La vulnérabilité du monde Libro

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La vulnérabilité du monde Matthieu de Nanteuil, Leopoldo Múnera Ruiz (dir.) Démocraties et violences à l’heure de la globalisation

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    onde

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    opol

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    a R

    uiz (

    dir.)

    La chute du mur de Berlin ne comportait-elle pas la promesse dune paix durable ? Ce livre analyse la perptuation de violences de toutes sortes dans un monde dont le totalitarisme ne constitue plus la rfrence centrale. lheure de la globalisation, il montre que ces violences relvent de dyna-miques htrognes : conflits arms, mais aussi arbitraire tatique, brutalits du capitalisme, exclusions physiques ou symboliques. Paralllement, il sou-ligne combien les socits rsistent de telles violences, en faisant usage du droit, des politiques publiques, des leviers socio-conomiques, des pratiques artistiques.Scandant les diffrentes parties du livre, trois tudes manifestent, photos lappui, la fonction thique et politique de lart. En contrepoint de la barbarie, laspiration la beaut dstabilise la rhtorique de loubli, favorise le travail critique et le retour sur soi.Toute la force du livre tient dans le dvoilement de ces pousses contradic-toires. Quelle en sera lissue ? Nul ne le sait. Alors que les interdpendances techniques et conomiques nont jamais t aussi fortes, notre monde est travers par des divisions profondes. Le sens commun est en crise.Le projet dmocratique y survivra-t-il ?

    Fruit dune collaboration pluriannuelle entre lUniversit catholique de Louvain et lUniversit nationale de Colombie, ce livre runit les contributions de nombreux spcialistes travers le monde, issus de disciplines varies (philosophie, droit, sciences politiques, histoire, sociologie, psychologie). Parti dun intrt crois pour un pays la Colombie o la violence apparat comme une caractristique structurelle, mais qui dispose de lune des constitutions dmocratiques les plus avances de la rgion, il tend son champ de proccupations lAmrique latine (Mexique, Prou, Chili), lAfrique (Tunisie, Rwanda), lAsie du Sud-Est et lEurope.

    La vulnrabilitdu monde

    Matthieu de Nanteuil,Leopoldo Mnera Ruiz (dir.)

    Dmocraties et violences lheure de la globalisation

    Couv-Vulnerabilite.indd 1 13/11/13 12:03

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    do M

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    a R

    uiz (

    dir.)

    La chute du mur de Berlin ne comportait-elle pas la promesse dune paix durable ? Ce livre analyse la perptuation de violences de toutes sortes dans un monde dont le totalitarisme ne constitue plus la rfrence centrale. lheure de la globalisation, il montre que ces violences relvent de dyna-miques htrognes : conflits arms, mais aussi arbitraire tatique, brutalits du capitalisme, exclusions physiques ou symboliques. Paralllement, il sou-ligne combien les socits rsistent de telles violences, en faisant usage du droit, des politiques publiques, des leviers socio-conomiques, des pratiques artistiques.Scandant les diffrentes parties du livre, trois tudes manifestent, photos lappui, la fonction thique et politique de lart. En contrepoint de la barbarie, laspiration la beaut dstabilise la rhtorique de loubli, favorise le travail critique et le retour sur soi.Toute la force du livre tient dans le dvoilement de ces pousses contradic-toires. Quelle en sera lissue ? Nul ne le sait. Alors que les interdpendances techniques et conomiques nont jamais t aussi fortes, notre monde est travers par des divisions profondes. Le sens commun est en crise.Le projet dmocratique y survivra-t-il ?

    Fruit dune collaboration pluriannuelle entre lUniversit catholique de Louvain et lUniversit nationale de Colombie, ce livre runit les contributions de nombreux spcialistes travers le monde, issus de disciplines varies (philosophie, droit, sciences politiques, histoire, sociologie, psychologie). Parti dun intrt crois pour un pays la Colombie o la violence apparat comme une caractristique structurelle, mais qui dispose de lune des constitutions dmocratiques les plus avances de la rgion, il tend son champ de proccupations lAmrique latine (Mexique, Prou, Chili), lAfrique (Tunisie, Rwanda), lAsie du Sud-Est et lEurope.

    La vulnrabilitdu monde

    Matthieu de Nanteuil,Leopoldo Mnera Ruiz (dir.)

    Dmocraties et violences lheure de la globalisation

    Couv-Vulnerabilite.indd 1 13/11/13 12:03

  • La vulnrabilit du monde

    La vulnrabilit du monde

  • La vulnrabilit du monde

    Dmocraties et violences

    lheure de la globalisation

    Matthieu DE NANTEUIL

    Leopoldo MNERA RUIZ

    (dir.)

    La vulnrabilit du monde Dmocraties et violences

    lheure de la globalisation

    Matthieu DE NANTEUIL Leopoldo MNERA RUIZ

    (dir.)

  • Presses universitaires de Louvain, 2013 Dpt lgal : D/2013/9964/40 ISBN : 978-2-87558-246-1 ISBN PDF 978-2-87558-247-8 Imprim en Belgique Tous droits de reproduction, dadaptation ou de traduction, par quelque procd que ce soit, rservs pour tous pays, sauf autorisation de lditeur ou de ses ayants droit. Couverture : Marie-Hlne Grgoire Illustration de couverture : Juan-Manuel Echavarria Diffusion : www.i6doc.com, ldition universitaire en ligne Sur commande en librairie ou Diffusion universitaire CIACO Grand-Rue, 2/14 1348 Louvain-la-Neuve, Belgique Tl. 32 10 47 33 78 Fax 32 10 45 73 50 [email protected] Distributeur pour la France : Librairie Wallonie-Bruxelles 46 rue Quincampoix - 75004 Paris Tl. 33 1 42 71 58 03 Fax 33 1 42 71 58 09 [email protected]

    P r e s s e s u n i v e r s i t a i r e s d e L o u v a i n , 2 0 1 3

    D p t l g a l : D / 2 0 1 3 / 9 9 6 4 / 4 0

    I S B N : 9 7 8 - 2 - 8 7 5 5 8 - 2 4 6 - 1

    I S B N P D F 9 7 8 - 2 - 8 7 5 5 8 - 2 4 7 - 8

    I m p r i m e n B e l g i q u e

    T o u s d r o i t s d e r e p r o d u c t i o n , d a d a p t a t i o n o u d e t r a d u c t i o n , p a r q u e l q u e

    p r o c d q u e c e s o i t , r s e r v s p o u r t o u s p a y s , s a u f a u t o r i s a t i o n d e

    l d i t e u r o u d e s e s a y a n t s d r o i t .

    C o u v e r t u r e : M a r i e - H l n e G r g o i r e

    I l l u s t r a t i o n d e c o u v e r t u r e : J u a n - M a n u e l E c h a v a r r i a

    D i f f u s i o n : w w w . i 6 d o c . c o m , l d i t i o n u n i v e r s i t a i r e e n l i g n e

    S u r c o m m a n d e e n l i b r a i r i e o u

    D i f f u s i o n u n i v e r s i t a i r e C I A C O

    G r a n d - R u e , 2 / 1 4

    1 3 4 8 L o u v a i n - l a - N e u v e , B e l g i q u e

    T l . 3 2 1 0 4 7 3 3 7 8

    F a x 3 2 1 0 4 5 7 3 5 0

    d u c @ c i a c o . c o m

    D i s t r i b u t e u r p o u r l a F r a n c e :

    L i b r a i r i e W a l l o n i e - B r u x e l l e s

    4 6 r u e Q u i n c a m p o i x - 7 5 0 0 4 P a r i s

    T l . 3 3 1 4 2 7 1 5 8 0 3

    F a x 3 3 1 4 2 7 1 5 8 0 9

    l i b r a i r i e . w b @ o r a n g e . f r

  • Remerciements

    Fruit dune collaboration pluriannuelle entre le Centre de recherches

    interdisciplinaires Dmocratie, Institutions, Subjectivit, de lUniversit catholique

    de Louvain (CriDIS-IACCHOS-UCL), et le Groupe de recherches en Thories

    politiques contemporaines, de lUniversit nationale de Colombie (TEOPOCO-

    UN), ce livre analyse la perptuation de violences de toutes sortes dans un monde

    dont le totalitarisme nest plus la rfrence centrale.

    Il runit les contributions de nombreux spcialistes, issus de disciplines varies

    (philosophie, droit, sciences politiques, histoire, sociologie, psychologie). Parti

    dun intrt crois pour un pays la Colombie o la violence apparat comme

    une caractristique structurelle, mais qui dispose de lune des constitutions

    dmocratiques les plus avances de la rgion, il tend son champ de proccupations

    lAmrique Latine (Mexique, Prou, Chili), lAfrique (Tunisie, Rwanda),

    lAsie du Sud-Est et lEurope.

    Ce livre naurait pu exister sans les changes nombreux entre lUniversit

    catholique de Louvain et lUniversit nationale de Colombie. La version franaise

    1

    ici prsente a reu le soutien de lAdministration des relations internationales

    (ADRI-UCL), pour le lancement initial du projet, et de lInstitute for the Analysis

    of Change in Contemporary and Historical Societies (IACCHOS-UCL), pour le

    financement des traductions. Elle naurait pu voir le jour sans la relecture attentive

    de Marie-Charlotte Declve de lInstitut IACCHOS. Que tous trouvent ici

    lexpression de notre gratitude.

    Matthieu de Nanteuil, Directeur du CriDIS (UCL)

    Leopoldo Mnera Ruiz, Directeur de TEOPOCO (UN)

    1

    LUniversit nationale de Colombie prpare la version espagnole du mme ouvrage.

    Remerciements

    Fruit dune collaboration pluriannuelle entre le Centre de recherches interdisciplinaires Dmocratie, Institutions, Subjectivit, de lUniversit catholique de Louvain (CriDIS-IACCHOS-UCL), et le Groupe de recherches en Thories politiques contemporaines, de lUniversit nationale de Colombie (TEOPOCO-UN), ce livre analyse la perptuation de violences de toutes sortes dans un monde dont le totalitarisme nest plus la rfrence centrale.

    Il runit les contributions de nombreux spcialistes, issus de disciplines varies (philosophie, droit, sciences politiques, histoire, sociologie, psychologie). Parti dun intrt crois pour un pays la Colombie o la violence apparat comme une caractristique structurelle, mais qui dispose de lune des constitutions dmocratiques les plus avances de la rgion, il tend son champ de proccupations lAmrique Latine (Mexique, Prou, Chili), lAfrique (Tunisie, Rwanda), lAsie du Sud-Est et lEurope.

    Ce livre naurait pu exister sans les changes nombreux entre lUniversit catholique de Louvain et lUniversit nationale de Colombie. La version franaise1 ici prsente a reu le soutien de lAdministration des relations internationales (ADRI-UCL), pour le lancement initial du projet, et de lInstitute for the Analysis of Change in Contemporary and Historical Societies (IACCHOS-UCL), pour le financement des traductions. Elle naurait pu voir le jour sans la relecture attentive de Marie-Charlotte Declve de lInstitut IACCHOS. Que tous trouvent ici lexpression de notre gratitude.

