pour éclaircir les faits contenus dans ladite déclaration, — que vous observiez de faim écrire, en des cahiers séparés, les récolements, confrontations et tout ce qui concernera l'instruction qui pourra être faite sur ladite déclaration et que, cependant, sursoyiez de rapporter à ma Chambre royale, séante à l'Arsenal, les interrogatoires de Romani et de Bertrand.

Romani et Bertrand étaient deux accusés de la Chambre ardente dont il sera beaucoup question dans la suite.

Ainsi Louis XIV donnait ordre de détacher, des dossiers soumis au tribunal, les déclarations de la fille Voisin et celles de Romani et de Bertrand. D'autre part, Louvois avait eu l'imprudence de promettre à Lesage vie sauve s'il déclarait tout ce qu'il savait. Lesage racontait des choses effroyables. La consigne fut alors de ne plus l'écouter, c'était un menteur. Mais voici que, les 30 septembre et 1er octobre 1680, ces propos furent confirmés à la question de la manière la plus précise par la sorcière Françoise Filastre. Les déclarations de la Filastre retentirent jusqu'aux oreilles de Louis XIV comme un coup de tonnerre. On lit dans les registres du Conseil du roi :

Le Roi, s'étant fait représenter le procès-verbal de la question de Françoise Filastre, ne voulant pas permettre, pour de bonnes et justes considérations importantes à son service que certains faits soient insérés dans les expéditions qui seront faites pour servir en la Chambre de l'Arsenal, Sa Majesté, étant en son Conseil, a ordonné que les minutes et originaux desdits actes seront représentés à M. le chancelier par le greffier de la Commission et que, en sa présence, il sera expédié par le dit greffier une grosse desdits actes dans laquelle ne seront pas insérés lesdits faits. Fait au Conseil du Roi, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles, le 14 mai 1681.

Signé : LE TELLIER.

Le roi faisait donc pour la seconde fois enlever des rôles et soustraire au tribunal certains documents contenant de nouvelles déclarations. Aussi bien voyait-il à présent que celles-ci correspondaient à la réalité et que si les interrogatoires se poursuivaient il ne serait plus possible d'en empêcher la divulgation. Le jour même, le 4e octobre 1680, les séances de la Chambre furent suspendues.

Les documents que le roi avait ainsi fait séparer des dossiers furent enfermés dans un coffret où l'on mit les scellés et que l'on déposa chez Sagot, greffier de la Chambre, demeurant rue Quincampoix. Quand Sagot mourut, le 10 octobre 1680, le coffret fut transporté rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, chez son successeur au greffe du Châtelet et de la Chambre ardente, Nicolas Gaudion. Le 13 juillet 1709, le coffret fut apporté dans le cabinet du roi, où, en présence du chancelier Pontchartrain, Louis XIV fit brûler les papiers dans sa cheminée : Sa Majesté étant en son Conseil, après avoir vu et examiné les minutes et actes qui

lui ont été remis par M. le chancelier et les avoir fait brûler en sa présence, a ordonné que Gaudion en demeurera bien et valablement déchargé.

Louis XIV venait d'être frappé brutalement, non seulement dans ses affections les plus profondes, mais dans sa dignité de souverain, par les déclarations des obscurs et infâmes accusés de la Chambre ardente. Le trône même de France en était sali. Colbert et Louvois eurent un moment de frayeur. Le monarque tout-puissant, avec l'aide de ses deux grands ministres, a cru plonger dans une nuit insondable l'histoire affreuse de sa honte et de sa douleur. Mais une flamme n'avait pas été éteinte. On ne l'avait pas aperçue. Elle a continué de brûler, elle a grandi, elle a répandu sa clarté autour d'elle. C'est dans une pleine lumière que les faits vont paraître sous nos yeux.

II. — MADAME DE MONTESPAN1.

La marquise Françoise-Athénaïs de Montespan était née en 1641, au château de Tonnay-Charente, de Gabriel de Rochechouart, duc de Mortemart, seigneur de Vivonne, et de Diane de Granseigne, fille de Jean de Marsillac. Elle fut appelée Mlle de Tonnay-Charente jusqu'à son mariage. Sa mère, dit Mme de Caylus, voulut lui donner des principes de piété solide. La piété de Mlle de Tonnay-Charente était violente et exaspérée. Nommée, en 1660, fille d'honneur de la reine, elle lui donna une opinion extraordinaire de sa vertu en communiant tous les jours. En 1679, alors qu'elle était depuis plusieurs années la maîtresse du roi, elle étonnait beaucoup la princesse d'Harcourt en lui envoyant, le 1er janvier, pour ses étrennes, une haire, une discipline et des heures enrichies de diamants.

Mlle de Tonnay-Charente épousa, le 28 janvier 1663, un gentilhomme de sa province, L.-H. de Pardaillan, marquis de Montespan, qui avait une année de moins qu'elle. En supposant qu'elle l'eût aimé, ce ne fut pas pour longtemps. Dame d'honneur de la reine, elle était fascinée par la magnificence qui entourait Louise de la Vallière, aimée de Louis XIV et devenue, malgré sa réserve, son allure frêle et douce, l'objet de tant de jalousies, de tant de haines, de tant de colères. Mme de Montespan surtout répandait son envie contre elle en traits méchants, d'une insultante ironie. On sait qu'elle ne tarda pas à la remplacer.

1 SOURCES MANUSCRITES : Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille, mss 10 338-10 559 (dossiers de la Chambre ardente) ; — Bibliothèque nationale, ms. français 7 608, notes de La Reynie. SOURCES IMPRIMÉES : François Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IV-VII, Paris, 1870-74 ; — Correspondance de Mme de Sévigné ; — Correspondance de Madame Palatine ; — Bussy-Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules ; — Mémoires de Mme de Caylus, de l'abbé de Choisy, du marquis de la Fare, de Mlle de Montpensier, du duc de Saint-Simon. TRAVAUX DES HISTORIENS : P. Clément, Madame de Montespan et Louis XIV, Paris, 1869 ; — P. Bonassieux, le Château de Clagny et Madame de Montespan, Paris, 1881 ; — J. Lair, Louise de la Vallière, Paris, 1881 ; — J. Loiseleur, Trois énigmes historiques, Paris, 1883 ; — G. Jourdy, la Citadelle de Besançon, prison d'État au XVIe siècle, ou épilogue de l'Affaire des poisons, Gray, 1888 ; — docteur G. Legué, Médecins et Empoisonneurs au XVIIe siècle, Paris, 1896.

Louise de la Vallière s'était tenue dans l'ombre, évitant l'éclat et les honneurs ; Mme de Montespan, dans son orgueil, voulait éblouir tous les yeux. Tonnante et triomphante, écrit Mme de Sévigné en parlant de Mme de Montespan dans la gloire rayonnante de Versailles. Ailleurs, elle fait le tableau de la cour où brille la favorite du roi : A trois heures, le roi, la reine, Monsieur, Madame, Mademoiselle, tout ce qu'il y a de princes et princesses, Mme de Montespan, toute sa suite, tous les courtisans, toutes les dames, enfin ce qui s'appelle la cour de France, se trouve dans ce bel appartement du roi. Tout est meublé divinement, tout est magnifique. Mme de Montespan était habillée de point de France, coiffée de mille boucles, les deux des tempes lui tombant fort bas sur les deux joues ; des rubans noirs sur la tête, des perles de la maréchale de l'Hôpital, embellies de boucles et de pendeloques : en un mot, une triomphante beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs. Elle a su qu'on se plaignait qu'elle empêchait toute la France de voir le roi ; elle l'a redonné, comme vous voyez, et vous ne sauriez croire la joie que tout le monde en a, ni de quelle beauté cela rend la cour.

Sa beauté est extrême, écrit un autre jour Mme de Sévigné, et sa parure comme sa beauté et sa gaieté comme sa parure. Plus grande encore était la réputation de son esprit. Elle fut toujours de la meilleure compagnie, dit Saint-Simon, avec des grâces qui faisaient passer ses hauteurs et qui leur étaient adaptées. Il n'était pas possible d'avoir plus d'esprit, de fine politesse, d'expressions singulières, d'éloquence, de justesse naturelle, qui lui formait comme un langage particulier, mais qui était délicieux, et qu'elle communiquait si bien par l'habitude, que ses nièces et les personnes assidues auprès d'elle, ses femmes et celles qui, sans l'avoir été, avaient été élevées chez elle, le prenaient toutes, et qu'on le reconnaît encore aujourd'hui dans le peu de personnes qui en restent.

Elle s'entourait d'un luxe éclatant. Qui n'a vu une de ses robes par la description de Mme de Sévigné ? D'or sur or, rebrodé d'or, rebordé d'or, et, pardessus, un or frisé, rebroché d'un or mêlé avec un certain or, qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée : ce sont les fées qui ont fait en secret cet ouvrage.

Dans son domaine de Clagny on voyait, avec le parc immense, un second Versailles à côté de Versailles. Le roi y avait tout d'abord fait bâtir pour sa maîtresse une petite maison : il faut entendre une maison de plaisance. Elle dit que cela pouvait être bon pour une fille d'opéra. La maison fut abattue et le château construit sur les plans de Mansard. Au palais de Versailles, la favorite avait un appartement de vingt pièces au premier ; la reine occupait onze pièces au second étage. Dangeau note que c'était la maréchale de Noailles qui portait la traîne de Mme de Montespan ; celle de la reine était portée par un simple page.

L'influence de la jeune femme fit la fortune, l'espérance et la terreur des ministres, des courtisans, des généraux. Son père devint gouverneur de Paris, son frère maréchal de France. Dans son salon, fréquenté par tout ce que la noblesse et la littérature avaient de plus distingué, se forma une manière d'esprit toute particulière, dont les contemporains parlent souvent, d'un tour subtil et rare, en même temps que naturel et agréable. Il faut ajouter que, par une rencontre merveilleuse, son règne, qui dura treize ans, coïncida exactement avec l'apogée du siècle de Louis XIV.

Mme de Montespan sortait escortée des gardes du corps. Dans la France entière, à son passage, gouverneurs et intendants lui venaient offrir en grande pompe leurs hommages, les villes envoyaient des délégations. Elle traversait les provinces en carrosse à six chevaux, suivie d'un autre carrosse aussi tiré par six

chevaux, où se trouvaient six filles de sa suite, puis venaient les fourgons et six mules et douze cavaliers. On se croirait dans un conte de Perrault.

Elle eut de Louis XIV sept enfants que le Parlement dut légitimer et déclarer enfants de France. L'aîné, duc du Maine, reçut la principauté de Dombes et le comté d'Eu ; en 1675, âgé de cinq ans, il eut le régiment d'infanterie du maréchal de Turenne ; en 1682, le roi lui donna le gouvernement du Languedoc, le 15 septembre 1688 la charge de général des galères et la lieutenance générale des mers du Levant. L'aînée des filles, Mademoiselle de Nantes, épousa le duc de Bourbon ; l'autre, Mademoiselle de Blois, fit un mariage encore plus brillant : Le Roi, dit Saint-Simon, voulut marier Mlle de Blois, seconde fille de Mme de Montespan, à M. le duc de Chartres. C'était le propre et unique neveu du Roi et fort au-dessus des princes du sang.

Madame Palatine dit de la marquise de Montespan : Elle est plus ambitieuse que débauchée. Le mot est juste. Elle eut un orgueil sans mesure. Mile de la Vallière aima le roi en maîtresse, Mme de Maintenon en gouvernante, Mme de Montespan en dominatrice.

***

C'est en 1666 que les historiens observent les premiers signes de l'ambition de Mme de Montespan, qui aspire à l'amour du Roi, et c'est précisément à cette époque que La Reynie, commentant les dossiers de la Chambre ardente, place ses premières visites aux sorcières.

Marguerite Monvoisin, fille de la Voisin, parla ainsi devant les juges : Toutes les fois qu'il arrivait quelque chose de nouveau à Mme de Montespan et qu'elle craignait quelque diminution aux bonnes grâces du Roi, elle donnait avis à ma mère, afin qu'elle y apportât quelque remède, et ma mère avait aussitôt recours à des prêtres, par qui elle faisait dire des messes, et donnait des poudres pour les faire prendre au roi. La fille de la Voisin explique que ces poudres étaient pour l'amour, composées tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, d'après les diverses formules de sorcellerie. Il y entrait des cantharides, de la poussière de taupes desséchées, du sang de chauves-souris, et les plus ignobles ingrédients. On en faisait une pâte qui était placée sous le calice durant le sacrifice de la messe et bénite par le prêtre au moment de l'offertoire. Louis XIV avalait cette composition mêlée à ses aliments.

Ma mère, dit la fille de la Voisin, a porté plusieurs fois à Mme de Montespan, à Saint-Germain, à Versailles, à Clagny, des poudres pour l'amour, pour faire prendre au Roi, qui avaient passé sous le calice, même d'autres qui n'avaient pas passé ; ma mère en a envoyé à Mme de Montespan par la demoiselle Désœillets — c'était une des suivantes de la favorite ; — moi-même j'en ai donné à Mme de Montespan dans l'église des Petits-Pères, une autre fois sur le chemin de Saint-Cloud.

Les dépositions de Marguerite Monvoisin sont importantes. Elle n'avait jamais été mêlée aux sorcelleries de sa mère, mais elle en avait eu connaissance. La Reynie observe que, dans ses déclarations, éclate un certain air d'ingénuité, ou, si les choses sont fausses, tout le monde peut être trompé. Il ajoute qu'elle dit tant de circonstances et tant d'actes différents, qui ne se contredisent point, qu'il est moralement impossible qu'elles soient inventées, joint qu'elle n'a pas assez de génie pour inventer et pour suivre ce qu'elle aurait inventé. Plusieurs de ces circonstances sont prouvées et véritables, elle cite des gens vivants. Le juge

instructeur dit encore que les dénégations mêmes des sorcières, accusées par Marguerite Monvoisin comme complices de Mme de Montespan, leur embarras, leurs contradictions, leur refus de répondre quand elles se sentent pressées, confirment son témoignage.

Lorsque Marguerite Monvoisin fit ses dépositions, sa mère était morte sur le bûcher depuis plusieurs mois. On lit, dans son interrogatoire du 12 juillet 1680 :

Pourquoi elle n'a pas donné avis plus tôt de ces mauvais desseins contre la personne du Roi ?

— Elle ne pouvait donner avis de ce qu'elle avait entendu sans perdre sa mère, n'a cru être obligée de le déclarer, n'a demandé conseil à personne, a déclaré tout ce qu'elle sait sur ce sujet.

— Si elle ne sait pas qu'elle y est obligée et que ce serait un grand crime de dissimuler quoi que ce soit sur ce sujet ?

— Elle a fort bien su de quelle conséquence sont les choses qu'elle a déclarées, elle l'a entendu avant de les déclarer, elle l'entend fort bien après les avoir déclarées, et il n'est pas même permis de parler sur cette matière quand il n'y aurait rien de vrai, ou que l'on ne saurait rien ; sait qu'il n'y a rien qui ne soit de conséquence sur ce sujet.

— Si elle ne sait pas que ce serait un crime d'ajouter la moindre circonstance sur les faits sur lesquels elle s'est expliquée ?

— Oui, et ceux de qui elle a parlé en peuvent dire beaucoup ; croit avoir diminué plutôt que d'augmenter ; n'a eu d'autre pensée que de déclarer la vérité, n'ayant plus rien à craindre à l'égard de sa mère ; s'il lui vient en mémoire quelque nouvelle circonstance, ou si on l'en fait souvenir, elle reconnaîtra la vérité.

Plusieurs écrivains ont pensé que les sorcières avaient compromis les plus grands noms de France, devant les juges de la Chambre ardente, dans l'espoir de sauver leur vie en se liant à des personnes si haut placées que nul n'oserait porter la main jusqu'à elles. Tout au contraire, nous voyons la Voisin cacher jusqu'au moment du supplice ses relations avec la maîtresse du roi, car sa plus grande crainte était que l'horrible châtiment des régicides ne lui fût appliqué. Dans un moment d'épanchement elle dit aux gardes qu'elle avait auprès d'elle à Vincennes : Je crains plus que tout ce que l'on me demande certain voyage à la Cour. Il sera beaucoup question dans la suite de ce voyage que la sorcière avait fait pour le compte de Mme de Montespan. C'est à toute extrémité, après avoir entendu son arrêt de mort, arrêt sans appel, que Françoise Filastre fit ses foudroyantes dépositions des 30 septembre et 1er octobre 1680, dont il a été question précédemment, dépositions à la suite desquelles Louis XIV, épouvanté, fit suspendre les séances de la Chambre ardente.

Les déclarations de Marguerite Monvoisin furent exactement confirmées par celles de l'abbé Guibourg, avec lequel elle n'avait eu, depuis son arrestation, aucun moyen de communiquer. Ainsi, comme le dit La Reynie, la preuve en fut faite selon les règles de la justice.

Aujourd'hui l'histoire a d'autres preuves encore. Nous venons d'entendre la fille de la Voisin : Toutes les fois qu'il arrivait quelque chose de nouveau à Mme de Montespan et qu'elle craignait quelque diminution aux bonnes grâces du roi, elle donnait avis à ma mère. Or, si nous suivons, dans la correspondance de Mme de Sévigné et les chroniques de la Cour, l'histoire accidentée des rapports de Mme

de Montespan avec Louis XIV, de 1667 à 1680, en nous reportant, d'autre part, aux dépositions des accusés devant la Chambre ardente, nous trouvons dans le rapprochement la confirmation précise des affirmations de Marguerite Monvoisin. L'observation en est faite plusieurs fois par La Reynie : Le temps indiqué par l'accusé est considérable pour Mme de Montespan.

Comment, par qui, l'orgueilleuse favorite fut-elle conduite aux taudis des sorcières ? Les historiens ont émis à ce sujet bien des hypothèses. Ils n'ont pas connu la déclaration de La Chaboissière, valet de Vanens, que nous avons citée : Que le chevalier de Vanens aurait mérité d'être tiré à quatre chevaux pour les conseils qu'il avait donnés à Mme de Montespan. A peine La Chaboissière eut-il laissé échapper cet aveu, que, très agité, il voulut se rétracter et supplia que ces paroles ne fussent pas écrites dans son interrogatoire. La Reynie dégage cet aveu du chaos des papiers de procédure, et le souligne nettement comme le point initial du drame.

Les relations de la favorite avec les sorcières commencèrent donc à l'époque même où l'on vit poindre son amour pour le roi. En 1667, nous la trouvons rue de la Tannerie, en compagnie du magicien Lesage et de l'abbé Mariette, prêtre de Saint-Séverin. Celui-ci appartenait à une bonne famille parisienne ; il était grand, bien fait, avec un teint très blanc et des cheveux noirs. Au fond d'une petite chambre s'élevait un autel : Mariette, vêtu des ornements sacerdotaux, prononçait des incantations. Lesage chantait le Veni Creator, puis Mariette lisait un évangile sur la tête de Mme de Montespan, qui s'était agenouillée devant lui et récitait des conjurations contre Louise de la Vallière. Elle ajoutait les paroles mêmes se retrouvent dans l'un des interrogatoires de Lesage : — Je demande l'amitié du roi et celle de monseigneur le Dauphin, qu'elle me soit continuée, que la reine soit stérile, que le roi quitte son lit et sa table pour moi, que j'obtienne de lui tout ce que je lui demanderai pour moi, mes parents ; que mes serviteurs et domestiques lui soient agréables ; chérie et respectée des grands seigneurs, que je puisse être appelée aux conseils du roi et savoir ce qui s'y passe, et que, cette amitié redoublant plus que par le passé, le roi quitte et ne regarde la Vallière, et que, la reine étant répudiée, je puisse épouser le roi.

Une autre fois, dans l'église Saint-Séverin, en présence de Mme de Montespan, l'abbé Mariette fit des conjurations sur deux cœurs de pigeons, qui avaient été bénits aux noms de Louis XIV et de Louise de la Vallière, durant le sacrifice de la messe.

Au commencement de 1668, Mariette et Lesage eurent l'audace de se rendre jusqu'à Saint-Germain, en pleine cour royale, et, au château même, dans le logement occupé par Mme de Thianges, sœur de Mme de Montespan, ils recommencèrent leurs sortilèges. Les fumigations aromatiques remplissaient la chambre de vapeurs bleuâtres, auxquelles se mêlait le parfum âcre de l'encens. Mme de Montespan formulait la conjuration. Celle-ci, déposa Lesage, était pour obtenir les bonnes grâces du roi et pour faire mourir Mlle de la Vallière. Mariette dit : pour l'éloigner seulement. Or il arriva que, peu de temps après ces pratiques, l'année même, en 1668, Mme de Montespan réalisa son rêve et fut reçue dans le lit du roi. La faveur de la Vallière pâlit rapidement. En 1669, Mme de Montespan accoucha du premier des sept enfants qu'elle eut de Louis XIV. Eût-elle mis en doute l'efficacité des pratiques démoniaques, la confiance fût née de ce jour.

Un incident, dont les conséquences auraient pu être terribles, vint troubler ce bonheur tant désiré. Mariette et Lesage étaient redevables à la Voisin de la

clientèle si fructueuse de Mme de Montespan. Mais c'étaient des ingrats, et ils en arrivèrent à faire des conjurations pour la marquise, non plus avec la collaboration de la Voisin, mais avec celle d'une sorcière concurrente, la Duverger. La Voisin fut indignée et, écrit La Reynie, en fit du bruit. Cela fit quelque éclat, et le roi, ayant eu avis que ces gens-là faisaient des impiétés et des sacrilèges, les ayant fait arrêter, Mariette et Dubuisson — c'était le nom que Lesage prenait à cette époque — furent arrêtés et mis à la Bastille, au mois de mars 1668. De la Bastille, ils furent traduits devant le Châtelet sous l'accusation de sorcellerie. Les chroniqueurs de la Cour, sans connaître les motifs, notent qu'à ce moment, brusquement, Mme de Montespan quitta Paris. Mais Lesage et Mariette avaient trop d'intérêt à se taire. D'ailleurs, écrit le lieutenant de police, le premier juge qui instruisit le procès étant par sa femme cousin germain de Mariette, feu M. le président de Mesmes1, présidant lors la Tournelle, la Voisin étant en pleine liberté avec le crédit des personnes intéressées et avec lesquelles elle était en commerce, ces malheureuses pratiques étant alors inconnues, rien ne fut approfondi. Il fut question de voir seulement comment on traiterait et jugerait cette affaire pour sauver Mariette à cause de sa famille. Le peu qu'on ne put cacher fit condamner Lesage aux galères et Mariette au bannissement. Le roi aggrava la peine de ce dernier en détention ; mais le prisonnier s'évada de Saint-Lazare, où il avait été enfermé. Quant à Lesage, la Voisin, grâce à ses relations, ne tarda pas à le faire mettre en liberté. Dans un mémoire à Louvois, La Reynie montre les conclusions qui se dégagent du procès de 1668. Après avoir fait observer, avec beaucoup d'à-propos, que les déclarations des accusés sont d'autant moins suspectes qu'elles datent d'une époque (mars 1668) où il ne pouvait encore être question dans le public des relations à peine naissantes entre Louis XIV et Mme de Montespan, le lieutenant de police dit que Mariette et Lesage n'ont pu connaître ces relations que par Mme de Montespan elle-même, et il ajoute :

Il paraît, par le procès fait à Lesage et à Mariette, en 1668, que Mme de Montespan était, au moins dès 1667, en commerce avec la Voisin, que, dès ce temps, elle voyait par son moyen Mariette et Lesage ; que Mariette disait en présence de Lesage, et dans la chambre de Mariette, des évangiles sur la tête de Mme de Montespan.

Il y avait donc un dessein dès lors.

Lorsque j'ai interrogé sur cela les deux complices, qui restent, ils ont dit — séparément — que ce dessein était de parvenir aux bonnes grâces du roi, que, pour cela, la Voisin donnait dès lors et que l'on faisait passer des poudres sous le calice qu'on donnait à Mme de Montespan, et qu'elle récitait une conjuration où étaient le nom du roi et le sien, qu'elle faisait d'autres cérémonies à Saint-Germain, qu'elle faisait dire la messe sur des cœurs à Saint-Séverin, puis dans la chambre de Mariette d'autres impiétés et des sacrilèges, pour cela et pour faire mourir, à ce que l'un dit, et l'autre, pour éloigner seulement, Mme de la Vallière — ces nouvelles sorcelleries pour la mort de Mlle de la Vallière, furent faites sur des ossements humains.

Lesage et Mariette n'en ont rien dit jusqu'à ce que le premier, excité par des ordres exprès de dire la vérité, et Mariette, forcé de les déclarer par les choses mêmes, l'un et l'autre — séparément — ont établi ces faits.

1 La duchesse de Vivonne, belle-sœur de Mme de Montespan, et elle-même cliente passionnée des sorcières et des magiciens, était la fille du président de Mesmes.

La Reynie observe encore que Lesage et Mariette indiquèrent certains détails, reconnus dans la suite exacts, dont seule Mine de Montespan pouvait leur avoir donné connaissance.

Nous avons dit plus haut les motifs qui inspirent confiance dans les déclarations de Marguerite Monvoisin ; les dépositions correspondantes de Lesage méritent une égale attention. Le 8 octobre 1679, Louvois écrivait à Louis XIV : M. de La Reynie me témoigna qu'il était persuadé que, si je parlais à Lesage, il achèverait de se déterminer à dire tout ce. qu'il sait, ce qu'il croyait d'autant plus important que cet homme qui, jusqu'à présent, n'est convaincu d'avoir fait lui-même aucun empoisonnement, a une parfaite connaissance de tous ceux qui se sont faits à Paris depuis sept ou huit ans. J'y ai été hier matin — au donjon de Vincennes — et lui ai parlé au sens que M. de La Reynie a désiré, lui faisant espérer que Sa Majesté lui ferait grâce, pourvu qu'il fit les déclarations nécessaires pour donner connaissance à la justice de tout ce qui s'est fait à l'égard des poisons. Il me promit de le faire, et me dit qu'il était bien surpris que je l'excitasse à dire tout ce qu'il savait. Dans une lettre du 11 octobre 1679, Louvois renouvela ses instances pour obtenir que Lesage parlât d'une manière complète, en toute franchise. Le magicien hésitait, cherchait à se dérober, répétant à ceux qui le pressaient combien il était étonné qu'on le poussât ainsi à dire tout ce qu'il savait ; mais cette résistance animait l'ardeur de La Reynie. Il revenait à la charge ; comme Louvois, il faisait entrevoir la grâce du roi. Enfin, Lesage parla. Ses principales déclarations étaient écrites parmi les papiers que Louis XIV fit brûler dans la cheminée de son cabinet, comme il a été dit ; nous n'en avons donc plus le texte complet ; mais, par les notes qu'a laissées le juge instructeur La Reynie, aussi bien que par les fragments d'interrogatoire conservés et que l'on trouvera reproduits en partie ci-dessous, nous savons que les révélations de Lesage confirmèrent entièrement celles de Marguerite Monvoisin.

***

Le scandale des amours de Louis XIV fut d'autant plus vif que le jeune marquis de Montespan n'avait rien du mari complaisant, trait singulier à cette époque et dans ce milieu. C'était un homme extravagant, extraordinaire, dit Mlle de Montpensier, qui se plaignait à tout le monde de l'amitié du roi pour sa femme. Il fit des scènes à sa femme et la souffleta. Il fit des scènes au roi. Quand Montespan allait à Saint-Germain et qu'il faisait de ces prônes, Mme de Montespan était au désespoir. Il venait fort souvent chez moi, écrit Mlle de Montpensier, il est mon parent et je le grondais. Il y était venu un soir et m'avait fait une harangue qu'il avait faite au Roi, où il citait mille passages de la Sainte Écriture, David, enfin lui disait force choses pour l'obliger à lui rendre sa femme et craindre le jugement de Dieu. Je lui dis : Vous êtes fou ! Je fus à Saint-Germain le lendemain et dis à Mme de Montespan : J'ai vu votre mari à Paris, qui est plus fou que jamais ; je l'ai fort grondé et lui ai dit que, s'il ne se taisait, il mériterait qu'on le fit enfermer. Elle me dit : Il est ici qui fait des contes dans la Cour ; je suis honteuse de voir que mon perroquet et lui amusent la canaille.

Louis XIV ne laissait pas d'être contrarié par l'attitude de ce surprenant mari. On le voit, dans sa toute-puissance, se cacher, se dissimuler, comme un amant vulgaire. Ses craintes redoublèrent quand sa maîtresse devint mère. Louis XIV aima beaucoup ses enfants, particulièrement ceux qu'il eut de Mme de Montespan. Devant la loi ces enfants appartenaient au mari, et Louis XIV

tremblait que, par vengeance et ironie, Montespan lui vint prendre son fils et sa fille.

Montespan trouva un appui dans son oncle l'archevêque de Sens. Quand la passion du roi fut connue, dit l'abbé Boileau, frère du poète, l'archevêque mit publiquement en pénitence une femme de la ville vivant comme la marquise, sa nièce, en concubinage patent et fit publier dans son diocèse les anciens canons contre la violation de la loi religieuse. Le diocèse de Sens comprenait Fontainebleau, où la Cour résidait alors. Mme de Montespan dut partir, confuse. Il lui semblait qu'elle était montrée du doigt. Elle n'osa rentrer sur le territoire de l'archevêché de Sens qu'après la mort du prélat, en 1674.

