La Sociologie Du Travail

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    Sabine Erbs-Seguin

    La sociologiedu travail

    La Dcouverte

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    Un livre vivant, prcis et prcieux.REVUE FRANAISE DE SOCIOLOGIE

    Ce livre numrique ne comporte pas de dispositif de cryptagelimitant son utilisation mais est identifi par un tatouage

    permettant d'assurer sa traabilit.

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    Ce livre retrace lhistoire de la sociologiedu travail depuis sa naissance en France, la fin de la Seconde Guerre mondiale, et enraction lanalyse du travail aux tats-Unis. Il analyse les principaux thmes derecherche, les rsultats et lvolution au coursdes annes rcentes. Aprs des recherchescentres dabord sur lorganisation du tra-vail dans lentreprise, la qualification destravailleurs, le syndicalisme et les relationsprofessionnelles, surtout dans lentrepriseindustrielle, les perspectives slargissentdsormais vers lentre dans la vie active, lesrapports entre travail des hommes et travaildes femmes et, plus gnralement, vers la

    relation demploi, notion beaucoup plusvaste que la relation au poste de travail.

    Sabine Erbs-Seguin

    La sociologie du travail (3e dition)

    Sabine Erbs-Seguin,

    sociologue, docteur s

    lettres, est directrice

    de recherches honoraire

    au CNRS. Elle a publi

    plusieurs ouvrages sur

    la sociologie du travail

    et des relationsprofessionnelles.

    DANS LA MMECOLLECTIONCritique de lorganisationdu travail Lergonomie La modernisation desentreprises Sociologiedes chmeurs Sociologiedes relations professionnelles Sociologie des syndicats Le syndicalisme enseignant Travail et emploi des femmes...

    ISBN 978-2-7071-6177-2

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    Sabine Erbs-Seguin

    La sociologiedu travailT R O I S I M E D I T I O N

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    ISBN : 978-2-7071- -2

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    ditions La Dcouverte, Paris, 1999, 2004, 2010.

    numrique 6177 Papier : 978-2-7071-5934-2

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    Introduction

    Toutes les socits assignent une place, plus ou moinscentrale, au travail. Travail-douleur, travail-contrainte ou

    travail librateur, ce thme est surtout prsent depuis quacommenc apparatre sa forme contemporaine, au

    XVIIIe sicle et surtout au XIXe, avec lindustrialisation. La socio-

    logie en est ne, dans une priode de dstructuration/restruc-turation des modes anciens de production.

    Toutefois, la sociologie du travail ne s est constituequassez rcemment en France. Mais elle a t en tte durenouveau disciplinaire de laprs-guerre. Son originalit, cestdavoir t demble une sociologie critique, indirectementinfluence par le marxisme, mais plus encore critique de la

    psychosociologie du travail et des relations humaines tellesquelles taient alors analyses aux tats-Unis. Il sagit ici demontrer, travers lhistoire de la sociologie du travail enFrance, comment la recherche a volu et sest diversifie enrelation avec les transformations du travail, des conditions de

    lemploi et de ses formes.Les chercheurs franais ne furent pas dabord, comme leurs

    collgues amricains, anims par la recherche dune plusgrande productivit de lindividu au travail, mais par unevolont de comprendre la classe ouvrire. Ils taient, pour laplupart, universitaires ou chercheurs salaris par ltat, et nonpar les entreprises, et lorientation de leurs recherches futtrs influence par leurs premiers bailleurs de fonds, pour

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    lessentiel le ministre du Travail, qui, aprs la Libration,cherchait comprendre en quoi cette classe ouvrire pour-rait, ou non, reprsenter un obstacle au progrs. Ds la fin desannes 1950, et surtout au cours des dcennies suivantes quiont vu se multiplier le nombre des chercheurs et leurs sources

    de financement, les thmes se diversifient autour de la relationau travail, puis lemploi.

    Lvolution de la sociologie du travail est lie aux formes dutravail. Lindustrie a t lorigine de sa vigueur : le travail la

    chane, le travail en miettes (Friedmann), l automation (Naville) ont fait lobjet des premires analyses sociologiquesde la socit salariale. La monte en puissance des services parrapport au travail industriel a induit les premires diffrencia-tions dans lanalyse traditionnelle. Les formes et les contenusdu travail se transforment et la question sociale centrale est

    dsormais celle du partage dune denre devenue rare et deplus en plus diversifie : lemploi. La place de lemploi dans

    les rapports sociaux est en jeu. Le renouvellement desapproches sociologiques est troitement li ces interroga-tions. Il faut donc valuer nouveau la capacit de la socio-logie analyser ces transformations majeures, mais aussi sesrelations dautres disciplines qui tudient le travail, partirdapproches diffrentes.

    La sociologie du travail, dans presque toute lEurope conti-nentale, couvre un domaine danalyse plus vaste que dans les

    pays anglo-saxons, o les industrial relations constituent desdisciplines diffrencies sur le plan universitaire. Mme si leschercheurs qui analysent plutt les postes de travail et ceuxqui tudient plutt les relations professionnelles [Lallement,2008]* ont longtemps travaill de faon parallle, leursapproches relvent toutes de la sociologie. Travail, emploi etrelations nes du travail font partie dun mme ensemble derecherches.

    On commencera par situer rapidement la place de la socio-

    logie parmi les disciplines qui analysent le travail (chapitre I),

    avant dtudier les circonstances de sa naissance et son

    * Les rfrences entre crochets renvoient la bibliographie en fin douvrage.

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    volution (chapitre II). On dcrira ensuite les principauxthmes traditionnels de la sous-discipline (chapitre III) avantde sinterroger finalement (chapitre IV) sur la recompositiondes problmatiques sociologiques danalyse du travail.

    INTRODUCTION 5

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    I / Les analyses du travail

    Quest-ce que le travail ?

    Le travail offre un vaste champ danalyse : march du travail,organisation des tches, qualification des travailleurs, des

    chmeurs, entre dans lemploi, formes demploi, de contrat,lgislation du travail. La disparition du travail ou, plussouvent, sa perte de centralit fut un temps annonce. Mais,au-del de formulations hasardeuses, ce quil faut repenser, cesont les dfinitions la fois du travail et des relations quilengendre. Bref, lemploi dans la socit.

    Les processus successifs dindustrialisation ont tous induitdes transformations, plus ou moins importantes, des rela-

    tions de travail. La premire rvolution industrielle, celle duXIXe sicle, a produit la relation salariale. Elle reposait lourde-ment sur le labeur mal salari des hommes, des femmeset des enfants. Les suivantes ont transform le rapport autravail, sinon le salariat : passage au travail la chane audbut du XXe sicle, puis automation dans les annes 1950.Ces transformations, tout en parcellisant le travail, ont gale-ment permis une lente amlioration de la condition sala-riale. Elles ont aussi transform et largi la notion de salariat :plus de 85 % de la population active est dsormais salarie enFrance : les ouvriers, qualifis ou non, les employs, les cadres,une partie des avocats, des artistes, etc. Tous nont cependantpas le mme rapport leur travail et lemploi.

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    Une nouvelle phase dvolution conomique et sociale estdsormais en cours : le problme dun emploi pour tousdevient crucial, mais la plupart des emplois dans un futur

    proche ne seront probablement plus ceux daujourdhui.Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, laccroissementde la productivit reposait de faon complmentaire sur letravail humain et sur lvolution des techniques, ce qui avaitpermis une certaine institutionnalisation des relations collec-

    tives de travail, fonde sur la ngociation dun accroissement

    du pouvoir dachat, donc dune relative redistribution desrichesses produites, en relation plus ou moins directe avec leniveau de qualification, et en change defforts de producti-vit. Or de profondes transformations de lappareil productifsur le plan mondial remettent en cause ce compromis, que

    lon a nomm fordiste, du nom de Henri Ford, le constructeurautomobile amricain (voir chapitre II).

    Les interrogations contemporaines sur le travail rsultent

    la fois dune diminution de la quantit de travail disponibleet dune diversification croissante des formes de lien salarialet demploi de la main-duvre. La chute, de plus en plusrapide, depuis le milieu des annes 1970, de la quantit detravail humain ncessaire est directement lie deux phno-mnes complmentaires : la forte augmentation de producti-vit des machines, et la concurrence quelle tablit entretravailleurs ; les modalits conomiques et surtout financires

    dune mondialisation de la production et des changes qui necesse la fois de rduire la part du travail humain et den trans-frer une partie vers des pays bas salaires . Les modesdutilisation de la main-duvre se diversifient tous lesniveaux : national et international, de branche, dentreprise etdatelier, la relation entre accroissement de la productivit ettravail humain devient plus tnue, tel point que lenjeu prin-cipal des relations collectives de travail cesse dtre le salaireet le pouvoir dachat, pour devenir le partage de lemploidisponible. Cette volution est lente, les amortisseurs tradi-tionnels que sont les systmes de protection sociale jouentencore assez largement leur rle. Mais une vritable redfini-tion des contours de lemploi et du travail sesquisse. Sont

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    dsormais en jeu le volume demploi, la nature des fonctionsoccupes, la qualification, la formation, lorganisation dutravail, le genre bref une large part des rapports sociaux.

    Lanalyse des relations nes du travail ne peut donc selimiter au rapport de lindividu son poste de travail, auxsystmes de classification, ni lorganisation de lentreprise,cest la rpartition de lemploi dans la socit, et donclensemble des politiques socioconomiques et des relations detravail qui sont en jeu. La rgulation des emplois nest pas

    seulement recherche dconomies sur le paiement de la forcede travail, rponse-adaptation du systme productif un tatde la formation professionnelle de la main-duvre, ou encorerecherche de la fluidit du travail. Elle constitue dsormais unenjeu politique crucial. Une double perspective a toujours tprsente dans la sociologie du travail, du moins en France :lanalyse du travail sur les lieux o il se ralise et ses transfor-mations ; les relations collectives de travail, ou relations

    professionnelles. On verra que laccent mis sur lun ou lautretend l loigner ou la rapprocher dautres disciplinesvoisines.

