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L’apport de la biologie moléculaire à la systématique : l’exemple des noctuelles foreuses de tige.
Pascal Moyal
Introduction
La systématique (encore appelée taxonomie ou taxinomie) est la science de la classification des organismes. L’unité de base de cette classification est l’espèce.
Le systématicien cherche à identifier les espèces, puis à les classer dans des ensembles regroupant les espèces proches, appelés genres, eux‐mêmes ensuite regroupés en des ensembles plus vastes (sous‐tribu, tribu, famille, ordre…). Un nom latin est donné à l’espèce ; il est formé de deux mots, écrits en italique : le premier est le nom du genre, le second celui qui qualifie l’espèce. Ainsi la sésamie du maïs, un foreur du maïs en Europe méditerranéenne, a pour nom scientifique Sesamia nonagrioides ; elle est classée dans le genre Sesamia, et le nom d’espèce qui la caractérise est nonagrioides.
L’espèce, cette unité fondamentale de la systématique, est appréhendée de façon différente suivant les disciplines, et a fait l’objet de nombreuses définitions. Deux approches majeures peuvent être distinguées. Celle, tout d’abord, employée souvent par les systématiciens classiques, qui observent la morphologie des organismes et cherchent à les classer parmi l’ensemble des êtres vivants. Cette approche peut être qualifiée de « descendante »; elle consiste à distinguer d’abord les grands groupes d’êtres vivants, par exemple les plantes et les animaux, puis à définir des ensembles homogènes au sein de ces grands groupes, et à descendre ainsi progressivement jusqu’à obtenir des groupes dont tous les individus sont indistinguables par l’analyse morphologique la plus fine. Ces groupes d’individus constituent des espèces, appelées « morphospecies », car basées sur la morphologie uniquement. L’espèce est définie à partir d’un exemplaire unique, appelé le type, généralement déposé dans un musée ; cette démarche aboutit au concept dit typologique de l’espèce. La deuxième approche est celle des généticiens, qui peut être qualifiée d’ « ascendante ». En effet les généticiens travaillent sur les croisements entre individus, et sur le terrain, étudient des « populations », qui sont des groupes d’individus qui se croisent entre eux de façon plus fréquente qu’avec ceux des autres populations. L’espèce, pour les généticiens, est donc définie comme l’ensemble des populations interfécondes. Le critère principal est donc l’aptitude des mâles et femelles à se croiser et à échanger des gènes. C’est le concept dit mixiologique de l’espèce.
En pratique, le naturaliste qui récolte un organisme sur le terrain et tente de l’identifier ne peut en général se baser que sur la morphologie, car il ne dispose d’aucune information concernant les échanges géniques entre les individus. Or l’évolution morphologique visible, qui permet de distinguer des morphospecies, peut être plus lente que la mise en place des barrières d’isolement génétique qui séparent les espèces selon les généticiens.
L’utilisation des techniques de la biologie moléculaire permet de réconcilier ces deux approches, et d’affiner l’approche morphologique de la notion d’espèce, comme le montrent les travaux réalisés sur les noctuelles foreuses de tige exposés ci‐après.
La biologie moléculaire fournit des données qui permettent également d’améliorer la classification du vivant à tous les niveaux hiérarchiques supérieurs: le regroupement des espèces en genres, des genres en sous‐tribus… Grâce aux méthodes de reconstruction phylogénétique permettant de prendre en compte simultanément les caractères morphologiques, les données moléculaires, et d’autres données telles que l’écologie des organismes, il devient possible de définir des ensembles issus d’un ancêtre commun, et donc d’obtenir une classification naturelle des organismes, conforme à l’évolution de la vie. Il a été proposé de nommer « taxonomie intégrative » cette approche multiple, combinant analyse morphologique, moléculaire, écologique...
I‐ La systématique morphologique des noctuelles foreuses de tige.
1‐1 Les Sesamiina
Les noctuelles foreuses sont des lépidoptères (papillons) dont les larves (chenilles) se nourrissent à l’intérieur de la tige des plantes monocotylédones. Elles appartiennent à la famille des Noctuidae (dont le nom usuel est « noctuelles »). Les études réalisées à l’IRD ont porté sur un groupe de ces noctuelles appelé initialement «Sesamia sensu lato», et qui a récemment reçu le rang taxonomique de sous‐tribu sous le nom de Sesamiina (Figure 1). Les Sesamiina sont uniquement présentes dans l’ancien monde, essentiellement dans les régions tropicales d’Afrique et d’Asie, avec quelques rares espèces en région méditerranéenne. Plusieurs de ces espèces sont des ravageurs importants des cultures de céréales (maïs, sorgho, riz, canne à sucre) (Figure 2), particulièrement des espèces du genre Sesamia (Sesamia nonagrioides, Sesamia calamistis, Sesamia cretica, Sesamia poephaga, Sesamia inferens, Sesamia grisescens) et une espèce du genre Busseola (Busseola fusca).
