Le défi de la pauvreté

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Nos possessions au banc d’essai Le défi de la pauvreté N o 5 | Décembre 2019

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Nos possessions au banc d’essai

Le défi de la pauvreté

No 5 | Décembre 2019

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Table des matières

Photo de couverture:Nadine Crausaz | Scène de la viequotidienne au marché centralde Santiago du Chili.

4 Et les pauvres proclament l’Évangile À propos de l’attitude de Jésus face à la vie8 Michel Simonet: le balayeur à la rose de Fribourg Un poète enchante la ville et l’embellit12 «Frère Paul, quel est ton idéal de pauvreté?» Entretien avec le jardinier de Wesemlin14 Partager le plus possible La voie de François contre la pauvreté18 Apprendre des autres: solidarité et diaconie Interview avec Isabelle Reuse de Fribourg20 La plus extrême pauvreté en déclin dans le monde? Faits et chiffres22 «Je veux marcher debout» Un cri d’espoir au Tchad26 La pauvreté, c’est plus que le manque d’argent Entrevue avec Carlo Knöpfel, professeur de politique sociale30 Luttes intestines au nom de la pauvreté franciscaine Un défi constant 34 La pauvreté et nos pauvretés Ouvrage indispensable d’Eloi Leclerc35 Les enfants victimes de la pauvreté Tant dans les pays en développement que dans les nantis

Kaléidoscope38 Minorités religieuses en Inde et Indonésie Les persécutions des chrétiens 40 Chant profane rassembleur: le Ranz des vaches Un retour sur la Fête des Vignerons de Vevey42 Voyage aux Seychelles et Madagascar en 202043 Nouvelles de nos communautés45 Caricature | Présentation | Impressum46 Anciens couvents capucins Couvent de Dornach: une suite heureuse

8 20 35Dans son travail,le pasteur Franz Zemprencontre pauvreté etappauvrissement àchaque tournant.

L’extrême pauvreté avaitdiminué ces dernièresannées dans le mondeentier, mais elle tendà réapparaître.

Dans les pays endéveloppement, 20 pour centdes enfants vivent dansdes ménages avec moinsde 1 fr. 90 par jour de revenu.

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Éditorial

Frère Bernard Maillard, rédacteur

Avant tout, bonjour à vous, fidèles lectrices et lecteurs

Nous abordons, dans ce dernier numéro de l’année, la question dela pauvreté. Nous croyons la connaître, un peu sous toutes ses coutures,car elle est à la fois une et diverse. Une dans sa réalité mais si diversedans ses manifestations.

Comme revue éditée par les capucins suisses, nous ne pouvionsmanquer l’occasion de vous parler des luttes intestines au sein de l’Ordre.La pauvreté telle que l’a voulue François a été assez rapidement jugéecomme impraticable, d’où la recherche de privilèges pontificaux pourrépondre aux exigences des orientations pastorales d’alors. Entre l’idéalévangélique et sa pratique au quotidien, aujourd’hui encore, rien demieux que de se laisser interroger et surprendre également.

La diversité de la thématique ne peut nous laisser indifférents.Les informations et enquêtes ne manquent pas. Mais ce sont desactes qui peuvent provoquer la chiquenaude d’une prise de consciencetoujours plus large des enjeux de nos choix de vie personnels et collectifs.

La pauvreté peut se décliner sur le manque de biens de tout genre.Mais nous entendons souvent, lorsqu’on parle des pauvres,après une émission télévisée ou la lecture d’un article, «Ils sont plusheureux que nous», ce qui n’est pas faux du tout. La joie de vivre nedécoule pas forcément des biens possédés, mais bien plutôt de la joiede partager. Expérience faite que parfois, les pauvres sont riches decœur et de solidarité. Vous pouvez rétorquer qu’il y a aussi beaucoup deviolence dans les milieux de la pauvreté, c’est vrai, mais ne généralisonspas quand cela nous arrange ou nous dérange…

Bonne lecture en ces jours qui nous conduisent à Noël où le Pauvre,cet enfant-Dieu dans la crèche, est là, au milieu de nous et avec nouspour nous prendre dans ses bras et nous déposer entre les mains despauvres qui viennent aussi donner sens à notre vie. La pauvreté,c’est tout d’abord un visage!

À l’aube de l’année nouvelle, tous nos meilleurs vœux exprimés«à la franciscaine», par ces mots si bienvenus de «Paix et Bien» à vous.

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Cet adage bien connu s’inscritdans le contexte d’un hommevoulant accompagner Jésus: «Je tesuivrai où que tu ailles» (Mt 8,19;Lc 9,57). Elle symbolise aussil’attente de Jésus envers ceux quiveulent venir à lui. Dans une for-mule bien typée, il exprime admi-rablement ce dont il se contenteet ce que la jeune communautédes disciples est appelée à vivreégalement.

L’attention aux pauvresL’attention particulière accordée àceux qui, pour quelque raison quece soit, sont exclus de la société,représente une caractéristique del’œuvre et de la proclamation deJésus. Cet engagement envers lesgroupes marginalisés rapproche

Jésus des prophètes juifs, qui onteu pour tâche (entre autres cho-ses) de donner leur voix aux per-sonnes privées de leurs droits etopprimées. L’entrée de Jésus dans la syna-gogue de Nazareth (Lc 4,18–19)

ressemble à un discours inaugural:la citation des textes d’Isaïe selonsa propre conception de la missionle caractérise comme figure soli-daire qui a sa place parmi les ex-clus, même au milieu des pauvreset pour eux. La définition de ceterme est donnée à l’aide d’exem-ples: ce sont les prisonniers et ceuxqui sont atteints d’une infirmité,les opprimés et toutes les per-sonnes qui, compte tenu de leursituation de vie, souhaitent unnouveau départ – précisément enlangage biblique: une «année depardon du Seigneur» (Lév 25,1–17). Cette scène, conçue par l’évan-géliste Luc, demeure un épisodeclé dans la compréhension de Jé-sus. Jésus se réfère à un Dieu quiagit de la sorte et se situe ainsien contradiction avec le répertoireclassique des expériences du mon-de. Et il se fait un témoin vivantd’une telle attitude fondamentalede Dieu. La conséquence de cecipeut être trouvée dans les histoiresde Jésus des Évangiles. Ce qui estdécisif ici, ce n’est pas la clarifica-tion détaillée d’une éventuelle de-mande historique, mais la connais-sance du témoignage de cettecompréhension fondamentale deJésus et de sa communauté, àl’époque de Jésus et immédiate-

Et les pauvres proclament l’Évangile«Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel possèdent des nids; mais le Fils de l’hommen’a pas d’endroit où reposer la tête.» Cette parole, transmise par Jésus (Mt 8,20; Lc 9,58)traduit bien la vision de Jésus et ses préoccupations vis­à­vis des plus démunis.Walter Kirchschläger

ment après, dans les écrits du Nou-veau Testament.

La promesse du salutCe positionnement marquant deJésus n’est pas sans conséquencespour les gens de son entourage.Dans les discours prononcés de-vant le public, il rappelle qu’il nefaut pas penser aux réserves ni auconfort superflu: «pas de secondetunique, pas de manteau, seule-ment le plus essentiel, dépendantde la bonne volonté des autres»(Mc 6,8–10; Mt 10,9–13; Lc 9,3–4;10,4–7). Cette attitude, qui «cher-che avant tout la règle absoluede Dieu et sa justice» (Mt 6,33),est expressément dotée de la pro-messe du salut («Bienheureux...»)dans les Béatitudes du Sermonsur la montagne – une indicationde son caractère fondamental. La pauvreté et les nécessitéspeuvent se situer à la fois dans lavie courante (Lc 6,20–21) ou doi-vent devenir une attitude person-nelle (Mt 5,3,6). L’un ne peut êtrejoué contre l’autre. Le chant delouange de Marie illustre la di-mension divine d’un engagementsocial correspondant sur le planinterpersonnel. En définitive, l’ac-tion puissante de Dieu lui est assi-gnée (Luc 1,51–53) – tout comme,

Jésus, comme «icônede la solidarité»,a sa place parmiles exclus, même aumilieu des pauvres.

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Saint Martin, l’un des saints les plus célèbres de l’Église catholique, rencontre un mendiant.Vitrail dans la basilique Saint-Martin à Tours, France.

Photo: Presse-Bild-Poss

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inversement, le comportement au-tosuffisant des riches est assimiléà de l’arrogance, condamnée dansleurs cris de défense et sanction-née par les conséquences oppo-sées (Luc 6: 20–21). L’image du chameau et du chasde l’aiguille, avec le dispositif stylis-tique de l’exagération, soulignel’urgence de l’appel à donner auxbiens de ce monde seulement laplace qu’ils méritent (Mc 10,25;

Mt 19,24; Lc 18,25), c’est-à-dire:«Les trésors doivent être recueillisau ciel [...] Car là où est ton trésor,là aussi sera ton cœur.»

(Mt 6,19–21). Il est vrai que le be-soin et le manque, lorsque nousles rencontrons chez nos sembla-bles, doivent être comblés au

mieux de nos capacités. Simulta-nément, une pratique de vie derenoncement et de satisfaction dece qui est nécessaire vaut la peined’être recherchée parce qu’elle cor-respond à l’attitude fondamentalede Jésus et aide à orienter l’atten-tion de sa propre vie vers les autreset vers Dieu. Une rencontre immédiate avecJésus-Christ est rendue possiblepour des personnes en marge de

la société: «Ce que tu as fait à l’unde mes plus petits frères et sœurs,c’est à moi que tu l’as fait» (Mt25,40). Ce huitième sacrementn’est lié qu’au respect du prochainet à la volonté de reconnaître enlui la personne de Jésus.

Les pauvres comme maîtresde l’ÉvangileLes pauvres ne sont pas seulementles destinataires de l’aide interper-sonnelle. Ils sont, pour ainsi dire,transparents à la réalité humainede Jésus de Nazareth. Quand Jean-Baptiste demande à Jésus sonidentité, la réponse consiste endes indices sur les conséquencesreconnaissables de son œuvre (Mt11,2–6; Lc 7,18–23): les personnessouffrant de diverses maladiessont guéries. L’énumération corres-pondante de Jésus culmine dans la

Une pratique durenoncement qui se satis­fait du strict nécessairecorrespond à l’attitudefondamentale de Jésus.

Les personnes en exil sont souvent parmi les plus vulnérables face à la pauvreté.La photo montre des réfugiés dans les rues de Marseille.

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Une rencontre immédiateavec Jésus­Christ estrendue possible pourdes personnes en margede la société

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phrase: «Et l’Évangile est prêchéaux pauvres» (Mt 11,5; Lc 7,22). La formulation engendre desdifficultés au traducteur. Dans letexte originel grec, les pauvres sontl’objet de la phrase. La forme ver-bale autorise une traduction pas-sive, mais le verbe concret est àpeine utilisé de cette façon. Il nepeut pas être ce qui ne doit pasêtre? La Bible est admirablementtraduite: «Les pauvres apportentla bonne nouvelle.» L’alternative pourrait ainsi être:«Et les pauvres proclament l’Évan-gile» – comme l’a bien expliquéAndrea Gisler dans son master enthéologie. Dans cette transmission, s’ex-prime une autre approche des pau-vres: ils ne demeurent pas les seulsà recevoir, s’appuyant sur l’aumônedes autres. Ce sont plutôt eux qui,dans leur manière de vivre sont àmême de témoigner et communi-quer le message de Jésus: «Nevous inquiétez pas, premièrementle royaume de Dieu, car Dieu estplus grand que tout besoin. Dansla vie, la mort et la résurrectionde Jésus-Christ, il a constammentmontré à l’homme sa fidélité etson dévouement inconditionnel.»

Une Église des pauvresCertes, cette vision est un risquemais pas une utopie. Jean XXIIIévoquait déjà une Église des pau-vres qui devait aider à réaliser leConcile – une Église orientée versles pauvres (discours radiopho-nique du 11 septembre 1962).Beaucoup de gens l’ont accepté,ont propagé une «option pour lesplus démunis», mais l’Église, dansson ensemble, a freiné cette préoc-cupation pendant des décennies.

Avec le Pape François, cettequestion fondamentale de l’œuvrede Jésus obtient une nouvelle chan-ce. Au moment de son élection, l’un

des cardinaux lui murmura: «N’ou-bliez pas les pauvres». Ce n’est pasun hasard s’il s’appela lui-mêmeFrançois et que quelques joursplus tard, il déclarait aux médias:«Oh, comme je voudrais une Églisehumble pour les pauvres!» Depuis lors, nous avons menél’expérience d’une tentative (labo-rieuse) de motiver et de convaincrel’Église et les personnes de l’Église

dans cette direction. Car il ne faitaucun doute qu’en s’adressant auxpauvres, l’aspect central de l’œuvrede Jésus est mis à jour, et l’écoutedes formes marginalisées repré-sente une pièce maîtresse de touteconformité au Christ recherchéepar tout disciple. «La grandeurd’une nation ne peut se mesurerqu’à la façon dont elle traite sespauvres», a déclaré le Saint-Pèreà Rio de Janeiro, en juillet 2013.Ce principe vaut pour toute reli-gion et bien évidemment le chris-tianisme avec ses multiples for-mes de communautés.

Référence bibliographique: Andrea Gisler: eu-angelisasthai ptochois. Les pauvres commevaleur de référence de la mission de Jésus etles conséquences du point de vue de Luc.Lucerne, 2010, travail de master en théologie.