    Relation de travail, relation demploi

    Le travail, dans ses diffrentes dimensions, se dfinit dans

    la socit o il se ralise. Avec le capitalisme industriel, on achang de socit et, avec lui, cest la place du travail danscette socit qui sest transforme. Cependant, une partie desingrdients qui servent dfinir le travail moderne sontprsents ds le XVIIe sicle. Mais il a fallu linstauration massivede lindustrie pour en faire un phnomne central des rela-tions sociales et pas seulement un facteur conomique ou unconcept philosophique. Si Locke (en 1690) voit dans le travail

    une manifestation de la libert individuelle, un droit deproprit sur son corps et la facult de ngocier sa place dans lasocit, Adam Smith est, en 1776, lun des premiers analyser,dans Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations,le travail humain comme lun des lments crateurs de la

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    La manufacture dpingles

    De la manire dont cette indus-trie est maintenant conduite, non

    seulement louvrage entier forme unmtier particulier, mais mme cetouvrage est divis en un grandnombre de branches, dont la plupart

    constituent autant de mtiersparticuliers. Un ouvrier tire le fil la bobille, un autre le dresse, un

    troisime coupe la dresse, unquatrime empointe, un cinquimeest employ moudre le bout quidoit recevoir la tte. Cette tte estelle-mme lobjet de deux ou troisoprations spares [] ; enfin,l important travai l de faire unepingle est divis en dix-huitoprations distinctes ou environ,

    lesquelles, dans certaines fabriques,sont remplies par autant de mains

    diffrentes, quoique dans dautres lemme ouvrier en remplisse deux ou

    trois. Jai vu une petite manufacturede ce genre qui nemployait que dix

    ouvriers, et o par consquent quel-ques-uns dentre eux taient chargsde deux ou trois oprations [].Ainsi ces dix ouvriers pouvaient faire

    entre eux plus de quarante-huit

    milliers dpingles par jour []. Maissils avaient tous travaill part etindpendamment les uns des autres,et sils navaient pas t faonns cette besogne particulire, chacundeux assurment net pas fait vingtpingles, peut-tre pas une seule,dans sa journe, cest--dire pas coup sr, la deux cent quarantimepartie, et pas peut-tre la quatremille huit centime partie de cequils sont maintenant en tat defaire, en consquence dune divisionet dune combinaison convenables

    de leurs diffrentes oprations.

    Source : Smith [1776,livre I, chapitre I].

    richesse, un facteur de production, dira-t-on plus tard, lasuite de Marx. Cest partir de lapproche dAdam Smith quese construit peu peu la notion de travail abstrait, destine

    fonder lchange marchand. Enfin, la parcellisation du travaildestine rduire les cots de production apparat dans lesmanufactures, bien avant lindustrialisation : la descriptionque fait A. Smith de la division du travail dans une manufac-

    ture dpingles est devenue clbre.Dans les socits capitalistes, lactivit productive et les rela-

    tions qui en naissent constituent un lment central, au-delde leurs transformations internes. Mais, loin dtre manifesta-tion de libert, comme chez Locke, le travail devient pourMarx alination, la vente de la force de travail devient exploi-tation : une partie importante des troisime et quatrimesections du livre I du Capital [1867] est employe analyser lescaractristiques du travail et de son volution, ds la phase de

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    Lvolution du travail,

    de la manufacture la grande industrie

    Dans la priode manufacturire, onne tarda gure reconnatre que sonprincipe [celui de la manufacture]

    ntait que la diminution du tempsde travail ncessaire la productiondes marchandises [] . Avec lamanufacture se dveloppa aussi et l lusage des machines, surtoutpour certains travaux prliminaireset simples, qui ne peuvent treexcuts quen grand et avec unedpense de force considrable. []

    Cest le travailleur collectif formpar un grand nombre douvriersparcellaires qui constitue le mca-nisme spcifique de la priode manu-

    facturire []. La manufacture creainsi une hirarchie des forces detravail laquelle correspond unechelle gradue des salaires [].

    Cet atelier, produit de la division

    manufacturire du travail, enfanta

    son tour les machines. Leur interven-

    tion supprima la production artisa-

    nale comme principe rgulateur de laproduction sociale [].

    La machine, point de dpart de larvolution industrielle, remplacedonc le travailleur qui manie un outil

    par un mcanisme qui opre la foisavec plusieurs outils semblables [].Ds que loutil est remplac par unemachine mue par lhomme, il devientbientt ncessaire de remplacerlhomme dans le rle de moteur pardautres forces naturelles []. Lamachine isole a t remplace parun monstre mcanique qui, de sagigantesque membrure, emplit des

    btiments entiers ; sa force dmo-niaque, dissimule dabord par lemouvement cadenc et presquesolennel de ses normes membres,

    clate dans la danse fivreuse et verti-gineuse de ses innombrables organes

    dopration [].

    Source : Marx [1867, livre I,2e section, chapitres XIVet XV].

    production manufacturire, du XVIe au XVIIIe sicle, puis lors du

    triomphe de la grande industrie. Il y a donc, pour lui, lafois rupture et continuit dans le travail, et son approcherelve, pour partie, de ce qui deviendra plus tard une socio-logie du travail. Sur ce plan, au moins, la sociologie du travail

    sera influence, dans son souci danalyser les relations entretravail et volution des techniques, par les analyses de Marx[Durand, 1959].

    Durkheim prend le contre-pied la fois des thses qui,comme celles de Marx, considrent la division du travailcomme facteur daffrontement, et des conomistes clas-siques, qui y voient une source de progrs conomique. Dans

    La Division du travail social, publi en 1893, il analyse de faongnrale lvolution des rapports sociaux et voit, dans les

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    formes contemporaines de division du travail, une autonomi-

    sation complexe et contradictoire des rapports entre individus

    et socit, sans prendre parti sur les effets de cette divisiondu travail. La division du travail cre entre les hommes toutun systme de droits et de devoirs qui les lient les uns auxautres dune manire durable. [] [Elle] donne naissance desrgles qui assurent le concours pacifique et rgulier des fonc-tions divises. La division du travail ne met pas en prsencedes individus, mais des fonctions sociales . Des formes diff-

    rentes de solidarit sociale sont produites par chaque socit,et la priode contemporaine voit natre une solidarit orga-nique et contractuelle. Le tournant du XIXe au XXe sicle estdonc le thtre daffrontements thoriques croiss autour desnouvelles formes de relations sociales.

    Comme lmergence de la sociologie a traduit une rflexionsur la transformation des rapports sociaux au XIXe sicle, lanaissance de la sociologie du travail est lie la gnralisation

    dun salariat qui resta dabord minoritaire. Elle pose et sepose en permanence la question de savoir si et comment lesalariat, que lon peut dfinir comme mise disposition dunemployeur dune force de travail pendant un certain temps,se transforme. Pas plus que de la disparition du travail, il ne

    peut donc tre question de celle de sa sociologie, mais de sonvolution. Le salariat se droule dans le temps []. Autre-ment dit, le changement du modle salarial doit faire partie

    de ce modle , affirme Pierre Rolle [1988]. Cest prcisment partir de l que sorganisent les divergences entre approcheset positions thoriques.

    Si le travail semble voir sa position d exprience socialecentrale conteste aujourdhui, cest peut-tre parce que lesrecherches ont t trop longtemps centres sur la relationentre lindividu et la machine, et enfermes dans lentre-prise, lieu direct de lactivit productive, provoquant ainsi undcoupage de la ralit, alors que, comme toute relationsociale, le travail ne peut tre totalement dfini partir delentreprise. Rflchir sur le travail et sur la relation demploiimpose dtendre, mais aussi de prciser, le champ derflexion. Il est donc important de ne pas considrer que la

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    dfinition traditionnelle de lentreprise est acquise une foispour toutes : l aussi, il faut tenir compte dvolutions, ce quipose un certain nombre de difficults conceptuelles.

    Aux frontires de la sociologie du travail

    Une analyse des relations entre les disciplines est souvent

    rvlatrice des fondements et des difficults thoriques

    de chacune delles. Les premires tudes du travail moderne etdes relations quil cre ont t menes par des conomistes,ou par des philosophes : Adam Smith, John Locke et bien

    dautres. Elles prenaient place dans une conception gnralede la socit. Il en va de mme chez les pres fondateurs de lasociologie, Durkheim, Marx ou Weber. Le travail est toujours

    rfr une conception globale de la socit. Cest, pourrait-ondire, la socit qui travaille.

    Mais, dans la seconde moiti du XXe sicle, les principales

    disciplines qui analysent le travail ont isol et diversifi leursapproches, au point de faire de lconomie, de la sociologieou du droit du travail, des branches quasi autonomes de leur

    discipline dorigine. Souvent plus proches du terrain que de lathorie, elles tendaient tre, de ce fait, considres commeles parents pauvres, mais trs actifs, de disciplines nobles. Endautres termes, les diverses disciplines ont, en grossissant un

    peu le trait, analys surtout les diverses conditions dexcu-tion du travail du travail salari surtout en se rpartis-sant des champs : pour simplifier, latelier et lorganisation dutravail pour les sociologues, le march du travail pour lesconomistes, le contrat du travail pour les juristes. De tellesapproches nont pu quaccentuer la diffrenciation entreapproches disciplinaires.