Quand le marquis de Montespan comprit que ses efforts étaient vains et que, du haut du trône, Louis XIV ne lui répondrait que par des lettres de cachet, il se vêtit de deuil, habilla de deuil toute sa maison, et, dans un carrosse drapé de deuil, vint à la Cour, prendre congé, en grande pompe, de ses parents, amis et connaissances. Ce jour le mari, tout de noir habillé, ne fut pas ridicule ; les plaisantins se turent et, sur le trône, le Roi fut odieux. Un homme de génie prêta son aide au monarque. Molière écrivit Amphitryon. La pièce fut représentée en cette année 1668 et les rieurs reprirent place dans le camp royal.

Un partage avec Jupiter N'a rien du tout qui déshonore.

Vicomtes et marquises, sur les banquettes dorées, applaudissaient au brocard et soulignaient d'éclats de rire les railleries cruelles. Le roi n'en fut pas moins atteint, surtout dans l'opinion de la bourgeoisie parisienne. Il le sentit et il lui arriva de dire lui-même à sa maîtresse : Que si elle avait quitté maison, enfants et mari pour le suivre, il avait quitté, lui, le soin de sa réputation qui était extrêmement flétrie pour avoir aimé une femme qu'il avait de si grandes raisons de ne pas regarder comme il avait fait.

Montespan était parti pour sa province. Quelques hommes de la compagnie qu'il commandait eurent querelle avec le sous-bayle de Perpignan ; le fait était de peu d'importance, mais il vint à la connaissance des ministres et Louvois écrivit aussitôt à l'intendant : 21 septembre 1669. Je ne saurais bien expliquer combien j'ai été surpris qu'une chose de la nature de celle qu'a faite M. de Montespan se soit passée sans que j'en aie eu connaissance. Je vous adresse une dépêche du Roi pour le Conseil souverain de Roussillon par laquelle Sa Majesté lui ordonne d'informer. De quelque manière que vous en usiez, il ne faut rien oublier, soit dans les informations du sous-bayle de Perpignan, soit dans celle des désordres commis à Illes, d'impliquer le commandant de la compagnie — Montespan — et le plus grand nombre de cavaliers qu'il se pourra, afin qu'ils prennent l'épouvante et que la plupart désertent et particulièrement le commandant ; après quoi ce ne serait pas une affaire d'achever de ruiner cette compagnie. Si vous avez les noms des cavaliers qui ont insulté le sous-bayle, il faut les arrêter dès le premier jour afin d'en faire un exemple et que, par leurs dépositions, lors de leur exécution, vous ayez davantage de preuves contre le capitaine, pour tâcher, de façon ou d'autre, de l'impliquer dans les informations, de manière que l'on puisse le casser avec apparence de justice. Si vous pouviez faire en sorte qu'il pût être assez chargé pour que le Conseil souverain eût matière de prononcer quelque condamnation contre lui, ce serait une fort bonne chose ; vous en devinerez assez les raisons pour peu que vous soyez informé de ce qui se passe dans ce pays-ci. Le cynisme de Louis XIV et de son ministre dépasse toutes bornes. Montespan dut, effectivement, se réfugier en Espagne ; mais, de ce jour, Louis

XIV vit que sa situation vis-à-vis du mari offensé, loin de s'être améliorée, était pire. De l'étranger Montespan pouvait faire valoir avec plus d'indépendance et de bruit ses droits sur les enfants du Roi, provoquer un scandale aux yeux de toute l'Europe.

Louis XIV avait fait introduire au Châtelet une demande en séparation de corps et de biens formulée par Mme de Montespan. Nonobstant, les instances du Roi et des ministres, qui harcelaient les juges, l'affaire demeurait en suspens. Les magistrats ne pouvaient se résoudre à l'iniquité qu'on leur demandait. Enfin, ils cédèrent, en partie sous la pression du Premier Président de Novion, gagné par la promesse des sceaux. La séparation fut déclarée le 7 juillet 1674, par le procureur général Achille de Harlay, assisté de six juges. Le jugement invoquait la dissipation des biens de la communauté par le marquis de Montespan, le mauvais ménage entre le marquis et la marquise et les sévices dont la marquise se plaignait de la part de son mari. Cet arrêt, prononcé contre Montespan, fut un acte monstrueux. Après avoir déshonoré sa couronne, Louis XIV déshonorait la justice ; — mais il est une justice plus haute, à laquelle, comme on le verra, il ne devait pas échapper.

La sentence du 7 juillet 1674 n'assura pas la tranquillité du roi. En 1678, Montespan dut revenir momentanément à Paris pour les soins d'un procès. Aussitôt Louis XIV d'écrire à Colbert (15 juin) : Il me revient que Montespan se permet des propos indiscrets ; c'est un fou que vous me ferez le plaisir de faire suivre de près, et pour que le prétexte de rester à Paris ne lui reste pas, voyez Novion afin qu'on se hâte au Parlement. Je sais que Montespan a menacé de voir sa femme et comme il en est capable et que les suites seraient à craindre — toujours la question des enfants — je me repose encore sur vous pour qu'il ne parle pas. N'oubliez pas les détails de cette affaire et surtout qu'il sorte de Paris au plus tôt. Telles étaient les besognes où devaient s'abaisser les Colbert et les Louvois ; mais tels aussi les tracas et les peines sous lesquels Louis XIV courbait le front, — un front que la honte déjà rougissait et que la douleur devait bientôt rider.

***

Louis XIV aimait ses maîtresses, non pour elles, mais pour lui-même. La nouvelle passion dura trois ans. Peut-être dira-t-on que c'est beaucoup. En 1672, la jalousie, qui ne devait cesser de ravager l'âme hautaine de Mme de Montespan, éclata en des orages dont Mme de Sévigné parle ainsi : Elle est dans des rages inexprimables ; elle n'a vu personne depuis quinze jours ; elle écrit du matin au soir, en se couchant elle déchire tout. Son état me fait pitié. Personne ne la plaint, quoiqu'elle ait fait du bien à bien des gens. Mme de Montespan retourna chez la Voisin et ce n'est pas sans émotion que nous voyons cette femme merveilleuse, d'une grâce divine et d'un esprit supérieur, après être entrée dans le crime s'y enfoncer de plus en plus. Des mains de l'abbé Mariette, qui lui disait des évangiles sur la tête et faisait des incantations sur des cœurs de pigeons, elle arrive dans celles de l'abbé Guibourg, qui disait la messe noire.

Guibourg se prétendait bâtard de la maison de Montmorency. Il avait soixante-dix ans ; son teint était lie de vin. Il tournait tout à fait un œil. Dans ces monstrueux offices il égorgea les propres enfants qu'il avait eus de sa maîtresse, une grosse fille rousse, la Chanfrain.

Pour obtenir de la messe noire le résultat désiré, il fallait qu'elle fût célébrée trois fois de suite. Les trois messes furent dites en 1673, à quinze jours ou trois semaines d'intervalle, la première dans la chapelle du château de Villebousin, au hameau du Mesnil, près de Montlhéry. Mlle Désœillets, la suivante de Mme de Montespan, était intimement liée avec Leroy, gouverneur des pages de la Petite-Écurie, qui possédait une maison au Mesnil. Gui‘ bourg avait habité le château comme aumônier des Montgommery. M. J. Lair en a donné la description : Construction du XIVe siècle, d'ailleurs bien choisie pour de ténébreuses incantations, le château, situé à une demi-lieue de la route de Paris à Orléans, était entouré de douves profondes, remplies d'eau vive. Leroy se rendit à Saint-Denis, où il vit l'abbé Guibourg. Il promit cinquante pistoles, c'est-à-dire cinq cents francs, et un bénéfice de deux mille livres. Au jour dit, se rencontrèrent à Villebousin, Mme de Montespan, l'abbé Guibourg, Leroy, une grande personne qui est certainement Mlle Désœillets, et un personnage au nom inconnu, qui se disait attaché à l'archevêque de Sens. Dans la chapelle du château, le prêtre dit la messe sur le corps nu de la favorite couchée sur l'autel. A la consécration, il récita la conjuration, dont il donna le texte aux commissaires de la Chambre : Astaroth, Asmodée, princes de l'Amitié, je vous conjure d'accepter le sacrifice que je vous présente de cet enfant pour les choses que je vous demande, qui sont que l'amitié du Roi, do monseigneur le Dauphin, me soit continuée, et, honorée des princes et princesses de la Cour, que rien ne me soit dénié de tout ce que je demanderai au Roi, tant pour mes parents que serviteurs. — Guibourg avait acheté un écu (quinze francs d'aujourd'hui) l'enfant qui fut sacrifié à cette messe, écrit La Reynie, et qui lui fut présenté par une grande fille, et, ayant tiré du sang de l'enfant qu'il piqua à la gorge avec un canif, il en versa dans le calice, après quoi l'enfant fut retiré et emporté dans un autre lieu.

Les détails de la messe du Mesnil furent déclarés par Guibourg, et, d'autre part, confirmés par la déposition de la Chanfrain, sa maîtresse.

La seconde messe sur le corps de Mme de Montespan eut lieu quinze jours ou trois semaines après la première, à Saint-Denis, dans une masure délabrée. La troisième eut lieu dans une maison à Paris, où Guibourg fut conduit les yeux bandés et reconduit de même jusqu'à l'arcade de l'Hôtel de Ville.

A cette époque, le journal de la santé de Louis XIV, rédigé par d'Aquin, son premier médecin, porte que le Roi souffrit des plus violents maux de tête. Vers la fin de cette année 1673, il fut attaqué d'étourdissements tels que, par moments, la vue se troublait et qu'il croyait défaillir. Est-il téméraire, observe très justement M. Loiseleur, de voir dans ces migraines et ces étourdissements l'effet des poudres fournies par la Voisin ? L'hypothèse de M. Loiseleur sera appuyée d'une manière précise par une déclaration du magicien Lesage que l'on trouvera plus bas.

Il reste à nous demander comment Mme de Montespan parvenait à faire passer les poudres manipulées par les sorciers dans les aliments de Louis XIV, qu'entouraient les officiers du gobelet ? Deux révélations, l'une et l'autre du 8 novembre 1680, faites, la première par Lemaire, qui fut enfermé à Vincennes avec l'abbé Guibourg, la seconde par Lesage, donnent l'indication désirée.

Nous lisons dans les notes que La Reynie prenait pour son usage personnel en manière de Mémento : Le 8 de novembre 1680, Lemaire ayant demandé à me parler, il m'a dit qu'étant dans la même chambre avec Guibourg et un autre homme, Guibourg leur a dit de si étranges choses, surtout à l'égard de Mme de Montespan, qu'il ne sait où il en est, et que s'il y avait quelque officier à

soupçonner, ce serait Duchesne, officier du gobelet ; que Duchesne a été laquais chez M. d'Aubray, qu'il a servi, depuis, M. Bontemps, et enfin Mme de Montespan qui l'affectionne beaucoup, qui l'a fait officier du gobelet, et qu'il ne laisse pas de servir toujours chez Mme de Montespan. Et plus loin : Par les derniers interrogatoires de Lesage et par celui du 8 novembre 1680, particulièrement, il paraît que Gilot, aussi officier du gobelet, était dans le commerce des impiétés dès 1668, et qu'il a sollicité Lesage pour les desseins de Mme de Montespan.

La crise de l'année 1675 fut plus grave. Louis XIV eut subitement de grands accès de dévotion. Les clairvoyants comprirent qu'il se lassait de sa maîtresse. Mme de Montespan venait d'éprouver le jeudi de la semaine sainte (11 avril) un refus d'absolution de la part d'un prêtre de sa paroisse. Outrée, elle courut chez le curé de Versailles, parla avec emportement, mais le curé approuva son vicaire. Et la grande voix de Bossuet, qui n'avait cessé de s'élever contre le double adultère, retentit avec une force nouvelle. Comme on était à Versailles, un carême, au temps de Pâques, écrit Mlle de Montpensier, Mme de Montespan s'en alla. On fut fort étonné de cette retraite. J'allai à Paris et fus la voir dans cette maison où étaient ses enfants. Mme de Maintenon était avec elle. Elle ne voyait personne. Comme tout le monde était fort alerte sur son retour, quoique personne ne parût s'en mêler, on sut que M. Bossuet, lors précepteur de monseigneur et à présent évêque de Meaux, y venait tous les jours avec un manteau gris sur le nez. Nous avons encore d'autres renseignements par le secrétaire particulier de Bossuet, l'abbé Le Dieu. Louis XIV ordonna à sa maîtresse de se retirer. Quand Bossuet vint voir l'exilée, celle-ci l'accabla de reproches ; elle lui dit que son orgueil l'avait poussé à la faire chasser, qu'il voulait seul se rendre maitre de l'esprit du Roi. Puis, quand elle comprit que ses emportements se briseraient contre la sereine fermeté du prélat, elle chercha à le gagner par des flatteries et des promesses ; elle fit briller à ses yeux les premières dignités de l'Église et de l'État.

Cet exil dura du 14 avril au 11 mai. D'autre part, le magicien Lesage, dans un interrogatoire du 16 novembre 1680, déclare que fût-il dans les derniers tourments, il ne saurait dire autre chose sinon qu'en 1675, au commencement de l'été — voilà bien la date précise, — Mme de Montespan cherchant à se maintenir, la Voisin et la Désœillets travaillaient ou faisaient semblant de travailler pour elle, mais en réalité, impuissantes à lui conserver l'amour du Roi, elles lui donnaient tout simplement des poudres qui, prises à de certaines doses, auraient pu constituer des poisons. Ainsi parlait Lesage ; les déclarations de la fille Voisin, résumées par La Reynie, sont identiques : Les poudres que sa mère envoyait à Mme de Montespan étaient des poudres pour l'amour et pour les faire prendre au Roi. Une fois que sa mère porta des poudres à Clagny elle était accompagnée du grand Auteur — le magicien Latour —, de son frère aîné, d'elle fille Voisin, d'une servante appelée Marie, morte depuis, et de Fernand, bon ami de l'Auteur, et de la Vautier, mais qui n'entrèrent pas à Clagny. Ne peut dire si l'Auteur y entra avec sa mère, mais étaient tous revenus ensemble et avaient fait collation au Heaume près du bois de Boulogne, avec des violons ; il y eut quelque bruit entre eux. Son frère, qui lui fit ce récit, lui dit que sa mère avait rapporté cinquante louis d'or. Sa mère, outre les poudres qu'elle a données à Mme de Montespan. ne lui en a envoyé par personne que par la Désœillets, qui était celle qui faisait les allées et venues pour cela. Quant aux poudres qui avaient passé sous le calice, elles venaient d'un prêtre appelé le Prieur — l'abbé Guibourg —. Quant aux autres qui n'y avaient passé, sa mère les tenait dans le tiroir d'un cabinet dont elle avait la clef. Il y en avait de noires, de blanches et de

grises, qu'elle mêlait en présence de Désœillets. Son père voulut rompre une fois le cabinet, où il y avait les poudres, disant qu'il lui arriverait malheur. Et le résultat de ces pratiques fut, une fois de plus, de nature à donner confiance en la puissance de la sorcellerie : Mme de Montespan revint auprès du roi. Il est vrai que Mme de Richelieu disait : Je suis toujours en tiers. Nonobstant ce tiers, Mme de Montespan eut le comte de Toulouse et Mlle de Blois. Mme de Sévigné écrit à sa fille le 28 juin 1675 : Vous jugez très bien de Quantova — Mme de Montespan — : si elle peut ne point reprendre ses vieilles brisées, elle poussera son autorité et sa grandeur au delà des nues ; mais il faudrait qu'elle se mît en état d'être aimée toute l'année sans scrupule. En attendant sa maison est pleine de toute la Cour, la considération est sans borne. Le 31 juillet, Mme de Sévigné écrivait encore : L'attachement pour Quantova est toujours extrême ; on en fait assez pour fâcher le curé et tout le monde.

En 1675, Mme de Montespan avait été éloignée par des scrupules religieux ; elle devait être écartée en 1676 par des motifs qui lui fournirent un tout autre sujet d'irritation. Le roi fut alors pris, subitement, d'un terrible besoin d'amours multiples, rapides, brusques, variés. Mme de Sévigné marque cet état d'âme d'une expression pittoresque : Cela sent la chair fraîche dans le pays de Quanto1. A peu d'intervalle, la princesse de Soubise, Mme de Louvigny, Mlle de Rochefort-Théobon, Mme de Ludres, d'autres sans doute encore, se succédèrent dans le cœur et le lit du roi.

Mme de Soubise fit une plaisante apparition dans la galerie des maîtresses royales. Elle aima Louis XIV par amour pour son mari. Après avoir recueilli pour celui-ci les honneurs, les dignités, les charges et les beaux écus au soleil qu'il désirait, Mme de Soubise plia bagage et se retira en bon ordre. Elle avait fait le moins de bruit possible et retrouva son mari, ravi de l'aventure. Le prince de Soubise estimait, avec le poète, qu'un partage avec Jupiter... du moment que Jupiter y savait mettre le prix.

Ces intrigues ont leur double écho, sous la plume de Mme de Sévigné et dans les dossiers de la Chambre ardente. Le 2 septembre 1676, Mme de Sévigné écrit : La vision de Mme de Soubise a passé plus vite qu'un éclair ; tout est raccommodé. Quanto, l'autre jour, au jeu, avait la tête tout appuyée familièrement sur l'épaule de son ami ; on crut que cette affectation était pour dire : Je suis mieux que jamais. Mais, dès le 11 septembre, la situation a changé. Tout le monde croit que l'étoile de Mme de Montespan pâlit. Il y a des larmes, des chagrins naturels, des gaietés affectées, des bouderies ; enfin, ma bonne, tout finit. Les uns tremblent, les autres se réjouissent, les uns souhaitent l'immutabilité, la plupart un changement de théâtre, enfin l'on est dans le temps d'une crise d'attention à ce que disent les plus clairvoyants. — Tout le monde croit que le roi n'a plus d'amour, lisons-nous dans une lettre du 30 septembre, et que Mme de Montespan est embarrassée entre les conséquences qui suivraient le retour des faveurs et le danger de n'en plus faire, crainte que l'on en cherche ailleurs. Outre cela, le parti de l'amitié n'est point pris nettement : tant de beauté encore et tant d'orgueil se réduisent difficilement à la seconde place. Les jalousies sont vives. Ont-elles jamais rien empêché ? Enfin, le 15 octobre 1676 : Si Quanto avait bridé sa coiffe — s'était retirée — à Pâques de l'année qu'elle revint à Paris, elle ne serait pas dans l'agitation où elle est ; il y avait du bon esprit à prendre ce parti, mais la faiblesse humaine est grande ; on veut

1 Mme de Montespan.

ménager des restes de beauté ; cette économie ruine plutôt qu'elle n'enrichit. Mme de Ludres venait de succéder à Mme de Soubise.

Les angoisses de Mme de Montespan étaient encore irritées par l'éclat, plus vif chaque jour, d'un astre nouveau sur le ciel de Versailles. A son lever il avait répandu une lumière toute pâle, discrète, modeste, mais qui scintillait avec de petits éclairs railleurs. La veuve Scarron, devenue Mme de Maintenon, avait été choisie comme gouvernante des enfants du roi et de Mme de Montespan. Quels progrès la fortune de la gouvernante avait faits en peu d'années ! Mais parlons de l'amie — Mme de Maintenon —, écrit le 6 mai 1676 Mme de Sévigné : elle est encore plus triomphante que celle-ci — Mme de Montespan —. Tout est comme soumis à son empire. Toutes les femmes de chambre de sa voisine sont à elle ; l'une lui tient le pot à pâte, à genoux devant elle, l'autre lui apporte ses gants, l'autre l'endort ; elle ne salue personne et je crois que, dans son cœur, elle rit bien de cette servitude.

Mme de Sévigné mous dit ainsi ce qui se passait à la cour, Marguerite Monvoisin nous dira ce qui se passait chez les sorcières. La fille de la Voisin a dit, écrit La Reynie, qu'elle a vu dire de cette sorte de messes sur le ventre, par Guibourg, chez sa mère. Elle aidait sa mère à préparer les choses nécessaires pour cela : un matelas sur des sièges, deux tabourets aux deux côtés où étaient les chandeliers avec des cierges, après quoi Guibourg venait de la petite chambre à côté, revêtu de sa chasuble — blanche, semée de pommes de pin noires, — et après cela la Voisin faisait entrer dans la chambre la femme sur le ventre de laquelle la messe devait être dite. Mme de Montespan se fit dire cette sorte de messe il y a trois ans chez sa mère (c'est-à-dire exactement en 1676), où elle vint vers les dix heures et n'en sortit qu'à minuit. Et sur ce que la Voisin lui dit qu'il était nécessaire qu'elle dit le temps où l'on pourrait dire les autres deux messes qu'il fallait dire pour faire réussir son affaire, Mme de Montespan dit qu'elle n'en saurait trouver le temps, qu'il fallait qu'elle, Voisin, fit sans elle ce qu'il y aurait à faire pour faire réussir l'affaire, ce qu'elle lui promit, ce qui a été fait, et les messes furent dites sur le ventre de la Voisin par Guibourg. — Ce trait montre encore la sincérité de la sorcière dans l'accomplissement de ces pratiques. — La fille Voisin ayant marqué toutes les circonstances du fait, la disposition du lieu, celle de la personne — elle connaissait Mme de Montespan, — la préparation du prêtre revêtu des ornements sacerdotaux, les termes de la conjuration dans laquelle les actes du procès portent qu'on y disait les noms de Louis de Bourbon et de Mme de Montespan, la fille de la Voisin ajoute qu'il avait été égorgé un enfant à la messe que Mme de Montespan s'était fait dire chez sa mère.

Lorsque j'ai été avancée en âge, dit Marguerite Monvoisin, ma mère ne s'est plus défiée de moi et j'ai été présente à cette sorte de messes, et j'ai vu que la dame était toute nue sur le matelas, ayant la tête pendante, soutenue d'un oreiller sur une chaise renversée, les jambes pendantes, une serviette sur le ventre et, sur la serviette, une croix à l'endroit de l'estomac, le calice sur le ventre. Elle ajoute que cette dame était Mme de Montespan. Il fut présenté à la messe de Mme de Montespan, dit Marguerite Monvoisin au cours d'un autre interrogatoire, un enfant paraissant né avant terme, qui fut mis dans un bassin. Guibourg l'égorgea, versa dans un calice et consacra le sang avec l'hostie, acheva sa messe, puis fut prendre les entrailles de l'enfant. Ma mère porta le lendemain chez Dumesnil, pour distiller, le sang et l'hostie, dans une fiole de verre que Mme de Montespan emporta. Ces faits furent confirmés, le 23 octobre 1680, par la confrontation de Marguerite Monvoisin et de Guibourg, avec cette variante que Guibourg s'efforça de rejeter sur la Voisin l'égorgement de l'enfant :

Guibourg dit qu'il n'est pas vrai que lui, Guibourg, ouvrit l'enfant, parce qu'il se serait tout gâté avec son aube ; qu'il trouva l'enfant ouvert.

Par la fille Voisin, au contraire, est dit qu'il lui ouvrit le cœur, dont il tira du sang caillé, et fut mis dans la fiole où l'autre sang et tout le reste avaient été mis, que madame de Montespan l'emporta et que, pour faire entrer le sang caillé du cœur, il fut cassé un verre commun, dont, ayant Ôté le pied, on le fit servir d'entonnoir.

Par Guibourg il est dit qu'il n'ouvrit point l'estomac de l'enfant, mais que, l'ayant trouvé ouvert, il en tira à la vérité les entrailles et ouvrit le cœur pour en tirer le sang qui était dedans, et qu'il le mit dans un vase de cristal avec quelques parties de l'hostie consacrée, le tout emporté par la dame, sur le ventre de qui il avait dit la messe, qu'il a toujours cru être madame de Montespan.

Ce tableau est empreint de tant d'horreur qu'on ne se résoudrait pas à en admettre l'authenticité si les témoignages de Marguerite Monvoisin et de l'abbé Guibourg n'étaient encore appuyés des aveux arrachés à d'autres complices de ces forfaits, qui furent arrêtés à des dates différentes et interrogés séparément — Lesage, Lacoudraye, la Delaporte, la Vertemart, Françoise Filastre, l'abbé Cotton, — confirmés par les déclarations de plusieurs témoins qui avaient recueilli, avant le procès, en divers temps et lieux, des propos échappés aux accusés. La Reynie souligne ce fait que les déclarations concordantes de Lesage et de la fille Voisin furent faites à seize mois l'une de l'autre, et sans qu'ils aient pu dans cet intervalle avoir aucune communication entre eux.

Le 11 octobre 1680, La Reynie écrit à Louvois, qui voulait sauver Mme de Montespan tout en poursuivant le procès des autres accusés et proposait, à cette fin, d'enlever de la procédure les aveux faits à la question par la Filastre et l'abbé Cotton, où se trouvaient les plus lourdes charges contre la favorite : Il est certain, quand même on trouverait un expédient légitime pour dissimuler aux juges, quant à présent, des faits dont le secret peut être bon à garder, même pour le bien de la justice, que ces mêmes faits reviendraient tout de même par la dame Chappelain, par Guibourg, par Galet, par la Pelletier, par la Delaporte, et peut-être encore par plusieurs quand on les jugera.

Au sujet de la déposition faite par l'abbé Guibourg, La Reynie écrit : Impossible moralement que Guibourg ait trompé en faisant sa déclaration et qu'il ait inventé ce qu'il a dit du pacte, c'est-à-dire de la conjuration qui était dite au cours des messes sur le ventre. Il n'a pas l'esprit assez appliqué, ni assez de suite pour une méditation telle que celle qu'il lui aurait fallu faire pour trouver à dire ce qu'il a dit sur ce sujet, parce que, quand il serait capable d'une telle application, il n'a pas assez de connaissance des nouvelles du monde et n'aurait pu trouver tant de choses de suite à dire sur le fait de Mme de Montespan. Et ailleurs : Guibourg et la fille de la Voisin se sont rencontrés l'un et l'autre sur des circonstances si particulières et si horribles qu'il est difficile de concevoir que deux personnes aient pu les imaginer et les forger tout ensemble, à l'insu l'une de l'autre. Il faut, ce semble, que ces choses aient été faites pour être dites.

L'illustre magistrat ajoute les réflexions qui suivent :

1° — Le temps du commerce de la Voisin avec l'Auteur — Latour —, des voyages à Saint-Germain et des poudres auxquelles elle le faisait travailler, est l'année 1676.

2° — Le temps des abominations marquées par Guibourg et par la fille Voisin reviendrait à ce même temps. .

3° — Il y deux ans que Lesage a parlé de l'Auteur, des poudres, de la Désœillets et des voyages de la Voisin en 1676.

4° — Il est établi au procès que deux ou trois ans avant que Lesage ait été pris, il a témoigné qu'il craignait que cette affaire ne le perdit. Ils ont dit en ce temps que le roi avait des vapeurs. Il a témoigné qu'il voulait quitter la Voisin à cause de cela et du commerce qu'elle avait avec la Désœillets.

Dès le commencement de ces recherches, il a été parlé de ces mêmes faits ; la Bosse, première jugée, en a donné les premières notions ; elle en a parlé à la question ; mais, parce que le roi n'avait pas permis encore qu'on pût recueillir ces sortes de faits à l'égard de personnes considérables et qu'il n'y avait rien d'ailleurs qui pût y faire donner la moindre attention, il ne fut pas fait mention, dans le procès-verbal de question de la Bosse, de ce qu'elle dit de madame de Montespan.

En cette année 1676, Mme de Montespan ne recourut pas seulement aux sortilèges de la messe noire ; les sorcières envoyèrent à son instigation La Boissière et Françoise Filastre, jusqu'en Normandie, auprès d'un nommé Louis Galet, qui avait de beaux secrets pour le poison et pour l'amour. Galet donna des poudres. Dès que son nom fut prononcé par les accusés de la Chambre ardente, ordre fut donné de l'arrêter. Il fut écroué dans les prisons de Caen le 23 février 1680. Il fut interrogé étant encore loin des autres accusés détenus à la Bastille et à Vincennes. Les dépositions faites de part et d'autre coïncidèrent d'une manière précise. Et La Reynie de conclure : Guibourg et Galet en étant convenus après la question de la Filastre, ils ont fait entre eux et à leur égard une preuve complète sur ces faits.