La grandeur d’une nationne peut se mesurerqu’à la façon dont elletraite ses pauvres.

Il y a des pauvres dans toutes les sociétés et dans tous les pays: un marginal,chargé de tous ses biens, dans une grande ville allemande.

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Depuis plusde 30 ans,Michel Simonetarpente les rues avecson balai et son charauquel il a décidéun jour d’accrocherune belle rose...

Photo: mise à disposition

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Depuis plus de 30 ans, Michel Simo-net, tout d’orange vêtu, arpente lesrues, avec son balai et son char au-quel il a décidé un jour d’accrocherune belle rose... «J’ai rajouté unerose, car je ne voyais que de lacrasse devant moi, des déchets.Pour un balayeur, la saleté n’estpas plus belle que pour une autrepersonne.» Son parcours est pour le moinsatypique et à contre-courant dumonde matérialiste dans lequelnous nous démenons. Une fois saformation commerciale achevée,Michel Simonet a vite jeté son dé-volu sur la profession de canton-nier, un métier utile qui lui permetde conserver l’esprit ouvert pourpouvoir écrire et pense. «J’ai vouluavoir la tête libre et les bras occu-pés plutôt que l’inverse. Le gesteest ordinaire et on a l’occasion deréfléchir. Je peux aussi de parleraux gens que je croise, échanger.C’est un métier extraordinaire quipermet de nettoyer une rue de

façon à ce que l’on soit heureux desortir de chez soi.» Sa «vocation»est un peu inscrite dans les gênesde sa famille: «Mon grand-pèreétait aussi cantonnier, dans leVully. On est aussi rattrapé par sesancêtres.»

Grand admirateur deFrançois d’AssiseÀ Fribourg, tout le monde sait quiest Michel Simonet et ceux qui nele connaissent pas encore aime-raient réellement le rencontrer.C’est un personnage touchant.Il a toujours un mot gentil pourle passant. Chaque semaine, ilpasse chez la fleuriste qui lui offrevolontiers sa fleur fétiche. «Entrela pureté de la rose et la pile dedétritus, où se situer? Ni dansl’une ni dans l’autre, je pense, carchaque individu est un mélangedes deux. Une part de lumière,une part d’ombre...» Dans le secteur qui lui est attri-bué, un triangle entre la place

Michel Simonet: le balayeurà la rose de Fribourg«Je suis un balayeur chrétien, et Dieu est lui aussi près du sol»

Disons­le sans ambages, qui dit balayeur, dit modeste, voire à ras les pâquerettes!Dans notre inconscient en effet, on pense qu’un nettoyeur des rues qui accomplitun travail sale et, qui plus est, n’est pas bien payé, est pauvre, économiquement,ou intellectuellement, ou humainement. Passer ses journées à nettoyer nos détritus,il semble, à voir de loin, que c’est une tâche bien ingrate en effet. Mais si l’on croiseMichel Simonet dans les rues de Fribourg, soudain, notre regard s’éclaire. Le balayeurà la rose personnifie l’humilité, la simplicité, bref, l’essence de l’essentiel. Il est plusriche que nous tous dans bien des domaines. La providence lui accorde tout ce dontil a besoin au quotidien, car il vit dans la confiance, l’amour et le présent.Nadine Crausaz

Python, Saint-Léonard et le pontdu Gottéron, les gens sont satis-faits de ses services et le lui disent.«Je possède quelques connais-sances dans différents domaines,mais bon, je suis davantage cultivéqu’intelligent.» Grand admirateur de saintFrançois d’Assise, Michel Simonetest un mélomane. «Je chantebeaucoup dans la rue, pour le Sei-gneur et pour étouffer le bruit des

voitures et des transports publics.Le cantonnier constitue un pontentre l’officialité et la margina-lité, ce qui fait un pont de plus àFribourg! Le chant est un exutoire,presque thérapeutique. Sur unplan spirituel, j’aime beaucoupchanter ce que je crois, les deux

«Le cantonnier constitueun pont entre l’officialitéet la marginalité,ce qui fait un pont deplus à Fribourg!»

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vont bien ensemble. Saint Augus-tin a dit: ‹Chanter, c’est prier deuxfois›, donc, je ne me gêne pas.»Le dimanche, avec son chœur, ilanime la messe de l’église Saint-Paul, dans le quartier du Schön-berg. Il est passionné de chant by-zantin (enseigné par un moine et

BiographieNé à Zurich, en 1961. Il passe son enfance à Morat et Fribourg. Après undiplôme commercial à Saint-Michel, il a été formé à l’École de la Foi à travaillerla parole de Dieu et à en vivre. Il a aussi réalisé une expérience radiophoniquedurant quatre ans. Cantonnier de la ville depuis 1986, Michel Simonet rédigeun petit recueil de pensées et poésies en 2015 («Une rose et un balai» |Édition: http://www.faimdesiecle.ch | ISBN: 978-2-940422-40-1).

On croise Michel Simonet dans les librairies où il dédicace son livre«Une rose et un balai», ou dans les rues de Fribourg.

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Balayeur de rueOu cantonnier, opérateur écologique, homme de mé-nage en plein air, concierge de quartier, hygiéniste dutrottoir, péripatéticien du char, pommeau d’un petitboulot de prolo, nettoyeur à l’aise-Blaise du balai balèze,propreur, déchétarien ordurier, égoïste philanthrope, etpour finir le valorisant «technicien de surface» formentla liste non exhaustive des termes centraux ou excen-triques utilisés pour qualifier ce métier souvent admiré,peu convoité, qui n’attire pas, mais qui retient et j’en suisune preuve, parfois dénigré, mais reconnu par tousd’utilité publique. «Il fait quoi le monsieur idiot?», demandait ingénu-ment à son papa rougissant un petit garçon me regar-dant travailler. Ce papa avait probablement dû luienseigner que seules les personnes modérément intelli-gentes et forcément limitées dans leurs choix profes-sionnels pouvaient pratiquer ce genre de gagne-pain.

Ce petit garçon n’a pas tout fauxIdiot signifie littéralement «particulier» et il est certainque la caste des balayeurs constitue parmi les travail-leurs manuels un mouvement à part, une situation à lafois en plein carrefour et en marge, une marge qui estdans ce cas précis un espace qui ne bascule pas dans lamarginalité, un quart-monde ouvrier, une aristocratieinversée, mais avec particule. C’est un travail ingrat, mais d’où la grâce n’est pasabsente, qui y affleure même à tout instant. Un métiercertes sale, non un sale métier, qui privilégie l’intériorité.Ethique et cosmique au sens universel contrairementà l’esthétique et au cosmétique mondain.

Un travail nécessaire qui comme tout ce qui est néces-saire n’est jamais ridicule et encore moins méprisable,qui nous «place» face à la nature et aux individus ennous apprenant à acquérir l’intelligence des situa-tions, la déontologie de la rue et ses comportementsadéquats. Un sot métier? D’aimables personnes bien intention-nées me certifient qu’il n’y en a pas. Il y en a peut-êtrequand même. Mais j’ignore s’ils en méritent réellementl’appellation. Je sais seulement que balayeur de rue enest un vrai, sans CFC, mais efficace, qui avec son charet ses outils véhicule une riche et séculaire tradition,aux résultats immédiats et toutefois de longue haleine.Un travail solitaire, mais pas isolé, où il faut biens’entendre avec soi-même, qui autorise la méditation,pourquoi pas le rêve, à ne pas confondre avec la distrac-tion ou l’étourderie qui peuvent alors vous mener dansla lune, même si là-haut il n’y a rien à balayer. Tête libre et bras occupés me vont d’ailleurs mieuxque l’inverse. On pense et on se dépense à la fois. Rueset places sont ma salle de fitness, mon solarium dansles beaux jours. J’y chante comme la cigale tout en yœuvrant comme la fourmi, et à cieux ouverts pour seulelimite, en ligne directe avec Notre Père. Jamais confiné,jamais bas de plafond, avec un terrain de jeu de grandesuperficie sans rien de superficiel, ouvert aux largesvues. On y paie de sa personne, et si le salaire, correct,est au bas de l’échelle, ne faisant pas de nous autresdes besogneux, le plus gros capital amassé est… desympathie. Cet harmonieux équilibre d’ampleur et d’intensité,d’action et de contemplation, d’élan enthousiaste etd’habitude, de savoir-faire et de savoir-être, de relationspubliques et de solitude s’étale sur une journée entièredont je vais vous relater quelques temps forts.

En 2016, Le Prix Farel, festival du film à thématique religieuse, a récompenséle reportage «Le balayeur à la rose» de Nicole Weyer.

Un spectacle avec Michel Simonet en personne était à l’affiche en septembre,au Théatre de la Cité, à Fribourg. Sur scène, Michel Simonet a chanté etjoué avec les acteurs de la troupe Piano-O-scène de Satigny.

Une rose et un balai – extraits

qui fait écho à son amour del’Orient chrétien) et entonne aussivolontiers les chants de Pâques engrec. Avec leurs sept enfants, quatregarçonset trois filles âgés de 14à 27 ans, Michel Simonet et sonépouse Claudine sont des parentscomblés. «On vit au jour le jour enpensant à cette parole de l’Évan-gile: ‹Demain aura soin de lui-même›. Et puis lorsque des amisde la Basse-Ville me racontent leurenfance passée à dix dans un troispièces, je ne trouve pas notre situa-tion si exceptionnelle. Nous, nous

avons logé à neuf dans un cinq-pièces et n’en gardons que de bonssouvenirs».

Sources: Une Rose est un balai, Michel Simo-net. Documentaire: «Le balayeur à la rose»de Nicole Weyer. Philippe Dubath (Tribunede Genève).

«Entre la pureté de la roseet la pile de détritus, où sesituer? Ni dans l’une ni dansl’autre,je pense, car chaqueindividu est un mélange desdeux. Une part de lumière,une part d’ombre...»

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Saint François est aussi connu sousle nom du «Poverello» (le pauvre).N’oublions pas qu’il avait choisi lapauvreté comme «épouse». Il parled’elle comme sa Dame. Très tôt, sesdisciples furent aussi invités à fairede même que lui, à savoir «vendretous leurs biens et à les distribueraux pauvres» (selon l’exigence deJésus dans Mc 10,21). Dans un deses romans, Hermann Hesse, parled’une richesse tout à fait différentequi s’offre en retour, celle faite de«joies et de chants» sur la gran-deur de la Création, comme Fran-çois le chante dans son «Cantiquedu soleil». Dans une interview avec leFrère Paul Mathis, nous avonsvoulu retracer son attitude face àla vie et nous lui avons d’aborddemandé:

As-tu déjà joué à la loterie?Non, ça ne m’est jamais venu àl’esprit de toute ma vie.

Pourquoi pas?Je ne rêve vraiment pas d’un mil-lion. Je ne saurais pas trop quoi enfaire. Pire, je soupçonne que celame plongerait dans la misère.

Pourquoi ça? Beaucoup de genssont convaincus que gagnerà la loterie les rendraitincroyablement heureux.Je perdrais pied dans un mondefait d’illusion et de consommationqui n’a rien à voir avec la réalité.Ce million me couperait de mesracines.

Tu ne saurais pas quoi faire de monlot, si je te donnais?

«Frère Paul, quel est tonidéal de pauvreté?»Quelle est la signification de l’idéal de pauvreté pour les frères qui se réclament de la traditionfranciscaine? Une conversation sur l’argent avec le Frère Paul Mathis, jardinier au couventdu Wesemlin à Lucerne. Christian Kaiser

Eh bien, je l’investirais dans lecentre d’animation franciscaineSt-Antoine au Mattli. Je l’aimebeaucoup et je me sens chez moilà-bas. Il est urgent de le rénover.Ou j’aiderais à l’intégration desréfugiés en Suisse. Ce serait unepetite goutte d’eau sur la pierrebrûlante de la fracture Nord-Sud.

En tant que capucin, possèdes-tude l’argent pour acheter de bellesplantes?Pour notre fête et à Noël, on reçoit100 francs. Notre Gardien (Supé-rieur) a dit que cet argent était ànotre disposition pour nous offrirce qui nous fait plaisir. Je l’utilisepour acheter une plante vivacedans une pépinière ou une jardi-nerie.

Et si tu veux t’acheter autre chose?On reçoit de l’argent de pochequand on a besoin de quelquechose. Pour les voyages, les vête-ments, les chaussures ou l’entréeau cinéma. Chacun doit déciderpar lui-même de ce dont il a besoinet le demander au Gardien lors-que l’argent de poche reçu estépuisé.

Vous ne recevez pas tous la mêmesomme, vous les capucins,vous n’êtes pas des communistesdéguisés?Non, non, nous ne sommes pastous semblables, les gens ont desbesoins très différents et personne

Frère Paul n’a jamais joué à la loterie:«Je soupçonne que cela me plongerait dans la misère.»

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ne devrait manquer du nécessaire.C’est tout un art d’accepter cela.

D’accepter aussi que certainsen dépensent beaucoup plusque d’autres?Je suppose que tous les capucinss’efforcent d’acquérir un style devie simple et continuent à se de-mander ce dont ils ont vraimentbesoin. Mon objectif est de laisserune empreinte écologique aussiréduite que possible. Cela ne veutpas dire être avare ou devoir s’hu-milier, mais savoir ce dont on abesoin pour être satisfait. Certainssont des pigeons-voyageurs et l’onttoujours été, mais je suis plutôtsédentaire..Et quel est l’idéal de pauvreté?Que t’inspire la citation suivantede sainte Madeleine-Sophie Barat?