    Lobjectif nest pas ici danalyser en dtail les diffrencesentre les sous-disciplines qui tudient le travail et les relationsquil engendre, ni de faire apparatre le ct parfois artificielde frontires dont lorigine tient souvent des dcoupagesacadmiques plus qu de relles diffrences thoriques. Lesapproches disciplinaires connaissent, singulirement depuis

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    lextrme fin du XXe sicle, des volutions parfois impor-tantes. Le prsent survol de ces rapports na pour objet quede montrer comment une volution lente et trs partielle dessous-disciplines qui analysent le travail est lie la fois auxtransformations internes chaque discipline et lvolutiondu travail lui-mme. On passera rapidement sur les disciplinesdont les relations la sociologie du travail paraissent les plusclairement dlimites.

    Lanalyse de lactivithumaine : lergonomie

    Cette discipline a de nombreux champs communs dexplo-ration avec la sociologie du travail, une complmentarit, maisaussi des frontires assez nettes. Elle se diffrencie delle etdautres disciplines par ses mthodes et un rayon dobserva-tion autolimit : Lergonome est myope, rsolument ,affirme Maurice de Montmollin [1996], son objectif nest pas

    de dcrire des volutions globales, mais de concevoir oudamliorer des cas particuliers , la rencontre de deuxtypes de processus, celui de lopr a teur et cel ui de l amachine . La discipline a fait ses premiers pas avec Taylor,dont on verra (au chapitre II) quil est plutt, pour la socio-logie du travail en France, un point de rfrence ngatif Maisce que recherchait Taylor, ctait, comme les ergonomesdaujourdhui, rationaliser et amliorer le travail humain.

    Il y a donc diffrence dchelle, le plus souvent, maisintrts communs avec la sociologie du travail, tout spciale-ment avec ceux des chercheurs de terrain qui tudient la rela-tion entre le travailleur, loutil quil utilise et lenvironnementdu travail. Lergonomie, discipline aussi jeune que la socio-logie du travail est, mieux que cette dernire, parvenue seforger des mthodes rigoureuses et des outils techniques bienidentifis.

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    Lhistoire du travail et le rle du changement dans lexplicationen sociologie

    Lhistoire, crivait Marc Bloch, est la science des hommesdans le temps . Pour Fernand Braudel [1958], la longuedure est la ligne la plus utile pour une observation et unerflexion communes aux sciences sociales . Mais, occups construire leur propre histoire, la plupart des sociologues du

    travail ont longtemps procd par dcoupages dans la ralit

    plus quils nont eu recours une mise en perspective histo-rique. Il sagissait dabord de saisir et danalyser la ralit dutravail l o il seffectue : dans latelier ou le bureau. Ils lontfait galement avec des instruments qui impliquent limm-diatet de linformation : les entretiens et les questionnaires.De plus, les archives sur lorganisation et les formes du travailtaient encore peu nombreuses : au dbut des annes 1960,Alain Touraine [1955] analysait lvolution du travail aux

    usines Renault, Bernard Mottez [1966], les relations de produc-tion et les formes de salaire au XIXe sicle, et Madeleine Guil-bert le travail des femmes et leur place dans le syndicalisme

    [1966a, 1966b]. Mais ce sont des historiens qui ont dabordtudi la gense de la grve [Perrot, 1974], ou des cono-mistes celle du chmage [Salais et al., 1986]. Or tudier, parexemple, ce que Michelle Perrot a nomm la jeunesse de lagrve , cest dcrire le difficile processus dindustrialisation,

    peindre des moments essentiels des relations conflictuelles detravail, bref, faire uvre de sociologue du pass. Plus rcem-ment, quelques sociologues ont aussi analys la naissance duchmeur [Topalov, 1994] ou celle du salariat [Castel, 1995].

    Entre les deux disciplines, il ny a pas, en principe, dautrefrontire que celle du temps : accs aux terrains , imm-diat pour les sociologues, le plus souvent mdiatis par lesdocuments crits au pass, pour les historiens. La sociologiedu travail [] est immerge dans la dure , crivait GeorgesFriedmann [in Friedmann et Naville, 1961-1962]. Par exemple,lanalyse des changements techniques en relation avec lvolu-tion du travail, qui fut et reste un aspect essentiel de la socio-

    logie du travail, ne peut se passer dune mise en perspective

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    historique, si elle veut viter de se laisser enfermer soit danslvnementiel, soit dans des cadres prconstruits et rigides.Les sociologues lont dsormais compris. Les socits, crivaitaussi Alain Touraine [1965], se caractrisent par le conflit quistablit entre acteurs sociaux pour la matrise de lenjeuconomique et social principal, la forme que prend le dvelop-pement, elles sont mouvement .

    Anthropologie et sociologie du travail

    Traditionnellement ancre sur des cultures extra-euro-pennes, africaines en particulier, lanthropologie se tourne,surtout depuis les annes 1980, vers les socits occidentales.Les deux disciplines partagent dailleurs une partie de leursmthodes. Si la sociologie, particulirement la sociologie dutravail, a beaucoup repos dabord sur les questionnaires etleur traitement statistique, il existe aussi une longue tradition

    dobservation, avec ou sans participation du chercheur lacti-vit observe, depuis les observations, restes fameuses,de Roethlisberger et Dickson [1939] aux tats-Unis (chapitre II).Pour ne citer que quelques exemples : analyse de la condi-

    tion ouvrire et/ou de la satisfaction au travail [Weil, 1951 ;Andrieux et Lignon, 1960 ; Bernoux, 1981], activits de loisirs[Frisch-Gauthier, in Friedmann et Naville, 1961-1962], rela-tions entre travail et loisirs [Dumazedier, 1962].

    Do vient donc que les deux disciplines signorent ? Seulsquelques sociologues du travail ont choisi de croiser

    dmarches sociologique et anthropologique pour apprhenderles squences du travail vivant [Bouvier, 1989]. Les diff-rences sont de modes dapproche, plus encore que de terrains :les sociologues sintressent dabord, et souvent exclusive-ment, la relation de et au travail, les anthropologues analy-sent soit des terrains autres que le travail, le plus souvent la

    ville ou le lieu de travail, plus que le travail lui-mme [Althabe,1992], soit les relations entre travail et loisirs [Weber, 1989].

    Ainsi, Florence Weber pratique une observation longue (deux

    ans et demi) de limbrication troite entre travail et autres acti-vits dans une petite ville, tandis que, pour les sociologues, les

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    relations entre travail et hors-travail ont surtout relev, jusquedans les annes 1990, de la sociologie des loisirs. La recherchede Jacqueline Frisch-Gauthier sur la colombophilie chez les

    mineurs du Nord y fait exception. Peut-tre faut-il voir dansune certaine leve des barrires disciplinaires les prmices dunchangement.

    conomie et sociologie du travail

    Au-del des courants de pense diffrents qui coexistentdans chacune des disciplines qui analysent le travail, on peutdiscerner quelques lignes de clivage traditionnelles. Chez les

    conomistes, la proccupation premire fut longtemps detrouver la meilleure efficacit du travail pour la production, lacroissance, la comptitivit et, selon Keynes, pour la rsorp-tion du chmage. Il leur fallut donc dfinir les diffrents cotsde la main-duvre selon son utilit, sa raret. La sociologie du

    travail semployait dabord analyser les postes de travail et lesrapports sociaux dans le travail. Daprs Terence Hopkins [inPolanyi et Arensberg, 1975], on trouve, parmi les plus impor-

    tants processus sociaux qui constituent la socit, les rapportsconomiques, par lesquels les membres de la socit reoi-vent de faon continue les moyens matriels de satisfaire leursbesoins. Les sociologues, ajoute-t-il, se sont le plus souvent

    contents de prendre la thorie conomique de laction ration-

    nelle et du march comme point de dpart, bien que certainsdes plus fameux dentre eux, comme Talcott Parsons, aient, linverse, considr lconomique comme un sous-systme dusystme social.

    Ces remarques sappliquent plus prcisment la sociologieamricaine des annes 1960, car la redcouverte de la socio-logie en France, aprs une certaine clipse dans lentre-deux-guerres, quelques exceptions prs (Halbwachs, Simiand), sestlargement faite travers la sociologie du travail. Pour GeorgesFriedmann et ses successeurs, qui rejoignent, mais sur ce seul

    plan, la position de Parsons, la sociologie, qui se nomme

    encore sociologie industrielle, est LA sociologie des socitsindustrielles, cest--dire lanalyse non pas simplement dun

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    terrain spcifique, lindustrie, mais des rapports qui domi-nent la socit contemporaine, ce que lon nommera plus tard rapport salarial . cette poque, il parat y avoir loigne-ment maximum et ignorance rciproque entre conomistes etsociologues, qui eurent pourtant, les uns et les autres, une

    prtention hgmonique dans le domaine du travail. Depuis lafin des annes 1980, la distinction entre emploi et travail etla rflexion sur le chmage amorcent un rapprochement entredisciplines, ncessaire aux avances conceptuelles [Maruani et

    Reynaud, 1993].La plupart des conomistes, comme des sociologues, admet-tent dsormais quil ny a pas de rupture entre lconomiqueet le social. Ce dbat dpasse largement les relations entre lesdeux disciplines, dont chacune connat plusieurs courantsthoriques et mthodologiques distincts. Mais on se limiteraici aux analyses du travail et des conditions de son excu-tion. Ds le milieu des annes 1960, un ouvrage collectif

    [Palmade, 1967] commence poser des questions sur les fron-tires entre les deux disciplines. Mais cest dans laprs-Mai 68,priode daffrontements idologiques forts, que sesquissentdes rapprochements entre conomistes et sociologues dutravail et de lemploi notamment. Pourtant, la question de ladpendance de la sociologie par rapport aux concepts delconomie restait pose en filigrane. Alain Caill, dans unarticle qui fit alors sensation [1981], crivait : Existe-t-il

    encore une sociologie ambition scientifique qui soit autrechose quune lecture particulire de lconomie politique ? Cest lexact inverse de la position de Parsons.

    plusieurs reprises, depuis le dbut des annes 1980, cono-mistes et sociologues ont entrepris un dialogue autour de leurs

    concepts et de leur pratique. Dans presque tous les cas, les

    dbats ont t organiss partir de problmes relatifs lemploi plus que du travail au sens plus troit qua long-temps eu la sociologie du travail (voir chapitre III). On citera

    LEmploi. Enjeux conomiques et sociaux [Colloque de Dourdan,1982], LIntrouvable Relation formation/emploi [Tanguy, 1986],

    LEmploi, lentreprise, la socit [Michon et Segrestin, 1990],LEmploi : dissonances et dfis [Erbs-Seguin, 1994a], La

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    Construction sociale de lemploi en France [Friot et Rose, 1996]. Lenombre et le contenu de ces recherches collectives tmoignentde lampleur des dbats, plus encore que dun travail commun.