***

Il faut convenir que Mme de Montespan eût été d'un naturel singulièrement incrédule si elle n'eût conservé une confiance aveugle dans l'influence du démon sollicité par les magiciens et les sorcières. Mme de Ludres fut délaissée et Louis XIV retomba à ses genoux. Le 11 juin 1677, Mme de Sévigné mandait à Mme de Grignan : Ah ! ma fille, quel triomphe à Versailles ! quel orgueil redoublé ! quelle reprise de possession ! Je fus une heure dans cette chambre. Elle était au lit, parée, coiffée : elle se reposait pour le medianoche — souper vers le milieu de la nuit —. Elle donna des traits de haut en bas sur la pauvre Io — Mme de Ludres —, et riait de ce qu'elle avait l'audace de se plaindre d'elle. Représentez-vous tout ce qu'un orgueil peu généreux peut faire dire dans le triomphe et vous en approcherez. On dit que la petite — Mme de Ludres — reprendra son train ordinaire chez Madame. Elle s'est promenée dans une solitude parfaite avec la Moreuil dans le jardin du maréchal Du Plessis. Le 18 juin, Mme de Sévigné écrit à

Bussy-Rabutin : Mme de Montespan l'a pensé étrangler — Mme de Ludres — et lui fit une vie enragée. Le 7 juillet, à Mme de Grignan : La pauvre Isis — Mme de Ludres — n'a point été à Versailles. Elle a toujours été dans sa solitude. Quand une certaine personne — Mme de Montespan — en parle, elle dit : ce haillon. L'événement rend tout permis.

Quanto et son ami Louis XIV — nous citons toujours Mme de Sévigné — sont plus longtemps et plus vivement ensemble qu'ils n'ont jamais été. L'empressement des premières années s'y retrouve, et toutes les craintes sont bannies pour mettre une bride sur le cou qui persuade que jamais on n'a vu d'empire mieux établi. Et, peu après : Mme de Montespan était l'autre jour toute couverte de diamants ; on ne pouvait soutenir l'éclat d'une si brillante divinité. L'attachement paraît plus grand que jamais, ils en sont aux regards : il ne s'est jamais vu d'amour reprendre terre comme celui-là

Cependant, courtisée et victorieuse, la favorite paraissait tourmentée, elle était agitée, elle était dans une fièvre effrayante. Le 13 janvier 1678, le comte de Rébenac écrivait au marquis de Feuquières : Le jeu de Mme de Montespan est monté à un tel excès que les pertes de 100.000 écus (un million et demi d'aujourd'hui) sont communes. Le jour de Noël elle perdait 700.000 écus (dix millions de notre monnaie) ; elle joua sur trois cartes 150.000 pistoles (sept millions de valeur actuelle) et les gagna. Elle s'étourdissait dans son triomphe — son dernier triomphe, éblouissant mais éphémère, et qui allait être suivi des jours les plus cruels.

En mars 1679, Mme de Montespan demandait à l'abbé Gobelin de prier et de faire prier pour le roi qui est sur le bord d'un grand précipice. Ce précipice était le cœur de Marie-Angélique de Scoraille, demoiselle de Fontanges. Angélique de Fontanges avait dix-huit ans ; elle était blonde, blonde comme la paille aux clairs reflets ; ses grands yeux d'enfant étonné étaient gris pâle, profonds et limpides ; son teint avait la blancheur du lait, ses joues avaient la couleur des roses ; et de caractère, disent les contemporains, c'était une véritable héroïne de roman. Elle vivait à la Cour en qualité de fille d'honneur de Madame, comme Mme de Ludres et, auparavant, Mlle de la Vallière. Mlle de Fontanges, dit Madame Palatine, est belle comme un ange de la tête aux pieds. Si nous en croyons Bussy-Rabutin, ses parents la voyant si belle et si bien faite et ayant plus de passion pour leur fortune que pour leur honneur, boursillèrent entre eux, pour pouvoir l'envoyer à la Cour et pour lui faire une dépense honnête et conforme au poste où elle entrait.

Ce fut un coup de foudre pour Louis XIV et Mme de Montespan. On lit à cette date dans le Précis historique de Saint-Germain-en-Laye par Lorot et Sivry : Mme de Montespan part brusquement de Saint-Germain par suite de la jalousie qu'elle a conçue contre Mlle de Fontanges. Mais l'amant royal n'admettait pas que ses maîtresses le quittassent à leur gré. Il avait imposé à Louise de la Vallière le dur martyre de suivre, en victime expiatoire, le triomphe de Mme de Montespan ; il imposa à Mme de Montespan le triomphe de Mlle de Fontanges. L'altière marquise s'y résigna, en apparence du moins. Le 30 mars 1679, elle écrit au duc de Noailles : Tout est fort paisible ici ; le roi ne vient dans ma chambre qu'après la messe et après souper. Il vaut beaucoup mieux se voir peu avec douceur, que souvent avec de l'embarras. Bientôt même cette satisfaction apparente lui fut retirée. Ce fut l'abandon public et complet.

Au témoignage de Mme de Sévigné, il y eut bal à Villers-Cotterêts, chez Monsieur. Il y eut des masques. Mlle de Fontanges y parut brillante et parée des

mains de Mme de Montespan. Bussy applaudit à la disgrâce : Mme de Montespan est tombée, le roi ne la regarde plus et vous jugez bien que les courtisans suivent cet exemple.

Le 6 avril, Mme de Sévigné ajoutait : Mme de Montespan est enragée ; elle pleura beaucoup hier, vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil. Le 15 juin, elle répond à sa fille : C'est une place bien infernale, comme vous dites, que celle de celle qui va quatre pas devant — Mme de Montespan.

De même qu'elle avait chansonné Louise de la Vallière, elle se répandait en épigrammes contre sa rivale heureuse. Mme de Montespan, écrit Bussy-Rabutin, voyant que le grand Alcandre — Louis XIV — se détachait d'elle tous, les jours de plus en plus, en conçut tant de rage qu'elle commença à médire publiquement de Mme de Fontanges. Elle disait à chacun qu'il fallait que le grand Alcandre ne fût guère délicat d'aimer une fille qui avait eu des amourettes dans sa province ; qu'elle n'avait ni esprit, ni éducation, et qu'enfin, à proprement parler, ce n'était qu'une belle peinture. Elle en disait encore mille autres choses aussi fâcheuses. En effet, il lui voyait toujours le même esprit d'orgueil qu'il n'avait jamais pu humilier.

Mlle de Fontanges répondit en accablant d'étrennes somptueuses sa devancière, elle et tous ses enfants. Elle venait d'être proclamée duchesse avec vingt mille écus de pension. La fureur de Mme de Montespan éclata. Elle fit à Louis XIV une scène violente, et comme le roi lui objectait son orgueil, son esprit de domination et d'autres défauts, elle répondit, hautaine, méprisante, concentrant la violence de sa colère dans un de ces mots durs et crus qui l'avaient tant fait redouter au temps de sa domination, elle répondit à Louis XIV que si elle avait les imperfections dont il l'accusait, du moins elle ne sentait pas mauvais comme lui.

Ma mère, raconte la fille de la Voisin, me dit que Mme de Montespan voulait dans ce moment tout porter à l'extrémité et la voulait engager à des choses où elle avait beaucoup de répugnance. Ma mère me faisait entendre que c'était contre le roi, et, après avoir entendu ce qui s'était passé chez la Trianon — sorcière, commère de la Voisin —, je n'ai pu en douter. La maîtresse abandonnée résolut de faire périr à la fois Louis XIV et Mlle de Fontanges. Elle s'adressa à la sorcière de la Villeneuve-sur-Gravois et n'eut pas de peine à réunir quatre complices dans l'affreux cabinet de la rue Beauregard : la Voisin et la Trianon, qui se chargeaient de faire, périr Louis XIV ; Romani et Bertrand, artistes en poisons, qui promettaient de tuer Mlle de Fontanges. Mme de Montespan donna l'argent.

Louis XIV devait être empoisonné le premier. La Voisin et ses associés avaient songé tout d'abord à mettre des poudres magiques, préparées selon les formules des grimoires, sur les habits du roi ou bien en un lieu où il devait passer, ce que la demoiselle Désœillets, attachée à Mme de Montespan, prétendait faire aisément. Le roi mourrait de langueur. Mais, après réflexion, la Voisin s'arrêta à un moyen dont l'exécution lui paraissait plus sûre. Conformément à l'ancienne coutume des rois de France, Louis XIV recevait lui-même, à certains jours, les placets que lui présentaient ses sujets. Tout le monde était introduit, sans distinction de condition ni de rang. On résolut d'accommoder un placet, en l'enduisant de poudres ayant passé sous le calice : le roi le prendrait dans ses mains, et serait frappé de mort. La Trianon se chargeait de la préparation du papier que la Voisin devait remettre entre les mains de Louis XIV.

Le placet fut rédigé. On demandait au roi d'intervenir en faveur d'un certain Blessis, un alchimiste que le marquis de Termes tenait séquestré dans son

château. La Voisin se rendit auprès de son compère, Léger, valet de chambre de Montausier, et lui demanda une lettre de recommandation auprès de l'un de ses amis à Saint-Germain, qui la ferait passer parmi les premiers à l'audience, afin qu'elle pût elle-même tendre son placet au roi. Léger répondit qu'il était inutile qu'elle allât jusqu'à Saint-Germain, car il se chargeait de faire parvenir le placet d'une manière sûre ; mais la sorcière tenait à le donner elle-même.

L'audace de la Voisin épouvantait les plus hardis de ses compagnons. La plupart d'entre eux ne craignaient pas la mort, mais les horribles tortures que la justice réservait aux régicides. Afin de l'intimider, la Trianon lui tira son horoscope. Ce document s'est retrouvé parmi les papiers que la Chambre des Poisons saisit sur la sorcière. La Trianon prédisait à la Voisin qu'elle serait impliquée dans un procès pour crime d'État. Bah ! répondit celle-ci, il y a 100.000 écus à gagner — un million et demi d'aujourd'hui. C'était le prix du marché entre la Voisin et Mme de Montespan pour l'empoisonnement de Louis XIV.

La Voisin partit pour Saint-Germain le dimanche 5 mars 1679, accompagnée de Romani et de Bertra Elle revint le jeudi, 9 mars, très contrariée : elle n'avait pu approcher du roi de manière à lui donner le placet. Elle aurait pu le mettre sur la table, posée auprès du roi à cet effet, mais c'était en mains propres que le papier devait être remis. La Voisin dit qu'elle retournerait à Saint-Germain, et comme son mari lui demandait quelle était donc cette affaire si pressée :

Il faut que j'en périsse, ou que je vienne à bout de mon dessein !

— Quoi ! périr ! répliqua Monvoisin, c'est beaucoup pour un morceau de papier.

Le vendredi, 10 mars, les missionnaires — ces prêtres d'une congrégation fondée par saint Vincent de Paul dont il a déjà été question plus haut firent une visite chez la devineresse. La Voisin prit peur et donna le placet à sa fille afin qu'elle le brûlât, ce que Marguerite fit le lendemain, samedi, à la pointe du jour. Il va sans dire que le placet était toujours dans son enveloppe, car on serait mort, assuraient les sorcières, en le touchant. Le dimanche 12 mars, la Voisin fut arrêtée ; c'est le lundi 13 qu'elle devait retourner à Saint-Germain. La nouvelle de l'arrestation se répandit et, le mercredi 15 mars, Mine de Montespan s'enfuit de la Cour.

Dans une succession de notes très rapides — les phrases ne sont même pas complètes, et nous ajoutons, pour plus de clarté, les mots en italiques, La Reynie fait la preuve de l'attentat dirigé contre Louis XIV, par la Voisin, instrument de Mme de Montespan :

PLACET : — Par les dépositions de la fille Voisin, de Romani, de Bertrand, est établi que le voyage à Saint-Germain de la Voisin est pour présenter le placet ; Bertrand le transcrit, est allé savoir de la Voisin ce qu'elle avait fait, a su qu'elle y a été depuis le dimanche sans l'avoir pu donner, l'AVAIT RAPPORTÉ — ces deux mots sont soulignés par La Reynie —, y devait retourner. Par là il est évident qu'il s'agissait et que le fond du dessein du voyage de la Voisin à Saint-Germain était pour donner le placet.

La Trianon, la Vautier conviennent du voyage. La Trianon marque dans son horoscope l'affaire d'État, le crime de lèse-majesté sur ce voyage ; interrogée, elle fait à ce sujet de méchantes réponses ; parmi les circonstances avouées dénie

le placet ; — si c'était chose indifférente, n'aurait intérêt à le dénier ; faut qu'il y ait un sujet ; — ce sujet ne peut être autre que ce que dit la fille Voisin.

Le voyage à Saint-Germain est d'autant plus suspect que la Voisin, interrogée des voyages à Saint-Germain, n'a jamais fait mention de celui-là n'aurait fait de façon de le dire, s'il n'y avait que cela.

A quoi il faut ajouter la confidence de la Voisin à ses gardes dans sa prison, sur la crainte qu'elle avait qu'on ne lui demandât l'explication du voyage de Saint-Germain. Elle dit le mot : Dieu a protégé le roi.

La Reynie ajoute : La Trianon demeure d'accord — dans sa confrontation à la fille Voisin du 19 août 1680 — d'avoir dit à la fille que ce voyage à Saint-Germain était cause que sa mère était prise, que ce voyage lui porterait malheur, que cela passait son esprit, et qu'elle serait embarrassée en quelque affaire d'État. En ce temps, la Voisin ne paraissait guère contente de Blessis — et n'avait par conséquent aucune raison de s'employer pour sa liberté —. Ce qui est encore plus considérable, c'est que la Trianon et la fille Voisin conviennent que le prétendu crime d'État dont il est question dans l'horoscope était le voyage de Saint-Germain. — Enfin, observe La Reynie, il y a longtemps qu'il a été parlé de ce placet au procès, avant même que la fille Voisin ait été arrêtée. Dès le 27 septembre 1679, Louvois écrivait à Louis XIV : Votre Majesté trouvera dans ce paquet ce que Lesage a encore dit sur le voyage que la Voisin fait à Saint-Germain ; il cite tant de gens pour témoins de ce qu'il allègue, qu'il est difficile de croire qu'il l'ait inventé. Et La Reynie confirme : Avant les déclarations qu'elle a faites, la fille de la Voisin en avait dit quelque chose à deux prisonnières qui sont avec elle. En dernier lieu, la fille de la Voisin a voulu se défaire elle-même et s'étrangler avant ces mêmes déclarations.

L'assassinat de la duchesse de Fontanges devait mettre le sceau à la vengeance de Mme de Montespan. La Voisin s'écria, à ce propos, devant la Trianon chez qui elle dînait : Oh ! la belle chose qu'un dépit amoureux ! Romani et Bertrand étaient chargés d'empoisonner la jeune femme à l'époque même où la Voisin et la Trianon feraient périr Louis XIV ; mais les poisons employés contre elle seraient moins prompts, de façon, disaient les complices, qu'elle mourrait en langueur et qu'on dirait que ce serait de regret de la mort du roi qu'elle serait morte.

Romani avait projeté de se déguiser en marchand d'étoffes. Bertrand le suivrait en qualité de valet. Ils présenteraient leurs marchandises à la duchesse et, en supposant qu'elle ne prît pas les étoffes, elle ne se sauverait point de prendre les gants, disait Romani, parce que ceux qu'il ferait venir de Grenoble seraient parfaitement bien faits et que les dames ne manquaient jamais d'en prendre lorsqu'on en portait de bien faits et que les gants feraient le même effet que la pièce d'étoffe. On fit effectivement venir de Rome et de Grenoble les gants de la plus belle qualité, et Romani les prépara d'après les recettes des magiciens.

Nous retrouvons également dans les papiers de La Reynie un enchaînement de petites notes, aux phrases inachevées, qui font la preuve du complot contre la vie de Mme de Fontanges :

ÉTOFFES, GANTS : — Il faut nécessairement que ce que la fille de la Voisin a dit du dessein d'empoisonner madame de

Fontanges soit vrai et qu'on en ait parlé, parce que Romani convient du moyen, d'avoir cherché une entrée dans la maison de madame de Fontanges, d'avoir voulu passer pour marchand de soie étranger.

pensé et parlé comment on pourrait avoir des étoffes ;

en commerce sur cela avec la dame de la Bretesche, chargée par tout le procès du commerce de poisons et suspecte par ce qu'en dit lui-même Blessis ;

en commerce avec la Dumesnil qui a une véritable entrée chez madame de Fontanges ;

ce que Bertrand dit confirme id., car demeure d'accord du fait, la fille de la Voisin ne le peut avoir deviné.

Nota : Ce qui mérite d'être observé et suivi : Romani, en ce même temps, en commerce avec la Désœillets — suivante de Mme de Montespan.

Un dernier trait n'est pas le moins surprenant.

Nous venons de voir que Mme de Montespan s'enfuit de la Cour lorsqu'elle apprit l'arrestation de la devineresse et de ses complices. Sa terreur, mais sa fureur surtout, étaient extrêmes. Au moment où sa fortune était détruite à jamais, où elle se sentait perdue, elle voulait du moins avoir l'affreuse joie de voir périr de ses mains la duchesse de Fontanges. La devineresse, qui avait été le principal instrument de ses passions, allait être interrogée et, sans aucun doute, allait dévoiler aux yeux attentifs des magistrats les horribles pratiques où la maîtresse du roi avait été mêlée. C'est à ce moment même que Mme de Montespan, ardente à réaliser ses desseins, entre en rapport avec Françoise Filastre, commère de la Voisin et, après elle, la plus redoutable sorcière de Paris. La Filastre était de celles qui avaient voué leur enfant au démon, en le faisant égorger, aussitôt après la naissance. La Filastre retourna en Normandie trouver ce Galet de qui il vient d'être question, puis elle alla en Auvergne demander des secrets pour empoisonner sans qu'il parût. Revenue à Paris, elle fit des démarches pour entrer chez Mme de Fontanges ; mais son arrestation l'empêcha de mettre son projet à exécution.

La nature donna à Mme de Montespan la cruelle satisfaction qu'elle avait demandée à la magie et au poison. Le 28 juin 1681, la duchesse de Fontanges mourut âgée de vingt-deux ans, en l'abbaye de Port-Royal du quartier Saint-Jacques. Elle fut enlevée par une pleuro-pneumonie, d'origine tuberculeuse, dont l'action avait été hâtée par une perte de sang, suite de couches. La jeune femme mourut convaincue qu'elle était empoisonnée, et soupçonna sa rivale. Louis XIV, qui eut la même pensée, craignit que l'autopsie révélât le crime, et chercha à l'éviter ; mais les proches l'exigèrent. Les médecins conclurent à une mort naturelle. L'opinion subsista que Mme de Fontanges avait succombé au poison versé par : Mme de Montespan, — opinion dont Mme de Caylus, Mme de Maintenon, Madame Palatine, Bussy-Rabutin se sont faits les échos.

***

Devant les commissaires de la Chambre ardente, le magicien Lesage avait laissé échapper cette boutade : Si l'on prenait la Filastre, l'on saurait d'étranges

choses. On prit la Filastre ; elle nia tout devant les commissaires, mais le 1er octobre 1680, à la question, elle donna la confirmation précise des révélations faites par les prisonniers de la Bastille et de Vincennes : le jour même, Louis XIV terrifié fit suspendre les séances de la Chambre ardente. Le 17 octobre 1680, Louvois écrivait à La Reynie : J'ai reçu les lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, le roi en a entendu la lecture avec douleur. Louis XIV fit donc fermer la Chambre ardente, et lorsque, le 19 mai 1681, sur les instances de La Reynie, les séances en furent reprises, il fut défendu aux magistrats de rien faire sur aucune des déclarations contenues aux procès-verbaux de question et d'exécution de la Filastre. De ce jour Louis XIV n'eut plus aucun doute sur les crimes de sa maîtresse. Une dernière preuve lui en allait être fournie.

Le nom de Mlle Désœillets, suivante de Mme de Montespan, revient à toutes les pages du procès. Elle faisait les démarches et commissions auprès des sorcières. Les accusés la connaissaient presque tous ; ils parlaient d'elle de la manière la plus précise. La fille de la Voisin indiquait sa demeure, où elle s'était rendue plusieurs fois. Mlle Désœillets avait une amie, Mme de Villedieu, qui fréquentait les devineresses, mais pour ses propres desseins. Quand la Voisin fut arrêtée, les deux amies s'entretinrent de l'événement.

Comment pouvez-vous être en repos, vous qui avez été si souvent chez la sorcière ? disait Mme de Villedieu.

— Le roi ne souffrira pas qu'on m'arrête.

Le propos fut spontanément rapporté par Mme de Villedieu à l'exempt Desgrez. Et, de fait, quand, le 22 octobre 1680, La Reynie manda à Louvois : Ce qui a été dit à l'égard de la demoiselle Désœillets, dans les commencements et a été répété à la fin, est si fort, qu'il est impossible d'empêcher qu'elle ne soit obligée de paraître devant les gens qui ont parlé d'elle, il trouva à Versailles oreilles closes. Si bien que Mme de Villedieu dit, quand on la conduisit à Vincennes : Il est étonnant que l'on m'emprisonne, moi qui n'ai été qu'une seule fois chez la Voisin, tandis qu'on laisse en liberté Mlle Désœillets qui y a été plus de cinquante fois.

Louvois se décida enfin à faire comparaître Mlle Désœillets, non devant les juges, mais devant lui-même, dans son cabinet. Le 18 novembre 1680, il écrivit à La Reynie :

Mlle Désœillets assure, avec une fermeté inconcevable, que pas un de ceux qui peuvent l'avoir nommée ne la connaissent, et, pour m'assurer de son innocence, m'a chargé de conjurer le roi de trouver bon que l'on la mène au lieu où sont ceux qui peuvent avoir déposé contre elle. Elle répond sur sa vie que pas un ne dira qui elle est. Sur quoi il a plu à Sa Majesté de résoudre que je la mènerai à Vincennes, vendredi prochain, que je ferai descendre Lesage, la fille de la Voisin, Guibourg, et les autres gens que vous me ferez dire avoir parlé d'elle. La personne, dont je viens de vous parler, entrera et se montrera à eux, et je leur demanderai s'ils la connaissent, sans la leur nommer.

L'événement ne tourna pas comme Louvois l'avait espéré. La Reynie démontrait à cette époque que, à son insu et malgré sa vigilance, on avait des intelligences avec les prisonniers de Vincennes, qui recevaient des avis. Ce on est Mme de Montespan. Sans doute le lieutenant de police prit-il cette fois les plus grandes précautions. Les détenus ne purent être avisés, si bien que tous, immédiatement, reconnurent la suivante de la favorite.

Mlle Désœillets s'était d'ailleurs fait des illusions sur l'impunité qui lui serait assurée. Louis XIV ne permit pas qu'elle parût devant les juges, ni même qu'elle fût confrontée aux accusés ; mais il la fit renfermer, par lettre de cachet, pour le restant de ses jours, dans une solitude étroite. La malheureuse mourut le 8 septembre 1686, à l'hôpital général de Tours. Et la pauvre Mme de Villedieu, qui n'avait d'autre tort que d'avoir été un moment la confidente de Mlle Désœillets, à cause du secret qu'il fallait garder, eut le même sort.

***

Quand il apprit brusquement tous les crimes dont s'était souillée la femme qu'il avait le plus aimée, la femme de qui il avait fait, aux yeux de l'Europe, la reine de la cour de la France, celle qui était la mère de ses enfants préférés, quels furent les sentiments et l'attitude de Louis XIV ? que se passa-t-il dans son âme, claquemurée pour la postérité comme pour les contemporains dans cette majesté effrayante dont parle Saint-Simon ?

Dès le milieu d'août 1680, Louvois — qui, en cette terrible aventure, mit toute son intelligence et toute son influence à protéger Mme de Montespan — lui avait ménagé un tête-à-tête avec le roi. Mme de Maintenon, anxieuse, les observait de loin. Mme de Montespan a d'abord pleuré, dit-elle, fait des reproches et, enfin, parlé avec hauteur. Au premier instant, sous le coup des déclarations du roi, Mme de Montespan était demeurée atterrée, elle avait fondu en larmes, confuse, humiliée ; puis, se ressaisissant, la maîtresse femme s'était redressée de la hauteur de son orgueil, avec la force de sa passion et de sa haine contre ses rivales. S'il était vrai qu'elle eût été poussée à de grands crimes, c'est que son amour pour le roi était grand et grandes aussi la dureté, la cruauté, l'infidélité de celui à qui elle avait tout sacrifié. Et le roi pouvait la frapper, mais il devait craindre d'oublier qu'il atteindrait du même coup, aux yeux de la France et de l'Europe, la mère de ses enfants, des enfants légitimés de France. Mme de Montespan sortit de cet entretien irrévocablement perdue, mais aussi définitivement sauvée.

Il faut se rappeler le rang où Louis XIV avait élevé sa maîtresse. Il lui importait, par-dessus tout, d'éviter un scandale. L'exil même de la favorite déchue, une disgrâce absolue, risquaient de déchaîner des tempêtes. La Reynie, qui, grâce à son don de pénétration dans les caractères, connaissait bien celui de Mme de Montespan, avertissait Louvois : Il faut craindre des éclats extraordinaires, dont on ne peut prévoir les suites. Louvois, Colbert et Mme de Maintenon elle-même unirent leurs efforts pour amortir une chute trop rude. Colbert venait de fiancer sa fille cadette au neveu de Mme de Montespan. On sait d'ailleurs combien l'illustre homme d'État avait à cœur la grandeur nationale à laquelle il avait si laborieusement contribué, et qui, pour lui, ne pouvait être séparée de la grandeur du roi. Mme de Maintenon avait élevé avec tendresse les enfants de Mme de Montespan et, toute sa vie, leur conserva une affection réelle. Ajoutons que Louis XIV, avec tous ses défauts, son égoïsme absolu, sa rudesse, sa dureté, sa médiocrité d'intelligence, avait du moins, à un degré qui n'a plus été atteint, le sentiment de la dignité royale, et que, en cette crise affreuse, il ne se départit pas un instant de cette majesté calme et tranquille dont ne cessaient de s'émerveiller tous ceux qui l'approchaient. Mme de Montespan ne fut pas chassée de la cour. Elle abandonna son grand appartement du premier pour un appartement plus éloigné du centre de la vie royale. Louis XIV continuait de la recevoir en public et lui rendait publiquement des visites qui trompaient les

spectateurs superficiels ; mais les yeux exercés aperçurent le changement profond qui s'était opéré sous les apparences extérieures. Mme de Sévigné écrit à sa fille que Louis XIV traite Mme de Montespan avec rudesse ; Bussy-Rabutin écrit qu'il la traite avec mépris. Ainsi commença le martyre expiatoire, un martyre de vingt-sept ans.

Le 15 mars 1691, Mme de Montespan se retira à Paris, dans la communauté de Saint-Joseph, qu'elle avait fondée. Louis XIV lui faisait une pension toute royale : dix mille pistoles — cinq cent mille francs d'aujourd'hui — par mois ; mais lorsqu'en 1692 fut célébré le double mariage de Mlle de Blois et du duc du Maine, enfants de Mme de Montespan, avec le duc de Chartres et Mlle de Charolais, Louis XIV ne permit pas que la mère parût au mariage ni qu'elle signât au contrat.

Dans les premiers temps, Mme de Montespan eut la, plus grande peine à se faire au calme et à la monotonie de sa retraite à Saint-Joseph. Elle promena son loisir et ses inquiétudes, dit Saint-Simon, à Bourbon, à Fontevrault, aux terres d'Antin, et fut des années sans pouvoir se rendre à elle-même. Quelles étaient ces angoisses ? Saint-Simon ne peut les expliquer ; nous les connaissons aujourd'hui.

Mme de Montespan eut beaucoup de peine à quitter la gloire du monde ; mais du jour où le renoncement en fut fait, elle se jeta avec autant de passion dans la pénitence, qu'elle en avait déployé dans l'ambition et dans l'amour. Depuis le moment où elle se retira à Saint-Joseph, raconte Saint-Simon, jusqu'à sa mort, sa conversion ne se démentit point et sa pénitence augmenta toujours. On la vit alors, dans le couvent des Carmélites, rue du Faubourg-Saint-Jacques, venir demander à son ancienne rivale, qu'elle avait durement chassée, à la douce et sainte Louise de la Vallière, sœur Louise de la Miséricorde, les paroles qui donnent au cœur le repos et l'oubli. Bien qu'elle aimât tendrement ceux de ses enfants qui étaient nés de Louis XIV, c'est vers le duc d'Antin, le fils qu'elle avait eu du marquis de Montespan, que, par devoir, elle tourna sa sollicitude et, dit Saint-Simon, elle s'occupa de l'enrichir. — Le Roi n'avait avec elle aucune sorte de commerce, écrit encore le grand chroniqueur, même par leurs enfants. Leur assiduité fut retranchée, ils ne la voyaient plus que rarement et après le lui avoir fait demander. Le Père de La Tour tira d'elle un terrible acte de pénitence : ce fut de demander pardon à son mari et de se remettre entre ses mains. Elle écrivit elle-même, dans les termes les plus soumis, et lui offrit de retourner avec lui, s'il daignait la recevoir, ou de se rendre en quelque lieu qu'il voulût lui ordonner. A qui a connu Mme de Montespan, c'était le sacrifice le plus héroïque. Elle en eut le mérite, sans en essuyer l'épreuve. M. de Montespan lui fit dire qu'il ne voulait ni la recevoir, ni lui prescrire rien, ni ouïr parler d'elle de sa vie.