1‐2 Les limites de la systématique morphologique
L’identification des espèces de Sesamiina et leur classification ont tout d’abord été basées uniquement sur la morphologie externe des adultes, appelée habitus (couleur et ornementations des ailes, forme des antennes…). La grande homogénéité de ces insectes (Figure 1), qui présentent peu de caractères distinctifs au niveau externe, rendait cette tâche difficile et fut à l’origine d’une certaine confusion. En 1953, deux auteurs britanniques, W.H.T. Tams et J. Bowden, ont clarifié de façon magistrale la systématique des espèces africaines du groupe en introduisant l’observation des les pièces génitales, les genitalia, qui présentent des différences suffisantes pour distinguer plus aisément la plupart des espèces proches. Ils ont décrit de nouvelles espèces et créé de nouveaux genres définis de façon aussi rigoureuse que possible au plan morphologique. Les limites de l’analyse morphologique sont cependant rapidement apparues à deux niveaux. Tout d’abord au niveau de l’espèce : si Tams et Bowden ont pu distinguer plusieurs espèces là où auparavant on pensait qu’il n’en existait qu’une, ils ont rencontré des difficultés pour conclure dans le cas de populations géographiquement très distantes mais à la morphologie très semblable, et également dans le cas où un certain polymorphisme (variation inter‐individuelle) rendait les distinctions difficiles. Ils ont ainsi créé certaines espèces qui ont été remises en cause par la suite. On en verra un exemple avec le cas de Sesamia nonagrioides. Ensuite, au niveau du genre : les systématiciens qui ont travaillé sur le groupe à la suite de Tams et Bowden l’ont fait en général dans le cadre d’un travail d’identification
de nombreux insectes collectés lors d’expéditions, et n’ont pu se concentrer véritablement sur ce groupe. Ils ont donc simplement cherché à classer les insectes qu’ils observaient dans les genres définis par Tams et Bowden, même lorsqu’ils étaient conscients que ces insectes ne correspondaient pas exactement à la description du genre. Cela a conduit ainsi à des genres « fourre‐tout », en attente d’une nouvelle analyse, par exemple le genre Sciomesa. Cependant le classement erroné d’espèces n’a pas toujours été volontaire et dû à un manque de temps, il a parfois concerné des espèces dont les systématiciens étaient persuadés qu’elles étaient typiques des genres concernés et pour lesquelles l’analyse moléculaire a révélé qu’ils étaient dans l’erreur.
Figure 1 : Quelques exemples d’adultes de Sesamiina
Figure 2 : Exemples de dégâts de foreurs sur maïs en Côte d’Ivoire
II‐ La biologie moléculaire, un nouvel outil d’aide à la classification.
Les techniques de biologie moléculaire permettent en particulier d’extraire l’ADN des cellules, d’en amplifier certaines parties par la méthode PCR (polymerase chain reaction), et d’identifier leur composition (séquence) grâce aux appareils de séquençage. Il est ensuite possible de comparer les séquences homologues d’un individu à l’autre (souvent un gène donné) et de déterminer les changements survenus dans leur composition (mutations) (on appelle allèles les différentes formes d’un gène donné produites par les mutations). Les variations de composition seront faibles ou nulles chez deux individus appartenant à la même espèce, et seront d’autant plus grandes que les deux individus appartiennent à des espèces dont l’ancêtre commun est plus ancien. Il est possible ainsi de reconstruire l’histoire évolutive des espèces sous la forme d’arbres phylogénétiques construits à partir de séquences d’ADN. Au niveau infra‐spécifique on peut également représenter les relations entre individus sous la forme d’un autre type de graphe, les réseaux phylogénétiques. Dans le cas des arbres phylogénétiques, tous les individus sont placés à l’extrémité des branches de l’arbre et l’on considère que les ancêtres des couples ont disparu et ils sont représentés sous forme de nœuds à l’intérieur de l’arbre (dans le cas d’espèces ayant divergé depuis assez longtemps, on ne retrouve vivant actuellement que les espèces‐filles); dans le cas de populations (donc au niveau infra‐spécifique), les individus portant des séquences d’ADN issues d’une séquence ancestrale ayant muté sont fréquemment retrouvés en compagnie d’individus portant encore la séquence ancestrale intacte; il est donc nécessaire d’utiliser une représentation graphique dont les nœuds internes peuvent porter des individus vivants : c’est le cas des réseaux.
L’ADN peut fournir des indications beaucoup plus fines que l’observation morphologique. Si l’on analyse par exemple une séquence de mille nucléotides, des mutations peuvent avoir lieu au niveau de chaque nucléotide et fournir ainsi des différences graduées entre les espèces permettant de les classer souvent beaucoup mieux que de rares caractères morphologiques.
Dans les cellules eucaryotes animales, l’ADN est présent principalement dans le noyau, mais aussi dans des organelles du cytoplasme, les mitochondries. Les deux ADN sont différents mais caractérisent également bien l’évolution des espèces. L’ADN mitochondrial est plus facile et moins onéreux à manipuler, présente des avantages dans les études populationnelles car il évolue vite, mais présente aussi l’inconvénient de ne pas toujours permettre de remonter très loin dans l’histoire évolutive de l’espèce, comme on le verra dans le cas de la sésamie du maïs. Il est donc souhaitable de combiner analyse nucléaire et mitochondriale pour reconstruire de façon la plus exacte possible l’histoire des espèces.
III‐ Quelques exemples d’apports de la biologie moléculaire
1er exemple. La sésamie du maïs a‐t‐elle traversé le Sahara ?