    En effet, les analyses faites partir dune recherche euro-penne [Benavot, Erbs-Seguin et Gross, 2005] montrent leslimites de ces relations. Les travaux vritablement communs plusieurs disciplines sont encore rares, ils portent toujours sur

    des objets limits. Ces recherches partent dapproches discipli-naires et consistent le plus souvent en des mises en parallle.

    Il apparat dsormais vident que le clivage qui passe lintrieur de chaque discipline suit des voies diffrentes. Lesdiffrenciations internes lconomie entre macro- etmicroconomie par exemple suivraient un chemin inverse celui de la sociologie, o lon observe dsormais un effacementcroissant des frontires internes entre, par exemple, sociologiedu travail et autres branches de la discipline, au-del des diff-rences thoriques et mthodologiques internes la discipline.

    Psychologie et sociologie du travail : coexistence et conflit

    Lhistoire de la sociologie du travail en France montre quelautonomisation et lessor de la sous-discipline ont, pourlessentiel, repos sur deux aspects diffrents, en apparencecontradictoires, et entre lesquels les approches sociologiques

    ont toujours oscill : se dmarquer des human relations (rela-

    tions humaines, voir chapitre II) en sortant lanalyse sociolo-gique de lentreprise ; tudier les relations entre travail humainet productivit du travail, pour amliorer le travail et sarmunration.

    Les relations de la sociologie du travail avec la psychologie

    sont complexes et souvent conflictuelles. En psychologie du

    travail, il sagit dtudier les actes et les raisonnements dutravailleur effectuant une tche, les facults et les aptitudesinvesties dans le travail et sur le lieu du travail. Sur ce point,

    aucune contradiction avec la sociologie : lanalyse desnouvelles formes de pnibilit le stress au travail prendsans difficult place aux cts de la sociologie. Attitudes etrles dans le travail constituent, pour Jean Maisonneuve

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    [1950], des notions communes aux deux disciplines,

    puisquelles les dfinissent sur les plans la fois individuel etcollectif. Psychologie des motivations et des relations dans

    lentreprise faisaient, au cours des annes 1950, partie deschapitres consacrs la sociologie du travail dans les traits.Les fondateurs de la sociologie du travail, Georges Friedmann

    et Pierre Naville, sont, lorigine, psychologues. Il existe bienune frontire commune entre psychologie et sociologie, maisles deux disciplines tendent signorer dans le quotidien de la

    recherche.Or lorigine principale de la sociologie du travail en Francerepose sur une analyse critique des recherches psychosociolo-

    giques amricaines (voir chapitre II). Or, pour un certainnombre de psychologues du travail en France, une question,

    dabord secondaire, devient primordiale partir du milieu desannes 1975 : trouver comment amliorer les conditions detravail, mais aussi la fiabilit des travailleurs.

    Cest donc dans lanalyse des relations entre individuel etcollectif que rsident les origines dun conflit qui dure depuisplus de cent ans, et qui est loin de se limiter au domaine de

    lanalyse du travail. Entre la tendance une analyse individua-lisante, reprsente par Gabriel Tarde, fondateur de la psycho-sociologie, et une approche en termes de faits sociaux

    collectifs distincts des phnomnes individuels, selon Durk-heim, lcart na cess de se creuser. Ce dernier avait propos

    une thorie des processus dinitiation et de socialisation dunegnration lautre. Ce quil nomme l tre social des indi-vidus est une construction sociale, nettement spare desidentits individuelles, elle se compose des tats mentaux quine se rapportent qu notre vie personnelle. Il nutilise querarement le terme identit , mais, pour lui, lidentit profes-sionnelle est lun des lments constitutifs de lidentit sociale,cest le mtier ou la profession, tel que forg par le milieusocioprofessionnel et lapprentissage [Dubar, 1994].

    Lorsque la sociologie prend un nouvel essor, aprs laSeconde Guerre mondiale, Georges Gurvitch [1957] consi-

    dre que cette opposition entre individuel et collectif relvedun faux dbat. Il a pourtant resurgi aux tats-Unis comme en

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    France depuis les annes 1970, a vec ce q u on nommedsormais lindividualisme mthodologique. Ainsi, pourRaymond Boudon [1977], il est indispensable de recons-truire les motivations des individus [] et dapprhender lephnomne [social] comme lagrgation de comportementsindividuels dicts par ces motivations . Lusage de la notiondidentit par la sociologie du travail franaise est rcent :Claude Dubar [1994] relve que le terme ne figure pas dansle premier Trait de sociologie du travail, celui de 1961, et ne

    sera gure utilis avant Renaud Sainsaulieu [1977], lun despremiers sociologues inclure limplication subjective dessalaris dans les relations de travail dans lentreprise (voirchapitre III).

    Mais, si la sociologie du travail met souvent en question les

    approches en termes dattitudes et de comportements, elle alargement emprunt les mthodes des psychologues sociaux,en particulier lobservation et les questionnaires. Dailleurs,

    une partie de la premire gnration de sociologues est issuedu cursus de psychologie, une poque o nexistaient pasdtudes autonomes de sociologie.

    Discipline de terrain, grande utilisatrice de questionnaires

    et dentretiens, la jeune sociologie du travail dans la Francede laprs-guerre sest nettement dmarque des approchesplus que des mthodes de la psychosociologie. Celles-ci ontcontribu laffranchir dune approche de lorganisation du

    travail partir de la seule technologie. La question de la fonc-tion plus ou moins dterminante des technologies a t etreste un grand thme de controverses dans la sous-discipline.

    Droit et sociologie du travail : malentendus et rapprochements

    Dans la leon douverture de son cours de science sociale,en 1888, mile Durkheim affirmait : Cest dans les entraillesmmes de la socit que le droit slabore, et le lgislateur nefait que consacrer un travail qui sest fait sans lui. Il faut doncapprendre ltudiant comment le droit se forme sous la pres-sion des besoins sociaux. La dmarche de Durkheim tendmme traiter le droit comme un reflet de lorganisation

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    sociale. Mais on a pu prsenter une analyse plus nuance, enopposant, lintrieur de la sociologie, les enfants de Durk-heim et ceux de Weber : selon Touraine [prface de Costeret Pichault, 1994], la sociologie du travail a t la produc-tion la plus importante de la sociologie dinspiration wb-rienne, tandis que ltude des normes, de la socialisation, delinstitutionnalisation ou de la dviance nourrissait les enfantsde Durkheim . Droit et sociologie apparaissent donc commeles deux disciplines dont les oppositions sont les plus ancres

    dans une rflexion thorique.Il existe une importante tradition sociologique de rflexionsur lintervention de la norme dans la socit Max Weberna-t-il pas dbut sa carrire en enseignant le droit aussi bienque lconomie ? , mais la sociologie du travail sest, jusqula fin des annes 1990, peu penche sur la relation la plusdirecte lemploi et au travail : le contrat de travail. Le fonc-tionnalisme, symbolis en sociologie par Robert King Merton

    [1951], a sans doute contribu freiner une rflexion propre-ment sociologique sur le rle du droit dans les relationssociales. En effet, les tenants du fonctionnalisme, en centrant

    leurs analyses sur les types de fonctions et les modes de

    dysfonctionnement des systmes sociaux, ont longtemps mislaccent principal sur la permanence, plutt que sur lvolu-tion, des formes sociales, ce qui rend plus difficile, ou moins

    vidente, lanalyse de limpact rciproque de la rgle de droit

    et de laction sociale. De faon similaire, beaucoup de juristes,dans la mesure o le droit quils faonnent et analysent traduitla codification et la permanence relative de structuressociales, ont longtemps t plus enclins tudier la rgletablie que les voies de son volution. Il sest tabli de longuedate, sinon un antagonisme, du moins une ignorance rci-proque entre les deux disciplines, sur la place du droit dans la

    socit.Or la relation au travail et lemploi le contrat de

    travail est prcisment lun des lieux importants de linter-vention des juristes du travail [Bonnechre, 1997]. Si la socio-logie du travail a tabli de solides positions grce dabord sesanalyses de la relation technique au travail, le terrain des

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    relations codifies du travail, en particulier celui du contratest, dautre part, fermement tenu par les juristes. Quel-ques-uns dentre eux ont longtemps considr que les socio-logues devraient dabord en reprer l ineffectivit ou,comme lavait crit A. Supiot [1994] propos des travaux deVillerm et des physiologistes et statisticiens quil nomme lespremiers sociologues, les causes des dysfonctionnementssociaux , cest--dire se borner une analyse fonctionnelle dudroit. Problme de matrise du vocabulaire technique, certes,

    mais surtout modes diffrents dinterprtation de la place desrgles dans lanalyse des socits.Existe-t-il encore, comme le constatait Madeleine Grawitz

    [1996], une coupure entre la sociologie du droit des juristes et la sociologie du droit des sociologues ? Sagissant dutravail et de lemploi, la fin du XXe sicle sest caractrise parun certain rapprochement dans le domaine des relations

    demploi, en particulier le contrat du travail, plus que dans

    celui du travail au sens troit [Erbs-Seguin, 1999]. AlainSupiot [1994, 1999] contribue faire tomber les frontiresentre disciplines, en particulier lorsquil crit que lapprhen-sion juridique dune relation sociale sest trouve prcde parla connaissance sociologique de cette relation . Cela suffirait,ajoute-t-il, distinguer radicalement droit du travail et droitcivil.

