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CHINOISE (CIVILISATION) - La littérature Article écrit par Paul DEMIÉVILLE, Jean-Pierre DIÉNY, Yves HERVOUET, François JULLIEN, Angel PINO, Isabelle RABUT Prise de vue Les origines de la littérature chinoise sont à peu près contemporaines de celles des deux autres littératures dont se nourrit encore la tradition du monde civilisé : celle de l'Inde et celle de l'Europe. Ici comme là, ces origines remontent à un ou deux millénaires avant l'ère chrétienne, et le nom de Confucius, vers l'an 500 avant J.-C., marque en Chine une première étape, une sorte de conscience critique qui suggère un rapprochement avec le Bouddha d'une part, avec Socrate de l'autre. S'il est vrai que toute caractérisation implique comparaison, c'est aux littératures de l'Inde et de l'Europe qu'on peut comparer la littérature chinoise pour essayer d'en dégager, soit par analogie, soit par contraste, quelques traits essentiels dont tout son développement apporte des illustrations. On s'en tiendra ici à l'Europe, mieux connue du lecteur, et dont l'histoire littéraire offre avec celle de la Chine des analogies et des différences également instructives. Confucius Confucius (551 env.-479 env. av. J.-C.), figure presque légendaire de la sagesse chinoise.(Hulton Getty) Seuls avec l'Occident, dans l'ancien monde, les Chinois ont eu le sens de l'histoire et de la philologie, qui a toujours manqué à l'Inde et au reste de l'Asie ; et ces disciplines ont joué dans leur littérature un rôle plus considérable encore que dans les nôtres. Il y a vingt siècles que l'on pratique en Chine la critique des textes, dans des bibliothèques pareilles à celle d'Alexandrie, et que s'y est constituée une tradition historiographique d'où est sortie la documentation la plus suivie qui existe sur le passé d'aucune société humaine. Il est vrai que cette tradition s'est bureaucratisée et que, surtout à partir des Tang (618-907), l'histoire officielle est tombée entre les mains de fonctionnaires qui ont négligé la mise en œuvre vivante des documents utilisés, ou bien, s'ils essayaient de trier et d'interpréter ces documents, n'ont guère su s'élever au-dessus des préjugés de leur classe et de leur temps ; et ce n'est pas seulement l'histoire, c'est toute la littérature qui est restée en Chine plus impersonnelle qu'en Occident. D'autre part, le sens de la critique philologique a eu pour revers, en Chine, une floraison d'apocryphes et de falsifications littéraires comme on n'en trouve nulle part ailleurs. Si, très tôt, les Chinois s'exercèrent à faire l'histoire critique de leur littérature, la contrepartie en fut une singulière habileté à imiter les œuvres anciennes ; et beaucoup de faussaires s'attribuèrent ainsi soit des armes frelatées, mais efficaces dans les luttes et les controverses entre écoles, soit la gloriole d'avoir ressuscité de prétendus trésors de l'Antiquité. L'Antiquité a toujours été en Chine entourée d'une vénération particulière. Toute eschatologie tendit à y être à rebours, c'est-à-dire que l'idéal futur y fut conçu comme un retour à l'âge d'or du passé. Aussi l'histoire de la littérature chinoise se présente-t-elle comme une suite de renaissances et de réformes, dont chacune prétendait restituer la pureté des sources. Le confucianisme prêchait le retour aux institutions des saints démiurges qui étaient censés avoir fondé la civilisation ; le taoïsme se piquait de remonter plus haut encore, jusqu'à l'état de nature qui avait précédé toute civilisation. Aussi le confucianisme a-t-il le culte du livre, par lequel se transmet la tradition civilisée ; et par là s'explique un trait propre à la Chine, et qui, lui aussi, la rapproche de nous : on y a toujours eu le goût du livre, de sa facture matérielle, le souci de sa conservation, le sens des bibliothèques et de la bibliophilie. Au contraire de l'Inde où l'élimination du bouddhisme a entraîné la disparition des écritures bouddhiques, la Chine a su conserver une grande partie des livres taoïstes quand, sous les Han (206 av.-220 apr. J.-C.), le taoïsme fut supplanté par le confucianisme, ainsi que l'ensemble des livres confucianistes lorsque, sous les Tang (618-907), le bouddhisme domina la vie religieuse, philosophique et littéraire ; et les écritures bouddhiques, à leur tour, n'eurent guère à souffrir de la réaction anti-bouddhique, connue sous le nom de néo-confucianisme, qui s'instaura à partir des Song (960-1279) et fut officiellement sanctionnée par les Ming et les Qing (1368-1911). Mais si, en Europe, l'avènement du christianisme n'empêcha pas la tradition littéraire de l'Antiquité païenne de se maintenir à

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CHINOISE (CIVILISATION) - La littérature

Article écrit par Paul DEMIÉVILLE, Jean-Pierre DIÉNY, Yves HERVOUET, François JULLIEN,Angel PINO, Isabelle RABUT

Prise de vue

Les origines de la littérature chinoise sont à peu près contemporaines de celles des deux autreslittératures dont se nourrit encore la tradition du monde civilisé : celle de l'Inde et celle de l'Europe. Icicomme là, ces origines remontent à un ou deux millénaires avant l'ère chrétienne, et le nom de Confucius,vers l'an 500 avant J.-C., marque en Chine une première étape, une sorte de conscience critique qui suggèreun rapprochement avec le Bouddha d'une part, avec Socrate de l'autre. S'il est vrai que toute caractérisationimplique comparaison, c'est aux littératures de l'Inde et de l'Europe qu'on peut comparer la littératurechinoise pour essayer d'en dégager, soit par analogie, soit par contraste, quelques traits essentiels dont toutson développement apporte des illustrations. On s'en tiendra ici à l'Europe, mieux connue du lecteur, et dontl'histoire littéraire offre avec celle de la Chine des analogies et des différences également instructives.

Confucius

Confucius (551 env.-479 env. av. J.-C.), figure presque légendaire de la sagesse chinoise.(HultonGetty)

Seuls avec l'Occident, dans l'ancien monde, les Chinois ont eu le sens de l'histoire et de la philologie, quia toujours manqué à l'Inde et au reste de l'Asie ; et ces disciplines ont joué dans leur littérature un rôle plusconsidérable encore que dans les nôtres. Il y a vingt siècles que l'on pratique en Chine la critique des textes,dans des bibliothèques pareilles à celle d'Alexandrie, et que s'y est constituée une tradition historiographiqued'où est sortie la documentation la plus suivie qui existe sur le passé d'aucune société humaine. Il est vraique cette tradition s'est bureaucratisée et que, surtout à partir des Tang (618-907), l'histoire officielle esttombée entre les mains de fonctionnaires qui ont négligé la mise en œuvre vivante des documents utilisés,ou bien, s'ils essayaient de trier et d'interpréter ces documents, n'ont guère su s'élever au-dessus despréjugés de leur classe et de leur temps ; et ce n'est pas seulement l'histoire, c'est toute la littérature qui estrestée en Chine plus impersonnelle qu'en Occident. D'autre part, le sens de la critique philologique a eu pourrevers, en Chine, une floraison d'apocryphes et de falsifications littéraires comme on n'en trouve nulle partailleurs. Si, très tôt, les Chinois s'exercèrent à faire l'histoire critique de leur littérature, la contrepartie en futune singulière habileté à imiter les œuvres anciennes ; et beaucoup de faussaires s'attribuèrent ainsi soit desarmes frelatées, mais efficaces dans les luttes et les controverses entre écoles, soit la gloriole d'avoirressuscité de prétendus trésors de l'Antiquité.

L'Antiquité a toujours été en Chine entourée d'une vénération particulière. Toute eschatologie tendit à y être à rebours, c'est-à-dire que l'idéal futur y fut conçu comme un retour à l'âge d'or du passé. Aussi l'histoire de la littérature chinoise se présente-t-elle comme une suite de renaissances et de réformes, dont chacune prétendait restituer la pureté des sources. Le confucianisme prêchait le retour aux institutions des saints démiurges qui étaient censés avoir fondé la civilisation ; le taoïsme se piquait de remonter plus haut encore, jusqu'à l'état de nature qui avait précédé toute civilisation. Aussi le confucianisme a-t-il le culte du livre, par lequel se transmet la tradition civilisée ; et par là s'explique un trait propre à la Chine, et qui, lui aussi, la rapproche de nous : on y a toujours eu le goût du livre, de sa facture matérielle, le souci de sa conservation, le sens des bibliothèques et de la bibliophilie. Au contraire de l'Inde où l'élimination du bouddhisme a entraîné la disparition des écritures bouddhiques, la Chine a su conserver une grande partie des livres taoïstes quand, sous les Han (206 av.-220 apr. J.-C.), le taoïsme fut supplanté par le confucianisme, ainsi que l'ensemble des livres confucianistes lorsque, sous les Tang (618-907), le bouddhisme domina la vie religieuse, philosophique et littéraire ; et les écritures bouddhiques, à leur tour, n'eurent guère à souffrir de la réaction anti-bouddhique, connue sous le nom de néo-confucianisme, qui s'instaura à partir des Song (960-1279) et fut officiellement sanctionnée par les Ming et les Qing (1368-1911). Mais si, en Europe, l'avènement du christianisme n'empêcha pas la tradition littéraire de l'Antiquité païenne de se maintenir à

travers les siècles du Moyen Âge, pour se ranimer au grand jour avec la Renaissance, le déchet fut pourtantbien plus grave qu'en Chine.

Ce n'est pas à dire que le patrimoine littéraire chinois se soit transmis jusqu'à nos jours en sonintégralité. À maintes reprises, les bibliothèques impériales furent détruites par le feu ou par le pillage, et,bien qu'on se soit chaque fois efforcé de les reconstituer en faisant appel aux ressources des bibliothèquesprivées, celles-ci eurent bien souvent à souffrir, elles aussi, des troubles politiques ou des débâcleséconomiques qui scandèrent sans cesse la succession des dynasties nationales, la récurrence des guerresintestines et la périodicité des invasions barbares. Lorsqu'on feuillette les anciens répertoiresbibliographiques qui nous sont parvenus depuis les environs du début de l'ère chrétienne, on y relève unemajorité de titres d'ouvrages aujourd'hui perdus. Dans l'ensemble, toutefois, on peut dire que la littératurechinoise s'est remarquablement bien conservée ; et ce fait tient à des raisons profondes, dont la principaleest l'esprit de continuité qui s'est manifesté à travers toute l'évolution de la civilisation chinoise.

Il n'y a pas eu, en Chine, de ruptures radicales comme celles qu'ont occasionnées en Europe soitl'intervention de Rome et du latin, après la période hellénique, soit le triomphe du christianisme, soit enfin, àune époque plus récente, la formation des nationalités avec leurs langues particulières, la Renaissance, laRéforme, l'essor des sciences et des industries modernes. Si beaucoup de documents littéraires du passé sesont perdus en Chine, la faute en fut à des contingences matérielles bien plus souvent qu'à l'abandondélibéré ou qu'à la destruction imposée en vertu de partis pris religieux ou idéologiques. L'incendie des livresordonné par le Premier empereur, en 213 avant J.-C., est une exception qui s'inspirait du taoïsme, la seuledes doctrines chinoises qui ait toujours été encline à la biblioclastie, et qui se combinait dans ce cas avec unlégalisme dictatorial et anti-intellectualiste. Il est vrai que cet événement marque en Chine une coupureaussi grave que, en Occident, l'effondrement graduel de l'hellénisme aux premiers siècles de l'èrechrétienne ; mais il s'agissait d'une coïncidence bien plus que d'une cause, et si les institutions et l'écritureelle-même subirent des modifications qui allaient désormais rendre incertaine l'interprétation des textes del'Antiquité, il n'y eut pas, cependant, passage d'une langue à une autre, comme du grec au latin, etl'évolution devait se poursuivre en Chine sans trop d'accrocs, un peu à la manière de ce qui arriva chez nousdans le monde byzantin, avec l'histoire duquel celle du monde chinois offre plus d'une analogie.

Peu après le début de notre ère, le bouddhisme allait envahir la Chine dans des conditions assez pareillesà celles de la pénétration du christianisme dans notre monde classique. Ce ne fut pas seulement la penséechinoise qui s'en trouva bouleversée ; ce fut aussi la littérature. L'inspiration, les thèmes, les styles serenouvelèrent sous l'influence de cette religion étrangère, influence qui fut prépondérante au cours deplusieurs siècles et notamment à l'époque des Tang (618-907). Mais, tandis qu'en Europe il fallut, endéfinitive, choisir entre paganisme et christianisme, en Chine les doctrines antérieures au bouddhisme, ou dumoins les principales d'entre elles, le confucianisme et le taoïsme, ne disparurent pas pour autant ; et, avecla renaissance des lettres prébouddhiques vers la fin du Ier millénaire, puis la formation, un peu plus tard, auxXIe-XIIe siècles, de la scolastique syncrétisante du néo-confucianisme, on aboutit peu à peu, à force decompromis, de prêtés-rendus et d'osmose mutuelle, à cette coexistence des « trois religions » –confucianisme, taoïsme et bouddhisme – qui fait l'étonnement des Européens mais qui, après tout, nemanque pas chez nous d'équivalent ; car qui dira si Racine n'est pas aussi grec que janséniste ou si, chezplus d'un écrivain moderne, la tradition de l'Antiquité classique n'est pas aussi vivante que celle duchristianisme ?

Tels sont quelques-uns des rapprochements que peut suggérer une vue à vol d'oiseau de l'histoire de lalittérature chinoise, comparée à celle des littératures européennes ou, plutôt, à l'histoire de la littératureeuropéenne dans son ensemble, envisagée à l'échelle continentale. Car c'est à cette échelle qu'il faut aussienvisager la Chine. La Chine est, au même titre que l'Europe, un continent dont toute l'histoire dénote cettemême tendance aux compromis et, par eux, à la continuité, qui se reflète aussi dans sa littérature et quis'oppose à la logique latine, éprise de solutions tranchées.

Dans le bassin du fleuve Jaune comme dans celui de la Méditerranée, il s'est fondé vers le même temps, il y a quelque deux mille ans, des empires continentaux à prétention universelle qui, succédant à une multiplicité de centres politiques dispersés – les cités en Occident, en Chine des seigneuries territoriales de caractère surtout agraire – ont procédé à leur unification, puis se sont amplifiés en étendant au loin leurs conquêtes. En Occident, l'Empire romain, héritier de celui d'Alexandre, devait s'effondrer pour faire place aux nations modernes, et c'est en vain que périodiquement des Charlemagnes, des Dantes ou des Napoléons devaient rêver à la restauration de l'unité continentale. La paix est certes loin d'avoir régné en Chine depuis

vingt siècles, et l'on s'y est battu à peu près autant qu'en Europe. Mais toujours l'idéal d'un État universel –en réalité continental – s'y est perpétué et, à plus d'une reprise, fût-ce sous l'égide de conquérants barbareseux-mêmes conquis à cet idéal, comme les Mongols (1280-1368) ou les Mandchous (1644-1911), cet idéals'est réalisé effectivement pendant d'assez longues périodes.

On peut juger que cette continuité historique a été payée, comme à Byzance, par un figement desinstitutions, des arts, des lettres et de la pensée, qui répugne à notre tempérament européen. Mais, quel quesoit le jugement porté sur la solution différente de la nôtre que la Chine a apportée aux données de sonhistoire, il faut constater qu'au point de vue linguistique et littéraire cette solution a entraîné desconséquences dont on ne saurait assez souligner l'importance. Depuis plus de deux mille ans, et jusqu'en1911, les Chinois ont été gouvernés, si l'on peut s'exprimer ainsi, par des Césars et ont persisté à écrire uneseule et même langue, comme l'Europe écrivait le latin avant son émiettement en nationalités ; et ils ontpartagé de ce fait une culture commune qui fut le plus fort ciment de leur cohésion politique. Lesparticularités de cette langue, très éloignée aussi bien du latin que des autres langues indo-européennes, ontjoué un rôle important dans la littérature chinoise, et il est nécessaire de s'y arrêter assez longuement.

I-Trois éléments

La langue

Caractères typologiques

La langue chinoise comporte deux états assez différents l'un de l'autre. Il y a, d'une part, un chinoisvulgaire, ou plutôt une multitude de dialectes vulgaires dont l'un, actuellement celui de Pékin, sert de languevulgaire commune pour tout l'ensemble du pays, et, d'autre part, un chinois littéraire, qui est le mêmepartout et qui n'a guère changé depuis quelque vingt siècles. Cette langue littéraire est inintelligible àl'audition, et l'on ne peut que la lire et l'écrire : c'est pourquoi on l'appelle généralement la « langue écrite »,tandis que le chinois vulgaire, qui peut s'écrire, lui aussi, mais qui seul se parle, est qualifié de « langueparlée ».

Ces deux états de la langue possèdent en commun certains traits essentiels, dont les principaux serapportent à la nature du mot. Le mot, l'unité lexicale sous sa forme élémentaire, est en chinois formé d'uneseule syllabe, et cela aussi loin que l'on puisse remonter dans le passé. Il y a naturellement bien destempéraments à ce monosyllabisme. Le principal est dû à l'emploi extrêmement développé de termescomposés, c'est-à-dire que les mots élémentaires formés d'une seule syllabe s'agrègent constamment enformations complexes qui forment, à leur tour, de véritables mots de deux ou de plusieurs syllabes.

« Homme » se dit ren, « genre » se dit lei : ren-lei, « le genre humain », est un composé fixé par l'usage, qui signifie « l'humanité ». Le disyllabe ren-lei peut, à beaucoup d'égards, se définir comme un mot au même titre que les monosyllabes ren et lei : le mot chinois est donc à la fois monosyllabique et polysyllabique ; il n'est pas possible d'en donner une définition qui soit applicable au mot européen. Nous avons, nous aussi, bien des composés dans nos langues ; mais le principe de la composition n'y est pas élevé à la hauteur d'un procédé systématique et tout-puissant, comme c'est le cas en chinois. De plus, les composés ont en chinois ceci de particulier que, tout en étant fixés par l'usage arbitraire de la langue, ils restent en général solubles, réductibles, que le sens individuel des monosyllabes qui les forment échappe rarement à la conscience de ceux qui les emploient, surtout s'ils sont lettrés, et que ces monosyllabes peuvent toujours se dégager d'un polysyllabe composé pour servir à former d'autres polysyllabes. Lei, « genre », avec shu, « livre », formera le composé leishu, « livre (dont les matières sont classées) par genre », c'est-à-dire une encyclopédie. Et ainsi de suite. On est en droit d'affirmer que le principe du monosyllabisme est largement valable en chinois. Il est du reste maintenu, du moins dans l'esprit des lettrés, par l'écriture qui est syllabique, c'est-à-dire que chaque signe écrit, ou graphème, note un mot d'une seule syllabe et, par surcroît, n'en note pas la prononciation, mais le sens. Jamais il ne serait venu à l'idée d'un lettré chinois de l'Ancien Régime que le mot

pût être autre chose qu'une syllabe, et celle-ci, pour lui, tendait même à se confondre avec son signegraphique à tel point qu'il se faisait du langage une représentation beaucoup plus visuelle qu'auditive.

En littérature, toute la métrique poétique repose sur le monosyllabisme, et il en est de même pour lecursus rythmique de la prose ; le même terme yan désigne à la fois le mot monosyllabique et le piedprosodique, l'unité lexicale et l'unité rythmique. Le mètre se compte par yan : le vers, ju, est de quatre, cinq,six ou sept « mots », yan, c'est-à-dire d'autant de syllabes. Et ce même terme ju sert également à désignerla « phrase » de prose, la formule à la fois rythmique et sémantique qui introduit dans le discours un principed'ordre et d'organisation.

En chinois, il y a, en effet, d'étroits liens entre le rythme et le sens, entre l'économie métrique dessyllabes et celle des tranches significatives qui forment les périodes du discours. La chaîne des monosyllabesne se déroule pas au hasard, en un désordre mécanique qui serait incompatible avec toute expression de lapensée organisée. Elle se répartit en groupements de syllabes dont l'équilibre doit être assez consistant etassez évident pour offrir, à la fois, des reposoirs au souffle et des points de repère à l'esprit. C'est le rythmequi, avec le concours de quelques particules grammaticales, permet au lecteur des textes littéraires dedécouper ces textes en phrases et en périodes, d'y reconnaître les articulations de la pensée, dissimuléesderrière l'uniformité des monosyllabes et de leurs composés polysyllabiques. L'analyse rythmique tient donc,en chinois, la place qu'occupent dans nos langues l'analyse grammaticale et logique ; on apprenait auxélèves chinois à « phraser » leurs textes, à les répartir en phrases (ju) et en membres de phrases (dou)comme un musicien « phrase » sa partition ; et la ponctuation écrite, lorsqu'on l'utilisait dans les textesanciens, était essentiellement rythmique, respiratoire : les signes dont elle se servait, eux-mêmes appelés juet dou, indiquaient simplement des pauses pour la lecture orale, et n'avaient aucune valeur proprementsémantique. Mais, du seul fait qu'on savait « couper » un texte, on se trouvait en état de l'interpréter, d'ensaisir le sens.

C'est par là que s'explique aussi l'importance assignée en chinois aux formulations symétriques, auxeffets de parallélisme ou d'antithèse. Lorsqu'on rencontre un groupe de huit monosyllabes prononcés shangtian wu lu ru di wu men et signifiant « monter-ciel-aucune-route-entrer-terre-aucune-porte », on s'aperçoittout de suite que ces huit monosyllabes s'organisent en deux groupes symétriques de quatre. « Monter »répond à « entrer », « ciel » répond à « terre », « aucune » répond à « aucune », « route » répond à« porte ». Le sens ne peut être que le suivant : « Aucune route pour monter au ciel, aucune porte pour entrerdans la terre », autrement dit : la situation est sans issue. Le passage se « découpe », s'isole de lui-mêmedans l'ensemble du texte ; il forme une « phrase » (ju) octosyllabique, divisée au milieu en deux « membresde phrase » (dou) tétrasyllabiques. En l'absence de tout secours morphologique, le sens est livré, à la fois,par l'organisation métrique des syllabes et par la disposition sémantique des mots monosyllabiques. Lastylistique littéraire a tiré de cette tendance au symétrisme des effets qui ont souvent tourné à la virtuositéartificielle. C'est sur cette tendance que repose la versification poétique qui a fleuri à partir des Tang. La« prose symétrique » est devenue à certaines époques, notamment sous les Six Dynasties (IIIe-VIe s.), ungenre littéraire dangereusement empreint de verbalisme. Mais cette tendance est inhérente à la langueelle-même ; on la retrouve dans le chinois le plus courant, et aucune forme du discours ne peut s'enexempter complètement.

Il a été question ci-dessus de l'absence de morphologie en chinois. Il faut entendre par là que la forme du mot chinois est invariable : c'est un des autres caractères essentiels de la langue chinoise. Dans nos langues européennes, comme dans la plupart des autres familles de langues, les mots sont variables : ils revêtent des formes variées qui permettent de distinguer systématiquement soit les parties du discours (le nom, le verbe), soit le genre, le nombre, la personne, le temps, soit encore les rapports des mots entre eux dans la proposition. Il y a bien, en chinois, quelques variations de ce genre : par exemple jian, « voir », et xian, « visible », représentent deux formes variées d'un seul et même mot, et de même xiao, « petit » et shao, « peu », etc. Mais ces alternances sont sporadiques et ne correspondent pas à des catégories grammaticales ; elles ne relèvent pas d'un système régulier, elles n'ont rien de nécessaire et d'obligatoire comme nos flexions européennes. Le chinois ne manque pas de moyens pour exprimer le pluriel, le temps et autres catégories grammaticales ; il recourt pour cela à des termes auxiliaires (le passé s'exprimera par l'auxiliaire liao, « fini, achevé », etc.) ; et parfois ces termes finissent par se « vider » de leur sens propre au

point de devenir des éléments purement formels, des « morphèmes » (comme -ai, -as, -a dans le futurfrançais, « j'aimerai » de « j'ai à aimer »). Mais alors que, dans nos langues, un nom est nécessairement ausingulier ou au pluriel, un verbe nécessairement au présent, au passé ou au futur, ces distinctions ne sontpas en chinois des nécessités imposées par la langue : on peut toujours se passer d'employer les termesauxiliaires qui servent à marquer le pluriel, le passé, etc. Il en résulte des possibilités d'imprécision dont lalittérature sait tirer des effets de flou, d'indétermination, de généralité. En poésie, par exemple, l'absence detoute expression de la personne confère à la diction un caractère d'impersonnalité, de généralité qu'il estimpossible de rendre dans une traduction européenne, où l'on est forcé de préciser si le poète parle pourlui-même à la première personne, pour d'autres à la deuxième ou à la troisième personne, ou pour tout lemonde comme en français avec on. Le texte chinois ne fait que suggérer au lecteur ce que la traduction luiimpose : c'est au lecteur de recomposer à sa manière les associations que le poète propose à son intuition.

Après les deux traits de la langue chinoise qui ont été relevés ci-dessus, monosyllabisme et invariabilité,il convient d'en mentionner un troisième : la polytonie, dont la littérature a également tiré parti pour obtenir,notamment en poésie, des effets d'opposition prosodique. Chaque mot monosyllabique est affecté en chinoisd'un ton musical défini tant par son inflexion, ou modulation, que par sa clé ou hauteur relative, et qui faitpartie intégrante de la syllabe au même titre que les consonnes et les voyelles, de même que, dans noslangues, l'accent d'intensité fait partie intégrante du mot. Les inflexions peuvent être planes (recto tono),montantes, descendantes, ou encore circonflexes, c'est-à-dire soit montantes avec attaque descendante, soitdescendantes avec attaque montante ; enfin la phonologie, ou plutôt la « tonologie » indigène comptecomme un « ton » la fermeture d'une syllabe par une consonne implosive (kap, kat, kak), qui ne constituepas, à proprement parler, une inflexion. Dans la prosodie poétique, à partir d'une époque qui ne semble pasêtre très ancienne, on oppose, en bloc, d'une part les mots à tons plans ou « plats » (ping), de l'autre lesmots à tons montants, descendants ou implosifs, ces derniers étant groupés sous la dénomination de tons« obliques » (ce). Des oppositions régulières, d'un vers à l'autre, de ces deux types de tons résulte un effetde balancement qui concourt à l'organisation symétrique de la prosodie. Des procédés analogues seretrouvent dans la prosodie de la « prose symétrique ».

La langue écrite

On appelle ainsi, comme il a été dit plus haut, l'état de la langue chinoise qui a servi d'instrument à lalittérature classique ; cette dénomination se justifie par le fait que cette langue ne saurait se parler et que,lue à haute voix, elle reste inintelligible à l'auditeur si celui-ci n'a pas en même temps sous les yeux le texteécrit en caractères idéographiques, ou si ce texte ne lui est d'avance connu, comme c'est le cas par exempleau théâtre (comme chez nous à l'opéra). Il s'agit donc d'un idiome réservé aux lecteurs qui connaissentl'écriture, à une élite de lettrés qui, dans la Chine ancienne, considérait cette forme linguistique comme sonprivilège de classe et lui attribuait un caractère quasi sacré. Plus encore que d'autres langues littéraires etsavantes, comme le latin ou le sanscrit, le chinois écrit est la langue d'une classe ou d'une caste, qui sedéfendait contre l'indiscrétion des profanes et à laquelle on n'accédait que par une longue étude, une sorted'initiation sous la conduite d'un maître vénéré à l'égal d'un père spirituel. Figée depuis quelque deux milleans, elle n'a guère été sujette depuis lors qu'à des variations d'ordre stylistique et, tandis qu'à un niveauinférieur la langue parlée poursuivait son évolution naturelle, la langue écrite se maintenait sur un planartificiel et échappait dans une large mesure aux changements involontaires. Elle a même atteint encertaines de ses phases un degré d'artificialité dont aucune autre langue, pas même le sanscrit, ne sauraitdonner une idée.

La concision du texte est la caractéristique la plus frappante lorsqu'on compare un texte en langue écriteavec son parallèle en langue parlée : celui-ci est toujours une ou deux fois plus long que la rédaction enlangue écrite. C'est que dans cette dernière tombent tous les éléments de « bourrage » qui sontindispensables pour se faire comprendre auditivement. Les monosyllabes de même prononciation, mais desens différent, étant notés pour l'œil par des signes graphiques différents, il suffit au lecteur de voir tel motécrit pour ne pas le confondre avec ses homophones.

Il ne faudrait pas s'imaginer que cet « étoffage » du chinois parlé soit l'effet d'une dégénérescence duchinois écrit, ni même de l'appauvrissement que la phonologie chinoise a subi au cours de son histoire. Lechinois écrit est un idiome sublimé, volontairement elliptique et lapidaire. Le sens est suggéré à des initiés,qui doivent le saisir par une intuition longuement cultivée au moyen de la lecture et de l'étude. C'est mêmeune des raisons pour lesquelles la langue écrite s'est maintenue de nos jours contre la langue parlée, dansles textes officiels ou dans la presse, jusqu'à la révolution communiste. Sa brièveté, en effet, permet àl'écrivain et au lecteur d'économiser du temps et de la peine. Par là elle se rattache, en pleine époquemoderne, à des langages écrits d'un type mnémotechnique qui remonte aux origines de la civilisationhumaine. Aussi haut qu'on puisse atteindre les textes du chinois écrit, on est en droit de se demander dansquelle mesure la langue de ces textes s'écartait du langage oral en usage à l'époque où ces textes furentrédigés. Pour l'époque ancienne, où l'on ne dispose d'aucun terme de comparaison, la question paraîtinsoluble. À partir de l'époque des Tang (618-907), on commença à écrire des textes en langue orale, dontquelques-uns nous sont parvenus. De l'examen de ces textes, il ressort que, dès cette époque, le divorceétait profond entre la langue écrite et la langue parlée ; et il est probable que ce divorce a toujours existé, dumoins à partir de la grande révolution des Qin qui, à la fin du IIIe siècle avant J.-C., marque entre la languedes écrivains de l'Antiquité et celle de la littérature médiévale et moderne une coupure linguistique trèsgrande. Désormais la langue littéraire se figea et prit un caractère d'artificialité qui pesa lourdement sur lesdestinées de la littérature.

Ce n'est pas à dire, cependant, que l'hiératisme de la forme ait écrasé, dans cette littérature, touteexpression vivante, toute pensée innovatrice et personnelle. Au contraire, l'écrivain se prévaut justementdes formes et des formules traditionnelles pour en tirer ses effets les plus originaux ; sa liberté s'affirme ausein même des cadres qui lui sont imposés, et avec une efficacité d'autant plus éclatante qu'il est plus docileà ces cadres et sait mieux s'y mouvoir. Mais, comme en tout pays, il y faut du génie, ou du moins du talent ;et rien n'est pire que le chinois écrit entre les mains d'écrivains médiocres.

La langue parlée

Entre le chinois écrit et le chinois parlé, les éléments fondamentaux restent les mêmes ;typologiquement, le substrat est pareil. Ces éléments sont mis en œuvre de manière différente ; la différenceest d'ordre avant tout stylistique. La « langue parlée » se différencie elle-même, dans sa réalité orale, en unemultitude de dialectes et de patois qui se distinguent surtout par la prononciation aberrante des mêmesmots, dans une moindre mesure par le vocabulaire lui-même et par certaines particularités grammaticales ;ces différences sont assez considérables pour qu'un Pékinois ait autant de peine à apprendre le cantonaisqu'un Parisien le provençal. Toute la Chine du Nord et une grande partie de la Chine du Centre forment uneaire dialectale relativement homogène : on y parle les diverses formes du « mandarin », ainsi nommé parcequ'il servait jadis de langue commune aux mandarins, c'est-à-dire aux fonctionnaires de l'administrationimpériale qui se trouvaient en poste ou en voyage dans les provinces de l'Empire. Dans les régions côtières,au Sud-Est et au Sud, on parle des dialectes à la fois très différents du mandarin et très différents les uns desautres : à quelques heures de bateau, dans les provinces du Zhejiang, du Fujian et du Guangdong, les gensde Ningbo, de Fuzhou et de Canton ne se comprennent pas du tout entre eux.