La sésamie du maïs, Sesamia nonagrioides (Figure 3), présente une particularité unique : c’est la seule espèce de Sesamiina trouvée en Europe, où elle est le principal ravageur du maïs en région méditerranéenne. Elle est trouvée également en Afrique du nord. Lors de leur révision des espèces africaines en 1953, W.H.T Tams et J. Bowden ont considéré que cette espèce était différente des espèces décrites du sud du Sahara. Cependant, quelques années plus tard, en 1960, un autre auteur britannique, travaillant au Kenya, I.W.B. Nye, a trouvé qu’elle était morphologiquement trop proche d’une espèce sub‐saharienne décrite par Tams et Bowden, Sesamia botanephaga, pour en faire des espèces différentes. Il les a donc réunies au sein de la même espèce, Sesamia nonagrioides, qu’il a divisée en deux sous‐espèces, Sesamia nonagrioides nonagrioides, présente au nord du Sahara, et Sesamia nonagrioides botanephaga, trouvée au sud du Sahara en Afrique de l’ouest et en Afrique de l’est (l’insecte n’est pas connu d’Afrique centrale). Néanmoins, la découverte ultérieure de l’espèce en Iran, où elle a été déterminée comme la sous‐espèce botanephaga, pose la question de la répartition géographique de part et d’autre du Sahara. Par ailleurs, J.D. Holloway, spécialiste des noctuelles, a écrit plus récemment, en 1998, que le statut taxonomique de ces deux sous‐espèces devait faire faire l’objet d’études plus approfondies, suggérant qu’il pourrait bien s’agir en fait de deux espèces différentes.
En outre, au niveau écologique, la sous‐espèce botanephaga est adaptée aux régions humides au sud du Sahara. Ainsi, en Côte d’Ivoire, elle n’est un ravageur du maïs que dans les régions forestières du sud et on ne la trouve plus dans les régions plus sèches du nord où le maïs n’est infesté que par une autre espèce, adaptée aux régions de savanes, Sesamia calamistis. Dans les pays plus secs, comme le Kenya, Sesamia nonagrioides n’est pas un ravageur du maïs et n’est trouvée que dans les endroits très humides, le long des cours d’eaux, des marais… De plus, les études génétiques menées en Europe ont montré que les individus se déplaçaient peu et à courte distance. Ces éléments conduisent à se poser la question de savoir comment et quand une telle espèce a pu parvenir en Europe alors qu’elle ne survit que dans des conditions très humides et qu’il lui a fallu franchir pour cela la formidable barrière du désert du Sahara. A‐t‐elle été introduite par l’homme ? Ainsi, aussi bien au plan taxonomique qu’au plan évolutif, cet insecte est une énigme. La biologie moléculaire peut‐elle aider à mieux le connaître?
Figure 3. Sesamia nonagrioides
Dans la région paléarctique, nous avons récolté des insectes en Europe méditerranéenne (Espagne, France, Italie, Grèce) et jusqu’aux pays les plus à l’est de la zone de répartition géographique connue (Turquie et Iran). En Afrique sub‐saharienne, nous avons récolté des insectes en Afrique de l’ouest (Côte d’Ivoire) et en Afrique de l’est (au Kenya, au Rwanda et en Ethiopie). Cette espèce n’était pas connue d’Ethiopie avant cette étude.
Nous avons séquencé deux gènes mitochondriaux, les gènes codant pour le cytochrome b (Cyt b) et la sous‐unité 1 de la cytochrome oxydase c (CO1), et un gène nucléaire, le gène codant pour la Pheromone Binding protein 2 (PBP2).
L’analyse a consisté à reconstruire à partir de ces séquences des réseaux et arbres phylogénétiques, qui permettent de représenter les relations ancestrales entre les individus, et les distances génétiques les séparant. Ensuite la répartition géographique des gènes en Europe et la datation de leur ancêtre commun par la méthode de coalescence ont complété le tableau de l’évolution de l’espèce. Quelques tests préalables ont dû aussi être effectués afin de s’assurer que les gènes étudiés n’étaient pas sélectionnés (ce qui créerait des biais, comme, par exemple, une évolution accélérée ou différente suivant les gènes), ou que, dans le cas du gène nucléaire, il ne présentait pas de trace de recombinaison avec d’autres gènes, ce qui empêcherait de reconstruire l’histoire du gène, puisqu’il serait alors formé d’une combinaison de plusieurs gènes.
1‐ Que révèlent les gènes mitochondriaux ?
Les trois premières figures (Figures 4‐6) concernent les gènes mitochondriaux. Ces gènes étant liés physiquement sur le même brin d’ADN, leur évolution est très similaire ; il est intéressant cependant, en particulier en cas d’évolution récente, avec peu de mutations, d’avoir le plus de données possibles pour pouvoir observer des variations. Sur les réseaux, les gros cercles représentent les gènes trouvés et les petits cercles ronds sur les lignes qui les joignent représentent les mutations pour lesquelles aucun individu vivant n’a été trouvé. Le numéro donné à l’exemplaire du gène est indiqué près de chaque gros cercle, et, en italique, le nombre d’individus qui portent le gène dans le cas où il y en a plus de deux. Les ensembles d’individus descendant d’un même ancêtre sont appelés des clades.