    Cette rapide revue des relations de la sociologie du travail dautres disciplines contribue faire apparatre plusieurstendances, qui se sont dveloppes et ont volu au cours descinquante dernires annes. Ds lorigine, on notait unecertaine diffrenciation entre ceux des sociologues quitudiaient surtout les postes de travail la relation directe dutravailleur son travail, surtout industriel et ceux qui analy-saient en particulier les relations professionnelles, ou relations

    collectives de travail. Les uns et les autres staient inscritsdans la sociologie du travail, peut-tre pour accentuer leursdiffrences davec les analyses anglo-saxonnes du travail, oles relations industrielles staient constitues en branche part, sous linfluence des premiers gouvernements de

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    laprs-guerre. Paralllement, la sociologie des organisationsreprsentait, en France, une branche distincte de la sociologiedu travail. Mais laccroissement des relations entre disci-plines tudiant le travail, et surtout la forte volution dutravail, des formes demploi et limportance politique crois-sante de la question de lemploi vont faire voluer les formesdanalyse des sociologues du travail. Cette analyse sera peu peu reprise au cours des chapitres suivants.

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    II / La sociologie du travail en France :

    naissance et volution

    Il a fallu la conjonction de plusieurs vnements pour faci-liter lpanouissement et lautonomisation de la sociologie dutravail : les grandes mutations dans le domaine conomique etune lente maturation des relations de travail rythment, avec

    de nombreux dcalages dans le temps, lhistoire du travail etcelle de son analyse. Ainsi, aprs que la grande industrie eutremplac la manufacture, et que la loi Le Chapelier eut aboliles relations interindividuelles et collectives qui dominaient le

    systme corporatif, les relations de travail ne se sont modi-fies que trs lentement. On retiendra seulement deux pointsessentiels pour le dveloppement de la sociologie du travailcontemporaine : il sagit dabord du travail la chane, parti

    des tats-Unis dans les dernires annes du XIXe sicle, tho-

    ris et mis en uvre par Frdric Taylor et Henry Ford, dontles travaux sont repris en France dans lentre-deux-guerres, enparticulier par Henri Fayol.

    Leur critique, par lcole dite des relations humaines, estlune des origines directes de la sociologie du travail en France,qui se veut elle-mme critique par rapport aux relationshumaines. La premire vague dautomatisation de la produc-tion, au cours des annes 1950, a servi de point de dpart la rflexion sociologique sur le travail. De nouvelles transfor-mations des systmes productifs se mettent dsormais enplace, avec leur cortge de bouleversements du travail et deleur analyse.

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    Le taylorisme

    Le nom de thorie physiologique des organisations a tdonn la doctrine de Taylor par deux spcialistes amri-cains de la thorie des organisations, March et Simon, quivoulaient ainsi lopposer aux thories psychologisantes delhomme au travail, apparues vers la mme poque, en Franceet aux tats-Unis. Le taylorisme a aussi t qualifi de degrzro de lanalyse sociologique [Mottez, 1971] car on peut dire

    quil nie la sociologie, mais il a suscit des ractions qui, elles,ont donn lieu plusieurs coles danalyse sociologique dutravail et des relations qui sy nouent.

    Frdric Winslow Taylor (1856-1915) tait ingnieur, dansune priode de dpression et de grandes mutations cono-miques qui dura plus de vingt ans, jusqu lextrme fin dusicle, aux tats-Unis comme en Europe. Cest la fin du libra-lisme sauvage , le dbut dimportantes concentrations de la

    production, ainsi que dimmigration massive aux tats-Uniset de concurrence entre ouvriers. Cest aussi le dbut de la luttecontre le gaspillage dans lindustrie . Or Taylor constate,dans les ateliers, ce quil nomme la flnerie systmatique des ouvriers. Ce freinage de la production (qui sera souvent

    analys par les sociologues du travail franais au cours desannes 1970) ne rsulte pas de traits psychologiques ni duneparesse des ouvriers, mais de la mauvaise organisation du

    travail par les directions dentreprise. Les ouvriers appren-nent travailler essentiellement en regardant faire les autres, sur le tas . En salignant sur le moins productif, les travail-leurs cherchent protger leur emploi et leur sant. Donc, defaon qui peut sembler aujourdhui paradoxale, Taylor est lepremier reconnatre que le travail est aussi un systme derelations sociales.

    Le systme de gestion scientifique quil mettra au pointentre 1880 et 1910 consiste tenter de contrler les groupes enagissant sur le poste de travail isol. Sa thorie va considrer laforce humaine comme auxiliaire du travail des machines, en

    recherchant, dit Mottez [1971, p. 13], un principe externe,objectif, de dtermination des temps et des tarifs , le one best

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    Lanalyse du travail industriel selon Taylor

    Une tude du travail comporte au moins cinq phases :1. Trouver dix quinze ouvriers (si possible dans diffrentes entreprises et

    dans diffrentes rgions) qui soient particulirement habiles dans lexcutiondu travail analyser.

    2. Dfinir la srie exacte de mouvements lmentaires que chacun de cesouvriers accomplit pour excuter le travail analys, ainsi que les outils et mat-riels dont ils se servent.

    3. Dterminer avec un chronomtre le temps ncessaire pour faire chacunde ces mouvements lmentaires et choisir le mode le plus simple de leurexcution.

    4. liminer tous les mouvements mal conus, ceux qui sont lents ou sansutilit.

    5. Aprs avoir ainsi supprim tous les mouvements inutiles, runir en unesquence les mouvements les plus rapides et les meilleurs permettantdemployer les meilleurs matriels et outils.

    Source : Taylor [1909].

    way, selon une formule devenue classique. Partant de lanalysedes gestes accomplis dans le travail, il analyse les caractris-tiques de lorganisme humain comme sil sagissait dunemachine, avec lobjectif de le rendre plus performant, rorga-nise ensuite les tches selon une nouvelle squence. Il sagit delenseigner tous les travailleurs, en leur interdisant de sencarter. Dans la mesure o, selon lui, seul lintrt gouverne les

    comportements ouvriers, lensemble du processus saccom-pagne dincitations salariales.

    Taylor considre que, si la relation entre ouvriers et tech-niques est organise scientifiquement, les conflits sapaise-ront deux-mmes, puisqui ls nont pour origine quunfonctionnement inadapt du systme : la sociologie est doncnie dune seule phrase. Il lui apparat possible, et surtoutncessaire, de crer une convergence dintrts des travailleurset des employeurs travers une redistribution hirarchique dutravail. Mais ces procdures ont en ralit pour objectif desupprimer toute mdiation collective entre les individus etlentreprise. Le principe taylorien de la division des tchesentrane, notamment, lopposition aux coalitions ouvrires. La

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    Machinisme et progrs

    Si lon considre la machine uniquement comme un moyen dconomiser lamain-duvre, [] il y a de quoi salarmer. [] Si une machine ne facilitepasle travail, elle na aucune justification.

    Pour employer des machines correctement et dune faon rmunratrice la production, il faut avoir une conception de lorganisation industrielle quidiffre tout fait de ce que lon croyait dans les vieux temps du fait main,ou lpoque pour laquelle les machines ntaient que des appuis de la main-duvre. Ctait l le vritable ge des machines. Cet ge est pass.Aujourdhui, nous tudions comment les machines peuvent nous rendre lesmeilleurs services. Cest lordre nouveau.

    Source : Ford [1930].

    seule collectivit vritablement significative est celle delusine, dit Taylor, et les coalitions ouvrires sont le signedune erreur, le symptme dun systme de rmunration ou

    dorganisation dfectueux. Le dveloppement et la mise enuvre des principes tayloriens ont t accomplis par Ford, lepremier installer dans ses usines de Dtroit des chanes demontage, dans la premire dcennie du XXe sicle.

    Raction Taylor : les relations humaines

    Les positions de Taylor et de ses successeurs ont trs vitesuscit des ractions aux tats-Unis, incarnes par lcole ditedes relations humaines. Il ny a pas, disent Elton Mayo et sessuccesseurs, de one best way, pas de systme technique uniquegouvernant lensemble des relations dans lentreprise. Il fautoprer une distinction radicale entre systme technique etsystme de relations humaines dans lentreprise. Lpoque etle lieu o se produit ce dbat ont leur importance : autourdes annes 1930, on note, aux tats-Unis, une convergencedes courants de la sociologie et de la psychologie pour analyser

    le facteur humain . Le schma mcaniste antrieur nestplus aussi facilement accept. Des recherches sur le travailindustriel sont commandes par le patronat clair de la

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    grande industrie, ce qui peut faire considrer que la sociologieest utilise des fins de contrle social. Cest dans ce cadreque naissent les travaux du groupe de chercheurs que dirige

    Elton Mayo Harvard. Il effectue, entre 1927 et 1932, lusinede Hawthorne (prs de Chicago) de la Western Electric, unerecherche en collaboration avec les cadres de la compagnie. Il

    sagit, lorigine, dtudier les rapports homme-travail dans laperspective, encore trs taylorienne, dutiliser les progrs tech-niques pour amliorer la satisfaction au travail et les rapports

    sociaux.Cette recherche clbre repose sur une srie dexpriences,effectues dans cinq ateliers. Ce sont les premires exp-riences scientifiques longues et denvergure sur les condi-tions de travail et leurs relations. Elles tudient non seulementle rendement, mais aussi les relations internes aux ateliers.