    Matthieu de Nanteuil, Directeur du CriDIS (UCL) Leopoldo Mnera Ruiz, Directeur de TEOPOCO (UN)

    1 LUniversit nationale de Colombie prpare la version espagnole du mme ouvrage.

  • Table des matires

    INTRODUCTION 13

    Penser la violence aprs le totalitarisme 15

    Matthieu de Nanteuil

    1. Dmocratie librale vs totalitarisme : penser la continuit dans la discontinuit 17

    2. La dmocratie au-del du libralisme ? 23

    3. Sur la violence : aux sources du questionnement thique 26

    Rflexions thoriques sur la violence, partir de lexprience colombienne 29

    Leopoldo Mnera Ruiz

    1. Le paradigme ngatif de la violence 29

    2. Les ordres alternatifs de la violence 33

    3. La violence structurante 35

    PARTIE I 45

    DMOCRATIE, VIOLENCES ET DROIT DANS LA COLOMBIE DAUJOURDHUI

    Ordre, nomos, exception. La violence nue comme point zro de lordre tatique

    et conomique 47

    Raul Zelik

    1. Nomos comme paix ? 49

    2. Le paramilitarisme : la dformalisation du pouvoir excutif 50

    3. Lordre qui prcde le droit 58

    4. Justice transitionnelle en Colombie ? 61

    tat, pauvret et ingalits en Colombie. La rupture du pacte constitutionnel

    de 1991 65

    Andrs Felipe Mora Corts

    1. Prsentation 65

    2. Ltat et la production de la pauvret et de lingalit 66

    3. Vers un concept de violence socio-conomique 69

    4. tat et violence socio-conomique en Colombie 72

    5. La guerre-agression de ltat en Colombie 76

    6. Conclusion 78

    Table des matires

    INTRODUCTION 13

    Penser la violence aprs le totalitarisme 15 Matthieu de Nanteuil

    1. Dmocratie librale vs totalitarisme : penser la continuit dans la discontinuit 17 2. La dmocratie au-del du libralisme ? 23 3. Sur la violence : aux sources du questionnement thique 26

    Rflexions thoriques sur la violence, partir de lexprience colombienne 29 Leopoldo Mnera Ruiz

    1. Le paradigme ngatif de la violence 29 2. Les ordres alternatifs de la violence 33 3. La violence structurante 35

    PARTIE I 45 DMOCRATIE, VIOLENCES ET DROIT DANS LA COLOMBIE DAUJOURDHUI Ordre, nomos, exception. La violence nue comme point zro de lordre tatique et conomique 47

    Raul Zelik

    1. Nomos comme paix ? 49 2. Le paramilitarisme : la dformalisation du pouvoir excutif 50 3. Lordre qui prcde le droit 58 4. Justice transitionnelle en Colombie ? 61

    tat, pauvret et ingalits en Colombie. La rupture du pacte constitutionnel de 1991 65

    Andrs Felipe Mora Corts

    1. Prsentation 65 2. Ltat et la production de la pauvret et de lingalit 66 3. Vers un concept de violence socio-conomique 69 4. tat et violence socio-conomique en Colombie 72 5. La guerre-agression de ltat en Colombie 76 6. Conclusion 78

  • 8 La vulnrabilit du monde

    Construire la mmoire au milieu du conflit arm. Dfis pour la Colombie daujourdhui 79

    Le Groupe M Memoria

    1. Prsentation 79 2. Pourquoi ne sommes-nous pas dans un contexte transitionnel en Colombie ? 82 3. Porte et limitations de la loi sur les victimes et la restitution des terres (1448/11) 85 4. Des plaintes contre la loi 86 5. La mmoire collective et la mmoire historique dans un contexte non transitionnel 89 6. Conclusions 92

    INTERMEZZO 1 95 ART ET MMOIRE DE LINHUMANIT propos dun oubli de sable 97

    Alfredo Gomez-Muller

    1. Art et Mmoire 97 2. Le contexte thique et politique de Olvido de arena 101 3. Synopsis 103 4. Symboliques de l'coulement et de l'action 104 5. Enterrer l'oubli, dterrer la mmoire 107 6. Le (re)mmorer comme humanisation du pur coulement 110

    PARTIE II 115 MMOIRE ET RSOLUTION DES CONFLITS EN AMRIQUE LATINE Les portes de la politique de rparation aux victimes du conflit arm interne en Colombie et au Prou. Analyse comparative de la Commission de la vrit et de la rconciliation au Prou et de la Commission nationale de rparation et de rconciliation en Colombie 117

    Marcela Ceballos Medina

    1. La Colombie et sa prtendue transition vers la paix 117 2. Standards universels de la rparation intgrale envers les victimes de conflits arms internes 122 3. La juste mesure de la rparation 123 4. Le cas colombien 124 5. Le cas pruvien 128 6. Conclusion 131

    8 L a v u l n r a b i l i t d u m o n d e

    C o n s t r u i r e l a m m o i r e a u m i l i e u d u c o n f l i t a r m . D f i s p o u r l a C o l o m b i e

    d a u j o u r d h u i 7 9

    L e G r o u p e M M e m o r i a

    1 . P r s e n t a t i o n 7 9

    2 . P o u r q u o i n e s o m m e s - n o u s p a s d a n s u n c o n t e x t e t r a n s i t i o n n e l e n C o l o m b i e ? 8 2

    3 . P o r t e e t l i m i t a t i o n s d e l a l o i s u r l e s v i c t i m e s e t l a r e s t i t u t i o n d e s t e r r e s

    ( 1 4 4 8 / 1 1 ) 8 5

    4 . D e s p l a i n t e s c o n t r e l a l o i 8 6

    5 . L a m m o i r e c o l l e c t i v e e t l a m m o i r e h i s t o r i q u e d a n s u n c o n t e x t e

    n o n t r a n s i t i o n n e l 8 9

    6 . C o n c l u s i o n s 9 2

    I N T E R M E Z Z O 1 9 5

    A R T E T M M O I R E D E L I N H U M A N I T

    p r o p o s d u n o u b l i d e s a b l e 9 7

    A l f r e d o G o m e z - M u l l e r

    1 . A r t e t M m o i r e 9 7

    2 . L e c o n t e x t e t h i q u e e t p o l i t i q u e d e O l v i d o d e a r e n a 1 0 1

    3 . S y n o p s i s 1 0 3

    4 . S y m b o l i q u e s d e l ' c o u l e m e n t e t d e l ' a c t i o n 1 0 4

    5 . E n t e r r e r l ' o u b l i , d t e r r e r l a m m o i r e 1 0 7

    6 . L e ( r e ) m m o r e r c o m m e h u m a n i s a t i o n d u p u r c o u l e m e n t 1 1 0

    P A R T I E I I 1 1 5

    M M O I R E E T R S O L U T I O N D E S C O N F L I T S E N A M R I Q U E L A T I N E

    L e s p o r t e s d e l a p o l i t i q u e d e r p a r a t i o n a u x v i c t i m e s d u c o n f l i t a r m i n t e r n e

    e n C o l o m b i e e t a u P r o u . A n a l y s e c o m p a r a t i v e d e l a C o m m i s s i o n d e l a v r i t

    e t d e l a r c o n c i l i a t i o n a u P r o u e t d e l a C o m m i s s i o n n a t i o n a l e d e r p a r a t i o n

    e t d e r c o n c i l i a t i o n e n C o l o m b i e 1 1 7

    M a r c e l a C e b a l l o s M e d i n a

    1 . L a C o l o m b i e e t s a p r t e n d u e t r a n s i t i o n v e r s l a p a i x 1 1 7

    2 . S t a n d a r d s u n i v e r s e l s d e l a r p a r a t i o n i n t g r a l e e n v e r s l e s v i c t i m e s d e c o n f l i t s

    a r m s i n t e r n e s 1 2 2

    3 . L a j u s t e m e s u r e d e l a r p a r a t i o n 1 2 3

    4 . L e c a s c o l o m b i e n 1 2 4

    5 . L e c a s p r u v i e n 1 2 8

    6 . C o n c l u s i o n 1 3 1

  • Table des matires 9

    Paix sociale . Vrit, justice, rparation et mmoire au Chili 135

    Elizabeth Lira

    1. Amnisties, impunit et paix sociale 135

    2. Chili : 1973-1990 137

    3. Transition politique : vrit, justice et rparation 138

    4. Autres mesures de rparation 141

    5. La qute de justice 143

    6. Pertes et traumatismes : les dommages psychosociaux 144

    7. Un regard rtrospectif 146

    8. Rflexions finales 147

    La socit civile face la violence et limpunit au Mexique 149

    Geoffrey Pleyers & Pascale Naveau

    1. La scurit humaine et lespace de la violence 150

    2. La socit civile face la violence 156

    3. Anonymous 162

    4. Conclusion 163

    INTERMEZZO 2 167

    POLITIQUE DU VISIBLE : ART ET VIOLENCE DE MASSE EN COLOMBIE

    Entretien avec Juan-Manuel Echavarria 169

    Matthieu de Nanteuil

    1. Une trajectoire artistique : aprs lcriture, lapprentissage dun certain

    regard 171

    2. Entre rituels et rsistances, une esthtique de lexprience populaire :

    Las tumbas de Puerto Berrio 177

    3. Aux limites de lacte artistique : cette guerre que nous ne voyons plus mais

    que les combattants voient 184

    PARTIE III 191

    GLOBALISATION DES VIOLENCES, GLOBALISATION DE LA DMOCRATIE ?

    REGARDS CROISS SUR LE MONDE AU DBUT DU XXI

    e SICLE

    Sur la brutalisation de lEurope 193

    tienne Balibar

    1. Questions de mthode 193

    2. Brutalisation des populations europennes 196

    3. Frontires et seuils 200

    4. Le capital prdateur et ltat immunitaire 203

    T a b l e d es m a t i r es 9

    Paix sociale . Vrit, justice, rparation et mmoire au Chili 135 Elizabeth Lira

    1. Amnisties, impunit et paix sociale 135 2. Chili : 1973-1990 137 3. Transition politique : vrit, justice et rparation 138 4. Autres mesures de rparation 141 5. La qute de justice 143 6. Pertes et traumatismes : les dommages psychosociaux 144 7. Un regard rtrospectif 146 8. Rflexions finales 147

    La socit civile face la violence et limpunit au Mexique 149 Geoffrey Pleyers & Pascale Naveau

    1. La scurit humaine et lespace de la violence 150 2. La socit civile face la violence 156 3. Anonymous 162 4. Conclusion 163

    INTERMEZZO 2 167 POLITIQUE DU VISIBLE : ART ET VIOLENCE DE MASSE EN COLOMBIE Entretien avec Juan-Manuel Echavarria 169

    Matthieu de Nanteuil

    1. Une trajectoire artistique : aprs lcriture, lapprentissage dun certain regard 171 2. Entre rituels et rsistances, une esthtique de lexprience populaire : Las tumbas de Puerto Berrio 177 3. Aux limites de lacte artistique : cette guerre que nous ne voyons plus mais que les combattants voient 184

    PARTIE III 191 GLOBALISATION DES VIOLENCES, GLOBALISATION DE LA DMOCRATIE ? REGARDS CROISS SUR LE MONDE AU DBUT DU XXIe SICLE Sur la brutalisation de lEurope 193

    tienne Balibar

    1. Questions de mthode 193 2. Brutalisation des populations europennes 196 3. Frontires et seuils 200 4. Le capital prdateur et ltat immunitaire 203

  • 10 La vulnrabilit du monde

    Rvolution et transition dmocratique en Tunisie. Linvention dun nouveau compromis politique ? 207

    Mohamed Nachi

    1. Analyse descriptive et critique des conditions de la rvolution tunisienne 208 2. Entre galit, respect et dignit : les conditions de la justice sociale 210 3. Les incertitudes de la transition dmocratique 213 4. Linvention dun nouveau modle de compromis. Lart de la conjugaison 215 5. En guise douverture 221