Ces trois figures révèlent que :
‐ La principale fragmentation se situe entre les populations ouest et est‐africaines, distantes génétiquement de 2.3%. Ces deux populations sont non seulement séparées géographiquement mais aussi isolées génétiquement. La population européenne est incluse dans le groupe est‐africain. On trouve même, dans le cas du cytochrome b, que l’allèle principal trouvé en Europe est également trouvé en Ethiopie, ce qui suggère que ces deux populations ne se sont séparées que depuis très peu de temps.
‐ La diversité génétique est très faible en Europe, par exemple seulement deux gènes différant par une seule mutation pour le cytochrome b, tous les individus sauf un portant le même gène. Alors qu’en Afrique sub‐saharienne la diversité est très grande, surtout en Afrique de l’Est, un peu moins en Afrique de l’Ouest où le nombre d’allèles est cependant
très supérieur, pour un seul pays, à ce qui est trouvé sur toute l’étendue allant de l’Espagne à l’Iran. Ceci montre que la population européenne a été victime d’une forte réduction de sa diversité, appelée goulot d’étranglement (bottleneck en anglais), traduisant une réduction drastique de sa population par rapport aux populations africaines. La grande diversité des populations africaines est une preuve qu’elles sont ancestrales. La population européenne est issue d’Afrique, et les données mitochondriales suggèrent qu’elle provient, logiquement, du pays le plus au nord de l’aire de distribution sub‐saharienne de l’espèce, l’Ethiopie.
‐ Les grandes lignes de l’évolution sont similaires pour les deux gènes mitochondriaux, ce qui est logique puisque, comme on l’a dit, ils sont liés et évoluent conjointement. Ainsi la distance génétique entre les populations ouest et est‐africaine est semblable, et la population européenne se regroupe dans les deux cas avec la population du centre de l’Ethiopie. Par contre, le gène CO1 est plus diversifié en Europe, par le hasard des mutations, ce qui est utile pour reconstruire l’histoire récente, et montre l’intérêt d’avoir des séquences plus longues pour accroître la qualité des résultats. Le gène cyt b, pratiquement uniforme en Europe, ne permettrait pas à lui seul de reconstruire l’histoire européenne de l’espèce.
Figure 4. Réseau phylogénétique obtenu par le gène Cyt b
Figure 5. Réseau phylogénétique obtenu par le gène CO1
Figure 6. Arbre phylogénétique combiné Cyt b‐CO1
2‐ Les informations fournies par le gène nucléaire
Le gène nucléaire, PBP2, fournit une autre image de l’histoire évolutive de l’espèce (Figures 7 et 8). Ce gène présente 4 allèles différents au nord du Sahara. L’un d’entre eux est proche d’allèles est‐africains, et en particulier d’un allèle de centre‐Ethiopie. Ce résultat est similaire à celui des gènes mitochondriaux. Par contre on observe deux allèles européens qui se trouvent avec un autre groupe de gènes, eux uniquement ouest‐africains. Cela signifie que la population européenne ne provient pas seulement d’Afrique de l’Est comme le montraient les gènes mitochondriaux, mais aussi d’Afrique de l’Ouest. La trace de cette origine ouest‐africaine a été perdue au niveau mitochondrial et n’est plus perceptible qu’au niveau nucléaire. Ceci s’explique par le fait que l’ADN mitochondrial a une taille de population plus faible que l’ADN nucléaire, sa diversité génétique est plus réduite et beaucoup plus affectée par des goulots d’étranglement. Dans le cas présent, cela a abouti à la fixation du génome mitochondrial est‐africain, et à la disparition du génome ouest‐africain dans la population européenne. Cela montre l’importance de combiner les données mitochondriales et nucléaires pour reconstruire correctement l’histoire d’une espèce. Les données nucléaires révèlent aussi des groupes où sont présents des gènes de provenance diverse. Ces groupes sont la trace de ce qu’on appelle du polymorphisme ancestral, c’est‐à‐dire que ces allèles proviennent de la population ancestrale qui a donné naissance aux populations actuelles, et ils n’ont pas encore disparu.
Ces données nucléaires sont aussi particulièrement importantes car elles montrent que la population européenne est le résultat du croisement des deux populations sub‐sahariennes, Est et Ouest. Cela prouve donc que, d’une part, ces deux populations sont toujours capables de se croiser malgré un long isolement géographique (révélé par la distance mitochondriale), et d’autre part que la population nord‐saharienne et les deux populations sub‐sahariennes ne forment qu’une seule et même espèce, dont les individus sont inter‐fertiles en conditions naturelles. Cela montre que le regroupement de ces populations en une seule espèce sur des bases morphologiques était correct. Par contre la distinction de deux sous‐espèces n’est pas justifiée. En effet, la population nord‐saharienne est beaucoup plus proche de chacune des deux populations sub‐sahariennes que ces deux populations ne le sont entre elles. L’espèce est en fait constituée de trois populations inter‐fertiles isolées géographiquement.