    Leurs rsultats auront une influence dcisive sur denombreuses recherches ultrieures. Cest lun des points de

    dpart des analyses de Georges Friedmann [1946] et de lafondation de la sociologie du travail en France.

    La premire exprience, effectue avant larrive de lquipede chercheurs, avait pour objectif danalyser les relations entreles variations de lintensit de lclairage et laugmentation durendement. Il en est ressorti des rsultats surprenants : uneaugmentation du rendement, y compris dans les ateliers-

    tmoins qui navaient pas connu de variation dclairage. Une

    conclusion simposait : lclairage navait que des effets partielssur le rendement ; il y avait donc lieu de rechercher dautresinfluences. En lespace de cinq ans, quatre autres expriencesfurent montes dans la mme usine. Dans la deuxime, leschercheurs trouvrent cinq modes dexplication possible delaugmentation du rendement. Chacune des expriences futmonte selon des mthodes diffrentes [Mayo, 1933 ; Roethlis-berger et Dickson, 1939 ; rsum dans Caplow, 1970 ; voiraussi Desmarez, 1986]. Toutes convergent dans leurs conclu-

    sions : le rendement des ouvriers est fortement dtermin parla nature des relations sociales quils entretiennent entre euxet avec la hirarchie ; les aspects matriels nont de valeur et depoids qu travers leur signification sociale. En sefforant de

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    crer un climat favorable leurs expriences, les chercheursavaient modifi la situation globale des travailleurs, et faitapparatre un objet dtude inattendu.

    On se rend compte aujourdhui que lopposition de Mayo Taylor est bien moins radicale quil ne paraissait alors. Plusqu une vritable rupture, lcole des relations humainesapporte des correctifs, qui, malgr leur importance, ne boule-versent pas les conceptions tayloriennes sur le travail et les

    conflits sociaux. Largement ax, a u dpart, sur la relation

    homme-travail, ce courant ne la mettra que beaucoup plustard en rapport avec lensemble du systme de dcision delentreprise. Dautre part, il y demeure des traces trs nettesde la conception taylorienne du conflit. Mayo, et surtout ses

    nombreux successeurs praticiens dentreprise, conservent lemme objectif : rduire les tensions, voire supprimer lesconflits en amliorant le climat humain dans lentreprise. Lesrecherches dElton Mayo constituent bien le fondement de ce

    quon a pu nommer une sociologie directoriale (pour unrexamen dtaill et critique, voir Lcuyer [1988]).

    Les pres fondateurs en France : Georges Friedmannet Pierre Naville

    Cest la critique de lcole des relations humaines qui a

    donn son premier essor la sociologie du travail en France. Ladcouverte du double systme de relations sociales, formelles(dictes par lentreprise et ses rgles) et informelles (relationsdirectes entre personnes), ct de lorganisation technique,avait marqu un pas important pour le dbut dune analysesociologique, encore crer. Georges Friedmann le souligneds 1946, tout en prcisant combien cette approche sertdabord, plus ou moins involontairement, les entrepreneurs lesplus novateurs de lindustrie et non, comme on pourrait lepenser, lamlioration des conditions du travail. La princi-pale faiblesse, crit Friedmann [1946], de cette psychologiede lentreprise est de senfermer dans lentreprise consi-dre comme entit collective qui poursuit son volution

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    indpendamment de tous les autres groupes sociaux .Dailleurs, la sociologie industrielle aux tats-Unis resterabeaucoup plus, et beaucoup plus longtemps quen France,considre comme un domaine spcialis de la sociologie desorganisations [Desmarez, 1986]. Cela conduisait les cher-

    cheurs de lcole des relations humaines reconnatre lasubordination du facteur humain, considr sous un anglepurement physiologique et psychotechnique, par rapport des dterminations de nature sociale . Cest en cela que cette

    cole a pu servir de ractif la sociologie du travail en France,en renversant lordre des dterminismes, ou plutt en intro-duisant, ct des dterminismes techniques des dtermina-tions sociales indpendantes de la technique. Pourtant, etpendant longtemps, la sociologie industrielle restera marquepar une rfrence au progrs technique, qui implique unesubordination du travail lvolution des techniques. Cest undbat qui resurgit priodiquement dans la discipline, et entre

    la sociologie et les disciplines voisines. lorigine des deux principaux courants de la sociologie du

    travail, Friedmann et Naville ont des analyses divergentes,

    mais tous deux : 1) critiquent les relations humaines et Taylor

    tout la fois ; 2) analysent les relations entre organisationtechnique et organisation sociale de lentreprise, mais aussi,au-del, la place de lentreprise dans la socit. Si le renouveaude la sociologie en France est largement pass dabord par la

    sociologie du travail, cest parce quelle ne sest pas contentedune analyse des rapports de lhomme au travail, cest--dire, finalement, limite la machine. Elle a mis en scneune approche plus vaste de la place du travail dans la socit.

    Georges Friedmann et le travail en miettes

    Friedmann est, lorigine, psychologue, puis ergonome, et,comme tel, marqu par les thories amricaines, mais il profiteaussi, comme beaucoup de sociologues de lEurope continen-tale, des apports du marxisme la sociologie. Il voit dans larationalisation toujours plus pousse du travail par les tech-niques, un moyen essentiel de dqualification ouvrire. Il se

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    la mmoire

    de Georges Friedmann

    Georges Friedmann, cest dabordun regard. Scrutateur, sous ses

    sourcils froncs et au-dessus delvres serres ; critique, prouvantles ides et les hommes ; exigeant,demandant des prcisions, cartantles mots t rop vagues ou trop

    conventionnels. []. Presque tousses livres ont t des rcritures decarnets de notes prises dans des

    usines, des villes trangres, desavions. Il partait de lexpriencevcue, vue, ressentie. Cest ainsi, nonpas en thorisant, mais en prenantdes notes, par une attention quoti-

    dienne, quil a peru et nomm lesplus grands phnomnes de notre

    temps, dont tant desprits plus syst-matiques nont pas reconnu relle-ment la prsence, en particulier letravail en miettes et les communica-

    tions de masse []. Il fut aussi lundes trs rares hommes de son temps connatre les trois mondes. Pourcomprendre la rvolution sovitique,il ne se contenta pas de voyager

    Moscou, il apprit le russe []. Pourdcouvrir les aspects les plus neufsde la civil isation industrielle, i l

    parcourut les tats-Unis et tudia lestravaux de leurs sociologues. Enfin, il

    dcouvrit lAmrique latine quilaccueillit et fit de lui le premier

    prsident de sa facult latino-amri-caine de sciences sociales []. Les

    notes et observations de GeorgesFriedmann ntaient pas celles dunjournaliste, car elles relataient la

    rencontre dun homme et dunesituation []. De l cette associa-tion, qui dfinit le mieux son uvre,des observations dun historien duprsent et des interrogations dunmoraliste de toujours []. Les socio-logues savent aussi la grande part de

    sa vie quil consacra lorganisationde leur travail collectif, comme

    directeur du Centre dtudes socio-logiques, inspirateur de la revue

    Sociologie du travail, membre du

    comit de direction des Annales,crateur du Cecmas [Centredtudes des communications demasse], devenu Cetsas, prsident

    de lAssociation internationalede sociologie, organisateur, avec

    Pierre Navi l le, du grand Traitde sociologie du travail []. Il futun sceptique avide de foi , un

    idaliste la critique corrosive, unagnostique proche des religions. Il

    ne cessa jamais de croire lavenir,mme quand il refusait tous ses

    visages.

    Source: Alain Touraine, allocution

    prononce lors des obsquesde Georges Friedmann au Pre-Lachaise,

    le 21 novembre 1977. Reproduit dans

    Sociologie du travail, n 1, 1978.

    diffrencie des relations humaines dabord par cetteanalyse et aussi par la place quil donne lentreprise. Ilmontre, ds ses premiers ouvrages, que la rationalisation nestpas un absolu. Il ny a pas une, mais des rationalisationsdiffrentes, selon le point de vue dont on les organise, lesconditions concrtes o elles sintgrent et le contour quon

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    leur donne [Friedmann, 1946]. Cest donc rfuter toutdabord la one best way de Taylor. Friedmann considre que leXXe sicle voit natre un nouveau milieu technique . Il traitelentreprise comme un lieu stable, o se conjuguent un modede travail, des individus rassembls pour fabriquer un produit,avec une forme juridique prcise. Cest lun des points la foisde sparation entre la sociologie du travail et celle de lentre-prise, et lun des lments faibles de lapproche qui sera cellede nombreux sociologues pendant des dcennies.