    Dmocratie, violences et place de ltat dans la modernisation en Asie de lEst et du Sud-Est 223

    Jean-Philippe Peemans

    1. La violence des rapports entre tats et paysanneries dans la phase de dmarrage de la modernisation nationale 1950-1980 225 2. Les annes 1980-2000 : les nouvelles formes de violence dans la nomodernisation extravertie 228 3. Vers une recomposition des acteurs populaires et de leurs rapports avec les acteurs dominants 230 4. Limpact des rapports de force entre lites dirigeantes et acteurs populaires sur lvolution des systmes politiques 232

    INTERMEZZO 3 239 TMOIGNER AU RWANDA. TRAVAIL DE MMOIRE, EXIGENCES DE JUSTICE ET PRATIQUES ARTISTIQUES POUR LE PREMIER GNOCIDE DE LAPRS-GUERRE FROIDE Entretien avec Pacifique Kabalisa et Marie-France Collard 241

    Matthieu de Nanteuil

    - Pacifique Kabalisa 1. Des faits la cration dune banque de tmoignages : une traverse personnelle 244 2. La mise en place dune justice post-gnocide : de la loi sur le gnocide de 1996 aux juridictions Gacaca de 2002 248

    - Marie-France Collard 3. Dune violence lautre : genses du premier gnocide de laprs-guerre froide 253 4. Auschwitz, linvisible sest jamais rendu visible 257 5. veiller la nostalgie dun autre tat du monde, et cette nostalgie est rvolutionnaire 265

    1 0 L a v u l n r a b i l i t d u m o n d e

    R v o l u t i o n e t t r a n s i t i o n d m o c r a t i q u e e n T u n i s i e . L i n v e n t i o n d u n n o u v e a u

    c o m p r o m i s p o l i t i q u e ? 2 0 7

    M o h a m e d N a c h i

    1 . A n a l y s e d e s c r i p t i v e e t c r i t i q u e d e s c o n d i t i o n s d e l a r v o l u t i o n t u n i s i e n n e 2 0 8

    2 . E n t r e g a l i t , r e s p e c t e t d i g n i t : l e s c o n d i t i o n s d e l a j u s t i c e s o c i a l e 2 1 0

    3 . L e s i n c e r t i t u d e s d e l a t r a n s i t i o n d m o c r a t i q u e 2 1 3

    4 . L i n v e n t i o n d u n n o u v e a u m o d l e d e c o m p r o m i s . L a r t d e l a c o n j u g a i s o n 2 1 5

    5 . E n g u i s e d o u v e r t u r e 2 2 1

    D m o c r a t i e , v i o l e n c e s e t p l a c e d e l t a t d a n s l a m o d e r n i s a t i o n e n A s i e d e l E s t

    e t d u S u d - E s t 2 2 3

    J e a n - P h i l i p p e P e e m a n s

    1 . L a v i o l e n c e d e s r a p p o r t s e n t r e t a t s e t p a y s a n n e r i e s d a n s l a p h a s e d e d m a r r a g e

    d e l a m o d e r n i s a t i o n n a t i o n a l e 1 9 5 0 - 1 9 8 0 2 2 5

    2 . L e s a n n e s 1 9 8 0 - 2 0 0 0 : l e s n o u v e l l e s f o r m e s d e v i o l e n c e d a n s l a n o m o d e r n i s a t i o n

    e x t r a v e r t i e 2 2 8

    3 . V e r s u n e r e c o m p o s i t i o n d e s a c t e u r s p o p u l a i r e s e t d e l e u r s r a p p o r t s a v e c l e s

    a c t e u r s d o m i n a n t s 2 3 0

    4 . L i m p a c t d e s r a p p o r t s d e f o r c e e n t r e l i t e s d i r i g e a n t e s e t a c t e u r s p o p u l a i r e s s u r

    l v o l u t i o n d e s s y s t m e s p o l i t i q u e s 2 3 2

    I N T E R M E Z Z O 3 2 3 9

    T M O I G N E R A U R W A N D A . T R A V A I L D E M M O I R E , E X I G E N C E S D E

    J U S T I C E E T P R A T I Q U E S A R T I S T I Q U E S P O U R L E P R E M I E R G N O C I D E D E

    L A P R S - G U E R R E F R O I D E

    E n t r e t i e n a v e c P a c i f i q u e K a b a l i s a e t M a r i e - F r a n c e C o l l a r d 2 4 1

    M a t t h i e u d e N a n t e u i l

    - P a c i f i q u e K a b a l i s a

    1 . D e s f a i t s l a c r a t i o n d u n e b a n q u e d e t m o i g n a g e s :

    u n e t r a v e r s e p e r s o n n e l l e 2 4 4

    2 . L a m i s e e n p l a c e d u n e j u s t i c e p o s t - g n o c i d e :

    d e l a l o i s u r l e g n o c i d e d e 1 9 9 6 a u x j u r i d i c t i o n s G a c a c a d e 2 0 0 2 2 4 8

    - M a r i e - F r a n c e C o l l a r d

    3 . D u n e v i o l e n c e l a u t r e : g e n s e s d u p r e m i e r g n o c i d e d e l a p r s - g u e r r e f r o i d e 2 5 3

    4 . A u s c h w i t z , l i n v i s i b l e s e s t j a m a i s r e n d u v i s i b l e 2 5 7

    5 . v e i l l e r l a n o s t a l g i e d u n a u t r e t a t d u m o n d e , e t c e t t e n o s t a l g i e e s t

    r v o l u t i o n n a i r e 2 6 5

  • Table des matires 11

    PARTIE IV 267

    OUVERTURES REGARDS PHILOSOPHIQUE, HISTORIQUE ET JURIDIQUE

    Eric Weil. Violence et dmocratie dans un monde globalis 269

    Patrice Canivez

    1. Philosophie et politique 269

    2. Communaut et socit 271

    3. Le conflit entre ltat et la socit 274

    Violence, dmocratie et histoire globale 285

    Hugo Fazio Vengoa

    1. La fin de lhistoire 285

    2. Le choc des civilisations 287

    3. Globalisation : sens et porte 289

    4. Reprsentations dun rseau global 290

    5. Traits spcifiques de notre prsent 292

    6. Constellation globale, temps et espace 295

    7. La ncessit dhistoriser globalement la dmocratie et la violence 296

    8. En guise de conclusion 298

    Justice transitionnelle et droits humains. Leurs apports pour le monde

    daujourdhui 299

    Hernando Valencia Villa

    1. Expriences 300

    2. Leons 308

    3. Le droit la justice 310

    Les auteurs 315

    Bibliographie 319

    T a b l e d es m a t i r es 11

    PARTIE IV 267 OUVERTURES REGARDS PHILOSOPHIQUE, HISTORIQUE ET JURIDIQUE Eric Weil. Violence et dmocratie dans un monde globalis 269

    Patrice Canivez

    1. Philosophie et politique 269 2. Communaut et socit 271 3. Le conflit entre ltat et la socit 274

    Violence, dmocratie et histoire globale 285 Hugo Fazio Vengoa

    1. La fin de lhistoire 285 2. Le choc des civilisations 287 3. Globalisation : sens et porte 289 4. Reprsentations dun rseau global 290 5. Traits spcifiques de notre prsent 292 6. Constellation globale, temps et espace 295 7. La ncessit dhistoriser globalement la dmocratie et la violence 296 8. En guise de conclusion 298

    Justice transitionnelle et droits humains. Leurs apports pour le monde daujourdhui 299

    Hernando Valencia Villa

    1. Expriences 300 2. Leons 308 3. Le droit la justice 310

    Les auteurs 315

    Bibliographie 319

  • Introduction

    Introduction

  • Penser la violence aprs le totalitarisme

    Matthieu de Nanteuil

    Pour beaucoup dintellectuels ou de citoyens qui ont connu, dans leur jeunesse, la

    monstruosit des camps hitlriens ou staliniens, laffaire semble entendue : le

    totalitarisme aura constitu lquivalent politique de la violence absolue. Bien sr,

    lhistoire des nations occidentales gagnes au libralisme aprs les Rvolutions

    anglaise (1688), amricaine (1776) et franaise (1789) est tout sauf une histoire

    pacifique. Le nationalisme aura, en particulier, constitu le nouveau visage de la

    violence guerrire tout au long du XIX

    e

    sicle et dans la premire moiti du

    XX

    e

    sicle. Si bien que lon peut dire, la suite dErnest Renan, que la Nation aura

    t la grande affaire de la modernit industrielle : le lot de symboles et daffects

    quelle charria avec elle alimenta tant la solidification de ltat de droit que la

    mobilisation des masses en vue de la guerre totale.

    Il reste que la marque de fabrique de la deuxime moiti du XX

    e

    sicle aura t le

    phnomne totalitaire, mlange de haine antilibrale et dhyper-modernit, qui

    rompt avec toute lhistoire politique antrieure. ce propos, il semble difficile

    dvoquer une simple mtamorphose du sentiment national, comme sil ntait

    question que dune diffrence dchelle dans le degr de coercition ou de

    destruction, comme sil sagissait seulement de repousser aussi loin que possible le

    seuil de tolrance de la violence dtat. On le sait depuis les travaux pionniers

    dHannah Arendt, Claude Lefort, Jan Patoka ou Vaclav Havel : au-del de la

    formation dun tat policier, conduisant la confiscation du pouvoir tous les

    chelons de la socit, le totalitarisme repose, au plan anthropologique, sur

    lalliance entre trois lments : la dstructuration des identits et des ancrages

    sociaux, la haine du prsent partage par les lites et la populace rappelle

    Arendt et la ngation de la vie subjective, de lidentit pour soi.

    Il suffit de relire les pages les plus lumineuses de Vie et Destin, limmense roman

    de Vassili Grossman, pour comprendre la mutation qui sest opre au sein de la

    civilisation moderne, entre les formes de violence prtotalitaires et le totalitarisme

    lui-mme. Aussi cruelle ou abjecte quelle ait t, la violence concernait

    auparavant des combattants acharns la dfense dun idal (patriotes, militants,

    rvolutionnaires, idologues, etc.). Dans le phnomne totalitaire, chacun est pris

    au pige du systme. Le systme maintient ses membres en vie tant quils servent

    ses intrts, mais il pourra se retourner contre eux tout moment, les retirer du

    monde, en effacer les traces. Cest autant le rsultat final que cette incertitude

    radicale qui caractrise un tel mode de gouvernement : en rappelant avec Hannah

    Penser la violence aprs le totalitarisme

    Matthieu de Nanteuil

    Pour beaucoup dintellectuels ou de citoyens qui ont connu, dans leur jeunesse, la monstruosit des camps hitlriens ou staliniens, laffaire semble entendue : le totalitarisme aura constitu lquivalent politique de la violence absolue. Bien sr, lhistoire des nations occidentales gagnes au libralisme aprs les Rvolutions anglaise (1688), amricaine (1776) et franaise (1789) est tout sauf une histoire pacifique. Le nationalisme aura, en particulier, constitu le nouveau visage de la violence guerrire tout au long du XIXe sicle et dans la premire moiti du XXe sicle. Si bien que lon peut dire, la suite dErnest Renan, que la Nation aura t la grande affaire de la modernit industrielle : le lot de symboles et daffects quelle charria avec elle alimenta tant la solidification de ltat de droit que la mobilisation des masses en vue de la guerre totale.

