Labyrinthe universalis

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LABYRINTHE Article écrit par Baldine SAINT GIRONS La constance du signe et de la représentation labyrinthiques à travers les âges et les civilisations n'est plus à démontrer. Reste néanmoins à ordonner les éléments de ce complexe mythique dont le foisonnement semble rebelle à toute explication. Grotte dont les méandres se dissimulent au regard, souterrain dont les stalactites barrent les issues, entailles inquiétantes et adorées de l'épouse-mère, volutes intestines, sinuosités auriculaires, fines courbures de coquillages, les labyrinthes naturels se multiplient, sollicitant l'imagination humaine, qui ne cesse de les aménager, de les reproduire et de les réinventer : en architecture et en chorégraphie, dès l'époque minoenne ; en mosaïque et en peinture comme sous l'Empire romain ; dans l'art des jardins, dans celui de la chasse et du tournoi qui se développe au Moyen Âge chrétien, dans la quête des anamorphoses et le goût du maniérisme ; pour les épreuves d'initiation, pour les tests d'apprentissage ; pour les jeux calligraphiques comme pour les recherches topologiques les plus avancées. Longlead House, jardins Labyrinthe des jardins de Longlead House, Wiltshire, Warminster, Grande-Bretagne.(Tony Stone Images/ Getty) Tentons d'abord de définir d'un point de vue strictement formel l'écriture secrète que constitue le labyrinthe, dont le tracé, caractérisé par un degré plus ou moins grand de complexité, répond toujours à une intention d'initiation, sur un registre dont la sacralité ne semble jamais totalement absente. On pourrait définir le labyrinthe comme le contraire de la ligne droite : d'un point à un autre, le chemin labyrinthique n'est jamais le plus court ; mais ceci n'implique pas qu'il soit le plus long, encore que ce puisse être le cas pour certaines formes très géométrisées. Qu'il s'inscrive dans un espace bi- ou tridimensionnel, qu'il se définisse par un périmètre circulaire, anguleux ou tentaculaire, qu'il possède une surface compacte ou diffuse et un dessin symétrique ou irrégulier, le labyrinthe est toujours orienté parfois du point de départ au point de retour (celui-ci pouvant ne pas être identique à celui-là), mais le plus souvent du point de départ à un point central qui constitue le lieu d'épreuve ultime de l'homme labyrinthique. Entre ces deux points, la voie peut être une ou multiple : l'obscurité constitue parfois la principale embûche ; mais aux traquenards de toutes sortes qui la complémentent s'ajoute souvent le piège qui tient à la nature du trajet choisi. Dans cette dernière occurrence, on peut encore distinguer deux cas de figure, selon qu'il existe des chemins prétracés ou bien qu'il revient au pèlerin de choisir lui-même l'itinéraire de sa randonnée, voire de se forger par ruse ou par violence un accès à travers les murailles, les précipices et les marais. Aussi bien le parcours labyrinthique ne se comprend-il que sous la fascination d'un signe apotropaïque. De quoi le labyrinthe nous détourne-t-il à travers les corridors et les galeries qui dérobent aux regards du profane non seulement les dangers qui menacent l'aventurier mais l'enjeu même de sa pérégrination. Que recèle le labyrinthe ? Est-ce le mort redoutable des hypogées égyptiens, le trésor interdit, le monstre ni homme ni bête ? Est-ce, au contraire, le Graal, la pierre philosophale ou ces mystérieuses écritures rouges formées de souffles coagulés auxquels la tradition taoïste attribue la naissance de l'univers ? Mais, si nous revenons à la cellule originaire du mythe, le vrai labyrinthe n'est-il pas pour Thésée le principe féminin qui lui confère lumière, fil directeur et hache sacrificielle : cette Ariane, sœur du monstre, qu'il

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Article de l'encyclopédie universalis sur le labyrinthe

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LABYRINTHE

Article écrit par Baldine SAINT GIRONS

La constance du signe et de la représentation labyrinthiques à travers les âges et les civilisations n'est plus àdémontrer. Reste néanmoins à ordonner les éléments de ce complexe mythique dont le foisonnementsemble rebelle à toute explication.

Grotte dont les méandres se dissimulent au regard, souterrain dont les stalactites barrent les issues,entailles inquiétantes et adorées de l'épouse-mère, volutes intestines, sinuosités auriculaires, fines courburesde coquillages, les labyrinthes naturels se multiplient, sollicitant l'imagination humaine, qui ne cesse de lesaménager, de les reproduire et de les réinventer : en architecture et en chorégraphie, dès l'époqueminoenne ; en mosaïque et en peinture comme sous l'Empire romain ; dans l'art des jardins, dans celui de lachasse et du tournoi qui se développe au Moyen Âge chrétien, dans la quête des anamorphoses et le goût dumaniérisme ; pour les épreuves d'initiation, pour les tests d'apprentissage ; pour les jeux calligraphiquescomme pour les recherches topologiques les plus avancées.