Il n'y a pas lieu de s'arrêter ici à ces dialectes du Sud, qui, à de rares exceptions près, n'ont servi à aucune espèce de littérature écrite. Mais il n'en est pas de même des dialectes mandarins. À partir et au-dessus de ces derniers, qui sont assez rapprochés les uns des autres, il s'est constitué à haute date une koinè orale dont la base était, en principe, le dialecte de la capitale de l'Empire, mais élagué de certaines des particularités locales qui, suivant la localisation des capitales successives, caractérisaient ce dialecte parmi les autres dialectes de l'aire mandarine. Cette koinè vulgaire, c'est ce qu'on appelait sous l'Ancien Régime, jusqu'à la révolution de 1911, la « langue mandarinale » (guanhua), qu'on a appelée sous la République la « langue nationale » (guoyu) et, sous le régime communiste, la « langue commune » (putonghua), c'est-à-dire l'idiome vulgaire destiné à servir à tout l'ensemble de la nation, à tous les Chinois quel que soit leur dialecte maternel. Le terme de « langue mandarinale » impliquait en effet qu'il s'agissait d'un idiome réservé à la classe des fonctionnaires, d'une classe administrative et sociale. Or, depuis l'établissement de la République, on s'est efforcé de répandre la connaissance et la pratique de cette vulgate dans toutes les

couches de la société, ainsi que dans toutes les aires dialectales, et cela tant par l'enseignement qu'enutilisant délibérément cette « langue parlée » comme « langue écrite », au détriment de l'ancien chinoisclassique.

Ce n'est pas tant, du reste, en tant que langue administrative, comme ce fut le cas en France, que leparler des capitales impériales s'était, depuis longtemps, imposé comme langue vulgaire commune etmaintenu à travers les siècles avec une certaine continuité. C'est surtout la littérature qui a consolidé latradition de cette vulgate panchinoise. Il s'agissait, répétons-le, non pas d'une véritable langue orale, d'undialecte purement naturel, mais d'une vulgate présentant un certain caractère d'artificialité, à la manière dulatin vulgaire qui est à la base des langues romanes modernes. Le fait important est qu'on ne s'est pas misen Chine à écrire en pékinois, en cantonais, en dialecte du Zhejiang ou en dialecte du Fujian, comme on s'estmis en Europe à écrire en italien, en français, en espagnol, etc. ; on n'a pas dépassé le stade d'un chinoisvulgaire qui était la normalisation artificielle des parlers en usage dans les capitales successives de l'Empire.

Dès l'époque des Tang (618-907), ce chinois vulgaire commença à s'écrire. Il semble qu'à l'origine de cemouvement il faille reconnaître l'action du bouddhisme, religion égalitaire qui s'adressait à tous sansdistinctions sociales, et dont l'emprise était très forte sous les Tang. Les premiers textes en langue parlée quinous soient parvenus sont des vulgarisations de la littérature canonique du bouddhisme, destinées à laprédication populaire. Bientôt cette mode se répandit dans d'autres genres littéraires ; lesnéo-confucianistes, sous les Song (960-1279), notèrent en langue parlée les enseignements de leursmaîtres ; enfin le théâtre et le roman, à partir de l'époque mongole (1280-1368), vinrent fixer par écrit unetradition orale déjà ancienne et dotèrent la littérature en langue parlée d'œuvres de longue haleine et delarge diffusion.

Cette littérature était naguère tenue en piètre estime par la classe lettrée, qui affectait de l'ignorer, neprétendant y voir qu'un passe-temps sans valeur sérieuse, bon pour les masses populaires ; elle ne se faisaitpas faute d'y contribuer, mais en se dissimulant derrière l'anonymat. Il y aurait eu, à ses yeux, sacrilège àconfondre cette littérature vulgaire avec la littérature classique, dont la langue était celle des saintesÉcritures canoniques du confucianisme : attitude analogue à celle des clercs de notre Moyen Âge à l'égarddes œuvres non latines, « romans » profanes, contes, fabliaux ou, plus tard, versions vulgaires de la Bible. Ils'agissait en somme d'une littérature de seconde zone, intermédiaire entre la littérature classique et lalittérature proprement populaire, celle des conteurs publics, du folklore local, des chansons qui couraient lepeuple ou dont s'amusaient les enfants.

Mais la récente révolution littéraire, suite de la révolution politique de 1911 et conséquence de l'empriseoccidentale, a profondément modifié ces points de vue traditionnels. Les historiens chinois ont entrepris,depuis plus d'un demi-siècle, sur les origines et sur le développement de la littérature en langue parlée, uneenquête que la Chine communiste a poursuivie avec passion. L'importance de cette littérature vulgaire, lerôle qu'elle a joué dans l'évolution psychologique et morale de tous les milieux sociaux en Chine, y compriscelui des lettrés, ont été mis en pleine lumière. Il est désormais nécessaire de tenir compte des résultats deces recherches.

L'écriture

Tandis que notre écriture, ainsi que toutes les écritures actuellement en usage dans le monde civilisé à l'exception de la seule écriture chinoise, ne fait que traduire pour l'œil la prononciation des mots, en Chine le signe graphique reste indépendant du signe phonique, ou phonème, celui qui s'adresse à l'oreille. On peut en français écrire le mot « dix » de deux manières : soit phonétiquement, en notant sa prononciation, d-i-x, soit au moyen d'un signe visuel indépendant du signe phonique, une barre verticale et un cercle (10) dans la graphie des chiffres arabes, une croix (X) dans celle des chiffres romains. Dans l'écriture chinoise, il n'y a pas de graphème d-i-x ; il n'y a que 10 ou X. Nous écrivons donc le mot à travers son phonème, tandis que l'écriture chinoise est idéographique : elle rend l'idée du mot, étant bien entendu qu'il s'agit d'une idée linguistique, non pas de notions ou de concepts indépendants de leur expression dans le langage. À chaque signe de l'écriture chinoise correspond en effet un mot déterminé de la langue chinoise, dont la forme peut

varier selon les dialectes, mais qui dans chaque dialecte est le correspondant unique du signe écrit. Parexemple, pour le mot « bois », on se sert d'un signe d'écriture qui est la figuration d'un arbre : ,anciennement : un trait vertical pour le tronc, traversé en haut d'un double trait pour les branches, en basd'un double trait pour les racines. Ce signe se « prononce » mu à Pékin, mo à Shanghai, muk à Canton ; il amême été utilisé par les voisins de la Chine pour écrire les mots qui signifient « bois » dans leurs langues àeux, ki en japonais, namu en coréen. Théoriquement, nous pourrions, nous aussi, emprunter ce signe chinoispour écrire notre mot « bois ». Si nous appliquions par exemple le système japonais, nous écririons « bois »au moyen de l'idéogramme chinois (le tronc, les branches, les racines), « boiser » au moyen de ce mêmeidéogramme, mais en y ajoutant les signes phonétiques e-r ; « reboisement » s'écrirait r-e, plusl'idéogramme, plus e-m-e-n-t, et ainsi de suite. Lorsque, pour le mot « dixième », un Français écrit 10e et nondixième, un Italien 10mo et non decimo, un Anglais 10th et non tenth, un Allemand 10ter et non zehnter, ilsprocèdent à la japonaise.

Ce système a l'avantage de permettre l'utilisation de l'écriture chinoise par des gens qui ne prononcentpas les mots de la même façon. Et c'est, pour une part, à la conservation de ce type de graphie qu'est dû lemaintien de l'unité culturelle de la Chine, et même de son unité politique, à travers tant de siècles et de sivastes espaces : de nos jours, à Pékin, à Shanghai et à Canton, on lit les mêmes textes, en les prononçanttantôt à la manière de Shanghai, tantôt à la manière de Canton (à moins qu'on n'ait appris à les lireconformément à la « phonologie nationale », celle de la langue commune qui repose sur le pékinois). Lacontrepartie est que l'apprentissage de l'écriture exige en Chine un gros effort. Il s'agit de s'assimiler nonpas, comme chez nous, une trentaine de signes d'écriture, mais bien plusieurs milliers, plusieurs centainesen tout cas pour être en état de lire le texte le plus élémentaire. C'est ce qui explique le caractère savant etsocialement fermé de la littérature classique.

Il est vrai que l'étude de l'écriture chinoise est sensiblement facilitée par la structure des signes écrits,qui offre à la mémoire toutes sortes de points d'appui. À l'origine, il y a évidemment une pictographie :comme en Égypte ou à Sumer, l'écriture a commencé par des représentations figurées. Le dessin d'un arbrea servi pour écrire le mot « bois », celui d'une tour pour le mot « haut », deux traits horizontaux parallèlespour le mot « deux » ou encore, par voie d'association, le soleil et la lune pour le mot « clarté », une femmesous un toit pour le mot « tranquillité », une femme et un enfant pour le mot « aimer ». Ce fonds primitif del'écriture chinoise ne constitue qu'une partie tout à fait infime de l'écriture actuelle ; et encore la valeurpictographique de ces signes n'apparaît-elle plus guère dans la graphie moderne. Il faut souvent remonterjusqu'aux premiers documents de l'écriture chinoise, vers la seconde moitié du IIe millénaire avant J.-C., pourretrouver le pictogramme originel. Mais, dès cette époque, la plus haute où nous puissions atteindrel'écriture chinoise, celle-ci était déjà assez évoluée ; elle n'était plus ni purement pictographique, ni mêmepurement idéographique. Déjà les signes d'écriture comportaient des éléments employés avec une valeurphonétique. Dans l'écriture chinoise actuelle, l'immense majorité des signes est formée de deux éléments,l'un qui se rapporte au phonème, l'autre au sémantème. L'écriture est donc devenue phonographique dansune certaine mesure. Mais les scribes qui l'ont fixée au cours des siècles n'ont pas cherché à noter tous leséléments du phonème (initiale, finale, ton) et surtout l'évolution phonétique à travers les siècles a variéconsidérablement, si bien qu'à voir pour la première fois un signe inconnu il est impossible d'en deviner laprononciation exacte.

Cette écriture, unique survivance dans le monde moderne d'un type de graphie extrêmement ancien,apparaît à beaucoup de Chinois eux-mêmes comme un anachronisme et, depuis le début de ce siècle, il n'apas manqué de tentatives pour la réformer, ou même l'abandonner et y substituer une écriture phonétique.Aucune de ces tentatives n'a jusqu'ici abouti : l'actuel gouvernement communiste préconise bien en principel'adoption d'une écriture phonétique, mais il se montre très prudent dans la réalisation de ce projet. En cequi concerne la littérature, l'écriture idéographique a joué un rôle capital en maintenant le caractèremonosyllabique de la langue écrite, en cantonnant la connaissance de cette langue dans une élite restreinteet en assurant à la tradition littéraire une continuité telle qu'un texte écrit il y a deux mille ans restedéchiffrable d'emblée à un lettré chinois d'aujourd'hui, de même qu'un Européen moderne n'a pas besoin desavoir que « dix » se disait decem en latin pour déchiffrer le signe X dans une inscription latine.

Le livre

Jusqu'à l'invention du papier sous les Han postérieurs (23-220), le livre chinois consista en fiches debambou ou de bois, attachées en liasses et sur lesquelles on écrivait tout d'abord au moyen de stylestrempés dans du vernis ou de la laque, puis plus tard au moyen du pinceau souple, formé de poils introduitsdans un tube de bambou et trempé dans l'encre au noir de fumée.

Le papier, qui passe pour avoir été inventé en 105 après J.-C. et dont les premiers spécimens qu'on aitretrouvés datent en effet de cette époque, n'était en principe pas collé ; il en résultait que ce papier buvaitl'encre comme un buvard et ne pouvait s'écrire que d'un seul côté. Les manuscrits de papier s'enroulaient envolumina (juan), formés de lés dont les dimensions étaient généralement standardisées mais qu'on collait lesuns aux autres bout à bout, de sorte que l'ensemble du rouleau atteignait souvent une longueurconsidérable. Le terme juan resta en usage pour désigner les sections des ouvrages, même après l'abandondu livre en rouleaux.

Dès le Xe siècle une nouvelle invention, l'imprimerie, dont les premiers produits qui nous soient parvenusremontent au VIIIe siècle, se répandait en Chine et allait bientôt éliminer complètement la traditionmanuscrite. Le plus ancien procédé d'imprimerie, resté le plus usité jusqu'à l'époque moderne, était laxylographie, c'est-à-dire l'impression de feuillets entiers au moyen de planches sur lesquelles les caractèresétaient gravés en creux. L'emploi de caractères mobiles, en terre, en bois ou en métal, suivit un peu plustard mais ne devait se diffuser réellement qu'à l'époque moderne. Les rouleaux furent remplacés par desfeuillets oblongs, attachés entre eux par des liens, ou encore pliés « en paravent », comme des accordéons,ou enfin pliés en deux et brochés par les deux bords, le pli se trouvant sur la tranche du livre, à l'extérieur, etchaque feuillet comportant deux pages, un recto et un verso. La facture du papier, la calligraphie des textesgravés, l'encrage, la brochure, la reliure (consistant en planchettes de bois ou en cartonnages, toujourscouverts d'étoffe, qui enserrent les fascicules brochés) ont atteint un degré de perfection qui a fait du livrechinois un objet d'art incomparable, collectionné par de nombreux amateurs.

Les éditions anciennes, à partir des incunables des Cinq Dynasties et des Song (Xe-XIIIe siècle), ne sontpas rares, et la critique textuelle a eu de quoi s'exercer. Les œuvres de la littérature chinoise existent, pourla plupart, en éditions critiques établies avec soin par les érudits chinois, principalement depuis le XVIIIesiècle. Mais, à ce point de vue, l'éviction de la tradition manuscrite, dès les Xe-XIe siècles, par la traditionimprimée, a eu les conséquences les plus fâcheuses. Les manuscrits anciens ont été délaissés, abandonnés,perdus ; on n'a pratiquement aucune pièce d'archives remontant plus haut que l'invention de l'imprimerie ;et la tradition des textes ne se laisse guère suivre au-delà des environs de l'an 1000. Cette grave lacune aété en partie réparée par la découverte fortuite, en 1900, d'une importante bibliothèque de manuscritsantérieurs à l'an 1000, dans une grotte des environs de Dunhuang, localité située dans la province du Gansu,aux confins de la Chine, de la Mongolie et du Turkestan. Une partie de ces manuscrits a été emportée àLondres et à Paris, en 1907 et 1908, par les explorateurs Aurel Stein et Paul Pelliot ; le reste a été déposé àla Bibliothèque nationale de Pékin, ou a pris le chemin du Japon ou de la Russie. L'inventaire et l'étude de cesmatériaux renouvellent en Europe et en Extrême-Orient l'histoire littéraire sur plus d'un point, notamment ence qui concerne les débuts de la littérature en chinois vulgaire.

Depuis le début du XXe siècle, les procédés occidentaux de typographie et de présentation matérielle deslivres ont peu à peu supplanté les procédés anciens, et ceux-ci ne s'emploient plus guère que pour despublications de luxe.

II-L'époque archaïque

Les premiers documents

Épigraphie des Shang (XIVe-XIe s. av. J.-C.)

Certains des historiens chinois actuels prétendent que l'origine de la littérature chinoise est à chercherdans les chants du peuple au travail se plaignant de l'oppression qu'il subit. Cela rejoint la théorie qui veutque les premiers modes d'expression de l'homme aient été la musique, la danse et des phrases dont lerythme correspondait à celui de la musique et de la danse. Mais ces auteurs chinois ajoutent que c'est dansles cadences du travail en commun que le peuple a découvert le rythme. Or nous avons, dans des ouvragesanciens, de courts textes rythmés qui nous sont présentés comme datant de la plus haute antiquité. Quoiqu'il en soit de la théorie, ces poèmes ont été généralement considérés comme apocryphes.

On peut donc admettre que les plus anciens documents écrits qui aient été retrouvés en Chine sont desinscriptions divinatoires tracées sur des écailles de tortues ou sur des os. Ces textes relatent des oracles tirésde l'interprétation des craquelures qui se formaient sur ces écailles ou sur ces os lorsque les devins enexposaient au feu l'une des faces ; sur l'autre face, les scribes inscrivaient généralement aussi bien laquestion que la réponse, par exemple : « Divination de tel jour : le roi chassera-t-il le cerf à tel endroit ? – Teljour : pas de chasse, vent. » Un grand nombre de ces inscriptions divinatoires ont été exhumées, depuis lafin du XIXe siècle, à Anyang, dans le nord de la province actuelle du Henan, capitale de la dynastie des Shang.Les paléographes chinois se sont efforcés d'établir la chronologie de ces inscriptions dont les dates semblents'échelonner entre le milieu du XIVe et le milieu du XIIe siècle avant J.-C.

Os divinatoire, civilisation Shang

En 1898-1899, des milliers de fragments d'écaille de tortue et d'os de bovidés comportant desinscriptions oraculaires furent trouvés à Xiaotun, près d'Anyang, dans la province du Henan enChine. Le savant Luo Zhenyu établit en 1915 qu'il s'agissait d'os divinatoires remontant à ladynastie Shang (env. XVIe s.-1050 avant J.-C.). British Museum, Londres.(The Bridgeman ArtLibrary/ Getty)

Ces documents sont d'un grand intérêt pour les débuts de l'histoire de la Chine, mais l'on ne sauraitnaturellement y chercher de la littérature. Ils sont très brefs (le plus long compte une centaine de caractères)et la langue est d'un laconisme tel qu'on se demande si ces textes relèvent bien de la linguistique orale ous'ils ne représentent pas plutôt une mnémotechnie graphique. Ces inscriptions ne semblent comporter nirimes, ni structure rythmique bien définie. La syntaxe est déjà celle du chinois classique. Le lexique n'est pasaussi pauvre qu'on l'avait pensé tout d'abord : il compte déjà près de 4 000 mots (ou caractères) d'aprèscertains auteurs, plus de 5 000 d'après d'autres, dont plus de 2 000 seulement sont déchiffrés. Cetterichesse de langage d'une population considérée souvent comme primitive est remarquable : elle montreque la civilisation des Shang avait déjà atteint un assez haut niveau. On a aussi, des Shang, des inscriptionssur des objets rituels en bronze ; elles sont parfois un peu plus développées que les inscriptions divinatoires,mais n'ont guère plus de valeur littéraire. Il est possible que, dès l'époque des Shang, la Chine ait possédéles éléments d'une  littérature.  L'écriture  est  déjà complexe ; la civilisation, connue par les inscriptions etpar un art très élaboré, n'a rien de primitif. Mais, de cette littérature, nous n'avons pas de témoignageconcret.

Épigraphie des Zhou (XIe-XIIIe s. av. J.-C.)

Les inscriptions sur bronze et parfois sur pierre de la dynastie suivante, celle des Zhou, qui régnaeffectivement du XIe siècle à 771 avant J.-C. (période dite des Zhou occidentaux), puis nominalement de 770à 256 (période dite des Zhou orientaux), revêtent des formes littéraires qui font de certaines d'entre ellesdes monuments littéraires aussi importants que ceux de la littérature traditionnelle. On y observe desformules rythmiques bien marquées, des rimes, sinon des vers. En dehors de simples dédicaces aux ancêtresdivinisés, beaucoup de ces inscriptions se rapportent à des serments, des sacrifices, des événementsmilitaires ou civils, que les pièces en bronze étaient destinées à commémorer ; et les scribes, qui étaient déjàdes littérateurs, se sont livrés à des développements analogues à ceux que nous a transmis le plus ancienrecueil de la prose antique, les Documents.

Les Zhou occidentaux (1050-771 av. J.-C.)

À cette époque remontent trois recueils, les Documents (Shu), les Poèmes (Shi) et les Mutations (Yi), quisont à la base de la tradition littéraire chinoise. La datation en est du reste approximative ; d'après la critiqueactuelle, la plupart de ces textes ne sont guère antérieurs à l'an 800 et certains d'entre eux descendentjusqu'à 600 environ et même plus bas. Ces trois recueils passent respectivement pour les « ancêtres » del'histoire, de la poésie et de la philosophie, et, dans cette civilisation où les ancêtres se divinisaient, cesprototypes devaient toujours demeurer une source d'inspiration vénérée entre toutes. La langue en est fortdifférente de celle des inscriptions des Shang, et l'est également de la langue classique telle qu'elle devait sefixer quelques siècles plus tard ; ses rapports avec le chinois classique sont du même ordre que ceux destextes homériques avec le grec classique. Elle est par contre très proche de la langue des inscriptions desZhou, dont le témoignage confirme l'ancienneté des textes contenus dans ces trois recueils et permet de lesmieux comprendre. Les plus anciens de ces textes sont souvent de nature religieuse ou au moins rituelle,que ce soient les hymnes sacrificiels des cérémonies au temple des ancêtres, des livrets pour les cérémoniesde la cour ou des textes divinatoires.

Les Documents sont un recueil d'une trentaine de pièces, en prose pour la plupart, émanant des scribesroyaux des Zhou ; mais ils ne sont pas, en réalité, de simples documents : il s'agit plutôt d'élaborationslittéraires rédigées dans le style de ces documents et qui servaient parfois, semble-t-il, à les introduire. Noussommes déjà en pleine littérature : la prose des Documents, avec son rythme pesant, ses monosyllabespuissamment chargés de sens, ses coupes symétriques et massives, ses pauses lentement scandées, estrestée le modèle d'un style archaïque employé ensuite en certaines occasions solennelles.

Le recueil des Poèmes contient 305 pièces de vers, généralement rimés et souvent allitérants, dont leschème prosodique est à base tétrasyllabique, les tons des monosyllabes n'étant pas utilisés dans cetteprosodie de manière systématique ; les rimes sont réparties assez diversement, le plus souvent à la fin desvers, dans des strophes qui sont de longueur variable. Mais, à l'intérieur de cette définition prosodique, lespoésies de ce recueil sont de genres et d'époques très divers.

Les textes groupés sous le titre des Mutations ont pour noyau originel un manuel de divination, reposantsur un système de figures de six lignes (hexagrammes), qui pouvaient se disposer de soixante-quatremanières différentes et dont les devins tiraient présage pour deviner le faste ou le néfaste. Ce procédé dedivination, qui se pratiquait concurremment avec celui de l'exposition au feu de morceaux d'écaille ou d'os,impliquait en pratique l'emploi de bâtonnets d'achillée que les devins manipulaient pour en tirer ces figures,formées de lignes superposées, les unes pleines et continues, les autres dédoublées en deux tronçons. Àchacune de ces figures de six lignes superposées, les devins avaient assigné des noms, et ils avaientconstitué des manuels qui les expliquaient ; le texte des Mutations qui nous est parvenu est le manuel quiétait en usage à la cour des Zhou. Il comprend tout d'abord des gloses en prose sur chacun dessoixante-quatre hexagrammes considéré dans son ensemble, avec des gloses poétiques se rapportant, ensix paragraphes, à chacune des six lignes des hexagrammes (cette partie principale est datée, selon lesauteurs, du VIIIe au VIe siècle av. J.-C.). Ces gloses firent à leur tour l'objet de commentaires systématiques, etsur cette base proprement divinatoire vint s'édifier peu à peu, sous les Zhou orientaux, une superstructured'interprétation symbolique ou rationnelle qui, consignée dans une série d'appendices, donna naissance àune métaphysique. Avec ces textes obscurs et presque intraduisibles, tant le vocabulaire technique enmanque d'équivalents dans nos langues, on est aux sources vives de la philosophie chinoise, qui devaittoujours rester une philosophie de la nature, un naturalisme fortement accroché au concret et lié à desreprésentations visuelles s'exprimant volontiers sous la forme de diagrammes synoptiques. Presque tout levocabulaire philosophique chinois remonte aux Mutations, dont l'étude est indispensable à quiconque veutapprofondir les notions fondamentales de la pensée chinoise. Les auteurs chinois modernes retrouvent dansles parties les plus anciennes des Mutations un contenu concret sur l'évolution des modes de vie, parexemple certains traits de vie nomade, de mœurs sociales, par exemple le mariage par rapt ou le systèmepénal, qui remonte à la dynastie Shang. Les quelques poésies très courtes qu'on y trouve sont aussiconsidérées comme plus anciennes que celles du Shi.

Tels sont les trois monuments les plus anciens de la littérature chinoise, ceux qui en représentent,peut-on dire, la période archaïque. Il n'a pas été tenu compte ci-dessus des traditions plus ou moins tardivesqui ont prétendu attribuer la composition ou la révision de ces textes à de grands noms de l'Antiquité, et quiles ont érigés en « canons » (jing) ou règles normatives, sources de toute vérité et de toute sainteté. Le motjing se traduit aussi par « classiques », parce que ces textes sont effectivement devenus, dans leconfucianisme, la base de l'enseignement classique dans les écoles.

III-L'Antiquité

Les Zhou orientaux. (770-256 av. J.-C.)

Les « Annales » (722-481)

De la première période des Zhou orientaux (ainsi nommés parce qu'en 771 la capitale royale futtransférée de la province actuelle du Shǎnxi dans celle du Henan, située plus à l'est), il ne nous reste quequelques chroniques historiques dont l'une, celle de la principauté de Lu (dans l'actuel Shandong), étaitintitulée les Printemps et Automnes (Chunqiu), c'est-à-dire les saisons, les années, donc les Annales. Cettechronique couvre les années 722-481 avant J.-C., et a donné son nom, dans la tradition historique, à lapériode correspondante. La seigneurie de Lu était la patrie de Confucius, et c'est à l'école de Confucius quenous devons la conservation de sa chronique ; on prétendait même dans cette école, dès le IVe siècle, queConfucius était l'auteur, ou tout au moins le réviseur (des historiens actuels en Chine admettent encore cerôle de Confucius ; il est certain en tout cas que Confucius se servit de ces Annales dans son enseignement),de ce texte qui présente pourtant toutes les caractéristiques d'une chronique d'archives due à deshistoriographes anonymes, tels qu'il en existait alors dans toutes les cours chinoises. C'est un simplemémento chronologique, sec et nu, mais d'une grande précision et d'une terminologie très surveillée, desévénements intéressant le pays de Lu : l'a b c de l'histoire, comme on en trouve dans toutes les civilisationsprimitives, mais d'une minutie qui devait donner le ton à toute l'historiographie chinoise ultérieure. Leconservatisme chinois a eu pour effet que jamais en Chine l'histoire ne devait se libérer complètement deses origines annalistiques et officielles, telles qu'on les saisit dans les Printemps et Automnes. La formeannalistique qui classe les faits dans le cadre brut des années, des mois, des jours, l'usage scrupuleux maisservile des documents d'archives reproduits tels quels, la critique n'intervenant que dans le choix desdocuments, la mainmise de l'État sur l'historiographie, réservée en principe à des fonctionnaires officiels, telssont, avec une précision et, dans l'ensemble, une sûreté uniques au monde, quelques-uns des traits del'historiographie chinoise qui remontent aux Annales de l'Antiquité.

Avec la chronique brute de la principauté de Lu nous sont parvenus, sous le titre de Traditions (Zhuan),trois commentaires mis sous les noms de personnages obscurs, Zuo, Gongyang et Guliang, qui auraient étédes disciples de Confucius ou de ses disciples, vers le Ve siècle avant J.-C. Les deux derniers de cescommentaires sont de nature surtout éthique et rituelle ; ils jugent les faits selon les critères de l'écoleconfucianiste, probablement tardive (IIIe siècle). La Tradition de Zuo (Zuo zhuan), qui doit dater de la mêmeépoque, est par contre une histoire large et vivante de toute la Chine antique à l'époque des Printemps etAutomnes. C'est une fresque ou, plutôt, une merveilleuse eau-forte de l'Antiquité chinoise ; l'œuvre est d'untel réalisme qu'elle a été à diverses reprises condamnée par l'orthodoxie confucianiste, dont elle choquait lagravité compassée.

Confucius et Mozi (env. 550-400)

Confucius (Kongzi) est plus important dans l'histoire de la pensée chinoise que dans celle de la littérature. Dans le domaine littéraire, disons que le seul ouvrage où l'on ait des chances de percevoir un

écho direct de sa personnalité et de son enseignement n'est pas de sa main : c'est un recueil de sesentretiens, intitulé Discussions et conversations (Lunyu) et compilé bien après sa mort par les soins del'école qu'il avait fondée et où l'on vénérait sa mémoire. Telle était cette vénération que, pour ne pas risquerde fausser les λ́ογια du maître, on s'efforça de les enregistrer tels qu'il les avait prononcés, sous une formesouple et vivante qui représente évidemment la langue parlée de l'époque. Ce recueil prend par là unevaleur littéraire de premier ordre. Libres et familières, pleines d'idiotismes et de particules nuancées, lesparoles de Confucius conservent une saveur et un relief extrêmes ; il n'est pas de prose antique qui soitrestée plus fraîche. Comme les Évangiles ou les dialogues socratiques, c'est un mélange d'apophtegmes etd'anecdotes, parfois très brefs, mais d'une singulière prégnance, tout en allusions et en finesses (qu'il n'estsouvent plus possible de bien saisir aujourd'hui). Aucun développement discursif : tout est concret, l'idée estindiquée en quelques mots, parfois même par l'éloquence muette d'une façon d'agir ou d'une attitude dumaître, décrites sans commentaires ; au lecteur d'en tirer la morale.

Entre Confucius et l'apogée philosophique et littéraire des environs de l'an 300 avant J.-C. se place Mozi,« maître Mo », lui aussi originaire de la principauté de Lu, qui vécut dans la seconde moitié du Ve siècle avantJ.-C. Très différents des écrits confucéens, ceux de Mozi traitent ex cathedra de sujets déterminés ; ils seprésentent sous la forme de véritables leçons, dont le style est oratoire et abonde en développementsdialectiques. Malgré son importance à son époque, l'école de Mozi n'a guère eu par la suite de descendancephilosophique ni littéraire.

L'époque des Principautés en guerre (Ve-IIIe s. av. J.-C.)

C'est vers la fin de cette époque, aux alentours de l'an 300 avant J.-C., que se situe l'âge d'or de lalittérature antique, si l'on entend par « antiquité » la seconde partie de l'époque des Zhou, celle qui précédala transformation de la Chine en un Empire centralisé sous les Qin (221-206 av. J.-C.) et les Han (206 av.-220apr. J.-C.), par opposition à l'époque des premiers Zhou qualifiée ici d'« archaïque », et à l'époque postérieureaux Han envisagée comme un « Moyen Âge ». À partir du Ve siècle, la dynastie des Zhou était privée de toutpouvoir réel ; entre les seigneuries, devenues des États indépendants, sévissaient perpétuellement desguerres qui équivalaient en fait au règne de l'anarchie. L'affaiblissement de l'autorité politique, joint à unrenouvellement des cadres sociaux et économiques, eut pour contrepartie une liberté de pensée etd'expression qui porta, dans le domaine culturel, et en particulier dans celui de la littérature, des fruits d'uneabondance et d'une variété sans égales. Restées pour la plupart anonymes auparavant, les œuvres portentdésormais des noms et, si ces noms ne signifient pas toujours qu'un seul et même individu en aiteffectivement été l'auteur, du moins les œuvres émanent-elles d'écoles qui se réclamaient de maîtresindividuels et sont-elles marquées de l'empreinte de personnalités indépendantes, parfois même en rébellionviolente contre les conditions sociales et politiques de leur temps. Le rêve d'un regroupement pan-nationalde la Chine, le mythe, déjà glorifié par Confucius, d'une restauration de l'État unitaire et organiquementparfait de l'âge d'or orientaient la pensée philosophique vers un unitarisme qui contribua au développementde nouvelles valeurs métaphysiques. En même temps, la poésie inventait des accents personnels ets'inspirait de thèmes non collectifs qu'elle n'avait encore jamais exploités. Enfin l'histoire et la penséepolitique se dégageaient du carcan officiel et se livraient aux jeux de l'imagination et de la discussion.