Elle n'avait plus aucun rapport avec la cour, les ministres, les intendants, les juges ; ne demandant plus rien, ni pour elle, ni pour les siens, et employant les immenses revenus qu'elle devait à Louis XIV à répandre le bien autour d'elle, en aumônes incessantes et d'une libéralité inouïe, et en fondations pieuses. Belle comme le jour, dit Saint-Simon, jusqu'au dernier moment de sa vie ; sans être malade, elle croyait toujours l'être et aller mourir. Cette inquiétude l'entretenait dans le goût de voyager, et, dans ses voyages, elle menait toujours sept à huit personnes de compagnie. Au travers de ses élans de piété et de l'épanouissement de sa charité, apparaissaient ainsi le remords incessant et le continuel besoin de s'étourdir. Seuls Louis XIV, Louvois et La Reynie auraient pu expliquer cette page que nous empruntons encore à Saint-Simon :

Peu à peu elle en vint à donner presque tout ce qu'elle avait aux pauvres. Elle travaillait pour eux plusieurs heures par jour à des ouvrages bas et grossiers, comme des chemises et d'autres besoins semblables, et y faisait travailler ce qui l'environnait. Sa table, qu'elle avait aimée avec excès, devint la plus frugale ; ses jeûnes furent multipliés, sa piété interrompait sa compagnie et le plus petit jeu auquel elle s'amusait et, à toutes les heures du jour, elle quittait tout pour aller prier dans son cabinet. Ses macérations étaient continuelles ; ses chemises et ses draps étaient de toile jaune, la plus dure et la plus grossière, mais cachés sous des draps et une chemise ordinaires. Elle portait sans cesse des bracelets, des jarretières et une ceinture à pointes de fer qui lui faisaient souvent des plaies ; et sa langue, autrefois si à craindre, avait aussi sa pénitence. Elle était, de plus, tellement tourmentée des affres de la mort qu'elle payait plusieurs femmes dont l'unique emploi était de la veiller. Elle couchait tous ses rideaux ouverts, avec beaucoup de bougies dans sa chambre, ses veilleuses autour d'elle, qu'à toutes les fois qu'elle se réveillait elle voulait trouver causant, joliant ou mangeant, pour se rassurer contre leur assoupissement.

Enfin sonna l'heure tant redoutée. Elle en eut le pressentiment, le pressentiment étrange, une année d'avance. Dès la première atteinte du mal, elle vit que sa fin était proche. Ce fut le 27 mai 1707, à Bourbon.

Elle profita d'une courte tranquillité pour se confesser et recevoir les sacrements. Elle fit auparavant entrer tous ses domestiques, jusqu'aux plus bas, fit une confession publique de ses péchés publics et demanda pardon du scandale qu'elle avait si longtemps donné, même de ses humeurs, avec une humilité si sage, si profonde, si pénitente, que rien ne put être plus édifiant. Elle reçut ensuite les derniers sacrements avec une piété ardente. Les frayeurs de la mort qui, toute sa vie, l'avaient si continuellement troublée, se dissipèrent subitement et ne l'inquiétèrent plus. Elle remercia Dieu, en présence de tout le monde, de ce qu'il permettait qu'elle mourût dans un lieu où elle était éloignée des enfants de son péché, et n'en parla durant sa maladie que cette seule fois. Elle ne s'occupa plus que de l'éternité, quelque espérance de guérison dont on voulût la flatter, et de l'état d'une pécheresse dont la crainte était tempérée par une sage confiance en la miséricorde de Dieu, sans regret et uniquement attentive à lui rendre son sacrifice plus agréable, avec une douceur et une paix qui accompagna toutes ses actions.

Les courtisans furent surpris de l'indifférence que Louis XIV témoigna en apprenant la mort de son ancienne maîtresse. A la duchesse de Bourgogne, qui lui en faisait la remarque, il répondit : Que, depuis qu'il l'avait congédiée, il avait compté ne la revoir jamais et qu'ainsi elle était, dès lors, morte pour lui. Il blâma ouvertement la douleur que montrèrent les enfants qu'il avait eus de Mme de Montespan ; et, à la stupéfaction de la Cour, il leur interdit de porter le deuil ; le spectacle en fut d'autant plus incompréhensible qu'à cette même date la princesse de Conti, fille de Louis XIV et de Louise de la Vallière, portait le deuil de Mme de la Vallière, sa tante.

Il serait injuste de juger, par ce qui précède, Mme de Montespan. Nous n'avons parlé que des crimes où elle fut poussée par la violence de ses passions. Nous n'avons pas rappelé le bien qu'elle répandit avec autant de libéralité que de discernement, l'éclat donné à la cour royale par sa grâce et son esprit, la protection éclairée que trouvèrent en elle les plus grands écrivains et les plus grands artistes, la bonté lumineuse avec laquelle elle adoucit la vieillesse du grand Corneille, tant d'œuvres fécondes enfin qu'elle créa avec autant

d'intelligence que de cœur, dont plusieurs subsistent encore aujourd'hui. Il faudrait un Racine, la pénétration de son esprit, sa faculté de concilier les extrêmes opposés dans un même caractère et l'harmonieuse majesté de son langage, pour parler de Mme de Montespan. Belle, claire, radieuse, d'une élégance royale, exquise par la distinction des manières et la finesse de sa conversation, insouciante et joyeuse, rayonnante et glorieuse, et si charmante, elle dominait toute la cour de France — l'horrible cliente de l'abbé Guibourg, de la Filastre et de la Voisin.

NOTE AJOUTÉE A LA SIXIÈME ÉDITION

MM. Jean Lemoine et André Lichtenberger, dans leur savant et brillant ouvrage, De La Vallière à Montespan (p. 21 et suivantes), ont présenté le marquis de Montespan et la manière dont il prit les amours de sa femme avec Louis XIV sous un jour très différent de, celui qui nous a paru et nous parait encore le jour vrai. Le témoignage de Madame Palatine, qui voit tout en mal, de Saint-Simon qui, pour le détail des faits, est parfois inexact, surtout pour l'époque dont il s'agit, enfin de cette mauvaise petite langue de Madame de Caylus, ne suffisent pas à jeter des soupçons sur la sincérité de l'attitude de Montespan. Il est vrai que c'était un homme fantasque, un gascon ; mais un gascon est-il nécessairement un mari complaisant ? Il est vrai aussi que, violemment séparé de sa femme, il ne lui demeura pas fidèle : mais en vérité n'est-il pas surprenant qu'on lui en fasse grief ? MM. Lemoine et Lichtenberger paraissent établir qu'en 1614 — les faits dont il s'agit ci-dessus sont de 1668 — qu'en 1674 Montespan accepta que se femme payât ses dettes : mais en quelle détresse n'avait-il pas été jeté ? La misère plie les caractères. On n'a pas prétendu que celui de Montespan eût la trempe de l'acier.

III. — UN MAGISTRAT1.

Le lieutenant de police Gabriel Nicolas de La Reynie a été la cheville ouvrière du procès des poisons. Il dirigea seul cette procédure immense, hérissée de difficultés. On ne saurait d'ailleurs trouver un point de son administration où son esprit et son caractère apparaissent d'une manière plus vivante et plus complète. C'est grâce à lui, grâce aux notes minutieuses qu'il prenait journellement sur les dossiers des accusés, que nous avons pu connaître les faits dont Louis XIV croyait avoir détruit tout vestige en faisant brûler dans la cheminée de son cabinet les pièces de procédure.

Saint-Simon, qui a déchiqueté des réputations qui semblaient d'acier, s'arrête avec respect devant Nicolas de La Reynie, bien que les fonctions dont il était revêtu fussent pour lui un sujet de véritable horreur. La Reynie, écrit-il, conseiller d'État, si connu pour avoir tiré, le premier, la charge de lieutenant de police de son bas état naturel, pour en faire une sorte de ministère et fort important par la confiance directe du roi, les relations continuelles avec la cour et le nombre de choses dont il se mêle, et où il peut servir ou nuire infiniment aux gens les plus considérables et en mille manières, obtint enfin, à quatre-vingts ans2, la permission de quitter un si pénible emploi, qu'il avait le premier ennobli par l'équité, la modestie et le désintéressement avec lequel il l'avait rempli, sans se relâcher de la plus grande exactitude, ni faire de mal que le moins et le plus rarement qu'il lui était possible ; aussi était-ce un homme d'une grande vertu et d'une grande capacité, qui, dans une place qu'il avait pour ainsi dire créée, devait s'attirer la haine publique, s'acquit pourtant l'estime universelle.

Nous avons un portrait de La Reynie par son ami Mignard, et, du tableau, un admirable burin par Van Schuppen. Jamais la gravure n'a reproduit une physionomie avec plus de netteté, de couleur et de vie. La figure brille d'une intelligence claire, forte et pondérée ; les yeux expriment une bonté ferme et réfléchie. Tel nous retrouvons La Reynie instruisant l'affaire des Poisons.

1 SOURCES MANUSCRITES : Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille, mss 10 338-10 359 (dossiers de la Chambre ardente) ; — Bibliothèque nationale, ms. franç. 7 608, notes de La Reynie ; — Ibid., collection Baluze, 180, 334, 336-339, 351-352 ; — Ibid., ms. franç. 10,265, journal manuscrit d'un contemporain ; — Archives de la Préfecture de police, dossier de l'Affaire des Poisons, carton Bastille I, ff. 97-320. SOURCES IMPRIMÉES : François Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IV-VII, Paris, 1870-1874 ; — Catalogue des Archives de la Bastille, formant le t. IX du Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque de l'Arsenal, Paris, 1892-1894 ; — Isambert, Recueil des anciennes lois françaises, Paris, 1822-1832 ; — Depping (G.-B.), Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, Paris, 1850-1855. Correspondance de Mme de Sévigné. — Mémoires du duc de Saint-Simon. — Voltaire, le Siècle de Louis XIV. TRAVAUX DES HISTORIENS : Anonyme (J.-L. Carra), Mémoires historiques et authentique : sur la Bastille, Paris, 1789 ; Camille Rousset, Histoire de Louvois. Paris, 1862 ; — P. Clément, la Police de Paris sous Louis XIV, Paris, 4866 ; — J. Loiseleur, Trois énigmes historiques, Paris, 1883 ; — G. Jourdy, la Citadelle de Besançon, épilogue de l'affaire des Poisons, Gray, 1888. 2 En 1697. La Reynie avait à cette date soixante-douze ans. Saint-Simon commet une légère erreur de mémoire.

Bien que Bazin de Bezons, de l'Académie française, lui eût été adjoint près la Chambre ardente, comme commissaire instructeur, c'est le lieutenant de police qui fit toute la besogne. La quantité de dépositions, interrogatoires, confrontations, récolements, interrogatoires sur la sellette et à la question qu'il recueillit est inouïe ; et nous voyons le magistrat se frayer, d'une main sûre, la voie dans cette forêt touffue, guidé par son expérience, sa connaissance de l'âme humaine et son clair esprit.

Les mémoires qu'il a laissés sur les questions les plus difficiles à résoudre sont utiles à étudier et curieux, à cause de la méthode de travail qu'ils révèlent. C'est exactement la méthode que nos anciens professeurs de rhétorique enseignaient pour l'ordonnance d'une dissertation française ou d'une composition d'histoire. Le fait principal et fondamental est noté vers le milieu de la page, à gauche, avec une grande accolade qui embrasse les subdivisions ; chacune de ces subdivisions est, à son tour, accompagnée d'une accolade qui comprend les subdivisions de ces subdivisions ; et ainsi de suite jusqu'à l'extrémité de la page à droite qui est remplie, du haut en bas, d'une écriture menue et serrée : c'est la multitude des petits faits se succédant, de haut en bas, dans leur ordre méthodique, venant tous aboutir au fait principal qui se trouve, comme il a été dit, au milieu de la page à gauche. Il n'est pas un collégien qui n'ait établi sur ce modèle des plans de discours français. Mais il ne s'agit pas, dans les cahiers de La Reynie, de dissertations oratoires ou de compositions latines : il s'agit de jugements qui vont être prononcés sans appel sur la chair et le sang des hommes, pour reprendre ses propres expressions. Et si, de ces plans à accolades, nous nous reportons aux mémoires et rapports où ils ont guidé la pensée du magistrat, nous avons des merveilles de clarté et de jugement.

Durant le long procès des poisons, La Reynie se montra infatigable au travail. Il n'eut d'autre souci que le bien et le triomphe de la justice. Et, à mesure que le nombre des coupables grossissait, que les plus grands noms de France, de la noblesse, du Parlement, se trouvaient compromis par ses enquêtes, que parents, amis, tous ceux qui craignaient pour eux-mêmes, que noblesse et Parlement, craignant pour leur honneur et pour leurs privilèges, s'ameutaient contre lui, — son courage grandit ; il redoubla d'activité, poussant ses enquêtes, pressant le roi, pressant les ministres, réclamant de nouvelles comparutions, des arrestations nouvelles et qu'on lui permit d'étendre à un cercle plus vaste encore ses redoutables investigations.

***

Comme les essaims de frelons autour des rayons de miel, sorcières et magiciens se pressaient autour de la cour du roi. Dans cette ruche prodigieuse étaient concentrés les richesses, les honneurs, qui éveillaient et surexcitaient les ambitions et les passions où les sorcières prenaient leur butin.

Les sorcières avaient de petits logis à Saint-Germain, à Fontainebleau, à Versailles, autour des palais. Elles s'introduisaient à la Cour comme marchandes de fruits ou de parfums distillés par les magiciens, elles offraient des pâtes pour adoucir la peau et des eaux pour embellir le visage. Elles se liaient avec la domesticité des grandes maisons, prenaient domicile chez les blanchisseuses qui y étaient attachées. Elles étaient amies de ces personnes qui suivaient la Cour avec la curieuse profession de faire présenter des placets. Il leur arrivait même d'entrer au service d'un duc ou d'une marquise. La Chéron fut successivement chez M. de Noailles, M. de Rabaton. La Vigoureux s'employait activement à faire

placer des servantes et des laquais. On a vu les relations des devineresses avec Leroy, gouverneur des pages de la Petite Écurie. Girardin, gouverneur des pages du Dauphin, était lié avec le magicien Belot. Blessis, compère de la Voisin, fut présenté à la reine par Mme de Béthune, par la reine au dauphin, et par le dauphin au roi.

Parmi les bourgeoises de Paris qui furent atteintes par les dépositions des devineresses, nous avons montré les principales, puis, venant aux dames de la Cour, la plus illustre, Mme de Montespan ; mais de combien d'autres La Reynie eut à s'occuper ! la gracieuse duchesse d'Orléans, Henriette d'Angleterre, fut accusée, non sans la plus grande vraisemblance, d'avoir fait dire une messe avec des formules de sorcellerie en plein Palais-Royal, contre son mari. Mine de Polignac et Mme de Gramont avaient cherché à faire empoisonner Louise de la Vallière. La comtesse de Soissons, Olympe Mancini, qui avait inspiré à Louis XIV sa première passion, fut compromise au point que, avertie par le roi, elle s'enfuit dans les Pays-Bas. Louis XIV dit à la princesse de Carignan, mère de Mine de Soissons : J'ai bien voulu que Mme la comtesse se sauvât ; peut-être en rendrai-je un jour compte à Dieu et à mon peuple.

Quand Mme de Montespan fut dans sa toute-puissance, des rivales jalouses de sa fortune demandèrent aux sorcières des formules et des poudres pour l'éloigner, comme elle en avait demandé pour éloigner La Vallière. Ce furent la duchesse d'Angoulême, Mme de Vitry, et sa propre belle-sœur, Antoinette de Mesmes, duchesse de Vivonne. Les pratiques auxquelles cette dernière eut recours furent exactement celles que nous a fait connaître la vie secrète de Mme de Montespan. Elle s'adressa à la Filastre et à la Chappelain, qui servaient également l'éblouissante maîtresse du roi. Les sorcières n'hésitaient pas entre les deux belles-sœurs, pensant jouer à coup sûr ; si l'une voulait conserver le cœur du roi, l'autre cherchait à s'en emparer, et, de toute façon, l'argent tombait dans leur bourse. Louis XIV ne permit pas que l'on poursuivît la duchesse de Vivonne, liée par une parenté si proche à Mme de Montespan. Il est probable également qu'il en fut détourné par Colbert, qui avait marié l'une de ses filles au duc de Mortemart, fils de la duchesse.

On imagine l'émotion, l'agitation, les inquiétudes que provoquèrent à la Cour et dans Paris les poursuites dirigées par la Chambre ardente contre un si grand nombre de personnes appartenant aux familles les plus distinguées : les arrestations de Mmes de Dreux, Leféron, de Poulaillon, de l'abbé Mariette, apparentés aux premiers magistrats ; les citations lancées contre la duchesse de Bouillon, la princesse de Tingry, la maréchale de La Ferté, la comtesse du Roure, la fuite précipitée hors du royaume de la marquise d'Alluye, de la vicomtesse de Polignac, du comte Clermont-Lodève, du marquis de Cessac, de la comtesse de Soissons, l'embastillement de l'illustre maréchal de Luxembourg, qui avait fait demander au diable par les magiciens de lui enlever sa femme. On est dans une agitation, écrit Mme de Sévigné le 26 janvier 1680, on envoie aux nouvelles, on va dans les maisons apprendre.

D'autre part l'imagination était frappée : on ne parlait plus que de crimes. Les plus légers accidents étaient attribués au poison. Tous les gendres étaient accusés d'empoisonner leur belle-mère. Dans Paris régnait la terreur.

Puis il y eut le mouvement de réaction. Gentilshommes et gens de robe se montrèrent également irrités de ce que la Chambre osât pousser ses enquêtes jusqu'à eux. Le rang et le nom ne formaient donc plus un rempart assez haut contre les entreprises d'un lieutenant de police ? C'était la fin de la société. Si

bien que, bientôt, aux yeux des plus considérables, le seul qui parût réellement criminel dans toute cette affaire, fut La Reynie. Enfin, dit Mme de Sévigné, le ton d'aujourd'hui c'est l'innocence des accusés et l'horreur du scandale. Vous connaissez ces sortes de voix générales. On ne parle d'autre chose dans toutes les compagnies. Il n'y a guère d'exemple d'un pareil scandale dans une cour chrétienne. Et quelques jours plus tard, se faisant toujours l'écho de ces sortes de voix générales, la charmante marquise dira que c'est une indignité de citer des personnes de condition pour de semblables calembredaines. La réputation de M. de La Reynie est abominable, écrit-elle à sa fille, le 31 mai 1680, ce que vous dites est parfaitement bien dit : sa vie justifie qu'il n'y a pas d'empoisonneurs en France. La Reynie venait de découvrir effectivement qu'on cherchait à l'assommer.

Le lecteur se souvient de la manifestation organisée contre le lieutenant de police lors de l'élargissement de Mme de Dreux, qui fut promenée triomphalement entre son mari, le maître des requêtes, et son amant, M. de Richelieu. La noblesse fit une démonstration semblable lors de la comparution devant la Chambre de Marie-Anne Mancini, duchesse de Bouillon. Elle avait demandé et cherché les moyens de se défaire vivement de son mari, afin de pouvoir épouser le duc de Vendôme. Le duc de Bouillon en fut instruit par Louis XIV lui-même. Il n'en accompagna pas moins sa femme, le 29 janvier 1680, jusqu'à l'Arsenal, lui donnant la main droite, tandis que le duc de Vendôme lui donnait la main gauche : exacte répétition de la scène de Mme de Dreux, sortant de la Chambre des poisons entre son mari et M. de Richelieu.

La marquise de Sévigné a noté les détails de cette joyeuse équipée. Mme de Bouillon arriva dans un carrosse attelé de six chevaux, assise entre son mari et son amant, suivie de vingt autres carrosses, tout bondés de gentilshommes et de dames les plus haut huppés et les mieux chaussés de la Cour. Le marquis de La Faro confirme ce récit : La duchesse de Bouillon parut avec confiance et hauteur devant les juges, accompagnée de tous ses amis, qui étaient en grand nombre et ce qu'il y avait de plus considérable. — Mme de Bouillon entra, dit Mme de Sévigné, comme une petite reine dans cette Chambre ; elle s'assit dans une chaise qu'on lui avait préparée ; et, au lieu de répondre à la première question, elle demanda qu'on écrivît ce qu'elle voulait dire, c'était : Quelle ne venait là que par le respect qu'elle avait pour le Roi et nullement pour la Chambre qu'elle ne reconnaissait point et qu'elle ne prétendait point déroger au privilège des ducs. — Ce privilège consistait à ne pouvoir être jugé qu'en Parlement, toutes Chambres réunies. — Elle ne dit point un mot que cela ne fût écrit, et puis elle ôta son gant et fit voir une très belle main ; elle répondit sincèrement jusqu'à son âge :

Connaissez-vous la Vigoureux ?

— Non.

— Connaissez-vous la Voisin ?

— Oui.

— Pourquoi voulez-vous vous défaire de votre mari ?

— Moi, m'en défaire ?... vous n'avez qu'à lui demander s'il en est persuadé ; il m'a donné la main jusqu'à cette porte.

— Mais pourquoi alliez-vous si souvent chez cette Voisin ?

— C'est que je voulais voir les Sibylles qu'elle m'avait promises ; cette compagnie méritait bien qu'on fit tous les pas.

Si elle n'avait pas montré à cette femme un sac d'argent ? Elle dit que non et par plus d'une raison ; et tout cela d'un air fort riant et fort dédaigneux.

— Eh bien ! messieurs, est-ce là tout ce que vous avez à me dire ?

— Oui, madame.

Elle se lève, et, en sortant, elle dit tout haut :

— Vraiment je n'eusse jamais cru que des hommes sages pussent demander tant de sottises.

Elle fut reçue de tous ses amis, parents et amies avec adoration, tant elle était jolie, naïve, naturelle, hardie et d'un bon air et d'un esprit tranquille. L'une des réponses qu'elle fit à La Reynie, qui lui demandait si réellement elle avait vu le diable chez les sorcières : Je le vois en ce moment, il est laid, vieux et déguisé en conseiller d'État ; se répandit aussitôt en dehors de la Chambre et mit en bonne humeur tout Paris et la Cour.

Les charges contre la duchesse de Bouillon n'en étaient pas moins des plus sérieuses. Il fut démontré aux commissaires de la Chambre qu'elle avait demandé aux devineresses d'empoisonner le duc de Bouillon ou de le faire mourir par sorcellerie. Mine de Sévigné jugeait la chose de peu d'importance. La duchesse de Bouillon, écrit-elle à sa fille, alla demander à la Voisin un peu de poison pour faire mourir un vieux mari qu'elle avait et qui la faisait mourir d'ennui, et une invention pour épouser un jeune qui la menait, sans que personne le sût. Ce jeune homme était M. de Vendôme, qui la menait à la Chambre de l'Arsenal d'une main et M. de Bouillon de l'autre. Quand une Mancine — Mancini — ne fait qu'une folie comme celle-là, c'est donné ; ces sorcières vous rendent cela sérieusement et font horreur à toute l'Europe d'une bagatelle. Louis XIV en jugea plus sévèrement et décida que Mme de Bouillon serait confrontée à la Voisin. La jolie figure de la jeune duchesse en devint plus grave et elle supplia que cet affront lui fût épargné. Le roi y consentit, mais en l'exilant à Nérac, d'où il ne lui permit pas de revenir à la Cour, malgré les instances de ses nombreux amis.

***

Les révélations qui se succédèrent à la Chambre des poisons frappèrent plus cruellement l'âme de La Reynie que les colères du monde. Abrité dans sa conscience de magistrat, il n'entendait les cris et les menaces que comme les rumeurs vagues d'une foule lointaine.

Trois sentiments le dominaient et dirigeaient toute sa vie : le sentiment religieux, qui se traduisait dans une piété forte, saine et simple, une piété d'homme tranquillement convaincu de la vérité de sa foi ; l'amour de son roi, un amour fait de respect et d'admiration, avec des nuances d'affection semblable à celle d'un fils pour son père et tenant aussi d'un culte religieux ; enfin le sentiment de son rôle de magistrat avec un inébranlable respect de la justice. Le culte qu'il avait pour le roi s'étendait à ce qui le touchait et l'entourait, à ce que le roi aimait, à ce qu'il honorait. La grandeur de Louis XIV s'explique aisément, malgré la médiocrité du personnage, quand on voit avec quelle passion et par quels hommes il a été servi. Les révélations sur Mme de Montespan, mère des enfants

du roi et qui avait presque été assise sur le trône de France, furent pour La Reynie un déchirement. C'est un spectacle émouvant de voir sa douleur devenant plus vive, plus poignante, à mesure que les témoignages se succèdent et que la conviction pénètre dans son esprit. Faits particuliers, écrit-il en tête d'un mémoire où les charges contre Mme de Montespan sont résumées, qui ont été pénibles à entendre, dont il est si fâcheux de se rappeler les idées et qu'il est plus difficile encore de rapporter. En présence de ces révélations, son jugement si clair, si précis et sûr, devient trouble, et, ne pouvant croire à ce qu'il voit, il lui semble que c'est sa vue à lui qui s'obscurcit. Je reconnais ma faiblesse. Malgré moi la qualité des faits particuliers — ceux qui touchent Mme de Montespan — imprime plus de crainte dans mon esprit qu'il n'est raisonnable. Ces crimes m'effarouchent. Puis il revient aux dossiers avec sa conscience de juge. Ce sont les actes mêmes qu'il faut voir et d'où il faut tirer les idées. Mais ce sont précisément les idées qui se dégagent de ces actes que son esprit ne peut admettre. Je reconnais que je ne puis percer l'épaisseur des ténèbres dont je suis environné. Je demande du temps pour y penser davantage ; et peut-être arrivera-t-il qu'après y avoir bien pensé, je verrai moins que je ne vois à cette heure. Après avoir tout bien considéré, je n'ai trouvé d'autre parti à proposer que de chercher encore de plus grands éclaircissements et d'attendre du secours de la Providence, qui a tiré des plus faibles commencements qu'on saurait imaginer, la connaissance de ce nombre infini de choses étranges qu'il était si nécessaire de savoir. Tout ce qui est arrivé jusqu'ici fait espérer, et je l'espère avec beaucoup de confiance, que Dieu achèvera de découvrir cet abîme de crimes, qu'il montrera en même temps les moyens d'en sortir, et, enfin qu'il inspirera au roi tout ce qu'il doit faire dans une occasion si importante.

En étudiant ces rapports de La Reynie à Louvois, on a ce spectacle aussi impressionnant que curieux : dans le courant de ses mémoires le magistrat expose avec netteté et logique la réalité des charges contre la favorite, et quand, en terminant, il doit poser des conclusions pratiques, son esprit s'effarouche, sa pensée s'épouvante comme le cheval qui s'ébroue devant l'obstacle inattendu. J'ai fait ce que j'ai pu lorsque j'ai examiné les preuves et les présomptions, pour m'assurer et pour demeurer convaincu que ces faits sont véritables et je n'en ai pu venir à bout. J'ai recherché, au contraire, tout ce qui pouvait me persuader qu'ils étaient faux, et il m'a été également impossible.

L'angoisse est accrue par le conflit qui surgit dans sa conscience entre les devoirs qu'il a vis-à-vis de la justice et ceux qu'il a vis-à-vis de son roi. Dans ce même temps où mon esprit était si fort abattu, écrit-il, j'ai demandé à Dieu la grâce de pouvoir garder la fidélité que je dois à mon ministère et me donner une conduite sincère en tout ce qu'il a plu au roi de me commander. Louis XIV a ordonné qu'une partie de la procédure serait soustraite à la connaissance des juges. Le coup est si rude pour La Reynie que sa forte pensée en a une défaillance. J'espère, écrit-il à Louvois, le 17 octobre 1681, de la grâce et de la bonté de Sa Majesté qu'elle compatira à ma faiblesse en considérant qu'avec la crainte et le respect où je ne pouvais manquer d'être — pour ses ordres —, occupé d'ailleurs et rempli de l'idée d'un juge qui rendrait un témoignage en justice contre la vérité et qui, sur cela, jugerait et verrait juger du sang et de la vie des hommes, je n'ai pu reconnaître sur le moment le mécompte où j'étais, ni représenter à Sa Majesté que l'affaire dont il s'agissait n'était pas susceptible, par sa propre disposition, de l'expédient proposé.

Un moment sa résolution semble prise : il s'en remettra entièrement et aveuglément au roi qui a reçu de Dieu, écrit-il, des lumières supérieures à celles

des autres hommes ; mais, l'instant d'après, le magistrat reparaît en lui, et le décide à entrer en lutte, lui, isolé, sans appui, subalterne, contre les ministres tout-puissants soutenus par la volonté du roi.

A ce moment, son caractère se montre à nous dans sa grandeur.

Il va droit à Louis XIV et lui expose les charges contre sa maîtresse ; puis il écrit énergiquement à Louvois :

Malgré tous les soins qu'on a pu prendre, tous ces faits — contre Mme de Montespan — sont venus si souvent et par tant d'endroits différents et avec tant de circonstances, que le roi a été obligé de permettre — qu'on interroge les prisonniers sur la favorite —, mais par des actes particuliers — c'est-à-dire séparés des dossiers et soustraits à la connaissance de la Chambre ardente.