    Il reste que la marque de fabrique de la deuxime moiti du XXe sicle aura t le phnomne totalitaire, mlange de haine antilibrale et dhyper-modernit, qui rompt avec toute lhistoire politique antrieure. ce propos, il semble difficile dvoquer une simple mtamorphose du sentiment national, comme sil ntait question que dune diffrence dchelle dans le degr de coercition ou de destruction, comme sil sagissait seulement de repousser aussi loin que possible le seuil de tolrance de la violence dtat. On le sait depuis les travaux pionniers dHannah Arendt, Claude Lefort, Jan Patoka ou Vaclav Havel : au-del de la formation dun tat policier, conduisant la confiscation du pouvoir tous les chelons de la socit, le totalitarisme repose, au plan anthropologique, sur lalliance entre trois lments : la dstructuration des identits et des ancrages sociaux, la haine du prsent partage par les lites et la populace rappelle Arendt et la ngation de la vie subjective, de lidentit pour soi.

    Il suffit de relire les pages les plus lumineuses de Vie et Destin, limmense roman de Vassili Grossman, pour comprendre la mutation qui sest opre au sein de la civilisation moderne, entre les formes de violence prtotalitaires et le totalitarisme lui-mme. Aussi cruelle ou abjecte quelle ait t, la violence concernait auparavant des combattants acharns la dfense dun idal (patriotes, militants, rvolutionnaires, idologues, etc.). Dans le phnomne totalitaire, chacun est pris au pige du systme. Le systme maintient ses membres en vie tant quils servent ses intrts, mais il pourra se retourner contre eux tout moment, les retirer du monde, en effacer les traces. Cest autant le rsultat final que cette incertitude radicale qui caractrise un tel mode de gouvernement : en rappelant avec Hannah

  • 16 La vulnrabilit du monde

    Arendt que tout [lui] est possible , le systme totalitaire gouverne les existences en leur imposant une prcarit sans limite.

    On pense ici Krymov, ce personnage de Grossman, ancien membre du Comit Central qui travaille larrire des lignes de front de Stalingrad. Au dbut du roman, Krymov qui aime lune des principales protagonistes du livre envoie des soldats en camp de concentration parce que ces derniers ne se conforment pas aux comportements attendus par le Comit central, bien quils aient lutt jusqu lpuisement contre larme allemande. Au fil du roman, alors que les liens avec la femme aime se distendent, il est amen inflchir sa position pour se retrouver condamn par le mme Comit central et pour les mmes motifs. Dans des lignes magistrales et audacieuses la fois, Grossman se fait lethnologue de cette descente aux enfers dans laquelle la vie finit par se retourner en son contraire :

    Il savait maintenant comment on brisait un homme. La fouille, les boutons quon vous arrachait, les lunettes quon vous retirait, tout cela donnait lindividu le sentiment de son impuissance. Dans le bureau du juge dinstruction, lhomme sapercevait que sa participation la rvolution [] ne comptait pas, que ses connaissances, son travail ntait que sottises. Et il arrivait cette seconde conclusion : la nullit de lhomme ntait pas seulement physique. Ceux qui sobstinaient revendiquer le droit dtre des hommes taient peu peu branls et dtruits, briss, casss, grignots et mis en pices, jusquau moment o ils atteignaient un tel degr de friabilit [] quils ne pensaient plus la justice, la libert, ni mme la paix, et ne dsiraient qutre dbarrasss au plus vite de cette vie quils hassaient. [] Qui avait bien pu le trahir ? Qui lavait dnonc ? Calomni ? Il sentait que cette question ne lintressait plus (Grossman, 1980 : 1136-1137).

    Chez Patoka ou Arendt, le totalitarisme se dploie lorsque la matrice intellectuelle de rfrence l idologie se spare du monde de la vie et quaucune exprience vcue nest susceptible den inflchir la trajectoire. Dans les termes de Claude Lefort, une telle situation suppose dassimiler le corps social un corps organique : loin de protger la singularit des trajectoires et la diversit des communauts, le totalitarisme utilise la mtaphore du corps pour fusionner lintimit et la totalit. La socit est observe dans ses moindres faits et gestes, il ny a pas de limite la publicit des actes, le pouvoir sinsinue dans les dtails du quotidien. Point dorgue idologique puisque, en asservissant les membres de la socit au mtabolisme du systme, il sagit de donner la planification de la mort lapparence de la vie. Mais ce faisant, le totalitarisme engendre une violence deux niveaux : celle de la pauprisation des masses, celle de la ngation de la socit. Cest cette superposition des violences qui donne lexprience totalitaire lintensit dramatique quon lui connat.

    1 6 L a v u l n r a b i l i t d u m o n d e

    A r e n d t q u e t o u t [ l u i ] e s t p o s s i b l e , l e s y s t m e t o t a l i t a i r e g o u v e r n e l e s e x i s t e n c e s

    e n l e u r i m p o s a n t u n e p r c a r i t s a n s l i m i t e .

    O n p e n s e i c i K r y m o v , c e p e r s o n n a g e d e G r o s s m a n , a n c i e n m e m b r e d u C o m i t

    C e n t r a l q u i t r a v a i l l e l a r r i r e d e s l i g n e s d e f r o n t d e S t a l i n g r a d . A u d b u t d u

    r o m a n , K r y m o v q u i a i m e l u n e d e s p r i n c i p a l e s p r o t a g o n i s t e s d u l i v r e e n v o i e

    d e s s o l d a t s e n c a m p d e c o n c e n t r a t i o n p a r c e q u e c e s d e r n i e r s n e s e c o n f o r m e n t p a s

    a u x c o m p o r t e m e n t s a t t e n d u s p a r l e C o m i t c e n t r a l , b i e n q u i l s a i e n t l u t t

    j u s q u l p u i s e m e n t c o n t r e l a r m e a l l e m a n d e . A u f i l d u r o m a n , a l o r s q u e l e s l i e n s

    a v e c l a f e m m e a i m e s e d i s t e n d e n t , i l e s t a m e n i n f l c h i r s a p o s i t i o n p o u r s e

    r e t r o u v e r c o n d a m n p a r l e m m e C o m i t c e n t r a l e t p o u r l e s m m e s m o t i f s . D a n s

    d e s l i g n e s m a g i s t r a l e s e t a u d a c i e u s e s l a f o i s , G r o s s m a n s e f a i t l e t h n o l o g u e d e

    c e t t e d e s c e n t e a u x e n f e r s d a n s l a q u e l l e l a v i e f i n i t p a r s e r e t o u r n e r e n s o n

    c o n t r a i r e :

    I l s a v a i t m a i n t e n a n t c o m m e n t o n b r i s a i t u n h o m m e . L a f o u i l l e , l e s b o u t o n s q u o n v o u s

    a r r a c h a i t , l e s l u n e t t e s q u o n v o u s r e t i r a i t , t o u t c e l a d o n n a i t l i n d i v i d u l e s e n t i m e n t d e

    s o n i m p u i s s a n c e . D a n s l e b u r e a u d u j u g e d i n s t r u c t i o n , l h o m m e s a p e r c e v a i t q u e s a

    p a r t i c i p a t i o n l a r v o l u t i o n [ ] n e c o m p t a i t p a s , q u e s e s c o n n a i s s a n c e s , s o n t r a v a i l

    n t a i t q u e s o t t i s e s . E t i l a r r i v a i t c e t t e s e c o n d e c o n c l u s i o n : l a n u l l i t d e l h o m m e n t a i t

    p a s s e u l e m e n t p h y s i q u e . C e u x q u i s o b s t i n a i e n t r e v e n d i q u e r l e d r o i t d t r e d e s h o m m e s

    t a i e n t p e u p e u b r a n l s e t d t r u i t s , b r i s s , c a s s s , g r i g n o t s e t m i s e n p i c e s , j u s q u a u

    m o m e n t o i l s a t t e i g n a i e n t u n t e l d e g r d e f r i a b i l i t [ ] q u i l s n e p e n s a i e n t p l u s l a

    j u s t i c e , l a l i b e r t , n i m m e l a p a i x , e t n e d s i r a i e n t q u t r e d b a r r a s s s a u p l u s v i t e d e

    c e t t e v i e q u i l s h a s s a i e n t . [ ] Q u i a v a i t b i e n p u l e t r a h i r ? Q u i l a v a i t d n o n c ?

    C a l o m n i ? I l s e n t a i t q u e c e t t e q u e s t i o n n e l i n t r e s s a i t p l u s ( G r o s s m a n , 1 9 8 0 : 1 1 3 6 -

    1 1 3 7 ) .

    C h e z P a t o k a o u A r e n d t , l e t o t a l i t a r i s m e s e d p l o i e l o r s q u e l a m a t r i c e

    i n t e l l e c t u e l l e d e r f r e n c e l i d o l o g i e s e s p a r e d u m o n d e d e l a v i e e t

    q u a u c u n e e x p r i e n c e v c u e n e s t s u s c e p t i b l e d e n i n f l c h i r l a t r a j e c t o i r e . D a n s l e s

    t e r m e s d e C l a u d e L e f o r t , u n e t e l l e s i t u a t i o n s u p p o s e d a s s i m i l e r l e c o r p s s o c i a l u n

    c o r p s o r g a n i q u e : l o i n d e p r o t g e r l a s i n g u l a r i t d e s t r a j e c t o i r e s e t l a d i v e r s i t d e s

    c o m m u n a u t s , l e t o t a l i t a r i s m e u t i l i s e l a m t a p h o r e d u c o r p s p o u r f u s i o n n e r

    l i n t i m i t e t l a t o t a l i t . L a s o c i t e s t o b s e r v e d a n s s e s m o i n d r e s f a i t s e t g e s t e s , i l

    n y a p a s d e l i m i t e l a p u b l i c i t d e s a c t e s , l e p o u v o i r s i n s i n u e d a n s l e s d t a i l s d u

    q u o t i d i e n . P o i n t d o r g u e i d o l o g i q u e p u i s q u e , e n a s s e r v i s s a n t l e s m e m b r e s d e l a

    s o c i t a u m t a b o l i s m e d u s y s t m e , i l s a g i t d e d o n n e r l a p l a n i f i c a t i o n d e l a m o r t

    l a p p a r e n c e d e l a v i e . M a i s c e f a i s a n t , l e t o t a l i t a r i s m e e n g e n d r e u n e v i o l e n c e

    d e u x n i v e a u x : c e l l e d e l a p a u p r i s a t i o n d e s m a s s e s , c e l l e d e l a n g a t i o n d e l a

    s o c i t . C e s t c e t t e s u p e r p o s i t i o n d e s v i o l e n c e s q u i d o n n e l e x p r i e n c e t o t a l i t a i r e

    l i n t e n s i t d r a m a t i q u e q u o n l u i c o n n a t .

  • Penser la violence aprs le totalitarisme 17

    1. Dmocratie librale vs totalitarisme :

    penser la continuit dans la discontinuit

    Il a fallu du temps aux intelligentsias politiques pour prendre la mesure de cette

    excroissance monstrueuse de la modernit et cesser de justifier le bien fond des

    actions partisanes, y compris les plus violentes, au nom de la puret des systmes.

    Phnomne historique ou horizon philosophique, le totalitarisme rappelle la

    distorsion toujours possible des productions intellectuelles orientes vers la prise de

    pouvoir, en particulier lorsque les institutions censes garantir les liberts

    fondamentales cdent le pas l illimitation du pouvoir dtat. Face au

    dveloppement puis la chute du nazisme et du stalinisme, la critique du

    totalitarisme a constitu une tape intellectuelle majeure, notamment gauche. Elle

    a permis de mettre jour ce que lon pourrait dsigner comme une violence contre

    la dmocratie, en exhumant cette part antihumaniste de la modernit, elle-mme

    reflet dune conception scientiste et calculatrice de la vie en socit.