Les philosophes

Il ne saurait être question ici d'exposer les doctrines proprement philosophiques de la fin des Zhou ; on n'en retiendra que les aspects littéraires. La plus ancienne des œuvres philosophiques de cette époque, qui nous soit parvenue, est celle de Mencius (Mengzi, « maître Meng »), qui vécut dans la seconde moitié du IVe siècle. Comme Confucius, comme Mozi, Mencius était originaire du pays de Lu ; mais Mozi lui était en horreur, et ce sont les doctrines de Confucius qu'il développa dans un recueil composé à la manière des Entretiens, mais plus développé et plus explicite. Analogue à celui des Entretiens, mais beaucoup plus élaboré, le style de Mencius est vif, délié, pénétrant ; c'est celui de la conversation ou de l'instruction familière, manié par un penseur plein d'idées et de vues personnelles. De même que les Entretiens, le

Mengzi n'est d'ailleurs probablement qu'une compilation des disciples du maître.

À la même époque que Mencius, l'école taoïste s'oppose radicalement au confucianisme. Cetteopposition répond à une sorte de polarisation fondamentale et permanente du génie chinois. Vis-à-vis duconfucianisme, pôle idéaliste, aspect raisonnable, ordonné, moralisateur de l'esprit chinois, le taoïsme enillustre une tendance anarchique et libertaire : c'est la poésie, c'est la mystique, c'est le paradoxe et lecynisme. Du point de vue littéraire, c'est incontestablement le taoïsme qui a donné à la Chine antique sesœuvres les plus belles. Le Laozi est un petit bréviaire de la doctrine taoïste, en 81 paragraphes, rédigé en unmélange de prose rythmée et de vers libres. La langue en est d'une haute tension poétique, si dense, sihermétique que l'ouvrage se présente comme une suite d'énigmes cryptiques et parfois goguenardes. Plusaccessible, bien que le style en soit similaire, est le grand corpus d'écrits taoïstes qui porte le titre deZhuangzi. Cet ouvrage ne témoigne pas seulement d'une profondeur de pensée incomparable : c'est unemerveille d'art. Grâce à une imagination extraordinairement précise, servie par un vocabulaire d'unerichesse inouïe, il réussit à faire surgir en plein relief concret toute une métaphysique du dao, de l'absolusuprasensible, accessible à la seule connaissance mystique. La vérité est dans le retour à la nature, à unenature sublimée par la culture humaine ; il faut se refaire une docte ignorance. Devant le lecteur médusédéfile la plus étonnante galerie de types grotesques ou de figures cocasses, nains et culs-de-jatte, fous etidiots, bandits qui débitent des leçons de morale devant Confucius ahuri, dieux bavards et monstresmythiques, et toutes sortes d'animaux croqués d'après nature dans des fables d'une verve impayable. Lalangue est d'une vigueur, d'une succulence, d'une variété extrêmes ; depuis les grands envols lyriques,souvent rythmés et rimés, jusqu'aux adages sentencieux, aux métaphores les plus hardies et auxvulgarismes les plus idiomatiques, il n'est aucune ressource qui lui échappe.

À cette école taoïste se rattachent également, par des liens inattendus mais indéniables, les œuvres desphilosophes de l'école dite des lois. Les noms les plus célèbres de cette école, avec Guanzi, œuvre compositeet difficile à classer et à dater, sont Shangzi et Hanfeizi, du nom de leurs auteurs Shang Yang et Han Fei. Lepremier est un réaliste à la manière de Machiavel, sans la finesse, mais plus attentif aux questionséconomiques ; son style est d'une dureté de pierre, impitoyable comme une force de la nature. Le second estun penseur méthodique et lucide, avec parfois des éclats de lyrisme, comme dans son hymne au dao, unedes plus belles pièces de prose poétique (rimée) que nous ait laissée la Chine antique ; il y a chez lui uneforte veine taoïste.

Shang Yang fut un des précurseurs et Han Fei un des conseillers du Premier empereur, fondateur de ladynastie des Qin (221-206 av. J.-C.) qui, après avoir abrogé la dynastie des Zhou en 249, unifia sous sonautorité la Chine tout entière en 221 et transforma cette confédération de principautés en un Empirecentralisé et totalitaire qu'elle devait rester jusqu'à la révolution de 1911. Le Premier empereur des Qin, à ladifférence d'Alexandre ou de César, était un dictateur anti-intellectualiste, qui mit fin à la libre pensée etétouffa pour plusieurs siècles la flamme vive de l'invention philosophique et littéraire. En 213 avant J.-C., il fitconfisquer et brûler non seulement tous les livres d'histoire, à l'exception des Annales de Qin, mais aussi lesPoèmes, les Documents et surtout les livres des philosophes, ces idéologues qui mettaient tout en question,tous les « discours des cent écoles », comme disait le décret. L'une de ces cent écoles était celle des lois, etune autre, l'école taoïste. C'est précisément à ces deux écoles que s'étaient formés les conseillers dusouverain biblioclaste, par exemple Han Fei ; la haine des livres éclate à chaque page du Laozi et duZhuangzi. L'unité tant réclamée par les philosophes se réalisait à leurs dépens et l'anarchisme débouchaitdans le despotisme. Le taoïsme voyait retomber sur lui les armes qu'il avait forgées, éprouvant à ses dépensun de ces retours des choses qui étaient conformes à sa propre doctrine de la dialectique des contraires.

Le chiffre de cent écoles n'était qu'une figure de rhétorique, mais l'exposé qui précède est loin de rendre compte de la diversité des écoles philosophiques de la fin des Zhou et, en particulier, de celles du IIIe siècle avant J.-C. Un des maîtres de Han Fei était Xunzi (ou Xun Qing), qui nous a laissé une collection d'essais d'inspiration principalement confucianiste, mais remarquables par l'originalité de la pensée et la clarté du style, qui n'a plus rien d'oral. Pour la première fois dans l'histoire du confucianisme, nous avons ici un auteur qui expose lui-même ses propres idées. Certains de ses développements sont les premiers modèles de l'essai discursif, qui a été si apprécié par toute la tradition littéraire chinoise. La dialectique et la sophistique furent cultivées vers la même époque par Hui Shi et Gongsun Long, dont les paradoxes rappellent parfois

ceux de la Grèce antique ; ces balbutiements d'une logique formelle, mal servis par une langue trop peuanalytique, ne devaient pas recevoir par la suite de développement durable.

Dès le IIIe siècle, les écoles de philosophie commençaient à se désagréger en tant qu'institutionsorganisées. Les maîtres ne se contentent plus de laisser rédiger par leurs disciples des recueils de λ́ογια ; ilsrédigent eux-mêmes des dissertations en forme, bien plus poussées que des leçons orales, et dans lesquellesla prose se fait de plus en plus savante et littéraire. Un recueil comme les Printemps et Automnes de sire Lü(Lüshi chunqiu), qui n'est pas un ouvrage historique comme son titre pourrait le faire croire, mais unecollection d'essais philosophiques classés sous les rubriques des douze mois de l'année, est l'œuvre d'uneéquipe de clients entretenus par Lü Buwei († 235 av. J.-C.), ministre (et peut-être père naturel) du Premierempereur. Cet ouvrage ne porte la marque d'aucune école déterminée ; c'est une compilation, une sommeérudite et assez terne.

Histoire et géographie romancées, actualités politiques, rituels

On a vu plus haut comment, avec la Tradition de Zuo, ouvrage qui se présente comme un commentairedes Annales de la principauté de Lu, mais qui traite en réalité de la Chine entière à l'époque Chunqiu,l'histoire s'était dégagée, à l'époque des Principautés en guerre, de la chronique primitive pour faire œuvrevivante et artistique. D'autres œuvres, rédigées au cours du IIIe siècle avant J.-C., apportent également desdonnées historiques dans lesquelles l'imagination, le goût de l'anecdote, la recherche de l'effet dramatiquejouent un rôle prédominant. Ce sont notamment les Entretiens des principautés (Guo yu), ainsi nommésparce qu'ils contiennent des palabres politiques classées par principautés, et la Politique des principautés enguerre (Zhan guo ce), qui relate les intrigues des politiciens itinérants dans les diverses cours seigneurialeset leurs machinations dans le jeu des ligues et des conflits. Si l'on va au fond des choses, ce sont desouvrages de philosophie politique traitée sous une forme historique. La date du Zhan guo ce est parfoisabaissée jusqu'au début du IIe siècle avant J.-C., c'est-à-dire au début des Han, mais les textes compilés alorspeuvent être en grande partie plus anciens. D'autres ouvrages sont, par contre, de véritables romans sur lesaventures de divers personnages célèbres de l'Antiquité dont ils portent le nom comme titre. La Biographiede Mu le fils du Ciel (Mu tianzi zhuan) raconte les chasses et les voyages de l'empereur Mu, un des premierssouverains des Zhou (Xe s. av. J.-C.), et ses expéditions lointaines qui se mâtinent de randonnéesmythologiques. Certains auteurs y voient un essai de forme épique plutôt qu'une œuvre romanesque. À ungenre analogue se rattache le Canon des monts et des eaux (Shan hai jing), traité d'orographie etd'hydrographie fantastiques, plein de mythes et de merveilles, qui montre comment le folklore reflétait, enles transformant, les connaissances géographiques élargies qui se répandaient alors en Chine, en mêmetemps que s'y développait un mouvement scientifique dû aux premiers contacts avec des civilisationsétrangères à la Chine, Inde, Iran, Orient hellénistique. Sur ce mouvement scientifique de la fin des Zhou et dudébut des Han, qui ne devait pas avoir de suites plus durables que n'en eurent les mouvements analoguesdans l'Inde contemporaine et à Alexandrie, il n'y a pas lieu de s'étendre dans une histoire de la littératurechinoise, pas plus que sur l'abondante littérature rituelle qui fleurit à la même époque. Tous ces recueils, decontenu peu homogène et de dates diverses (IVe-Ier s. av. J.-C.), mais d'un grand intérêt sociologique, eurentdu point de vue littéraire l'effet de plier la langue à des descriptions et à des définitions extrêmementprécises, ce qui développa en Chine le sens de la philologie.

La poésie du Sud

Il n'y avait pas trace de taoïsme dans les Poèmes des Zhou occidentaux, littérature de cour dont le caractère officiel et anonyme excluait toute manifestation religieuse non contrôlée par l'État et toute effusion trop personnelle. Quatre ou cinq siècles plus tard, aux alentours de 300 avant J.-C., à l'époque de Zhuangzi, lui-même originaire de la principauté de Chu d'après certaines sources, on voit apparaître un genre de poésie très différente dans cette principauté de Chu, qui occupait alors le bassin moyen du Yangzijiang et se trouvait encore en marge de la vieille Chine proprement dite, celle du Nord, qui avait son centre dans le bassin du fleuve Jaune. Région semi-barbare, de colonisation relativement récente et où seule l'élite lettrée pratiquait la langue chinoise, le pays de Chu était imbu de taoïsme ; les traditions et les institutions

confucianistes n'y avaient guère pénétré. La religion y restait aux mains de chamanes ou de sorciers, surtoutde sorcières, qui servaient de médiums entre les dieux et les hommes, et dont émanent certains des poèmesde Chu, inspirés des invocations auxquelles ces médiums se livraient au cours de leurs transes depossession. Aussi, dans tout l'ensemble de ces poèmes, qui nous sont parvenus sous le titre de Paroles deChu (Chu ci), le ton est-il souvent celui de l'incantation magique, malgré la diversité des sujets et des formes.

L'Empire des Han (206 av. J.-C.-220 apr. J.-C.)

L'« impérialisation » de la Chine sous les Qin (221-206 av. J.-C.) et les Han (206 av. J.-C.-220 apr. J.-C.),son unification non seulement politique, mais aussi culturelle, sous un régime d'autorité, mirent fin, commeon l'a vu plus haut, à une liberté intellectuelle à la faveur de laquelle avait fleuri à la fin des Zhou uneexceptionnelle profusion de chefs-d'œuvre littéraires et philosophiques. La spectaculaire proscription deslivres par le Premier empereur, en 213 avant J.-C., consacre dans l'histoire de la civilisation chinoise unerupture comparable à celle qui, en Occident, marque le passage d'Athènes à Rome. L'époque des Han futune période d'action, de pragmatisme, d'organisation, au détriment des belles-lettres et de la pensée, qui sedétournèrent de l'invention gratuite pour systématiser l'héritage du passé. Cette époque vit le triomphe duconfucianisme, tandis que la veine taoïste n'affleura plus que chez quelques poètes et chez de rarespenseurs, pour ne resurgir au grand jour qu'après la chute des Han. C'est alors que se fixèrent deuxdisciplines destinées à un grand avenir, l'exégèse et l'histoire.

L'exégèse

Au début des Han, on assiste encore à la survivance de certains éléments culturels de la période desPrincipautés en guerre. Les fondateurs de la dynastie étaient enclins au taoïsme, et un membre de la familleimpériale, le prince de Huainan ( 123 av. J.-C.), fit compiler par des lettrés à sa solde, sous le titre Le Maîtrede Huainan (Huainanzi), un recueil d'essais taoïstes qui n'est guère qu'un centon de passages du Zhuangzi etd'autres textes du taoïsme antique. Mais bientôt, avec la consolidation de la dynastie, qui prétendait fairerevivre les institutions de la haute antiquité, on revint aux documents qui les décrivaient et qui étaientdevenus les saintes Écritures du confucianisme : les Mutations, les Poèmes, les Documents, les Annales, lesRituels. Ces cinq recueils furent érigés en « canons » d'une orthodoxie officielle, en « classiques », et c'estsur eux que porta l'enseignement public, organisé avec un système d'examens qui ouvrait aux étudiants lescarrières administratives.

Tous ces textes, à l'exception des Mutations, avaient été impliqués dans le biblioclasme de 213 avantJ.-C., qui avait eu pour conséquence la dispersion des écoles dans lesquelles se transmettait, en grandepartie oralement, l'interprétation des textes antiques. La disparition de ces écoles, les transformationssurvenues après la chute des Zhou dans les manières de penser, dans la langue et même dans l'écriture, lararéfaction des livres eux-mêmes nécessitaient un travail de reconstitution et d'exégèse qui occupa leslettrés des Han. C'est alors que les Chinois apprirent à éditer les textes, à les collationner, à en faire l'histoireet la critique, à les commenter et à les discuter, traits par lesquels ils se distinguent de tous les autrespeuples de l'Asie et qui se manifestent par l'élaboration d'une technique philologique dont le vieux monden'offre pas d'autre exemple, sinon dans nos écoles alexandrines.

Ce fut dès lors autour de l'exégèse des « classiques » que devait s'organiser toute l'histoire de la littérature confucianiste, de même qu'on peut identifier l'histoire doctrinale du christianisme à celle des interprétations successives de la Bible. Les auteurs chinois modernes accusent à juste titre le confucianisme ainsi constitué en école d'avoir été un carcan idéologique pour les écrivains. Les plus grands noms de la littérature confucianiste des Han, Dong Zhongshu dans la première partie de la dynastie, Ma Rong et Zheng Xuan dans la dernière, sont ceux d'exégètes des « classiques ». Dong Zhongshu (IIe siècle av. J.-C.) présenta des Printemps et Automnes une interprétation du genre apocalyptique, pleine de spéculations cosmologiques ou numérologiques. Ma Rong (79-166) et Zheng Xuan (127-200) reviennent aux textes originaux, cherchent à les comprendre en eux-mêmes, et leur exégèse est de tendance rationnelle. Entre ces deux écoles d'exégèses se placent, vers le milieu de la dynastie, deux écrivains indépendants dont l'un, Yang Xiong (52

av. J.-C.-18 apr. J.-C.), un devin de profession, osa s'inspirer, pour interpréter la métaphysique des Mutations,d'idées taoïstes qui, de son temps, ne survivaient que de manière plus ou moins clandestine, tandis quel'autre, Wang Chong, soumit toutes les croyances de son temps à une critique acerbe et singulièrement libre.Un peu plus tard, le philologue Xu Shen, auteur du premier dictionnaire de la langue chinoise, relevait lesincohérences que présentaient entre eux les textes antiques et l'impossibilité d'en tirer une doctrine uniqueet homogène. C'était le début en Chine de la philologie critique, qui devait y prendre au cours des siècles undéveloppement si considérable.

L'histoire

Les Mémoires historiques (Shi ji) de Sima Qian (env. 145-87 av. J.-C.) sont une histoire générale de laChine depuis les origines jusque vers l'an 90 avant J.-C. Cet ouvrage a servi de modèle, ou tout au moins deprototype, à toutes les histoires dynastiques ultérieures, dont la première, intitulée Livre des Han (Han shu),retrace l'histoire de la première partie de la dynastie des Han, dite des premiers Han (206 av. J.-C. -9 apr.J.-C.) et fut compilée au Ier siècle de notre ère, sous les Han postérieurs (23-220), par divers membres de lafamille Ban. Dès lors s'instaure l'usage, pour chaque dynastie, de faire publier l'histoire de la dynastie àlaquelle elle venait de succéder en la renversant, cette histoire reposant sur les matériaux préparés à cettefin par les soins de la dynastie déchue elle-même : remarquable témoignage de ce sens indéfectible de lacontinuité historique qui est propre à la Chine.

Ces histoires dynastiques, actuellement au nombre de vingt-six, y compris celle de la dernière dynastieimpériale (celle des Mandchous, 1644-1911) dont une première rédaction a été publiée en 1928 par legouvernement républicain, forment une collection unique au monde, qui couvre sans interruption deuxmillénaires d'histoire. Elles sont toujours restées fidèles, avec de menues variantes, au plan fixé sous les Hanet qui se divise essentiellement en quatre sections : 1. des « annales principales » qui relatent, dans un ordrestrictement chronologique, les principaux événements de la dynastie ; 2. des « monographies » consacrées àdes sujets particuliers, astronomie et calendrier, géographie, etc. ; 3. des « tableaux » synoptiques, résumantla chronologie, la succession des ministres, etc. ; 4. des « biographies » des personnages les plus marquants,formant en général la partie la plus volumineuse. On a pu reprocher à cette historiographie d'être restéearchaïque par la forme annalistique des « annales principales » et d'avoir conservé, d'autre part, uncaractère trop officiel, surtout à partir des Tang (VIIe s.) lorsque la rédaction des histoires dynastiques futconfiée par l'État à des équipes bureaucratiques, qui négligèrent leur tâche en se prévalant d'un anonymatde fait sous le couvert de directeurs haut placés et prétendus responsables. Les « notes prises jour après jourpar les scribes chargés d'enregistrer les faits et gestes des empereurs », les pièces d'archives, documents,décrets, rapports, matériaux que les divers services étaient tenus de fournir au fur et à mesure au bureaudes historiographes, les « bulletins authentiques » compilés sur chaque règne aussitôt après la mort desempereurs successifs sont souvent reproduits tels quels, sans que les rédacteurs se soient donné la peined'élaborer ou de critiquer cette matière brute. Il est vrai qu'en s'effaçant derrière les documents l'historien aplus de chance de rester impartial. Encore faut-il qu'il les reproduise exactement, ce qui n'estmalheureusement pas toujours le cas des auteurs d'histoires dynastiques, volontiers enclins à présenter deces documents des rédactions tronquées ou stylistiquement retouchées.

Ces reproches, toutefois, ne s'appliquent ni aux Mémoires historiques de Sima Qian, ni au Livre des Hande la famille Ban, œuvres d'écrivains dont la personnalité y était engagée. L'histoire constitue une desdisciplines littéraires où la Chine devait toujours briller. Les Chinois ont été pour l'Asie entière despourvoyeurs d'histoire. Non contents d'historiciser leur propre mythologie, ils devaient réussir à historiciserl'éternel présent de l'atemporalité indienne, ainsi qu'en témoignent les récits de leurs pèlerins bouddhistes etles questions d'ordre chronologique et biographique qu'on ne cessa de poser en Chine aux maîtres indiensvenus pour y prêcher le bouddhisme. C'est également grâce aux historiens chinois qu'un passé sera renduaux nomades sans mémoire de la steppe sans bornes : Huns, Mongols, Turcs.

La poésie

Ce n'est guère que chez quelques poètes, comme on l'a déjà dit, que l'inspiration taoïste restaproductive sous les Han. Ces poètes s'inspiraient eux-mêmes des Paroles de Chu, dont l'élan mystiques'assagit peu à peu et donna naissance à ce qu'on appela le fu, sorte de récitatif libre, dont le ton restaitincantatoire et très soutenu, mais qui tourna peu à peu, sous les Han, au genre descriptif, avec d'excessivesrecherches de vocabulaire qui tombèrent bientôt dans la rhétorique. Les plus illustres représentants de cegenre sous les Han furent Jia Yi (201-169 av. J.-C.), un lettré confucéen du début de la dynastie qui, bannidans la région de Chu, s'y prit d'admiration pour la poésie de Qu Yuan, et Sima Xiangru (env. 179-117 av.J.-C.), le plus grand poète de l'époque des Han ; le philosophe Yang Xiong (52 av. J.-C. -18 apr. J.-C.),l'historien Ban Gu (32-92), l'astronome Zhang Heng (78-139) s'y exercèrent au lyrisme.

À côté de cette littérature de cour et d'érudition, la poésie se retrempa, sous les Han, aux sourcespopulaires, mais cela encore sous l'égide de l'administration officielle. Vers la fin du IIe siècle avant J.-C. futfondé à la cour impériale un Bureau de la musique (Yue fu), chargé de fournir les airs et les paroles despièces rituelles ou profanes qui devaient s'exécuter soit lors des cérémonies de la Cour, soit pour ledivertissement des courtisans. Dans ce dernier but surtout, le Bureau de la musique fit recueillir deschansons populaires anonymes, que les lettrés ne tardèrent pas à imiter. De grands poètes, qui mirent enœuvre les formes prosodiques nouvelles nées sous les Han, furent les « Sept Poètes de la période Jian'an » etCao Zhi.

IV-Le Moyen Âge

L'époque des Six Dynasties (IIIe-VIe s. apr. J.-C.)

L'effondrement de l'Empire des Han fut suivi d'une période troublée qu'on a pu comparer à notre MoyenÂge. Elle s'en rapproche par quelques traits caractéristiques : invasions des Barbares, qui occupent toute lapartie septentrionale de la Chine ; irruption aussi d'une religion universaliste et égalitariste, le bouddhisme,qui contribue au bouleversement des structures politiques et sociales de l'ancienne Chine ; apparition, sousl'influence de cette religion, de nouvelles formes de pensée et d'art. Le nom de « Six Dynasties » ne tientcompte que de celles des nombreuses dynasties de cette période qui s'établirent dans le bassin duYangzijiang, avec Nankin pour capitale, et prétendirent perpétuer, dans cette région semi-coloniale encore,une sorte de légitimisme d'exil, tandis qu'au Nord, dans le bassin du fleuve Jaune, se succédaient demultiples dynasties d'origine barbare qui se disputaient la région alors la plus riche et la plus civilisée de laChine. Le conflit de ces deux centres politiques et culturels est sensible dans l'histoire littéraire de cetteépoque.

La renaissance philosophique du IIIe siècle

Au IIIe siècle de notre ère, on vit refleurir soudain les écoles philosophiques de l'Antiquité, en particulier letaoïsme, dont les textes furent tirés de l'obscurité où ils s'étaient cachés pendant les quatre siècles del'époque des Han. Dans les commentaires qu'on écrivit sur les textes philosophiques ainsi ressuscités,l'accent fut mis sur une métaphysique mêlée de mysticisme, qui devait jouer un rôle considérable dansl'évolution de la pensée chinoise. Les principaux représentants de ce mouvement philosophique firent partiedu groupe dit des « Sept Sages de la forêt de bambous », groupe qui s'illustra littérairement avec Xi Kang(223-269) et Ruan Ji (210-263), tous deux taoïstes, d'un taoïsme philosophique, grave et fervent ; de leurspoèmes, de leurs essais en prose, écrits dans un style délicat et sans affectation, se dégage un parfum de foipersonnelle qui annonçait en Chine un âge nouveau. Le vin y joue un grand rôle : mais c'était le vinmystique, l'adjuvant des ivresses spirituelles, tel qu'on le connaît en Occident par les poètes persans (qui ontpeut-être emprunté ce thème à la Chine). Un peu plus tard, Tao Qian, ou Tao Yuanming (365-427), le plusgrand nom de la poésie des Six Dynasties, devait porter à sa perfection ce genre de poésie d'inspirationreligieuse, d'une simplicité raffinée dans la forme.

Le bouddhisme et le taoïsme

S'il y a des traces d'influence bouddhique chez Tao Qian, on n'en relève pas encore chez les grandsécrivains du IIIe siècle. Les Sept Sages de la forêt de bambous semblent tout ignorer de cette religion quiavait été importée de l'Inde au 1er siècle de notre ère, mais était restée cantonnée dans des cercles étroits deChinois convertis. Ce n'est qu'au cours du IVe siècle qu'après une longue incubation les idées bouddhiques serépandirent dans tout l'ensemble de la classe cultivée. La tradition chinoise devait dès lors s'en trouverradicalement modifiée : on peut dire que le Moyen Âge chinois, du IVe au Xe siècle environ, futessentiellement bouddhique.

Du point de vue littéraire, tout en renouvelant les thèmes et les sujets, le bouddhisme exerça une actioncapitale sur les formes elles-mêmes, en rapprochant la langue littéraire de la langue vulgaire, puis enprovoquant peu à peu la création d'une littérature en véritable langue vulgaire. Il s'était constitué, pourtraduire en chinois les écritures sanscrites du bouddhisme, une langue particulière qui s'écartait de la langueclassique tant en matière de vocabulaire et de syntaxe que par son rythme, moins stylisé que celui de laprose littéraire ; de même, on traduisait les vers sanscrits en vers blancs, non rimés, et d'une prosodie facileet assez grossière. Ces traductions étaient destinées à un public plus étendu que la classe des lettrés dont lechinois classique était le moyen d'expression ; la propagande bouddhique s'adresse à tous les hommes etdoit user d'une langue plus largement accessible que ne l'était le chinois classique. Cette langue finit pardéteindre sur le chinois littéraire lui-même, lorsque le bouddhisme pénétra dans les milieux lettrés ; et c'estsans doute à ce fait qu'il faut, pour une part, attribuer la simplicité de la langue d'un Tao Qian. Lesapologues, les légendes, les contes édifiants, fruits du génie fabulateur de l'Inde, jouaient un grand rôle dansla propagande bouddhique, qui s'en servait pour faire saisir ses doctrines au public sous un aspect imagé etamusant ; et le bouddhisme ne put que développer en Chine ce genre littéraire qu'avaient déjà cultivé avectant d'éclat les philosophes taoïstes, mais en favorisant le développement d'une prose narrative plus ampleet plus explicite que celle qu'avait connue l'Antiquité chinoise. Certaines des grandes traductionsbouddhiques se sont effectivement incorporées dans le patrimoine littéraire chinois ; et il est naturel que,lorsque les lettrés chinois convertis au bouddhisme commencèrent vers la même époque (IVe-Ve s.) àcomposer en chinois des œuvres bouddhiques originales, ils usèrent d'une langue influencée par celle destraductions, en même temps qu'imprégnée d'expressions et de tours taoïstes. Autour de Huiyuan, l'un desgrands moines de l'époque, s'était formée une association de lettrés bouddhistes à laquelle appartinrent ous'intéressèrent certains des plus grands écrivains de ce temps, comme le poète Xie Lingyun (385-433), leprincipal représentant de la poésie paysagiste qui connut une grande vogue à cette époque.

Pendant ce temps, les adeptes des sectes taoïstes populaires s'étaient détournés de la philosophie où lesgrands écrivains taoïstes avaient tant brillé à la fin de l'Antiquité. Le taoïsme populaire prenait un tourpurement religieux et pratique, et s'organisait en Église parallèlement à l'Église bouddhique. Ses saintesÉcritures ne sont, du point de vue littéraire, qu'un reflet des Écritures bouddhiques, dont elles imitent lalangue, les formes et la terminologie, et auxquelles elles doivent tout ce qu'il peut y avoir en elles d'idéesphilosophiques.

Les belles-lettres

Pendant que le bouddhisme se développait ainsi, tout d'abord dans le Nord surtout, d'autres tendances littéraires toutes différentes se manifestèrent dans le Sud où la noblesse chinoise vivait dans une certaine oisiveté, en nourrissant le rêve illusoire de rétablir au Nord la légitimité nationale. La littérature devint pour elle un divertissement esthétique qui, à force de se raffiner, tomba souvent dans l'artifice et la préciosité, ce que les auteurs chinois modernes appellent le « formalisme ». Ce fut l'époque de la prose parallèle (pian wen), où les idées comptèrent moins que leur expression, celle-ci devant se soumettre à toutes sortes de tortures verbales : phrases alternées de quatre et de six syllabes, effets de symétrie lexicale renforcés par des oppositions toniques, emploi constant de formules et d'allusions empruntées à la tradition littéraire ; les compositions littéraires devenaient ainsi des tours de force que seuls les connaisseurs pouvaient apprécier. On vit paraître également dans le Sud, aux Ve-VIe siècles, des traités d'esthétique littéraire, dont le principal est Les Ornements de l'esprit littéraire (Wen xin diao long) de Liu Xie, et des choix de textes pouvant servir

de modèles aux stylistes, d'où les classiques confucéens étaient volontairement exclus.

On peut s'étonner de la coexistence, dans la littérature des Six Dynasties, de cet esthéticismearistocratique avec la tendance à la simplification qu'impliquait le bouddhisme. Mais l'extrême raffinementest proche de la barbarie ; c'est, comme disait Vico, une barbarie savante. Cette combinaison de raffinementet de barbarie n'est-elle pas, elle encore, un trait par lequel l'époque des Six Dynasties ressemble à notreMoyen Âge ?

Il ne manque pas, dans la littérature des Six Dynasties, d'œuvres de caractère populaire qui reflètentl'atmosphère troublée dans laquelle vivait alors le peuple. La ballade Magnolia (Mulan) relate, en langue toutà fait vulgaire, les aventures d'une jeune paysanne du Nord, portant ce nom de fleur, et qui se déguise enhomme pour aller guerroyer en Mongolie, afin d'éviter à son père la conscription dans les armées du Khanbarbare. Dans le Nord, beaucoup d'autres chansons populaires évoquent aussi la guerre ou les conditions devie pénibles du peuple sous la domination barbare. Dans le Sud, les chansons populaires traitent pour laplupart d'amour et, recueillies par les lettrés de Nankin, friands de ce folklore pour eux exotique, donnèrentainsi naissance à un genre nouveau qui affectait la simplicité par un surcroît de raffinement. C'est le cas, parexemple, des chansons dites de Ziye, du nom d'une chanteuse du Sud qui était censée en avoir inventé lamusique ; tous les raffinés se mirent à composer des paroles sur les chansons de Ziye, en y faisant grandétalage d'expressions de langue parlée. Les caractéristiques principales de ces poésies sont la brièveté, lenaturel de l'expression et le goût pour les jeux de mots. Une fois de plus, et même à cette époque où lapoésie était essentiellement aristocratique, la littérature chinoise allait ainsi se rafraîchir aux sourcespopulaires.