Dans son argentl’homme riche possèdeles clés de la terre;Le pauvre a dans sa pauvretéla clé du ciel.

Je ne vis pas du tout dans la pau-vreté pour aller au paradis. Cettepensée m’est entièrement étran-gère.

Alors, qu’est-ce qui te motiveà vivre simplement ou mêmeà être pauvre?Mon vœu, c’est que ceux qui sontmarginalisés aient aussi accès àdes moyens de vivre. Le risqueexiste que les gens soient de plusen plus marginalisés à cause denos biens. L’égoïsme, la soif de posséderfont que d’autres personnes vonten souffrir. C’est ma motivationpour vivre simplement. Aussi lemoins de personnes que possibledevraient souffrir à cause de monniveau de vie.

Les économistes diraient que laconsommation crée des sources derevenus ailleurs, de la richesse…La richesse de la Suisse existe aussiaux dépens des autres. Même lesproduits bons marché en prove-

nance de Chine se font aussi auxdépens des autres. Je dirais quec’est toute la Création qui en souf-fre. C’est une raison suffisantepour que je continue à réfléchir àce dont j’ai réellement besoin?Pour moi, c’est davantage un modede vie qu’une motivation reli-gieuse.

Après tout, tu as fait vœude pauvreté...Oui, mais c’est quelque chose quiétait déjà en moi de toute façon.Ce n’était pas en ce sens une réali-sation. Elle présente égalementdes avantages, tels que la mobilité.Moins je m’accroche à mes posses-sions, plus je peux être flexible.

Christian Kaiser est journaliste, auteur. Il estétabli à Winterthour (silbensilber.ch)

La pergola dans le jardin du couvent de Wesemlin à Lucerne,où Frère Paul Mathis travaille comme jardinier.

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Le jeune marchand eût de lachance, il naquit dans la maisond’un riche négociant en tissus.Dans son enfance, il reçut uneéducation scolaire et entra à l’âgede 14 ans dans la première guilded’Assise. Dépensier et bon vivant,l’expert en mode devint rapide-ment populaire. Élu roi de la jeu-nesse, il aspirait à une vie de vraiaristocrate. Pour cela, il dut sedistinguer dans une guerre. Lors-que Pérouse, la petite ville rivale,provoqua Assise, son père Pietrosacrifia une ferme pour l’équiperavec un cheval, des épées et ar-mures. Mais le conflit se trans-forma vite en débâcle. Au lieud’une avancée dans sa carrière,François subit un cuisant revers:captivité, maladie et crise pro-fonde quant au sens à donner àson existence! Les abîmes de sa propre vie ou-vrirent ses ses yeux sur les côtésobscurs de la petite ville floris-sante; sa guilde faisait des profitsen important des produits de luxe,en payant des intérêts sur l’argent,en investissant dans l’immobilieret en produisant des vêtementsbon marché par des ouvriers malpayés. La nouvelle économie mo-nétaire créait de nouvelles formes

de dépendance, d’exploitation etd’exclusion sociale. En tant que«mendiant à la recherche d’unenouvelle joie de vivre», François dé-couvrit tous ceux qui échouèrentdevant les remparts de la ville etles lépreux au loin, dans la plaine.

Rencontrer des gens d’égal à égalLa rupture avec la ville, qui estdiscriminatoire à l’égard de sescitoyens – les familles des travail-leurs et des paysans – provoquedes expériences d’égal à égal avecles plus pauvres – et une expé-rience mystique. Dans l’église dé-solée de San Damiano, il découvreun pauvre Christ, non pas un sou-verain intronisé en habits nobles,comme dans l’église de S. Rufinod’Assise, mais un Christ à moitiénu, humain et sans abri, dans unechapelle en ruines devant les mursde la ville. «Né pour nous en chemin»,écrivit plus tard François dans unpsaume de Noël; le Fils de Dieua mis de côté les privilèges et lesrichesses et a rencontré les genspour qu’ils puissent trouver lavie, en abondance! Les expérien-ces de San Damiano provoquentchez François un changement decap radical. Il se déshérite, se mar-

Partager le plus possible – la voiede François contre la pauvretéLes pauvres s’appauvrissent et les riches s’enrichissent! Ce que nous observons aujourd’huidans nos villes, à la campagne et dans le monde, occupait déjà François d’Assise il y a 800 ans.Quelle réponse lui et les frères de son Ordre ont­ils face à la pauvreté du monde – hier etaujourd’hui? Niklaus Kuster

ginalise et restaure la petite églisedu pauvre Christ de ses propresmains. Deux ans plus tard, il trouve sanouvelle mission dans la chapellede Portioncule. Comme les disci-ples de Jésus l’ont déjà fait, il s’agitde relever les accablés, d’intégrerles exclus et d’apporter la paix auxvilles en guerre et aux familles dé-chirées. François a mené à bien lamission de paix et a rapidementtrouvé des compagnons de tousles milieux. Ils fondent une frater-nité subversive, travaillant dans lesmaisons des aristocrates ainsi quedans les champs des familles pay-sannes. En unissant dans leur pro-pre cercle ce qui divise strictement

la société en classes, les frèresdeviennent une provocation, lesnobles ne sont pas au-dessus descitoyens, les citadins ne sont pasau-dessus des paysans, les ins-truits ne sont pas meilleurs que

En regroupant en leursein des frères de touteclasse et origine,les communautésfranciscaines provoquentla société trèshiérarchisée d’alors.

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les gens sans instruction, et lesprêtres ne sont pas supérieurs auxlaïcs. Car tous ont le même Pèrequi est aux cieux, et personne nepeut plaire à Dieu qui ignore lesbesoins des hommes.

Suivre le Maître, les mains videsFrançois et ses frères suivent larecommandation de Jésus: vendretous leurs biens, les donner auxpauvres et suivre le Maître, les

mains vides (Mc 10). Ce n’est pasla misère, mais la solidarité quiinspire ce conseil. Comme Jésus,les frères se mettent au servicedes pauvres, mais aussi des riches.Ils s’assoient à la table avec desgens qui ont été mis à l’écart etaussi avec des membres de l’élitesociale. Ils apprennent à connaîtreles lépreux ainsi que les comtes etles évêques. Le fait que le Sultand’Égypte soit aussi devenu son ami

parle pour un amour humain quine connaît pas de frontières, nisociales ni politiques, ni culturellesni religieuses. Dans la société trèsstructurée de son temps, et danscette période de croisades, le rap-prochement se construit sur lacoopération, la réconciliation et laconviction profonde q’un seul etmême Dieu unit tous les peuples.

François n’a pas fondé un ordremendiantFrançois le dit haut et fort: «Nousavons travaillé avec nos mains etje veux travailler.» Il se rappelle de

Le relief en pierre avec François et des éléves est accroché sur le mur du Séminaire de Kasita,fondé en 1950 par des capucins suisses dans les monts de Mahenge en Tanzanie.Le relief montre le désir du saint de tout partager, avec les pauvres, y compris son savoir.

Photo: Adrian Müller

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son mouvement dans son testa-ment: «Travailler avec des gensde toutes conditions sociales!Travailler pour partager tout cequi est disponible, et encoura-ger les membres de chaque clas-se à partager de manière à cequ’ils surmontent la pauvreté.» Lespremiers frères, majoritairement

d’origine bourgeoise et noble, nesont pas pour la lutte des classes.Leur modèle est Jésus de Nazareth,

qui est venu pour que tous les gensaient la vie en abondance et qui aenseigné à voir ses frères et sœursbien-aimés en les affamés et lesdémunis, en les étrangers et lesexclus.

Les capucins, des pauvres?Je me souviens avec reconnais-sance de mon noviciat à Soleure.Notre formateur nous a fait quel-ques remarques concises: «Il y a lapauvreté à aimer et la pauvretéà combattre. La pauvreté francis-caine ne signifie pas avoir le moinspossible, mais partager le pluspossible», matériellement et spiri-

tuellement, en biens, espaces devie, temps et expériences. Aprèstrois mois au couvent, chacund’entre nous a fait un stage detrois mois auprès d’un groupe depersonnes vivant en marge de lasociété: des sans-abri à Zurich, desenfants handicapés à Bremgarten,des jeunes séparés de leur famille,des mourants dans un service desoins palliatifs.

Susciter plus de solidaritéÀ la fin de ma formation de base,j’ai voulu devenir assistant social etcontribuer ainsi, par ma qualifica-tion professionnelle, à une société

Nous avons travailléde nos mains et je veuxtravailler.

Jésus s’identifie surtout aux pauvres, aux enfants et aux faibles: «Ce que tu as faitpour un de mes plus petits frères, tu l’as fait pour moi.» (Matthieu 25,40)

Photo: Nadine Crausaz

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plus humaine. Mais un échange depoints de vue avec un psychiatrea secoué mes rêves d’avenir demanière inattendue. J’avais étéenvoyé à Mayence en tant quenovice pour remettre en questionde manière critique la devise «Dieuseul suffit», dans un débat téléviséavec un jeune Bénédictin. Sur leplateau de l’émission, j’ai évoquéavec ce psychiatre, spécialisé dansles problèmes liés à la toxicomanie,mon souhait d’œuvrer dans le tra-vail social. Il m’a déconseillé avecconviction: «Il y a assez de travail-leurs sociaux. Ce qui menace pro-fondément notre société, c’est unvide intérieur, une crise de sens,un manque de valeurs fondamen-tales! Vous, les religieux, vousdevez donner des réponses! Offrezune alternative! La société divise,montrez ce qui nous unit! La viemoderne devient de plus en plus

trépidante; créez des lieux de paixet de rassemblement! Beaucoupperdent de la profondeur; indiquezdes chemins vers les sources inté-rieures! Notre société et le mondeentier deviennent de moins enmoins solidaires, soyez des signesvivants d’une solidarité plus large.»

Vision de la pauvreté«Je vois avec reconnaissance com-ment les communautés capucinesmettent en pratique cette visionde la pauvreté. Nous travaillons etvivons à Rapperswil et Olten entant qu’hôtes et non en tant quepropriétaires des couvents qui ap-partiennent à l’État. Par l’hospita-lité et l’offre «Couvents (commu-nautés) pour vivre ensemble» nouspartageons nos vies, nos espaces,nos expériences et notre temps. Legrand couvent de Lucerne loue dessalles et a converti des espaces con-

ventuels en «appartements». Lecouvent de Mels a confié à un orga-nisme de soins palliatifs d’aména-ger de nouveaux locaux. L’argentque nous pouvons récolter estreversé au fonds de solidarité quirépond aux urgences matériellesdans notre pays et à l’étranger.J’utilise l’argent avec le plus grandsoin. Ce que je ne dépense pas pourmoi profite aux nécessiteux. Ce que signifie l’amour francis-cain de la pauvreté se vit depuis sixans à la tête de l’Église catholiquegrâce au Pape qui a choisi Fran-çois comme nom et programme.Son encyclique consacrée à l’en-vironnement «Laudato si’» exprimedes préoccupations franciscainesfondamentales: tous les hommesvivent dans la «maison communede la création». La propriété neveut pas créer des privilégiés, maisservir tout le monde.

Un dicton tout à fait franciscain: Ce que je ne dépenserai paspour moi revient à ceux qui sont dans le besoin.

Photo: Joerg Boethling

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Isabelle, vous êtes appelée àtravailler «transversalement».Qu’entendez-vous par là?Sur le plan social, il y a des organis-mes bien connus, tel que Caritasou les sociétés St-Vincent de Paul,ou l’Accueil Ste-Elisabeth, pourparler de Fribourg. Ils sont connuset fréquentés. Nous tentons de créer des liens,d’offrir des lieux de rencontre etdonc d’écoute mutuelle. Notreobjectif, c’est de redynamiser nosengagements de baptisés dans uncontexte nouveau, plus large quecelui d’il y a quelques années, dansle cadre des paroisses d’alors maisbien des unités pastorales afinde créer un dynamisme qui et lesorganismes d’une fois et, toujoursvalables et ce qui doit être au-jourd’hui une attention aux atten-tes de certains individuellementou communautairement. Il y aune réponse prophétique à desbesoins, au nom de la solidaritéhumaine. Il y a des poches de pau-vreté «invisibles», des exclus dela parole, pourtant si importantepour recréer de la socialisation.

À quoi pourriez-vous comparercette mutation de sens etde comportement?Je pense à la catéchèse, du passa-ge de l’enseignement obligatoiredans les écoles à des groupes de

catéchèse pris en charge par deslaïcs bénévoles et engagés. Il y aaujourd’hui un pas à faire dansle sens de la diaconie, du serviceà l’homme. Il faut une manièreprophétique d’aller à la rencontredu pauvre, non simplement pourrépondre à un besoin matériel,comme le besoin d’une aide pourrégler une facture, mais au con-traire prendre du temps pour vrai-ment écouter l’autre qui est non à«situer» dans le ghetto du pauvre,mais dans jardin fleuri des rela-tions interpersonnelles. Car au-delàde ses besoins, il s’agit de prendreen compte une personne qui mériteattention, respect et reconnais-sance. Ce lien interpersonnel etintercommunautaire va permettrede créer et dynamiser de nouvellescommunautés de partage de la foiet donc de la vie.