Louvois, ami intime de Mme de Montespan et des plus affectionnés, fit tout au monde pour la sauver. Mme de Maintenon, en effet, lui était hostile et il craignait sa faveur naissante. En outre, comme l'observe l'ambassadeur de Venise, Louvois avait le culte de la monarchie française, à laquelle tout lui semblait dû. Il devait protéger le prestige de la couronne contre l'atteinte que lui porterait la condamnation de la favorite. Enfin, en défendant celle-ci, il croyait faire sa cour à Louis XIV.

Louvois s'efforça de gagner La Reynie à ses vues, de lui persuader, tout d'abord en douceur, qu'il importait que le juge instructeur trouvât Mme de Montespan innocente. Louvois parlait, pressait, démontrait, — La Reynie écoutait, mais n'entendait pas. Le ministre changea de ton. Il chercha à montrer au magistrat qu'effectivement Mme de Montespan devait être innocente. Il vint à Paris, le 15 février 1681, pour le lui expliquer. Mlle Désœillets, suivante de la favorite, ne lui avait-elle pas écrit que elle n'était pas coupable et que ce qu'on lui — à La Reynie — a dit qu'elle ne partait de chez la Voisin ne pouvait être vrai, qu'il y avait vingt femmes chez Mme de Montespan, dont dix-huit la haïssaient, et qu'on peut leur demander de ses nouvelles, mais qu'elle a pensé que Mme la Comtesse — de Soissons — avait deux demoiselles, dont l'une pouvait être à peu près de sa taille, et que Mme la Comtesse pouvait bien avoir le nom d'elle — Désœillets — pour lui faire des affaires et pour en faire à sa maîtresse — Mme de Montespan —, qu'elle haïssait.

La Reynie répondit qu'il suffirait de confronter la demoiselle avec les prisonniers de Vincennes. Nous avons dit que la confrontation eut lieu et que la Désœillets fut reconnue. Force fut à Louvois d'imaginer une autre défense, à laquelle La Reynie, inébranlable, répondit encore :

Après avoir fait réflexion à ce que Mlle Désœillets a dit à Vincennes à M. de Louvois qu'elle avait une nièce qui avait extrêmement couru les devineresses et qu'on la confondait sans doute avec elle, je tiens cela suspect, parce qu'elle ne l'a dit qu'après avoir été reconnue par les prisonniers et parce que la dame de Villedieu, sa bonne amie, qui est à Vincennes, et qui a eu des avis, nous a voulu donner le même change, ce qui semblerait concerté ; et lorsque je lui demandai comment était faite la Désœillets, elle m'a dit que c'était une petite, courte, avec un gros sein, qui est une fausse peinture et qui convient précisément à la nièce.

Comme on lui faisait observer que la Voisin avait nié connaître Mlle Désœillets, La Reynie répliquait :

La dénégation que la Voisin a faite jusqu'à la mort de la connaissance de Mlle Désœillets doit être d'autant plus suspecte qu'elle a été opiniâtrement soutenue,

parce qu'il est prouvé à présent qu'elles étaient en commerce. Si Mlle Désœillets dénie elle-même ce commerce, il semble que cela même en doit augmenter le soupçon.

Louvois insistait aussi sur une rétractation faite par la Filastre, après son entretien avec le confesseur, au moment de marcher au supplice ; mais le lieutenant de police répondait :

La décharge que la Filastre a faite par sa déclaration à l'égard de Mme de Montespan s'applique uniquement à l'empoisonnement de Mme de Fontanges ; il y a deux autres faits : celui de la messe sur le ventre par Guibourg et, plus, le pacte, et celui des poudres de Galet pour le roi, où Mme de Montespan a été nommée, et ces charges sur ces deux faits ne subsistent pas seulement telles qu'elles ont été faites à la question, mais elles ont été-de nouveau confirmées par la même déclaration que la Filastre a rétracté le premier fait.

La Reynie se défend, il défend la justice, et bientôt, fort des droits- de la justice, il passe de la défense à l'attaque. Il dénonce au ministre les rapports que plusieurs des prisonniers du donjon de Vincennes, mêlés dans l'affaire de Mme de Montespan, ont eus avec des personnes de la cour.

Celles-ci ont donné des instructions et des avis. Il blâme ces manœuvres devant le ministre même qui, à l'instigation du roi, en a été l'auteur.

Et plusieurs des accusés considérables, ajoute-t-il courageusement, ont trouvé moyen d'avoir des extraits des charges qui étaient contre eux au procès.

La Reynie ne se contente pas de nier l'innocence de Mlle Désœillets, il dit à Louvois :

Il est difficile que, sur de telles charges, elle reste en liberté. Mise au courant de tout ce qui a été dit contre elle, elle travaille à prendre des mesures qui rendront sa conviction impossible, et ces mesures elle les prendra avec d'autres personnes mal intentionnées.

Dans le cas où on ne l'autoriserait pas à l'arrêter, La Reynie demande qu'il lui soit du moins permis de procéder à son interrogatoire, et il trace à Louvois un plan très habile, il montre les moyens ingénieux et délicats par lesquels, sans violence ni éclat, la confidente serait amenée à déclarer la vérité.

A peine est-il besoin de dire que ces propositions furent rejetées par Louis XIV et son ministre. Le magistrat n'en persévéra pas moins dans la voie qu'il s'était tracée, même après que Louvois, pour vaincre ses scrupules, se fut adjoint le second des ministres tout-puissants, Colbert.

Boileau disait : J'admire M. Colbert qui ne pouvait souffrir Suétone parce que Suétone avait révélé la turpitude des empereurs. On aurait là l'explication de sa conduite en dehors de l'intérêt personnel que Colbert avait à l'innocence de Mme de Montespan.

Colbert n'avait suivi que de loin le travail fait par les commissaires de la Chambre et il ne connaissait que vaguement les charges relevées contre la maîtresse du roi. Il s'adressa à un avocat célèbre à cette époque, Me Duplessis, pour lui demander un mémoire' où l'innocence de Mme de Montespan serait établie et où seraient exposés les moyens d'étouffer cette malheureuse procédure. Colbert s'ingénia même à lui fournir des arguments.

Duplessis rédigea le mémoire demandé. Colbert lui en accuse réception le 25 février 1681 : J'ai vu et examiné avec soin le mémoire que vous m'avez envoyé ; j'espère en recevoir un demain sur le second fait — la tentative d'empoisonnement sur Mlle de Fontanges — qui n'est pas moins grave que le premier — la tentative d'empoisonnement sur Louis XIV par le placet — et dont la preuve est, selon moi, plus entière et plus parfaite. Et Duplessis lui envoie un deuxième mémoire avec ces mots : Ayez la bonté de voir l'observation générale qui est au commencement parce qu'elle peut fournir des moyens contre beaucoup de choses qui paraissent assez bien prouvées. Les mémoires de Duplessis, appuyés par Colbert, n'eurent pas plus de prise sur La Reynie que l'argumentation de Louvois. L'avocat et le ministre demandaient que les accusés fussent jugés par la Chambre très sommairement, que la question ne fût plus appliquée, en sorte qu'ils ne déclareraient plus les faits graves, et qu'une fois l'ensemble lestement expédié, toutes les pièces de procédure fussent brûlées aussitôt. Mais La Reynie dit qu'il était impossible de ne pas suivre les règles de la justice et que la Chambre ne pouvait juger que selon la coutume et la loi.

***

La Chambre ardente se voyait dans l'obligation de se plier, d'une part au refus absolu de Louis XIV d'autoriser la lecture au tribunal des pièces de procédure où il était question de Mine de Montespan, et, d'autre part, au refus non moins absolu de La Reynie, de permettre que les juges prononçassent une sentence où toutes les garanties que la coutume donnait aux accusés ne seraient pas respectées. Les deux termes du problème paraissaient inconciliables. Peu à peu le roi s'était laissé entraîner bien loin des résolutions d'équité rigoureuse dont il avait fait étalage au premier abord. Il avait violé le secret des dossiers pour communiquer aux personnes de marque les parties des interrogatoires qui pouvaient les intéresser ; il avait favorisé la fuite du prince de Clermont-Lodève, de la comtesse de Soissons, de la princesse de Tingry, de la marquise d'Alluye, de bien d'autres. Il avait tremblé à la pensée des révélations que pourrait faire la Voisin : J'ai rendu compte au roi, écrivait Louvois à Bazin de Bezons, le 3 décembre 1679, des raisons que vous et MM. les commissaires avez de commencer demain la visite du procès de la Voisin ; mais Sa Majesté ne l'a pas approuvé et je donnerai ce soir ordre à MM. Boucherat et de La Reynie afin qu'il ne soit pas mis sur le bureau.

Le 18 juillet 1680, de Montreuil-sur-Mer, Louvois écrivait à La Reynie : Le roi n'a pas jugé à propos de donner l'ordre que vous demandez pour que MM. les commissaires eussent la liberté de juger en cas de nécessité. Sa Majesté ne croyant pas qu'il convienne que la Chambre juge des prisonniers pendant son absence. Quelques efforts qu'on eût faits pour entourer les séances de l'Arsenal d'un secret impénétrable, l'opinion ne fut pas trompée et l'on trouve dans mainte correspondance privée le témoignage que le roi empêche de poursuivre les gens de la cour. — Vous recherchez les gueux, s'écria, le 31 juillet 1681, l'un des accusés, Lalande, en plein tribunal, et on doit rechercher plus haut.

Enfin, on a vu comment, après la déclaration de la Pilastre, le ter octobre 1680, la Chambre fut brusquement suspendue.

Ce jourd'hui, ter octobre 1680, en exécution de l'arrêt du 30 septembre dudit an, qui a condamné à mort Françoise Filastre et Jacques-Joseph Cotton, leur a été donné la question ordinaire et extraordinaire ; mais ladite Filastre

ayant fait à la question et hors la question des déclarations très considérables, et le roi en ayant vu le procès-verbal contenant de nouvelles déclarations par elles faites dans la chapelle dudit château de la Bastille, avant d'aller au supplice, Sa Majesté, pour des considérations importantes à son service, ne voulut pas qu'il fût expédié des grosses desdits actes pour servir à la Chambre et elle fit savoir à M. Boucherat, qui présidait ladite Chambre, d'en cesser les séances.

De ce jour, la lutte entre le lieutenant de police, d'une part, et, de l'autre, les ministres soutenus par toutes les dames et tous les courtisans, se fit ouvertement. Le roi, écrivent les secrétaires de la lieutenance de police, se trouvait fortement incité par les courtisans et même par des personnes constituées en dignité, pour faire entièrement cesser la Chambre, et cela sous différents prétextes, dont le plus spécieux était celui qu'une plus longue recherche sur le fait des poisons et des empoisonnements décriait la nation chez les étrangers. La Reynie répondait par le respect dû à la justice, par le devoir qui incombait au roi de faire juger et punir les plus grands criminels qui eussent paru dans le royaume, enfin par la nécessité de purger la France de ces redoutables pratiques d'empoisonnements et de sacrilèges qui y avaient, en peu d'années, pris des proportions que nul n'eût imaginées. Il alla à Versailles, il parla quatre jours consécutivement, durant quatre heures chaque jour. Que n'avons-nous le texte des paroles qu'il prononça devant le roi et ses ministres ! Seul contre tous il l'emporta.

M. de la Reynie ayant été entendu par le roi dans son cabinet, en la présence de M. le chancelier et de MM. Colbert et marquis de Louvois, dans quatre différents jour et pendant quatre heures chaque fois, Sa Majesté se détermina enfin à la continuation de la Chambre et ordonna à M. de la Reynie de continuer ses instructions à l'ordinaire, néanmoins de ne rien faire sur aucune des déclarations contenues aux procès-verbaux de question et d'exécution de la Filastre que Sa Majesté, pour des considérations à son service, ne voulut point être divulguées.

La Chambre séante à l'Arsenal reprit le cours de ses travaux le 19 mai 1681, mais à la condition, imposée par le roi, nue l'on ne suivrait pas les déclarations où il avait été question de Mme de Montespan. Le 17 décembre, à l'interrogatoire de la Joly, les faits que l'on voulait soustraire à la connaissance des juges, reparurent avec une force nouvelle. Aussitôt Louvois d'écrire à Bazin de Bezons, commissaire de la Chambre avec La Reynie, d'avoir soin de mettre toutes ces déclarations sur des cahiers séparés, qui ne seraient pas montrés aux juges. En réalité La Reynie s'apercevait que les difficultés pour la Chambre de s'acquitter régulièrement, de son office redoublaient de jour en jour, et il ne tarda pas à comprendre, et à faire comprendre à ses collègues que, par le seul fait de la suppression du procès-verbal où étaient portées les réponses de la Filastre à la question, il était devenu impossible d'instruire légalement le procès des principaux accusés. C'est ce qu'il établit en des mémoires véritablement admirables de précision et de jugement.

Pour obéir aux lois et coutumes judiciaires, écrit-il à Louvois, le procès-verbal de question de la Filastre, ses récolements

et déclarations ne doivent pas être vus une fois seulement à la Chambre, ces actes y doivent être portés tous les jours, et ils doivent aussi être vus dans tous les procès des prisonniers qui seront jugés et dont la Filastre a parlé, et sa déclaration est d'autant plus importante que, non seulement elle décharge madame de Montespan et la Chapelain, qu'elle avait chargées de faits particuliers, du dessein de l'empoisonnement de madame de Fontanges1, mais encore parce qu'elle en confirme deux autres. Les trois dernières lignes de cette déclaration diminuent la charge que la Filastre a faite à la question contre six autres prisonniers, accusés d'avoir sacrifié au diable l'enfant de la Filastre, cette déclaration leur est de conséquence.

De la suppression des procès-verbaux de question de la Filastre, écrit-il ailleurs, il naîtra encore cet autre inconvénient que les juges ne croiront pas titre en état de juger aucun des prisonniers dont il a été fait mention dans le procès de la Filastre et il ne serait pas, en effet, des règles de la justice d'en juger aucun sans savoir ce que cette femme aura dit contre eux ou à leur décharge. Ce serait autrement supprimer une partie de leur procès, peut-être leur justification, et ce serait le plus grand de tous les inconvénients pour la justice.

Le 11 octobre, il ajoute :

Les juges ne peuvent jamais juger que sur le procès entier, et quand bien même on pourrait supposer que ce serait en faveur et à la libération des accusés qu'ou retrancherait, par d'autres grandes raisons, cette partie des charges, il resterait ce danger que, ce qui semblerait faire charge suivant le sentiment d'un juge, serait peut-être la raison et l'induction de quelque autre pour conduire à la décharge des accusés, et personne ne saurait prendre sur soi le danger de cette sorte de mécompte. Enfin, on ne voit pas d'exemple approuvé qui puise autoriser une telle conduite ; les conséquences mêmes en paraissent terribles et on tomberait par là, sans doute, en d'autres inconvénients plus fâcheux encore que ceux que l'on penserait éviter.

En jugeant de cette sorte des procès criminels et en traitant diversement les mêmes crimes, on ferait un tort irréparable à la gloire du Roi et on déshonorerait sa justice : et, avec cela, comme tous ces malheureux procès sont enchaînés les uns avec les autres, s'il était entré en quelqu'un de ces procès quelque chose d'extraordinaire de cette nature, il arriverait que toutes les procédures seraient gâtées et que les juges ne croiraient plus être en état de pouvoir faire rien de bien, ni de légitime, sur ces matières.

1 On a vu plus haut que le projet d'empoisonner Mme de Fontanges par Romani et Bertrand avait été nettement établi par d'autres témoignages.

En concluant, La Reynie s'efforce d'amener Louis XIV et les ministres à son opinion :

Il semble que tant de maux, qui sont d'une ancienne et longue suite, venant à être découverts comme ils le sont, sous le règne d'un grand roi, en la main duquel Dieu a mis une grande puissance et une autorité absolue, ils ne peuvent être dissimulés.

De semblables malheurs ont paru en d'autres siècles, et, soit par raison ou par faiblesse des temps, dès qu'il s'est trouvé des personnes considérables engagées dans ces misérables pratiques, le cours de la justice en a presque toujours été interrompu ; peut-être que la destruction de ces crimes horribles, qui attaquent la majesté de Dieu même, et la punition de ceux qui sont engagés dans ce maudit commerce de poisons, que les lois appellent les ennemis du genre humain, ont été différées jusqu'à présent, pour être entreprises avec plus de succès par un prince que toutes les raisons spécieuses, dont la fausse politique a accoutumé de se couvrir, ne sauraient surprendre ni ébranler, et par un prince capable par ses lumières de discerner, suivant les règles de la véritable sagesse, ce qui est juste de ce qui ne l'est pas. Voici cependant les mêmes raisons, les mêmes incidents et les mêmes difficultés qui se sont présentés autrefois.

Il faut penser que ces paroles s'adressaient directement à Louvois et à Louis XIV, pour en mesurer l'élévation et le courage. Mais Louis XIV n'avait pas le caractère assez grand pour sacrifier son amour-propre au bien public, pour consentir à une telle humiliation aux yeux de ses sujets et de l'Europe, devant lesquels il n'avait cessé d'étaler son orgueil. Il maintint l'interdiction de communiquer à la Chambre les pièces de procédure où il était question de Mme de Montespan. De son côté La Reynie demeurait irréductible, refusant de laisser juger un procès où toutes les pièces ne seraient pas soumises au tribunal. Cependant il fallait agir : une Chambre doit être ouverte ou fermée.

Après avoir fait tout ce qui était possible pour que la justice suivit son cours en toute indépendance, de manière à atteindre tous les coupables et les plus haut placés, La Reynie indiqua la seule solution qui permît aux magistrats — puisqu'on ne leur laissait pas remplir leur devoir dans toute son étendue — de ne pas forfaire du moins au devoir dans le champ limité où ils pouvaient encore agir.

Il y avait alors en France les tribunaux où siégeaient des juges, et il y avait les lettres de cachet qui agissaient sans formalité ni jugement, par simple ordre du roi. Ailleurs, nous avons montré le plus illustre des magistrats français, d'Aguesseau, à peu près vers la même époque, solliciter, au cours d'une affaire dont il était chargé, des lettres de cachet. Comme d'Aguesseau, La Reynie aurait pu dire : Je ne suis pas accusé d'aimer les voies extraordinaires et de haïr les formes connues de la justice, cependant je trouve ici beaucoup de raisons pour recourir aux ordres du roi — lettres de cachet.

Sa Majesté ne voulant pas donner connaissance à la Chambre de certains faits, écrit-il le 17 avril 1681 à Louvois, ni qu'elle juge certains prisonniers et certains accusés, se réservant à cause de l'importance dont ils sont, à y pourvoir par sa

justice et par les autres moyens dont elle entend se servir, il semble que par des voies fort simples, on peut arriver à la fin que le roi s'est proposée, et il n'y a rien à dire quand MM. les commissaires de la Chambre n'auront aucune connaissance de ce dont ils ne doivent pas être juges.

Il fallait, selon La Reynie, renoncer à instruire le procès des accusés qui avaient eu connaissance des faits concernant Mme de Montespan, et, puisqu'on ne pouvait les juger selon les règles de la justice, se résigner à les enfermer par lettre de cachet dans les forteresses royales. Devant l'attitude du lieutenant de police, commissaire de la Chambre ardente, refusant de laisser procéder à un jugement qui violerait les formes traditionnelles et les garanties qu'elles accordaient à l'accusé, force fut au roi et aux ministres de se plier à son opinion.

***

La Reynie énumère la longue liste de criminels chargés de monstrueux forfaits qui vont, par cette voie, échapper aux rigueurs du tribunal, aux tourments de la question, à la mort par le bûcher ou le gibet ; et il ajoute :

Il y a cent quarante-sept prisonniers à la Bastille et à Vincennes ; de ce nombre il n'y en a pas un seul contre lequel il n'y ait des charges considérables pour empoisonnement ou pour commerce de poisons et des charges avec cela contre eux pour sacrilèges et impiétés. La plus grande partie de ces scélérats tombe dans le cas de l'impunité.

La Trianon, une femme abominable, par la qualité de ses crimes, par son commerce sur le fait du poison, ne peut être jugée, et le public, en perdant la satisfaction de l'exemple, perd sans doute encore le fruit de quelque nouvelle découverte et de la conviction entière de ses complices.

On ne saurait juger non plus la dame Chappelain, à cause que la Filastre lui a été confrontée : femme d'un grand commerce, appliquée depuis longtemps à la recherche des poisons, ayant travaillé, fait travailler pour cela, suspecte de plusieurs empoisonnements, dans une pratique continuelle d'impiétés, de sacrilèges et de maléfices ; accusée par la Filastre de lui avoir enseigné la pratique de ses abominations avec des prêtres, impliquée considérablement dans l'affaire de Vanens.

Par les mêmes considérations, Galet ne peut être jugé : quoique paysan, homme dangereux, tenant bureau ouvert pour les empoisonnements.

Lepreux : — prêtre de Notre-Dame, engagé dans les mêmes pratiques avec la Chappelain, accusé d'avoir sacrifié au diable l'enfant de la Filastre.

Guibourg : — cet homme, qui ne peut être comparé à aucun autre sur le nombre des empoisonnements, sur le commerce du poison et les maléfices, sur les sacrilèges et les impiétés, connaissant et étant connu de tout ce qu'il y a de scélérats, convaincu d'un grand nombre de crimes horribles, cet

homme, qui a égorgé et sacrifié plusieurs enfants, qui, outre les sacrilèges dont il est convaincu, confesse des abominations qu'on ne peut concevoir, qui dit avoir, par des moyens diaboliques, travaillé contre la vie du roi, duquel on apprend tous les jours des choses nouvelles et exécrables, chargé d'accusations et de crimes de lèse-majesté divine et humaine, procurera encore l'impunité à d'autres scélérats.

Sa concubine, la nommée Chanfrain, coupable avec lui du meurtre de quelques-uns de ses enfants, qui a eu part à quelques-uns des sacrilèges de Guibourg, et qui, selon les apparences et l'air du procès, était l'infâme autel sur lequel il faisait ses abominations ordinaires, demeurera aussi impunie.

Il y a encore une grande suite d'autres accusés considérables qui trouvent l'impunité de leurs crimes. La fille de la Voisin ne peut être jugée, non plus que Mariette, quelque chose qui survienne à son égard. Latour, Vautier, sa femme, resteront, non seulement impunis, mais, par les considérations qui feront tenir leurs crimes secrets, leur procès ne pourra être achevé d'instruire.

La Reynie dit encore, non sans mélancolie : Il y a lieu en tout d'admirer la providence du Seigneur. Si Mariette eût été pris avant le jugement de la Voisin et qu'ils eussent parlé sur le fait particulier — Mme de Montespan —, ce monstre — la Voisin — eût échappé à la justice et la Filastre idem, si elle eût mis en avant ce qu'elle a dit à la question.

Restait à fermer la Chambre sans trop heurter l'opinion publique en laissant croire qu'après tant d'éclat on voulait tout étouffer. Il convient de finir la Chambre, écrit La Reynie, mais il faut éviter de le faire dans une conjoncture de lassitude ou de dégoût, afin que le grand nombre des personnes intéressées ne prennent pas occasion de décrier la justice et afin que les méchants qui restent, qu'ils soient connus ou non, ne cessent d'avoir de la terreur, et, qu'en laissant de craindre, ils ne recommencent avec la même liberté qu'ils ont eue auparavant.

Le plus vif désir des magistrats mêmes qui composaient la Chambre était que la clôture en fût prononcée. Le lieutenant de police en donne entre autres raisons : La peine qu'on a et l'aversion de condamner, qui est une peine que les honnêtes gens ne peuvent s'empêcher de sentir, et la peine de ne pas juger les principaux.

Il importait donc de ne pas paraître fermer la Chambre sur un sentiment de lassitude et, surtout, de ne pas laisser soupçonner les causes qui faisaient réellement agir. Déjà le public murmurait. Obligé qu'on était, à cause de la complicité de Mme de Montespan, de faire passer derrière le tribunal tous les accusés qui avaient eu des rapports avec la Voisin, à savoir l'abbé Guibourg, Lesage et les principaux coupables, on reprit l'affaire tout assoupie du chevalier de Vanens. Mais, ici encore, le principal acteur, Vanens, pour avoir été en relation avec la favorite, échappa à la rigueur des lois. Les commissaires de la Chambre eurent la bonne fortune de trouver dans un coin d'interrogatoire des dénonciations contre un certain Pinon du Martroy, conseiller au Parlement, qui avait été entraîné dans la disgrâce de Fouquet. Lors des condamnations prononcées contre les financiers, après la chute du surintendant, les biens de Pinon avaient été saisis et Guibourg dit que, pour se venger et faire sortir

Fouquet de prison, il avait fait des conjurations et envoûtements contre le roi et des sortilèges. Pinon était mort, mais il aurait eu pour confident Jean Maillard, auditeur en la Chambre des comptes. On s'empara de celui-ci et, comme il occupait une situation en vue, on mena son affaire à grand fracas. Il fut condamné le 20 février 1682, pour avoir su, connu et non révélé les détestables projets formés contre la personne du roi. Le conseiller nia tout dans les tourments de la question et jusqu'au moment de la mort. Il est certain que, parmi les différentes accusations qui furent produites devant les commissaires de la Chambre ardente, celles qui furent dirigées contre Maillard sont entre les moins bien prouvées. L'exécution eut lieu le 21 février, et, par dérogation à l'usage, au milieu du jour.

Elle fut suivie, le 16 juillet 1682, de celle de La Chaboisière, valet de Vanens. Ce misérable fut condamné à être pendu après avoir subi la question préalable. Il était moins coupable que Vanens, de qui il n'avait été que le préparateur ; mais sa condition infime l'avait mis hors de toute confidence. Puis, la procédure fut bien et dûment close, sans que, aux yeux de la foule, la justice parût trop gravement lésée. Une lettre de cachet du 21 juillet 1682 ferma la Chambre ardente.

La Reynie ne considéra pas encore son rôle comme terminé. Dans sa correspondance avec Louvois, il n'avait cessé de revenir sur cette pensée qu'on devait profiter de l'expérience acquise grâce à la longue instruction de la Chambre pour éviter le retour de pareils forfaits. Il fut chargé avec Colbert de la rédaction d'une ordonnance. Le 30 août 1682 parut le fameux édit contre les devins et empoisonneurs dû à la collaboration de ces deux grands hommes : les magiciens et devineresses étaient chassés de France, la fabrication et la vente des poisons nécessaires à l'industrie et à la médecine étaient réglementées par des prescriptions qui ont triomphé du temps et des révolutions et, aujourd'hui encore — après deux siècles — sont en vigueur.

***

Les nombreux accusés, qui ne purent être jugés pour avoir été mêlés de près ou de loin aux entreprises de Mme de Montespan, furent transférés, par lettres de cachet, en différentes forteresses, celles qui paraissaient les plus sûres du royaume. Par surcroît de précaution Louvois ordonna que chacun d'entre eux y fût attaché à une chaîne de fer, dont un anneau serait scellé à la muraille et un autre rivé à leur corps.

Tous ces malheureux demeurèrent dans cet état jusqu'à leur mort, quelques-uns durant plus de quarante ans. Le ministre envoya les instructions les plus sévères pour qu'ils ne pussent avoir communication avec qui que ce fût du dehors, pour que le personnel employé à leur donner les soins spirituels et matériels rigoureusement nécessaires fût réduit autant que possible et composé de personnes d'une entière confiance. Et, pour détruire par avance, dans l'esprit même des gouverneurs de citadelles et châteaux forts, l'effet des révélations que les prisonniers pourraient leur faire, Louvois manda à ces commandants et gouverneurs que leurs nouveaux hôtes étaient des coquins, qui avaient imaginé des calomnies infâmes contre Mme de Montespan, dont la Chambre avait reconnu la fausseté, et que s'il leur arrivait d'ouvrir la bouche sur ce sujet, il fallait leur répondre aussitôt en les rouant de coups.

C'est à la citadelle de Besançon que furent conduits les prisonniers les plus importants : l'abbé Guibourg, Lesage, Galet, Romani. Guibourg y mourut trois années après son entrée.

Quatorze femmes furent menées au château de Saint-André-de-Salins. Louvois écrivait à leur sujet, le 26 août 1682, à l'intendant de Franche-Comté :

Le Roi ayant jugé à propos d'envoyer dans le château de Saint-André de Salins quelques-uns des gens qui ont été arrêtés en vertu des décrets de la Chambre qui a connu du fait des poisons, Sa Majesté m'a commandé de vous faire savoir que son intention est que vous fassiez accommoder dans le château de Saint-André deux chambres, de manière que l'on puisse dans chacune y tenir en sûreté six de ces prisonniers, lesquels devront avoir chacun une paillasse dans le lieu où ils seront, et être attachés, ou par un pied ou par une main, à une chaîne qui sera attachée dans la muraille, laquelle aura néanmoins la longueur nécessaire pour ne pas les empêcher de se coucher. Comme ces gens sont des scélérats, qui ont mérité les derniers supplices, l'intention du Roi est qu'ils soient ainsi attachés de peur qu'ils n'insultent les gens qui seront commis à leur garde et qui entreront et sortiront de leur chambre pour leur porter à manger et vider leurs ordures. L'intention de Sa Majesté est que vous fassiez accommoder deux pareilles chambres dans la citadelle de Besançon, en sorte que l'on y puisse encore garder sûrement douze des prisonniers. Vous observerez que ces chambres-là doivent être en un lieu où l'on ne puisse entendre ce que ces gens-là diront.