L'Empire des Tang (618-907)

La réunification de la Chine fut l'œuvre d'une dynastie du Nord, celle des Sui (589-618), suivie par celledes Tang (618-907) dont la famille régnante semble avoir été d'ascendance en partie barbare. Si, par sesorigines comme par certains de ses traits historiques, l'époque des Tang appartient encore à ce que nousavons cru pouvoir appeler un Moyen Âge, elle offre à d'autres égards les caractéristiques d'un âge classique.La Chine traverse alors une ère de gloire. Elle est la maîtresse incontestée de l'Asie, où s'étend partout lerayonnement de ses institutions et de sa culture ; dans ses métropoles impériales, qui sont les plus grandesvilles du monde de ce temps, affluent les étrangers. Une Cour brillante et fastueuse, un appareil administratifd'une ampleur et d'une efficacité sans pareilles font de la Chine des Tang le modèle d'un Empire bienordonné. C'est l'âge d'or de la poésie. Des souverains aux vues larges, en particulier le fameux Xuanzong quirégna de 712 à 756, patronnent les lettres et les arts : il suffit d'être poète pour émarger aux rôles dupersonnel administratif ; le programme des examens officiels comporte des compositions en vers. Les « troisreligions » – confucianisme, taoïsme et bouddhisme – préparent au milieu des controverses et desconférences contradictoires, souvent réunies devant le trône impérial, le syncrétisme qui les conciliera plustard.

La poésie

L'époque des Tang marque l'apogée de la poésie chinoise, dont la production fut alors extrêmement abondante. Il serait vain de se perdre ici dans une énumération de noms : on se bornera aux plus illustres. Après le « formalisme » de la période précédente, on assiste au début de la dynastie à une rénovation par un retour à la simplicité antique. Trois poètes ont entre tous glorifié avec éclat le règne de Xuanzong. Li Bo (ou Li Taibo, 701-762) est l'inspiré taoïste, ivre de nature, dans la tradition des Sept Sages de la forêt de bambous, adonné au vin et aux femmes, génie spontané, libre et sauvage ; on le qualifie généralement de l'épithète de romantique. Du Fu (712-770) est au contraire un méditatif, d'inclination confucianiste, grave, travaillant en profondeur, très préoccupé des malheurs qui menacent la dynastie et la patrie ainsi que des vicissitudes qui accablent l'humble peuple. Sa poésie est caractérisée par le réalisme – qualité qui, jointe à son patriotisme, lui vaut de bénéficier d'une particulière estime dans la Chine communiste – et, d'autre part, par la perfection de la forme. Wang Wei (699-759), qui fut aussi un peintre célèbre, est surtout bouddhiste ; il

a d'exquises rêveries sur la nature, de purs recueillements mis en vers. Au siècle suivant, alors que ladécadence politique s'accentue, Bo Juyi (772-846), bien qu'attiré aussi par le bouddhisme, est très différentde Wang Wei. C'est une nature vive qui n'hésita pas à fustiger les vices de la Cour dans une série célèbre deballades satiriques, inspirées des ballades populaires de l'époque, dont le poète adoptait la langue simple etdirecte. Un autre grand poète du dernier siècle de la dynastie, Li Shangyin (813-858), est un auteur difficilechez qui se cache, derrière la luxuriance des images et des allusions, un symbolisme ambigu mais riche derésonances.

La poésie des Tang a un caractère éminemment classique. C'est un art ferme, compact, équilibré. Elleexcelle dans les vers réguliers (shi), ordonnés en quatrains soit isolés, soit doublés en séquences de huitvers, soit encore multipliés en séquences plus longues, mais sans que jamais l'ensemble du poème s'allongeoutre mesure. Les Tang fixèrent définitivement la prosodie de cette poésie régulière, qui repose sur unbalancement d'oppositions toniques. La poésie régulière des Tang exploite aussi la symétrie sémantique, lesmots se répondant les uns aux autres, dans chaque paire de vers, par leur sens ou par leur valeurgrammaticale. Ce procédé, si bien adapté au monosyllabisme de la langue, est pratiqué par les meilleurspoètes des Tang avec tant d'art et de justesse qu'il aboutit souvent à de parfaites réussites. La poésie desTang, comme toute poésie chinoise, est essentiellement impressionniste. Le ton épique, le ton oratoire luisont étrangers ; et c'est, pourrait-on dire, en agissant directement sur le système nerveux qu'elle éveille desourdes et puissantes résonances dans les centres de la sensibilité esthétique.

La littérature officielle

Sous le régime fortement étatisé des Tang, on retrouve comme sous les Han l'emprise de l'États'exerçant sur toute une partie de la production littéraire, en particulier sur l'exégèse du canon confucianiste,sur l'histoire, la bibliographie, les études linguistiques, etc. Dès le début de la dynastie, le gouvernement seproposa de normaliser l'instruction publique et fit établir, dans ce but, une édition officielle des cinq« classiques » – Mutations, Documents, Poèmes, Rituels, Annales – accompagnée d'un choix decommentaires anciens et d'un sous-commentaire nouveau qui fournissait l'interprétation orthodoxe à suivredans les écoles. D'autres ouvrages confucianistes de l'Antiquité, en particulier les Entretiens de Confucius,furent également élevés au rang de « classiques », et des livres taoïstes, le Laozi et le Zhuangzi entre autres,y furent même adjoints plus tard.

Cette étatisation de l'instruction publique, et en particulier du confucianisme, eut pour effet d'étouffer lapensée originale, mais contribua, d'autre part, à répandre l'éducation et la culture dans des couchesgéographiquement et socialement nouvelles, qui trouvaient désormais dans des livres clairement rédigés etaisément accessibles, ce qui jusqu'alors ne s'était enseigné que dans des écoles où n'entrait pas qui voulait.La diffusion des livres et aussi leur censure étaient du reste elles-mêmes organisées par l'État, et lesbouddhistes devaient, comme tout le monde, s'y soumettre. L'histoire fut, elle aussi, prise en main par legouvernement qui fit rédiger par des équipes officielles une série de neuf histoires dynastiques se rapportantà l'époque troublée du Moyen Âge depuis le IIIe siècle. Cette bureaucratisation de l'historiographie eut par lasuite des conséquences fâcheuses ; mais il ne manqua pas non plus, dès les Tang, de critiques qui prirentconscience des problèmes de la méthodologie historique et de l'insuffisance du plan traditionnel des histoiresdynastiques : tel Liu Zhiji (661-721) dans ses Généralités sur l'histoire. La linguistique, de son côté, faisait derapides progrès sous l'impulsion des spécialistes des études sanscrites, surtout dans le domaine phonétique,car là aussi il importait d'instituer une norme officielle en vue des examens d'État. Aussi le gouvernementfit-il publier, en 751, un répertoire de la phonologie officielle intitulé Les Rimes des Tang, dans lequel tous lesmots de la langue écrite étaient classés par rimes, avec indication de leur prononciation complète par leprocédé dit du « recoupement » qui permettait d'épeler les monosyllabes en faisant appel à deux caractèresdont l'un avait la même initiale et l'autre la même finale. Les Rimes des Tang furent imitées sous lesdynasties ultérieures ; mais les études linguistiques s'en sont malheureusement toujours tenues, en Chine,aux questions d'écriture et de phonétique, et l'Inde, à ce point de vue, s'est montrée plus féconde et a faitpreuve d'une conception plus large de la linguistique.

La littérature religieuse

L'époque des Tang marque en Chine l'apogée du bouddhisme, jusqu'à ce qu'en 845 une proscription nonsanglante, mais efficace, vînt frapper l'église bouddhique d'un coup dont elle ne devait jamais se relevercomplètement. Jusque-là, il n'y eut, sous les Tang, de philosophie que bouddhique. Le pèlerin Xuanzang(602-664) rapporta de l'Inde de nombreux textes qu'il passa le reste de sa vie à traduire en chinois. Sestraductions portèrent principalement sur des ouvrages de philosophie scolastique ; son œuvre immenseexerça une influence considérable en initiant la Chine à des formes de pensée très différentes des siennes.Grâce à ses traductions d'une littéralité méthodique, on put se faire en Chine une idée exacte des textessanscrits et de ce qu'était une langue indo-européenne, d'autant qu'au VIIIe siècle l'irruption massive del'école tantrique, avec ses formules magiques qu'il était nécessaire de prononcer en sanscrit même, devaitfaire prendre conscience aux Chinois des particularités propres à leur langue, telles que les tons et lemonosyllabisme ; et la littérature allait subir l'effet de ces découvertes.

Le VIIIe siècle fut aussi celui de la constitution en secte organisée, avec toute une littérature spéciale, del'école mystique dite du Dhyāna (en chinois Chan, en sino-japonais Zen). Les productions littéraires de l'écoledu Dhyāna sont fort diverses : poèmes, recueils biographiques et surtout collections de Notes d'entretiensqui rapportent, à la manière des Entretiens de Confucius, les enseignements des maîtres, les faits et gestesqui constituaient souvent leurs leçons, car un geste bien placé passait pour plus éloquent que de longsdiscours. Les disciples ont enregistré les discours des maîtres tels qu'ils furent prononcés, dans la plus purelangue vulgaire, afin de respecter la parole du maître. Ce procédé, élevé à la hauteur d'un véritable genrelittéraire, contribua à la formation d'une littérature en langue vulgaire. Le chinois utilisé dans tous ces textesest uniforme et ne présente pas de divergences dialectales ; il s'agissait déjà d'une koinè parlée, superposéeaux dialectes, et permettant à des moines de toutes les régions de la Chine de converser entre eux sansdifficulté linguistique. Une vulgate panchinoise était donc prête à être utilisée par la création d'une littératurevulgaire.

Les débuts de la littérature vulgaire

On ne se contenta pas, en effet, dans les monastères bouddhiques, de noter en langue parlée les leçons ou les prédications des maîtres de Dhyāna. On se mit aussi à y rédiger par écrit, tout d'abord à l'usage des prédicateurs, puis bientôt à celui des fidèles eux-mêmes, des textes qui s'adressaient aux auditoires populaires et s'adaptaient à leurs goûts et à leur niveau de culture, tant par leur langue tout à fait vulgaire que par le genre et la présentation des sujets traités. Ce furent d'abord des amplifications romancées de thèmes hagiographiques, d'épisodes de la vie du Bouddha, de légendes édifiantes, de contes ou d'apologues, tirés des Écritures canoniques traduites du sanscrit. Ces paraphrases longuement développées imitaient la forme des textes canoniques, un mélange de prose et de vers, ces derniers récapitulant la prose ou la commentant lyriquement comme les chœurs de notre tragédie antique. Cette forme littéraire typiquement indienne passa ainsi dans la littérature chinoise, où elle allait devenir celle de toutes les œuvres théâtrales et romanesques des Temps modernes. Les textes de propagande bouddhique des Tang en langue vulgaire, dont les premiers spécimens mis par écrit qui nous soient parvenus remontent au milieu du VIIIe siècle, étaient appelés « textes de scènes » (bian wen), terme dérivé de celui de « figurations de scènes » (bian xiang) par lequel on désignait la propagande picturale du bouddhisme, les images pieuses que les prédicateurs commentaient oralement, tout en agrémentant leurs récitations de musique (les vers des textes se chantaient) et de jeux de scène pour attirer le public et distraire les fidèles. Peu à peu on commença à utiliser la même forme littéraire pour traiter des thèmes non bouddhiques : récits tirés de la tradition historique chinoise, contes profanes de toutes sortes. Le genre tournait au simple divertissement ; il débouchait sur la place publique et devenait l'affaire de conteurs professionnels. Ces histoires, mélange de prose et de vers, ont été appelées « chantefables » et on a même essayé de montrer qu'elles auraient influencé indirectement certaines chantefables de notre Moyen Âge. Elles sont liées au public à qui elles étaient destinées et les qualités de ce genre sont l'imagination, l'esprit, l'humour, l'imprévu, plutôt que la perfection du style. De là sont sortis le roman et, en partie, le théâtre chinois ; de là part ce grand mouvement de littérature en langue vulgaire qui allait rénover toute l'histoire littéraire de la Chine à l'époque

moderne. C'est à peu près à la même époque (un peu plus tard qu'en Chine) que des mouvementsanalogues se déclenchaient en Inde où apparaissent aux alentours de l'an 1000 les premières œuvresrédigées dans des langues de type régional autres que le sanscrit et en Europe où les langues nationalesmodernes commencèrent à émerger dans la littérature écrite. Le chinois littéraire a eu la vie plus dure que lelatin et même que le sanscrit, mais le cycle commencé à la fin des Tang, sous l'influence d'une langueindo-européenne, est en train de s'achever aujourd'hui.

Les « textes de scènes » d'origine bouddhique sont loin du reste de constituer toute la littérature enchinois vulgaire qui fleurit sous les Tang. On se servait aussi de la langue parlée pour écrire des poèmesréguliers, en particulier dans les milieux monastiques. On a également en langue parlée des balladesnarratives parfois fort longues, des « récitatifs » plus ou moins parodiques, et parfois carrémenthumoristiques, comme le Récitatif de l'hirondelle qui, sous forme d'un procès entre l'hirondelle et le moineaupour la possession d'un nid, fait la satire de la justice et des prisons des Tang. On a aussi retrouvéd'authentiques chansons paysannes sur des thèmes énumératifs : les veilles de la nuit, les heures de lajournée, etc., telles qu'il en existe encore aujourd'hui dans le folklore des différentes provinces. D'autrespoèmes populaires ont un contenu social très marqué : ce sont des plaintes sur l'oppression de lapaysannerie par la féodalité. Il n'est pas jusqu'aux poètes les plus classiques des Tang, par exemple Li Bo,qui n'aient aimé à animer leurs vers de vulgarismes idiomatiques.

La réforme de la prose littéraire

En même temps que s'ébauchait ainsi sous les Tang la forme caractéristique du roman moderne enlangue vulgaire, une littérature romanesque en langue écrite se développait parallèlement. Le genreanecdotique, nommé xiaoshuo – historiettes de la vie de cour, mémoires romancés, contes merveilleux,fabliaux édifiants ou satiriques – était ancien en Chine, mais il n'avait donné jusque-là que des œuvresbrèves et hachées, où l'art de la narration n'arrivait pas à se dégager du cursus trop raide de la langueécrite. Au début des Tang, la Visite à la grotte aux fées, de Zhang Zu (657-730), où un jeune lettrééchangeait, en prose et en vers, des propos libertins avec des « immortelles » à l'image des courtisanes del'époque, annonçait un renouvellement du genre ; mais la langue de cet opuscule, malgré quelques élémentsvulgaires, restait précieuse et conforme à l'esthétique du Moyen Âge. Contre ce style s'éleva, vers la fin desTang, le mouvement dit de la « prose antique » (gu wen), qui préconisait le retour à une prose plus naturelle,de rythme plus libre, telle qu'on l'écrivait avant l'époque médiévale et surtout sous les Han.

C'est alors, à partir de la fin du VIIIe siècle, que les plus grands lettrés ne dédaignèrent pas de composer,dans ce style allégé, des nouvelles qui étaient de véritables œuvres d'art. À côté des contes dits « récitsmerveilleux », histoires de magie ou d'aventures extraordinaires, ces œuvres nouvelles, bien que rédigéesen langue écrite, étaient souvent d'inspiration réaliste et traitaient même parfois de sujets contemporains,en particulier  de  romantiques  aventures d'amour. Un des modèles du genre est la Biographie de Li la belle,qui relate la « résurrection » d'une femme légère, réhabilitée moralement par un amour « bourgeois ».L'essai philosophique ou littéraire fut également cultivé dans le style de la « prose antique », notamment parHan Yu (768-824) et par son ami Liu Zongyuan (773-819), qui avaient pris la direction du mouvement de la« prose antique ». Sous un aspect littéraire, ce mouvement constituait le début de la grande réaction contrele Moyen Âge bouddhique, qui allait dès lors prendre une ampleur croissante. Dans le cas de Han Yu, il n'enest pas moins évident que la part de l'influence bouddhique est décisive ; il n'est pas douteux que sa réformelittéraire se relie à l'apparition simultanée d'une littérature bouddhique en langue vulgaire. Ce sont deuxmanifestations, entre d'autres encore, d'une même tendance générale qui s'explique en partie par l'évolutionsociale et culturelle de la Chine à la fin des Tang : élargissement du public lettré, accession de classesnouvelles à la culture, diffusion de l'instruction et du livre, déchéance de l'aristocratie qui avait détenu auMoyen Âge la direction de la vie littéraire et assuré pendant de longs siècles la suprématie d'une langueécrite hautement artificielle ; mais c'est au bouddhisme que semble revenir le rôle principal dans cetteévolution, bien que cette influence soit minimisée par certains critiques modernes.

V- Les Temps modernes

La dynastie des Song (960-1279)

Avec la dynastie des Song, on peut dire qu'à maints égards s'ouvrent en Chine les Temps modernes.Alors se dessinent les grandes lignes selon lesquelles va se dérouler, jusqu'à l'époque contemporaine,l'évolution sociale, culturelle, littéraire de la Chine. Le développement du commerce procure à des couchesnouvelles de la population l'aisance qui leur permet d'accéder à la culture. L'imprimerie transforme lesconditions de transmission et de diffusion de la chose littéraire, crée un commerce privé du livre, élargitconsidérablement la disparition des archives manuscrites. Alors se fixent définitivement les formesprosodiques que la poésie classique utilisera jusqu'à nos jours, d'une part les quatrains réguliers de cinq oude sept pieds, le shi, hérité des Tang, de l'autre les vers irréguliers liés à des structures musicales d'originepopulaire, le ci, forme qui apparaît à la fin des Tang et atteint sous les Song son apogée. L'historiographie etl'exégèse prennent sous les Song une allure personnelle et critique qui est déjà moderne, et la proselittéraire s'assouplit, tandis que s'élaborent des théories d'esthétique artistique et littéraire. En même temps,la littérature en langue vulgaire prend une ampleur qui annonce l'éclosion du grand théâtre sous les Mongolset du grand roman sous les Ming. Peu brillante au point de vue politique, la dynastie des Song se montreincapable de résister aux invasions barbares et doit se replier vers le sud (Song méridionaux, 1127-1279).Ces vicissitudes politiques n'ont pas empêché l'époque des Song d'être sinon une des plus grandes époquesde l'histoire littéraire de la Chine, du moins une époque féconde en nouveautés qui préparaient l'avenir.

Le néo-confucianisme

Après un dernier regain de faveur au début de la dynastie, le bouddhisme ne tarda pas, dès le milieu duXIe siècle, à perdre ce qui lui restait de vitalité et de productivité. Il se vit en même temps en butte à laréaction confucianiste dont Han Yu avait donné le signal dès la fin des Tang. Les précurseurs de cenéo-confucianisme, au XIe siècle, incorporèrent les apports du bouddhisme et du taoïsme tels que la Chine lesavait absorbés au cours des siècles précédents. Ce fut une renaissance philosophique, qui se présentacomme une réforme du confucianisme, celui-ci s'enrichissant en fait d'une métaphysique dont on ne voulaitplus reconnaître la provenance bouddhique ou taoïque.

Il était réservé à l'illustre Zhu Xi (1130-1200) de développer ces éléments un siècle plus tard et d'en tirerune scolastique qui devait jouer, dans l'histoire de la pensée chinoise, un rôle comparable à celui duthomisme en Europe. Ce qui doit être souligné ici, c'est l'extraordinaire variété de connaissances, l'éruditionencyclopédique, le style clair et souple qui caractérisent l'œuvre immense de Zhu Xi. Ses essais, sacorrespondance, ses entretiens abondent en traits caustiques, frappés au coin de l'esprit critique le plusmordant : c'est un grand écrivain en même temps qu'un penseur.

Les études historiques

Sous les Song, on voit l'érudition prendre une place de plus en plus considérable dans la productionlittéraire. C'est de cette époque que datent les premiers recueils d'archéologie ; aux Song remontentégalement les premiers traités d'histoire de l'art. La critique littéraire, elle aussi, se développe parfois audétriment de la création originale et produit d'innombrables recueils de Propos sur la poésie où se formuleune doctrine esthétique.

Mais c'est surtout dans le domaine de l'histoire que le sens critique et l'érudition objective firent sous les Song des progrès remarquables. Les œuvres personnelles se multiplièrent à côté des compilations officielles dans le genre des histoires dynastiques. Ouyang Xiu (1007-1072), un des plus grands écrivains de l'époque, refait à titre privé, et sous son propre nom, l'histoire de la période antérieure aux Song. Le Miroir général pour servir au gouvernement (Zi zhi tong jian) de Sima Guang (1019-1086), histoire générale de la Chine en

294 volumes depuis l'époque des Principautés en guerre (403 av. J.-C.) jusqu'après la fin des Tang (959 apr.J.-C.), est d'une clarté et d'une exactitude dont, à cette date, on n'avait pas encore vu d'exemple nonseulement en Chine, mais où que ce fût dans l'Ancien Monde. Les sources, qui représentent unedocumentation immense, sont scrutées, collationnées, critiquées par Sima Guang dans un esprit strictementobjectif. Le défaut de ce chef-d'œuvre est celui d'une grande partie de l'historiographie chinoise, restéefidèle à la forme archaïque des Printemps et Automnes : le plan en est annalistique, les événements sontclassés par années, par mois et par jours, et bien que, sous ces dates, Sima Guang se soit efforcé deregrouper les faits en ensembles logiques, géographiques, biographiques, etc., il n'en reste pas moinsdifficile de dégager de cette poussière chronologique les lignes générales d'une véritable histoire. Pour parerà ce défaut, Yuan Shu (1135-1205) reprit les matières du Miroir en un ouvrage où les « faits », les affaires,les genres d'événements étaient regroupés sous des rubriques générales et présentés en leurdéveloppement complet. Cette innovation témoignait d'un souci de briser les cadres vieillis del'historiographie traditionnelle. C'est aux Song également que remontent les premiers travaux de critiquetextuelle qui annoncent déjà le grand mouvement  philologique  de  l'époque mandchoue.

Les belles-lettres

La poésie classique ou régulière, en quatrains de cinq ou sept mots, ne fait que continuer, sous les Song,celle des Tang, mais avec plus de liberté et de souplesse. Le style en est moins ferme, la prosodie moinsrigide, la langue plus familière et plus flexible ; l'inspiration dénote une maturité moelleuse qui tourne parfoisà l'afféterie ; le paysage, l'art, la philosophie fournissent des thèmes nouveaux. Les grands maîtres en sontSu Shi (ou Su Dongpo, 1036-1101), sous les Song septentrionaux, et Lu You (1125-1210), sous les Songméridionaux. La prose artistique, avec Su Shi et Ouyang Xiu, s'illustre de pièces d'anthologie d'une rareperfection.

Mais c'est surtout dans un genre poétique nouveau que brille la poésie des Song. Il s'agit du ci, mot qui signifie « parole, expression, texte », et qui sous les Song s'appliquait à un genre particulier de poèmes adaptés aux mélodies musicales sur lesquelles on les composait, comme nous disons les « paroles » d'une pièce de chant ou le « texte » d'un opéra. Le ci, en effet, tire son origine des chansons des chanteuses professionnelles, autrement dit des courtisanes, aimables représentantes de l'art populaire auprès des gens distingués. Le ci introduit une prosodie toute nouvelle. Les vers sont tout à fait inégaux ; mais, d'autre part, les oppositions toniques sont exploitées à fond, et le nombre des vers, leur arrangement en strophes, la place des rimes sont strictement imposés. Chaque type de ci porte le nom d'un air de musique, de même qu'en France Piron ou Béranger écrivaient des chansons littéraires ou politiques en vers inégaux « sur l'air de Joconde », « sur l'air de Jeannot et Colin », par exemple ; ces airs sont au nombre de près d'un millier. Il résulta de tout cela un genre de poèmes reflétant la liberté et la sinuosité d'une musique vocale riche en mélismes, mais qui présentent en même temps les plus grandes  difficultés  pour  les  auteurs, contraints à se plier à des règles prosodiques aussi compliquées et aussi épineuses que le sont par exemple, en français, celles du « rondeau » ou de la « ballade » (eux aussi issus de chansons populaires). Parti des milieux de chanteuses, le ci ne tarda pas, en fait, à devenir un genre artificiel et purement littéraire dont la difficulté faisait un des attraits. C'est au cours de la dynastie des Song que s'accomplit peu à peu cette artificialisation du ci, selon le processus habituel des formes poétiques chinoises qui, issues de la tradition populaire, ont toujours fini par se figer entre les mains des lettrés. Quant au contenu du ci, tandis qu'en France la chanson, conformément au tempérament national, a été surtout utilisée par les littérateurs à des fins satiriques ou politiques, le ci traite de sujets qui le rapprochent plutôt de la canzone italienne ou du Lied allemand, et en particulier d'amour. L'amour occupe dans nos littératures occidentales une place essentielle et centrale. Qu'il s'agisse de l'érotisme à l'antique, de l'amour courtois à la manière du Moyen Âge, de la passion romantique, on peut dire qu'en Occident toute la poésie, tout le théâtre, tout le roman tournent autour de thèmes amoureux. Il n'en va pas de même en Chine, où la femme n'a jamais fait l'objet d'un culte, de même que la dévotion affective ne joue aucun rôle en religion. Le ci doit à ses origines sociales d'être le seul genre de la littérature chinoise où il soit principalement question d'amour ; et lorsque Judith Gautier se fit expliquer à Paris des poésies chinoises pour les mettre en français dans Le Livre de jade (1867) qui s'ouvrait par une longue section sur « Les amoureux », le lettré chinois qui lui servait d'interprète montra, en choisissant principalement des ci, qu'il connaissait le goût européen et savait ce qui pouvait lui plaire. Ce que chantent

les ci, surtout au début de leur évolution, c'est l'amour mélancolique et voluptueux, ce sont les querellesd'amoureux, les langueurs de l'absence, avec les paysages et les atmosphères saisonnières dans lesquels sedéroulent ces marivaudages sentimentaux ou sensuels. Il est vrai qu'entre les mains des poètes ce contenudes ci se modifia et que, par exemple, Li Yu (937-978), dernier souverain d'une des petites dynastieséphémères qui précédèrent les Song, se servit de cette forme pour gémir sur ses vicissitudes politiques etsur l'impermanence des choses de ce monde, ou qu'au XIe siècle Su Shi la plia à l'expression de hautes etphilosophiques pensées, et au XIIe siècle la poétesse Li Qingzhao (env. 1081-1150) à celle de l'amourconjugal le plus licite. Mais, dans l'ensemble, le ci devait toujours rester empreint d'une certaine délicatesseun peu efféminée, qui est la marque des Song, de même que la poésie régulière, ou shi, porte la marque desTang et de son classicisme. Ces deux formes, le shi et le ci, sont celles sous lesquelles la poésie s'estperpétuée depuis l'époque des Song jusqu'au XXe siècle sans changement notable.

La littérature vulgaire

Le développement de l'imprimerie, à partir du Xe siècle, avait transformé l'industrie du livre et créa, sousles Song, un commerce fort actif d'édition et de librairie. La littérature de fiction en reçut une impulsionnouvelle, et nombreux sont les recueils de contes, imprimés à cette époque, qui nous sont parvenus. Maisces contes sont rédigés pour la majeure partie en langue écrite ; ils ne relèvent pas de la littératureproprement vulgaire. De celle-ci, nous n'avons pas grand-chose, sans doute parce que ces œuvres vulgairesse transmettaient surtout à l'état oral ou manuscrit et que les éditeurs ne se souciaient guère de lesimprimer, faute de demande de la part de la clientèle lettrée qui ne s'intéressait pas à ce genre troppopulaire. On a cependant retrouvé et publié récemment, d'après des recensions du reste pour la plupartpostérieures aux Song, un certain nombre de « textes à réciter » (hua ben) qui servaient aux conteurspublics des Song ou qui imitaient le genre de récits dont ils étaient les spécialistes. Nous avons, d'autre part,des renseignements assez détaillés sur ces conteurs publics et sur les formes variées sous lesquelles ilspratiquaient leur art, en particulier dans le quartier des bazars de Hangzhou où la population oisive etdissipée de la capitale des Song méridionaux trouvait à se divertir. Il s'agit plutôt d'ailleurs de la classemoyenne, d'une certaine bourgeoisie que d'une véritable classe populaire. Le bouddhisme semble avoir jouéencore un rôle assez important dans cette littérature orale des Song, qui continuait les « textes de scènes »des Tang. Les récits sont divisés en épisodes, dont chacun est résumé dans des stances récapitulatives,comme dans le roman moderne ; la prose est mêlée de vers ; la langue n'est pas purement vulgaire, maisabonde en vulgarismes. Nombre de « textes à réciter » des Song annoncent les thèmes ordinaires, la« matière » de la grande littérature romanesque qui devait se développer au cours des siècles suivants.

L'époque mongole (1280-1368) et la dynastie des Ming(1368-1644)

Aperçu d'ensemble

Avec les Mongols, pour la première fois, la Chine tout entière passa sous la domination barbare, et il s'agissait bien, cette fois-ci, de véritables barbares, car, parmi toutes les peuplades étrangères du Nord qui ont successivement fondu sur les plaines chinoises pour y établir leur domination, les Mongols furent ceux qui avaient le moins subi l'influence de la civilisation chinoise. Leur règne fut marqué par un bouleversement des institutions sociales et administratives qui, du point de vue chinois, entraîna de graves conséquences culturelles. La Chine n'était pour les Mongols qu'une province d'un Empire plus vaste et bien que, pour finir, ils n'aient pas échappé à l'action civilisatrice de la Chine, cette action ne les atteignit jamais au point de les siniser radicalement. Rares, parmi eux, semblent avoir été ceux qui surent à fond le chinois littéraire, instrument linguistique de la classe lettrée. Les Mongols supprimèrent complètement les examens dès leur conquête du nord de la Chine, en 1234. La langue parlée devint celle de l'administration. Les lettrés ne purent alors que se détourner des disciplines littéraires traditionnelles qui ne payaient plus leur homme, et c'est une des raisons pour lesquelles l'époque mongole n'a rien produit de remarquable ou de neuf dans le

domaine de la haute littérature en langue écrite : la poésie, la prose d'art vivent sur les formes créées sousles Tang et les Song ; à signaler cependant une forme poétique nouvelle, issue comme le ci des chansonsdes courtisanes et liée aux chansons du théâtre, le qu ou sanqu, dont les principaux auteurs furent lesgrands dramaturges. Les histoires dynastiques, hâtivement compilées entre 1343 et 1345, sont bien parmiles plus médiocres de toutes. C'est dans les genres vulgaires, le roman et surtout le théâtre, que cetteépoque se montra inventive et originale ; c'est par là qu'elle contribua de manière importante audéveloppement de la littérature chinoise.

Et l'on peut en dire autant de l'époque des Ming (1368-1644), dynastie nationale qui succéda à celle desYuan. Moins stérile que l'époque mongole en œuvres de langue écrite, la littérature des Ming n'inventa riennon plus dans les genres nobles ; il y règne une verbosité terne qui respire l'ennui. La langue écrite aretrouvé tout son prestige ; les examens littéraires, rétablis par un gouvernement nationaliste ettraditionaliste, favorisent un pédantisme scolaire dont les effets se font sentir dans toute la productionlittéraire. L'exégèse des classiques ne fait que rabâcher sous une forme affadie et platement moralisante ladoctrine néo-confucianiste de Zhu Xi.