Figure 7. Réseau phylogénétique obtenu par le gène PBP2
Figure 8. Arbre phylogénétique obtenu par le gène PBP2
3‐ Que nous apprend la distribution géographique des allèles en Europe
La distribution des allèles du gène mitochondrial CO1 (Figure 9) est caractérisée par trois groupes bien séparés : Ouest (Espagne‐France, à l’ouest des Alpes), central (Italie, Grèce, Turquie) et Est (Grèce, Turquie, Iran). On retrouve trois ensembles distincts dans le cas du gène nucléaire (Figure 10) avec cependant des chevauchements plus importants. Ces distributions en ensembles distincts impliquent un isolement dans le passé de ces populations ; par ailleurs, l’espèce est connue en Europe pour être sédentaire. Comment expliquer dans ces conditions qu’il ait pu y avoir fixation du seul génome mitochondrial d’Afrique de l’Est, ce qui nécessite d’importants échanges entre les populations. Cette fixation a donc dû intervenir avant la colonisation de l’Europe, et obligatoirement en Afrique du Nord, puisqu’en Afrique sub‐saharienne les populations Est et Ouest sont isolées. Cette première observation montre donc que l’espèce n’a pu être introduite directement par l’homme d’Afrique sub‐saharienne en Europe. La colonisation de l’Europe a donc été précédée par une phase de mélange en Afrique du nord. Les questions qui se posent désormais sont donc : comment et quand l’espèce est‐elle arrivée en Afrique du nord puis en Europe ?
Plusieurs éléments sont en faveur d’une colonisation naturelle et relativement ancienne de l’Europe, avant la dernière glaciation :
‐ La répartition en trois ensembles distincts est semblable à celle des espèces qui ont survécu durant la dernière glaciation dans des refuges dans les régions chaudes du sud de l’Europe (péninsule ibérique, Italie du sud et Grèce). Certains tests montrent également que la population européenne est en expansion, comme c’est le cas des espèces recolonisant les territoires après la dernière glaciation.
‐ La population française est un mélange de populations du sud (Espagne et Italie) ; ceci est conforme à l’hypothèse d’une colonisation précédant la dernière glaciation durant laquelle l’espèce ne pouvait survivre en France, puis d’une recolonisation lorsque les conditions climatiques devinrent plus favorables.
Figure 9. Répartition des gènes CO1 en Europe
Figure 10. Répartition des gènes PBP2 en Europe
4‐ Conclusion
Compte‐tenu de la très faible distance génétique entre la population européenne et la population de centre‐Ethiopie, la colonisation de l’Europe ne peut être très ancienne. Les éléments précédents indiquent que cette colonisation a dû avoir lieu avant la dernière glaciation ; le moment le plus vraisemblable est donc le dernier interglaciaire (l’Eemien), une période chaude et humide durant laquelle le Sahara était couvert de végétation.
Peut‐on avoir une autre estimation, indépendante, de cette date de colonisation de l’Europe ? Il a été montré chez de nombreuses espèces animales que le taux d’évolution de l’ADN mitochondrial était assez constant, de l’ordre de 1, 15% par million d’années (soit une divergence de 2,3% par million d’années entre deux individus isolés), ce qu’on appelle une horloge moléculaire. Les observations réalisées sur les noctuelles foreuses africaines ont montré que ce taux était vraisemblable aussi pour ces insectes ; en effet, il permet d’expliquer les grandes fragmentations génétiques observées en Afrique sub‐saharienne chez diverses espèces par les grands évènements paléo‐climatiques connus. On retrouve également cette situation dans le cas de Sesamia nonagrioides : ainsi, la distance génétique entre les populations ouest et est‐africaines est de 2.3%, ce qui correspond, avec ce taux d’évolution, à une fragmentation datant de un million d’années, qui est la dernière période de grande sécheresse connue en Afrique ayant abouti à la disparition de nombreuses espèces ; il est donc très vraisemblable qu’elle soit à l’origine de la fracture entre les populations sub‐sahariennes de cette espèce de milieux humides. Si l’on admet ce taux d’évolution et que l’on estime l’âge de l’ancêtre de la population européenne par la méthode de coalescence (Figure 11 ), on aboutit à 108000 ans, soit exactement durant le dernier interglaciaire.
Ces résultats ainsi que d’autres considérations conduisent à rejeter l’hypothèse d’une introduction humaine qui apparaît fortement improbable, et à conclure à une colonisation naturelle durant l’Eemien.
Les méthodes de biologie moléculaire ont ainsi permis de reconstruire l’histoire évolutive des diverses populations, dont la connaissance a conduit à la clarification de la systématique du groupe. L’étude de la population européenne a fourni en outre un résultat sans équivalent au niveau de la littérature scientifique mondiale : la validation de l’hypothèse d’horloge moléculaire au niveau de l’ADN mitochondrial de ces insectes qui avait été émise précédemment à partir de données totalement indépendantes concernant des espèces uniquement sub‐sahariennes.
Figure 11. Estimation de l’âge de l’ancêtre de la population européenne par coalescence
2eme exemple. La découverte d’une ancienne hybridation et d’un renforcement morphologique permet de clarifier le statut d’ espèce dans un groupe de sésamies
Dans leur étude de la systématique des Sesamia africaines, Tams et Bowden (1953) ont créé, au sein du genre Sesamia, le groupe epunctifera, constitué de quatre espèces morphologiquement très proches : Sesamia epunctifera, Sesamia poephaga, Sesamia penniseti et Sesamia poebora. Nye (1960), sans remettre en cause le statut d’espèce proposé par Tams & Bowden, a suggéré la possible conspécificité de S. poephaga et S. epunctifera d’une part, et de S. penniseti et S. poebora d’autre part.