    La position de Friedmann rsulte, semble-t-il, dabord de lacentration des approches sur les consquences des volutionstechniques sur le travail. La sociologie du travail sera une

    analyse des rapports sociaux dans et par le travail. Pour

    Georges Friedmann, il existe une relation presque mcaniqueentre lvolution des technologies et celle des postes de travail.On peut, pour rsumer en quelques traits son ouvrage le plusclbre, Le Travail en miettes [1956], dire que :

    lvolution technologique entrane une diminution destches manuelles dexcution et la multiplication des tchesspcifiques da na lyse, de docum en ta ti on , des tches symboliques ;

    le fait que lappareil de production soit de plus en pluscomplexe entrane la perte de responsabilit active et cratricede louvrier au profit des techniciens ; la disparition de la spon-tanit dans le travail, ce qui signifie des relations de plus en

    plus dpendantes et contrles ; une rpartition fonction-nelle des tches lintrieur densembles intgrs (lquiperestreinte se substitue un rseau plus lche) ;

    ainsi, la responsabilit est nettement distingue delinitiative et de lautonomie et tend se rduire lexcutionde consignes. Friedmann analyse l alination dans le travail comme dpersonnalisation du travail, clat en tches inter-changeables, anonymat et dfaut dintgration lentreprise,sentiment, chez louvrier, de ne jamais pouvoir achever unetche, absence de participation.

    Par rapport la phase antrieure dorganisation de laproduction, la nature du travail volue du travail qualifi ole mme ouvrier excutait une tche, qui tait encore pour une

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    Tches clates.

    Apprentissage dgrad La confection est une des branchesmodernes de la production indus-

    trielle o lclatement des tches at le plus pouss. Les psychotechni-ciens anglais citent souvent le cas

    dune entreprise des Midlands o lafabrication du seul gilet pour

    complet masculin avait t morceleen plus de 65 postes de travail diff-rencis. Mon usine hollandaise avaitsuivi le mme courant et, pour ce quiest du veston, lors de ma visite, le

    nombre des postes, qui tait dj de40 en 1932, tait pass 54, avecrduction du temps global de fabri-cation. La division des oprations,dans toutes les entrepr ises de

    confection de quelque importance, apris, ce qui est normal, la forme du

    travail la chane et entran unplanning rigoureux. Toute la pensedu travail se trouve absorbe dans saprparation, qui va jusque dans lemoindre dtail. Coudre et piquersur nos machines nest pas difficile,dit un chef datelier. Ce qui est

    difficile, cest de prparer les op-rations. Le travail du modlisteest particulirement labor et

    minutieux. Sil sagit dune robe, parexemple, il cre dans le tissu

    choisi, ou plutt, exprimente ; deuxpiqueuses excutent daprs ses indi-cations ; puis le Bureau d tudesexamine ce premier projet sous trois

    angles : 1) la qualit du tissu en fonc-tion des oprations effectuer ; 2) ladifficult de celles-ci, en particulierde la coupe et de la couture sur

    machines ; 3) lintrt commercial :o, sur quels marchs la robe serait-elle vendable ?

    On cherche ensuite simplifier larobe, et cest l une tche du Bureaude prparation []. Le Bureaudtudes, une fois le modle dfiniti-vement compos et slectionn,dresse la liste des oprations quiseront effectues la chane et entablit les fiches dtailles, au 1/100e

    de minute []. La rpartition dutravail, la place des ouvrires, lacadence de la chane sont doncfixes par le Bureau dtudes. Laresponsabilit du chef de chane(une ancienne ouvrire ayant delautorit et de lexprience) serduit dcider du poste o elleuti li sera tel le ou tel le de ses

    ouvrires.

    Source : Friedmann [1956].

    grande part sur le modle artisanal antrieur vers un travailparcellis et sans responsabilits. Dans son analyse, Friedmanna toujours implicitement en tte l ge dor de lartisanat .Il crit, par exemple, quon assiste un dclin des mtiersglobaux fonds sur une culture technique et la fiert de lach-vement dun produit [1946]. Lide quil est possibledamliorer les relations de travail en recomposant les tchescontinuera faire son chemin. Elle sera particulirement dve-loppe au cours des annes 1970. Un peu plus tard, cest celle

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    de faire participer le travailleur la rflexion sur lorganisa-tion du travail qui se dveloppera, nous arrivant du Japon viales tats-Unis, sous la forme des cercles de qualit. Plus tardencore, les lois Auroux de 1982 auront pour objectif defavoriser lexpression directe des travailleurs sur les condi-tions de vie et de travail dans lentreprise, avec en arrire-planla participation des travailleurs une meilleure organisationdu travail. Mais les effets rels plus long terme furent faibles.

    Dautre part, pour Friedmann, comme pour beaucoup de ses

    successeurs, lentreprise est indpendante des individus qui lacomposent. Elle nest pas un rapport, mais une srie de formesjuxtaposes : la technique, la forme juridique, les travail-leurs. On peut donc modifier totalement les modes opratoiressans que se transforme la population qui travaille autrement

    qu travers une adaptation des individus aux nouvelles faonsde travailler. Le postulat dune entreprise aux contours trans-parents, dans laquelle serait totalement enferme lvolution

    technique, va dominer la sociologie du travail jusquau dbutdes annes 1980. En fait, lentreprise sera plutt mise entreparenthses.

    Pierre Naville et lautomation

    Pierre Naville crit ses premiers ouvrages peu prs lamme poque que Georges Friedmann. Il part, lui aussi, dune

    analyse des transformations du travail et de son organisation.Pourtant, son approche et ses conclusions sont trs diffrentes.Il tudie lvolution des relations collectives de travail traverslensemble des activits, et non partir du seul travail consi-dr comme directement productif. Il considre que la disso-ciation progressive entre organisation humaine et techniques

    de production est une consquence directe de lautomatisationdes processus productifs, ou automation. Il rflchit la foissur les composantes de la qualification du travail, et sur lorga-nisation sociale de la production. La technologie, production

    de la socit, ne serait pas le moteur principal de lvolutionsociale. Il nest donc possible disoler ni la relation homme/travail ni lentreprise dune approche gnrale de la socit.

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    Pierre Naville

    La dconnexion de lacte humainet de loprat ion mcaniqueanalyse par Naville il y a plus detrente ans, pense et prvue plusencore quobserve, est dsormaispartout visible, et continue dve-lopper ses consquences. Les thsesque Pierre Naville soutenait alors,

    seul ou presque, sont prsent cellesde tout le monde, et les mots mmesquil utilisait demeurent les plus effi-caces pour saisir, pour classer, pour

    ordonner les ralits daujourdhui.Pourtant, Pierre Navi l le []

    ntait pas sociologue dorigine [].Ses recherches avaient jusqualorsvis fonder, dvelopper, appli-quer les thories bhavioristes [].

    L laboration quil en avait faite,dans ltude de lorientation profes-sionnelle, par exemple, sattachaitdj llucidation des itinraireshumains dans les contraintes du

    travail, et aux quivoques quintro-duisent dans cette analyse les

    notions de libert et de dtermi-nisme [].

    Toute science tant le rsultatdun effort collectif, il a entrepris,tout au long de sa carr ire, derassembler. Cest ainsi quil a fond

    les Cahiers dtude de lautomation etdes socits industrielles, que le CNRS

    interrompit sans beaucoup dexpli-cations ; puis la revue pistmologiesociologique qui neut pas un meil-leur sort. Le groupe dpistmo-logie fut, quelque temps, un des

    rares lieux de rencontre ouvert tous les chercheurs. LAutomation etle t ravai l h u m ain (1961) est le

    compte rendu dun travail dquipe,

    dont Vers lautomatisme social(1963)tire les conclusions. Le Trait desociologie du travail, dont Naville a

    crit une bonne part, devait, selonlui, instaurer, dans la communautdes sociologues, un dbat fonda-teur. [] Sa pratique correspondaitaux exigences dune mthode. Lascience est une construction intellec-

    tuelle o le fait peut tre anticip parla dduction, et ne sassure que parelle, mais o chaque observationmet lpreuve ldifice entier [].La puissance de cette mthode noustonne encore []. Dans les septvolumes du Nouveau Lviathan o seprolongent ses analyses antrieures[] il analyse le nouveau monde quise constitue en mme temps que lanouvelle faon de produire.

    Source : Rolle [1993].

    En dautres termes, il existe une relation troite entre divisionsociale et division technique du travail, ce qui renvoie

    dailleurs aux approches des prcurseurs, Adam Smith, KarlMarx et mile Durkheim, qui, malgr toutes leurs diffrences,se rejoignent sur ce point.

    lpoque de ses principales recherches sur la qualifica-tion [1956] et sur lautomation [1961], Pierre Naville constatedabord que les automatismes nouveaux nexistent que dans

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    certains secteurs limits. Il met en vidence la sparation crois-sante entre processus automatiques de production et activithumaine. Ds cette poque, il montre que lautonomie destechniques rompt le rapport direct du travailleur et des

    processus de production. On ne comprendra pleinement que

    trente ans plus tard les implications de ces analyses, effec-

    tues une poque o lon pouvait esprer une recomposi-tion du travail en miettes et o, en tout cas, lvolution destechnologies tait souvent analyse comme progrs technique,

    avec des effets bnfiques sur les conditions du travail humain.Lquilibre entre les diffrents secteurs dactivit, surtoutdans certains grands tablissements, tels que Renault oulindustrie chimique, est difficile organiser. Cest lune desraisons pour lesquelles la gestion des rapports de travail doit

    tre effectue au niveau de lensemble de lentreprise. Navilletudie galement, de ce point de vue, la rpartition et lvolu-tion du volume demploi entre secteurs de production et de

    contrle ou de surveillance des oprations, ainsi que les trans-ferts de postes entre tablissements et entre entreprises. Dansla mesure o lautomation est un processus en volutionpermanente, les stratgies demploi des entreprises ne peuventtre dissocies de lensemble des politiques demploi et dumarch du travail dans la branche et dans le pays. PierreNaville cherche des moyens objectifs pour classer et mesurer

    limportance des phnomnes, afin de construire des hypo-

    thses et des donnes cohrentes, sinon incontestables.Surtout, Pierre Naville considre que lentreprise ne peut

    tre isole de lensemble des rapports sociaux. Les rapports detravail, crit-il, occupent une place constitutive dans la socit.Le travail est le soubassement sur lequel sappuie le dvelop-pement [] des socits, cest le mode social le plus profondde persvrance dans ltre (Spinoza), puisque, sans lui, niproduction, ni reproduction, ni surtout largissement desmoyens de vivre ne sont concevables [in Friedmann etNaville, 1961-1962, tome 1, p. 37]. Lvolution technique estinsre dans une structure sociale []. Cest dans lorganisa-tion industrielle telle quelle existe actuellement quil fautchercher le lieu o se greffent, sur les exigences gnrales de la

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    technique, les impratifs de la structure sociale : cest ainsi quela division du travail, commande den haut, utilise les carac-tristiques de loutillage moderne, tout en rendant difficileladaptation vivante de la collectivit ouvrire au milieu tech-nique [Naville et Rolle, in Friedmann et Naville, 1961-1962,p. 349]. Telle est donc la principale diffrence entre les deuxfondateurs de la sociologie du travail en France : alors que

    Georges Friedmann cherche mesurer dabord lincidence dela technique sur le travailleur, Pierre Naville se propose de

    dfinir les interactions entre modes de production et rapportssociaux, qui contribuent en permanence la construction dela socit.