    Mais autant cette critique reprsentait une vritable avance lorsque la guerre

    froide imposait sa marque, autant elle est devenue contre-productive lorsque,

    dater de la rvolution librale-conservatrice des annes 1980, elle sest rige

    en norme hgmonique de lespace public. Pour avoir t utilise temps et

    contretemps, la rhtorique anti-totalitaire a fini par gnrer une succession de

    raccourcis idologiques, allant du mpris poli vis--vis des approches substantielles

    de lconomie et de la politique au discrdit profond envers les utopies concrtes

    de transformation sociale, en passant par la dconstruction patiente des fondements

    thoriques et pratiques de ltat-providence.

    Dans une srie de confrences datant des annes 1950 la France de la

    IV

    e

    Rpublique est plonge dans la guerre dAlgrie, le monde est en pleine guerre

    froide , Rayon Aron mditait sur les forces et fragilits de la dmocratie face au

    totalitarisme. Dfinissant ce dernier comme rgime de parti monopolistique , il

    apprhendait la dmocratie en tant que rgime constitutionnel-pluraliste .

    Sociologue avis, il abordait la thmatique du libralisme de faon circonspecte,

    essentiellement pour exprimer le processus de reflux des rgimes totalitaires, face

    aux conditions de lconomie mondiale ou aux mouvements issus de la

    souverainet populaire (Aron, 1965). En dautres termes, il dessinait un modle

    politique en creux, sans en sous-estimer les contradictions ni le prendre pour

    rfrence absolue. Bien que ses analyses ne soient pas absentes de controverses, sa

    dmarche pourrait inspirer celle que nous dveloppons ici. Cest que la tentative de

    faire de lconomie de march et la dmocratie librale un simple contre-

    modle face la violence totalitaire se rvle doublement problmatique.

    P e ns e r l a v i o l en c e a p r s l e t o ta l i t a r i sm e 17

    1. Dmocratie librale vs totalitarisme : penser la continuit dans la discontinuit

    Il a fallu du temps aux intelligentsias politiques pour prendre la mesure de cette excroissance monstrueuse de la modernit et cesser de justifier le bien fond des actions partisanes, y compris les plus violentes, au nom de la puret des systmes. Phnomne historique ou horizon philosophique, le totalitarisme rappelle la distorsion toujours possible des productions intellectuelles orientes vers la prise de pouvoir, en particulier lorsque les institutions censes garantir les liberts fondamentales cdent le pas l illimitation du pouvoir dtat. Face au dveloppement puis la chute du nazisme et du stalinisme, la critique du totalitarisme a constitu une tape intellectuelle majeure, notamment gauche. Elle a permis de mettre jour ce que lon pourrait dsigner comme une violence contre la dmocratie, en exhumant cette part antihumaniste de la modernit, elle-mme reflet dune conception scientiste et calculatrice de la vie en socit.

    Mais autant cette critique reprsentait une vritable avance lorsque la guerre froide imposait sa marque, autant elle est devenue contre-productive lorsque, dater de la rvolution librale-conservatrice des annes 1980, elle sest rige en norme hgmonique de lespace public. Pour avoir t utilise temps et contretemps, la rhtorique anti-totalitaire a fini par gnrer une succession de raccourcis idologiques, allant du mpris poli vis--vis des approches substantielles de lconomie et de la politique au discrdit profond envers les utopies concrtes de transformation sociale, en passant par la dconstruction patiente des fondements thoriques et pratiques de ltat-providence.

    Dans une srie de confrences datant des annes 1950 la France de la IVe Rpublique est plonge dans la guerre dAlgrie, le monde est en pleine guerre froide , Rayon Aron mditait sur les forces et fragilits de la dmocratie face au totalitarisme. Dfinissant ce dernier comme rgime de parti monopolistique , il apprhendait la dmocratie en tant que rgime constitutionnel-pluraliste . Sociologue avis, il abordait la thmatique du libralisme de faon circonspecte, essentiellement pour exprimer le processus de reflux des rgimes totalitaires, face aux conditions de lconomie mondiale ou aux mouvements issus de la souverainet populaire (Aron, 1965). En dautres termes, il dessinait un modle politique en creux, sans en sous-estimer les contradictions ni le prendre pour rfrence absolue. Bien que ses analyses ne soient pas absentes de controverses, sa dmarche pourrait inspirer celle que nous dveloppons ici. Cest que la tentative de faire de lconomie de march et la dmocratie librale un simple contre-modle face la violence totalitaire se rvle doublement problmatique.

  • 18 La vulnrabilit du monde

    Problmatique lgard du pass, dabord. Aprs avoir dconstruit les systmes totalitaires, cette tentative sest attache reconstruire une image homognisatrice du moment dmocratique, dont les dimensions constitutives ont t ramenes lexistence dun noyau libral , dautant plus indestructible quil tait conu pour tre inexpugnable. Pourtant, sans nier les apports dun Constant ou dun Tocqueville, une partie de la tradition critique sest attache restituer les contradictions ayant accompagn la gense des processus dmocratiques, depuis leur apparition dans lEurope des Lumires jusqu aujourdhui. Quil sagisse de lhistoriographie (Hobsbawn, 1969 ; Thomson, 2002 ; Rosanvallon, 2004), de la philosophie politique (Lefort, 1986 ; Mouffe, 2000 ; Bobbio, 2007) ou de lanthropologie politique et sociale (Godelier, 1984 ; McPherson, 2004 ; Gauchet, 2007a, 2007b, 2010), de nombreux travaux ont soulign les processus de dilatation et rtractation de lidal dmocratique dans la dmocratie. Ils ont mis en lumire la part dombre dun mode de gouvernement qui, mme sanctionn par la souverainet populaire, nest jamais parvenu se dpartir de la violence qui caractrise toute pratique de pouvoir.

    Problmatique lgard du prsent et du futur, ensuite. Une des principales difficults de cette entreprise de revalorisation exclusive fut quelle supposait rgles des questions qui allaient se rouvrir dans les annes 1990-2000 et rvler en creux les failles dune tradition politique dfinie comme le seul espace idologique lgitime face aux dgts du totalitarisme. Sans rentrer dans le dtail des arguments, relevons trois sries de problmes : les ambiguts de la culture individualiste, la brutalit du capitalisme de march, la permanence de ltat dexception. Dveloppons brivement ces trois points.

    1.1. Les ambiguts de la culture individualiste

    Quand le bloc sovitique semblait encore inattaquable et que beaucoup analysaient le phnomne totalitaire comme lexpression dune force sans limite (une force conue comme strictement extrieure la socit), les signataires de la Charte 77 montraient que ce phnomne ne pouvait exister sans une forme d auto totalitarisme , cest--dire sans que la socit ne se mette elle-mme investir les attentes sociales que le totalitarisme gnrait. Ce fut la fameuse fable de Vaclav Havel sur le marchand de lgumes (Havel, 1990 : 72-94). Paradoxe central du totalitarisme : celui-ci prsuppose une socit capable de se conformer ses prceptes tout en lui refusant le droit dexister pour elle-mme. Do le recours constant et coteux la machine rpressive, seule capable de rduire cet cart. Or quattend le systme totalitaire de la socit ? Une culture individualiste et, de faon plus radicale encore, une culture du chacun pour soi.

    1 8 L a v u l n r a b i l i t d u m o n d e

    P r o b l m a t i q u e l g a r d d u p a s s , d a b o r d . A p r s a v o i r d c o n s t r u i t l e s s y s t m e s

    t o t a l i t a i r e s , c e t t e t e n t a t i v e s e s t a t t a c h e r e c o n s t r u i r e u n e i m a g e h o m o g n i s a t r i c e

    d u m o m e n t d m o c r a t i q u e , d o n t l e s d i m e n s i o n s c o n s t i t u t i v e s o n t t r a m e n e s

    l e x i s t e n c e d u n n o y a u l i b r a l , d a u t a n t p l u s i n d e s t r u c t i b l e q u i l t a i t c o n u

    p o u r t r e i n e x p u g n a b l e . P o u r t a n t , s a n s n i e r l e s a p p o r t s d u n C o n s t a n t o u d u n

    T o c q u e v i l l e , u n e p a r t i e d e l a t r a d i t i o n c r i t i q u e s e s t a t t a c h e r e s t i t u e r l e s

    c o n t r a d i c t i o n s a y a n t a c c o m p a g n l a g e n s e d e s p r o c e s s u s d m o c r a t i q u e s , d e p u i s

    l e u r a p p a r i t i o n d a n s l E u r o p e d e s L u m i r e s j u s q u a u j o u r d h u i . Q u i l s a g i s s e d e

    l h i s t o r i o g r a p h i e ( H o b s b a w n , 1 9 6 9 ; T h o m s o n , 2 0 0 2 ; R o s a n v a l l o n , 2 0 0 4 ) , d e l a

    p h i l o s o p h i e p o l i t i q u e ( L e f o r t , 1 9 8 6 ; M o u f f e , 2 0 0 0 ; B o b b i o , 2 0 0 7 ) o u d e

    l a n t h r o p o l o g i e p o l i t i q u e e t s o c i a l e ( G o d e l i e r , 1 9 8 4 ; M c P h e r s o n , 2 0 0 4 ; G a u c h e t ,

    2 0 0 7 a , 2 0 0 7 b , 2 0 1 0 ) , d e n o m b r e u x t r a v a u x o n t s o u l i g n l e s p r o c e s s u s d e d i l a t a t i o n

    e t r t r a c t a t i o n d e l i d a l d m o c r a t i q u e d a n s l a d m o c r a t i e . I l s o n t m i s e n l u m i r e l a

    p a r t d o m b r e d u n m o d e d e g o u v e r n e m e n t q u i , m m e s a n c t i o n n p a r l a

    s o u v e r a i n e t p o p u l a i r e , n e s t j a m a i s p a r v e n u s e d p a r t i r d e l a v i o l e n c e q u i

    c a r a c t r i s e t o u t e p r a t i q u e d e p o u v o i r .

    P r o b l m a t i q u e l g a r d d u p r s e n t e t d u f u t u r , e n s u i t e . U n e d e s p r i n c i p a l e s

    d i f f i c u l t s d e c e t t e e n t r e p r i s e d e r e v a l o r i s a t i o n e x c l u s i v e f u t q u e l l e s u p p o s a i t

    r g l e s d e s q u e s t i o n s q u i a l l a i e n t s e r o u v r i r d a n s l e s a n n e s 1 9 9 0 - 2 0 0 0 e t r v l e r e n

    c r e u x l e s f a i l l e s d u n e t r a d i t i o n p o l i t i q u e d f i n i e c o m m e l e s e u l e s p a c e i d o l o g i q u e

    l g i t i m e f a c e a u x d g t s d u t o t a l i t a r i s m e . S a n s r e n t r e r d a n s l e d t a i l d e s a r g u m e n t s ,

    r e l e v o n s t r o i s s r i e s d e p r o b l m e s : l e s a m b i g u t s d e l a c u l t u r e i n d i v i d u a l i s t e , l a

    b r u t a l i t d u c a p i t a l i s m e d e m a r c h , l a p e r m a n e n c e d e l t a t d e x c e p t i o n .

    D v e l o p p o n s b r i v e m e n t c e s t r o i s p o i n t s .