Sesamia poephaga est connue principalement d’Afrique de l’ouest et d’Afrique centrale, alors que S. epunctifera a été décrite uniquement d’Afrique de l’est et d’Afrique australe. Néanmoins certains spécimens de S. poephaga , principalement des femelles, ont été décrits d’Afrique de l’est et d’Afrique australe par Tams et Bowden, ce qui pose problème car, à l’époque, les femelles de S. epunctifera n’étaient pas connues, et il n’est donc pas possible d’être certain que les specimens observés n’étaient pas des S. epunctifera. En effet, dans ce groupe d’insectes, les genitalia des femelles sont parfois indistinguables entre espèces proches et on peut penser que ce doit être le cas pour ces deux espèces dont les genitalia mâles sont très semblables. Donc les spécimens d’Afrique orientale et australe décrits comme appartenant à S. poephaga pourraient bien être en fait des S. epunctifera, ou même ces deux taxons ne pourraient constituer en fait qu’une seule espèce, comme le suggérait Nye.
De même, les genitalia mâles de S. penniseti et de S. poebora sont très semblables. S. penniseti a été décrite initialement d’Afrique de l’ouest, où elle a été trouvée dans des plants de la graminée Pennisetum purpureum. S. poebora a été décrite d’Ouganda, en Afrique de l’est, à partir d’un seul mâle trouvé dans la même plante. Aucun autre exemplaire de cette espèce n’a été trouvé au cours de prospections ultérieures dans la région, mais par contre des spécimens identifiés comme S. penniseti l’ont été. L’aire de répartition de cette dernière espèce s’étend donc jusqu’à l’Afrique de l’est. La seule différence morphologique entre ces deux espèces est la présence de fortes marques sur les ailes de S. poebora. On peut donc se demander si cette différence ne serait pas du simple polymorphisme (variabilité intraspécifique) ce qui signifierait que l’individu nommé S. poebora appartiendrait en fait à S. penniseti.
Les données morphologiques seules ne permettent donc pas de résoudre le difficile problème de la délimitation des espèces dans ce groupe. Pour tenter de le résoudre nous avons utilisé une approche de taxonomie intégrative, combinant morphologie, biologie moléculaire et écologie.
Les méthodes de biologie moléculaire et de reconstruction phylogénétique utilisées sont les mêmes que celles de l’étude sur Sesamia nonagrioides présentée ci‐dessus. Le nombre de gènes utilisés ici est cependant plus important : un troisième gène mitochondrial
a été rajouté au Cyt b et au CO1, celui de l’ADN ribosomique 12S, et, un deuxième gène nucléaire a été séquencé en plus de PBP2, le gène de la protéine ribosomique L5, RPL5.
Des récoltes de chenilles dans leurs plantes hôtes ont été effectuées durant plusieurs années dans divers pays d’Afrique sub‐saharienne, depuis l’Afrique de l’ouest jusqu’à l’Afrique de l’est et du sud. Les chenilles ont été élevées et les adultes qui en sont issus ont été identifiés.
Parmi les espèces du groupe epunctifera, seule S. poebora n’a pu être trouvée. Les trois autres espèces ont été récoltées. Deux autres espèces, nouvelles pour la science, qui doivent être incluses dans ce groupe, ont été découvertes. Nous les avons nommées Sesamia firmata et Sesamia veronica.
Deux découvertes majeures, qui ont permis de proposer une solution au problème posé, ont découlé de l’utilisation de l’approche multiple utilisée: une ancienne hybridation et un phénomène de renforcement morphologique.
1‐ Découverte d’une ancienne hybridation
L’identification morphologique des insectes a permis de constater la présence de S. penniseti dans les régions où elle avait été récoltée par le passé (Afrique de l’ouest et de l’est) et en Afrique centrale où elle n’était pas connue. Mais aussi, une petite population isolée a été découverte en Afrique australe, au Mozambique. L’étude moléculaire a confirmé l’unicité des populations de l’ouest à l’est de l’Afrique, mais a révélé une surprise pour la population d’Afrique australe : alors que l’arbre phylogénétique construit à partir des gènes nucléaires est en accord avec la morphologie, et regroupe toutes les S. penniseti et les insectes de la population mozambicaine (Figure 12), l’arbre des gènes mitochondriaux regroupe la population mozambicaine avec S. epunctifera (Figure 13). Ceci est la marque d’une ancienne hybridation, qui s’est traduite par l’introgression d’ADN mitochondrial de S. epunctifera dans S. penniseti. La distance génétique mitochondriale entre l’hybride et S. epunctifera est importante (3,9%), ce qui montre que cette hybridation est ancienne. Elle n’a pu être préservée que par l’isolement de cette population mozambicaine survenu dans un passé lointain (il y a près de 2 millions d’années, selon le taux d’évolution mis en évidence dans la publication sur S. nonagrioides). La distance génétique au moment de l’hybridation entre les deux espèces qui se sont croisées, S. epunctifera et S. penniseti, a été estimée à 3,7%, ce qui permet d’obtenir une estimation de la distance génétique à partir de laquelle le statut d’espèce est acquis. En effet, si l’on considère que l’introgression ne concerne que l’ADN mitochondrial, qui est transmis par les femelles, et a peu touché l’ADN nucléaire, cela suggère une certaine stérilité des mâles hybrides, donc un processus de spéciation déjà partiellement engagé. On peut donc situer le début de l’isolement génétique caractérisé par un début de stérilisation des mâles hybrides, à une distance génétique mitochondriale d’environ 3,5%.