Nos villages et nos villesconstituent des espaces de vieen mutation qui se définissentcomme des lieux de séjour et nonplus forcément comme des espacesde vie. Qu’en est-il de nos paroisseset de nos unités pastorales?La solidarité et la diaconie y sontles plus belles expressions de la foipartagée, tout simplement. Nousavons des unités pastorales qui ontélargi l’espace de nos paroisses etnous offrent en quelque sorte des

Apprendre des autres:solidarité et diaconieIsabelle Reuse, laïque consacrée, est responsable de la solidarité et de la diaconie au vicariatépiscopal du canton de Fribourg, en lien avec ceux de Lausanne et Genève. Elle insuffle dansles unités pastorales un esprit qui élargit l’horizon de la solidarité par la diaconie. Elle organisedonc une «université de la solidarité et de la diaconie». Bernard Maillard

possibilités nouvelles de contactssi nous prêtons davantage atten-tion à ceux qui sont en «périphé-rie» de nos rencontres sacramen-telles, non pour les ramener toutd’abord dans notre giron, maispour apprendre à vivre ensemble.Les pauvres sont aidés matérielle-ment, mais les gens voués à la soli-tude à cause de leurs styles de vie,de leurs origines, de leurs misèresmorales, on ne les voit plus en face.Cette situation est une interpella-tion criante. Un regard, un sourire,une parole, c’est un cadeau qui faitvivre et revivre et leurs retours nesont pas vains pour notre joie devivre.

Vous dites aussi que touteinitiative de la part de l’Églisecatholique est entrevue parcertains comme du prosélytisme.Que répondez-vous à ce reprochede plus en plus récurrent?Je suis frappée par l’impact d’uneÉglise qui en imposait. Il y a com-me un retour de manivelle. Au-jourd’hui, l’Église est pauvre, estune pauvre parmi les pauvres. Dese laisser guérir, elle en a bien be-soin comme les autres. Se mettreà la hauteur d’yeux s’impose. Selaisser évangéliser à son tour enabandonnant en rien sa mission,c’est plus qu’un programme, c’estun devoir d’humilité. C’est du bon

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Photo: mise à disposition

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sens, en quelque sorte. Il y a undéficit d’humanité dans nos com-munautés. Et les structures, si né-cessaires sont-elles, ne doivent pasl’emporter sur le cœur de notre viechrétienne, à savoir son humanité,sa compassion et sa charité, actesqui vérifient notre foi. C’est biensûr, forts de ces valeurs évangé-liques que nous allons à la rencon-tre de l’autre qui vient à nous parceux qui battent le pavé de noschemins quotidiens, fort heureuse-ment pour nous.

Vous ne manquez ni de projetsni d’audace. De quoi rêvez-vous?Je rêve d’une Église prophétique,tout simplement. Non pas changerpour changer, bien sûr. Avoir une parole qui nous relèveet se révèle audacieuse. Osons lasainteté, telle que la définit notreFrançois. Les étrangers, dans tousles sens du terme, sont notrechance. Ce Jésus de Nazareth nousrévèle le chemin à prendre, celuide l’abandon qui fait vivre. Il y a unverbe qui était à la mode, il n’y a

pas si longtemps: oser. Il est detoute urgence, comme toujours.Oser parler, défendre, soutenir,cela fait partie de notre ADN dechrétiens dans notre monde d’au-jourd’hui.

Plus qu’une aide matérielle, il s’agit de s’occuper des pauvres et des marginalisés,«un regard, un sourire ou un mot», dit Isabelle Reuse.

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Photo: Joerg Boethling

Il est généralement admis que lapauvreté au sens matériel du ter-me signifie avant tout le manquede satisfaction des besoins fonda-mentaux en nourriture et en eau,en santé, en logement et en vête-ments. Le manque d’argent ne peutà lui seul être assimilé à la pau-vreté, tant que la personne con-cernée développe des «stratégiesde subsistance» qui lui permettentde garantir ses besoins fonda-mentaux ailleurs, par exemple encultivant sa propre nourriture. Onparle aujourd’hui principalementde «pauvreté économique», quel’on rattache généralement au re-venu des ménages.

Considérons les informations trans-mises par les institutions suivantes.Banque mondiale: selon cette ban-que influente, les gens sont réduitsà l’extrême pauvreté s’ils possè-dent moins de 1,90 dollar par jourà leur disposition. En 1981, celareprésentait encore 44 pour centde la population mondiale (2 mil-liards de personnes), moins de 10pour cent en 2018 ou un peu plusde 700 millions. La banque estrésolument «optimiste»: «Dans lemonde entier, l’extrême pauvretéest à son plus bas niveau histo-rique». Cependant, elle admettout de même que 3,4 milliardsd’habitants vivent au-dessous du

seuil de pauvreté, et du mal à sub-venir à leurs besoins fondamen-taux. La Banque mondiale utilise icile concept de pauvreté relativecomme une aide. Selon ce principe,une personne vit au-dessous duseuil de pauvreté si elle dispose demoins de 3,20 dollars par jour dansles pays dont le revenu moyen sesitue dans la tranche inférieure,et de 5,50 dollars par jour dans lespays dont le revenu moyen se situedans la tranche supérieure. L’évolution dans les diverses ré-gions du monde a été très diver-gente. En Asie de l’Est et dans lePacifique, en Asie du Sud, en Amé-rique latine et dans les Caraïbes,la pauvreté, en particulier la pau-vreté absolue, a fortement dimi-nué. En revanche, l’Afrique sub-saharienne compte aujourd’huiplus de personnes extrêmementpauvres qu’en 1990.

Oxfam: l’organisation d’aide d’ur-gence et de développement Ox-fam se concentre davantage surl’écart entre les super riches et lamoitié la plus pauvre de la popula-tion mondiale. Elle reconnaît éga-lement que la forme la plus fla-grante de pauvreté dans le mondeest en train de diminuer et, dansune déclaration, décrit cela commeétant «tout à fait vrai et absolu-

La forme la plus extrême de pauvretédans le monde est en déclin, mais...La question de savoir combien de personnes dans le monde sont touchées par la pauvretéest hautement controversée. La Banque mondiale, l’Organisation internationale du travail,les organes des Nations unies tirent des conclusions contradictoires sur la base de leursdonnées. Jusqu’à présent, il y avait au moins un accord sur le fait que l’extrême pauvretédiminue dans le monde entier, mais les derniers chiffres révèlent quelque chose de différent.Beat Baumgartner

ment réjouissant». Vient ensuiteun «mais»: «Le rythme auquel l’ex-trême pauvreté diminue de moitiédepuis 2013. Dans certaines ré-gions d’Afrique, l’extrême pauvretéest même à nouveau en hausse.» Oxfam se concentre principale-ment sur la répartition massive-ment inégale de la richesse dansle monde et décrit cette situationcomme une conséquence de l’ab-sence de restriction à l’économiede marché. En 2018, la richesse desmilliardaires a augmenté d’environ12 pour cent, soit une moyenne

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de 2,5 milliards de dollars par jour.D’autre part, la moitié la pluspauvre de la population mondialea subi des pertes quotidiennes de11 pour cent, soit 500 millions dedollars. Oxfam est convaincue queles services publics dans les do-maines de l’éducation, de la santéet de la sécurité sociale peuventcontribuer à réduire la pauvreté,mais qu’ils sont dramatiquement

sous-financés dans le monde.Oxfam appelle ainsi à augmenterles investissements dans ces do-maines et à imposer plus forte-ment et plus équitablement lesentreprises et les riches.

L’Organisation des Nations uniespour l’alimentation et l’agriculture(FAO): il est généralement admisque la faim et la malnutrition re-présentent une conséquence di-recte de la pauvreté et non d’unmanque de disponibilité alimen-taire. Dans ses rapports, la FAOsouligne que si le nombre de per-sonnes sous-alimentées dans lemonde est passé de 1 milliard en1990 à 777 millions en 2015, ilaugmente à nouveau graduelle-

ment. Il y a encore environ 8000enfants qui meurent chaque jourde faim, soit près de 3 millions paran. Près des deux tiers des affamésvivent en Asie, un tiers en Afriquesubsaharienne.

ONU, objectifs de développementdurable: en ce qui concerne sonAgenda 2030, l’ONU conclut dansson «Rapport 2018 – Objectifs dedéveloppement durable» que l’ob-jectif d’éradiquer la pauvreté et lafaim dans le monde est irréaliste:«Dans l’ensemble, la vie est meil-leure qu’il y a dix ans, mais l’assu-rance que personne n’est laissépour compte ne progresse pasassez vite pour atteindre les objec-tifs du Programme 2030.»

Photo: Joerg Boethling

Photo: Adrian Müller

Les enfants et les jeunes de l’Inde, du Bangladesh et de la Tanzanie représentés sur ces photossont-ils pauvres ou extrêmement pauvres? Est-ce que leurs besoins fondamentaux en nourriture,en eau, en santé, en logement et en vêtements, ainsi qu’en éducation sont assurés?

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Le cri de Martine, fillette handica-pée, m’a profondément interpellé,alors que j’étais curé de brousse, àBenoye. De fil en aiguille, tout s’estmis en place grâce à des rencontresprovidentielles. Après 15 ans devie missionnaire comme frère laïcmenuisier et catéchète à Moun-dou (Tchad), il m’a été donné defaire l’École de la Foi à Fribourg etd’être ordonné prêtre en mars1976.

Toujours de fil en aiguilleNommé curé de Benoye avec ses40 villages – 65 km au nord deMoundou – j’ai découvert bien deshandicapés, dont Martine qui dutêtre amputée. En janvier 1978, jepasse à la léproserie de Mokolo,au Nord Cameroun, dirigée parune sœur Canadienne connue àl’École de la Foi. J’y rencontre for-tuitement Raymond et Pierre Jac-card, deux frères prêtres fran-çais, de la léproserie Jammot, deYaoundé venus y apporter leuraide. Du Dr Guy Fajal, médecin-chef de réadaptation fonctionnel-le à Beauvais et spécialiste del’appareillage, ils avaient appriscomment améliorer la mobilité deslépreux amputés. Je leur ai confiémes besoins et ils me proposèrentde les rejoindre pour acquérir unepetite formation à l’appareillage. La remise sur pied d’un enfant n’est pas uniquement physique mais sociale.

«Je veux marcher debout»,un cri d’espoir au TchadUn cri d’espoir, puis un projet en faveur des handicapés, les pauvres parmi les pauvres, lesexclus de la société tchadienne. Cela se construit peu à peu, avec la mise en place destructures adaptées et la prise en charge au gré des cas rencontrés. Fr. Michel, capucin, y mettoute son énergie et son cœur. Œuvre franciscaine que ce Centre Notre­Dame de Paix.Histoire singulière! Frère Michel Guimbaud

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Double-page (24/25):Un contraste saisissant également en termes

de couleur: les nouveaux gratte-ciel pour lesmoyennes et hautes sphères de la société deMumbai, juste à côté de la couleur uniforme

des immenses quartiers de bidonvilles.Photo: © Johnny Miller

23frères en marche 5|2019

Et subitement, un déclic…De retour, j’exposais ce projet àmes frères capucins et aux sœursqui me demandèrent que Sr Marie-Ange puisse m’accompagner. Ellesouhaitait améliorer la vie de nom-breux enfants, victimes de la polio,déambulant sur leurs genoux àTorok où Sr Greet Marty, des sœursursulines de Fribourg, était sou-cieuse également du sort de tantd’enfants en situation de handi-cap. En avril 1978, nous partîmeschez les Pères Jaccard pour étudier

séquelles de la maladie. Nousl’avons appelé «Notre-Dame de laPaix» parce qu’ouvert à tout unchacun, quelle que soit sa religion.Informées de ce service, des pa-roisses sollicitèrent notre aide.Nous avons dû alors faire appel àdes coopérants spécialisés. Vu ledéveloppement de Benoye, maisaussi de Torok, le Dr Guy Fajal con-sacra, cinq années de suite, troissemaines de formation en kinési-thérapie et en appareillage pourune vingtaine d’intéressés.

dou pour les missions chirurgi-cales. Une fois édifiés quelquesbâtiments de services, le Centre«Notre-Dame de la Paix» à Moun-dou s’ouvrit en 1993 et fut baptiséen ngambay «MDIGUI NJA TAR»(Je veux marcher debout.)

Quel avenir?Le centre «Notre-Dame de la Paix»est sous la responsabilité des capu-cins du Tchad et de Centrafrique.Depuis 2014, géré par deux FrèresTchadiens, il emploie 30 personnespour les services de kinésithéra-pie, de fabrication des appareilsde marche et services infirmiers.Quatre-vingt-cinq missions chirur-gicales furent réalisées à ce jour, aubénéfice de 4301 personnes.

Debout pour la vieLe centre de Moundou traite à pré-sent 800 à 900 personnes par an.Dès le début, nous avons comprisque la remise sur pied d’un enfantn’était pas uniquement physiquemais sociale. Nous en accompa-gnons 300 par année pour une for-mation scolaire et professionnelle.Nous les aidons par la suite à seprendre en charge dans leur mi-lieu, ce qui nécessite un suivi régu-lier. «Je veux marcher debout», cecri d’une handicapée se déplaçantsur ses genoux déclencha peu àpeu une prise en charge globalede ceux qui souffraient de divershandicaps. Nos six centres sontdevenus une cour des miracles!Dès le début, nous avons été ani-més par la parole de Jésus: «Ceque vous avez fait au plus petitd’entre les miens, c’est à moi quevous l’avez fait.»

quelques éléments de réadapta-tion fonctionnelle et d’appareil-lage.