    1 . 1 . L e s a m b i g u t s d e l a c u l t u r e i n d i v i d u a l i s t e

    Q u a n d l e b l o c s o v i t i q u e s e m b l a i t e n c o r e i n a t t a q u a b l e e t q u e b e a u c o u p

    a n a l y s a i e n t l e p h n o m n e t o t a l i t a i r e c o m m e l e x p r e s s i o n d u n e f o r c e s a n s l i m i t e

    ( u n e f o r c e c o n u e c o m m e s t r i c t e m e n t e x t r i e u r e l a s o c i t ) , l e s s i g n a t a i r e s d e l a

    C h a r t e 7 7 m o n t r a i e n t q u e c e p h n o m n e n e p o u v a i t e x i s t e r s a n s u n e f o r m e d a u t o

    t o t a l i t a r i s m e , c e s t - - d i r e s a n s q u e l a s o c i t n e s e m e t t e e l l e - m m e i n v e s t i r l e s

    a t t e n t e s s o c i a l e s q u e l e t o t a l i t a r i s m e g n r a i t . C e f u t l a f a m e u s e f a b l e d e V a c l a v

    H a v e l s u r l e m a r c h a n d d e l g u m e s ( H a v e l , 1 9 9 0 : 7 2 - 9 4 ) . P a r a d o x e c e n t r a l d u

    t o t a l i t a r i s m e : c e l u i - c i p r s u p p o s e u n e s o c i t c a p a b l e d e s e c o n f o r m e r s e s

    p r c e p t e s t o u t e n l u i r e f u s a n t l e d r o i t d e x i s t e r p o u r e l l e - m m e . D o l e r e c o u r s

    c o n s t a n t e t c o t e u x l a m a c h i n e r p r e s s i v e , s e u l e c a p a b l e d e r d u i r e c e t c a r t .

    O r q u a t t e n d l e s y s t m e t o t a l i t a i r e d e l a s o c i t ? U n e c u l t u r e i n d i v i d u a l i s t e e t , d e

    f a o n p l u s r a d i c a l e e n c o r e , u n e c u l t u r e d u c h a c u n p o u r s o i .

  • Penser la violence aprs le totalitarisme 19

    Cette culture nest pas directement produite par le totalitarisme : elle trouve son

    origine dans lanthropologie individualiste forge par la tradition librale aux

    XVII

    e

    et XVIII

    e

    sicles. Celle-ci entendait sortir de lobscurantisme en dfendant la

    libert de conscience contre les pouvoirs, mais au risque de rduire la socit la

    somme des intrts individuels. Cette anthropologie ne doit pas tre caricature : sa

    concrtisation na cess de faire lobjet dappropriations et de traductions

    multiples. Ouvrant sur ce que C. B. McPherson a appel une socit de march

    gnralis (McPherson, 2004 : 97), elle-mme lorigine des grandes crises

    sociales qui ont jalonn la naissance du capitalisme industriel, cette anthropologie

    fut le point dappui de la premire gnration des droits de lhomme, ainsi que de

    nombreux mouvements dmancipation qui mergrent aux XIX

    e

    et XX

    e

    sicles.

    Plus largement, elle a constitu un lment culturel dcisif dans le travail

    dlaboration des rgulations sociales et juridiques quont entrepris les socits

    industrielles pour se reconstruire aprs le second conflit mondial. Ce qua montr

    Robert Castel dans un ouvrage qui fit date : lindividualisme ngatif , centr sur

    la libert comme absence de contraintes et la dfense du chacun pour soi, a

    toujours cohabit avec un individualisme positif , qui entendait inscrire les

    revendications individuelles dans une dynamique collective, en sattachant dfinir

    les conditions sociales de la libert (Castel, 1995).

    Cet quilibre sest rompu dans le tournant des annes 1980 : oprant une double

    confusion entre march et socit civile dune part, dmocratie et libralisme

    dautre part, nos socits postindustrielles ont progressivement disqualifi cet

    individualisme de destin partag . Les enqutes sociologiques ne manquent pas,

    pour tayer ce diagnostic en Europe comme aux tats-Unis (Erhenberg, 1998 ;

    Sennett, 1998). Sur le plan culturel, ce nest donc nullement le fait que nous ayons

    tir les leons de lexprience totalitaire qui caractrise lpoque actuelle : nous

    vivons plutt une sorte de retour un point dorigine, celui dun individualisme

    non amend, dans lequel le totalitarisme a puis la source intime de son

    fonctionnement social. linverse, ce nest pas lindividualisme en soi qui servit

    de contre-feu aux drives totalitaires, mais linvention de rgulations ayant des

    implications la fois individuelles et collectives, capables dendiguer la socit de

    march et de construire des institutions autonomes, affranchies de leur dpendance

    excessive lgard de ltat. Lindividualisme nest pas lhumanit , crit

    encore Vassili Grossman (cit par Todorov, 2000 : 79). ne jamais sortir de cette

    ambigut constitutive, on prend le risque dentretenir le flou quant aux sources

    profondes de la violence dans les socits contemporaines.

    P e ns e r l a v i o l en c e a p r s l e t o ta l i t a r i sm e 19

    Cette culture nest pas directement produite par le totalitarisme : elle trouve son origine dans lanthropologie individualiste forge par la tradition librale aux XVIIe et XVIIIe sicles. Celle-ci entendait sortir de lobscurantisme en dfendant la libert de conscience contre les pouvoirs, mais au risque de rduire la socit la somme des intrts individuels. Cette anthropologie ne doit pas tre caricature : sa concrtisation na cess de faire lobjet dappropriations et de traductions multiples. Ouvrant sur ce que C. B. McPherson a appel une socit de march gnralis (McPherson, 2004 : 97), elle-mme lorigine des grandes crises sociales qui ont jalonn la naissance du capitalisme industriel, cette anthropologie fut le point dappui de la premire gnration des droits de lhomme, ainsi que de nombreux mouvements dmancipation qui mergrent aux XIXe et XXe sicles. Plus largement, elle a constitu un lment culturel dcisif dans le travail dlaboration des rgulations sociales et juridiques quont entrepris les socits industrielles pour se reconstruire aprs le second conflit mondial. Ce qua montr Robert Castel dans un ouvrage qui fit date : lindividualisme ngatif , centr sur la libert comme absence de contraintes et la dfense du chacun pour soi, a toujours cohabit avec un individualisme positif , qui entendait inscrire les revendications individuelles dans une dynamique collective, en sattachant dfinir les conditions sociales de la libert (Castel, 1995).

    Cet quilibre sest rompu dans le tournant des annes 1980 : oprant une double confusion entre march et socit civile dune part, dmocratie et libralisme dautre part, nos socits postindustrielles ont progressivement disqualifi cet individualisme de destin partag . Les enqutes sociologiques ne manquent pas, pour tayer ce diagnostic en Europe comme aux tats-Unis (Erhenberg, 1998 ; Sennett, 1998). Sur le plan culturel, ce nest donc nullement le fait que nous ayons tir les leons de lexprience totalitaire qui caractrise lpoque actuelle : nous vivons plutt une sorte de retour un point dorigine, celui dun individualisme non amend, dans lequel le totalitarisme a puis la source intime de son fonctionnement social. linverse, ce nest pas lindividualisme en soi qui servit de contre-feu aux drives totalitaires, mais linvention de rgulations ayant des implications la fois individuelles et collectives, capables dendiguer la socit de march et de construire des institutions autonomes, affranchies de leur dpendance excessive lgard de ltat. Lindividualisme nest pas lhumanit , crit encore Vassili Grossman (cit par Todorov, 2000 : 79). ne jamais sortir de cette ambigut constitutive, on prend le risque dentretenir le flou quant aux sources profondes de la violence dans les socits contemporaines.

  • 20 La vulnrabilit du monde

    1.2. La brutalit du capitalisme de march

    cette premire problmatisation sajoute lampleur des crises gnres par lextension du capitalisme de march sur lensemble de la plante. Au plan normatif comme au plan factuel, il est devenu impossible de considrer ces crises comme de simples accidents de parcours. Celles-ci sont de nature systmique : elles conjuguent lmergence du capitalisme patrimonial dconnect des ralits industrielles, la faillite des systmes nationaux de redistribution et le triomphe dun consumrisme priv de toute barrire culturelle (de Nanteuil, Laville, 2013). Leurs effets cologiques et sociaux sont considrables (Martin, Metzger, Pierre, 2003 ; Dupuy, 2005 ; Arnsperger, 2005 ; Juan, 2011), mais leurs consquences conomiques ne le sont pas moins (Aglietta, Orlan, 2002 ; Aglietta, Berrebi, 2007).

    Au sein de lUnion europenne, ceci est all de pair avec une politique de la concurrence qui a favoris les stratgies non-coopratives et accru les dsquilibres entre conomies nationales (Herzog, 2012 ; Aglietta, 2013). Au lieu de permettre une requalification des systmes productifs travers le profilage des dpenses en vue de ladaptation de ces systmes la nouvelle donne nergtique , les politiques massives de contraction des dpenses publiques ont renforc les dsquilibres et fragilis durablement les conomies les plus instables, gnrant des taux de chmage que lEurope navait gure connu depuis longtemps. Au retour en force des ingalits sajoute le fait que, au nom de laustrit, les socits civiles ont t considres comme de simples variables dajustement : prives du pouvoir dagir, ne disposant pas de lieux dappropriation et ou de rengociation des politiques dcides lchelle de lUE, elles nont pas trouv dans les parlements nationaux les soutiens institutionnels adquats. Rtrospectivement, cette dissymtrie des plans daction apparat comme lun des traits saillants de la crise europenne : hier foyer de la pense anti-totalitaire, lUE ne parvient plus reconnatre les socits qui la composent comme des acteurs partir entire de la politique europenne lide de socit civile europenne tant embryonnaire, pour ne pas dire inexistante.

    Ce mouvement ne se limite pas lEurope : il sinscrit dans le prolongement des politiques dajustement structurel inities depuis plusieurs dcennies par les institutions publiques internationales (FMI, Banque mondiale), destination des pays en voie de dveloppement. Au nom de la lutte contre le clientlisme et la corruption, les coordonnes mmes de lespace public ont t redfinies en fonction des paramtres du capitalisme de march. Les rgulations locales (bureaucratiques, corporatistes, mais aussi coutumires, religieuses) ont t dmanteles au profit dune mise gnralise sur le march des biens et des

    2 0 L a v u l n r a b i l i t d u m o n d e

    1 . 2 . L a b r u t a l i t d u c a p i t a l i s m e d e m a r c h

    c e t t e p r e m i r e p r o b l m a t i s a t i o n s a j o u t e l a m p l e u r d e s c r i s e s g n r e s p a r

    l e x t e n s i o n d u c a p i t a l i s m e d e m a r c h s u r l e n s e m b l e d e l a p l a n t e . A u p l a n

    n o r m a t i f c o m m e a u p l a n f a c t u e l , i l e s t d e v e n u i m p o s s i b l e d e c o n s i d r e r c e s c r i s e s

    c o m m e d e s i m p l e s a c c i d e n t s d e p a r c o u r s . C e l l e s - c i s o n t d e n a t u r e s y s t m i q u e :

    e l l e s c o n j u g u e n t l m e r g e n c e d u c a p i t a l i s m e p a t r i m o n i a l d c o n n e c t d e s r a l i t s

    i n d u s t r i e l l e s , l a f a i l l i t e d e s s y s t m e s n a t i o n a u x d e r e d i s t r i b u t i o n e t l e t r i o m p h e d u n

    c o n s u m r i s m e p r i v d e t o u t e b a r r i r e c u l t u r e l l e ( d e N a n t e u i l , L a v i l l e , 2 0 1 3 ) . L e u r s

    e f f e t s c o l o g i q u e s e t s o c i a u x s o n t c o n s i d r a b l e s ( M a r t i n , M e t z g e r , P i e r r e , 2 0 0 3 ;

    D u p u y , 2 0 0 5 ; A r n s p e r g e r , 2 0 0 5 ; J u a n , 2 0 1 1 ) , m a i s l e u r s c o n s q u e n c e s

    c o n o m i q u e s n e l e s o n t p a s m o i n s ( A g l i e t t a , O r l a n , 2 0 0 2 ; A g l i e t t a , B e r r e b i ,

    2 0 0 7 ) .