C'est seulement à la fin de la dynastie, lorsque les eunuques, et à travers eux les femmes, dirigèrent toutà la Cour – autre phénomène récurrent de toute décadence chinoise – que l'intelligentsia se réveilla et qu'aumilieu d'une effervescence stimulée par l'activité de clubs littéraires où l'on conspirait contre les eunuques,par les premiers contacts avec le monde européen, révélé aux Chinois par les missionnaires jésuites dès lesenvirons de l'an 1600, et surtout par l'approche d'une nouvelle menace d'invasion étrangère, celle desMandchous, quelques fortes personnalités s'affirmèrent dans la classe lettrée, celle d'un Gu Yanwu(1613-1682) ou d'un Huang Zongxi (1610-1695) par exemple, et que se prépara le grand mouvement deréforme morale et de renaissance littéraire qui devait se développer à l'époque mandchoue (1644-1911).Mais, à vrai dire, c'est à cette dernière époque qu'appartient déjà ce réveil de la fin des Ming. Dans lalittérature de l'époque proprement dite des Ming, comme dans celle de l'époque mongole, les genres quifurent cultivés avec le plus de succès furent les genres vulgaires, le roman et le théâtre ; mais, à ce point devue, les Ming ne firent que continuer les Yuan. L'époque des Ming apparaît donc, dans l'histoire littéraire dela Chine, comme une période de transition, et l'on n'a pas cru devoir lui consacrer ici un chapitre séparé.

Le théâtre

C'est à l'époque mongole qu'on voit le théâtre chinois se dégager des récitations des conteurs publics,des divertissements d'histrions ou de bouffons, de la danse, de la mimique et de la musique, pour prendre untour plus littéraire, sans qu'il dût jamais accéder cependant, en Chine, au rang noble entre tous que luiassignent les littératures européennes, sauf peut-être à l'époque moderne. De l'époque mongole datent lespremiers textes ayant un caractère proprement théâtral, c'est-à-dire mettant en scène plusieurs acteurs quidialoguent entre eux et dans la bouche de chacun desquels l'action s'expose à la première personne. Cestextes ont fixé le type formel de la littérature dramatique des siècles ultérieurs. C'est un mélange de poèmeschantés, de caractère surtout lyrique, et de prose déclamée, le tout accompagné de musique instrumentaleet d'intermèdes chorégraphiques.

Les origines de ce théâtre sont complexes et mal élucidées. On invoque souvent les conditions sociales et linguistiques de l'époque mongole, qui auraient facilité l'éclosion d'un genre littéraire facilement accessible aux barbares, ou encore l'oisiveté des lettrés qu'un régime administratif contraire à leurs ambitions aurait rejetés vers les œuvres récréatives. On a parlé aussi d'une influence du théâtre indien, qui se serait exercée par l'intermédiaire des commerçants indiens auxquels la paix mongole avait rouvert les routes et les côtes de la Chine. Entre le théâtre chinois et le théâtre indien, la ressemblance est évidente ; mais les traits qui rapprochent ces deux formes dramatiques, mélange de vers chantés et de prose déclamée, importance de la musique et de la danse, doivent remonter jusqu'à la fin des Tang et aux « textes de scènes » où ces traits sont déjà attestés. Quant à l'influence des dirigeants mongols, on ignore tout des conditions concrètes dans lesquelles avaient lieu les représentations théâtrales à l'époque mongole, et des rapports qu'elles purent avoir avec la cour mongole de Pékin. Les premiers auteurs de pièces de théâtre aujourd'hui conservées – Guan Hanqing, Wang Shifu et autres –, originaires de la région de Pékin, capitale

des Mongols depuis 1260, y vécurent avant la fin du XIIIe siècle et leur activité littéraire dut commencer sousle régime des Jin (Jurchen, 1115-1234), barbares plus sinisés que ne l'étaient alors les Mongols. D'autre part,de nombreux indices, à défaut de textes qui ne nous sont pas parvenus, montrent que dès les XIIe-XIIIe sièclesune littérature théâtrale un peu différente de celle du Nord (Pékin), mais similaire dans l'ensemble, s'étaitdéveloppée indépendamment dans le Sud, chez les Song méridionaux (1127-1279).

En réalité, l'apparition du théâtre s'insère dans le grand mouvement, purement chinois, de littératurevulgaire qui s'était déclenché sous les Tang et développé sous les Song, et dans lequel l'intervention desBarbares n'avait joué qu'un rôle fort indirect, s'il en joua un. La forme des textes de théâtre, avec leurmélange de vers chantés et de prose récitée, est celle des « textes de scènes » bouddhiques, les méchantsvers de ceux-ci étant remplacés par d'élégants poèmes, les « airs » (qu) issus des ci des Song et la prose serépartissant entre plusieurs rôles au lieu d'être débités narrativement par un seul déclamateur à la troisièmepersonne. Les jeux de scène, mimique, danse, acrobatie se rattachent aux divertissements dits « jeuxvariés » (za ju), c'est-à-dire aux spectacles publics de « variétés » (comme ceux de nos jongleurs médiévaux)dont la tradition était très ancienne en Chine, tant à la Cour que dans le peuple ; à l'époque mongole, c'estencore, dans le Nord, de ce nom de « variétés » (za ju) ou, dans le Sud, de celui de « textes de jeux » (xiwen) qu'on se servait pour désigner le théâtre. Le chant et la musique conservaient du reste dans le théâtreun rôle fort important. Toute l'innovation du théâtre de l'époque mongole consiste à avoir introduit unepluralité de personnages en les faisant chanter et parler à la première personne. C'était à coup sûr uneinnovation capitale. Mais l'on voit que ce genre nouveau était l'aboutissement d'une longue évolutionpréalable, dont les étapes nous seraient sans doute plus claires si nous avions plus de documents sur elles.Tout ce que l'on peut dire actuellement, c'est que le théâtre chinois est le résultat complexe de traditionsdiverses qui se laissent entrevoir : la structure littéraire du texte remonte au bouddhisme des Tang et, àtravers lui, à l'Inde ; la mise en scène et le jeu des acteurs s'inscrivent dans une tradition de jeux mimiqueset chorégraphiques qui remonte très haut en Chine ; le chant et la prosodie s'inspirent de formes poétiqueschantées qui s'étaient créées sous les Song.

Les indications qui précèdent s'appliquent au théâtre dit du Nord, celui qui apparaît à Pékin au cours duXIIIe siècle. Les auteurs en étaient des personnages peu connus, de situation sociale généralement médiocre,mais bons lettrés cependant pour la plupart. Dans la première partie de l'époque mongole, au XIIIe siècle,presque tous ceux dont on sait quelque chose étaient originaires du Nord, de la région de Pékin, capitale desJin et des Yuan, tandis qu'à la fin de la dynastie, au XIVe siècle, ils appartiennent surtout au Sud, à la régionde Hangzhou, l'ancienne capitale des Song. Il ne faudrait pas, cependant, chercher dans ce déplacement ducentre théâtral du Nord au Sud un argument en faveur d'une priorité du théâtre du Nord et d'une originebarbare du théâtre chinois. Dans le Sud, en effet, il semble bien avoir existé aussi anciennement, sinon plusanciennement que dans le Nord, un théâtre analogue à celui du Nord, avec certaines différences de forme :tous les rôles pouvaient se chanter, il y avait des duos chantés, la longueur des pièces n'était pas fixée etétait généralement beaucoup plus considérable que dans le théâtre du Nord, etc.

Le théâtre des Ming, dont un des centres principaux fut Suzhou dans le Jiangsu, au nord de Shanghai,ville restée célèbre jusqu'à nos jours par ses chanteuses et ses acteurs, se présente comme un compromisentre le théâtre du Nord et celui du Sud. Le genre appelé « airs de Kun » (Kun qu), du nom d'une localitéproche de Suzhou d'où était originaire l'auteur qui créa ce genre au début du XVIe siècle, se caractérisenotamment par le développement de l'accompagnement orchestral.

Quelles que soient les modifications de forme que le théâtre chinois a subies depuis l'époque mongole, les sujets en ont été pour la plupart empruntés à un fonds traditionnel qui est aussi celui du roman et qu'on peut appeler la « matière » de la littérature chinoise vulgaire. Ces sujets sont tirés principalement de l'histoire et, dans celle-ci, d'épisodes qu'avait déjà popularisés la littérature narrative vulgaire des Tang et des Song. La fiction des Tang a également fourni de nombreux sujets aux auteurs de drames. La pièce qui passe pour le chef-d'œuvre du théâtre du Nord à l'époque mongole, L'Aile occidentale [de la maison] (Xi xiang ji) de Wang Shifu (XIIe-XIIIe s.), dérive de La Vie d'Oriole (Yingying zhuan), un conte en « prose antique » de Yuan Zhen (779-831), l'ami de Bo Juyi, qui narrait les amours d'une jeune veuve nommée Oriole. Le merveilleux joue également dans le théâtre chinois un rôle assez important, de même que dans les « récits de merveilles » (chuan qi) en prose des Tang et des Song. Le terme chuan qi sert même parfois à désigner le

théâtre des Ming, issu de l'école du Sud du théâtre mongol.

Le roman

C'est à l'époque mongole que semble remonter le véritable roman chinois en pure langue parlée, celuiqu'on appelle communément le « roman à épisodes » parce qu'il est longuement développé en épisodes ouchapitres, dont le nombre peut aller jusqu'à cent et plus. En chinois, ces épisodes portent le titre de « fois »(hui), c'est-à-dire que la narration se divise en tant de « fois » : 50 » fois », 100 « fois »... Ce terme est un destraits par lesquels le grand roman, destiné à des lecteurs et non plus à des auditeurs, se rattache encore auxrécitations des conteurs publics, qui se prolongeaient en un certain nombre de séances ou de « fois » ; unautre en est la formule qui termine traditionnellement les chapitres des longs romans : « Si vous voulezsavoir ce qui arriva ensuite, veuillez écouter la fois suivante », ou autres tours de ce genre. Toutes cesformules, restées traditionnelles dans le roman écrit et lu, alors qu'elles n'y avaient plus aucune raisond'être, en marquaient les origines orales et populaires et contribuèrent à laisser le roman en marge de lalittérature noble. Les vrais lettrés affectaient de l'ignorer et eussent trouvé de mauvais goût d'y attacherouvertement leur nom. C'est pourquoi les auteurs des grands romans classiques sont inconnus ou très malconnus. Les textes, d'autre part, ont été périodiquement retouchés, remaniés, accrus, développés sanscesse, et nous sont parvenus pour la plupart en des recensions tardives dont, faute de documents suffisants,on a peine à distinguer les couches successives. Aucune de nos éditions actuelles n'est antérieure aux Ming,et il est probable que c'est aux lettrés des Ming que sont dues les qualités de langue et de style qui font lavaleur littéraire de ces ouvrages.

La « matière » des premiers grands romans est souvent la même que celle du théâtre. Le Roman desTrois Royaumes (San guo zhi yanyi) met en scène les preux de cape et d'épée qui, au IIIe siècle de notre ère,se disputèrent la succession de la dynastie des Han. Ce genre d'« amplifications » sur l'histoire se rattache àl'une des variétés de littérature orale que cultivaient les conteurs publics sous les Song, l'« histoireexpliquée » (jiang shi) ; il est d'origine en partie scolaire et éducative, les passages en vers en étant inspirésd'épitomés poétiques de l'histoire nationale qui circulaient dans les écoles et dans le public dès la fin desTang, au IXe siècle.

Un autre grand roman historique, Au bord de l'eau (Shui hu zhuan), a plus de valeur littéraire. C'estl'histoire d'une bande de brigands en révolte qui s'illustra durant l'ère Xuanhe des Song (1119-1125) sur lesbords d'un lac du Shandong. C'est l'épopée du bon bandit redresseur de torts, déjà glorifié par Zhuangzi etcher au cœur du peuple chinois, qui n'a jamais ressenti un amour immodéré pour l'administrationmandarinale.

De la fin des Ming date un roman religieux dont la valeur littéraire est également grande, le Voyage enOccident (Xi you ji) de Wu Cheng'en (XVIe s.), qui reprend le thème du pèlerinage en Inde de Xuanzang pouren tirer une fantaisie de haute liesse. Le véritable héros en est un vieux singe magicien plein de tours etmalices, vague reflet du Hanumat indien, mais combien transformé dans le miroir de la religion populairechinoise, dont cet ouvrage est l'épopée à la fois féerique et burlesque.

De la même époque (XVIe s.) date un roman d'un genre bien différent, lui aussi en 100 « fois », mais dontl'auteur n'est pas connu, et pour cause, car il s'agit d'une œuvre où la satire sociale se pimente depornographie pure et simple. Son titre, Les Fleurs de prunier dans le vase d'or (Jin Ping Mei), est un jeu demots sur les noms des trois principales héroïnes, concubines d'un riche droguiste dont le roman décrit lesexploits amoureux.

À côté de ces grands romans qui suffiraient à réhabiliter littérairement l'époque des Ming, la fiction de moindre haleine, le conte, la nouvelle progressèrent également, tant en langue écrite qu'en langue parlée. En cette dernière, le recueil intitulé Spectacles curieux d'aujourd'hui et d'autrefois (Jin gu qi guan) a un caractère très populaire ; la langue est triviale jusqu'à la grossièreté, la morale est d'un simplisme désarmant. Il reste que la vigueur du trait, l'évocation pleine de vie et de drôlerie de la société n'ont pas peu fait pour assurer la renommée de ces petits contes. De courts romans moraux, d'un style plus relevé, où l'on

voit des jeunes gens et des jeunes filles de bonne famille obtenir immanquablement la récompense de leursvertus – L'Heureuse Union, Les Deux Cousines, Les Deux Jeunes Filles lettrées, etc. – ont, eux aussi, fait lesdélices de nos pères, et la bourgeoisie de Louis-Philippe se plut à retrouver sa propre image dans ceschinoiseries à l'eau de rose de la fin des Ming.

L'époque mandchoue (1644-1911)

Les Mandchous étaient déjà fortement frottés de culture chinoise lorsqu'ils s'emparèrent, au XVIIe siècle,de l'Empire qu'ils devaient gouverner pendant près de trois siècles sous le nom chinois de dynastie des Qing(1644-1911). La culture chinoise connut sous leur règne une de ses périodes les plus brillantes. L'empereurKangxi au XVIIe siècle (1662-1722), l'empereur Qianlong au XVIIIe siècle (1736-1796) étaient des hommesinstruits et éclairés qui favorisèrent les lettres et les arts et fournirent à leurs sujets chinois les moyens defaire refleurir sur le plan culturel les grandes traditions du passé. D'abord réservées, les élites chinoises netardèrent pas à se rallier et, s'il subsista peut-être chez elles un fond de réserve à l'égard des Mandchous,elles acceptèrent volontiers de coopérer aux grandes entreprises culturelles lancées par eux. L'accusationparfois portée contre les Mandchous d'avoir rejeté les lettrés chinois vers les travaux d'érudition pour lesécarter de la politique est certainement injustifiée ; il y eut au grand mouvement d'érudition de l'époquemandchoue des raisons autrement profondes. Ce mouvement était lié à un retour vers le passé, à unerenaissance si l'on veut. Beaucoup des historiens de cette époque emploient ce mot, et comparent même ceréveil chinois à notre Renaissance européenne qu'à partir de la fin du XVIe siècle les missionnaires jésuitesétaient justement venus représenter en Chine. Il semble qu'au moment où la Chine commençait à découvrirainsi une civilisation étrangère, avec laquelle elle allait avoir à se mesurer en un débat de vie et de mort, elleait obscurément senti le besoin de remonter aux sources de son propre héritage culturel, en le soumettant àune revue critique et en le faisant revivre sous ses divers aspects. Ce retour aux sources ne se fit pascependant dans une atmosphère de libéralisme intellectuel : les Mandchous pratiquèrent, eux aussi,l'inquisition et nombreux furent les procès littéraires, surtout au XVIIIe siècle.

Les belles-lettres

La tendance à faire revivre le passé est sensible dans toute la production littéraire de l'époquemandchoue, ainsi que dans ses arts. Dans les belles-lettres, on voit reparaître l'un après l'autre tous lesstyles, tous les genres du passé, sans qu'il s'agisse cependant de simples imitations artificielles et stériles :dans beaucoup de ces genres, les écrivains des Qing atteignent une rare perfection et réussissent às'exprimer de manière originale.

Le récitatif des Han (fu), la poésie régulière des Tang (shi), la poésie à chanter des Song (ci) et des Yuan(qu) ont leurs adeptes experts et hautement appréciés. Les ci du poète mandchou Nala Xingde (1655-1685)passent aux yeux des connaisseurs pour des modèles de cette forme difficile ; il y chante avec unemélancolie passionnée, comme le veut le genre, son amour pour une femme dont on ne sait pas bien s'ils'agit de la jeune épouse qu'il avait perdue à vingt et un ans ou d'une cousine qu'il ne put épouser parcequ'elle entra dans le gynécée de l'empereur Kangxi.

La « prose à l'antique » (gu wen) de la fin des Tang donna naissance, sous les Qing, à une véritable écolequi avait son centre à Tongcheng, dans l'Anhui, et qu'illustrèrent une série de maîtres renommés. Onpréconisait, dans cette école, un style simple et classique, comme l'avait voulu Han Yu au IXe siècle, et l'ons'y ralliait doctrinalement au néo-confucianisme, dont le même Han Yu avait été le précurseur ; c'était doncune école conservatrice, qui s'opposa au mouvement critique du XVIIIe siècle, dont elle réprouva les audaces.Elle condamnait le Moyen Âge bouddhiste et taoïste, ainsi que la « prose symétrique » (pian wen) qui enavait été la principale expression littéraire. Le genre de la nouvelle en langue écrite sur des sujetsmerveilleux, tel qu'il avait fleuri sous les Tang et les Song, fut repris au XVIIe siècle par Pu Songling(1640-1715) dans ses Récits des merveilles du Studio de la nonchalance (Liao zhai zhi yi) dont certainss'inspirent directement des « récits merveilleux » (chuan qi) des Tang, mais qui, pour la beauté du style, sontconsidérés comme supérieurs à tout ce qui s'était fait jusqu'alors en ce genre.

La forme, chez Pu Songling, l'emporte sur le contenu qui est assez quelconque. Il n'en va pas de même,au siècle suivant, du poète Yuan Mei (1716-1798), une des figures les plus originales de l'époquemandchoue. Esprit indépendant, Yuan Mei s'éleva contre le moralisme étroit des milieux officiels, défenditl'art pour l'art, le droit de la femme à participer à la vie littéraire (il vivait entouré de lettrées), et osa mêmeaffirmer le caractère érotique des Airs des principautés des Zhou, dans lesquels l'exégèse confucianiste nevoyait que des allégories morales ; c'était Voltaire démolissant l'interprétation allégorique du Cantique descantiques. Par là, et par d'autres traits de son œuvre et de ses idées, Yuan Mei se rattachait au mouvement« libertin » du XVIIIe siècle chinois, qui sur le plan de la pensée religieuse se manifestait par la réaction contrele néo-confucianisme, et sur le plan littéraire par la critique philologique des textes canoniques. Comme laplupart des esprits forts de son temps, Yuan Mei se tint à l'écart du monde officiel, s'étant, dès l'âge detrente-trois ans, démis de toute charge administrative pour s'installer dans son célèbre jardin de Nankin. Sespoèmes, sa prose aussi sont d'une vivacité, d'un pittoresque qui font penser à notre style baroque ; sonmanuel de recettes culinaires (Shi dan) a beaucoup fait pour sa gloire dans un pays où l'on sait manger.

Un autre écrivain qui a célébré dans des Mémoires charmants l'art de bien vivre tel qu'on le pratiquait enChine au XVIIIe siècle est Shen Fu (env. 1763-1810), auteur de Six Mémoires sur une vie flottante (Fou shengliu ji) ; il y décrit notamment, dans une prose paresseuse et capiteuse, les jardins de Suzhou, où, de nos joursencore, on respire quelque chose de l'atmosphère de cette « belle époque ».

La réaction contre le néo-confucianisme et la critique philologique

Vers le début du XVIIe siècle, une réaction avait commencé à se dessiner contre le néo-confucianisme desSong et des Ming, que des esprits vigoureux comme Gu Yanwu (1613-1682) rendaient responsable de ladécadence des Ming et de la conquête de la Chine par les Mandchous. Gu Yanwu se proposa de rendre auconfucianisme le sens des réalités. Il préconisa donc un confucianisme vécu, et tout d'abord un retour auxétudes concrètes, à l'histoire, à la philologie, à la géographie, à l'exégèse objective des textes canoniques.C'est ainsi que Gu Yanwu se trouva devenir l'homme d'une renaissance des études ; il y avait en lui à la foisdu Luther et de l'Érasme. Cette tendance à la réforme allait se poursuivre avec Yan Yuan (1635-1704) et LiGong (1659-1733), qui sont considérés comme des « pragmatistes ». Leur insistance sur la formation del'homme complet et non sur la pure culture livresque est une note nouvelle dans l'histoire de la penséechinoise.

Pour restituer le confucianisme en son authenticité première, il était nécessaire de procéder à unecritique de l'exégèse confucianiste qui, depuis l'époque des Han, s'était accumulée autour des textescanoniques en couches successives, formant une tradition sanctionnée par l'enseignement officiel et quis'interposait entre ces textes et leurs lecteurs. Au XVIIIe siècle, la critique prit un tour philologique et atteignitun radicalisme dont les effets ne tardèrent pas à se faire sentir dans le domaine religieux et philosophique.

Les disciplines philologiques passèrent alors au premier plan de la vie intellectuelle. Hui Dong(1697-1758) enseigna que, pour mieux comprendre les textes canoniques, il fallait remonter à l'exégèse desHan, antérieure au bouddhisme et au réveil du taoïsme ; d'où le nom d'« école (de l'exégèse) des Han » (Hanxue) que prit alors la réaction contre le néo-confucianisme officiel. Violemment attaquée par lesconservateurs, cette école n'en poursuivit pas moins ses travaux ; et bientôt, par-delà l'exégèse des Han,elle aborda les textes canoniques eux-mêmes pour les soumettre à sa critique et montrer que plusieursn'étaient que des faux.

Mais c'est sous le règne de Qianlong (1736-1796) que la critique des textes canoniques atteignit son apogée. Parmi tous les savants qui s'y livrèrent alors, il n'en est pas de plus remarquable que Dai Zhen (1724-1777), qui ne fut pas seulement le plus grand philologue de ce grand siècle, mais sut aussi tirer de sa philologie les conséquences philosophiques qu'elle impliquait. Né d'une famille de marchands dans un bourg reculé de la Chine centrale, toujours resté en marge de l'élite officielle, Dai Zhen est socialement le type d'une classe nouvelle d'intellectuels. Sa formation fut plus scientifique que littéraire : l'astronomie et les mathématiques européennes, introduites au XVIIe siècle par les Jésuites, lui furent connues dès sa jeunesse. Puis il appliqua les méthodes ainsi acquises à la critique des textes canoniques du confucianisme ; mais, sous

une allure philologique, son œuvre est en réalité une réinterprétation de toute la pensée de l'Antiquitéchinoise, appuyée sur une analyse de son vocabulaire philosophique. Dans ce vocabulaire, élagué de sesgloses néo-confucianistes, Dai Zhen retrouve le vieux naturalisme chinois, longtemps faussé par legnosticisme bouddhique et taoïque. Toute la philosophie néo-confucianiste des Song et des Ming, toute sonéthique se trouvaient ainsi mises en cause ; le confucianisme lui-même était ébranlé en ses bases.

Ainsi, la philologie sapait peu à peu la tradition ; elle finirait par mettre le feu aux poudres, comme iladvint en Occident depuis la Renaissance. Dai Zhen avait conscience des conséquences philosophiques deses travaux ; toute sa vie, il se débattit entre la philologie et la philosophie, comme chez nous un Vico ou unRenan. Ses théories n'allèrent pas sans susciter une vive opposition. Il eut affaire, entre autres, à unadversaire d'autant plus redoutable qu'il était, lui aussi, un esprit libre et original, l'historien Zhang Xuecheng(1738-1801). Issu, comme Dai Zhen, de souche populaire, de caractère encore plus indépendant peut-être,Zhang Xuecheng s'était assigné le but de faire revivre les études historiques, trop négligées, à son sens, dufait de l'attention presque exclusive accordée de son temps à l'exégèse confucianiste (nous dirions : auxétudes bibliques et patristiques). La science historique avait disparu du programme des écoles et desexamens officiels, où Zhang Xuecheng aurait voulu la voir figurer à la première place. Dans un de sesprincipaux ouvrages, il affirme expressément que « tous les livres canoniques sont de l'histoire ». Ce« pan-historicisme » dressait Zhang Xuecheng contre toutes les tendances de son époque : de là sesdiatribes contre le « philologisme » de ses contemporains ; de là son hostilité envers Dai Zhen lui-même.

Dai Zhen et Zhang Xuecheng sont tous deux de grands écrivains. Le style du premier est d'une netteté,d'une clarté cristalline ; on y sent un esprit formé aux mathématiques. Le second est parfois plus obscur, il ades coins de confusion ; mais c'est à force de déborder d'idées, et sa prose toujours incisive est parfois d'uneverve impayable.

Le roman

La littérature vulgaire est un autre domaine dans lequel la Chine de l'époque mandchoue s'est montréeparticulièrement féconde. Du règne de Qianlong date le chef-d'œuvre du roman chinois, Le Rêve du pavillonrouge (Hong lou meng) de Cao Zhan, plus souvent appelé Cao Xueqin (env. 1715-1763). Cependant, certainscritiques refusent de voir en Cao Zhan l'auteur d'un roman dont le sens profond est certainement mystérieuxet prête à de nombreuses interprétations. Quoi qu'il en soit, on peut y voir au premier regard une peinture dela vie dans une grande famille, peinture qui semble aller au-devant de toutes les exigences de l'observationsociologique, mais dont l'inspiration est en même temps profondément poétique et même religieuse ; cetteœuvre, si réaliste, baigne dans une atmosphère de merveilles et de rêve (d'où son titre). La psychologie enest d'un personnalisme très rare en Chine et d'une pénétration qui fait penser à Dostoïevski (si taoïste àmaints égards), particulièrement à L'Idiot et aux Frères Karamazov ; mais elle se pare d'un style digne deTolstoï, car, outre les poèmes en langue écrite qui sont de premier ordre, le chinois parlé se hausse ici à l'artle plus consommé.

Un peu antérieure au Rêve du pavillon rouge est L'Histoire privée du monde des lettrés (Ru lin wai shi), de Wu Jingzi (1701-1754), suite d'anecdotes et de petits tableaux très vifs mettant en scène des lettrés officiels, dont l'auteur raille la morale pharisienne et le ritualisme prétentieux, en leur opposant de simples gens du peuple qui savent apprécier les arts et les lettres sans y mettre d'affectation. À ce même genre satirique se rattachent, vers la fin de la dynastie mandchoue, les Récits de voyage d'un vieux rebut (Lao can you ji, de Liu E (1857-1909), un érudit auquel l'indépendance de son caractère et les rapports qu'il osa entretenir avec les Occidentaux causèrent de graves difficultés. Il fustige dans ce roman la corruption et les vices des fonctionnaires, sous prétexte de décrire les voyages d'un lettré au nom ironique dans l'intérieur de la province du Shandong. Dans la production romanesque très abondante de l'époque mandchoue, il faut signaler enfin L'Alliance prédestinée du miroir et des fleurs (Jing hua yuan), de Li Ruzhen (env. 1763-1830), un philologue qui s'amusa dans ce roman à ridiculiser les mœurs chinoises en faisant voyager ses héros, tel Gulliver, dans des contrées lointaines et fantastiques où tout est à rebours de ce qui se fait en Chine. Sous la forme d'un roman exotique, genre qui était à la mode depuis l'époque des Ming, Li Ruzhen discute toutes sortes d'idées curieuses et revendique notamment pour les femmes, comme son contemporain Yuan Mei, le

droit de prendre part à la vie littéraire et administrative, de se présenter aux examens d'État, d'êtrenommées à des postes officiels. Ainsi, dès le XVIIIe et le début du XIXe siècle, même dans des milieux qui nonseulement n'étaient pas convertis au christianisme, mais n'entretenaient aucun rapport direct avec lesmissionnaires chrétiens, la Chine s'ouvrait peu à peu à des idées nouvelles qui préparaient l'avenir.

Les premières influences occidentales

On peut se demander si et dans quelle mesure l'influence de l'Occident par l'intermédiaire desmissionnaires jésuites a joué un rôle dans ce qu'on a pu appeler la « renaissance » chinoise de l'époquemandchoue. La plupart des historiens chinois sont enclins à la nier, tandis que certains auteurs occidentauxveulent expliquer tout le mouvement des idées sous les Qing par l'impulsion reçue du père Matteo Ricci auxalentours de l'an 1600 et des nombreux jésuites de diverses nations qui lui succédèrent en Chine jusqu'à lafin du XVIIIe siècle. La vérité doit se tenir entre ces deux thèses. Il est bien vrai que le père Ricci, génialancêtre de la sinologie européenne, représentait en Chine l'esprit de notre Renaissance, que dans le conflitqui travaillait les confucianistes de son temps, il optait pour le retour aux textes canoniques contre l'exégèsenéo-confucianiste ; il est exact que, jusqu'au jour où les missionnaires de Chine s'engagèrent eux-mêmesdans des querelles qui devaient lasser les empereurs mandchous, ceux-ci s'étaient montrés très favorables àleur égard, et qu'une telle faveur ne pouvait, à son tour, qu'inspirer à leurs sujets chinois des dispositionsfavorables envers ces étrangers qui leur ouvraient un monde si surprenant. Cependant les lettrés chinois quiapprochaient les empereurs ne furent pas les véritables chefs de file du mouvement des idées à cetteépoque ; Yan Yuan et Li Gong, Dai Zhen, Zhang Xuecheng, Yuan Mei étaient des personnalités indépendantesqui n'appartenaient ni à la Cour, ni au monde officiel ; et l'on n'a signalé jusqu'ici aucun cas de contacteffectif entre ces personnalités de premier plan et les missionnaires chrétiens. On a vu cependant que DaiZhen connaissait bien les sciences occidentales. Que l'on se figure la stupéfaction qu'ont dû susciter chezdes Chinois comme Dai Zhen la mappemonde de Ricci ou la cosmologie de Kepler ; de telles secoussesavaient de quoi disloquer toute la tradition chinoise et, en ce sens, il est évidemment nécessaire de tenircompte de l'influence occidentale dans la formation de la culture et de la littérature de l'époque mandchoue.

Les canons anglais, en 1840, vinrent précipiter ce bouleversement. Mais ce ne fut qu'à partir de la fin duXIXe siècle que l'impact occidental se fit sentir en toute sa puissance, et que la culture chinoise commença àle subir ouvertement et à l'accepter consciemment. Dans le domaine littéraire, les premières traductionsd'œuvres européennes, non plus religieuses ni scientifiques, mais proprement littéraires, furent celles dedeux lettrés du Fujian qui ne connaissaient ni l'un ni l'autre les langues européennes, ou n'en avaient que devagues lueurs. Lin Shu (1852-1924) traduisit les romans de Walter Scott et de Dickens, de Cervantès et deVictor Hugo, le théâtre de Shakespeare et celui d'Alexandre Dumas fils, dont La Dame aux camélias, traitantd'un thème qui avait toujours été un des sujets de prédilection de la littérature chinoise vulgaire, celui de laréhabilitation de la courtisane par un amour pur, eut un immense succès dans tout le mondeextrême-oriental. À Yan Fu (1853-1921), qui avait fait un bref séjour d'études en Angleterre vers 1878, revintla tâche de faire connaître en Chine nos philosophes ; il traduisit Rousseau et Montesquieu, Adam Smith,Stuart Mill, Herbert Spencer et Thomas Huxley, ce qui lui valut d'être un des premiers recteurs de l'universitéde Pékin en 1912, mais faussa pour longtemps l'idée qu'on se fit en Chine de la pensée occidentale, car lesouvrages choisis par Yan Fu ne remontaient pas au-delà de l'Europe moderne et ne traitaient que depolitique, d'économie et de sociologie, d'où l'on conclut en Chine qu'à la différence de la Chine l'Occidentn'avait jamais connu que ces formes de pensées jugées inférieures. Lin Shu et Yan Fu étaient du reste desconservateurs, qui rédigèrent leurs traductions en « prose antique » ; c'étaient plutôt de libres paraphrases,adaptées au vocabulaire confucianiste, de même qu'au Moyen Âge les premières traductions de textesbouddhiques s'étaient adaptées au vocabulaire taoïste.