Tout démarre en brousseÀ Benoye, je réalisais assez conve-nablement une prothèse fémoralepour Martine et deux autres pro-thèses tibiales. Pendant ce temps,Sr Marie-Ange fortifiait les mus-cles non atteints par la polio. Le 1er

mai 1979, nous débutions ce ser-vice avec cinq enfants portant les

Missions chirurgicalesLa formation se poursuivit avecdes intervenants venant quelquesmois par année. Le Dr Fajal éprouvela nécessité d’organiser des mis-sions chirurgicales, la premièreeut lieu le 1er mai 1979 à Bebalem,à l’hôpital de l’Église protestante,et la seconde en janvier 1980 àl’hôpital public de Moundou. L’aug-mentation des demandes nous fitcomprendre la nécessité de dispo-ser d’un centre permanent à Moun-

L’infirmière de l’équipe chirurgicale appose aussi son nom par solidarité.

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26 frères en marche 5|2019

Carlo Knöpfel, d’où vient votreintérêt de longue date pourles questions de pauvreté?Je pense qu’il y a une raison dansma biographie. J’ai grandi dansune «famille de modestes travail-leurs» à Bâle, dans un quartier où lenombre de personnes en situationde pauvreté était supérieur à la

Vous avez travaillé pour CaritasSuisse pendant près de 20 ans etvous avez publié avec ClaudiaSchuwey un ouvrage de référencesur la pauvreté en Suisse.À sa lecture, il apparaît clairement,à quel point, la question dela «pauvreté» est complexe.Pour dire les choses simplement,la pauvreté, c’est plus que le faitd’être à court d’argent. La nécessitépeut être décrite comme une si-tuation de vie spécifique. La pau-vreté est ainsi également liée à lasanté et à l’éducation. L’emploi joueégalement un rôle central, toutcomme la situation financière etl’endettement. La pauvreté touchegénéralement aussi les migrantset a quelque chose à voir avec leurpermis de séjour. Ainsi, si un mi-grant ne dispose que d’un permisde séjour d’un an, il ne peut passolliciter l’aide sociale. Faute dequoi il court le risque de perdre cepermis. La pauvreté peut aussi êtreconsidérée comme une phase dela vie d’une personne. Il est clairqu’il y a des périodes où le risquede carence est plus élevé. Parexemple lorsque l’on fonde unefamille ou que l’on perd son emploipeu avant la retraite. Les risques depauvreté sont plus faibles lorsque,tout jeune, vous faites carrière ouvivez seul et sans enfants.

La pauvreté, c’est plus quele manque d’argentEnviron un septième de la population suisse est touché ou menacé par la précarité.Nous avons demandé à Carlo Knöpfel, chercheur sur la pauvreté, pourquoi il en est ainsi.Beat Baumgartner

Un autre accès à la pauvreté pourmoi est, d’un point de vue de laperspective de vie, la question sui-vante: combien de chances la vieet la société me donnent-ellespour devenir ce que je souhaite?L’école et l’éducation de base ou-vrent-elles les mêmes perspectivesde carrière pour tous? Ou: la so-ciété m’aide-t-elle à me remettresur pied après un échec profession-nel, à rattraper mon retard dansma formation professionnelle ou àme réorienter?

En Suisse, dans les discussions,la question de la responsabilitépersonnelle et de la culpabilitéest fréquemment abordée.La responsabilité personnelle re-présente une valeur essentielledans la société suisse, c’est lanorme sociale dominante. Lespauvres l’ont également intériori-sée au cours de leur socialisation.D’où le phénomène répandu se-lon lequel les pauvres hésitent àrecourir à l’aide sociale, même s’ilsy ont légalement droit. Ils onthonte de devoir vivre de la société.Ils sont convaincus qu’en casd’échec, c’est de leur faute, qu’ilsn’ont pas endossé suffisammentleur responsabilité personnelle.Ces personnes n’arrêtent pas de sedire: «Je veux aller travailler, parceque leur environnement souhaite

«Il y a des phases de la vie avec de plus grandsrisques de pauvreté, par exemple, lors de lafondation d’une famille,de la perte d’un emploiou au moment de la retraite», souligne leBâlois Carlo Knöpfel, chercheur sur la pauvreté.

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moyenne. Cinq d’entre nous ontvécu longtemps dans un apparte-ment de deux-pièces, avec un seulrobinet pour faire la lessive et lavaisselle et pour nous laver. Monpère travaillait par roulement aux«Basler Trämli», (tramways de Bâle)ma mère faisait le ménage le soir.

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›27frères en marche 5|2019

l’entendre et bien que ces per-sonnes – objectivement parlant –ont souvent peu de chances d’en-trer sur notre marché du travail.» Tout débat sur la responsabilitépersonnelle a pour pendant la soli-darité, aujourd’hui peu évoquée.Pourtant, il s’agit de trouver unéquilibre entre l’insistance sur laresponsabilité personnelle et l’obli-gation de solidarité sociale, selonle préambule de notre Constitu-tion fédérale: «La force du peuplese mesure par le bien-être desfaibles.» Il a été prouvé que notremarché du travail offre plus d’op-portunités que d’autres à certainespersonnes ayant des qualificationset un meilleur réseau. Nous devonsfaire preuve de solidarité à l’égarddes personnes qui ont moins depossibilités de carrière.

Jusqu’à présent, nous n’avonsparlé que de la pauvreté en général.Est-il même possible de direconcrètement quand quelqu’unest pauvre en Suisse?En fin de compte, nous établissonsle risque de pauvreté par rapport àla situation financière d’une per-sonne. Si son revenu et ses bienssont inférieurs à un certain «seuilde pauvreté», ils ont droit à l’aidesociale. C’est la définition la plusétroite de la pauvreté. Cependant,ce seuil de pauvreté ne représentepas le résultat d’un examen scien-tifique, mais est déterminé politi-quement. Elle est exprimée dansles lois cantonales sur l’aide so-ciale, qui précisent exactement:«Quiconque a moins d’un certainrevenu a droit à l’aide sociale.»

Conférence suisse des institutionsd’action sociale (CSIAS), joue unrôle clé dans la déterminationde cette valeur. Elle fixepériodiquement le seuil de

pauvreté moyen, à CHF 3990.–par mois pour deux adultes avecdeux enfants en 2017, n’est-ce pasune vision très statique?Ces valeurs, basées sur les chiffresde l’Office fédéral de la statisti-que, ne représentent à dire vraique des moyennes. La formule dela prestation de soutien est lerésultat d’une addition: d’abord lesbesoins fondamentaux d’une per-sonne, d’une famille, etc. Qui, selonla CSIAS, sont les mêmes danstoute la Suisse. Pour résumer, un

litre de lait chez Denner coûte lemême prix dans toute la Suisse.À posteriori, les primes de loyeret d’assurance-maladie sont ajou-tées. Aucun montant général n’estproposé ici, mais selon la CSIAS, lesdeux facteurs de coût doivent êtredéterminés en fonction des condi-tions locales. Les valeurs médianesmentionnées par la CSIAS ne sontainsi pas un seuil de pauvretéofficiel suisse au sens juridiquedu terme, mais une constructionmathématique.

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L’un des risques de pauvreté en Suisse est le divorce qui toucheprincipalement les femmes – et leurs enfants, le cas échéant.

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Quel est le facteur prépondérantde risque de pauvreté?Manifestement, le chômage. La si-tuation sur le marché du travail –en combinaison avec son éduca-tion – est le facteur prépondérantqui détermine si une personne estpauvre ou non. Et puis l’âge peuts’ajouter à cela. Un autre facteurest le divorce. Il concerne principa-lement les femmes. Pour être plusprécis, il s’agit de la réglementa-tion de droit social du divorce. Encas de séparation, en effet, le mon-tant de la pension alimentaireque le soutien économique princi-pal, – généralement le mari – doitpayer est déterminé. Toutefois, la

pension alimentaire ne peut êtrefixée qu’à un montant tel qu’il netombe pas dans la pauvreté. Si lapension est insuffisante, la femmeet ses enfants devront inévitable-ment demander l’aide sociale. Lamère de famille accumule desdettes, car lorsqu’elle se rétabliraéconomiquement, plus tard, elledevra rembourser les prestationsreçues. Et le troisième risque, ce sont lesdifférentes révisions des régimesd’assurance sociale, en particulierl’AI. Le durcissement de l’octroides pensions signifie que les per-sonnes souffrant de problèmes desanté se retrouvent à l’aide sociale,

alors qu’elles auraient vraisembla-blement perçu une rente AI, il y aquelques années à peine.

L’aide sociale ne fonctionnepas non plus sans condition,mais avec des incitations etdes menaces de pénalité.Je suis en faveur d’un droit à unmoyen de subsistance, sans «si» ni«mais». La décision est précédéed’un examen d’admissibilité. En cesens, l’aide sociale n’est pas incon-ditionnelle, car le revenu et la si-tuation financière ainsi que celledu logement sont examinés soi-gneusement. Mais toute personnequi a droit à l’aide sociale devrait

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«En fin de compte, nous établissons le risque de pauvreté par rapportà la situation financière d’une personne», souligne Carlo Knöpfel.

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percevoir cette prestation sansautre restriction. Ce n’est pas lecas aujourd’hui. Quiconque neconsent pas à suffisamment d’ef-forts pour s’intégrer au marchéde l’emploi risque de voir ses pres-tations diminuer. Par ailleurs, ilest délicat de contraindre les gens

à chercher à nouveau un salaire auminimum vital sur le marché dutravail régulier. On le sait par expé-rience. Cela doit plutôt se faire enconsultation avec le travailleur so-cial, où les possibilités et les pers-pectives sont négociées et où lebénéficiaire de l’aide sociale est

soutenu pour obtenir un emploi.Mais cela doit se faire sur une basevolontaire.

Nouveau manuel sur la pauvreté en Suisse |Claudia Schuwey et Carlo Knöpfel | ÉditionsCaritas, 2014 | EAN/ISBN-13: 978-3-85592-133-1.

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Donner pour les pauvres, une pratique caritative répandue dans les communautés chrétiennes. Mais Carlo Knöpfel,chercheur sur la pauvreté, souhaite avant tout que nous fassions des dons aux personnes en situation de risque de pauvreté.

Traitez-les équitablement et correctement et ne les stigmatisez pas selon le principe que ce qui leur arrive est de leur faute.

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Pourquoi la pauvreté est-elle deve-nue une question si grave pourque l’Ordre franciscain s’en trouvedivisé? Les raisons résident dans ledéveloppement du mouvementfranciscain des XIIIe et XIVe siècles.Lorsque François, une fois sortid’une profonde crise, après des an-nées d’intenses recherches, trouvafinalement une nouvelle manièrede suivre le Christ dans la pauvretéabsolue, l’ascèse et l’obéissance àDieu.

Croissance fulgurantede la fraternitéL’ex-marchand d’Assise parcouraitl’Ombrie sans se lasser et annon-çait sur les places des villes le mes-sage de paix des Évangiles dans unlangage que tous comprenaient.Au début, des hommes se mirent àle suivre, mais par la suite, toujoursplus le rejoignirent pour partagersa vie. Déjà après une décennie,il y en avait un tel nombre queFrançois tint à faire reconnaîtreson mouvement par le Pape Inno-cent III. En 1209, la reconnaissanceorale de cette forme de vie allaitfaire éclater des milliers de com-munautés à travers le monde.

Très vite, des personnes très diffé-rentes les unes des autres, des laïcscomme aussi des clercs, des genscultivés et des incultes, des riches,des pauvres se joignirent à Fran-çois. C’est alors que surgirent desquestions sur la manière de vivresa règle de vie. C’est particulière-ment sur le cœur de celle-ci quese focalisa la discussion, à savoir lamanière de comprendre et vivre lapauvreté sur le plan personnel etcommunautaire. Le pauvre d’Assise et ses pre-miers compagnons n’obtinrentpas leur salut dans la quiétuded’un cloître, car pour eux, le mondeest leur couvent. Si la pauvretéfranciscaine répondit aux attentes

de beaucoup, elle se transforma enun problème. La question devintlancinante: est-ce que la vie francis-caine telle que voulue par Françoispeut-elle vraiment se concrétiser

Luttes intestines au nomde la pauvreté franciscaineLa pauvreté telle que vécue par François reste depuis plus de 800 ans un défi continuelpour les frères et sœurs de la famille franciscaine. Pour sa forme et sa mise en pratique,que de luttes intestines et de souffrances au Moyen Âge!Bernd Schmies

dans une organisation influentecomme l’Ordre franciscain?

«Normalisation» de l’OrdrefranciscainUne «normalisation» de l’Ordrefranciscain s’est opérée déjà duvivant de François. Son Testamentexprimant «ses dernières volon-tés» n’a pas été respecté. Cela s’estclairement manifesté par l’implan-tation de gros couvents à traverstoute l’Europe, alors que Françoisn’en voulait pas. Tout cela se passeen s’appuyant sur le droit del’Église grâce à la règle approuvéepar le Pape Honoré III qui permitque l’Ordre puisse jouir de plus enplus de privilèges pontificaux etde dispenses, ce qui eut pourconséquence de prendre des liber-tés par rapport à la Règle de viede saint François. Les Franciscains en sont là aumilieu du XIIIe siècle, grâce à laréussite de leur élan missionnairedans les villes, mais aussi dans lescampagnes. Il n’est plus pensabledès lors de comprendre autrementleur insertion dans le monde.Dans le même temps, des Frères seretrouvèrent nommés à de hautes

Si la pauvretéfranciscaine répond auxattentes de beaucoup,pourtant, elle devientaussi un problèmepour beaucoup.