Auzillon, de la compagnie du prévôt de l'Isle-de-France, escorta jusqu'à la citadelle de Belle-Isle-en-Mer les principales sorcières, la Pelletier, la Poulain, la Delaporte, la fille Voisin, Catherine Leroy.

La Chappelain, commère de la Filastre, fut enfermée au château de Villefranche, où elle mourut quarante ans plus tard, le 4 juin 1724 ; elle y vivait en compagnie d'une autre sorcière qui avait été, comme elle, soustraite au jugement de la Chambre et pour les mêmes motifs : la Guesdon.

Le commandant de Villefranche avait écrit, en août 1717, que de deux anciennes prisonnières d'État pour poison, restant de quatre qui y furent enfermées il y a trente-six ans, la Guesdon mourut le 15 du courant, qui a laissé de ses épargnes quarante-cinq livres en argent, sur les huit sols de nourriture par jour, depuis ledit temps, dont elle a chargé sa camarade survivante de prendre ce dont elle aurait besoin pour son usage personnel et d'employer le surplus à faire prier Dieu pour elle ; c'est une pensionnaire de moins pour le Roi. La bonne femme avait soixante-seize ans ; celle qui reste — la Chappelain — n'est pas moins vieille. Elles étaient dans la même chambre et faisaient chacune sa potée à part.

Enfin quelques prisonniers de la Bastille et de Vincennes, entièrement étrangers à l'affaire des poisons, et d'autres qui furent reconnus innocents par les commissaires de la Chambre ardente, avaient été pour leur malheur enfermés, à la Bastille ou à Vincennes, dans la même chambre que des accusés au courant des actes de Mme de Montespan. Cette rencontre les condamna à une réclusion perpétuelle.

Manon Bosse, écrit La Reynie, fut envoyée aux religieuses de Baffens, à Besançon, sous le nom de mademoiselle Manon Dubosc, où le roi payait sa pension sur le pied de deux cent cinquante livres ; elle ne fut point élargie, pour avoir été enfermée avec la fille de la Voisin qui lui avait tout dit.

La Gaignière, dans les mêmes conditions, fut mise à l'Hôpital général. Nanon Aubert avait été, elle aussi, mise avec la fille de la Voisin ; cela fit qu'on ne l'a point élargie, mais qu'en 1683, elle fut mise aux Ursulines de Besançon, et, depuis, de Vesoul, avec ordre de dire qu'elle était détenue pour commerce avec une dame de qualité accusée de poison, et on la faisait passer pour demoiselle. Le roi payait sa pension sur le pied de 250 lb. par an.

L'exemple le plus caractéristique est celui de Lemaire, frère de la Vertemart. Son innocence complète apparut clairement. Il ne pouvait lui être fait d'autre reproche que d'avoir été enfermé avec l'abbé Guibourg, qui lui avait tout dit. Dès le 4 août 1681, Louvois mandait à La Reynie : Il n'est pas temps présentement de mettre en liberté Lemaire. J'ai écrit au sieur Desgrez ce qu'il faut pour que, s'il lui montre ma lettre, il supporte avec moins de douleur sa longue détention. Louis XIV et Louvois ne laissèrent pas d'être impressionnés par cette iniquité révoltante. En août 1682, Louvois fit remettre à Lemaire une somme importante, 150 pistoles, lui promettant de lui faire parvenir chaque année une somme pareille, à la condition qu'il serait conduit hors du royaume, qu'il n'y remettrait les pieds de sa vie et ne parlerait à personne au monde de ce qu'il avait entendu étant à Vincennes. S'il lui arrivait d'enfreindre l'un de ces engagements, le roi le ferait saisir et renfermer pour le restant de ses jours.

La Reynie mourut le14 juin 1709, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans. On trouve un trait touchant dans son testament et qui peint cet honnête homme. Il demande que son corps soit enterré dans le cimetière de la paroisse et non dans l'église, ne voulant pas que son cadavre fût mis dans les lieux où les fidèles s'assemblaient et que la pourriture de son corps y augmentât la corruption de l'air, et, par conséquent, le danger pour les ministres de l'Église et pour le peuple. Le lieutenant de police, qui avait consacré une partie de sa vie à rendre salubre et bien ordonnée la grande ville confiée à son administration, prêchait d'exemple sur son lit de mort, au détriment, sans aucun doute, des plus chers sentiments du catholique et du croyant qu'il était.

Gabriel-Nicolas de la Reynie fut réellement un esprit de rare valeur. Parlant de lui, nous n'avons pas eu à montrer le fin lettré, l'érudit en correspondance suivie avec Baluze, faisant acheter et collationner des manuscrits grecs et latins, le protecteur compétent de l'imprimerie, le bibliophile à qui nous devons la conservation du texte primitif de Molière. Il fut un digne représentant de son temps, la grande époque de notre histoire. Le XVIIe siècle a atteint les limites extrêmes dans le bien comme dans le mal. Alors les Français produisirent leurs plus grands capitaines, leurs plus grands hommes d'État, leurs plus illustres magistrats ; alors, ils virent briller les plus grands noms de la littérature, de l'art, de la philosophie, de l'érudition ; les filles de charité faisaient éclater leur dévouement ; Mme de Chantal répandait autour d'elle le parfum de ses vertus ; mais alors également une marquise de Brinvilliers reculait les bornes du crime et un abbé Guibourg égorgeait des enfants, sur un autel, au-dessus du corps nu d'une marquise de Montespan.

LA MORT DE MADAME1.

EN COLLABORATION AVEC

M. le Professeur PAUL BROUARDEL, Doyen de la Faculté de médecine de Paris, et M. le Docteur PAUL LE GENDRE, Médecin de l'hôpital Tenon.

Qui n'a lu l'oraison funèbre de Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans ? Qui n'a tressailli à l'écho de la puissante et poignante apostrophe : Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte !... Madame a passé du matin au soir ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait, avec quelles grâces vous le savez, le soir nous la vîmes séchée.... Quelle diligence ! en neuf heures l'ouvrage est accompli. Le chef-d'œuvre de Bossuet a couronné la mémoire de Madame d'une immortelle auréole où resplendiront à travers les siècles les grâces, l'imagination vive et charmante de la jeune femme qui ravissait ses contemporains, donnant le ton du goût et de l'esprit au milieu de la cour la plus brillante et la plus spirituelle que le monde ait connue.

Les circonstances où se produisit cette mort foudroyante ont éveillé l'attention des historiens.

Madame revenait d'Angleterre, où elle avait réussi à faire signer, le 1er juin 16'70, par les ministres de son frère Charles II, le traité de Douvres, qui assurait à Louis XIV l'alliance de l'Angleterre contre la Hollande, lui permettant de conquérir à la France la Flandre et la Franche-Comté. Madame resta à Douvres du 24 mai au 12 juin ; elle se rembarqua pour la France, heureuse de l'issue glorieuse de sa mission ; elle arriva à Saint-Germain le 18 juin. Elle se voyait à vingt-six ans, dit Mme de la Fayette, le lien des deux plus grands rois de ce siècle ; elle avait entre les mains un traité d'où dépendait le sort d'une partie de l'Europe ; le plaisir et la considération que donnent les affaires se joignant en elle aux agréments que donnent la jeunesse et la beauté, il y avait une grâce et une douceur répandues dans toute sa personne qui lui attiraient une sorte d'hommage qui lui devait être d'autant plus agréable qu'on le rendait plus à sa personne qu'à son rang.

Peut-on parler des mœurs de Monsieur2 ? Le miracle d'enflammer le cœur de ce prince, dit Mme de la Fayette, n'était réservé à aucune femme du monde. Il n'en avait pas moins le cœur fort tendre. Madame avait finalement obtenu l'exil du chevalier de Lorraine, l'infâme ami de son époux.

Madame mourut subitement à Saint-Cloud, en proie aux douleurs les plus cruelles, dans la nuit du 29 au 30 juin 1670, sur les trois heures du matin.

1 Cette étude a paru dans la Revue encyclopédique du 25 septembre 1897. Toutes les conclusions en ont été postérieurement confirmées dans un intéressant mémoire de M. le docteur Cabanès, inséré dans la Revue hebdomadaire du 1er juillet 1899, p. 91-119. 2 On sait que l'on désignait sous le nom de Monsieur le duc d'Orléans, frère cadet du roi ; la femme de Monsieur était appelée Madame.

Aussitôt coururent des bruits de poison qui ne tardèrent pas à se répandre et à se fortifier. Ils formèrent l'opinion commune à la cour, à Paris, dans toute la France, en Angleterre, en Hollande, en. Espagne où la fille de Madame monta sur le trône. Charles II refusa de recevoir la lettre par laquelle le duc d'Orléans lui faisait part de la mort de Henriette. Le duc de Buckingham, écrit Colbert de Croissy, ambassadeur en Angleterre, est dans les emportements d'un furieux. La population de Londres faillit se livrer à des excès violents contre les Français qui y résidaient. On criait dans les rues : A bas les Français ! L'ambassade de France dut être protégée. La seconde femme de Monsieur, Madame Palatine, demeura toujours convaincue que Madame Henriette était morte empoisonnée, et tout porte à croire que, dans les premiers moments au moins, Louis XIV partagea ces soupçons.

Quant à ceux qui auraient été les auteurs du Trime, les uns accusaient les Hollandais, contre lesquels Madame avait fait signer le traité de Douvres ; les autres, Monsieur et le chevalier de Lorraine. Dans l'un et l'autre cas, l'intérêt historique du problème est très grand ; l'imagination le grandit du commentaire magnifique dont Bossuet a entouré la mort de la gracieuse princesse ; enfin il s'est accru de tous les efforts faits depuis plus d'un siècle pour le résoudre. Depuis une cinquantaine d'années surtout, écrit un des maîtres de l'érudition moderne, M. Arthur de Boislisle1, la question a été serrée de plus près et les témoignages pesés avec plus de soin, du moins par les écrivains impartiaux, sérieux, familiarisés avec les documents du règne de Louis XIV ou avec les problèmes scientifiques, comme Monmerqué, Walckenaer, Littré, P. Clément, Paul Lacroix, François Ravaisson et le comte de Baillon, comme M. Jung, M. Loiseleur, M. Lair ou M. Anatole France, comme M. Chéruel surtout, Mais il se trouve que les uns se sont abstenus de rendre un verdict définitif et que les autres ont varié entre l'empoisonnement auquel Walckenaer, Paul Lacroix, Fr. Ravaisson croyaient très fermement, M. Lair aussi, et la mort par accident ou par maladie, admise par Mignet, par M. Loiseleur, par Littré ; — si bien que la question s'est obscurcie, au lieu de s'éclaircir, entre des conclusions diamétralement opposées, mais venant de gens également autorisés. M. de Boislisle s'abstient lui-même de toute conclusion, et voici que, récemment, un spécialiste, le Dr Legué, dans son livre si intéressant Médecins et Empoisonneurs2, consacré à la question une étude nouvelle, s'efforçant de démontrer que Madame était morte empoisonnée par du sublimé corrosif.

Grâce à une étude précise des textes, guidé par le mémoire de M. de Boislisle que nous venons de citer, grâce surtout aux indications savantes de deux maîtres de la science moderne, nous arrivons, comme on le verra plus bas, à une solution indiscutable. M. le professeur Brouardel, doyen de la Faculté de médecine de Paris, et M. le De Paul Le Gendre, médecin de l'hôpital Tenon, voudront bien agréer l'hommage de notre profonde et respectueuse gratitude. La parole de M. Brouardel fait autorité en matière de médecine légale, et tous les hommes de science s'inclinent devant l'opinion de M. Paul Le Gendre dans le domaine des questions où nous avons eu l'honneur de le consulter.

1 La Mort de Madame (appendice XXVII au tome VIII des Mémoires de Saint-Simon, publiés dans la collection des Grande Écrivains de la France ; Paris, 1891, in-8), p. 636-637. 2 Paris, 1896, in-12.

I

Conformément au premier principe de la critique en histoire, il importe de fixer exactement, dès le début, la valeur des sources où nous pouvons puiser des éléments utiles à l'étude de l'événement qui nous occupe. Les sources se divisent ici très nettement en trois catégories : 1° les rapports des médecins et chirurgiens ; 2° les relations des personnes qui ont pu approcher Madame au moment de la mort, ou bien ont pu entendre des récits autorisés ; 3° la correspondance officielle des cours de Londres et de Paris.

La première catégorie nous offre — nous sommes gâtés — cinq procès-verbaux ou rapports sur l'autopsie :

a. Le procès-verbal officiel signé des quinze médecins ou chirurgiens, tant français qu'anglais, qui assistèrent à l'autopsie1.

b. La Relation de la maladie, mort et ouverture du corps de Madame, par M. l'abbé Bourdelot, médecin2. L'abbé Bourdelot était un des médecins français qui assistèrent à l'opération.

c. Le rapport de Vallot3, médecin de la feue reine mère. Vallot était considéré comme l'une des sommités médicales de son temps. Il assista à l'autopsie parmi les médecins français. Son rapport fut officiellement porté à Londres par le maréchal de Bellefonds.

d. Le Mémoire d'un chirurgien du roy d'Angleterre qui a été présent à l'ouverture du corps4. Ce chirurgien s'appelait Alexandre Boscher.

e. La relation de Hugh. Chamberlain5, médecin ordinaire du roi d'Angleterre, qui assista également à l'opération. Ce document ainsi que le précédent sont extrêmement utiles pour contrôler la relation officielle et celle des médecins français. Quelques écrivains ont cru que Louis XIV, craignant une rupture avec l'Angleterre, avait dicté aux médecins français leur opinion. Boscher et Chamberlain représentaient, en toute indépendance, le gouvernement anglais.

A ces cinq documents, d'une authenticité indiscutée, on peut ajouter la notice insérée dans la Gazette du 5 juillet 1670, qui fut officiellement inspirée par les médecins de la Cour, et l'opinion du fameux Gui Patin6, doyen de l'École de médecine de Paris, bien qu'il n'eût pas assisté à l'ouverture du corps.

1 Ce document capital n'a encore été publié qu'en anglais par Mary-Anne Everett-Green, Lives of princesses of England (Londres, 1857, in-8°), VI, 581-588. Ce texte n'a été utilisé que par très peu d'écrivains, et, à notre connaissance, par aucun écrivain français. 2 Publiée par Poncet de la Grave dans ses Mémoires intéressants pour servir à l'histoire de France (Paris, 1789, in-12), III, 411-418. 3 Daté de Versailles, 1er juillet 1670 ; publié par Mrs Everett-Green, op. cit., VI, 589-90, et par Fr. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IV (Paris, 1870, in-8°), p. 37-38. 4 Conservé en ms. à la Bibliothèque nationale, ms. franç. 17 032, f. 13-14, publié par Everett-Green, loc. cit. 5 Datée du 30 juin 1670 ; publiée en anglais d'après l'original conservé aux archives de Londres, par Mrs Everett-Green, op. cit., VI, 588-589. Cette relation, comme celle des quinze médecins et chirurgiens, n'a encore été utilisée par aucun écrivain français. 6 Lettre du 30 juillet 1670, imprimée dans la 2e édition (la Haye, 1725, in-12) de sa Correspondance, t. III, p. 392. L'édition des lettres de Gui Patin, donnée en 1846 par le Dr Réveillé-Parise (3 vol. in-8°), n'a pas reproduit ce document important.

Dans notre deuxième catégorie, relations de personnes qui ont pu approcher Madame au moirent de la mort ou entendu des récits autorisés, il faut citer en première ligne la relation de la mort de Madame par la charmante comtesse de La Fayette, écrivant l'Histoire de Madame Henriette d'Angleterre, première femme de Philippe de France, duc d'Orléans1. La comtesse de La Fayette était attachée à la suite de Madame ; elle ne la quitta pas durant la journée où elle mourut. Elle a laissé, de la maladie si courte et de l'agonie, un récit simple, précis et sobre où chaque trait a un air de vérité.

Auprès de cette précieuse page d'histoire, il faut citer la lettre de Bossuet2, qui assista Madame au moment de la mort, et le récit de M. Feuillet3, chanoine de Saint-Cloud, qui avait été auprès de Madame avant que Bossuet arrivât.

La troisième catégorie de sources comprend la correspondance échangée entre les cours de France et d'Angleterre et leurs représentants : ce seraient des documents de la plus grande valeur si leur caractère officiel et diplomatique n'avait, en la circonstance, imposé aux auteurs des lettres la plus grande réserve, ne leur avait même dicté leurs sentiments. Ce sont d'abord les lettres de Louis XIV et de Hugues de Lionne à Charles II et à Colbert de Croissy, ambassadeur à Londres4 ; puis les dépêches de Louis XIV et de Hugues de Lionne à M. de Pomponne, ambassadeur à la Haye5 ; du côté anglais, les cinq lettres adressées par lord Montaigu, ambassadeur auprès du roi de France, à lord Arlington, secrétaire d'État de Charles II6, et les lettres de lord Arlington au chevalier Temple7.

Tels sont les seuls documents dignes de foi que nous ayons à notre disposition pour étudier les circonstances (le la mort de Madame, car il faut rejeter de la manière la plus absolue les relations de Saint-Simon et de la seconde femme de Monsieur, Madame Palatine. Chéruel, et surtout M. de Boislisle, en ont montré les invraisemblances et les absurdités8. Nous n'y reviendrons pas. Le travail de M.

1 Les éditions de l'Histoire de Madame Henriette sont nombreuses. L'édition originale est datée d'Amsterdam, 1720, in-12. La deuxième édition (Amsterdam, 1742, in-12) réunit l'Histoire de Madame Henriette aux Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689. De 1742, il faut passer à l'année 1853 pour obtenir une nouvelle édition critique, celle de A. Bazin (Paris, Techener, 1853, in-16). En 1882, on vit l'édition de M. Anatole France (Paris, Charavay, pet. in-8° carré), précédée d'une préface qui est un bijou littéraire. La dernière édition a été donnée par un lettré délicat, M. Eug. Asse (Paris, Jouaust, 1890, in-16). 2 Juillet 1670. Publiée par A. Floquet dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, ann. 1844, p. 176-178. L'authenticité de ce document a été contestée sans raison sérieuse par Walckenaer, Mémoires sur la Vie de madame de Sévigné, III, 223 ; mais fort bien défendue par A. Floquet, à l'opinion duquel la critique doit se ranger. Cf. P. Clément, dans la Revue des Questions historiques, t. III (1861), p. 532, note 1. 3 Publié par Pontet de la Grave, op. cit., III, 406-410. 4 Publiées par Mignet, Négociations relatives à la succession d'Espagne sous Louis XIV, III, 207-214. 5 Publiées par P. Clément, Revue des Questions historiques, III (1867), 530-533. 6 Publiées à la suite des deux premières éditions de l'Histoire d'Henriette d'Angleterre, par Mme de La Fayette. 7 Lettre du comte d'Arlington au chevalier Temple, Utrecht, 1701. 8 Chéruel, dans Saint-Simon considéré comme historien, p. 153-154, et Notice sur Saint-Saint-Simon, p. XCV-XCVII ; M. de Boislisle dans l'appendice XXVII au tome VIII de son édition des Mémoires de Saint-Simon. Voir aussi les observations de Loiseleur dans le Temps du 2 et du 3 novembre 1872.

de Boislisle est particulièrement intéressant, en montrant que ces deux fameuses relations avaient une source commune. Quant aux témoignages de d'Argenson1, de l'abbé de Choisy2, de Daniel de Cosnac3, d'Olivier Lefèvre d'Ormesson4 et de de Voltaire5 — dépourvus, en la matière, d'une autorité comparable à celle des auteurs que nous avons cités plus haut, — ils sont inutiles sur les points où ils les confirment ; sur les points où ils les contredisent, ils ne peuvent prévaloir ; et sur les points où ils contiennent des indications nouvelles, ils sont dangereux à suivre, car nous manquons précisément de témoignages autorisés pour les contrôler. Littré a agi judicieusement en les négligeant pour rédiger son étude sur la Mort de Madame, et le reproche que lui en fait Loiseleur6 n'est pas justifié. justifié. Bien au contraire, c'est peut-être à cet heureux trait de critique que Littré a dû le succès de son argumentation.

II

Nous allons exposer de la manière la plus simple et la plus précise que nous pourrons les circonstances de la mort de Madame, et déjà l'on verra de ce seul récit se dégager l'un des faits que nous voulons établir, à savoir que Madame n'a pu être empoisonnée.

Henriette d'Angleterre, plus comparable au jasmin qu'à la rose, très maigre, délicate, un peu bossue — elle n'en était pas moins agréable, — épuisée, non seulement de quatre couches successives, mais de la vie à outrance qu'on menait alors à la cour, ne se soutenait, dit fort bien M. de Boislisle, que par cette grâce d'état qui est l'apanage des femmes nerveuses. Dès 1664, Gui Patin écrit7 écrit7 : Madame la duchesse d'Orléans s'est trouvée mal à Villers-Cotterêts, ses médecins l'ont mise au lait d'ânesse. Il est donc présumable que Madame souffrait de l'estomac. Le roi, écrit Hugues de Lionne à Colbert de Croissy8, nous nous dit qu'il y avait plus de trois ans qu'elle se plaignait très souvent d'un point de côté qui l'obligeait à se coucher par terre des trois et quatre heures sans pouvoir trouver de repos dans aucune posture qu'elle se mit. Madame ressentait constamment une douleur à la hauteur de l'estomac, à une place fixe. Elle se plaignait, en outre, écrit l'abbé Bourdelot, d'un feu et douleur cruelle, non du ventre, mais de l'estomac jusqu'à la gorge. Elle avait de continuelles envies de vomir. Le plus souvent, elle ne pouvait se nourrir que de lait et restait au lit des journées entières. De ces indications, nous dit M. le Dr Paul Le Gendre, ressort que Madame souffrait d'une inflammation chronique de l'estomac, d'une gastrite. Les procès-verbaux d'autopsie montrent, en outre, que Madame était atteinte de

1 Essais dans le goût de ceux de Montaigne composés en 1736 (Amsterdam, 1785, in-8°), p. 290-291. 2 Mémoires pour servir à l'histoire de Louis XIV, t. II, p. 94-95 (Publiés par M. de Lescure, Paris, 1888, 2 vol. in-8°). 3 Mémoires de Daniel de Cosnac, archevêque d'Aix, t. I, p. XLVII-LVI (Publiés pour la Soc. de l'Histoire de France par le comte Jules de Cosnac, Paris, 1857, 2 vol. in-8°). 4 Journal de Lefèvre d'Ormesson (Publié par Chéruel dans la Collection des documents inédits, Paris, 1860-61, 2 vol. in-4°). 5 Siècle de Louis XIV, chap. XXVI. 6 Le Temps, 2 nov. 1872. 7 Lettre du 26 septembre 1664, recueil cité, III, 484-485. 8 Lettre de juillet 1670, publiée par Mignet, op. cit., III, 212.

tuberculose du poumon, et il n'est pas rare que ces deux états morbides coexistent1.

Durant le voyage qu'elle fit en Flandre avec le roi et Monsieur, avant son départ pour l'Angleterre, la mine de la jeune princesse parut effrayante. Elle avait été réduite à prendre du lait, écrit Mme de La Fayette, et se retirait chez elle dès qu'elle descendait de carrosse et la plupart du temps pour se coucher.... Un jour que l'on parlait d'astrologie, Monsieur avait dit qu'on lui avait prédit qu'il aurait plusieurs femmes ; qu'en raison de l'état où était Madame, il avait raison d'y ajouter foi2.

Madame revint d'Angleterre le 18 juin. Son état s'était extrêmement empiré. Le lendemain, elle garda le lit3. Elle entra chez la reine, écrit Mlle de Montpensier, comme une morte habillée, à qui on aurait mis du rouge, et, comme elle fut partie, tout le monde dit, et la reine comme nous : Madame a la mort peinte sur le visage4. —Le 24 juin de l'année 1670, écrit Mme de La Fayette, huit jours après son retour d'Angleterre, Monsieur et elle allèrent à Saint-Cloud. Le premier jour qu'elle y alla, elle se plaignit d'un mal de côté et d'une douleur dans l'estomac à laquelle elle était sujette. Néanmoins, comme il faisait extrêmement chaud, elle voulut se baigner dans la rivière. M. Yvelin, son premier médecin, fit tout ce qu'il put pour l'en empêcher ; mais quoi qu'il pût dire, elle se baigna le vendredi (27 juin), et le samedi, elle se trouva si mal qu'elle ne se baigna point. — J'arrivai à Saint-Cloud, dit Mme de La Fayette, le samedi à dix heures du soir. Je la trouvai dans les jardins. Elle me dit que je lui trouverais mauvais visage et qu'elle ne se portait pas bien. Elle avait soupé comme à son ordinaire, et elle se promena au clair de lune jusqu'à minuit. Les lignes qui précèdent, où chaque détail est de grande importance, ont été laissées dans l'ombre par les historiens qui ont conclu à l'empoisonnement.

Le dimanche, 29 juin, à dîner, Madame mangea comme à son ordinaire, et, après le dîner, elle se coucha sur des carreaux, ce qu'elle faisait assez souvent quand elle était en liberté. Elle m'avait fait mettre auprès d'elle, dit Mme de La Fayette, en sorte que sa tête était quasi sur moi. Un peintre anglais peignait Monsieur ; on parlait de toutes sortes de choses et, cependant, elle s'endormit. Pendant son sommeil, elle changea si considérablement qu'après l'avoir longtemps regardée, j'en fus surprise et je pensai qu'il fallait que son esprit contribuât fort à parer son visage, puisqu'il la rendait si agréable quand elle était éveillée et qu'elle l'était si peu quand elle était endormie. J'avais tort néanmoins de faire cette réflexion, car je l'avais vue dormir plusieurs fois et je ne l'avais pas vue moins aimable. Après qu'elle fut éveillée, elle se leva du lieu où elle était, mais avec un si mauvais visage que Monsieur en fut surpris et me le fit remarquer. Elle s'en alla ensuite dans ce salon, où elle se promena quelque temps avec Boisfranc, trésorier de Monsieur, et, en lui parlant, elle se plaignit plusieurs fois de son mal de côté.

Nous arrivons au moment où aurait été commis l'empoisonnement ; on voit déjà que ce moment arrive trop tard.

1 M. le Dr Cabanès attache une grande importance à ce fait que nous avions, grâce aux observations de M. le Dr Paul Le Gendre, précédemment établi. 2 Ces détails donnés par Mme de La Fayette sont exactement confirmés par les mémoires de Mlle de Montpensier. 3 Mémoires de mademoiselle de Montpensier, collationnés sur le manuscrit autographe par A. Chéruel (Paris, 1856-59, 4 vol. in-12), IV, 137. 4 Mémoires de mademoiselle de Montpensier, IV, 144.

Monsieur descendit pour aller à Paris. Il trouva Mme de Meckelbourg sur le degré et remonta avec elle. Madame quitta Boisfranc et vint à Mme de Meckelbourg. Comme elle parlait à elle, Mme de Gamaches lui apporta, aussi bien qu'à moi, dit Mme de La Fayette, un verre d'eau de chicorée qu'elle avait demandé il y a quelque temps. Mme de Gourdon, sa femme d'atours, le lui présenta. Elle le but et, en remettant d'une main la tasse sur la soucoupe, de l'autre elle se prit le côté et dit, avec un ton qui marquait beaucoup de douleur : Ah ! quel point de côté ! Ah ! quel mal ! je n'en puis plus.

Elle rougit en prononçant ces paroles et, dans le moment d'après, elle pâlit d'une pâleur livide qui nous surprit tous ; elle continua de crier et dit qu'on l'emportât, comme ne pouvant plus se soutenir. Nous la prîmes sous les bras ; elle marchait à peine et toute courbée ; je la soutenais pendant qu'on la délaçait. Elle se plaignait toujours et je remarquai qu'elle avait les larmes aux yeux. J'en fus étonnée et attendrie, car je la connaissais pour la personne du monde la plus patiente. Je lui dis, en lui baisant les bras que je soutenais, qu'il fallait qu'elle souffrit beaucoup ; elle me dit que cela était inconcevable. On la mit au lit, et sitôt qu'elle y fut, elle cria encore plus fort qu'elle n'avait fait et se jeta d'un côté et de l'autre comme une personne qui souffrait infiniment. On alla en même temps chercher son premier médecin, M. Esprit ; il vint et dit que c'était la colique et ordonna les remèdes ordinaires à de semblables maux. Cependant les douleurs étaient inconcevables. Madame dit que son mal était plus considérable qu'on ne pensait, qu'elle allait mourir, qu'on lui allât quérir un confesseur.

La jeune femme se croyait empoisonnée. On lui apporta, en manière de contrepoison, de l'huile et le la poudre de vipère, ce qui la fit vomir. Après quelques heures d'une affreuse agonie, Henriette d'Angleterre expira, exhortée par Bossuet.