À la même période de transition appartiennent les œuvres de deux Cantonais, Kang Youwei (1858-1927) et Liang Qichao (18731929), qui ne furent pas des conservateurs, mais prirent, au contraire, une part active à l'instauration du régime républicain. Le premier s'efforçait de présenter Confucius comme un fondateur de religion à la manière de Jésus et exposait l'utopie d'un État mondial destiné à rapprocher les hommes dans la paix universelle. Liang Qichao, de son côté, fut un des premiers écrivains à employer la langue parlée (une langue parlée alourdie d'emprunts maladroits à l'anglais, qu'il connaissait fort mal) dans des ouvrages ayant

un caractère savant et scientifique ; son rôle consista essentiellement à vulgariser les méthodes occidentalesdes sciences humaines, qu'il connaissait surtout à travers le Japon, en les appliquant plus ou moinsheureusement à l'étude de l'histoire et de la pensée chinoises.

VI-L'époque contemporaine (de 1912 à nos jours)

La révolution littéraire

La révolution chinoise de 1911, l'instauration de la République l'année suivante furent suivies, à brèveéchéance, d'une profonde révulsion culturelle que ses promoteurs appelèrent la « révolution littéraire » etqui se déclencha pendant la Première Guerre mondiale, à partir de 1917. Le principal promoteur en fut HuShi (1891-1962), dont les premiers manifestes littéraires furent envoyés en Chine des États-Unis, où il fit sesétudes de 1910 à 1917 sous la direction du philosophe pragmatiste Thomas Dewey. Ces manifestes parurenten 1917 dans la revue La Jeunesse (Xin qingnian), que publiait à Pékin un de ses compatriotes de l'Anhuinommé Chen Duxiu (1879-1942). Hu Shi y traçait le programme d'une réforme radicale de la littératurechinoise, inspirée d'exemples occidentaux. Sa principale thèse était la nécessité de substituer carrément lalangue parlée à la langue écrite comme instrument de la littérature. Une telle réforme, soutenait-il, sejustifiait comme l'aboutissement d'une période de gestation longue d'une dizaine de siècles ; depuis les Songet les Yuan, le courant principal de la littérature chinoise avait été celui des œuvres en langue parlée. Lalangue écrite serait désormais considérée comme une langue morte, ce qu'elle avait été en fait depuislongtemps. La réaction fut très vive de la part de tous les lettrés conservateurs ; mais, avec l'appui durecteur de l'université de Pékin, Cai Yuanpei (1867-1940), esprit avancé de formation française, les mesurespréconisées par Hu Shi et Chen Duxiu furent adoptées par le gouvernement républicain et, dès 1920, lalangue parlée supplanta la langue écrite au programme des écoles du premier degré. Le problème del'abrogation de la langue écrite et de son remplacement par la langue parlée comme organe de la littératurese présentait dans des conditions bien différentes de celles de la substitution des idiomes vulgaires au latin,en Europe, à la fin du Moyen Âge, ou de celles au milieu desquelles aujourd'hui encore l'Inde se débatlangagièrement. Il n'y avait pas à créer en Chine une langue vulgaire nationale ; elle existait déjà depuis dessiècles, avec derrière elle une littérature fort ancienne ; il n'y avait pas non plus à la répandregéographiquement à partir d'un centre donné, puisqu'elle était parlée dans tout le pays par une certaineclasse sociale. La question n'était pas à proprement parler langagière : elle était d'ordre social. Il s'agissaitde faire pénétrer cette langue de haut en bas, dans toutes les couches de la population, et aussi de la faireadmettre de bas en haut, par les élites, comme langue littéraire unique au lieu et à la place de la vieillelangue écrite. On peut dire que ce redoutable problème est résolu depuis un certain temps déjà.

Tandis qu'après 1920 Chen Duxiu se tournait vers la politique pour devenir un des chefs du Particommuniste chinois, Hu Shi restait au premier plan de la scène littéraire et donnait par ses propres œuvresl'exemple de ses théories. Dans sa prose, il a mis au point un style de langue parlée qui n'a guère étédépassé jusqu'ici ; tout en restant parfaitement chinoise de rythme, de sentiment et même de vocabulaire,sa langue parlée est claire comme une langue européenne et se plie avec grâce à l'expression des idées lesplus étrangères à la tradition chinoise. Cette réussite s'explique sans doute par la familiarité dans laquelle HuShi avait vécu avec les chefs-d'œuvre anciens de la littérature vulgaire.

Autour de Hu Shi, puis bientôt sans lui et en partie contre lui, la nouvelle littérature en langue parlée a pris depuis 1920 un développement considérable, en même temps qu'une minorité d'auteurs, tous plus ou moins âgés, continuaient à cultiver, surtout en poésie, les genres traditionnels de la littérature classique. Dans la jeune génération, ce furent les formes imitées de l'Occident qui prirent le dessus : le théâtre réaliste, sans vers et sans musique, surtout le conte et le roman qui tendirent, comme chez nous, à tout envahir. L'imitation souvent maladroite de l'Occident dépare une partie de cette production volontiers débordante et prolixe, les modèles étant surtout russes et français. Les écrivains se groupaient volontiers en clubs, en associations dont chacune avait ses publications périodiques et qui souvent n'étaient pas purement littéraires, mais arboraient tel ou tel drapeau politique ou social, car toute la littérature de cette époque est

profondément travaillée de préoccupations non seulement politiques, ce qui n'avait rien de nouveau enChine, mais surtout sociales et généralement orientées vers la gauche. La Société de recherches littéraires,fondée en 1921 et dont le principal organe était la Revue mensuelle du conte (Xiaoshuo yue bao, Short StoryMagazine), continua l'œuvre de La Jeunesse ; elle eut pour principal animateur Maodun (1896-1981),romancier révolutionnaire dont l'œuvre reflète le désarroi de cette époque bouleversée. Le groupe dit duCroissant, fondé en 1928 par Hu Shi et d'autres écrivains formés pour la plupart en Occident, représentaitune tendance libérale, modérée et rationaliste, d'influence surtout anglo-saxonne. À l'opposé, le groupeCréation, fondé en 1922, et tout d'abord d'un romantisme un peu échevelé, se rallia dès 1925 aumouvement prolétarien et fusionna, en 1930, avec la Société de recherches littéraires et d'autres élémentspour constituer à Shanghai la Ligue des écrivains chinois de gauche. Les principaux protagonistes deCréation furent Yu Dafu (1896-1945), auteur souvent morbide, et surtout Guo Moruo (1892-1978), une desplus grandes figures de la littérature chinoise contemporaine. Poète, romancier, dramaturge, auteur d'unevaste autobiographie, Guo Moruo a aussi traduit en chinois de nombreux écrivains étrangers.

Le plus grand écrivain de la Chine contemporaine est sans doute Luxun (1881-1936). Son œuvrelittéraire, en dehors de nombreuses traductions (surtout du russe à travers le japonais), de travaux d'histoirelittéraire et de pièces fugitives, n'est pas fort abondante en créations originales. Mais celles-ci sont depremier ordre. Ce sont surtout des contes, de brefs récits, souvent tragiques et violents sous une forme fine,acérée et souvent ironique, où la tradition du conte chinois ancien se mêle curieusement à des influencesoccidentales, celle de Tchekhov en particulier, filtrées à travers les auteurs japonais modernes que Luxunconnaissait bien.

À côté de ces grandes figures, qui appartiennent déjà à l'histoire, les principaux représentants de lagénération suivante sont Lao She (1899-1966), Ba Jin (né en 1904) et Cao Yu (né en 1910). Lao She est deformation anglaise ; ses romans satiriques, grouillants de vie, introduisent une note gaie dans cettelittérature trop souvent angoissée et amère. Bajin est un anarchiste optimiste, un humanitariste qui seréclame de Romain Rolland et de Tolstoï, dont l'œuvre abondante traite, en particulier, de la question de lafamille, question cruciale pour la Chine nouvelle, car la réorganisation sociale s'est heurtée pendantlongtemps à des traditions religieuses et morales se rattachant au culte des ancêtres et au dogme de lapiété filiale, fondements de la société et de la famille anciennes. Enfin Caoyu est le grand dramaturge del'époque moderne ; ses pièces d'un réalisme sombre et violent faisaient concurrence au vieux théâtreclassique avant l'avènement du régime communiste.

Avec ces quelques auteurs pris comme exemples, avec la plupart de leurs contemporains et de leurscadets, la littérature chinoise se dégage entièrement de ses cadres traditionnels et s'agrège pour la forme,sinon pour le fond, aux littératures modernes de l'Occident.

Cela est aussi vrai dans le domaine de la poésie que dans ceux du roman et du théâtre, dont nousvenons de parler. Annoncée dans les dernières années du XIXe siècle par le mouvement appelé Révolution dumonde poétique, l'idée d'une poésie moderne en langue parlée prend naissance en 1917 avec la « réformelittéraire » de Hu Shi. Après la « révolution littéraire » de La Jeunesse et d'autres revues qui se créent sur sonexemple, révolution liée au Mouvement politique dit du 4 mai (1919), les premiers recueils de poésiemoderne paraissent en 1920, le premier étant les Essais expérimentaux (Changshi ji) de Hu Shi.

À partir de cette date la poésie chinoise moderne, qui cherche sa voie et ses formes dans la poésieoccidentale, lui emprunte successivement et parfois simultanément l'inspiration et le nom de ses écoles, touten recherchant en fait, et en réussissant plus ou moins, à créer les formes chinoises modernes de sonexpression.

La Société de recherches littéraires se réclame d'un réalisme inspiré essentiellement de Gogol, de Gorki,puis de la nouvelle littérature soviétique. Si l'on excepte les poèmes en prose de Luxun, Herbes sauvages (Yecao) de 1927, son œuvre poétique ne peut guère compter. Sa rivale, Création, fondée et dirigée par GuoMoruo, qui publie en 1921 La Déesse (Nüshen), se réclame des romantismes anglais et allemand et uselargement du vers libre.

En 1928, la société de poésie du Croissant, dirigée par Wen Yiduo (1899-1946) et Xu Zhimo (1895-1931),cherche à arracher la poésie chinoise moderne à la mode du vers libre et élabore des formes précisesinspirées des poètes anglais et américains modernes.

En 1933, les modernistes, sous la direction de Dai Wangshu (1905-1950), alors en France, reprennentdes formes plus libres empruntées aux symbolistes français contemporains, suivant en cela l'exemple dusymboliste chinois Li Jinfa (1900-1976), dont l'œuvre, passée inaperçue en 1921 et 1925, revient alors à lamode.

Toutes ces écoles ont perdu leur influence dès 1942, au moment où, à Yan'an, Mao Zedong établit lesbases de la politique culturelle qui sera celle de la république populaire de Chine après 1949.

Paul DEMIÉVILLE,

Yves HERVOUET

La littérature de la République populaire de Chine

De la fondation de la République populaire à la révolution culturelle(1949-1966)

Juillet 1949 : la République populaire de Chine n'a pas encore été proclamée et la totalité du territoiren'est toujours pas passée sous la coupe du parti communiste que se tient le premier congrès national destravailleurs littéraires et artistiques de Chine. Le rassemblement donne immédiatement naissance à uneFédération des milieux littéraires et artistiques de toute la Chine, et partant à des associations spécialisées,dont l'Association des travailleurs littéraires de Chine, rebaptisée, en 1953, Association des écrivains chinois.Cette association, qui possède des branches dans toutes les grandes villes du pays et dispose de moyensconsidérables – parmi lesquels deux revues, le Wenyibao (Journal des arts et lettres) et Renmin wenxue(Littérature populaire), lancées respectivement en septembre et octobre 1949 –, a en charge la gestion detout l'édifice de la littérature.

L'institutionnalisation de la littérature et la mise au pas des écrivains

Fonctionnant dans ce cadre, l'écrivain bénéficie d'avantages matériels (il est salarié) ou symboliques. Encontrepartie, on attend de lui qu'il produise des œuvres conformes aux canons esthétiques de l'heure – ceuxqui ont été définis par Mao Zedong lors des Causeries sur l'art de Yan'an, en 1942, où il est souligné que « lalittérature et l'art doivent être au service du peuple » –, et bientôt à la charte du réalisme socialiste, qui seraadoptée officiellement au deuxième congrès national des travailleurs littéraires et artistiques(septembre-octobre 1953). On attend aussi de l'écrivain qu'il intervienne dans la vie sociale. Car,parallèlement à son travail de création, il est souvent investi de fonctions politiques. Ce sera le cas de MaoDun (1896-1981), Guo Moruo (1892-1978) ou Zhou Yang (1908-1989). Plus globalement, c'est l'ensemble dela filière éditoriale qui fait maintenant l'objet d'un contrôle étroit : les maisons d'édition sont regroupées sousla férule des Éditions de la littérature du peuple. La diffusion devient le monopole des Librairies de la Chinenouvelle. Il n'est pas jusqu'à la critique qui ne soit prise en main : il lui incombe de louer les auteurs qui seplient aux directives et de flétrir les autres.

Avec l'avènement de la Chine nouvelle, on entre dans l'ère de la « littérature contemporaine » (dangdai wenxue), par opposition à la « littérature moderne » (xiandai wenxue). L'histoire des lettres chinoises du XXe siècle est hiérarchisée selon une logique qui hisse au sommet de l'échelle la littérature de Yan'an. La littérature universelle est évaluée à son tour à l'aune du réalisme socialiste : jusqu'à la fin des années 1950, et à la rupture des relations sino-soviétiques, des textes littéraires et des ouvrages de critique littéraire russes sont publiés en grand nombre. Pour autant, on publie également des auteurs occidentaux – en se

limitant aux œuvres antérieures au XXe siècle – dès lors que leurs œuvres sont de tendance réaliste. Lesœuvres modernistes, en revanche, sont rejetées comme décadentes. Quand elles sont traduites, c'est entant que matériaux à diffusion interne, à l'intention de lecteurs triés sur le volet (hauts cadres ouchercheurs).

À la fin des années 1940 et au début des années 1950, si des écrivains ont choisi la voie de l'exil et sontpartis pour Taiwan, Hong Kong ou les États-Unis – Hu Shi (1891-1962), Liang Shiqiu (1903-1987), Su Xuelin(1899-1999), Zhang Ailing (1920-1995) ou Xu Xu (1908-1980) –, la plupart sont demeurés sur le continent.Certains qui séjournaient à l'étranger sont même rentrés au pays : Lao She (1899-1966), Cao Yu(1905-1996), Bian Zhilin (1910-2000). Toutefois, le sort qu'on leur réserve dépendra de leur proximitéidéologique avec les nouveaux maîtres du pays, ou de leur aptitude à collaborer avec eux – commel'étonnant Ba Jin (1904-2005), militant anarchiste depuis près de trente ans et adversaire farouche dusystème soviétique, qui se ralliera aux communistes, sans jamais pourtant adhérer au parti. Encore faut-il, ycompris pour ceux qui leur sont les plus proches, faire montre de docilité : Mao Dun, Cao Yu, Lao She ouFeng Zhi (1905-1993) procéderont sans atermoiements à leur autocritique. Quant aux autres, ils serontmarginalisés ou ostracisés : Shen Congwen (1902-1988), Qian Zhongshu (1910-1998), Fei Ming (1901-1967),Xiao Qian (1910-1999). Le pouvoir chinois n'accordera jamais qu'une confiance réduite à son éliteintellectuelle. Il se défie en particulier des écrivains qui ont été formés dans l'ancienne société ou, pis, àl'étranger. Aussi va-t-il s'appliquer périodiquement à réformer les intellectuels en les envoyant se fairerééduquer aux champs par les paysans pauvres, ou en déclenchant contre eux des mouvements spécifiques.La première opération d'envergure nationale sera lancée au printemps 1951. Elle concerne Wu Xun zhuan(La Vie de Wu Xun), un film dont on stigmatise la « nature réactionnaire ». Elle sera suivie, en 1954, d'unecampagne axée autour des recherches académiques de Yu Pingbo (1900-1990), qui prendra notammentpour cible Hu Shi. Mais les deux mouvements les plus importants seront la campagne contre Hu Feng (1955)– à qui, dès avant 1949, on reprochait son « subjectivisme » – et les Cent Fleurs (1956-1957), où, après avoircrié sur tous les tons « Que cent fleurs s'épanouissent », on finira par arracher les « herbes vénéneuses ».

Le roman : des campagnes à l'histoire révolutionnaire

L'écrivain a pour tâche de peindre le « monde nouveau » en embrassant le point de vue des ouvriers,des paysans ou des soldats, et en privilégiant les luttes politiques au détriment de la vie privée. Il en résulteque la plupart des romans ont pour sujet la campagne et l'histoire révolutionnaire.

Les écrivains qui ont fait leurs classes dans les « zones rouges » du Nord-Ouest et de la plaine centrale,et qui n'ont pas subi l'influence de la tradition lettrée ou de la littérature urbaine, sont évidemment les plus àl'aise, eux qui n'envisagent leur rôle que d'un strict point de vue politique et à qui on demande de traiter dela vie paysanne, la seule dont ils aient l'expérience. Ils sont, et resteront souvent, les auteurs d'un seul livre.Il n'en est pas de même des écrivains confirmés. Nombreux sont ceux qui vont devoir changer leur fusild'épaule ou se consacrer à d'autres tâches que la création littéraire.

Le « roman campagnard » véhicule une image de la campagne qui emprunte essentiellement à latradition de Yan'an. Il n'a plus grand-chose à voir avec la « littérature de terroir » (xiangtu wenxue) illustréenaguère par Shen Congwen, Wu Zuxiang ou Sha Ting. Deux traits le singularisent : l'accent est mis sur les« luttes concrètes », aux dépens de la vie quotidienne ; l'auteur y épouse le point de vue et les sentimentssupposés du paysan. Ses représentants peuvent être rangés en deux groupes principaux : les écrivains duShanxi, avec Zhao Shuli (1906-1970) pour chef de file, et les écrivains du Shaanxi, derrière Liu Qing(1916-1978). Les ouvrages des premiers, empreints d'une forte couleur locale, respectent la structurenarrative traditionnelle et utilisent une langue populaire, de telle sorte qu'ils puissent, en principe, être lusdes gens de la campagne les moins cultivés. Les seconds insistent davantage sur l'expression de« personnages nouveaux », d'avant-garde, sur « l'esprit du temps », et sont plus influencés par le réalismeoccidental que par les contes traditionnels chinois. Le roman campagnard a aussi inspiré Li Zhun(1928-2000), dont la plume suit les inflexions politiques du moment, et Zhou Libo (1908-1979), qui réserveune certaine place à l'évocation de la vie paysanne.

Les premiers romans révolutionnaires – le « roman d'histoire révolutionnaire » étant une réécriture dupassé à la lumière de l'idéologie régnante – évoquent les faits d'armes communistes de la fin des années1940 : Baowei Yan'an (Défense de Yan'an, 1954), de Du Pengcheng (né en 1921), ou Hong ri (Soleil rouge,1957) de Wu Qiang (1910-1990). L'intrigue de Hongqi pu (Le Chant du drapeau rouge, 1958) – traduit enfrançais sous le titre Lignée rouge, et dont le premier volume paraîtra avant la révolution culturelle, en 1962,et le second en 1977 –, de Liang Bin (né en 1914), et celle de Sanjia xiang (La Ruelle des trois familles, vol. Iet II, 1959 et 1962 ; vol. III à V, 1981, 1983 et 1985), de Ouyang Shan (né en 1908), remontent, elles, un peuplus haut dans le temps, aux années 1920 et 1930, et même à la fin de la dynastie des Qing. Un roman sedétache du lot, ne serait-ce que par l'importance de sa diffusion et par l'influence qu'il exercera sur le romanet le théâtre des années 1960 et 1970 : Hongyan (Roc rouge, 1961), de Luo Guangbin (1924-1967) et YangYiyan (né en 1925). Plusieurs fois réédité en moins de deux ans, il se vend à plusieurs millions d'exemplaireset est adapté au théâtre et au cinéma. Il y est question de la chute du Guomindang, à Chongqing, vue pardeux militants communistes clandestins. Qingchun zhi ge (Le Chant de la jeunesse, 1958), de Yang Mo(1914-1996), dont l'intrigue se situe entre 1931 et 1935, fit l'objet de nombreuses controverses un an aprèssa sortie, et ce nonobstant son succès auprès des lecteurs (une version corrigée en sera donnée en 1960).Enfin, il faut mentionner le roman de Yao Xueyin (1910-1999) Li Zicheng, situé à la charnière des dynastiesMing et Qing, qui exhume une des révoltes paysannes majeures de la période. Cette fresque devaitcomprendre cinq volumes, mais elle resta inachevée (vol. I, 1963 ; vol. II et III, 1976 et 1981).

Au début des années 1950, on appelait à la réforme du « roman populaire » (tongsu xiaoshuo), non à sadisparition. Mais les écrivains qui vont s'essayer au genre ne tarderont pas à essuyer les foudres de lacritique, de sorte que ses adeptes préféreront se recycler dans l'adaptation des légendes populaires etautres ballades, à l'instar de Zhang Henshui (1895-1967). Des ingrédients du roman chevaleresquetraditionnel se rencontrent néanmoins dans Tiedao youjidui (Les Partisans du rail, 1954), de Liu Zhixia (né en1930), Liehuo jingang (C'est au feu qu'on éprouve l'or, 1957), de Liu Liu (1914-1977), ou Linhai xueyuan (LaForêt enneigée, 1957), de Qu Bo (né en 1923). Le « roman urbain », qui avait connu son heure de gloire dansles années 1930 et 1940 grâce aux auteurs qu'on range sous la bannière du « néo-sensationnisme »(xinganjuepai) – Liu Na'ou (1900-1939), Mu Shiying (1912-1940) ou Shi Zhecun (1905-2003) –, ou encore àdes écrivains tels que Zhang Ailing et Su Qing (1914-1982), est condamné à disparaître. On lui reproched'être lié à l'éthique de la bourgeoisie et à sa corruption morale. Dans le genre, on ne trouve guère que leShanghai de zaochen (Le Matin de Shanghai, vol. I et II, 1958 et 1962 ; vol. III et IV, 1980), de Zhou Erfu (néen 1914), et surtout Sanjia xiang (La Ruelle des trois familles), de Ouyang Shan. En revanche, on valorisel'évocation des usines. Or, paradoxalement, dans un pays où la classe ouvrière est portée aux nues, le« roman à thème industriel » ne rencontrera pas l'écho escompté, et le filon sera peu exploité. Ai Wu(1904-1992) s'y essaie pourtant avec Bai lian cheng gang (De l'acier bien trempé, 1958), mais force est deconstater que le résultat n'est pas à la hauteur du talent de l'auteur.

Poésie, théâtre et « sanwen »

En matière de poésie, on oppose la « tradition révolutionnaire », illustrée par Guo Moruo ou par Ai Qing(1910-1996), à la « poésie bourgeoise » de Xu Zhimo (1897-1931), Li Jinfa (1900-1976) ou Dai Wangshu(1905-1950). Le symbolisme et le modernisme, appris de l'Occident, sont considérés comme obscurs,formalistes et décadents. On préfère puiser dans la culture des minorités nationales, dont on collecte leschants au début des années 1950. Une partie des poèmes de cette époque ont un caractère narratif trèsmarqué qui les rapproche du genre romanesque. Des poètes confirmés – Li Ji (1922-1980), le « poète deschamps pétrolifères », Ruan Zhangjing (1943-1991) ou Zhang Zhimin (né en 1926) – célèbrent laconstruction économique. Des accents romantiques subsistent chez de jeunes poètes aux armées, installésaux frontières de l'Ouest – Gong Liu (né en 1927), Shao Yanxiang (né en 1933), Li Ying (né en 1926) –, tandisque He Jingzhi (né en 1924) et Guo Xiaochuan (1919-1976) incarnent la « poésie lyrique politique ».

Le théâtre, et avec lui le cinéma, va occuper progressivement une position centrale dans la littérature. Des romanciers de l'ancienne génération s'y vouent entièrement, au motif qu'il est plus facile à un travailleur, eu égard à son niveau culturel, de regarder une pièce que de lire un roman. Tel est le cas de Lao She, qui entre 1950 et 1965, publie vingt-trois pièces, dans des registres différents. De cette production

inégale, il convient de mettre à part Longxu gou (Le Canal de la Barbe du dragon, 1951), pour laquelle lamunicipalité de Pékin accordera à son auteur le titre d'artiste du peuple, et surtout Chaguan (La Maison dethé, 1957), son chef-d'œuvre, qui retrace les changements historiques survenus entre la fin du XIXe siècle etle début des années 1940. Les arguments des pièces touchent communément à l'édification industrielle etaux luttes ouvrières, à l'histoire révolutionnaire et à la guerre de Corée. À la fin des années 1950 et au débutdes années 1960, les dramaturges – Guo Moruo, Tian Han (1898-1968) ou Cao Yu – s'adonnent volontiers authéâtre historique, qui permet plus de latitude dans la création.

Le sanwen (« prose »), si prisé par les lettrés chinois, et qui de tous les genres littéraires chinois est lemoins influencé par l'Occident, survit, mais sous sa forme la moins personnelle. Le « sanwen narratif »– commentaire ou rapport sur la réalité – s'impose, aux dépens du lyrisme, et ses thèmes de prédilectionsont identiques à ceux qui sont abordés par les autres genres. Son maître est Wei Wei (né en 1920) ; on peutjoindre à son nom ceux de Yang Shuo (1913-1968) ou de Qin Mu (né en 1919).

La révolution culturelle (1966-1976)

En 1963, un vaste mouvement de critique est déclenché dans les milieux culturels, qui aboutira à lacondamnation de nombreux romans ou films. Peu après, en juin 1964, on procède à une réformesystématique du répertoire classique de l'Opéra de Pékin. En février 1966, à Shanghai, lors des Causeries surle travail artistique et littéraire dans les forces armées, on dresse un bilan on ne peut plus négatif de lalittérature chinoise depuis la Libération : sous l'influence pernicieuse des concepts hérités des années 1930,elle n'aurait produit que des œuvres de « tendance féodale, bourgeoise ou révisionniste ». Le compte rendude la manifestation, revu par Mao en personne, contient le programme de la « révolution littéraire etartistique » à entreprendre. Il prévoit de « réorganiser les troupes littéraires et artistiques » et de forger des« modèles » pour un art nouveau. « L'art et la littérature communistes », déjà prônés au cours du GrandBond en avant, mettent l'accent sur le « romantisme », conçu comme « enthousiasme révolutionnaire », etencouragent la promotion de l'opéra, des chants populaires ou des récitations poétiques.

La contre-révolution anticulturelle

Au cours de la révolution culturelle, la production, la publication, la critique d'un texte, et même sasimple lecture, se muent en « actes politiques ». Les principes esthétiques se situent, en gros, dans leprolongement des années 1950 et 1960, mais ils sont poussés à l'extrême : non seulement on dépeintexclusivement la construction socialiste et les personnages « avancés », mais, dorénavant, ceux-ci doiventêtre exempts de défauts. Le héros, qualifié de « haut, grand, complet » (gaodaquan), est magnifié par leprocédé de la « triple mise en relief » (santuchu) : mise en relief des personnages positifs par rapport à tousles personnages ; à l'intérieur de ce premier cercle, mise en relief des personnages héroïques ; et, parmi cesderniers, du personnage héroïque principal. Autre différence de taille, c'en est terminé de l'hégémonie duroman dans la littérature. C'est le théâtre, et plus précisément le théâtre chanté, l'Opéra de Pékin, quiinfluence tous les genres.

Tout l'environnement institutionnel est également bouleversé : on supprime les droits d'auteur« bourgeois », et l'on encourage la création collective : un des procédés les plus courants étant celui de la« triple union » (san jie he) associant des cadres du parti, les masses – ouvriers, paysans, soldats – et des« spécialistes » – écrivains, rédacteurs, professeurs. On suspend toutes les revues en juin 1966 (tandis quel'Association des écrivains est démantelée), à l'exception de Jiefangjun wenyi (Arts et lettres de l'armée delibération), qui paraîtra jusqu'en 1968 et sera rétablie avant toutes les autres, en mai 1972 ; les livresétrangers conservés dans les bibliothèques sont interdits à la lecture (la traduction et l'édition des livresétrangers ne reprendront, très timidement, qu'en 1973).

Les milieux culturels sont épurés : la plupart des écrivains sont soumis à d'humiliantes séances de critique, et on les envoie à la campagne, dans les « écoles du 7 mai ». Certains seront acculés au suicide ou mourront de mauvais traitements : Lao She, Tian Han ou Zhao Shuli. Dans un premier temps – hormis Guo Moruo, Hao Ran (né en 1932) ou quelques écrivains paysans-ouvriers –, tous perdent le droit d'écrire. Ce

n'est qu'après 1972 qu'un plus grand nombre d'entre eux seront autorisés à reprendre la plume, comme RuZhijuan (née en 1925), Zang Kejia (1905-2004) ou Yao Xueyin.

Le genre noble : l'opéra révolutionnaire modèle

L'expression « opéra modèle » (yangban xi) fait son apparition dans l'éditorial du Hongqi (Drapeaurouge) de juin 1966. Le 31 mai 1967, le Renmin ribao (Quotidien du peuple) dresse la liste des « huit opérasrévolutionnaires modèles » qui, pour la décennie à suivre, seront l'ordinaire culturel de la populationchinoise. Il s'agit de cinq opéras proprement dits : Shajiabang et Zhiqu weihushan (La Montagne du Tigreprise d'assaut), Hongdeng ji (Le Fanal rouge), Haigang (Le Port) et Qixi baihutuan (Raid sur le régiment dutigre blanc) ; de deux ballets, Bai mao nü (La Fille aux cheveux blancs) et Hongse niangzi jun (LeDétachement féminin rouge) ; et d'une symphonie tirée de Shajiabang. Ce nombre, en 1975, sera porté àdix-huit.

Du point de vue de l'intrigue, ces œuvres, qui ont pour vocation d'éduquer les masses, présentent deuxcaractéristiques : toutes, sauf Le Port, ont un arrière-plan militaire (guerre de résistance contre le Japon,guerre de libération contre les « forces réactionnaires du Guomindang », guerre contre l'impérialismeaméricain) ; les sentiments amoureux n'y sont pas de mise, et les héros ne trahissent des signesd'attachement que pour le parti ou le président Mao. Adaptées généralement de pièces existantes, ellesgardent les procédés de stylisation de l'opéra ancien, mais rompent avec lui par des innovations formellescomme l'usage du piano à la place des instruments traditionnels. Pour les populariser au-delà des grandesvilles, diverses mesures seront prises : tournées en province, traductions dans les langues des minoritésnationales, représentations filmées, publication des livrets et partitions.