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charges ecclésiastiques ou acadé-miques, ce qui déclencha des li-tiges avec le clergé et des profes-seurs d’université qui ressentirentcela comme une concurrence.

Trop de privilèges, de donationset de fondations?À cause de cela, que de tensionset de tumultes dans l’Ordre. Lereproche fait par certains milieuxextérieurs à l’Ordre, surtout leclergé, était que l’idéal de pauvretétel que donné par l’Ordre tenaitplus du «paraître que de l’être».À leurs yeux, la vie franciscainene reposait nullement sur la pau-vreté, l’ascèse et l’obéissance, maisreposait sur des privilèges, desdonations et des fondations. Quelques frères considérèrentcette critique comme sérieuse, carelle traduisait bien la perte du cha-risme initial de l’Ordre. Les autres,surtout au niveau de la directionde l’Ordre, mirent en avant l’im-mense croissance de la commu-nauté et de ses tâches dans l’Égliseet dans la société urbaine enpleine mutation. Saint Bonaventure, ministregénéral depuis 1257, s’efforça deréaliser l’unité au sein de l’ordreen cherchant un point d’équilibreentre ces groupes qui se faisaientfront. Il décida que tout Franciscaincomme d’ailleurs l’Ordre en tantque tel peut se réclamer desbiens à disposition de l’Ordre – desconstructions conventuelles auxdenrées alimentaires au nom du«droit d’utilisation», purement fac-tuel. L’ancien professeur à l’Univer-sité de Paris avait alors établi sa«construction juridique» qui pour-tant ne permit pas de garantir unepaix durable entre les frères.

La bataille autour de lapauvreté s’intensifieDéjà, peu d’années après la mortde Bonaventure en 1274, lesconflits reprirent quand le PapeNicolas III adressa une bulle repre-nant les idées de Bonaventure,pour «imposer» une nouvelle com-préhension de la pauvreté francis-caine, plus praticable. Se déclenche

alors ce que l’on a appelé «le conflitsur la pauvreté pratique». Des frères opposants appelésaussi «les Spirituels» se retrouvè-rent dans diverses provinces d’Ita-lie, de France et d’Espagne, et ceciindépendamment les unes desautres et se soulevèrent, en paro-les et en actes, contre la «commu-nauté» majoritaire de l’Ordre.

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Saint François cherchait la pauvreté totale, ici dans sa grotte de prière à Fonte Colombo.Sur l’insistance de la curie romaine, il a élaboré une Règle définitive de l’Ordre.

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La pauvreté court le risqued’être de façadeDans la présentation du «degréd’obligation» de la Règle, il estquestion en fait de la rendrepraticable par les frères, commesouligné auparavant. Dès lors, lesSpirituels luttèrent pour conserverla pauvreté d’origine, craignantle danger qu’elle ne soit purementformelle, donc de façade. Dans leur zèle pour la «plushaute pauvreté», les Spirituels pri-rent en compte la pureté de l’Ordreau détriment de son unité. Étantcontre la séparation, la directionde l’Ordre invoqua le devoir d’obéirà l’Église ainsi qu’au Pape et à laCurie, ce dont se réclamaient d’ail-leurs les Spirituels car la Règleprescrit déjà l’obéissance des frè-res à l’Ordre et à l’Église. L’exécu-

tion de quatre frères hérétiques,brûlés à Marseille en 1318, nemit aucunement un point final auconflit, bien au contraire.

Reproche d’hérésie contre l’OrdreQuand le Pape Jean XXII, trois ansplus tard, eut à traiter à nouveaude la question de la pauvreté dansl’Ordre, il la présenta à son Consis-

toire sous forme de question:est-ce hérétique d’affirmer que leChrist et ses Apôtres n’avaient riendu tout en propre et en commun?Le conflit autour de la pauvretésurvint à nouveau. Les Franciscains se rassemblè-rent pour en discuter, car il y allaitdu fondement de leur vie à la suitedu Christ et de François. L’Ordre se

Photos: © Moritz Rosenhauser – Cordeliers de Fribourg

Le couvent des Cordeliers à Fribourg, dont lesorigines remontent à 1256, fut par le passéau service de la pastorale et de l’éducation.

Son annexe fut un foyer d’accueil pour étudiantset apprentis, portant le nom de Père Girard,

leur pédagogue de grande envergure.Aujourd’hui, le couvent et son annexe sont encore

au service de jeunes étudiants et d’institutionssociales et ecclésiales, entre autres.

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vit accusé d’hérésie avec le Géné-ral de l’Ordre en tête, Michele deCesena. Il fut prié de prendre posi-tion sur ce conflit sur la pauvreté.Comme on le craignait, le PapeJean XXII après des débats hou-leux avec les Franciscains, décida,vu leur affirmation selon laquellele Christ et les Apôtres n’auraientrien «eu», en propre et en com-mun, qu’il fallait les considérercomme hérétiques. Auparavant, il avait décidé qu’àl’avenir, l’Ordre aurait la propriétésur les biens comme le manger, leboire et les vêtements. Par consé-quent, il n’était plus désormaissans propriété. Comme ils étaientcontre cette décision papale, le mi-nistre général Michele de Cesenaet ses compagnons Bonagratiade Bergame, Guillaume d’Ockham,Henri de Thalheim et d’autres,furent contraints de quitter Avi-gnon, en 1328. Ils trouvèrent finalement refugeauprès de l’empereur Louis de Ba-vière. Pour le Pape, le conflit étaitclos, mais toutes les questionsrestèrent ouvertes. En premier lieudans l’Ordre, qui à la fin du XIVe siè-cle, vit avec les Observants à nou-veau la question de la compréhen-sion de la pauvreté et de sa pra-tique, ce qui conduisit finalementau partage de l’Ordre entre Francis-cains et Conventuels (Cordeliers). Le conflit sur la pauvreté duMoyen Âge réapparut en quelque

sorte dès les années 1970 avec lathéologie de la libération, lorsqueles Frères de l’Ordre se réclamèrentd’une spiritualité incarnée, con-textualisée. Il se vérifie à nouveauque la pauvreté volontaire, selon lavision franciscaine, a une significa-tion politique et une portée socié-

tale forçant tout d’abord l’Ordre etl’Église à se positionner, à ce sujet,aujourd’hui comme elle l’a fait auMoyen Âge.Bernd Schmies est directeur de la Hauteécole de recherches franciscaines à Münster.

Pour la théologie dela libération, la pauvretévolontaire, selon la visionfranciscaine, a toujoursune signification politiqueet une portée sociétale.

François donnant son manteau à un chevalier appauvri,basilique supérieure San Francesco, Assise.

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«Que les frères ne s’approprient rien,ni maison, ni lieu, ni quoi que ce soit.Et comme des pèlerins et des étrangersen ce siècle, servant le Seigneur dansla pauvreté et l’humilité…(Testament, Règle des frères mineurs)

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La pauvreté etnos pauvretésQue de fois il nous arrive, lorsqu’il est question des pauvresdu monde, d’entendre: «Ils sont plus heureux que nous».Et c’est vrai, heureusement vrai d’en prendre bonne notecar ils ont le sens de la vie. Mais la question demeure bien:Qu’est­ce que le bonheur? Ou encore «qu’est­ce que le bonheurdans la pauvreté», ou même qu’est­ce que la pauvreté.Chacun s’en fait plus ou moins une idée. Bernard Maillard

Des discours et des conférencesne disent pas tout lorsqu’onaborde ces questions bien tropsouvent de l’extérieur. Nous nouscontentons de comparer les choseset les situations en les ramenantà une simple réflexion comme:«C’était aussi comme ça chez nous,avant la guerre.» C’est en partievrai et peut-être bien vrai, égale-ment. On pourrait alors en con-clure, avec un certain fatalisme:«C’est ça la vie», ce que j’entendsbeaucoup parmi les requérantsd’asile qu’il m’arrive de rencontrer. Du fatalisme ou de la déception,ou alors c’est grâce et avec celaqu’ils vont de l’avant, qu’ils espè-rent, peut-être contre toute espé-rance, à nos yeux. Mais c’est biencela la vie, espérer. Non pas de dé-crocher la lune, mais ce qui nouspousse de l’avant, nous dynamiseet tout simplement donne sens ànotre vie, l’esprit de survie en toutecirconstance, à tout prix, avec seshauts et ses bas. La pauvreté dans une société deconsommation, c’est ne pas avoirles moyens matériels de vivre, toutcourt. Quand un salaire ne suffitplus, quand une allocation est re-fusée, quand on est mis à la portede son appartement, faute de reve-nus pour payer le loyer, que de-

vient-on? Et il y a tant d’autrespauvretés que nous côtoyons: lasolitude, la dépendance, le rejet, etj’en passe. Le Pape François nouspresse de ne jamais en arriver àconsidérer la personne comme un«déchet», une «ordure», mais bienun être qui mérite toute notreattention et tout notre respect. Il y a une pauvreté affligeante,celle qui est la conséquence d’idéo-logies de toutes sortes qui nousanesthésient parfois. Plus rien nenous étonne, en quelque sorte;abreuvés de nouvelles négatives,les bonnes nouvelles nous sontaussi rarement offertes. Peut-êtremême celles de notre attachementà la personne du Christ qui a em-brassé notre condition humaine,en allant jusqu’à la mort sur unecroix, supplice infâme. En embrassant le monde, onembrasse aussi les croix qui jalon-nent notre parcours de vie. Bonnenouvelle pour tout un chacun Dela mort à nous-même surgit la vie!Nous sommes plus que la simplesomme de nos «misères», noussommes le défi des défis, épouserdame Pauvreté, comme dit Fran-çois, le «petit Pauvre» d’Assise, lui lemaître des maîtres en la matière. Aussi, un conseil pour ceux quiveulent le connaître et surtoutvivre de son esprit; lisez la Sagessed’un pauvre, petit ouvrage duFranciscain Eloi Leclerc si éclairantpour toutes les générations, etque l’on reprend volontiers pourse nourrir de son expérience toutede solidarité, sans oublier celleavec toute la création qu’il ne faitque chanter dans son Cantique descréatures.

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Si l’Europe et les États-Unis sontactuellement confrontés à un raz-de-marée de réfugiés en prove-nance d’Afrique et d’Amérique la-tine, ce n’est pas seulement en rai-son des conflits et des systèmes degouvernement oppressifs dans lespays d’origine. On parle surtout dela disette et des pénuries qui sévis-sent dans l’hémisphère sud. En ef-fet, malgré les grands progrès réa-lisés au cours des dernières décen-nies, l’extrême pauvreté s’est in-tensifiée dans certaines régions(voir aussi l’article en page 20), et iln’y a aucun signe de réductiondans la lutte contre ce fléau. Si lacommunauté internationale neparvient pas à mieux maîtrisercette grave problématique, il est àcraindre que des millions de réfu-giés fuient le continent noir versl’Europe, en raison de l’explosiondémographique dramatique etcontinue. La moitié des enfants d’Afriquesubsaharienne grandissent dansune pauvreté extrême (selon lesrapports de la Banque mondiale etde l’UNICEF) et cela touche parti-culièrement les enfants de moinsde cinq ans. «Cette extrême pau-vreté menace non seulement leuravenir, mais aussi les sociétés danslesquelles ils vivent», a déclaré An-

thony Lake, responsable du rap-port d’analyse mentionné ci-des-sus. Il est donc fondamental d’in-vestir avant tout dans les pre-mières années de la vie des en-fants. Et cela signifie des servicesde consultations pour les femmesenceintes et pour les mères avec

nouveau-nés lesquels sont mena-cés par une mortalité infantile éle-vée. Il est également capital d’as-surer un apport d’eau, des servicesde santé universels et une éduca-tion adéquate, ce qui peut contri-buer à la prévention de la faim, dela malnutrition et de la misère. L’indigence des enfants, commenous le savons, ne demeure pasuniquement un problème pourles pays en développement, maisaussi un phénomène auquel l’Alle-magne doit s’attaquer. Ce qui alongtemps été considéré commeimpossible pour un État européenprospère est à présent un fait: il y adans ce pays des enfants qui viventen marge du niveau de subsis-tance et qui sont marginalisés etvictimes de discrimination en rai-

son de leur précarité; oui, il y a aussides enfants qui meurent de faimau cœur de l’Allemagne. La situation des enfants en Alle-magne est encore différente deceux issus des pays pauvres duSud. Ce phénomène doit égale-ment être considéré d’un autrepoint de vue. C’est la raison pourlaquelle les experts font la distinc-tion entre la pauvreté relative, parexemple en Europe, et la pauvretéextrême dans les pays en dévelop-pement. En Allemagne, les pauvressont ceux qui n’ont que la moitiéou moins de leur revenu moyen àleur disposition. Les personnes qui disposentd’un maximum de 1,90 dollar (en-viron 1,90 franc) par jour sont dansune misère absolue. La pauvretérelative dans ce pays se reflèteprincipalement dans le fait que lesenfants sont désavantagés sur leplan socioculturel, discriminés etmarginalisés. Dans la plupart descas, cependant, les besoins fonda-mentaux sont considérés commegarantis. La pauvreté absolue s’en-tend comme l’incapacité à satis-faire au quotidien des besoins fon-damentaux tels que la nourriture,l’eau potable, les soins, le logementet l’éducation. Parmi les autresconséquences de ces cas de figure,

Les enfants victimesde la pauvretéLes enfants sont particulièrement touchés par la pauvreté dans le monde. Selon uneanalyse de la Banque mondiale et de l’UNICEF, ils sont deux fois plus susceptiblesde vivre dans la pauvreté absolue que les adultes. Environ 20 pour cent des enfants despays en développement vivent dans des ménages qui doivent se contenter de moinsde CHF 1.90 par personne et par jour. Environ 400 millions d’enfants dans le monde sontréduits à cette extrême pauvreté. Mais il y a aussi des enfants affamés en Allemagne,selon notre auteur. Kurt Bangert

Les enfants de moinsde cinq ans sontparticulièrement touchéspar l’extrême pauvreté.