    A u s e i n d e l U n i o n e u r o p e n n e , c e c i e s t a l l d e p a i r a v e c u n e p o l i t i q u e d e l a

    c o n c u r r e n c e q u i a f a v o r i s l e s s t r a t g i e s n o n - c o o p r a t i v e s e t a c c r u l e s d s q u i l i b r e s

    e n t r e c o n o m i e s n a t i o n a l e s ( H e r z o g , 2 0 1 2 ; A g l i e t t a , 2 0 1 3 ) . A u l i e u d e p e r m e t t r e

    u n e r e q u a l i f i c a t i o n d e s s y s t m e s p r o d u c t i f s t r a v e r s l e p r o f i l a g e d e s d p e n s e s e n

    v u e d e l a d a p t a t i o n d e c e s s y s t m e s l a n o u v e l l e d o n n e n e r g t i q u e , l e s

    p o l i t i q u e s m a s s i v e s d e c o n t r a c t i o n d e s d p e n s e s p u b l i q u e s o n t r e n f o r c l e s

    d s q u i l i b r e s e t f r a g i l i s d u r a b l e m e n t l e s c o n o m i e s l e s p l u s i n s t a b l e s , g n r a n t d e s

    t a u x d e c h m a g e q u e l E u r o p e n a v a i t g u r e c o n n u d e p u i s l o n g t e m p s . A u r e t o u r e n

    f o r c e d e s i n g a l i t s s a j o u t e l e f a i t q u e , a u n o m d e l a u s t r i t , l e s s o c i t s c i v i l e s

    o n t t c o n s i d r e s c o m m e d e s i m p l e s v a r i a b l e s d a j u s t e m e n t : p r i v e s d u p o u v o i r

    d a g i r , n e d i s p o s a n t p a s d e l i e u x d a p p r o p r i a t i o n e t o u d e r e n g o c i a t i o n d e s

    p o l i t i q u e s d c i d e s l c h e l l e d e l U E , e l l e s n o n t p a s t r o u v d a n s l e s p a r l e m e n t s

    n a t i o n a u x l e s s o u t i e n s i n s t i t u t i o n n e l s a d q u a t s . R t r o s p e c t i v e m e n t , c e t t e

    d i s s y m t r i e d e s p l a n s d a c t i o n a p p a r a t c o m m e l u n d e s t r a i t s s a i l l a n t s d e l a c r i s e

    e u r o p e n n e : h i e r f o y e r d e l a p e n s e a n t i - t o t a l i t a i r e , l U E n e p a r v i e n t p l u s

    r e c o n n a t r e l e s s o c i t s q u i l a c o m p o s e n t c o m m e d e s a c t e u r s p a r t i r e n t i r e d e l a

    p o l i t i q u e e u r o p e n n e l i d e d e s o c i t c i v i l e e u r o p e n n e t a n t e m b r y o n n a i r e ,

    p o u r n e p a s d i r e i n e x i s t a n t e .

    C e m o u v e m e n t n e s e l i m i t e p a s l E u r o p e : i l s i n s c r i t d a n s l e p r o l o n g e m e n t d e s

    p o l i t i q u e s d a j u s t e m e n t s t r u c t u r e l i n i t i e s d e p u i s p l u s i e u r s d c e n n i e s p a r l e s

    i n s t i t u t i o n s p u b l i q u e s i n t e r n a t i o n a l e s ( F M I , B a n q u e m o n d i a l e ) , d e s t i n a t i o n d e s

    p a y s e n v o i e d e d v e l o p p e m e n t . A u n o m d e l a l u t t e c o n t r e l e c l i e n t l i s m e e t l a

    c o r r u p t i o n , l e s c o o r d o n n e s m m e s d e l e s p a c e p u b l i c o n t t r e d f i n i e s e n

    f o n c t i o n d e s p a r a m t r e s d u c a p i t a l i s m e d e m a r c h . L e s r g u l a t i o n s l o c a l e s

    ( b u r e a u c r a t i q u e s , c o r p o r a t i s t e s , m a i s a u s s i c o u t u m i r e s , r e l i g i e u s e s ) o n t t

    d m a n t e l e s a u p r o f i t d u n e m i s e g n r a l i s e s u r l e m a r c h d e s b i e n s e t d e s

  • Penser la violence aprs le totalitarisme 21

    services, indpendamment des besoins viss. De telles rgulations taient et

    demeurent fragiles. Mais leur porte ne pouvait sapprcier en fonction des seuls

    prceptes de lefficacit marchande : dans leur diversit mme, elles fournissaient

    des supports de signification, des leviers dencastrement de lconomie dans des

    socits en transition, confrontes aux exigences de la division internationale du

    travail. En outre, leur rduction na nullement contribu amliorer le

    fonctionnement des institutions sur lesquelles elles reposaient : en ne faisant que

    dplacer le primtre dvolu respectivement au march et ltat, ce mouvement a

    abandonn le projet dune rforme des institutions en charge du pilotage des

    conomies mergentes, lequel aurait ncessit de satteler la complexit et la

    diversit des dispositifs rgulatoires. La recrudescence de la corruption et, dans de

    trs nombreux pays, lempitement des rseaux mafieux sur lappareil dtat

    attestent, si le fallait, de laporie qua reprsent la volont damliorer le

    fonctionnement de socits entires par le seul mcanisme de la mise en march.

    1.3. La permanence de ltat dexception

    Il reste quune telle volution serait impossible thoriser sans sarrter sur les

    transformations de la violence dtat qui ont accompagn lrection de la

    dmocratie librale en rfrentiel universel. On doit Giorgio Agamben une

    thorisation rnove de ltat dexception . Celui-ci dsigne une zone grise

    entre politique et droit, une zone dindtermination qui, en raison mme du flou

    qui la caractrise, ouvre sur la possibilit permanente dinstituer la force dans les

    parages du droit : jamais tout fait lintrieur, jamais tout fait lextrieur

    Ce no mans land entre droit public et fait politique, et entre lordre juridique et la vie,

    [voil] ce que la prsente recherche se propose dexplorer. [] En vrit, ltat

    dexception nest ni extrieur ni intrieur lordre juridique et le problme de sa

    dfinition concerne un seuil ou une zone dindistinction, o intrieur et extrieur ne

    sexcluent pas, mais sindterminent. La suspension de la norme ne signifie pas son

    abolition et la zone danomie quelle instaure nest pas (ou ne prtend pas tre) sans

    relation avec lordre juridique (Agamben, 2003 : 10 et 43).

    En dautres termes, le recours la violence dtat ne serait pas tranger lagir

    politique, comme lestimait Hannah Arendt, mais dsignerait la part ineffaable de

    la politique elle-mme.

    Il manque Agamben une analyse des conditions pratiques dmergence de ltat

    dexception dans chacune des socits quil observe (essentiellement les socits

    occidentales). En langage sociologique, on pourrait dire quil lui manque une

    thorie de la socit. On doit toutefois souligner la force dune mise en perspective

    historique, qui permet de faire apparatre ltat dexception comme une

    caractristique qui transcende les expressions politiques momentanes, quelles

    P e ns e r l a v i o l en c e a p r s l e t o ta l i t a r i sm e 21

    services, indpendamment des besoins viss. De telles rgulations taient et demeurent fragiles. Mais leur porte ne pouvait sapprcier en fonction des seuls prceptes de lefficacit marchande : dans leur diversit mme, elles fournissaient des supports de signification, des leviers dencastrement de lconomie dans des socits en transition, confrontes aux exigences de la division internationale du travail. En outre, leur rduction na nullement contribu amliorer le fonctionnement des institutions sur lesquelles elles reposaient : en ne faisant que dplacer le primtre dvolu respectivement au march et ltat, ce mouvement a abandonn le projet dune rforme des institutions en charge du pilotage des conomies mergentes, lequel aurait ncessit de satteler la complexit et la diversit des dispositifs rgulatoires. La recrudescence de la corruption et, dans de trs nombreux pays, lempitement des rseaux mafieux sur lappareil dtat attestent, si le fallait, de laporie qua reprsent la volont damliorer le fonctionnement de socits entires par le seul mcanisme de la mise en march.

    1.3. La permanence de ltat dexception

    Il reste quune telle volution serait impossible thoriser sans sarrter sur les transformations de la violence dtat qui ont accompagn lrection de la dmocratie librale en rfrentiel universel. On doit Giorgio Agamben une thorisation rnove de ltat dexception . Celui-ci dsigne une zone grise entre politique et droit, une zone dindtermination qui, en raison mme du flou qui la caractrise, ouvre sur la possibilit permanente dinstituer la force dans les parages du droit : jamais tout fait lintrieur, jamais tout fait lextrieur

    Ce no mans land entre droit public et fait politique, et entre lordre juridique et la vie, [voil] ce que la prsente recherche se propose dexplorer. [] En vrit, ltat dexception nest ni extrieur ni intrieur lordre juridique et le problme de sa dfinition concerne un seuil ou une zone dindistinction, o intrieur et extrieur ne sexcluent pas, mais sindterminent. La suspension de la norme ne signifie pas son abolition et la zone danomie quelle instaure nest pas (ou ne prtend pas tre) sans relation avec lordre juridique (Agamben, 2003 : 10 et 43).

    En dautres termes, le recours la violence dtat ne serait pas tranger lagir politique, comme lestimait Hannah Arendt, mais dsignerait la part ineffaable de la politique elle-mme.

    Il manque Agamben une analyse des conditions pratiques dmergence de ltat dexception dans chacune des socits quil observe (essentiellement les socits occidentales). En langage sociologique, on pourrait dire quil lui manque une thorie de la socit. On doit toutefois souligner la force dune mise en perspective historique, qui permet de faire apparatre ltat dexception comme une caractristique qui transcende les expressions politiques momentanes, quelles

  • 22 La vulnrabilit du monde

    soient dmocratiques ou totalitaires. Ainsi, dans le cas de lAllemagne nazie, cest moins laccs dHitler au pouvoir par le biais de llection qui rend problmatique lide dune tanchit indiscutable entre dmocratie et totalitarisme, que le fait que le glissement progressif vers un systme totalitaire aurait t pratiquement impossible sans que nexiste, pralablement, un noyau dexceptionnalit au sein du modle libral de la Rpublique de Weimar (Agamben, 2003 : 31). Et si les dispositifs juridiques apparus aux tats-Unis aprs le 11 septembre 2001, dans le cadre de la lgislation antiterroriste , ont boulevers les reprsentations du moment, cest parce quelles ont rendu patentes les ambiguts qui nont jamais cess dhabiter le champ politique, mme si la chute du mur de Berlin les avait un temps masques.