Figure 12. Arbre phylogénétique obtenu par les gènes nucléaires
Figure 13. Arbre phylogénétique obtenu par les gènes mitochondriaux
2‐ Découverte d’un renforcement morphologique
La nouvelle espèce Sesamia firmata est caractérisée, entre autres, par des genitalia mâles très développés, avec de longues structures, qui sont à l’origine du nom que nous lui avons donné.
Ces genitalia males sont très différents de ceux des autres espèces du groupe, et il en est de même pour les genitalia femelles. Cependant, l’arbre phylogénétique, construit à partir de gènes neutres (des tests ont montré qu’ils ne présentaient aucune trace de sélection), place S. firmata non à une extrémité mais bien au milieu des autres espèces, en groupe‐frère de la paire S. poephaga‐S.epunctifera (Figure 14), avec S. penniseti groupe‐frère de l’ensemble. Ceci suggère que le développement anormal des pièces génitales de cette espèce est le résultat d’une sélection sexuelle visant à accélérer l’isolement génétique. Ceci correspond typiquement à la définition d’un renforcement : « l’évolution de barrières d’isolement pré‐zygotiques dans des régions de chevauchement ou d’hybridation (ou les deux) résultant d’une sélection contre l’hybridation ».
La distribution géographique des espèces montre en effet que les distributions de S. firmata et S. penniseti, deux espèces qui vivent sur la même plante‐hôte, Pennisetum purpureum, sont parapatriques. Des contacts fréquents ont dû avoir lieu entre ces deux espèces, conduisant au processus de renforcement chez S. firmata. A l’inverse, les distributions géographiques de S. penniseti et de S. epunctifera étaient séparées (distributions allopatriques) jusqu’au moment de l’expansion de S. penniseti vers le sud à la faveur d’une période humide. L’évolution des genitalia (et sans doute des phéromones sexuelles) s’est donc effectuée de façon neutre, sans pression de sélection, ce qui a permis l’hybridation lorsque les deux espèces naissantes se sont retrouvées.
Figure 14. Arbre phylogénétique obtenu à partir de l’ensemble des gènes et morphologie de la valve droite des genitalia
3‐ Délimitation des espèces
Ces deux découvertes majeures permettent de mieux comprendre le processus de spéciation dans le groupe epunctifera, et de proposer une solution à la question de la délimitation des espèces du groupe. Tout d’abord elles permettent de situer la distance mitochondriale à partir de laquelle deux espèces naissent ; ensuite elles montrent que, si des espèces naissantes isolées géographiquement entrent de nouveau en contact, elles s’hybrident dans le cas où leur isolement a été complet mais est encore suffisamment récent, ou bien, dans le cas où les contacts sont fréquents, elles s’isolent par le processus de renforcement.
L’étude du groupe S. poephaga‐S.epunctifera basé sur des séquences mitochondriales de nombreux individus montre que cet ensemble est divisé en deux clades géographiques distants de 4,5%. L’un des clades s’étend sur l’Afrique de l’ouest et l’Afrique centrale, le second sur l’Afrique de l’est et l’Afrique australe. Cela suggère d’après les distributions géographiques mentionnées précédemment, que le premier pourrait être S. poephaga et le deuxième S. epunctifera. Mais s’agit‐il bien de deux espèces différentes ?
Le fait que les genitalia de ces deux taxons soient indistinguables peut s’expliquer par la faible distance génétique traduisant leur isolement récent. En effet, les autres études menées précédemment sur les Sesamiina n’ont révélé de différences morphologiques qu’au‐delà d’une distance génétique mitochondriale de 5%. La distance de 4,5% est néanmoins bien supérieure à celle de la naissance des espèces déduite de l’étude de l’hybridation. Il apparait donc probable qu’on se situe à un niveau de divergence où l’isolement génétique est acquis sans que l’on puisse encore détecter de différence morphologique qualitative. Une analyse de nombreux individus a révélé d’ailleurs une autre différence morphologique, moins aisément détectable: la taille des genitalia est de 20% plus importante chez les individus d’Afrique de l’ouest et centrale. Or il a été montré chez certaines espèces d’insectes qu’une telle différence quantitative peut empêcher les croisements, et donc conduit à l’isolement génétique et à la spéciation.
A cette distance génétique et à cette différence morphologique s’ajoutent les observations écologiques, qui ont révélé que les deux taxons sont non seulement isolés géographiquement mais vivent sur des plantes hôtes différentes. Tous ces éléments convergents montrent que nous sommes bien en présence de deux espèces différentes.