Le roman et la poésie

Environ une centaine de romans sont parus au cours de la révolution culturelle. Pour les quatrecinquièmes, ils ont pour cadre la vie de l'époque (le reste traitant de l'histoire révolutionnaire). Un cinquièmede ces romans sont des œuvres collectives, et tous sortent du même moule : le héros principal et lespersonnages positifs qui l'entourent sont en butte aux ennemis de classe, et les personnages problématiques(les hésitants, ou ceux qu'on abuse) finissent pas se rallier à eux ; le texte est truffé de symboles, tandis queles éléments concrets liés aux lieux, aux coutumes ou à la vie quotidienne des personnages restent dans leflou ; le narrateur, omniscient, incarne l'idéologie. Le romancier emblématique de l'époque est Hao Ran, dontle roman Yan yang tian (Sous un ciel éclatant, 3 vol., 1964, 1966 et 1971) sera la seule œuvre antérieure à larévolution culturelle autorisée, et qui donnera Jinguang dadao (La Voie lumineuse, 2 vol., 1972 et 1974).Quelques nouveaux noms font leur apparition en fin de période : Shen Rong (née en 1936), Gu Hua (né en1942), Liu Xinwu (né en 1942), Zheng Wanlong (né en 1944), Liang Xiaosheng (né en 1949), ZhangKangkang (née en 1950).

Quant aux poèmes, la plupart sont dus à des gardes rouges ou à des ouvriers-paysans-soldats. Il s'agitd'odes à la gloire de Mao, invariablement symbolisé par un soleil rouge.

La littérature en marge (1950-1978)

On entend par là une littérature qui ne répond pas aux normes approuvées et qui, pour cette raison, achaque fois été réprimée. Cette littérature circonstancielle naît aux époques d'assouplissement relatif.

Dans les premières années du régime, de rares manifestations d'hétérodoxie étaient apparues. Sous la plume de Xiao Yemu (1913-1970) d'abord, avec sa nouvelle Women fufu zhi jian (Ma Femme et moi, 1950) ; sous celle de Lu Ling (né en 1923) ensuite, dramaturge et nouvelliste, plus tard stigmatisé en tant que membre de la « clique de Hu Feng ». Mais c'est à l'occasion des Cent Fleurs que l'on verra vraiment s'exprimer une littérature en rupture avec les canons officiels. Elle est principalement le fait de jeunes auteurs qui, constatant le fossé qui s'est creusé entre l'idéal et la réalité, vont s'employer à dénoncer les

défauts de la société, en revendiquant le retour à l'« art » et le respect des sentiments individuels. Lesœuvres les plus importantes de la période sont Zai qiaoliang gongdi shang (Sur le chantier du pont), de LiuBinyan (né en 1925), Zuzhibu xinlaide nianqingren (Un jeune arrive au département de l'organisation), deWang Meng (né en 1934), et Hong dou (Les Haricots rouges), de Zong Pu (née en 1928). On tenterapareillement, à l'époque, de créer des revues indépendantes – Tanqiuzhe (Les Explorateurs), dans le Jiangsu,ou la revue poétique Xingxing (Les Étoiles), au Sichuan – ou d'ouvrir les revues existantes à des œuvresmoins convenues. L'expérience fera long feu. Taxés de « droitisme », les écrivains qui se sont découverts àla faveur des Cent Fleurs ou qui étaient déjà suspects, comme Ding Ling (1904-1986) ou Feng Xuefeng(1903-1976), sont envoyés aux champs ou dans les camps de rééducation par le travail, d'où ils auraient dûsortir en 1966 mais qu'ils ne quitteront généralement que dix ans plus tard, la révolution culturelle ayantéclaté dans l'intervalle.

Au début des années 1960, après l'expérience catastrophique du Grand Bond en avant, lancé en 1958,durant la « période de réajustement », le contrôle sur la culture s'étant relâché, de vieux écrivains enprofitent, sous couvert de relater des histoires du passé ou des légendes, pour faire allusion à des problèmessociaux et politiques de l'heure : Deng Tuo (1912-1966) et Liao Mosha (né en 1907), Chen Xianghe(1901-1969), et surtout Wu Han (1909-1969), qui, en 1960, avait écrit un opéra de Pékin, Hai Rui baguan (LaDestitution de Hai Rui), bientôt interprété comme une parabole sur l'affaire Peng Dehuai et dont la critiqueannoncera le début de la révolution culturelle. Ils seront quelques-uns à payer leur audace de leur vie. Dansles derniers temps de la révolution culturelle, une littérature souterraine commence à circuler, sous formemanuscrite (tous les moyens d'impression restant étroitement contrôlés). Ce sont pour l'essentiel despoèmes, émanant soit de vieux écrivains comme Niu Han (né en 1923) ou Mu Dan (1918-1977), soit de« jeunes instruits » (ces jeunes citadins qui durent interrompre leurs études au collège ou au lycée pour sefaire rééduquer à la campagne à dater de 1968), tels que Shi Zhi (né en 1948) ou le « groupe des poètes deBaiyangdian ». Mais on trouve également des romans, comme Di'erci woshou (La Deuxième Poignée demain), de Zhang Yang (né en 1944), éloge des intellectuels patriotes et de Zhou Enlai, qui connaîtra sixmoutures successives et vaudra à son auteur quatre ans de prison (1975-1979).

Les dernières tentatives ouvertes pour briser le monopole de la littérature aux ordres se produiront en1976, lors des émeutes du 5 avril, quand des centaines de poèmes ou de sentences parallèles seront lus etaffichés sur la place Tian'anmen (les événements ayant fait l'objet d'une réhabilitation deux ans plus tard,ces œuvres, environ mille cinq cents pièces, seront éditées de façon officielle), et lors du « printemps dePékin » (1978-1979). Parmi les publications indépendantes qui voient le jour alors, certaines ouvrent leurscolonnes à de jeunes écrivains amateurs (anciens gardes rouges ou « jeunes instruits »), voire, comme larevue Jintian (Aujourd'hui), se consacrent entièrement à la littérature, révélant des auteurs, souvent despoètes : Bei Dao (né en 1949), Gu Cheng (né en 1956) ou Mang Ke (né en 1950).

Le réveil littéraire : de la révolution culturelle à nos jours

La fin de la révolution culturelle marque pour la littérature un tournant décisif, qu'atteste l'expression« littérature de la nouvelle ère » (xin shiqi wenxue).

La normalisation se traduit, sur le plan institutionnel, par la renaissance des associations et des revues restées en sommeil pendant douze ans, par la réhabilitation des écrivains « droitistes » et leur retour des lieux de détention, par la réédition d'ouvrages naguère mis à l'index et la redécouverte d'auteurs tels que Shen Congwen, Liang Shiqiu ou Zhang Ailing. Bien que Ba Jin ait encore éprouvé, au début des années 1980, la crainte d'un retour aux années noires de la révolution culturelle, ce sont des perspectives bien différentes qui s'ouvrent aux écrivains, sous la forme d'une remise en cause de la tutelle de la politique sur les lettres. Cette émancipation s'est opérée graduellement, depuis le fameux troisième plénum du XIe comité central (décembre 1978) qui, en proclamant que « la pratique est le seul critère de la vérité » et en renonçant à « prendre pour axe la lutte des classes », ouvre à nouveau la voie au réalisme critique et à la diversification des thèmes, jusqu'au quatrième congrès de l'Association des écrivains (décembre 1984-janvier 1985), qui accorde aux écrivains une « complète liberté dans le choix des matériaux, des sujets et des moyens d'expression ». Certes, le pouvoir politique persistera, tout au long des années 1980, à se rappeler au bon

souvenir des intellectuels : ainsi se succèdent l'affaire du film Ku lian (Amour amer, 1981), le mouvementcontre la « pollution spirituelle » (1983), la lutte contre le « libéralisme bourgeois » consécutive aumouvement étudiant de l'hiver 1986, la controverse autour de la série télévisée He shang (Élégie du fleuve,1988). Toutefois, aucune de ces campagnes n'aura l'ampleur et l'unité qui avaient marqué celles des années1950. Après les événements de la place Tian'anmen (juin 1989), qui entraînèrent l'exil d'un certain nombred'intellectuels – Liu Binyan, A Cheng (né en 1949), Bei Dao –, aucune autre campagne massive destinée àréajuster la pratique littéraire en fonction d'objectifs politiques n'a eu lieu.

Une des manifestations les plus spectaculaires du dégel de la vie intellectuelle est l'ouverture surl'étranger. L'engouement se focalise sur la littérature « moderniste » occidentale, refoulée depuis les années1940, et dont le rapport problématique au réel s'accordait avec la crise de conscience que traversait la Chineau lendemain de la révolution culturelle : on se passionne alors pour l'existentialisme, le Nouveau Roman, labeat generation, le théâtre de l'absurde, l'humour noir ou le réalisme magique de la littératurelatino-américaine. Prix Nobel de littérature en 2000, Gao Xingjian (né en 1940) publie en 1981 un essai trèsremarqué intitulé Xiandai xiaoshuo jiqiao chutan (Essai sur la technique du roman moderne), où il remet enquestion le rôle central de l'intrigue dans le roman. Les approches critiques, elles aussi, se diversifient, avecle retour du freudisme, l'introduction de la phénoménologie, du structuralisme ou de la sémiologie. Kafka,Hemingway, Sartre, Camus, Faulkner, Borges et García Marquez comptent parmi les écrivains étrangers lesplus influents de l'époque.

Vers une littérature polyphonique

Pour le critique Liu Zaifu (né en 1941), l'histoire littéraire des vingt dernières années du XXe siècle serésume au passage du monologue à la polyphonie. Mais la transition ne s'est pas effectuée du jour aulendemain. Jusqu'au milieu des années 1980, la littérature reste dominée par le modèle en vigueur durant lesannées 1950 et 1960 : l'écriture est une pratique au service de la société, s'attachant à décrire cettedernière au moyen de personnages et de situations « typiques ». La nouveauté consiste dans l'abandon de laglorification et du héros idéal, et dans le retour à une vision critique et humaniste, telle qu'elle avait ététentée lors du mouvement des Cent Fleurs. Il est d'ailleurs symptomatique que parmi les auteurs quioccupent le devant de la scène au début des années 1980 figurent nombre d'anciens « droitistes », tels queWang Meng, Liu Binyan, Gao Xiaosheng (né en 1928) ou Zhang Xianliang (né en 1936).

Les mouvements littéraires qui se sont succédé au lendemain de la révolution culturelle, et qui tous seréclament de l'« approfondissement du réalisme », ont rapidement été balayés comme des vieilleries par desauteurs ou des critiques porteurs d'une image alternative de la littérature. Leurs noms mêmes évoquent lelien qui continue à les unir à la politique du moment : à la littérature dite « des cicatrices », qui expose lesblessures de l'histoire récente, succèdent, dans un très court laps de temps, la littérature « de réflexion »,censée remonter aux origines lointaines de la révolution culturelle, puis la littérature « de réforme », qui enappelle – comme Jiang Zilong (né en 1941) – à la réalisation des « quatre modernisations » préconisées parDeng Xiaoping. Une partie des œuvres de cette première période ont été écrites par des « jeunes instruits »– Zhang Kangkang, Liang Xiaosheng, Shi Tiesheng (né en 1951) –, qui expriment leur désarroi face à leurjeunesse et à leur idéal brisés. Certains, de retour en ville, évolueront vers une valorisation rétrospective deleur expérience campagnarde, préparant ainsi la voie au « courant des racines ».

Parmi les témoignages, nombreux, sur la révolution culturelle et les dix-sept années qui l'ont précédée, ilfaut enfin retenir ceux de deux vétérans des lettres : les remarquables Suixianglu (Au fil de la plume), de BaJin, « grand livre de vérité » et miroir de la mauvaise conscience de toute une génération d'intellectuels, etles récits empreints d'humanisme souriant de Yang Jiang (né en 1911) : Ganxiao liu ji (Six Récits de l'écoledes cadres, 1981), Bing Wu Ding Wei jishi (Chronique des années Bing Wu et Ding Wei [Sombres Nuées],1987).

Dès le début des années 1980, toutefois, on sent la littérature travaillée par des mouvements souterrains qui annoncent le proche éclatement du modèle traditionnel. C'est d'abord un désir d'expérimentation formelle, qui se manifeste par la mise à l'essai de techniques non réalistes, de styles et de tons variés (« courant de conscience », exagération, parabole, satire, tragi-comédie), dont on trouve un brillant exemple

chez Wang Meng. La tendance générale est de briser le monopole du narrateur omniscient et d'introduire lasubjectivité dans la narration. Au lieu de se présenter sous la forme théâtralisée d'un affrontement entre desforces sociales antagonistes, les œuvres romanesques de cette période suivent la destinée d'un personnageà travers l'histoire. Plus significatif est le travail d'auteurs comme Wang Zengqi (1920-1997) qui, en dignehéritier de son maître Shen Congwen et de l'école de Pékin (jingpai), constituée autour de ce dernier, tend àeffacer les frontières entre la nouvelle et le sanwen en s'intéressant plus à la trame de la vie quotidiennequ'aux luttes et aux drames de l'histoire.

Mais c'est d'abord en poésie que s'impose l'esprit d'innovation. Tandis que les vieux poètes rescapés despurges des années 1950 et de l'exil aux frontières, comme Ai Qing, poursuivent leur réflexion sur l'histoireavec un lyrisme plus affirmé que dans le passé, la « poésie obscure » (menglong shi), issue de la poésieunderground des années 1970, entre en rébellion contre les normes de la poésie contemporaine. Publiéeinitialement dans des revues non officielles telles que Jintian, elle obtient peu à peu droit de cité à partir de1979, non sans susciter de vives critiques à cause de son langage, jugé obscur, de son rejet du réalisme etde son recentrage sur l'expression du moi. Ouverts à de multiples influences étrangères (de Whitman àNeruda, en passant par Essenine ou Tagore) ou chinoises (Xu Zhimo, Ai Qing), ses représentants se sont crééchacun leur propre univers, sentimental chez Shu Ting (née en 1952), idéaliste et enfantin chez Gu Cheng,mythique chez Yang Lian (né en 1955), réfractaire chez Bei Dao. Sur scène, le modèle ibsénien du théâtre àthèmes sociaux est battu en brèche au profit d'un théâtre symboliste ou influencé par le courant del'absurde : Chezhan (L'Arrêt d'autobus, 1983), de Gao Xingjian, est une version chinoise de En attendantGodot, couplée à un message politique : la modernisation qui ne vient pas.

Des changements nets se font jour vers 1985, considérée comme une année charnière. Cette ruptures'accompagne de la promotion d'une nouvelle génération d'écrivains, nés au milieu ou à la fin des années1950. Parmi eux, Mo Yan (né en 1956) s'impose à l'attention par son style dionysiaque, puissant etimaginatif : Hong Gaoliang (Le Clan du sorgho, 1986), où l'histoire, racontée à la première personne, seconfond avec les épisodes d'une saga familiale, consacre le retour du corps, dans les motivations despersonnages comme dans l'écriture de l'auteur. Can Xue (née en 1953) crée un univers étrange etcauchemardesque, transposition d'un monde angoissant. Ces œuvres audacieuses tournent le dos à la visionde la littérature en tant qu'investigation des problèmes de la société et rompent avec le discours optimistede la modernisation.

« Littérature des racines », avant-garde et néo-réalisme

La critique réagit à ces phénomènes nouveaux en forgeant des concepts qui, souvent, masquent descontiguïtés. La notion de « littérature à la recherche des racines » (xungen wenxue) émerge d'un colloquetenu à Hangzhou en décembre 1984 et qui réunissait des écrivains, des critiques et des universitaires. Elleprend acte de la naissance de tout un courant littéraire où la réflexion sur la nature, l'histoire et la culturesupplante celle sur la politique, l'économie et la morale. Seront bientôt rangés parmi les écrivains des« racines », Han Shaogong (né en 1953, qui lui-même participe au débat théorique par un article sur les« racines de la littérature », wenxue de gen), A Cheng, Zheng Wanlong, Li Hangyu (né en 1957), Zheng Yi (néen 1947), Zhang Chengzhi (né en 1948) et l'écrivain d'origine tibétaine Zhaxi Dawa (né en 1959).

La plupart sont d'anciens « jeunes instruits », qui réinterprètent leur séjour à la campagne comme une redécouverte de leurs racines ancestrales. Cette soif de retour aux sources s'explique à la fois par le sentiment de vide qu'éprouve une génération coupée de son héritage culturel et dépourvue de la foi politique de ses aînés, par la nécessité de penser en profondeur l'histoire chinoise récente et les rapports entre tradition et modernité, et par le désir de redonner vie à la culture chinoise face au modèle occidental. Mais l'enjeu est surtout de parachever la quête de soi entreprise depuis la fin des années 1970, en renonçant à l'imitation stérile de l'Occident pour renouer avec les spécificités de l'esprit national. Cette réappropriation passe par l'adhésion à des valeurs philosophiques et esthétiques : dans Qiwang (Le Roi des échecs, 1984), de A Cheng, un ouvrage qui a précédé la théorisation du mouvement, le héros Wang Yisheng dépasse les contraintes du réel au moyen d'une discipline spirituelle d'essence taoïste dont les éléments sont la réduction des désirs et la liberté de l'esprit, symbolisée par le jeu d'échecs. Situé à la croisée de motivations complexes, le « courant des racines » n'est pas exempt de contradictions : sa dimension critique, qui le

conduit, comme dans Ba ba ba (Pa pa pa, 1985), de Han Shaogong, à révéler la face d'ombre de la culturechinoise, est obscurcie par la fascination de l'auteur pour son objet et par son refus d'entrer dans une logiquemanichéenne du bien et du mal, du progrès et de la barbarie. Aussi bien les auteurs des « racines » sont-ilstrès réservés à l'égard de l'héritage du 4 mai, auquel ils reprochent d'avoir détruit la culture chinoise enprétendant la débarrasser de ses aspects négatifs. La littérature des racines est parfois confondueabusivement avec un courant régionaliste plus large, qui se développe pendant la décennie et qui a pourthème les campagnes – Jia Pingwa (né en 1952) écrit à partir de 1983 sur sa région natale de Shangzhou, auShaanxi –, mais aussi la culture populaire urbaine : Lu Wenfu (né en 1928) évoque Suzhou, Feng Jicai (né en1942) situe ses nouvelles à Tianjin, et Deng Youmei (né en 1931) est classé parmi les auteurs de « nouvellesà saveur pékinoise ».

Bien qu'il existe des points de contact entre le courant des racines et l'avant-garde, on réservehabituellement ce terme aux écrivains donnant la priorité à l'expérimentation formelle (on parle aussi de« roman expérimental »), en s'inspirant des expériences menées en Occident, notamment chez Borges ou lesauteurs du Nouveau Roman. À ce titre, Ma Yuan (né en 1953) incarne l'avant-garde la plus pure : sesnouvelles sont des machines narratives dans lesquelles l'auteur cherche à piéger le lecteur et qui refusenttout sens extérieur à elles-mêmes. Cette attention portée au travail de la fiction se retrouve chez Yu Hua (néen 1960), Ge Fei (né en 1964), Sun Ganlu (né en 1959), et dans les premières œuvres de Su Tong (né en1963). Néanmoins, le refus du sens n'est pas porté chez tous aussi loin que chez Ma Yuan : si les apparencesou la logique du monde réel disparaissent, c'est souvent pour laisser place à une signification ontologiqueplus profonde. Par ailleurs, la prévalence des images morbides dans ces textes contient une référenceévidente à la violence de l'histoire. L'œuvre de Yu Hua est l'exemple le plus abouti de cette alliance entreexpérimentation formelle et plénitude du sens : en créant une réalité autre, très éloignée de notre perceptionhabituelle du monde, et où la froideur et l'atrocité sont poussées jusqu'à l'extrême, il met à nul'enchaînement de la fatalité et la brutalité des instincts.

Le courant dit néo-réaliste apparaît presque au même moment que le précédent. Les premières œuvressignificatives sont publiées en 1987 : Fannao rensheng (Triste Vie), de Chi Li (née en 1957), et Fengjing (Unevue splendide), de Fang Fang (née en 1955), ont surpris par leur approche sans concessions de la viequotidienne dans ses aspects les plus triviaux. Si ce type de roman a été salué comme un retour au réalisme,d'aucuns préfèrent souligner la parenté qui les unit aux romans expérimentaux : même refus de considérerla littérature comme un simple reflet ou l'illustration du sens de l'Histoire, même recours à l'outrance ou àune écriture froide, même image de l'humanité engluée dans ses passions élémentaires (sexe, nourriture,pouvoir), notamment chez Liu Heng (né en 1954), dont le roman Fuxi Fuxi (1988) fut porté à l'écran parZhang Yimou sous le titre Judou, ou l'Amour damné. La confusion entre les deux courants est d'autant plusfacile que nombre d'écrivains avant-gardistes se sont, depuis la fin des années 1980, rapprochés de lanarration classique et que, dans le même temps, on observe chez les uns et les autres une tendance àancrer la fiction dans le passé, comme l'a fait Su Tong dans Qiqie chengqun (Épouses et Concubines, 1989),adapté lui aussi au cinéma par Zhang Yimou. Avant-garde et néo-réalisme se rejoignent, d'une certainemanière, dans cette « déconstruction de l'Histoire » qu'évoque Liu Zaifu, et qui s'opère, chez Su Tong, par lesexe. Une tendance qui ne fera que s'accentuer au cours de la décennie suivante.

La dernière décennie du siècle : littérature et société marchande

Dans les années 1990, la donne a radicalement changé : le développement économique a supplanté l'idéologie dans l'ordre des priorités. En 1992, les autorités chinoises confirment la fin de l'économie planifiée. Le statut de l'écrivain s'en trouve révolutionné à plus d'un titre : la production littéraire est de plus en plus soumise à la loi du marché ; le désengagement de l'État vis-à-vis des revues et des éditeurs, amorcé dès 1983, se généralise au cours des années 1990 ; les revenus des écrivains sont désormais essentiellement liés aux ventes ; par ailleurs, en cessant d'apparaître comme l'instrument ou l'auxiliaire parfois rebelle du pouvoir, l'écrivain se marginalise. Cette situation inédite présente à la fois des avantages et des effets pervers : en perdant son statut symbolique, l'écrivain acquiert une liberté nouvelle. Il est devenu parfaitement possible de mener sa carrière en dehors de l'Association des écrivains. L'existence d'un « deuxième canal », constitué d'éditeurs privés, permet de passer outre la censure des autorités. Au reste,

cette dernière s'exerce de façon molle, tant qu'il ne s'agit pas d'attaques frontales contre le parti. Il n'est pasrare que des rumeurs d'interdiction soient exploitées à des fins commerciales, comme ce fut le cas pour leroman de Jia Pingwa Feidu (La Capitale déchue, 1993). Mais s'il a les coudées plus franches du côté dupouvoir, l'écrivain doit compter avec les contraintes de la société de consommation, qui l'incitent à infléchirson écriture dans le sens d'une plus grande lisibilité quand elles ne le poussent pas purement et simplementdans la voie de la littérature populaire. Les rapports étroits entre la littérature et le cinéma depuis unequinzaine d'années s'expliquent en partie par cette situation. La chute drastique des tirages des revueslittéraires est un symptôme éloquent de la crise que la « pure littérature » doit affronter.

Le « phénomène » Wang Shuo résume à lui seul l'évolution des vingt dernières années du siècle : sesromans, qui furent de spectaculaires succès de librairie avant d'être adaptés au cinéma, racontent dans unelangue familière la débrouille et les histoires sentimentales de jeunes marginaux. L'auteur y manifeste sonrefus grinçant du sublime et des idéaux mensongers. Des écrivains comme Jia Pingwa (Tumen, Le Villageenglouti, 1996) ou Mo Yan (Jiuguo, Le Pays de l'alcool, 1993) poursuivent leurs expériences de distorsion duréalisme sur fond de dérision, voire d'autodérision. Mais si le doute domine, une quête spirituelle se dessine,couplée à une critique de la société marchande, chez des auteurs tels que Zhang Chengzhi, Zhang Wei (néen 1956), Han Shaogong, Shi Tiesheng ou Wang Anyi (née en 1954). Leur réflexion se tourne vers laphilosophie, la religion, la culture traditionnelle, les rapports du matériel et du spirituel. Enfin, un nouveautype de littérature urbaine prend forme, qui insiste sur les désirs matériels – He Dun (né en 1958), QiuHuadong (né en 1969) – ou raconte des expériences personnelles sur le mode autobiographique – Chen Ran(née en 1962), Lin Bai (née en 1958).

Considéré, depuis le milieu des années 1980, comme une entité par une partie de la critique littéraire,qui restaure de la sorte la continuité de la littérature chinoise « moderne » en récusant la coupureidéologique de 1949, le XXe siècle s'achève ainsi en posant à nouveaux frais les questions de la vocationsociale et du sens de la littérature.

Angel PINO,

Isabelle RABUT

VII-Thèmes et interprétations

Nécessité d'une analyse thématique

La littérature chinoise pourrait offrir aux études thématiques, dont la critique moderne a reconnul'importance, un champ d'investigation privilégié. La spécificité de la langue écrite et, par voie deconséquence, l'indépendance marquée de l'objet littéraire, la force et la continuité de la tradition, l'obsessionde certains thèmes qui traversent les siècles, tous ces facteurs semblent garantir la fécondité de tellesanalyses. Cependant, la critique littéraire chinoise, affaire de philologues, d'historiens ou d'esthètes, ne s'estguère préoccupée de ces problèmes. Leur étude débute à peine. Il est possible, en se limitant toutefois à lapoésie, d'indiquer l'importance dans ce domaine de la recherche thématique, de délimiter quelques-unes desfonctions de l'activité poétique en Chine, génératrices de thèmes littéraires, et d'analyser pour finir lecomplexe poétique dans lequel s'intègrent les grands thèmes traditionnels.

La poésie, en Chine, baigne la vie quotidienne. Les enfants, qui apprenaient autrefois leurs caractères dans des manuels versifiés, lisent aujourd'hui des livres illustrés dont les légendes sont souvent rédigées en vers souples et bien rythmés. Dans toutes les classes de la société, les chansons et les dictons fleurissent, expression si directe de l'opinion publique que, dès l'Antiquité, les souverains les faisaient colliger pour y étudier la voix du peuple. Pour les lettrés, dans l'ancienne Chine, la poésie participait de l'art du gouvernement, puisqu'il fallait être poète pour réussir aux examens d'État. Et ce n'est pas par simple coquetterie qu'aujourd'hui encore les dirigeants chinois livrent au public les poèmes que leur inspire

l'actualité. La langue chinoise justifie cet universel penchant. Le rythme joue en effet dans la phrase un rôleanalogue à nos structures syntaxiques. Surtout dans la langue écrite, mais aussi dans le parler quotidien,c'est souvent par l'opposition de membres de phrases parallèles que le sens se constitue. Il en résulte que lapoésie est pour ainsi dire coextensive au langage et susceptible de traiter n'importe quel thème de pensée.

Est-ce donc de la vie chinoise dans son ensemble que doit traiter l'histoire des thèmes poétiques ? Bienque la poésie des lettrés soit souvent allée se rafraîchir aux sources du lyrisme populaire, auquel elleempruntait des sujets ou des procédés d'expression, ces contacts n'ont jamais compensé la tutellecontraignante de la tradition littéraire. Art écrit, la poésie, comme les autres branches de la littérature, usaitd'un langage spécifique, différent du parler commun et régi par ses propres lois. Ainsi se délimitait, sur unautre plan que celui de la réalité, un espace littéraire, si vaste, si riche de l'œuvre immense de générationsd'écrivains, que beaucoup d'auteurs furent tentés de s'y réfugier et d'y vivre, sans plus revenir au réel.L'exploration de ce monde spécifique passe par l'analyse des thèmes permanents qui ont favorisé le goûtdes allusions, des virtuosités érudites, et la formation d'un style impersonnel, volontiers énigmatique. Il n'estpossible d'apprécier l'originalité d'un écrivain donné, dans le travail de la forme, qu'en rapportant sans cesseau fonds commun les variations dont il est l'auteur. En quoi l'empereur déchu des Tang du Sud, Li Yu, a-t-ilmieux parlé de l'exil, qu'il connut réellement, que tant d'autres avant lui qui n'avaient manié qu'un topos ?Pourquoi le deuil de Li Qingzhao, la poétesse des Song, a-t-il ému ses lecteurs, après que des générations depoètes eurent accumulé à satiété tant de méditations sur la séparation ou la mort ? Il n'y a de réponsecertaine à ces questions qu'au terme de solides analyses thématiques.

Thèmes et fonctions

Pour aborder cette étude, il est commode de classer les thèmes à partir des diverses fonctions de laproduction poétique dont ils manifestent l'activité. On indiquera ici, à titre d'exemples, quatre de cesfonctions qui, dans le cadre chinois, ont été des pourvoyeuses de thèmes littéraires. Les philosophes del'Antiquité, notamment ceux de l'école confucianiste, ne reconnaissaient à la littérature aucune vocationpropre. La puissance du verbe, dont ils avaient conscience, était mise au service de la morale et del'éducation. Cette théorie inspira pendant des siècles non seulement les commentaires édifiants quienveloppèrent les poèmes sacrés du Shi jing, fussent-ils des chants d'amour, mais aussi les flots de la poésiedidactique, exhortations, hymnes solennels, panégyriques. Les fonctionnaires n'avaient pas toujours le droit,mais avaient toujours le devoir, de faire entendre la voix de la sagesse, et les remontrances ou les adressesau trône furent souvent écrites en vers. Aux frontières de ce genre académique roule, pour l'honneur despoètes, un puissant courant de critique sociale. Certains des plus grands poètes, tels Du Fu ou Bo Juyi desTang, ont dénoncé avec audace et violence les maux séculaires de la Chine, la corruption et l'incapacité del'administration, la misère paysanne, l'oisiveté luxueuse de la noblesse, la dureté du fisc et de laconscription, les dévastations de la guerre.

À l'époque des Han cependant, la vie de cour et le prestige des hommes de lettres favorisèrentl'émancipation de la littérature qui conquit peu à peu son autonomie. Les spécialistes du « récitatif » (fu), legrand genre littéraire de l'époque, prirent une position ambiguë. Ils feignaient encore de se poser endéfenseurs de la morale, mais donnaient en réalité tous leurs soins à l'art du discours, dont ils firent l'unedes parures de la cour. Le souverain le plus entreprenant de la dynastie, Wudi, chargea le Bureau de lamusique (Yue fu) de cultiver la musique rituelle de l'Antiquité. Sous les auspices du Yue fu se développa,pour le plaisir des grands, une poésie chantée d'inspiration nouvelle, sentimentale et nostalgique, promise àun grand avenir. Nous avons conservé le texte de quelques pots-pourris de cette époque où sont rassemblés,pêle-mêle, des bribes de thèmes à la mode. Ces documents prouvent que, dès la dynastie des Han, lespoètes de cour avaient sélectionné, cultivé et associé en faisceau quelques-uns des principaux thèmesd'avenir du lyrisme classique.

La poésie n'était pas seulement l'ornement des cours princières ; elle s'épanouissait dans les cercles littéraires et, compagne des mondanités de la haute classe, elle se faisait dans ce milieu tour à tour descriptive, narrative, élégiaque, épigrammatique. Dans la plus ancienne anthologie littéraire chinoise, le Wen xuan (VIe s.), où les œuvres sont classées par genres, la rubrique poétique la plus étendue est celle des

« Hommages et réponses », c'est-à-dire des pièces de vers que les lettrés échangeaient entre eux. Cesouvrages pouvaient traiter de sujets variés, mais le compilateur du recueil a estimé que leur fonction socialeleur assurait une certaine unité. Il arrivait aussi que par jeu, ou sur l'ordre d'un mécène, les lettrés d'unmême cercle se missent à composer chacun une pièce de vers sur un thème imposé. La comparaison de cespoèmes parallèles, notamment pour l'époque Jian'an (196-220), à l'aube de la poésie classique, est pournous pleine d'enseignements.