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on trouve le travail des enfants, lesenfants des rues et l’exploitationsexuelle, sans oublier les enfantstouchés par la guerre, les conflits etl’exil.

La pauvreté en Afrique, en Asieet en Amérique latineLa pauvreté en Afrique, en Asie ouen Amérique latine a par consé-quent une dimension fondamen-talement différente de celle dela pauvreté dans nos contrées.Voici un exemple concret venu deGuinée: un homme dont la fille dequatre ans est tombée gravementmalade a dépensé toutes ses éco-nomies pour se procurer un billetpour un voyage fastidieux en bus

vers un hôpital de la capitale, parcequ’il n’y avait pas de poste sani-taire dans son village. Et comme iln’avait pas non plus de couverturede santé, ou d’assurance-maladie, ila dû dépenser l’argent qu’il avaitapporté avec lui pour son voyagede retour en médicaments coû-teux. Sans ressources, il a été forcéde rentrer chez lui à pied. Sur lechemin du retour, sa petite filleest morte dans ses bras avantqu’ils ne soient arrivés à la maison.Ce cas montre que l’extrême pau-vreté dans un pays pauvre mènefréquemment à la mort. L’exemplene représente pas un cas isolé. Mais il y a aussi des nouvellesmoins alarmantes. Le taux de mor-

ayant accès à l’eau potable estpassée de 60 pour cent environen 1980 à peu près 90 pour centaujourd’hui; et la proportion desanalphabètes dans la populationmondiale est tombée de 50 pourcent après la Deuxième Guerremondiale à 14 pour cent environen 2015. Avec une populationd’environ sept milliards d’habi-tants, c’est encore beaucoup trop.

Il reste encore beaucoupà faire pour lutter contrel’extrême pauvreté et sesconséquences tragiques.

(Luc 18,17) «Et Jésusles appela, et dit:‹Je vous le dis en vérité,quiconque ne recevrapas le royaume de Dieucomme un petit enfantn’y entrera point.›»L’art indien dans lacathédrale d’Agra dansl’état d’Uttar Pradesh.

Améliorer le revenu du ménage, les enfantsen Afrique doivent souvent travailler comme

ici en tant que cireur de chaussures.

Photo: Adrian Müller

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talité des enfants de moins de cinqans n’a cessé de baisser au coursdes 100 dernières années, passantd’approximativement 40 pour centà 4 pour cent, ce qui, cependant,augmente la croissance démogra-phique; la proportion de personnes

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Il demeure donc encore beau-coup à faire pour lutter contrel’extrême pauvreté et ses consé-quences funestes. La communautémondiale s’est fixée pour objectifde la réduire à zéro d’ici 2030. Resteà savoir si cet objectif utopiquesera, un jour, atteint.

Kurt Bangert a travaillé de nombreuses années pour desorganisations non gouvernementales dans le domaine dela coopération au développement. Il est l’auteur et l’éditeurde plusieurs ouvrages sur la pauvreté infantile, la lutte contrela pauvreté et le SIDA. En qualité de théologien, il a égalementpublié sur des sujets théologiques et religieux.

Le taux de mortalité des enfantsde moins de cinq ans n’a cessé de

baisser au cours des 100 dernièresannées, passant d’approximative-ment 40 pour cent à 4 pour cent,

ce qui, cependant, augmentela croissance démographique.

Photo: Nadine Crausaz

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Kaléidoscope

Minorités religieuses en Inde et Indonésie

Tout ce qui concerne l’Inde nousintéresse, vu que six frères Indiensde l’Andhra Pradesh-Telangana-Odisha, vivent dans quatre de noscommunautés capucines roman-des. Le témoignage du Frère Franz-Xaver George du Kerala, dans ledernier numéro de notre revuenous invite à entrevoir plus large-ment l’ampleur du phénomène dela persécution des chrétiens, et

non seulement d’eux, mais aussides musulmans. Dans son article,il ne décrit que brièvement lesbrimades et les tracasseries dontils ont été victimes. En visite en Inde pour représen-ter notre frère provincial à certainsévènements, il m’a été donné, du-rant un séjour de trois mois, derencontrer des frères indiens dansplusieurs États (Tamil Nadu, As-

Les persécutions des chrétiens en Inde

sam, Odisha) où il est questionjustement de «chasse» aux chré-tiens, et où les chrétiens sont trèsengagés dans le social et l’éduca-tion. D’ailleurs, durant ce séjour, ilétait question que je rende visiteà des villages de montagne oùles chrétiens et nos fraternitésavaient connu une situation dra-matique. Après avoir pris connais-sance du climat régnant dans la

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L’auteur de l’article lors de la visitedu Foyer d’accueil de ces enfantstenu par les capucins du Tamil Nadu,en Inde, lors d’un séjour d’informationdans quelques provinces capucines.

zone où tout passage d’étrangerengendrait de nouvelles tensions,j’ai refusé de m’y rendre pour nepas faire subir aux chrétiens deces villages de nouvelles repré-sailles. Des hôpitaux et des écoles ca-tholiques ont été accusés d’avoirviolé les lois anticonversion, quiexistent dans sept États indiens.De plus, tout racontar sur unepersonne peut dégénérer en ma-nifestation de haine et d’humilia-tions publiques. Selon l’agence de presse des Mis-sions étrangères de Paris EDA endate du 26 juin 2019, nous appre-nons que la réélection de Modi, dupartie BJP à la tête du gouverne-

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ment, relance la question de l’atti-tude de certains Hindous par rap-port à la liberté religieuse. Seloncette dépêche basée sur des sour-ces sûres, «ce ne sont pas des at-taques isolées. Ces violences fontpartie d’une stratégie à grandeéchelle lancée par les groupesnationalistes hindous, destinée àterroriser les minorités, en particu-lier les chrétiens, et à en faire descitoyens de second rang.» De plus,«... ils pensent que les chrétiens etles musulmans ne sont pas in-diens, mais des colons étrangersqui doivent rester à leur place.»Vu ces discriminations et ces har-cèlements, beaucoup de chrétiensrestent isolés dans les villages etcertains ne peuvent même pasutiliser les centres de soins ouaccéder à la source d’eau potabledu village. Face aux attaques contre cesminorités, le gouvernement neréagit pratiquement pas, mais s’enprend souvent aux plaignants eux-mêmes les pressant de quitter levillage. Selon ces groupes hindous,l’Inde est la terre des Hindouset les minorités religieuses doiventaccepter leur domination si ellesveulent y vivre. Selon une ONGinternationale qui défend les chré-tiens persécutés, «l’Inde se trouveau 10e rang des pays les plus dan-gereux pour les chrétiens.» D’ailleurs, de nombreux citoyenscraignent que la constitution in-dienne ne soit modifiée pour favo-riser une hégémonie hindoue. Selon le dernier recensement de2011, le pays compte 966 millionsd’hindous, soit 80 pour cent dela population et 172 millions de

musulmans soit 14 pour cent dela population. Les chrétiens sont29 millions, soit 2,3 pour cent. En Indonésie, les Bataks, mino-rité dans le plus grand pays musul-man du monde. Mgr Anicetus Sinaga, capucinindonésien, archevêque éméritede Medan, fait partie du groupeethnique des Batak. Éduqué dans une famille par-malin – religion préislamique d’ori-gine traditionnelle – il aime utiliserles éléments de sa religion d’ori-gine qui partage des points com-muns avec l’Islam comme le faitde porter des turbans ou d’éviterde manger du porc. C’est la formemoderne d’une religion tradition-nelle pratiquée par le peuple Batak,la plus grande communauté ethni-que du nord de l’île de Sumatra. Son père, fermier et producteurde vin de palme, était un prêtreparmalin et sa mère était une gué-risseuse traditionnelle. Mgr Sinagaexplique que cette religion vénèreDebata Maulajadi Nabolon, le dieudes «grands commencements», cequi l’ouvre aux comparaisons avecle christianisme. «Mon père m’a en-seigné cette religion et ses prières,et d’ajouter, même une fois devenuprêtre puis évêque, je prie encoreces prières parce qu’elles ne sontpas si différentes des prières catho-liques.» Il revêt souvent les costu-mes traditionnels bataks quand ilprêche dans sa langue d’origine. Ila toujours veillé à donner, dans laconstruction de nouvelles Églisesun trait d’origine, comme les cou-leurs ou formes locales.

Sa religion traditionnelle compteenviron 30000 adeptes, dans di-verses régions de l’île. Plusieurs capucins ont travailléparmi les Batak dans le diocèse deMedan: Josué Steiner, MeinhardInauen et Adjut Mathis de Suissealémanique. Fr. Bernard Maillard

Sources: Missions étrangères de Paris (MEP)

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Chant profane rassembleur: le Ranz des vachesLes derniers échos de la mémorable Fêtes des Vignerons de Vevey de 2019 résonnent encore sur les bords duLéman. Pour frères en marche, l’occasion est belle pour retracer le parcours du Ranz des vaches, mélodie enpatois fribourgeois, hissé au plus haut sommet de l’art choral profane en Suisse. On a beau parler de la gigan-tesque Fête des vignerons vaudois qui se déroule une fois par génération, force est d’admettre que le momentclé de chaque édition reste l’interprétation du Lyoba par un ténor soliste fribourgeois – ils étaient onze en 2019– ainsi que l’entrée des vaches dans l’arène, devant 20000 spectateurs communiant dans ce chant rassembleur.À Vevey, cet été, le Lyoba a fait se dresser les poils sur les bras noueux des paysans et sortir les mouchoirs.

raconte qu’il était interdit dechanter le Ranz des vaches en pré-sence des mercenaires suissesdans les gardes étrangères, car ilsattrapaient le «mal du pays» etrisquaient de déserter.

Populaire grâce à l’Abbé BovetC’est un éminent homme d’Églisefribourgeois, l’Abbé Joseph Bovetqui va donner à ce chant monta-gnard ses lettres de noblesse. En1921, Joseph Bovet arrangea eneffet le traditionnel Lyoba gruérienen un chant pour chœur d’hom-mes. Né en 1879 à Sâle, l’Abbé JosephBovet manifesta dès son jeune âgedes dispositions pour l’art choral.Une fois ordonné prêtre, il conti-nua de mener de front son sacer-doce et sa passion pour la mu-sique. Durant toute sa vie, il n’euten effet de cesse de composer denombreuses œuvres, tant de chantpopulaire que de musique sacrée.On lui doit notamment le «Vieuxchalet». «L’armailli des grands monts»,fait partie de son immense réper-toire où il côtoie des cantiques,des chants de premières messes,des œuvres pour Céciliennes oudes hommages au grand saintnicolas. À son actif, on trouveégalement l’hymne de Payerne,ou le chant composé spécialementpour le ténor Charles Jauquier «Jevous arrive de Coumin». Commecréation religieuse, il faut noterle magnifique cantique à Notre-Dame des Marches, à Broc, «Nou-thra Dona di Maortse».

Le «compositeur des alpages»a tout particulièrement dévoué sapassion à son canton, comme entémoignent ses nombreuses créa-tions en patois fribourgeois. C’estd’ailleurs lui-même qui en parle lemieux: «Mon Pays que j’ai servi àma manière, de tout mon cœur,en le célébrant par mes chansons.Mon Pays que je continue à chan-ter jusqu’au dernier souffle de mavie. Car il est vrai de dire que cepeuple, je l’ai aimé et je l’aime pro-fondément. Mon but, en écrivantdes chansons pour lui, a été de luidonner de la joie, de l’aider dansson labeur de tous les jours, defaire luire à ses yeux sans qu’elles’éteigne, la flamme généreuse del’espérance, du courage, de l’opti-misme. C’est cela que j’ai voulu.J’y ai mis tous mes efforts et toutema foi. J’y ai mis une sincéritérigoureuse. Ai-je réussi ma tâche?Il est encore trop tôt pour le dire.En tout cas, mes chansons, je neles ai pas écrites comme un simplecompositeur, mais comme unprêtre aussi, et ce furent là monministère et mon apostolat.»

Nadine Crausaz

Sources: Wikipedia, Swissinfohttp://www.histoirevalleedejoux.ch/histoire_laitiere/le_ranz_des_vaches_comme_ils_l_ont_aime

Un peu d’histoireLe terme lyoba vient du patoisgruérien alyôbâ (appeler le bétail)mais aussi de Loobeli (vache), dansle patois alémanique de Suisse cen-trale. Il fait partie des traditionsvivantes de Suisse. L’histoire sepasse aux Colombettes, alpagesitué sur la commune de Vuadens.Le chant est composé de 19 cou-plets au total et il est habituelle-ment chanté durant la montéedes troupeaux à l’alpage et à ladésalpe vers la fin de l’été. Le Ranz des vaches a évolué aufils des âges. La version actuelle doitune part immense du renouveaude sa popularité aux différentesharmonisations de l’abbé JosephBovet, le compositeur du VieuxChalet. Charles Jauquier, le ténorbroyard, a aussi présenté une inter-prétation du Ranz des vaches qui afait l’objet de plusieurs enregistre-ments. Mais sa plus mémorableexécution fut celle de BernardRomanens, entré dans la légendeau cours de la Fête des Vigneronsde 1977.