Madame montra vis-à-vis de la mort une grandeur d'âme dont tous ceux qui l'ont approchée ont rendu un témoignage ému. Madame fut douce envers la mort, dit Bossuet, comme elle l'était avec tout le monde. Son grand cœur ni ne s'aigrit, ni ne s'emporta contre elle. Elle ne la brava pas non plus avec fierté, contente de l'envisager sans émotion et de la recevoir sans trouble.

III

Ce simple récit des faits suffirait à infirmer l'opinion d'après laquelle Madame Henriette serait morte empoisonnée. Les observations qui suivent contribueront à lui enlever tout crédit. Les écrivains sont unanimement d'accord sur ce fait que Madame n'a pu être empoisonnée que par le verre d'eau de chicorée qui lui fut présenté par Mme de Gamaches. Or, dès que les soupçons s'éveillèrent dans l'esprit de Madame et parmi son entourage, c'est-à-dire dès le premier moment, Monsieur commanda de donner de cette eau à un chien ; Mme Desbordes, femme de chambre de la princesse, et qui lui était toute dévouée, lui dit qu'elle avait fait l'eau et en but ; Mme de Meckelbourg en but également1. Force est donc de reconnaître que la fameuse eau de chicorée ne pouvait être empoisonnée. M. J. Lair, avec son esprit net et vigoureux, a bien analysé la scène2 : La tisane, dont tant de personnes burent, était saine ; c'est la tasse

1 Mémoires de madame de La Fayette et Lettre de Bossuet. 2 Lair, Louise de La Vallière et la Jeunesse de Louis XIV (Paris, 1881, in-8°), p. 241.

qu'il eût fallu examiner. — Les détails donnés par Mme de La Fayette et par d'autres, écrit M. de Boislisle1, excluent l'idée de poison versé dans l'eau même ; aussi Madame Palatine dit-elle que l'on avait empoisonné, non pas l'eau, ni le pot non plus, mais la tasse réservée à la princesse et dont personne n'eût osé se servir.

Il est certain que les empoisonneurs du XVIIe siècle cherchaient à préparer les gobelets et tasses d'argent de manière à empoisonner les personnes qui, dans la suite, s'en serviraient. Fréquentant chez la Voisin, la Bosse, la Chéron, la Vigoureux, les sorcières les plus renommées de l'époque, nous trouvons un certain Fr. Belot, garde du corps du roi, de la compagnie de Noailles, qui avait, effectivement, cette spécialité et en tira de jolis revenus jusqu'au jour où ce commerce le conduisit en place de Grève, où il fut roué le 10 juin 1619. Voici comment il procédait : Il gorgeait un crapaud d'arsenic, le plaçait dans un gobelet d'argent, puis, en le piquant à la tête, le faisait uriner et enfin l'écrasait dans le gobelet. Sur cette belle opération il prononçait des formules magiques. — Je sais un secret, disait Belot, tel qu'en accommodant une tasse avec un crapaud et ce que j'y mets, si cinquante personnes venaient à y boire après, encore qu'elle fût lavée et rincée, elles crèveraient toutes, et que la tasse ne se pourrait après désempoisonner qu'en la jetant dans le feu ardent. Après avoir ainsi empoisonné la tasse je n'en ferais pas l'essai sur un chrétien, mais sur un chien, et je ne confierais la tasse à personne. Mais il arriva qu'un client de Belot, plus sceptique, fit boire un chien dans la tasse préparée et constata que l'animal ne s'en porta pas plus mal ; il en fit même au magicien une scène violente, lui reprochant que sa marchandise ne valait rien. Belot parla franchement aux commissaires de la Chambre ardente : Je sais que le crapaud ne peut faire de mal à personne ; ce que j'en faisais avec les tasses et les écuelles d'argent, c'était pour attraper les tasses et les écuelles. Son art n'en jouissait pas moins d'une réputation fortement établie. A la même date, le magicien Blessis passait pour savoir accommoder les miroirs de façon que toute personne qui viendrait à s'y regarder fût frappée de mort2.

Ces faits apparaissent comme des enfantillages sous un examen scientifique. La connaissance que l'on avait au XVIIIe siècle des poisons se bornait à l'arsenic, à l'antimoine et au sublimé ; elle ne permettait pas d'empoisonner une tasse de manière à provoquer une mort foudroyante sans que la personne appelée à s'en servir s'aperçût, au moment de boire, de la présence du poison. L'opinion de M. le professeur Brouardel est, sur ce point, formelle, et, quelque convaincu qu'il soit de l'empoisonnement de Madame, M. le Dr Legué doit reconnaître que l'histoire de la tasse est à faire sourire tout homme compétent.

La conclusion est que, Madame n'ayant pu être empoisonnée, ni par l'eau qu'elle but, ni par la tasse qui contenait cette eau, n'a pas pu être empoisonnée du tout.

1 Op. cit., VIII, 647. 2 Ces faits, d'après les documents provenant du procès de la Chambre ardente conservés à la Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille, mss 10 338-10 359.

IV

On a ouvert son corps1, écrit Bossuet, avec un grand concours de médecins, de chirurgiens et de toutes sortes de gens, à cause qu'ayant commencé à sentir des douleurs extrêmes en buvant trois gorgées d'eau de chicorée, que lui donna la plus intime et la plus chère de ses femmes, elle avait dit d'abord qu'elle était empoisonnée. Dans la même pensée, l'ambassadeur d'Angleterre assista à l'opération avec un médecin et un chirurgien anglais.

Après avoir fait voir que Madame ne pouvait avoir été empoisonnée, il reste à établir de quel mal elle est morte. Notre tâche est simplifiée par la merveilleuse étude de Littré2 démontrant que Madame succomba à une péritonite suraiguë, conséquence inévitable et immédiate d'une perforation, par ulcère simple, de l'estomac. Cette étude, nous dit le Dr Paul Le Gendre, est le plus bel exemple que l'on puisse citer d'une démonstration médicale rétrospective. Nous l'avons sous les yeux ; mais nous la trouvons résumée sous la plume du plus pur écrivain de ce temps, M. Anatole France, qui voudra bien nous autoriser à lui faire cet emprunt. Littré, fort des observations de la médecine, n'hésite pas à diagnostiquer l'ulcère simple de l'estomac3, que le professeur Cruveilhier fut le premier à décrire4, et que les médecins de Madame ne purent reconnaître puisqu'ils ne le connaissaient pas. Il est certain que, depuis quelque temps, Madame, après ses repas, souffrait de l'estomac. Le liquide qu'elle prit le 29 juin détermina la perforation de la paroi ulcérée. De là cette cruelle douleur au côté, puis la péritonite que nous avons constatée. Les médecins qui ouvrirent le corps trouvèrent, en effet, que l'estomac était percé d'un petit trou ; mais comme ils ne pouvaient s'expliquer l'origine pathologique de ce trou, ils s'imaginèrent — après coup — qu'il avait été fait par mégarde pendant l'autopsie, sur quoi, dit le chirurgien du roi d'Angleterre, je fus seul qui fis instance. L'incident est rapporté de la manière suivante par l'abbé Bourdelot : Il arriva par mégarde, lors de la dissection, que la pointe du ciseau fit une ouverture à la partie supérieure du ventricule, sur laquelle ouverture beaucoup de gens se récrièrent demandant d'où elle venait. Le chirurgien dit qu'il l'avait faite par mégarde et M. Vallot dit qu'il avait vu quand le coup avait été donné.

Littré objecte avec raison qu'il est difficile de faire, par mégarde, une incision avec une pointe de ciseaux — il ne s'agit pas d'un bistouri — dans une membrane résistante et distendue comme l'estomac dans une autopsie. L'illusion des médecins qui assistèrent à l'ouverture du corps de Madame s'explique d'autant mieux que, dans cette lésion, maintenant connue, les bords du pertuis sont d'une netteté et d'une propreté parfaites, très réguliers, en sorte que le trou semble fait d'une manière artificielle. Jaccoud signale la délimitation très nette de l'ulcère, l'absence d'inflammation et de suppuration périphérique5. — La section des tissus, écrit M. Bouveret6, est tellement nette que, suivant une comparaison

1 Dans la soirée du 30 juin. L'opération fut commencée à huit heures. 2 Publ. dans le volume intitulé Médecine et Médecins (Paris, 1872, in-8°), p. 429-474. Cette étude avait paru précédemment dans la Philosophie positive, sept.-oct. 1867. 3 Aussi appelé ulcère rond ou ulcère perforant ; appelé ulcère simple pour le distinguer de l'ulcère cancéreux. 4 En 1830. L'ulcère simple est aussi, de ce fait, souvent appelé maladie de Cruveilhier. 5 Pathologie, t. II (1877), p. 159. 6 Traité des maladies de l'estomac (1893), p. 230.

classique, l'ulcère paraît comme taillé à l'emporte-pièce. La dimension en varie d'une lentille à une pièce de cinq francs.

M. Anatole France explique fort bien quel était, en cette occasion, l'état d'âme des médecins qui rédigèrent le procès-verbal d'autopsie : Les médecins français tremblaient de trouver dans les entrailles de la princesse les indices d'un crime dont le soupçon eût atteint la famille du roi. Ils craignaient même tout ce qui prêtait au doute, et, par cela même, à la malveillance. Sachant que la moindre incertitude sur la cause de la mort ou l'état du cadavre serait interprétée par le public dans un sens qui les perdrait, ils avaient pour tout expliquer la raison de l'intérêt et le zèle de la peur. Or, dans l'impossibilité où ils étaient de rapporter à un type pathologique normal une lésion inconnue à tous et suspecte peut-être à quelques-uns1, ils avaient grand avantage à expliquer par un accident d'autopsie cette plaie énigmatique. Et l'on comprend qu'ils crurent naturellement ce qu'ils désiraient croire. Les chirurgiens anglais, aussi ignorants qu'eux, acceptèrent leur raison faute d'en trouver de meilleure. — Le fait est, dit Littré en concluant, qu'on devait trouver un trou et qu'on le trouva ; toute contestation tombant devant ces trois choses : l'invasion subite du mal, la péritonite et la présence de l'huile — et de la bile, ajoute le Dr Paul Le Gendre — que les procès-verbaux d'autopsie montrent dans le bas-ventre. On trouva, en effet, répandue dans le bas-ventre, une matière que les rapports des médecins français qualifient de grasse comme de l'huile2. C'en était, en effet. C'était l'huile que Madame avait bue comme contrepoison et qui s'était épanchée hors de l'estomac.

Aussi bien, en supposant même — contre toute vraisemblance — que ce trou eût été réellement fait par mégarde par le jeune Félix, qui fut l'opérateur, tous les détails connus de la santé de Madame avant la mort et les détails révélés par l'autopsie sont si concluants en faveur du diagnostic d'ulcère simple terminé par perforation, qu'on serait conduit à admettre qu'il devait exister, sur un autre point de la paroi de l'estomac, un autre petit trou ayant échappé à l'observation des médecins et des chirurgiens qui regardaient l'autopsie, ce qui n'offrirait rien de surprenant, car leur attention n'était pas sollicitée sur ce point. On pourrait encore supposer que les ciseaux de Félix, s'ils avaient vraiment traversé la paroi de l'estomac par mégarde, n'auraient fait qu'agrandir la perforation spontanée déjà existante. Il faut, en effet, tenir compte de l'état de ramollissement putride où devaient se trouver les organes, le cadavre étant demeuré exposé pendant toute une journée de grande chaleur. (Paul Le Gendre.)

1 Le passage suivant du journal d'Olivier d'Ormesson donne une grande force à la supposition de M. Anatole France : Le rapport des médecins montra l'estomac entier, d'où l'on conclut que ce n'était pas poison, car l'estomac aurait été percé et gâté. II, 594. 2 Le rapport du médecin anglais, Chamberlain, dit en propres termes que c'était de l'huile. Le bas-ventre était rempli d'une humeur bilieuse et de l'huile flottait dessus. Publ. par Everett-Green, Lives of princesses of England, VI, 589. Cette observation est importante parce que M. le Dr Legué conteste l'opinion de Littré. Littré prétend que les médecins ont constaté la présence de l'huile ; mais c'est parce qu'il profite de l'équivoque à laquelle prête une phrase du rapport de l'autopsie : ... toute la capacité pleine d'une substance sanieuse, putride, jaunâtre, aqueuse et grasse comme de l'huile. Franchement, n'est-ce pas là donner au texte une signification qui, certainement, n'est jamais entrée dans l'esprit des médecins ? (Médecins et Empoisonneurs, p. 255-256.) Le Dr Legué, pas plus que Littré, d'ailleurs, n'a connu les rapports publiés en anglais par Mrs Everett-Green.

En résumé, avant le 29 juin, douleurs gastriques causées par l'ulcération ; le 29, déchirure de l'ulcération et péritonite suraiguë. La péritonite est d'ailleurs nettement caractérisée par les procès-verbaux. Telles sont les conclusions de Littré ; M. le Dr Paul Le Gendre, avec sa haute compétence, nous les confirme sans hésitation, ainsi que M. le professeur Brouardel, qui nous fait l'honneur de nous écrire : En admettant une ulcération de l'estomac, tous les phénomènes se déroulent d'une façon classique.

Si nous nous reportons aux travaux de l'illustre Cruveilhier qui, le premier, donna la description de l'ulcère simple, nous y trouvons, par une coïncidence intéressante, dans le cas même qu'il présente comme le cas type, les rapports les plus étroits avec la maladie de Madame, et une preuve nouvelle de la justesse de l'opinion de Littré1.

Or, les accidents rapidement mortels, écrit Cruveilhier2, qui sont la suite de la perforation de l'estomac, survenant brusquement et, quelquefois, immédiatement après l'ingestion d'aliments ou de boissons, la question d'empoisonnement a été soulevée un assez grand nombre de fois. Je n'ai jamais vu de cas plus remarquable à cet égard que celui d'un charbonnier, âgé de vingt-trois ans, d'une force athlétique, qui, chargé d'un sac de charbon, boit un verre de vin en passant devant un cabaret : il continue sa route, mais, au bout de quelques minutes, il est pris de douleurs atroces, reçoit chez lui les premiers soins, est apporté mourant le lendemain matin à la maison de santé du faubourg Saint-Denis, présente tous les caractères d'une péritonite par perforation, et meurt trois heures après son entrée à l'hôpital, avec toute la plénitude de son intelligence. J'avais pu recueillir de sa bouche un précieux renseignement, c'est qu'il souffrait de l'estomac depuis plusieurs mois et que ses digestions étaient très laborieuses. La corporation des charbonniers, persuadés que leur camarade était victime d'un empoisonnement, et que la cause de cet empoisonnement était le verre de vin pris immédiatement avant l'invasion des accidents, décida qu'elle devait intenter un acte judiciaire contre le marchand de vin, et, dans ce but, elle voulut que l'autopsie fût faite en présence d'une députation de leur corps. C'était un cas de perforation spontanée par ulcère simple de l'estomac.

L'expertise de Littré, pour reprendre l'expression dont il qualifie lui-même son travail, se confirme donc de toutes manières. Loiseleur3 a cru devoir lui reprocher la rareté du cas. Ce n'est pas un argument ; le cas peut être rare et avoir été celui de Madame. Encore Loiseleur exagère-t-il beaucoup. Brinton estime que la perforation de l'estomac, en cas d'ulcère simple, se produit treize fois et demie sur cent, et qu'elle est plus commune chez la femme au-dessous de trente ans4. Madame en avait vingt-six.

Loiseleur admet bien la péritonite, mais ce serait une péritonite survenue à la suite d'un refroidissement. Pourquoi, écrit-il5, Littré passe-t-il absolument sous silence la fin de la phrase — de Mme de La Fayette —, bien autrement grave et

1 Le cas cité par Cruveilhier a des rapports beaucoup plus frappants que celui qui est cité par Littré, d'après la description du savant allemand Ludwig Muller, où il est dit que l'accident a eu lieu chez la malade pour s'être baisée par hasard et avoir fait quelque mouvement. 2 Archives générales de médecine, année 1856, 1re partie, p. 155-156. 3 Le Temps, 3 nov. 1872. 4 Bouveret, Traité des maladies de l'estomac, p. 267. 5 Le Temps, 3 nov. 1872.

significative que le commencement : Néanmoins il faisait extrêmement chaud, elle voulut se baigner dans la rivière. M. Yvelin, son premier médecin, fit tout ce qu'il put pour l'en empêcher ; mais, quoi qu'il pût dire, elle se baigna le vendredi, et le samedi elle s'en trouva si mal qu'elle ne se baigna point, et plus loin : ... elle se promena au clair de lune jusqu'à minuit.

Il n'y a qu'un malheur pour la théorie de Loiseleur, mais ce malheur est grand : la péritonite primitive, c'est-à-dire se produisant comme maladie première, et, en particulier, la péritonite par refroidissement, que Loiseleur veut substituer à la maladie de Cruveilhier, diagnostiquée par Littré, n'est plus admise par la science moderne. Les derniers cas que l'on a cru pouvoir en citer, dit M. le Dr Paul Le Gendre, étaient des perforations de l'appendice.

Venons enfin à l'ouvrage de M. le Dr Legué, Médecins et Empoisonneurs, où la partie la plus importante est occupée par une étude minutieuse des circonstances qui entourèrent la mort de Madame. M. Legué conclut à l'empoisonnement par le sublimé, qui aurait été versé dans la fameuse eau de chicorée. Son étude est intéressante, comme le livre tout entier, mais les conclusions croulent sous les constatations suivantes

1° Si l'eau de chicorée, nous fait l'honneur de nous écrire M. le professeur Brouardel, avait contenu une dose même minime de sublimé, Madame aurait repoussé le verre après la première gorgée. Le sublimé a un goût révoltant. A dose médicamenteuse (1 gramme pour un litre), le goût est atroce.

Madame, depuis plusieurs jours, prenait de l'eau de chicorée tous les soirs, et ce soir elle la but comme de coutume.

2° Pour tuer une personne, poursuit M. le professeur Brouardel, il faut au moins 10 ou 15 centigrammes. Cette dose correspond à une quantité de solution représentant environ 200 grammes de liquide. Il semble impossible de l'ingérer sans être arrêté par une vive répugnance.

Madame ne but certainement pas 200 grammes de son eau de chicorée, elle en prit à peine quelques gorgées.

3° L'empoisonnement par le sublimé, écrit M. Brouardel, produit des lésions de la muqueuse stomacale qui n'auraient pu échapper aux médecins qui ont fait l'autopsie.

Nous avons cinq procès-verbaux d'autopsie qui sont unanimes à constater que l'estomac — à l'exception du petit trou dont nous avons parlé — était en bon état.

Enfin, 4°, les faits sur lesquels M. le Dr Legué s'appuie1 pour diagnostiquer l'empoisonnement par le sublimé et qu'il emprunte au rapport de l'abbé Bourdelot, se sont produits, non pas après l'absorption de la tasse d'eau de chicorée, qui, d'après M. Legué, aurait empoisonné Madame, mais avant. En transcrivant dans son livre le rapport en question, M. Legué a omis par distraction le passage : Il y a apparence qu'il y avait longtemps que cette bile se couvait... où l'on voit clairement que dans les lignes qui suivent, l'auteur parle d'un état bien antérieur à la crise fatale.

L'argumentation de M. Legué ne se soutient donc d'aucune façon.

1 P. 247 et p. 260.

L'historien peut enfin faire observer que la fille de Madame, Marie-Louise, la jeune reine d'Espagne, mourut en 1689, à peu près au même âge que sa mère, après avoir bu une tasse de lait glacé1, et à cette occasion se répandirent également des bruits de poison. Quand Charles II, frère de Madame, mourut, lui aussi, d'une manière brusque, on parla encore d'empoisonnement, et quand la petite-fille de Madame, la jeune et gracieuse duchesse de Bourgogne, fut frappée du mal qui l'enleva, on crut encore au poison. Déjà lorsque la mère de Madame, Henriette-Marie de France, veuve de Charles Ier d'Angleterre, était morte le 10 septembre 1669, dans sa maison de campagne de Colombes, on avait accusé son médecin Vallot de l'avoir empoisonnée, par inadvertance, en lui donnant des pilules à base d'opium.

Nous avons été heureux, grâce au concours de maîtres éminents, de M. le professeur Brouardel, de M. le Dr Paul Le Gendre, historiquement armé des savantes investigations de M. Arthur de Boislisle, nous avons été heureux de faire revivre dans son éclatante justesse le mémoire admirable de Littré. Le grand écrivain termine par une page éloquente, chant de triomphe en l'honneur de la science moderne, qui aurait peut-être conservé Madame dans cette grande place qu'elle remplissait si bien.

Nous terminerons par la même observation que nous placions à la fin de notre étude sur le Masque de fer, où nous montrions comment, depuis un siècle déjà, la solution avait été indiquée, et constations que, dans les problèmes même qui passent pour insolubles, l'histoire maniée avec rigueur et précision donne des conclusions aussi certaines que celles des sciences exactes2.

NOTE AJOUTÉE A LA CINQUIÈME ÉDITION

Dans l'important ouvrage qu'il vient de consacrer aux empoisonnements3, M. le professeur Brouardel, doyen de la Faculté de médecine, a fait à ce livre le grand honneur de réimprimer le chapitre relatif à la Mort de Madame parmi ses pièces justificatives. L'éminent savant en adopte toutes les conclusions. M. Brouardel fait suivre cette réimpression des observations suivantes :

P.-S. — La perforation de l'estomac est-elle un des accidents possibles de l'intoxication par le sublimé ? Si elle se produit, est-ce dans les premières heures après l'ingestion ou plus tard ?

C'est là une question que j'aurais dû me poser avant de répondre à M. Frantz Funck-Brentano. Comme mes devanciers j'ai accepté la tradition et n'ai pas vérifié les textes.

En relisant les cinq observations d'intoxication par le sublimé, que j'ai personnellement recueillies, à la suite de méprises accidentelles ou de suicide, et en constatant que, dans aucune d'elles, il n'y avait eu perforation, j'ai été pris de scrupule, j'ai

1 Revue historique, 1894, t. LVI, p. 253. 2 Légendes et archives de la Bastille, p. 122. 3 Les empoisonnements, Paris 1902, in-8°.

cherché dans les auteurs la confirmation des opinions régnantes, je n'ai trouvé qu'un cas, celui de Taylor, déjà cité par Tardieu.

Si la perforation survient pendant le cours de l'intoxication par le sublimé, elle est donc excessivement rare.

Tardieu écrit1 : Enfin, tout à fait exceptionnellement, l'estomac peut être perforé. Taylor en cite un cas ; c'est le seul, dont, à ma connaissance, il soit fait mention.

Hugouneng2 ne fait pas allusion à la possibilité de cet accident.

Von Jaksch3 : Si l'empoisonnement ne date que de quelques heures, on ne trouve que les signes typiques d'une gastrite toxique, le diagnostic ne saurait être fait que d'une manière générale, et on peut dire que l'individu a succombé à un empoisonnement par un sel caustique. Mais lorsque plusieurs heures se sont écoulées, etc. Von Jaksch ne parle pas de perforation.

Maschka4 indique la possibilité de la perforation de l'estomac, mais n'en cite pas d'exemple.

Hoffmann5 note l'extrême rareté de cette perforation, mais n'en cite pas d'exemple.

Letulle6 signale les ulcérations polymorphes de la muqueuse de l'estomac, mais ne parle pas des perforations.

Je n'en ai pas trouvé d'exemple dans le Schmidts Jahrbücher, ni dans le Fortschritte de Friedländer, ni dans l'atlas de Leser, ni dans celui de Hoffmann, Brouardel et Vibert.

A l'autopsie, écrit M. Ogier7, dans l'estomac on trouve des colorations rouges plus ou moins marquées, des suffusions sanguines, ecchymoses, ulcérations ; la perforation de l'organe a été rarement observée.

M. Vibert8 dit : Dans les cas de suicide surtout, l'on a assez souvent l'occasion d'observer de graves lésions de l'estomac. La muqueuse est très congestionnée, tuméfiée, de manière à former des plis volumineux ; elle est parsemée d'ecchymoses plus ou moins étendues et d'eschares... Les eschares se détachent quelquefois très vite, laissant à leur place des ulcérations qui dépassent rarement la couche sous-muqueuse. M. Vibert ne parle pas de perforation.

Il reste donc un seul cas, celui de Taylor. Voici le texte du médecin anglais9 : La perforation de l'estomac est rare comme effet de ce

1 Tardieu, Étude médico-légale sur l'empoisonnement, p. 569, 1861, 2e édition, 1875, p. 665. 2 Hugouneng, Traité des poisons, 1891. 3 Von Jaksch, Die Vergiftungen, 1895. 4 Maschka, Encyclopédie de médecine légale. 5 Hoffmann, Traité de médecine légale, 1898. 6 Letulle, Traité de médecine et de thérapeutique de Brouardel, Gilbert et Girode, t. III, p. 178, 1897. 7 Ogier, Traité de chimie toxicologique, p. 395, 1899. 8 Vibert, Précis de toxicologie, p. 232, 1900. 9 Taylor, Médecine légale, trad. de Coutagne. Paris, 1881, p. 143.

poison — le sublimé corrosif — ; on n'en a rapporté, je crois, qu'un cas.

Je ne voudrais pas conclure que dans l'intoxication par le sublimé il n'y a pas de perforation de l'estomac ; mais de l'ensemble des observations publiées il me semble établi qu'il n'y a pas de perforation dans les premières heures qui suivent l'ingestion du poison (24 à 48 heures) ; mais qu'il est possible que les ulcérations de la muqueuse de l'estomac résultant de l'ingestion de la solution du sublimé soient suivies, au moment du travail d'élimination, d'une perforation qui ne pourrait guère survenir avant le quatrième ou cinquième jour.

Nous sommes loin des hypothèses soulevées à l'occasion de la mort de Madame.

RACINE ET L'AFFAIRE DES POISONS.

M. Larroumet a consacré à Racine un charmant petit livre1. Dans la première partie il étudie la vie du poète et montre très justement l'influence exercée sur son art par le milieu où il a vécu. Dans la seconde partie il étudie très ingénieusement la poétique de Racine. Le style même de M. Larroumet, très fin et très sobre — nous dirions volontiers d'un ton gris perle, — avec, par endroits, des incorrections qui, à notre sens, en relèvent la saveur, s'adapte parfaitement à l'auteur qu'il analyse. On voit bien là quel homme a été Racine, sensible et fin, tout de mesure et de délicatesse. On sait que M. Larroumet excelle à reconstituer les appartements et ameublements de nos grands écrivains, d'après les inventaires après décès. Il y réussit une fois de plus, pour Racine, de la manière la plus heureuse. La peinture de sa vie familiale, après que l'illustre poète eut renoncé au théâtre, est délicieuse.

Au milieu de cette famille, qui reproduisait, avec une variété charmante, les traits de sa nature sensible et inquiète, Racine pratiquait toutes les vertus d'un bon père. Il redevenait enfant avec Babel, Fanchon, Madelon, Nanette et Lionval ; seuls les deux aînés, garçon et fille, ne portaient point de ces diminutifs, par respect du droit d'aînesse. Il préférait le bonheur de leur société à la recherche des grands.

Un jour, il revenait de Versailles, où il était allé faire sa cour, lorsqu'un écuyer de M. le Duc lui apporte une invitation à dîner pour le soir même : Je n'aurai point l'honneur d'y aller dîner, lui répondait-il ; il y a plus de huit jours que je n'ai vu ma femme et mes enfants, qui se font une fête de manger aujourd'hui avec moi une très belle carpe ; je ne puis me dispenser de dîner avec eux. Et il faisait apporter la carpe en ajoutant : Jugez vous-même si je puis me dispenser de dîner avec ces pauvres enfants, qui ont voulu me régaler aujourd'hui et n'auraient plus de plaisir s'ils mangeaient ce plat sans moi. Je vous prie de faire valoir cette raison à son Altesse Sérénissime.

On sait que Racine, après avoir renoncé à écrire pour le théâtre, versa dans la piété la plus grande. Mais ici encore un trait charmant. Je me souviens, dit Louis Racine, de processions dans lesquelles mes sœurs étaient le clergé, j'étais le curé et l'auteur d'Athalie, chantant avec nous, portait la croix. Et l'inséparable figure de l'excellent Boileau, qui était alors devenu sourd comme un pot, apparaît tout auprès : M. Despréaux, écrit Racine à son fils Jean-Baptiste, nous régala le mieux du monde ; ensuite il mena Lionval et Madelon dans le bois de Boulogne, badinant avec eux et disant qu'il les voulait mener perdre. Il n'entendait pas un mot de tout ce que ces pauvres enfants lui disaient.

Mais avant de devenir ce modèle de père de famille, ce modèle d'homme pieux et vertueux, Racine avait eu la jeunesse la plus brillante et la plus passionnée. Chacun sait que la Du Parc et la Champmeslé ne se contentèrent pas de jouer ses pièces.