Aux thèmes qu'a suscités la sujétion de la poésie à la morale, ou son insertion dans la vie de cour et desociété, il faut opposer la poésie de l'évasion. De même que le confucianisme, le taoïsme et plus tard lebouddhisme ont eu leur poésie. Rebelle aux contraintes de la vie sociale et contempteur de la civilisation,l'ermite taoïste se réfugiait dans la nature. Il cherchait dans la retraite, dans l'alchimie et l'excursionmystique, les voies d'une union plus étroite avec le dao. Ces aspirations s'exprimèrent dans une grandiosepoésie de la nature : une nature de rêve, espaces éthérés parcourus de randonnées extatiques, montagnesfantastiques peuplées de génies, îles mythiques des Immortels. Ce n'est que vers l'époque des Six Dynastiesque la nature, peu à peu « laïcisée », fut aimée et décrite pour sa beauté. À partir des Tang, fonctionnaires etgrands seigneurs prirent l'habitude, sans renoncer à leur carrière, de goûter les joies de la nature. L'art dupaysage connut alors le même éclat en poésie qu'en peinture. Il eut naturellement ses thèmes deprédilection, tels ceux de l'excursion ou du séjour en montagne.

Un large complexe poétique

Le classement des fonctions de l'activité poétique et le recensement des thèmes qu'elles ont suscité neconstitueraient encore, fussent-ils complets, qu'un simple tableau analytique. Or, quelle que soit la diversitéde l'univers poétique chinois, il se trouve qu'un certain nombre de thèmes fondamentaux qui le composent,loin de cultiver dans l'isolement leur originalité, se lient entre eux par de constants appels réciproques. Il nesuffit donc pas, pour décrire le monde poétique chinois, d'énumérer et d'analyser ces thèmes principaux :c'est le système qu'ils constituent qu'il faut embrasser dans son ensemble. Et c'est le système entier que lelecteur doit avoir présent à l'esprit s'il veut pleinement goûter, avec ses résonances, tout poème qui, entraitant l'un de ces thèmes, se situe en un point quelconque du réseau. La plupart de ces thèmes sontuniversels, mais ils forment en Chine un complexe original, qui déborde les barrières historiques et sociales,puisqu'on le retrouve, avec une ampleur variable, à toutes les époques et dans toutes les classes.

La situation d'absence

Le foyer de ce complexe, d'où rayonnent les voies qui mènent, de proche en proche, à chacun desgrands thèmes, est une situation de séparation, où peuvent se trouver placés plusieurs types de héros,notamment la femme, le voyageur, le soldat et l'exilé. La femme qui espère le retour d'un mari ou la jeunefille (ce n'est qu'une variante du cas précédent) qui attend la venue d'un prétendant, tel est, sans doute, lepersonnage le plus commun de la poésie chinoise. Comme les autres types analogues, elle apparaît dans unenvironnement d'objets qui constituent un répertoire de motifs conventionnels. Architectures et mobiliers,éléments naturels et créatures animées, ces objets n'ont pas de vie propre. Ce sont des symboles. Lesvêtements, les couvertures et les rideaux, superbes ou négligés, ne valent que comme signes, d'une inutilebeauté dans le premier cas, d'une consomption funeste dans le second. Le clair de lune est vu comme untrait d'union, car il attire à la même heure les regards des amants séparés. Les oiseaux qui passent au ciel,les animaux qui fuient dans la nuit vont seuls ou par couples, image symétrique ou antithétique de lasituation du sujet. Si la mousse pousse sur le seuil ou les herbes sur le sentier, c'est pour effacer les pas del'absent ou parce que la solitaire s'abandonne, inactive, à son chagrin. Les attitudes du personnage, demême, semblent fixées par des conventions comparables à celles qui règlent au théâtre le jeu des acteurs :la femme se retourne sur son lit, se relève, déambule, scrute l'horizon, mouille de larmes son habit ou lesvantaux de la porte, et chacun de ces gestes hiératiques est le signe d'une émotion nouvelle.

Le personnage du voyageur est environné lui aussi d'une série de motifs, dont certains lui sont propres, comme ceux qui concernent les peines du voyage. Mais il partage de nombreux motifs avec l'héroïne

précédente, et sa solitude s'exprime par les mêmes images, ses sentiments par les mêmes attitudes. Aussila situation du voyageur est-elle souvent décrite telle que l'imagine de loin son épouse, dont la pensée glissede sa propre solitude à celle de son partenaire. Parfois même, il est impossible de déterminer avec certitudela situation du sujet. Les exégètes se partagent, qui pour l'épouse, qui pour le voyageur, alors qu'ilconviendrait de reconnaître dans le personnage contesté un être ambigu, dont l'unique propriété claire, quiest d'incarner l'état de séparation, peut animer à volonté des rôles différents. Ce thème du couple séparétient en Chine une place considérable. Sa vogue explique la popularité d'une antique légende, souventtraitée par les poètes et célébrée dans toute la Chine lors de la fête de la mi-automne : l'étoile du Bouvier etcelle de la Tisserande, que sépare la Voie lactée, dessinent au ciel le modèle de cette obsession.

La guerre et l'exil sont des cas particuliers de l'absence, mais d'une telle importance qu'ils méritentd'être considérés comme des thèmes originaux. La guerre, en littérature, c'est surtout la campagnelointaine, qui se déroule aux confins de l'Empire dans un décor de motifs anciens : le franchissement despasses, les horizons désertiques, la construction de la Grande Muraille, la mélancolie des flûtes et destrompes barbares, les hécatombes et les champs d'ossements. Si ce thème de la guerre peut être traité pourlui-même, parfois sur le mode de l'exaltation triomphante, plus souvent sur celui de l'horreur, il s'intègred'ordinaire à notre schéma par les liens qu'il entretient avec ceux de la séparation et de la mort. Quant ausort de l'exilé politique, il a dès les origines, avec le Shi jing et les Chu ci, inspiré quantité de poètes. Orl'exilé, trait remarquable, ressemble comme un frère aux trois personnages précédents. Il est avant tout, luiaussi, un « séparé ». Pour éclairer ce point, il faut passer des situations aux sentiments qu'elles déterminent.

Le sentiment de la séparation

Chez l'épouse esseulée, chez le voyageur errant, la pensée de l'autre, de l'absent, l'emporte sur toutautre sentiment. Les poètes ont rivalisé de délicatesse dans l'évocation de cette affliction. La confession oul'épanchement directs sont parfois relayés par la variante du rêve : le sujet, dans son sommeil, se croitrejoint par l'aimé, fugitive apparition. Cependant, ce sentiment ne s'exprime guère à l'état pur. Il se mêle àd'autres émotions, annexant ainsi plusieurs grands thèmes au système poétique qu'il domine. Riend'étonnant sans doute si le voyageur éprouve le regret de son pays natal, thème aussi profond dans lapoésie chinoise que dans l'allemande. Mais la nostalgie tend également à se confondre avec la tristesse de laséparation ; vers la patrie et l'être aimé se tourne une aspiration unique. À travers ce thème de la nostalgie,à travers aussi ceux de la guerre et de la fuite du temps, nous atteignons, à quelque distance du centre denotre système, le thème du retour au pays natal, du pèlerinage sur les lieux familiers d'autrefois, souventravagés par les années, ou même de la visite des sites anciens, prétexte à méditations sur l'histoire et lamort.

Autant que les sentiments du simple voyageur, ceux de l'exilé sont liés au thème central de la séparation. La figure ambiguë de l'exilé politique, la plus curieuse de tout ce complexe poétique, y joue pour ainsi dire un rôle de catalyseur. Depuis l'Antiquité, le pouvoir est idéalement exercé dans l'État par un couple, celui du souverain, qui règne en vertu du mandat céleste, et du sage, son bon conseiller, qui inspire les décisions du gouvernement. Cette théorie n'a cessé de justifier les ambitions politiques des lettrés. Elle a guidé les historiens lorsqu'ils rédigeaient la biographie des grands souverains, loués davantage d'avoir su choisir et écouter leurs ministres que d'avoir eu eux-mêmes du génie. C'est elle aussi qui a inspiré aux poètes l'allégorie qui nous intéresse ici. Le couple du prince et de son ministre y est représenté comme un couple d'amants. Voilà pourquoi les exilés politiques, tel Qu Yuan, le plus illustre de tous, ont si souvent déguisé leur ressentiment sous le voile d'une fiction sentimentale. L'exilé, rejeté par son prince, ce sera tantôt l'épouse qui espère le retour d'un mari inconstant, tantôt le voyageur condamné à errer loin de ses amours. C'est dans les Chu ci que cette allégorie montre toute sa richesse : les thèmes de l'amour, de la gloire politique et de la patrie y sont intimement mêlés dans le rêve multiforme d'un paradis perdu. L'influence de l'exilé des Chu ci sera si grande sur la poésie classique que, désormais, les commentateurs ne pourront plus s'empêcher de déchiffrer, dans le plus naïf des poèmes de séparation ou d'errance, une allusion à un drame secret. Leurs interprétations peuvent sembler ridiculement controuvées. Mais les poèmes qu'elles alourdissent, et auxquels on s'empresse aujourd'hui de rendre leur grâce insignifiante, ouvraient aux Anciens les avenues d'un royaume imaginaire dont la tradition liait entre elles toutes les

régions.

Il est un autre thème encore qui se greffe sur ce schéma et communique avec ses parties essentielles,celui de la fuite du temps et de la mort. Les personnages associent couramment la méditation du temps àleurs aspirations. En effet, la hantise du temps qui passe n'est pas pour eux une crainte vague, un spleendiffus. Ils éprouvent la fuite du temps comme une menace d'échec, comme un péril qui risque d'emporterleurs espoirs. Plus le temps passe, plus leur disgrâce semble définitive. Aussi les symboles de l'écoulementdu temps apparaissent-ils en grand nombre autour de chacun d'eux, par exemple de l'héroïne solitaire : cesont le vent du printemps qui balaie les fleurs, la pluie et les feuillages jaunis de l'automne, le chant du loriotou le départ des oies, le cours des eaux ou le mouvement des astres. Cette sensibilité aux moindres signesde l'impermanence n'est pas moins vive chez le voyageur, le pèlerin des ruines, le soldat ou l'exilé. Enfin,branchées sur ce thème fondamental, se déploient, aux limites de notre cadre, les larges ramures de lapoésie épicurienne, de la célébration de l'ivresse ou des fêtes, qui prennent souvent leur point de départdans l'angoisse du temps qui passe.

Ce complexe poétique, décrit ici à grands traits, n'englobe qu'une partie des thèmes principaux de lalittérature chinoise, mais la plasticité des éléments, riches d'ambiguïtés, dont il se compose, la portée deleurs sollicitations et la souplesse de leurs combinaisons ont séduit la plupart des poètes. Non sans serépéter, ils ont cultivé ce système d'âge en âge, ils ont approfondi ses implications, et créé ainsi une sorte delong poème de la frustration.

Jean-Pierre DIÉNY

VIII-La critique littéraire

Perspectives historiques

La notion de littérature ne se dégage que progressivement au sein de la culture de la Chine ancienne et,à l'origine, la tradition chinoise du commentaire intègre le fait littéraire à des considérations plus générales,d'ordre moral et politique : quand Confucius recommande la lecture du Classique de la poésie, le Shi, c'estpour utiliser ce texte comme référence fondatrice de son propre discours et mettre en valeur l'aptitude dupoème à stimuler la conscience dans le sens d'un progrès de la personne. Une telle conception ducommentaire, qui aboutit à de vastes ensembles critiques dès l'époque des Han (aux alentours de l'èrechrétienne, en particulier chez Ma Rong et Zheng Xuan), continuera longtemps à ne point dissocierl'interprétation textuelle du souci essentiellement pragmatique qui caractérise toute la pensée de la Chineantique.

Il faut donc attendre l'effondrement de ce cadre idéologique, à la fin de l'Empire des Han, pour que sefasse jour, avec l'émergence de valeurs purement esthétiques, la prise de conscience d'une véritablespécificité littéraire. C'est au bref essai de Cao Pi, Sur la littérature (Dianlun lunwen) qu'il revient ainsi demarquer le début de la critique littéraire proprement dite. Le magnifique poème que Lu Ji consacre, au IIIesiècle, à la célébration de l'expérience littéraire est centré tout entier sur les rapports qui relient sens (yi) etexpression (wen) ainsi que sur l'importance des qualités d'équilibre, permettant, seules, d'atteindre labeauté. De même, au Ve siècle, dans la Préface de son traité Sur la poésie, le Shipin, Zhong Hong tente derendre compte globalement de l'essence du langage poétique et il retient aussi de la tradition contemporained'évaluation par niveaux (pin) l'idée nouvelle d'un classement des poètes par degrés de qualité (tradition quiprévaut également dans le domaine de la critique picturale et calligraphique). Une telle réflexion critique,attentive à la valeur littéraire des œuvres, aboutit logiquement à la constitution d'anthologies littéraires dontle Wenxuan de Xiao Tong (VIe s.) offre l'exemple le plus illustre.

S'il existe une œuvre d'ensemble dans le domaine de la réflexion théorique et critique concernant la littérature au sein de la culture chinoise, c'est à coup sûr le Wenxin diaolong de Liu Xie, au VIe siècle, puisqu'il

traite à la fois de l'origine de la littérature, du statut des classiques et des différents genres littéraires, demême que de l'expérience de l'écrivain et des divers modes de l'expression littéraire. Par la variété desinfluences qui l'enrichissent (confucéenne mais aussi bouddhique), par la diversité des aspects envisagésainsi que par la profondeur de son intuition du phénomène littéraire, l'œuvre de Liu Xie apparaît aujourd'huicomme une somme unique dans toute l'histoire de la réflexion sur la littérature, en Chine et hors d'elle,– même si la tradition chinoise ne s'y est vraiment intéressée qu'à partir d'une époque très récente.

En effet, la tradition des lettrés ne poursuivra guère dans le sens d'une réflexion aussi continue etorganisée. Dès l'époque suivante, sous les Tang, la réflexion littéraire s'exprime surtout par des lettres (tellela célèbre lettre adressée par Bo Juyi à Yuan Zhen, qui reste un des exposés les plus représentatifs del'interprétation confucéenne de la littérature) ou par le biais de l'expression poétique, comme dans le Shipinde Sikong Tu, où est évoquée allusivement, en vingt-quatre poèmes, la diversité des modes (et des mondes)poétiques.

Cette tendance à ne pas laisser le commentaire se constituer en analyse systématique et explicites'affirmera de plus en plus avec la tradition des « propos sur la poésie » (shihua, cihua), qui devient le genrele plus courant du commentaire dès les Song, à partir du IIe millénaire de notre ère. Mais, pour inorganisésqu'ils soient, de tels propos ne manquent pas d'intuitions ponctuelles d'une grande richesse. Retenons, parmiles plus marquants, ceux de Yan Yu sous les Song (Canglang shihua), qui sont restés célèbres dans la mesureoù ils présentent la première interprétation d'ensemble du phénomène poétique en termes d'intuitionbouddhique ; ceux du philosophe Wang Fuzhi au XVIIe siècle (Jiangzhai shihua), qui ont mis le mieux en valeurl'étroite corrélation existant entre émotion et paysage – expérience subjective et objective – au sein del'expérience poétique ; ceux de son contemporain Wang Shizhen (Daijingtang shihua), qui est sans doute alléle plus loin dans la conception de l'expérience poétique comme aspiration à transcender l'immédiateté desphénomènes (notion de shenyun) ou, plus près de nous, ceux de Chen Tingzhuo (Baiyuzhai cihua), à qui l'ondoit une des interprétations les plus fines, dans la tradition des Changzhou cipai, de la poésie du ci. Parrapport au caractère particulièrement pénétrant de ces commentaires, l'œuvre d'un Shen Deqian (Shuoshizuiyu) représente une réflexion moyenne qui est à la base de la conscience chinoise de la poésie, de mêmeque celle d'un esthète comme Yuan Mei (Sui yuan shihua) peut servir d'exemple représentatif de ce type dediscours critique.

La tradition du genre poétique est si importante au sein de la culture lettrée qu'il faut attendre bien dessiècles avant que la critique littéraire ne soit conduite à prendre en considération les genres littéraires lesplus récents : au XVIIIe siècle, Jin Shengtan est le premier à s'intéresser d'un point de vue critique au grandroman des Bords de l'eau (Shuihuzhuan), de même qu'à la célèbre pièce du théâtre des Yuan, Le Pavillon del'ouest (Xixiangji). Ce n'est que progressivement que les autres grandes œuvres en langue vernaculairedeviennent aussi l'objet d'un commentaire (ainsi le commentaire Zhiyanzhai du célèbre Rêve dans le pavillonrouge [Hong loumeng]) et il faut attendre, en fait, le début du XXe siècle pour que roman et théâtre soientconsidérés comme appartenant de plein droit à la littérature.

Les fondements de la poétique

La réflexion consacrée à la littérature en Occident a porté d'abord sur les genres de l'épopée et duthéâtre (tragédie et comédie) et c'est de l'analyse objective de ces types d'œuvres ainsi que des modes dediscours qu'elles mettent en jeu – comme « formes » d'art – que sont nés, dans une perspectiveéminemment philosophique, ses concepts fondateurs. Mais qu'on se représente une tradition littéraire quin'a pas connu de tels genres au départ de son histoire, et dont l'expérience privilégiée, loin de cultiver laphilosophie comme discours spéculatif et théorique, a été essentiellement celle de la poésie (et d'abord de lapoésie lyrique) ainsi que des classiques, institués comme textes fondateurs de cette culture : de cettedifférence de la production littéraire (et de la diversité des facteurs anthropologiques, sociologiques,linguistiques, dont celle-ci découle dans l'une et l'autre culture) naît un décalage essentiel dont la conceptiondu phénomène littéraire porte la trace sensible.

Une autre représentation du phénomène littéraire

Ainsi, tandis que toute la tradition occidentale de l'âge classique conçoit sous le mode de l'« imitation »(mimesis) le rapport de l'art (et par conséquent de la littérature) avec la « nature », la conscience chinoisedu wen (« motif », « figuration », mais aussi ordre originel inhérent aux phénomènes ainsi que « culture »,« civilisation » et, finalement, au confluent de tous ces sens, « texte littéraire » et « beauté formelle ») s'estconçue comme émanant directement d'un ordre dynamique du monde – qui, lui aussi, est un mode duwen – sans impliquer la séparation préalable – ni la rupture – que suppose toute entreprise d'imitation. Demême, la tradition occidentale – de Pindare ou Platon jusqu'à Hölderlin et Blanchot – valorise la notion d'une« inspiration » poétique (quand la conscience créatrice fait l'expérience, à l'origine de son discours, d'unailleurs qui la transcende) : la représentation de la littérature en Chine, au contraire, n'a pas éprouvé lebesoin de se forger une telle conception – plus mythique d'ailleurs que proprement théorique. Pour elle,l'émergence de l'émotion (gan) incitée (notion de xing) au contact du monde (l'ordre du wu, en rapport avecla conception confucéenne d'une « nature émotionnelle » de l'homme, qingxing) ainsi que l'avènementspontané du poème (valorisé par la disponibilité esthétique recommandée par la tradition taoïste) lors de larencontre, éminemment féconde, qui se produit, dans l'intériorité humaine, entre subjectivité et extériorité(« émotion » – » paysage », jing/qing), suffisent à rendre compte de la totalité d'une activité poétiqueintégrée au sein d'un processus de mutations mondaines beaucoup plus vaste, sans qu'il soit nécessaire defaire appel à la représentation – associée aux mythes occidentaux de la « genèse » – d'une véritablecréation.

C'est que, sans doute, la représentation la plus originelle du phénomène poétique en Chine relève d'unimaginaire du vent (feng, cf. la tradition des Guofeng dans le Shijing) comme ce « souffle léger » qui, sanspeser sur la conscience, oriente néanmoins celle-ci positivement au travers des sollicitations qu'exerce sur lasensibilité la suggestivité du discours poétique (et c'est en ce sens qu'une fonction morale de la poésie paraîtéminemment naturelle aux yeux de la tradition chinoise). Au sein de la conscience réceptrice, l'appréciationde la poésie – et de la littérature en général – s'identifie à l'art exigeant de la « savouration » (notion de wei)grâce auquel la conscience peut dépasser la saveur trop marquée du simple contact pour appréhender leprécieux « surplus de saveur » (yuwei) qui est le signe sensible de toute profondeur esthétique : « au-delà dela saveur » existent d'autres saveurs plus essentielles qui, transcendant la valeur initiale, ouvrent un champd'autant plus vaste à l'itinéraire de la subjectivité. Comme telle, cette pratique de la « savouration » conduitlogiquement à une esthétique de la fadeur (pingdan) puisque c'est bien la saveur la plus fade (à l'image decelle de l'eau) qui, sous le couvert d'une neutralité apparente, oriente la conscience vers la découverte devaleurs d'autant plus infinies qu'elles sont d'abord implicites et suscite, comme expérience, intuitive et doncpeu communicable, l'aventure la plus riche et la plus intense.

L'inexprimable et l'image poétique

S'il est un inexprimable dans la tradition confucéenne, il est directement en rapport avec lareprésentation d'une nature émotionnelle de l'homme (qingxing) qui, incitée immédiatement par l'ordre dumonde, tend spontanément à favoriser le déploiement analogique de l'émotion suscitée. D'où la conceptionfondamentale du xing (comme motif évocateur), dont l'ambiguïté – et aussi la richesse – comme notioncritique, tient à sa double détermination : à la fois motif « initiateur » (suscité au contact du monde) du pointde vue de la motivation du poème et mode privilégié de l'image (introduisant un développement thématiqued'ordre psychologique et moral), du point de vue de son interprétation sémantique. Si l'exégèse des lettrés atendu parfois à interpréter le xing d'un point de vue trop strictement politique (comme l'expression indirected'une remontrance qui ne peut s'énoncer explicitement, tradition de Zheng Xuan) ou par une élucidation tropminutieuse du référent (comme encore chez Chen Hang), il est néanmoins d'autres interprètes du xing quiont su se dégager de toute interprétation trop allégorisante (tels Zhou Ji ou Chen Tingzhuo) et lui reconnaîtreune richesse polysémique indissociable de la polyvalence essentielle qui caractérise, dans son jaillissementimmédiat, toute émotion intensément vécue.

Alors que la richesse de la conception du xing est fondée sur la conscience d'une indétermination originelle – et féconde – de l'émotion, le versant taoïste de la pensée chinoise a développé très tôt, quant à

lui, la conscience métaphysique d'un inexprimable qui est celui du Dao comme Absolu (le « Dao » ne peutêtre nommé ou, s'il est nommé, il n'est plus lui-même). Dans la tradition du Zhuangzi, selon laquelle les« mots » ne sont qu'un outil « grossier » parfaitement inapte à appréhender l'essentiel, la spéculationnéo-taoïste a tendu à favoriser (en rapport avec la riche tradition herméneutique attachée au Livre desmutations, Zhou yi, notamment chez Wang Bi) la quête d'un sens (yi) qui est atteint au-delà de lareprésentation (et d'abord celle de l'hexagramme, xiang). Elle introduit à une appréhension d'autant plusintime et essentielle que celle-ci procède – conformément à l'éthique que développe ultérieurement latradition bouddhique et plus particulièrement chan (zen en japonais) – d'un détachement radical à l'égard dela contingence illusoire des phénomènes, qui, seul, permet de nous faire accéder à l'expérience immédiatedu caractère ineffable de leur présence : pour être appréhendée dans la plénitude infinie de son existencespontanée, toute manifestation phénoménale est donc appelée à se transcender elle-même comme« paysage au-delà du paysage » selon l'expression de Sikong Tu, à travers les qualités de « limpidité » (qing)et d'« éloignement » (yuan) qui constituent, dans la perspective de Su Dongpo ou de Wang Shizhen,l'originalité de sa dimension esthétique. Critique poétique et critique picturale se rejoignent dès lors au seind'une démarche commune grâce à laquelle le moindre signe est infiniment riche de la qualité d'absence oude « vide » qui lui est inhérente et coopère à sa manifestation.

Puisque aux yeux de la tradition chinoise l'essentiel est le plus souvent rebelle à une énonciation directeet explicite, il n'est pas étonnant que, vis-à-vis de la littérature elle-même, cette tradition ait favorisél'épanouissement d'un commentaire qui, pour volumineux qu'il soit, se manifeste davantage sous forme denotes ou de remarques qu'à travers l'épaisseur d'une analyse systématique (d'où la riche tradition des« Propos sur la poésie », shihua, cihua, qui est l'aboutissement d'une telle tendance) : loin de se situer ausimple plan de la représentation, comme objet d'un discours « scientifique », la richesse textuelle estappelée à s'intégrer intimement à la subjectivité du lecteur par l'expérience d'une savouration qui érige lajouissance de la littérature en une initiation, aussi exigeante qu'élitiste : celle de la tradition des lettrés.

François JULLIEN

Bibliographie

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• ZHENG ZHENDUO, Chatuben Zhongguo wenxue shi, 4 vol., Beijing, 1932 (illustré, ouvrage de base)

• Chinese Literature : Essays, Articles, Reviews, périod. bi-annuel publ. depuis janv. 1979 par les univ. d'Arizona, Indiana, Wisconsin(excellent)

• Gudian wenxue, 10 vol., Taibei, 1979

• Littérature chinoise, trimestr., mens. puis à nouveau trimestr., Beijing, dep. 1982 (publie depuis 1964 des traductions et courtesétudes, surtout de littérature moderne)

• Renditions, a chinese-english transl. magaz., Chinese Univ., Hong Kong, publ. bi-annuelle (publie depuis l'automne 1973 d'excellentestraductions, surtout de littérature moderne)

• Ne sont pas mentionnés dans cette bibliographie les travaux publiés en japonais (très nombreux et souvent excellents), allemand etrusse.

Langue et écriture• V. ALLETON, L'Écriture chinoise, coll. Que sais-je ?, P.U.F., Paris, 1970, rééd. 1990 (d'une lecture facile) ; Grammaire chinoise, coll. Que

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Traductions• (Les œuvres produites par les Éditions Panda et les Éditions de Beijing sont toutes publiées à Beijing et souvent données sans date.)

AIQING, Cent Poèmes, Panda

• BAIHUA, Ah Maman !, Belfond, Paris, 1991

• BINGXIN, Poèmes

• DAI WANGSHU, Poèmes, Panda

• DINGLING, Le soleil brille sur la rivière Sanggan, Éd. de Beijing

• Nouvelles des années trente, Panda

• N. DUTRAIT, Ici la vie respire aussi, Alinéa, Aix-en-Provence, 1986

• FENG JICAI, Le Fouet divin, Panda

• HAN SHAOGONG, Séduction et Femmes, femmes, femmes, Picquier, Paris, 1991

• HAORAN, Nouvelles de la campagne chinoise, Mazarine, Paris, 1980 ; Ma plume au service du prolétariat, Eibel, Lausanne, 1986

• Huit Femmes écrivains (Dingling, Bingxin, Ru Zhijuan, Shen Rong, Zong Pu, Hong Yi, Wang Anyi, Zhangjie), Éd. de Beijing

• LIU BINYAN, Chroniques des mandarins rouges, Gallimard, Paris, 1990

• LIU HENG, Ju Dou, ou L'amour damné (Fuxi, fuxi), Panda

• HAN SHAOGONG, Nouvelles du terroir, ibid.

• M. LOI, Poètes chinois d'écoles françaises, A. Maisonneuve, Paris, 1980

• Poètes du peuple chinois (les poètes du Grand Bond), P. J. Oswald, Paris, 1969 ; rééd. 1976

• LUXUN, La Littérature en dentelles, Acropole-U.N.E.S.C.O., Paris, 1987 ; Histoire d'A. Q., véridique biographie, Livre de poche, 1989

• MA JIAN, La Mendiante de Shigatsé, Actes sud, Arles, 1988

• MAO ZEDONG, Cinq Textes sur la littérature et l'art, Éd. de Beijing

• La Remontée vers le jour, Alinéa, 1988

• M. VALLETTE-HEMERY, Treize Récits chinois (de la révolution littéraire à la littérature révolutionnaire [1918-1949]), Picquier, Paris,1987

• WANG MENG, Le Papillon, Panda

• WEN YIDUO, Poèmes, Éd. de Beijing

• YANG MO, Le Chant de la jeunesse, ibid.

• YE SHENGTAO, Ni Huan-tche l'instituteur, ibid.

• YU DAFU, Fleurs d'osmanthe tardives, Panda

• ZHANG JIE, Ailes de plomb, Maren Sell, Paris, 1989 ; Galère, ibid., 1989

• ZHANG XIANLIANG, Mimosa, Panda

• La moitié de l'homme, c'est la femme, trad. de Yang Yuanliang et M. Loi, Belfond, 1987

• ZHANG XINXIN, L'Homme de Beijing, Panda

• ZHAO SHULI, Nouvelles choisies, Éd. de Beijing

• ZHOU LIBO, L'Ouragan, Panda

• La revue trimestrielle Littérature chinoise des Éditions en langue étrangères de Beijing donne des traductions d'écrivains classiques,modernes et actuels.

Thèmes et interprétations• CHENG CHI-HSIEN, Analyse formelle de l'œuvre poétique d'un auteur des Tang, Zhang Ruo-xu, Paris, 1970

• P. DEMIÉVILLE, Anthologie de la poésie chinoise classique, Paris, 1962, rééd. Paris, 1982

• J. P. DIÉNY éd., Les Dix-neuf Poèmes anciens, Paris, 1974 ; Pour un lexique de l'imagination littéraire en Chine. Le symbolisme duSoleil, B.E.F.E.O., t. LXIX, 1981

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• A. HOFFMANN, Die Lieder des Li Yü, Cologne, 1950

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• SHIH YU-CHUNG, The Literary Mind and the Carving of Dragons, by Liu Hsieh, New York, 1959.

Critique littéraire• En chinois :

GUO SHAOYU, Zhongguo wenxue piping shi (« Histoire de la critique littéraire chinoise »), 3 vol., rééd. en 1 vol. (moins intéressant)

• GUO SHAOYU dir., Zhongguo lidai wenlun xuan (« Anthologie de textes sur la littérature dans la tradition chinoise »), 3 vol., rééd.Zhonghua shuju, Hong Kong, 1979 (excellent outil de travail)

• LUO GENZE, Zhongguo wenxue piping shi (« Histoire de la critique littéraire chinoise »), nombr. rééd.

• Zhongguo wenxue piping ziliao huibian (« Collection de matériaux de critique littéraire chinoise »), Cheng-wen, Taiwan, 1978.Revue Gudai wenxue lilun yanjiu (« Recherches sur la théorie littéraire ancienne »), Shanghai, à partir de 1979.

• En langues occidentales :A. A. RICKETT dir., Chinese Approaches to Literature from Confucius to Liang Ch'i-ch'ao, Princeton Univ. Press, 1978.

• Traductions :E. R. HUGHES, The Art of letters : Lu Chi's « Wen fu », A. D. 302, Pantheon Books, Bollingen Found., 1951

• J. J. LIU, Chinese Theories of Literature, Univ. of Chicago Press, 1975

• A. A. RICKETT, Wang Kuo-wei's Jen-chien Tz'u-hua. A Study in Chinese Literary Criticism, Hong Kong Univ. Press, 1977

• SHI YU-SHUNG, The Literary Mind and the Carving of Dragons, coll. bilingue, New York, 1959.