    Dans un ouvrage rcent, Domenico Losurdo rappelle combien, aux Etats-Unis, les inventeurs de la thorie librale du droit et de la politique taient en mme temps des propritaires desclaves. Ils justifiaient lesclavage comme pratique drogatoire et invitable, comme contrepartie de la pacification des murs politiques (Losurdo, 2013). La France nest pas en reste : des ambiguts fondatrices de la Rvolution jusqu ltat gnral de ses prisons, en passant par la guerre dAlgrie et lexprience de Vichy, elle na cess de faire pivoter son appareil dtat autour de cette ambivalence. Quant aux mutations de la scne internationale, les faillites de la bureaucratie onusienne, sa dpendance lgard du rapport de forces entre nations-pivot (en particulier les membres permanents du Conseil de scurit), tout comme la volont des puissances occidentales de construire des seuils de lgitimit la priphrie du mandat des Nations Unies (en Irak comme en Syrie), soulignent la rsurgence de cette zone dindtermination qui caractrise la gopolitique contemporaine. Le fait militaro-politique est l, dans la ncessit de justifier la force sans ngliger le droit.

    Faut-il y insister ? Une irrductible brche spare la violence pratique par des tats de droit, ou des coalitions dtats de droit, et des systmes totalitaires. Cette diffrence est dabord une question dchelle, ou dampleur, ou encore de moyens. Elle est aussi une question de finalit. La finalit de la violence contemporaine nest pas la guerre mondiale, ni lavnement dun nouvel ordre mondial fond sur lradication dun segment de lespce humaine, quelles que soient les raisons voques pour construire une telle segmentation. Les violences non-totalitaires sont mesures dans les deux sens du terme. Elles supposent un travail sur la limite, sur le lieu et le non-lieu, le dedans et le dehors, bref une topographie de la lgitimit. Pour autant, on ne saurait dgager une diffrence de nature entre ces deux rgimes de violence. Le propre de la politique moderne est quelle nous oblige penser les coordonnes de lagir politique sous la figure commune de la rationalit une rationalit qui articule planification des crimes de masse et raison

    2 2 L a v u l n r a b i l i t d u m o n d e

    s o i e n t d m o c r a t i q u e s o u t o t a l i t a i r e s . A i n s i , d a n s l e c a s d e l A l l e m a g n e n a z i e , c e s t

    m o i n s l a c c s d H i t l e r a u p o u v o i r p a r l e b i a i s d e l l e c t i o n q u i r e n d p r o b l m a t i q u e

    l i d e d u n e t a n c h i t i n d i s c u t a b l e e n t r e d m o c r a t i e e t t o t a l i t a r i s m e , q u e l e f a i t

    q u e l e g l i s s e m e n t p r o g r e s s i f v e r s u n s y s t m e t o t a l i t a i r e a u r a i t t p r a t i q u e m e n t

    i m p o s s i b l e s a n s q u e n e x i s t e , p r a l a b l e m e n t , u n n o y a u d e x c e p t i o n n a l i t a u s e i n d u

    m o d l e l i b r a l d e l a R p u b l i q u e d e W e i m a r ( A g a m b e n , 2 0 0 3 : 3 1 ) . E t s i l e s

    d i s p o s i t i f s j u r i d i q u e s a p p a r u s a u x t a t s - U n i s a p r s l e 1 1 s e p t e m b r e 2 0 0 1 , d a n s l e

    c a d r e d e l a l g i s l a t i o n a n t i t e r r o r i s t e , o n t b o u l e v e r s l e s r e p r s e n t a t i o n s d u

    m o m e n t , c e s t p a r c e q u e l l e s o n t r e n d u p a t e n t e s l e s a m b i g u t s q u i n o n t j a m a i s

    c e s s d h a b i t e r l e c h a m p p o l i t i q u e , m m e s i l a c h u t e d u m u r d e B e r l i n l e s a v a i t u n

    t e m p s m a s q u e s .

    D a n s u n o u v r a g e r c e n t , D o m e n i c o L o s u r d o r a p p e l l e c o m b i e n , a u x E t a t s - U n i s ,

    l e s i n v e n t e u r s d e l a t h o r i e l i b r a l e d u d r o i t e t d e l a p o l i t i q u e t a i e n t e n m m e

    t e m p s d e s p r o p r i t a i r e s d e s c l a v e s . I l s j u s t i f i a i e n t l e s c l a v a g e c o m m e p r a t i q u e

    d r o g a t o i r e e t i n v i t a b l e , c o m m e c o n t r e p a r t i e d e l a p a c i f i c a t i o n d e s m u r s

    p o l i t i q u e s ( L o s u r d o , 2 0 1 3 ) . L a F r a n c e n e s t p a s e n r e s t e : d e s a m b i g u t s

    f o n d a t r i c e s d e l a R v o l u t i o n j u s q u l t a t g n r a l d e s e s p r i s o n s , e n p a s s a n t p a r l a

    g u e r r e d A l g r i e e t l e x p r i e n c e d e V i c h y , e l l e n a c e s s d e f a i r e p i v o t e r s o n

    a p p a r e i l d t a t a u t o u r d e c e t t e a m b i v a l e n c e . Q u a n t a u x m u t a t i o n s d e l a s c n e

    i n t e r n a t i o n a l e , l e s f a i l l i t e s d e l a b u r e a u c r a t i e o n u s i e n n e , s a d p e n d a n c e l g a r d d u

    r a p p o r t d e f o r c e s e n t r e n a t i o n s - p i v o t ( e n p a r t i c u l i e r l e s m e m b r e s p e r m a n e n t s d u

    C o n s e i l d e s c u r i t ) , t o u t c o m m e l a v o l o n t d e s p u i s s a n c e s o c c i d e n t a l e s d e

    c o n s t r u i r e d e s s e u i l s d e l g i t i m i t l a p r i p h r i e d u m a n d a t d e s N a t i o n s U n i e s ( e n

    I r a k c o m m e e n S y r i e ) , s o u l i g n e n t l a r s u r g e n c e d e c e t t e z o n e d i n d t e r m i n a t i o n q u i

    c a r a c t r i s e l a g o p o l i t i q u e c o n t e m p o r a i n e . L e f a i t m i l i t a r o - p o l i t i q u e e s t l , d a n s l a

    n c e s s i t d e j u s t i f i e r l a f o r c e s a n s n g l i g e r l e d r o i t .

    F a u t - i l y i n s i s t e r ? U n e i r r d u c t i b l e b r c h e s p a r e l a v i o l e n c e p r a t i q u e p a r d e s

    t a t s d e d r o i t , o u d e s c o a l i t i o n s d t a t s d e d r o i t , e t d e s s y s t m e s t o t a l i t a i r e s . C e t t e

    d i f f r e n c e e s t d a b o r d u n e q u e s t i o n d c h e l l e , o u d a m p l e u r , o u e n c o r e d e m o y e n s .

    E l l e e s t a u s s i u n e q u e s t i o n d e f i n a l i t . L a f i n a l i t d e l a v i o l e n c e c o n t e m p o r a i n e

    n e s t p a s l a g u e r r e m o n d i a l e , n i l a v n e m e n t d u n n o u v e l o r d r e m o n d i a l f o n d s u r

    l r a d i c a t i o n d u n s e g m e n t d e l e s p c e h u m a i n e , q u e l l e s q u e s o i e n t l e s r a i s o n s

    v o q u e s p o u r c o n s t r u i r e u n e t e l l e s e g m e n t a t i o n . L e s v i o l e n c e s n o n - t o t a l i t a i r e s s o n t

    m e s u r e s d a n s l e s d e u x s e n s d u t e r m e . E l l e s s u p p o s e n t u n t r a v a i l s u r l a l i m i t e ,

    s u r l e l i e u e t l e n o n - l i e u , l e d e d a n s e t l e d e h o r s , b r e f u n e t o p o g r a p h i e d e l a

    l g i t i m i t . P o u r a u t a n t , o n n e s a u r a i t d g a g e r u n e d i f f r e n c e d e n a t u r e e n t r e c e s

    d e u x r g i m e s d e v i o l e n c e . L e p r o p r e d e l a p o l i t i q u e m o d e r n e e s t q u e l l e n o u s

    o b l i g e p e n s e r l e s c o o r d o n n e s d e l a g i r p o l i t i q u e s o u s l a f i g u r e c o m m u n e d e l a

    r a t i o n a l i t u n e r a t i o n a l i t q u i a r t i c u l e p l a n i f i c a t i o n d e s c r i m e s d e m a s s e e t r a i s o n

  • Penser la violence aprs le totalitarisme 23

    dtat, mais aussi raison dtat et tat de droit (Bauman, 2008). Troublante

    continuit, dans la discontinuit radicale des systmes et des institutions.

    2. La dmocratie au-del du libralisme ?

    Parvenus ce stade de notre raisonnement, une question apparat : peut-on encore

    sauver la dmocratie du libralisme, sans tomber dans lenfermement

    totalitaire ? Plus largement, le concept de dmocratie est-il encore capable

    dradiquer la violence qui semble caractriser la condition humaine elle-mme ?

    Arrtons-nous brivement sur les deux versants de ce questionnement.

    Au dire de nombreux spcialistes (Spitz, 2001 ; Audard, 2009 ; Jaume, 2010), le

    libralisme dsigne plusieurs niveaux de ralit. Au plan socio-conomique, il

    dessine un type de rapports humains fond sur la prminence de lindividu : il

    ouvre alors sur la socit du march libre dont le capitalisme va faire usage

    pour redfinir les paramtres de lconomie politique. Il complte cette premire

    strate par une rationalit juridique, dont le socle est constitu par le droit de

    proprit. Comme lindique McPherson, ce nest pas seulement lindividu, mais

    lindividu propritaire qui apparat progressivement comme le fondement normatif

    du libralisme (McPherson, 2004 : 322-431). Lindividu libral nest pas seulement

    propritaire de la terre, ou des objets qui le relient au monde. Il est galement

    propritaire de lui-mme une caractristique qui conduit dfinir la libert

    comme libre-disposition de soi. Il possde sa propre conscience mais qui

    serait en droit de possder quelque chose comme une conscience commune ?

    Ltat lui semble toujours une puissance trangre, bien que sa fonction de

    rgulateur de lordre social ne fasse aucun doute, surtout sil sagit de faire en sorte

    que la socit se conforme aux prceptes normatifs noncs linstant. On ne peut

    faire pour autant du libralisme un simple gosme : il se rfre toujours lutilit

    sociale, mais en dfinissant celle-ci travers la somme des utilits individuelles.

    Nanmoins, lentre en scne dune forme politique supra individuelle dans le

    lieu mme dune anthropologie individualiste modifie les coordonnes du dbat.

    Cest moins dacceptation ou de rejet quil est question que de consentement. Ce

    quinstitue la tradition librale, cest lorganisation du consentement vis--vis de

    linstitution tatique. Or, la diffrence de ce quimplique le mouvement social,

    cette opration se ralise essentiellement par le truchement de la reprsentation.

    Parce quil taye son action sur la loi elle-mme manation du Parlement , ltat

    peut disposer dinstitutions de coercition charges de mettre en uvre le contenu

    de la loi. Mais comme la montr Bernard Manin, la construction dun systme

    politique fond sur le privilge de la reprsentation ne va pas de soi : elle suppose

    un long travail de faonnement des identits individuelles et collectives, de manire

    ce que chacun se reprsente lui-mme, et peroive les autres, comme porteurs

    P e ns e r l a v i o l en c e a p r s l e t o ta l i t a r i sm e 23

    dtat, mais aussi raison dtat et tat de droit (Bauman, 2008). Troublante continuit, dans la discontinuit radicale des sys