Longlead House, jardins

Labyrinthe des jardins de Longlead House, Wiltshire,Warminster, Grande-Bretagne.(Tony Stone Images/Getty)

Tentons d'abord de définir d'un point de vue strictement formel l'écriture secrète que constitue le labyrinthe,dont le tracé, caractérisé par un degré plus ou moins grand de complexité, répond toujours à une intentiond'initiation, sur un registre dont la sacralité ne semble jamais totalement absente. On pourrait définir lelabyrinthe comme le contraire de la ligne droite : d'un point à un autre, le chemin labyrinthique n'est jamaisle plus court ; mais ceci n'implique pas qu'il soit le plus long, encore que ce puisse être le cas pour certainesformes très géométrisées. Qu'il s'inscrive dans un espace bi- ou tridimensionnel, qu'il se définisse par unpérimètre circulaire, anguleux ou tentaculaire, qu'il possède une surface compacte ou diffuse et un dessinsymétrique ou irrégulier, le labyrinthe est toujours orienté parfois du point de départ au point de retour(celui-ci pouvant ne pas être identique à celui-là), mais le plus souvent du point de départ à un point centralqui constitue le lieu d'épreuve ultime de l'homme labyrinthique. Entre ces deux points, la voie peut être uneou multiple : l'obscurité constitue parfois la principale embûche ; mais aux traquenards de toutes sortes quila complémentent s'ajoute souvent le piège qui tient à la nature du trajet choisi. Dans cette dernièreoccurrence, on peut encore distinguer deux cas de figure, selon qu'il existe des chemins prétracés ou bienqu'il revient au pèlerin de choisir lui-même l'itinéraire de sa randonnée, voire de se forger par ruse ou parviolence un accès à travers les murailles, les précipices et les marais.

Aussi bien le parcours labyrinthique ne se comprend-il que sous la fascination d'un signe apotropaïque. Dequoi le labyrinthe nous détourne-t-il à travers les corridors et les galeries qui dérobent aux regards duprofane non seulement les dangers qui menacent l'aventurier mais l'enjeu même de sa pérégrination. Querecèle le labyrinthe ? Est-ce le mort redoutable des hypogées égyptiens, le trésor interdit, le monstre nihomme ni bête ? Est-ce, au contraire, le Graal, la pierre philosophale ou ces mystérieuses écritures rougesformées de souffles coagulés auxquels la tradition taoïste attribue la naissance de l'univers ?

Mais, si nous revenons à la cellule originaire du mythe, le vrai labyrinthe n'est-il pas pour Thésée le principe féminin qui lui confère lumière, fil directeur et hache sacrificielle : cette Ariane, sœur du monstre, qu'il

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abandonne sur l'île de Chypre, une fois enceinte de ses œuvres ? Quel est le pire des Minotaures ? Est-ce lamère comme lieu de naissance et de mort ou bien la conscience dont les inextricables méandres dérobentau sujet le fruit même de son acte ? Voulant enlever Perséphone aux enfers, le vainqueur du Minotaure estpris au piège du minéral qui, sous l'apparence d'un fauteuil offert par Hadès, englue sa chair dans la pierremortuaire qui le soustrait pour un temps à l'épreuve labyrinthique. Car les enchevêtrements du séjour desmorts sont baignés par l'oubli : plus de passerelle dans ce monde clos, d'où toute idée de triomphe se trouveexclue.

Aussi bien l'enfer suppose-t-il la transformation préalable du chaos originaire en géographie labyrinthiquesous l'effet d'un parcours initiatique dont le mystère demeure entier. Ni prévisibles ni imprévisibles, lesétapes du pèlerinage labyrinthique ne mènent pas plus nécessairement à la victoire qu'elles n'assurent ladéfaite.

Mais un miroir, planté au cœur du labyrinthe, guette souvent le pauvre errant auquel il ne réfléchit riend'autre que cette enveloppe charnelle qui est son propre labyrinthe : prison qu'il ne cesse de hanter et danslaquelle il rentre à l'instant même où il croit en sortir. Miroir qui, à l'instar du miroir chinois, possèdepeut-être sur son envers le tracé d'un labyrinthe de bronze, à moins qu'avec la puissance de l'obsessionparaisse en son travers toute l'épaisseur d'un autre labyrinthe à nouveau renfermé dans le précédent.Est-ce, en deçà du miroir, le leurre primordial et, au-delà, la forme véritable ? Ou bien le labyrinthe noushappe-t-il à jamais, malgré ces dichotomies nécessaires par lesquelles le Moi se distingue d'abord dulabyrinthe pour opposer ensuite le labyrinthe au Minotaure puis le Minotaure au principe féminin et enfin leprincipe de fécondité au principe de mort ?

Baldine SAINT GIRONS