Les amours de Racine avec Mlle Du Parc eurent en l'année 1679 un terrible contre-coup, qui fut l'une des raisons, sinon la raison principale et déterminante, de la résolution que prit alors le poète d'abandonner la carrière d'auteur

1 Racine, dans la Collection des Grands Écrivains français, Paris, 1895.

dramatique. M. Larroumet rappelle cette page de sa vie dans les termes suivants :

La mystérieuse affaire des poisons se déroulait devant la Chambre ardente. Le 21 novembre 1679, une des accusées, la Voisin, mettait Racine en cause. Elle avançait que Racine ayant épousé secrètement Du Parc, était jaloux de tout le monde et particulièrement d'elle, Voisin, dont il avait beaucoup d'ombrage et qu'il s'en était défait par poison, à cause de son extrême jalousie, et que, pendant la maladie de Du Parc, Racine ne partait point du chevet de son lit, qu'il lui tira de son doigt un diamant de prix et avait aussi détourné les bijoux et principaux effets de Du Parc, qui en avait pour beaucoup d'argent. Il n'y a là certainement qu'une abominable invention de femme perdue, ajoute M. Larroumet, une de ces calomnies que la méchanceté, la corruption et l'avidité soulèvent dans l'entourage des femmes galantes. Racine avait dû défendre à sa maîtresse de recevoir la Voisin. De là, furieuse colère de celle-ci, qui, au bout de onze ans, essayait de se venger en impliquant le poète dans une formidable accusation. De preuves, elle n'en donnait aucune et la procédure de l'affaire, publiée dans les Archives de la Bastille, n'en contient pas trace. Cependant, une lettre écrite le 11 janvier 1680, par Louvois au conseiller d'État, Bazin de Bezons, se termine ainsi : Les ordres du Roi nécessaires pour l'arrêt du sieur Racine vous seront envoyés aussitôt que vous les demanderez. Il est difficile de douter qu'il soit question ici du poète. Mais il n'y eut pas d'arrestation : Racine avait pu se justifier auprès du roi et de Louvois.

Cet épisode de la vie du grand poète mérite d'arrêter l'attention, d'autant qu'il fut peut-être la cause de l'abandon, à jamais regrettable, d'une carrière où il avait jeté le plus vif éclat.

Ce ne furent ni Louvois ni Louis XIV qui arrêtèrent la lettre de cachet que la déposition de la Voisin avait, suspendue sur la tête de Racine. Bazin de Bezons, commissaire de la Chambre ardente et membre de l'Académie française, voulut épargner à son collègue l'affront d'une arrestation dans de semblables circonstances et crut pouvoir attendre que les dénonciations de la Voisin fussent confirmées d'autre part.

Racine avait été effectivement l'amant de la Du Parc, de son nom de jeune fille Marguerite-Thérèse de Gorla, fille d'un chirurgien lyonnais. La Voisin connaissait très intimement la Du Parc et l'appelait sa commère.

Voici, dans son intégrité, la partie du célèbre interrogatoire subi par la Voisin le 2i novembre 1679, qui est relative à Racine :

Qui lui a donné connaissance de la Du Parc, comédienne ?

— Elle l'a connue il y a quatorze ans, étaient très bonnes amies ensemble et elle a su toutes ses affaires pendant ce temps. Elle avait eu intention de nous déclarer, il y a déjà du temps, que la Du Parc devait avoir été empoisonnée et que l'on a soupçonné Jean Racine. Le bruit en a été assez grand. Ce qu'elle a d'autant plus lieu de présumer que Racine a toujours empêché qu'elle, qui était la bonne amie de la Du Parc, ne l'ait vue pendant tout le cours de la maladie dont elle est décédée, quoique la Du Parc la demandât toujours ; mais quoiqu'elle y allât pour la voir, on ne l'a jamais voulu laisser entrer et ce par l'ordre de Racine, ce qu'elle a su par la belle-mère — deuxième femme du chirurgien de Gorla —

de la Du Parc, appelée Mlle de Gorla, et par les filles de la Du Parc, qui sont à l'hôtel de Soissons, qui lui ont marqué que Racine était la cause de leur malheur.

— S'il ne lui a jamais fait de proposition de se défaire de la Du Parc par poison ?

— L'on y aurait été bien reçu.

— Si elle ne sait pas que l'on s'est adressé pour cela à la Delagrange ?

— Elle ne sait point cela.

— Si elle ne connaît point un comédien boiteux ?

— Oui, et c'est Béjart, qu'elle n'a vu que deux fois.

— Si Béjart n'avait pas quelque mauvaise volonté contre la Du Parc ?

— Non, et ce qu'elle a su touchant Racine a été premièrement par mademoiselle de Gorla.

— Ce que de Gorla lui a dit, et interpellé de le déclarer précisément.

— De Gorla lui a dit que Racine, ayant épousé secrètement Du Parc, était jaloux de tout le monde et particulièrement d'elle, Voisin, dont il avait beaucoup d'ombrage, et qu'il s'en était défait par poison et à cause de son extrême jalousie, et que pendant la maladie de Du Parc, Racine ne partait point du chevet de son lit, qu'il lui tira de son doigt un diamant de prix, et avait aussi détourné les bijoux et principaux effets de Du Parc, qui en avait pour beaucoup d'argent ; que même on n'avait pas voulu la laisser parler à Manon, sa femme de chambre, qui est sage-femme, quoiqu'elle demandât Manon et qu'elle lui fit écrire pour venir à Paris la voir, aussi bien qu'elle Voisin.

— Si de Gorla ne lui a point dit de quelle manière l'empoisonnement avait été fait et de qui on s'était servi pour cela ?

— Non.

Telles furent les déclarations de la Voisin devant Ica commissaires de la Chambre ardente. Elle les répéta exactement devant les juges au cours de son interrogatoire sur la sellette : A connu mademoiselle Du Parc, comédienne, et l'a fréquentée pendant quatorze ans ; sa belle-mère, nommée de Gorla, lui a dit que c'était Racine qui l'avait empoisonnée, et elle ne sut la mort de la Du Parc que quand son corps fut à la porte exposé pour son enterrement.

Enfin dans les tourments de la torture, la Voisin maintint ses déclarations.

Si elle ne sait pas autre chose de ce qu'elle a dit au procès sur l'empoisonnement de la Du Parc ?

— Elle a dit la vérité et tout ce qu'elle a dit sur ce sujet.

Avec gaieté et bonne grâce M. Larroumet jette ces témoignages par-dessus bord : Abominable invention de femme perdue. Nous connaissons la Voisin par ce qui est dit plus haut. On ne peut imaginer qu'une telle créature ait gardé rancune à Racine de ne l'avoir pas laissé pénétrer auprès de sa maîtresse malade, au point de forger contre lui, onze, années plus tard, une accusation aussi monstrueuse. Cette hypothèse est d'autant plus invraisemblable que si la Voisin avait voulu perdre Racine par ses accusations, elle eût formulé contre lui des griefs précis et directs, tandis qu'elle ne fait que répéter des propos qu'elle a entendus. Enfin les filles de la Du Parc vivaient encore et il eût été facile de les confronter à la devineresse.

Les interrogatoires subis par la Voisin furent très nombreux. Ce sont des détails infinis sur une multitude de crimes, où une infinité de personnes étaient impliquées. Il y eut un grand nombre de confrontations. Les déclarations de la terrible sorcière furent soumises à des investigations attentives faites par des juges instructeurs comme Nicolas de La Reynie. Toutes les déclarations de la Voisin furent reconnues exactes.

On a vu que, loin d'inventer des accusations imaginaires pour impliquer dans son procès des personnes d'une situation considérable et se sauver peut-être par là — ainsi que quelques historiens l'ont insinué, — la Voisin s'efforça de garder le silence sur les crimes de ses clients et clientes curieuse discrétion professionnelle. Aussi osons-nous dire que si la Voisin avait déclaré devant les juges : J'ai donné à Racine du poison pour empoisonner la Du Parc, nous n'hésiterions pas à ajouter foi à son témoignage. Mais tel ne fut pas son langage. Elle déclara simplement que, dans l'entourage immédiat de la Du Parc, on fut convaincu que la comédienne avait été empoisonnée par son amant, et que, durant toute la maladie, celui-ci empêcha qu'on la laissât approcher du lit, elle, non plus que sa femme de chambre, Manon, qui était sage-femme.

Il est d'ailleurs important de noter — et cette observation n'a encore été faite par aucun historien — que l'opinion d'après laquelle Racine aurait empoisonné la Du Parc était partagée par plus d'un accusé à la Chambre ardente. La Voisin ne fut pas seule à la formuler devant les juges ainsi qu'en témoigne cette question posée à la sorcière par le commissaire instructeur :

Si elle ne sait pas que l'on s'est adressé pour cela — l'empoisonnement de la Du Parc par Racine — à la Delagrange — sorcière empoisonneuse comme la Voisin — ?

Une grande partie de la procédure de la Chambre ardente ayant été détruite, comme il a été dit, nous n'avons pas conservé l'interrogatoire auquel le commissaire instructeur fit allusion. Le témoignage n'en subsiste pas moins irrécusable.

Tels sont les seuls textes laissés par l'affaire des Poisons où il soit question de Racine. Est-il permis d'en dégager des conclusions certaines ?

Les circonstances qui entourèrent la mort parurent certainement suspectes à la famille de la comédienne et Racine fut accusé. Le poète s'était installé au chevet du lit en gardien, plutôt qu'en garde-malade. Il empêcha la Voisin, sorcière, sage-femme et avorteuse, d'approcher, et de même Manon, qui était sage-femme, et cela malgré le désir formellement exprimé par la Du Parc. Pourquoi le poète empêchait-il, contrairement à la volonté de la malade, ces sages-femmes

de venir auprès d'elle ? La Du Parc était la maîtresse de Racine et elle mourut des suites d'un accouchement. Un manuscrit de Brossette1 rapporte une conversation de Boileau qui fut recueillie le 12 décembre 1703 par Mathieu Marais : M. Racine étoit amoureux de la Du Parc, qui étoit grande, bien faite et qui n'étoit pas bonne actrice. Il fit Andromaque pour elle ; il lui apprit ce rôle ; il la faisoit répéter comme une écolière... La Du Parc mourut quelque temps après en couches.

Le chroniqueur Robinet montre Racine suivant, à demi trépassé, le convoi de la défunte. L'opinion exprimée par M. le docteur Legué2, que la Du Parc serait morte de manœuvres abortives n'est pas sans vraisemblance ; mais nous considérons comme impossible, étant donné l'état des documents, de se prononcer. En pareille matière, en effet, il n'est guère permis de parler de certitude et quand il s'agit d'une personnalité comme Racine on est tenu à la plus grande réserve. Par ces manœuvres aurait été déterminée chez la maîtresse du poète une péritonite, laquelle, comme chez la gracieuse Henriette d'Angleterre, fit croire au poison. Nous avons vu que les avortements étaient, à cette époque, d'une pratique constante à Paris.

Par le remords né de ce crime s'expliquerait cette incroyable résolution de renoncer au théâtre que Racine prit à l'âge de trente-huit ans, en pleine force, en plein talent, en plein succès ; s'expliqueraient aussi l'austérité et l'excès de sa dévotion après cette conversion singulière, et jusqu'à l'horreur qu'il prit d'un art qui avait fait sa gloire et sa fortune.

Une autre question, que l'on aimerait pouvoir résoudre avec certitude, se présente à l'esprit. Racine était lié de la manière la plus intime avec la Du Parc et celle-ci avec la Voisin. En 1679, l'année où éclata le procès des poisons, parut Phèdre. Est-il téméraire de penser que, à travers les conversations de la Du Parc, confidente de la Voisin, le poète ait vu, avec son acuité d'observation, les figures des marquises passionnées, criminelles par amour, qui avaient été les clientes des sorcières et que, de quelques traits saisis au passage, il ait pu refaire des caractères entiers ?

Représentez-vous, écrit M. Brunetière, l'agitation de Racine quand ce procès éclata. A Paris, en plein Paris, dans le Paris de Louis XIV, rue Verdelet ou rue Michel-Lecomte, Oreste assassinait Pyrrhus, Roxane se vendait à quelque magicienne pour s'assurer l'amour de Bajazet ou la mort d'Attalide ; la fameuse Locuste n'était pas une invention de Tacite et, tous les jours, quelque Phèdre empoisonnait quelque Hippolyte ! Et lui, Racine, toutes ces horreurs, c'était cela qu'il travaillait depuis dix ans à envelopper et comme à déguiser du charme de ses vers ! le meurtre et l'impudicité ! l'adultère et l'inceste ! le délire des sens ! la folie homicide c'était là depuis dix ans ce qu'il essayait de faire applaudir, et quand une Hermione ou quand un Néron sortaient de l'Hôtel de Bourgogne décidés à commettre le crime qu'ils avaient vu glorifier sous leurs yeux, quoi ! c'était cela qu'il appelait sa gloire ! Ô honte ! ô douleur ! ô remords ! et du moment qu'une telle question se dressait devant la conscience d'un tel homme, comment voudriez-vous qu'il y eût autrement répondu qu'en quittant le théâtre ? La vérité même de son art se retournait contre lui. Ce qui rendait ses peintures condamnables, c'en était l'accent de vérité !

1 Cité par Paul Mesnard, Œuvres de J. Racine, dans la collection des Grands écrivains de la France, t. I (libr. Hachette, 1865), p. 76. 2 Médecins et empoisonneurs, p. 176.

LA DEVINERESSE.

FÉERIE POUR LA RÉFORME DES MŒURS SOUS LOUIS XIV

La Devineresse, comédie-féerie de Donneau de Visé et Thomas Corneille — ce dernier est généralement appelé par les contemporains Corneille de Lisle, — fut représentée à Paris en 1679, l'année même du procès des Poisons.

Nicolas de La Reynie insistait, dans ses rapports au roi et aux secrétaires d'État, sur la nécessité, non seulement de punir les coupables, mais d'empêcher la propagation et, si possible, le retour de forfaits semblables à ceux qui avaient été révélés. Nous avons montré comment, en collaboration avec Colbert, il rédigea l'édit, registré au Parlement le 31 août 1682, par lequel les magiciens étaient chassés de France et par lequel, surtout, la fabrication et la vente des poisons nécessaires à la médecine et à l'industrie étaient soumises à une réglementation rigoureuse. Ce fut une œuvre de maître : nous avons rappelé que, aujourd'hui encore, après deux siècles, ces règlements sont en vigueur.

La Reynie estima qu'il était utile, outre ces mesures préventives, de mettre le public en garde contre le dangereux entraînement qui avait mis tant de jolies petites têtes passionnées entre les mains des devineresses. Rappelons les déclarations de l'une de ces dernières : Les personnes qui regardent à la main sont la perte de toutes les femmes, tant de qualité que autres, parce qu'on connaît bientôt quel est leur faible et que c'est par là où on a accoutumé de les prendre, quand on l'a reconnu, et de les pousser où l'on veut. Comme lieutenant de police, La Reynie avait la haute main sur la direction des théâtres ; il revoyait et censurait les manuscrits des auteurs ; il était en relation journalière avec eux. Il était l'ami de plus d'un écrivain de talent, car le magistrat se doublait en lui d'un fin et charmant lettré, qui réunit, avec un goût délicat, une bibliothèque admirable. En cette année 1679 il fut particulièrement en rapport avec Donneau de Visé, fondateur et rédacteur du Mercure galant, une des phis curieuses figures assurément de notre histoire littéraire1. Boursault venait de composer sa spirituelle comédie, également intitulée le Mercure galant, où il faisait la vive et incisive satire du journalisme naissant, lequel avait déjà, sous l'impulsion de Donneau de Visé, pris les caractères du journalisme moderne.

Le Mercure, disait Boursault, est une bonne chose :

On y trouve de tout, fable, histoire, vers, prose, Sièges, combats, procès, mort, mariage, amour, Nouvelles de Province et nouvelles de Cour.

Visé supplia La Reynie de ne pas autoriser la représentation de la pièce sous le titre même du journal ; La Reynie acquiesça et Boursault, en prenant gaîment son parti, intitula sa pièce : La Comédie sans titre. D'ailleurs, Visé était très bien en Cour. Dès que Louis XIV vit le succès du Mercure, il s'empressa de faire au rédacteur en chef une pension de 500 écus — ce trait est encore très moderne, de le loger au Louvre et de le nommer son historiographe. La plume de Visé

1 Voir une biographie de J. Donneau de Visé dans l'Histoire du théâtre français depuis ses origines, t. X (Paris, 1747, in-12).

devint une plume officieuse. Donneau de Visé n'était pas seulement journaliste, il était auteur dramatique, et, comme auteur dramatique, il était ce qu'il était comme journaliste, — très moderne. Il avait trouvé le moyen de se faire connaître bruyamment en commençant par attaquer, avec une extrême violence, Corneille puis Molière. Il composa contre ce dernier sa comédie Zélinde ou la véritable critique de l'Échoie des Femmes et la critique de la critique'1, où il a laissé ce portrait du poète, devenu célèbre, qui est à nos yeux, non la critique, mais le plus bel éloge de l'artiste : Je suis descendu, dit un marchand de dentelles2. Elomire — c'est l'anagramme de Molière — n'a pas dit une seule parole. Je l'ai trouvé appuyé sur ma boutique dans la posture d'un homme qui rêve. Il avait les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandaient des dentelles, il paraissait attentif à leur discours et il semblait, par le mouvement de ses yeux, qu'il regardait jusqu'au fond de leurs âmes pour y voir ce qu'elles ne disaient pas.

La Reynie songea à utiliser le talent et la notoriété de l'auteur dramatique, et, non content de lui accorder ce qu'il demandait à propos du titre de la comédie de Boursault, il lui donna, par-dessus le marché, le sujet d'une pièce qui devait être appelée au plus grand succès. Établir à grand bruit, dans Paris, par une pièce de théâtre où le public, tout impressionné de l'Affaire des poisons, se rendrait en foule, que la prétendue science des devineresses et des sorciers n'était que leurre et duperie, semblait assurément la meilleure voie pour détourner de leur commerce la foule naïve. De cette idée sortit la Devineresse ou les Faux enchantements, comédie représentée pour la première fois à Paris, par la troupe du roi, le 19 novembre 1679 et publiée au mois de février suivant3. Nous avons dit que Donneau de Visé avait été l'un des précurseurs de la vie littéraire moderne, la Devineresse en sera une nouvelle preuve. Notons en premier lieu que Visé fut le père d'une coutume littéraire qui est aujourd'hui en pleine prospérité, la collaboration. Un des maîtres de la critique théâtrale, Édouard Thierry, écrit4 à ce sujet : La collaboration, dont le nom inusité existait tout au plus comme terme de jurisprudence, n'était pas toutefois sans exemple au théâtre. Il y avait eu la Psyché du Palais-Royal, achevée par Pierre Corneille, sur le plan et sous la direction de Molière ; mais ce travail n'était considéré que comme un travail de commande ; il appartenait en définitive à qui avait loué l'ouvrier. Il y avait eu les Plaideurs de Racine, et quelques autres parodies à succès, faites en commun, disait-on ; mais ce n'était qu'un amusement, un pique-nique littéraire de beaux esprits en gaieté qui s'excitaient l'un par l'autre à la satire ; mais personne ne s'était avisé jusque-là d'élever le jeu à la hauteur d'une industrie. Du premier jour l'industrie donna des résultats qui allèrent au delà de tout espoir. Visé, qui avait fait amende honorable au vieux Corneille, s'associa son frère cadet. Ce Thomas Corneille, qui fut un vaudevilliste remarquable et qui fut aussi un remarquable érudit, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a été injustement écrasé par la gloire de son frère aîné.

La Devineresse ne fut pas seulement une pièce moderne par ce fait nouveau de la collaboration, elle fut l'instigatrice et, sans doute, est demeurée le modèle de

1 Paris, 1663, in-18. 2 Scène VI, p. 48-49 de l'éd. de 1663. 3 Paris, 1680 (achevé d'imprimer pour la première fois le 14 février 1680), in-18 de 218 p. 4 Préface (p. IX) à l'édition du Théâtre complet de Th. Corneille, Paris, 1881, gr. in-8°.

ces pièces à spectacle, à trucs, à mouvements de décors, qui font aujourd'hui le succès du Châtelet. Et nous constaterons, non seulement que l'idée est partie de là, mais que la comédie contient des scènes et des trucs qui, de pièce en pièce, sont venus jusqu'à nous, et que la plupart d'entre nous ont vus dans les Pilules du diable, la Poudre de Perlinpinpin, ou autres spectacles de ce genre — tels le décapité parlant, l'homme coupé en morceaux dont les membres se rajustent d'eux-mêmes, l'hydropisie passant d'un sujet dans un autre, la fée, le sorcier ou le diable qui entre dans la chambre au travers de la muraille.

Enfin la Devineresse doit occuper une place de choix dans les annales du théâtre moderne par la manière dont les auteurs s'entendirent à la lancer. L'un d'eux, Donneau de Visé, était journaliste, partant maître en réclame. Il imagina, entre autres, de faire faire, pour 1680, l'almanach de la Devineresse, où l'on voit une grande planche gravée, un placard, représentant, groupées autour d'une monstrueuse figure satanique, les principales scènes de la pièce, les clous du spectacle, c'est-à-dire les principaux tours de fausse magie exécutés par la devineresse et son compère. Ces images sont conservées1 et offrent à nos yeux une représentation curieuse, aussi bien des scènes du théâtre au XVIIIe siècle que de l'intérieur des maisons où les sorcières recevaient leurs clients. Ces circonstances, jointes à l'actualité poignante et à l'esprit des auteurs, assurèrent à la Devineresse un succès d'argent et de curiosité sans précédent. Tout Paris y courut. Le spectacle fut donné durant cinq mois, et, ce qui paraissait alors invraisemblable, quarante-sept fois de suite ; les dix-huit premières représentations se firent au double de la recette coutumière2. Secondé par le talent et l'habileté des auteurs, le lieutenant de police avait atteint son but.

La devineresse, qui est le principal personnage de la pièce, n'était autre que la Voisin, de qui Corneille et Visé déformèrent légèrement le nom en appelant leur devineresse Mme Jobin. On trouve dans la comédie l'écho des réponses que la sorcière fit devant les commissaires de la Chambre ardente, ce qui indique l'intervention de Nicolas de La Reynie3. Le principal compère de la Voisin s'appelait Du Buisson, celui de Mme Jobin s'appelle Du Clos. Les pratiques sont les mêmes, mais ridiculisées par les auteurs, qui font de leur Mme Jobin une simple intrigante qui n'a d'autre préoccupation que d'attraper les écus des bonnes gens. Par le fond du caractère, nous sommes donc loin de la terrible devineresse de la Villeneuve-sur-Gravois.

Au cours de la deuxième scène du deuxième acte, Mme Jobin explique à son frère en quoi consiste son art :

Voilà comme sont la plupart des hommes. Ils donnent dans toutes les sottises qu'on leur débite, et, quand une fois ils se sont laissé prévenir, rien n'est plus capable de les détromper. Voyez-vous, mon frère, Paris est le lieu du

1 Elles sont intercalées dans un exemplaire de la Devineresse conservé à la Bibl. de l'Arsenal, impr. B. L. 9830 bis, t. VI. On en conserve des exemplaires légèrement différents dans la collection des almanachs, grand in-folio, du département des estampes de la Bibliothèque nationale. 2 Voir l'article Devineresse (la), dans le Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, 1163, in-12. 3 M. Gustave Reynier a déjà fait observer que la pièce n'est qu'une perpétuelle allusion aux faits établis par l'enquête. Thomas Corneille, sa vie et son théâtre (Paris, 1892, in-8°), p. 300.

monde où il y a le plus de gens d'esprit et où il y a aussi le plus de dupes. Les sorcelleries dont on m'accuse et d'autres choses qui paraîtraient encore plus surnaturelles, ne veulent qu'une imagination vive pour les inventer et de l'adresse pour s'en servir. C'est par elles que l'on a croyance en nous. Cependant la magie et les diables n'y ont nulle part. L'effroi où sont ceux à qui on fait voir ces sortes de choses les aveugle assez pour les empêcher de voir qu'on les trompe. Quant à ce qu'on vous dira que je me mêle de deviner, c'est un art dont mille gens, qui se livrent tous les jours entre nos mains, nous facilitent les connaissances. D'ailleurs le hasard fait la plus grande partie du succès de ce métier. Il ne faut que de la présence d'esprit, de la hardiesse, de l'intrigue, savoir le monde, avoir des gens dans les maisons, tenir registre des incidents arrivés, s'informer des commerces d'amourettes, et dire surtout quantité de choses quand on vous vient consulter. Il y en a toujours quelqu'une de véritable et il n'en faut quelquefois que deux ou trois, dites au hasard, pour vous mettre en vogue. Après cela vous avez beau dire que vous ne savez rien, on ne vous croit pas, et, bien ou mal, on vous fait parler.

Quant à la pièce, elle est loin d'être sans mérite. Assurément on n'y voit pas l'ampleur et la sûreté de touche de ce Molière que Visé avait tant raillé, et le plaisir qu'on peut trouver à la lire est gâté par le regret du parti que Molière eût tiré d'un tel sujet où se concentraient tant de ridicules et tant de passions ; néanmoins la plupart des féeries modernes auraient beaucoup à envier à la Devineresse, autant au point de vue de la composition qu'à celui de la valeur littéraire. Au cours de la préface mise en tête de l'édition de leur pièce, les auteurs ont soin de parler des fameuses règles, dites d'Aristote, sans lesquelles on ne pouvait faire une pièce au temps de Racine et de Boileau. Et, de fait, Visé et Thomas Corneille les ont observées ! ils ont observé les trois fameuses unités d'action, de temps et de lieu. Dans une féerie ! et c'est assurément ce qu'un auteur d'aujourd'hui trouverait dans leur pièce de plus féerique.

La préface expose le sujet de la comédie : Une femme entêtée des devineresses, un amant intéressé à l'en détromper et une rivale qui veut empêcher qu'ils ne se marient sont un sujet qui se noue dès le premier acte et qui n'est dénoué dans le dernier que par le faux Diable découvert. Les autres acteurs, ou du moins une partie, sont gens envoyés par l'une ou l'autre des deux personnes intéressées, et qui, par ce qu'ils rapportent, augmentent la crédulité de la comtesse ou font croire plus fortement au marquis que la devineresse est une fourbe. Ainsi on ne peut regarder ces personnages comme inutiles. Il est vrai qu'il y en a quelques-uns qui, ne connaissant ni la comtesse, ni le marquis, ne consultent Mine Jobin que pour eux-mêmes ; mais, étant aussi fameuse qu'on la peint ici, eût-il été vraisemblable que pendant vingt-quatre heures, il ne fût venu chez elle que des personnes qui se connussent et qui servissent à l'action principale ?

Dès le début la pièce est bien posée et le caractère des personnages apparaît clairement. Quant au sel qui assaisonne le dialogue, il est un peu gros ; mais l'esprit jaillit toujours d'une observation juste, souvent fine. Notons la scène où la devineresse, qui dupe aisément les personnes d'un esprit cultivé, Celles même qui ne laissent pas de se tenir sur leur garde, se trouve embarrassée par la naïveté primitive d'une villageoise. Le dénouement est fourni par la présence

d'esprit du marquis qui cherche à détromper la comtesse qu'il aime. La devineresse a prédit d'effroyables malheurs à la comtesse, si elle venait à épouser le marquis, payée qu'elle est pour en agir ainsi, par une Mme Noblet qui s'est prise de passion pour ce dernier. Le marquis, armé d'un pistolet, saute à la gorge d'un diable que la sorcière fait paraître au travers de la muraille. Le diable tombe à genoux : Quartier, Monsieur, je suis un bon diable !

Resterait à rechercher si le lieutenant de police eut autant de succès que les auteurs de la pièce, c'est-à-dire si les pratiques qu'il voulait extirper de France disparurent sous ses efforts. La Reynie réussit, autant qu'il le pouvait espérer, dans la lutte qu'il avait engagée contre les empoisonneurs. Quant à la magie, elle fut vivace. Vous ne sauriez croire à quel point on est sot à Paris, écrit Madame Palatine, en date du 8 octobre 17011. Tous veulent passer maîtres dans l'art d'évoquer les esprits et autres diableries. De nouvelles messes noires étaient dites aux environs de Paris, dans des circonstances si horribles qu'une fille mendiante, âgée de treize ans, y ayant été conduite, mourut de peur ; elle fut enterrée avec ses habits, par le sous-diacre Sebault et Guignard, curé de Notre-Dame de Bourges, qui avaient dit le monstrueux office2. Il est vrai qu'à en croire M. Huysmans on dit encore des messes noires aujourd'hui.

Quand, deux mille ans avant notre ère, par les nuits claires, les mages chaldéens et les grands prêtres d'Égypte pénétraient de leur regard patient le ciel étoilé, y lisaient-ils qu'après trente siècles, un grave magistrat, chef de la police, combattrait leurs descendants par une féerie-vaudeville, avec des trucs, de la machinerie et des calembours ?

FIN DE L'OUVRAGE

1 Correspondance de Madame, duchesse d'Orléans, traduction de M. Ern. Jæglé, 2e éd., Paris, 1890, 3 vol. in-8°, t. I, p. 248. 2 Mémoire autographe de Marc-René d'Argenson, publ. par Fr. RAVAISSON, Archives de la Bastille, t. VII, p. 172-173.