Chant interdit pourles soldats suissesSelon une partition retrouvée parhasard, son auteur serait un moinedu couvent de La Part-Dieu, FrèreAngelo, autour de 1545. En 1794,Léopold, comte de Stolberg, trans-crit la marche des vaches d’Appen-zell alors qu’il voyage en Suisseen compagnie de Johann Wolf-gang Goethe. Dans son «Diction-naire de la musique» (1768) Jean-Jacques Rousseau en personne

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Les armaillis fribourgeoisde la Fête des Vignerons

de Vevey, 2019

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Photos: Nadine Crausaz

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a­frères en marche: voyage aux Seychelles et Madagascardu 19 septembre au 9 octobre 2020 (21 jours)

Le programme détaillé sera disponibleà partir de fin décembre 2019.

Les personnes intéresséespeuvent s’adresser à:Procure des Missions des capucins suissesDaniel HugAmthausquai 7Case postale 10174601 OltenTél. 062 212 77 70 ouTél. 062 212 39 61 (direct)E-mail: [email protected]

Les Romands peuvent s’adresserégalement à Fr. Bernard MaillardRue de Morat 28, 1700 FribougTél. 026 34 72 364 ou 079 698 21 29E-mail: [email protected]

Guide touristique et organisateur du voyage:Daniel Hug, procureur des missions Olten

En automne 2020, le voyage des lecteurs de notre revueet autres intéressés, germanophones et francophones,nous emmènera aux Seychelles et à Madagascar.Nous y suivrons les traces des capucins missionnairesd’hier et d’aujourd’hui. D’abord nous profiterons des îlesde rêve de Mahé et Praslin, aux Seychelles et ensuitenous découvrirons les paysages si divers de Madagascarainsi que sa flore et sa faune. Au cours de notre voyage,nous aurons toujours des rencontres avec la population.En 1922, les capucins suisses se sont vu confier l’archipeldes Seychelles comme territoire de mission. On vamarquer ce centenaire, entre autres, par un reportagedans notre revue. Les capucins indigènes nousaccompagneront tout au long de notre voyage etnous feront part de leurs expériences pastoraleset de leurs projets de développement.

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Nouvelles de nos communautésPassage de témoin au couventde FribourgLes frères capucins de Fribourg ontaccueilli Fr. Abhishek Kumar Galli,leur nouveau Gardien (Supérieur)le dimanche 8 septembre, lors de lamesse dominicale en notre église.C’est la première fois de l’histoirede cette communauté qu’un frèreétranger, intégré dans nos engage-ments, reçoit cette responsabilité.C’est donc un évènement histo-rique qui souligne la collaborationfraternelle avec nos frères de l’Inde,tout particulièrement ceux desÉtats d’Andhra Pradesh, Telanganaet Odisha. Ainsi nous nous ouv-rons au monde et à leurs commu-nautés d’origine comme aussi àleurs familles que nous avons

appris à connaître lors de leursvisites chez nous. L’internationalisation de notreOrdre nous permet de profiter nonseulement de la jeunesse de cesfrères, au nombre de cinq dansnotre région romande de la pro-vince suisse, mais aussi de leurintégration dans notre culture,grâce à leurs études de théologieà l’université de Fribourg et leurannée de pastorale, avant d’êtreaffecté à un ministère en Église.

Fr. Bernard Maillard est nommévicaire de la communauté.

Fr. Francis Basani travaille à 60 pourcent dans le secteur pastoral deSte-Marguerite Bays, donc de Ro-

mont et de 17 paroisses environ-nantes.À l’un et l’autre, nos meilleursvœux dans l’accomplissement deleurs tâches respectives.

Arrivée au couvent de SionFr. Pierre Hostettler, jusqu’ici gar-dien de Fribourg, est parti renforcerla communauté de Sion, au nombrede six, mais dont trois sont dansdes homes de la ville: les FrèresEgide Pittet, Jean-Pierre Bonvin etPaul Zünd. Au couvent, se retrou-vent les Frères Aloys Voide, gar-dien; Satish Kumar, vicaire et PierreHostettler, responsable de l’OFS,(Ordre franciscain séculier) pour laSuisse romande.

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Information sur l’abonnementLes coûts de production de nos deux magazines, frères en marche et a, ont encoreaugmenté ces dernières années.Par conséquent, le prix de l’abonnement pour cinq numéros, à partir du numéro1/2020, a été relevé à CHF 33.–. Nous vous remercions de votre compréhension etde votre fidélité.Avec frères en marche, nous nous efforçons de vous livrer des thématiquesd’actualité dans une approche franciscaine et universelle.

Vous pouvez également nous trouver sur la pagewww.capucins.ch/cms/index.php/freres-en-marche-accueil

Rectificatif: frères en marche 3/19 «Des ponts au lieu de murs»Les données correctes de la photo «La passerelle de bois entre Rapperswil etHurden» à la page 5 sont: Stephan Schenk, Lüen/GR.Les photos nous ont été gracieusement fournies par l’architecte Reto Zindel,de Coire. Nous regrettons cette erreur.

Photo: Nadine Crausaz

Saint Francois d’Assise,Musée des arts sacrésde São Paulo, Brésil.

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À Noël les enfants pauvresNe reçoivent jamais de cadeauxÀ Noël ils ne font que des rêvesQue des rêves très gentils.

À Noël ces enfants pleurentCar pour eux c’est bien triste la vieIl faudrait que quelqu’un puisse leur faire cadeauD’une journée remplie d’amour et de bonheur.

Ils ont froid dans leur cœur mais ils rêvent la nuitRêvent d’un jour où ils seront plus chanceux.

À Noël les enfants pauvresNe reçoivent jamais de cadeauxÀ Noël ils ne font que des rêves d’amourD’un amour qui doit durer toute la vie.

À Noël ils ne font que des rêves d’amourD’un amour qui doit durer toute la vie.

DANY AUBIN

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À Noël les enfants pauvres

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frères en marche 5 | 2019 | DécembreISSN 1661-2523

Revue missionnaire des capucins suisseswww.freres-en-marche.chwww.ite-dasmagazin.ch

Rédaction frères en marcheBernard Maillard, rédacteur, FribourgE-mail: [email protected] Crausaz, Le Grand-Saconnex, GEAssistante de rédaction romandeE-mail: [email protected]

Rédaction aAdrian Müller, rédacteur en chef,RapperswilBeat Baumgartner, rédacteur, EbikonStefan Rüde, Hofstetten, SOAssistant de rédaction

Commissaires aNiklaus Kuster, Olten; Bruno Fäh, Lucerne;Sarah Gaffuri, Dübendorf

AdministrationProcure des Missions28, rue de Morat, 1700 FribourgTél. 026 347 23 70 | Fax 026 347 23 67CCP 17-2250-7E-mail:[email protected]

La procure est ouvertemardi et jeudi après-midi, de 14 h à 17 h.Les autres jours, le répondeur enregistre vos appels.

En cas de changement d’adresseindiquer l’ancienne adresseet votre numéro d’abonné.

GraphisteStefan Zumsteg, Dulliken

ImpressionBirkhäuser+GBC AG4153 Reinach BL

Parution cinq fois par an

Abonnement 33 francs

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Prochain numéro 1/2020

© Marius Buner, Bâle

chies? frères en marche s’est légitime-ment posé la question. L’équipe de la rédaction au grandcomplet a enfilé les chaussures àcrampons et plongé au cœur du sujetpour relever ce défi. Dans ce numéro in-solite, frères en marche décline en effet«le plus beau sport du monde» soustoutes les coutures: du prêtre valaisanFrançois Xavier Amherdt, professeur dethéologie à l’université de Fribourg etex-arbitre international à Jürg Altweggauteur et journaliste zurichois qui dé-crit le football comme une danse plané-taire autour du Veau d’Or. On y découvreaussi à quel point les papes et tout lepetit monde qui gravite autour du Vati-can est fou de foot, que le «Dieu vivant»Diego Maradona vaut bien une messeet bien d’autres surprises encore. Ce premier numéro de l’année estréservé à trois contributions de l’Actionde Carême. Nous revenons aussi avecémotion sur la canonisation, en octobredernier à Rome, de Ste-Marguerite Bays,la modeste couturière de Siviriez. C’estl’occasion aussi pour frères en marchede rendre hommage aux tertiaires desaint François.

Football et religionLe football est considéré comme unereligion à part entière, tant ce sportdraine les foules et génère ferveur etpassions dans le monde entier. Est-ceque ce phénomène est exagéré? Est-ceque toutes les limites ont été fran-

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«Je sauve le monde, contre nourriture.»

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Il y a presque 30 ans, les capucins ont quitté le couvent de Dornach, dans le canton deSoleure, faute de relève en Suisse. Aujourd’hui, une association soutient une fondationdans ses efforts pour poursuivre sa tradition ecclésiale, sociale et culturelle.Basil Amrein/Beat Baumgartner

Maria Magdalena von Roll (1604–1672) a couchédans son testament qu’après sa mort, 6000 florinsde sa fortune seraient destinés à la construction d’uncouvent des capucins à Dornach. Après avoir consultéle prince-évêque de Bâle à Porrentruy, les autoritésde Soleure et la Province suisse des capucins, laconstruction pouvait débuter à l’automne 1673. En1676, quatre pères et deux frères s’y installent.

Des temps économiquement précairesVers 1729, la communauté connaît une période éco-nomiquement difficile. Les couvents sur territoirealsacien furent détachés de la province suisse surl’insistance du roi de France et durent former leurpropre province. De plus, Dornach se devait d’accueil-lir des frères suisses jusqu’alors en Alsace. Il en arésulté une grave pénurie de moyens financiers, lesquêtes sans celles d’Alsace n’étant plus suffisantespour vivre. Avec l’invasion française de la Suisse en1792, le couvent de Dornach a dû craindre pour son

existence. Ceux du Jura, à Porrentruy et Delémont,furent en effet pillés, dévastés et supprimés et tousles couvents, situés dans l’ancienne confédération,ne furent plus autorisés à accepter de novices. Dansles années suivantes, suite à ces mesures, Dornach arencontré de graves difficultés en raison du manquede jeunes religieux pour repourvoir la fraternité.

Reprise après la Première Guerre mondialeDans les années 1870, le canton de Soleure a vouluabolir Dornach lors du «Kulturkampf» (combat pourla civilisation). Seule une grande assemblée populairea pu lui faire changer d’avis. La communauté localedes capucins a connu un essor entre la Première et laSeconde Guerre mondiale. Mais avec le temps, fautede religieux, les capucins ont décidé de quitter leslieux en 1991. Son droit d’usage fut alors repris par la commu-nauté de vie «Croix de Jésus» composée de cinqfamilles qui s’étaient fixé comme but de vivre selon

Couvent de Dornach:une suite heureuse

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le modèle franciscain. Mais après quelques années,les enfants grandissants, la devise de «prier et travail-ler» des Bénédictins en fait, mais repris présentementpar ces derniers, a été de plus en plus remise enquestion En 1996, la Communauté abandonne leslieux. Par la suite, le canton de Soleure l’a transmis à la«Fondation du couvent de Dornach». Son objectif estd’assurer la préservation de l’ensemble du monastère,de ses biens mobiliers et de poursuivre sa traditionecclésiale, sociale et culturelle séculaire dans unesprit œcuménique.

Axe ecclésial, social et culturelL’usage prévu à l’origine était basé sur quatre mots-clés: ecclésial, social, culturel, spirituel. Toutes les acti-vités tournent autour de ces axes. Ainsi, le bâtimentprincipal sert actuellement d’hôtel avec 30 chambresaménagées dans les anciennes cellules des frères. Ungrand jardin où il fait bon se reposer et méditer estattenant au restaurant. L’endroit est populaire etfacilement accessible, grâce à sa situation centrale,à côté de la gare de Dornach et de l’arrêt de la lignedu tramway Bâle Überland. Le lieu accueille régulière-ment des manifestations culturelles, des expositions,des concerts, des conférences et des cours qui sonttrès fréquentés (voir www.klosterdornach.ch).

Portée par une authentique spiritualitéIl a toujours été important pour la fraternité deDornach que la prière communautaire, la pastoraleet l’engagement social soient soutenus par uneauthentique spiritualité. Et même après le départ

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des capucins il y a près de 30 ans, on y trouve encoreune importante connotation de cette spiritualité.Les paroisses régionales célèbrent régulièrement desoffices religieux dans l’église conventuelle à vocationœcuménique, des couples y scellent leur union. Leprogramme culturel propose une palette d’activitésliées à la spiritualité et à la mystique. Des concertset lectures élargissent également l’offre de l’église.Le jardin est entretenu et aménagé bénévolementpar l’association des «Amis du Couvent».

Source: Basil Amrein, couvents des capucins en Suisse alémanique.Exemples de nouvelles utilisations et de reconversions. Travail dematurité, Collège St-Fidelis, Stans, 2015, pp. 16–18.

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Photo: Presse-Bild-Poss

Le contrairede la misèrece n’est pasla richesse.Le contrairede la misère,c’est le partage.Abbé Pierre

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