Pour ce qui concerne le couple S. penniseti‐S. poebora, le premier élément important est qu’aucun nouvel exemplaire de S. poebora n’a pu être récolté malgré des prélèvements nombreux dans la région où cet insecte avait été récolté ; par contre S. penniseti a été trouvée au même endroit et dans la même plante hôte. Par ailleurs, la distance génétique entre les S. penniseti d’Afrique de l’ouest et d’Afrique de l’est est faible, indiquant des flux de gènes importants entre ces deux régions. En outre, la présence de S. penniseti en Afrique de l’Est est probablement très ancienne puisqu’elle y était déjà au moment de l’expansion qui a conduit à l’hybridation au Mozambique. Si S. poebora, dont les genitalia sont semblables à ceux de S. penniseti, existait à l’époque au même endroit, un des deux phénomènes observés, hybridation ou renforcement, aurait dû se produire au contact de ces deux espèces naissantes. Rien de tel n’est observé et la population de S. penniseti est génétiquement très homogène de l’ouest à l’est de l’Afrique. La seule différence morphologique entre les deux taxons, qui a conduit à la création de S. poebora, est la présence de marques importantes sur les ailes. Mais l’observation détaillée des ailes de S. penniseti montre que, au même emplacement, de
telles marques existent, bien que beaucoup moins prononcées. Par ailleurs, chez d’autres espèces proches, comme Sesamia calamistis, on trouve un trait central sur l’aile qui est très variable en intensité d’un individu à l’autre, ce qui montre qu’il s’agit là d’un simple polymorphisme infra‐spécifique. Toutes ces observations conduisent à la conclusion que l’individu qui a reçu le nom de S. poebora appartient en fait à l’espèce S. penniseti. S. poebora doit donc être considéré comme synonyme de S. penniseti.
4‐ Conclusion
L’utilisation de la biologie moléculaire a permis de reconstruire l’histoire évolutive de ce groupe, de mieux comprendre le processus de spéciation et d’ainsi résoudre le problème ardu de la délimitation des espèces. Elle a permis de mettre en évidence des mécanismes d’isolement génétique rares comme le renforcement morphologique. Elle a permis enfin la découverte dans ce groupe d’insectes d’une ancienne hybridation conservée, ce qui est exceptionnel car nécessite l’isolement de la population hybride, et n’a pas d’équivalent dans la littérature scientifique mondiale.
3eme exemple . La clarification des rangs taxonomiques supérieurs : l’exemple du genre Sciomesa.
Un des genres les plus confus de la sous‐tribu des Sesamiina était le genre Sciomesa. A l’origine, ce genre avait été créé pour trois espèces très proches par Tams et Bowden. Par la suite, plusieurs auteurs ont eu à identifier des insectes qu’ils ne savaient où placer et ils ont choisi de les classer provisoirement dans le genre Sciomesa, bien qu’ils ne correspondaient pas vraiment à la définition stricte du genre, et sans chercher à redéfinir le genre. Ce genre est ainsi devenu un ensemble hétérogène de 20 espèces et une révision s’imposait pour essayer de le clarifier. Là encore, la combinaison de diverses approches, morphologique, écologique et moléculaire, a permis de mettre de l’ordre dans cet ensemble confus. La figure 15 montre l’arbre phylogénétique obtenu, combinant les données moléculaires et les plantes‐hôtes. Deux nouveaux genres, Pirateolea et Feraxinia, ont dû être créés pour y classer certaines des espèces placées à tort dans le genre Sciomesa. Toutes les espèces indiquées en gras sur le graphique sont celles qui avaient été placées à tort dans le genre Sciomesa ; par ailleurs l’étude a révélé que l’une d’elles appartenait en fait à un autre genre déjà existant, le genre Carelis. Le genre Sciomesa proprement dit est désormais réduit à cinq espèces, dont deux nouvellement découvertes. L’arbre phylogénétique inclut de nombreuses espèces autres que celles appartenant au seul genre Sciomesa d’origine, afin de montrer en particulier que le nouveau genre Feraxinia, issu du genre Sciomesa d’origine, en est en fait fort éloigné au niveau évolutif. Or, dans ce cas particulier, l’auteur qui avait placé ces insectes dans le genre Sciomesa en se basant sur la morphologie adulte avait indiqué que les genitalia de ces insectes les plaçaient sans aucun doute dans le genre Sciomesa. Il ne s’agissait donc pas pour ce groupe d’un classement provisoire mais d’une erreur due à la très grande ressemblance d’organes importants au niveau de la taxinomie des lépidoptères. C’est un exemple particulièrement démonstratif du grand intérêt de l’introduction de la biologie moléculaire en systématique.
Figure 15. Arbre reconstruisant, à partir de données moléculaires et des plantes‐hôtes, les relations phylogénétiques entre les espèces placées initialement dans le genre Sciomesa. En gras, les espèces placées désormais dans d’autres genres.
Pour en savoir plus
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NYE, I.W.B. (1960). The Insect Pests of Graminaceous Crops in East Africa. Her Majesty's Stationery Office, London.
TAMS, W.H.T & BOWDEN, J. (1953) A revision of the African species of Sesamia Guenée and related genera (Agrotidae‐Lepidoptera). Bulletin of Entomological Research, 43, 645‐679.