    Consolidation et professionnalisation

    Les annes 1950 et 1960 sont une poque de forte rindus-trialisation, encore marque par laprs-guerre, et dont le

    matre mot est changement technique, souvent qualifi de progrs . Cest aussi une re o lon pouvait penser que lacroissance conomique durerait sans fin. La forte implicationde la puissance publique, ainsi que dorganisations supra-nationales (la Communaut europenne du charbon et delacier CECA) dans cette phase de lvolution conomiquese traduit, dans le monde de la recherche, par dimportantes commandes . Il sagit, pour les sociologues, danalyser les

    transformations du travail et dindiquer des voies pour uneamlioration de la condition ouvrire, qui pourrait profiter dela modernisation des structures de production et des gains de

    productivit, et ne pas tre seulement aggrave par la dquali-fication du travail.

    La sociologie du travail connat, au dbut de la dcennie1960, un tonnant dveloppement marqu par la cration, en1958, de la licence de sociologie, qui sautonomise ainsi lafois de la philosophie et de la psychologie sociale, ainsi que

    de la revue Sociologie du travail, appele devenir une des prin-cipales revues franaises de sociologie, et des Cahiers dtudede lautomation. Plusieurs instituts de recherche voient le jour :Institut des sciences sociales du travail (ds 1952, dirig par

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    Yves Delamotte), Laboratoire de sociologie industrielle (Alain

    Touraine), Centre de sociologie des organisations (Michel

    Crozier).

    la suite des travaux pionniers de Pierre Naville et GeorgesFriedmann, de jeunes sociologues, dont beaucoup faisaient

    partie du Centre dtudes sociologiques, alors dirig par Fried-mann, entreprennent des recherches de terrain, presque

    toujours monographiques et peu soucieuses de thorisation.Largement centres sur les ateliers de la grande industrie, les

    recherches analysent lvolution du travail en relation aveclvolution des techniques de production : parcellisation destches, la suite de Friedmann, consquences de lautoma-tion, la suite de Naville.

    La revue Sociologie du travail fut fonde en 1959. Le Traitdesociologie du travail [1961-1962] nat dun dsir de trouver unedfinition de la discipline. Cependant, la phrase de GeorgesFriedmann qui, dans son introduction, prsente la sociologie

    du travail comme l tude de toutes les collectivits humainesqui se constituent loccasion du travail apparat surtoutcomme un plus petit commun dnominateur, permettant derassembler dans un mme ouvrage un kalidoscope derecherches sans unit thorique. Le Trait na dailleurs pasconnu de direction homogne : sa codition par deux auteurs,Friedmann et Naville, qui nont pas les mmes postures tho-riques, rendait difficile, voire impossible, toute discussion au

    fond.Les grands thmes sont regroups comme suit :I. Dfinitions et mthodes. Sociologie du travail, sciences

    sociales et sciences de lhommeII. Industrie, population, emploi

    III. LentrepriseIV. Valeurs et attitudes

    V. Le travail et la civilisation industrielle (y compris famille,

    loisirs).

    Cest Georges Friedmann qui, dans le Trait de sociologie,paru sous la direction de Georges Gurvitch [1958], prsentele plus clairement la position de la sociologie industrielle. Ce

    trait lui rserve dailleurs une place spcifique : avec la

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    sociologie conomique, elle est la seule occuper un chapitreentier. Il en dfinit lobjet comme ntant pas seulementlentreprise et sa vie interne, mais lensemble de la socitindus-trielle en tant que telle [passage soulign par lauteur]. []Saisissant une ralit complexe, elle sefforce den comprendreles structures en mouvement .

    Dominique Monjardet, dans Le Travail et sa sociologie

    [1985], ne voit dans ces traits quune srie de thmes,dobjets [] [qui] forge une acception extrmement descrip-

    tive de la sociologie du travail, dfinie par ses objets . Alorsque le Trait dirig par Gurvitch met en scne une sociologieacadmique, vise thorique et destine dabord la commu-naut scientifique, le second prsente une sociologie deterrain, visant un autre march scientifique [], les forcesvives, les grandes organisations professionnelles et lesgrandes administrations .

    En France, dabord nomme sociologie industrielle, dans le

    Trait de sociologie [1958], elle devient sociologie du travaildans le Trait de sociologie du travail en 1961-1962. En Alle-magne, elle reste encore aujourdhui sociologie industrielle(Industriesoziologie). Cette incertitude dans les dsignations alongtemps dissimul des controverses passionnes entre cher-cheurs, et des dsaccords sur leur position par rapport auxralits sociales quils analysent.

    On peut considrer que cest partir du Congrs mondial de

    sociologie de Varna (1970) que la sparation entre la socio-logie du travail et celle des organisations devint trs visible.Cest ainsi que se sont dveloppes paralllement, sans vri-table point de rencontre, deux branches de la sociologie, dont

    lune tudiait les organisations, comme toute autre institutionsociale, produisant des relations, mais sans que la spcificitdes rapports de travail soit toujours prise en compte. Lunedes premires recherches de ce type fut celle de Michel Crozier[1963] sur la manufacture des tabacs (SEITA) et sur les chquespostaux. Les sociologues du travail analysaient, pour leur part,

    lorganisation du travail et les relations qui se crent sonpropos sans beaucoup analyser les structures dentreprise.Ainsi, dun secteur lautre de la discipline, des aspects

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    diffrents furent mis en avant : dans lanalyse des systmesde relations collectives de travail, ou relations profession-

    nelles, ltat et la lgislation quil met en place, dans la socio-logie des organisations, les systmes de pouvoir, dans lasociologie du travail, lincidence des politiques patronales surlorganisation sociale. Une telle coupure mit des annes sattnuer, et il en reste encore des traces.

    Pourquoi Bernard Mottez a-t-il nomm le petit ouvrage quilpublie en 1971 La Sociologie industrielle et pas La sociologie du

    travail ? Le Trait de sociologie du travail tait paru dix ansplus tt, la dnomination des laboratoires de recherche avaitgalement chang. Il croit pourtant ncessaire de maintenirce terme et il sen explique : il sagit moins de la dfinir commel application lindustrie de la dmarche sociologique quede se situer dans le cadre dune analyse de lentreprise, parrapport sinon contre une sociologie des organisa-tions. Cette dernire sapplique tudier lentreprise comme

    une organisation o se ralise le travail productif, mais serfre moins au travail qui sy ralise quau systme de rglesqui prside tout groupe humain organis. On comprenddonc lenjeu qua reprsent, cette poque, la revendica-tion dune spcificit de la sociologie applique au travailindustriel, ce qui veut dire ici tout simplement travail, et pas

    environnement de la production ; cest une faon de se dmar-quer fortement des approches fonctionnalistes qui inspirent

    la sociologie des organisations, mais aussi, plus gnrale-ment, dautres disciplines. Parler de sociologie industrielle, etpas de sociologie du travail, dans cet esprit, cela signifie, en

    cette priode de consolidation, revendiquer lautonomie delapproche plus que du champ danalyse.

    Mais une telle stratgie postule quelle possde des fonde-ments thoriques propres. Bernard Mottez affirme, ds ledbut de son ouvrage : Pendant de longues annes, la socio-logie industrielle a apport la thorie sociologique au moinsautant quelle lui a emprunt [1971]. Pierre Rolle, aucontraire, qui intitule son ouvrage paru la mme anne Intro-duction la sociologie du travail, remet totalement en cause laspcificit de cette branche de la discipline et lui dnie tout

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    fondement thorique propre. Il est vrai que le dveloppe-ment rapide de la sociologie du travail ne sest pas appuy surune rflexion thorique spcifique. Cette controverse durerades annes et connatra longtemps des prolongements.Lopposition entre points de vue est, pour une grande part, lie la concentration des recherches sur le niveau de lentre-prise, ce qui rend beaucoup de chercheurs aveugles aux condi-

    tions conomiques et sociales gnrales dans lesquelles seralise le travail. Plus prcisment, il stablit une coupure

    entre recherches de terrain effectues par les sociologues dutravail et rflexion gnrale sur la socit. La division dutravail sest installe au cur de la sociologie du mme nom,ce quexprime Claude Durand : Division du travail entreceux dont la fonction tait de penser et dlaborer la thorie, etles chercheurs de terrain qui produisaient des rsultats raisondune recherche tous les deux ans (Sociologie du travail, n 1,1980).

    Les deux principales exceptions sont Pierre Rolle, la suitede Naville, dune part, et Alain Touraine, de lautre. Ce dernier,historien de formation, bauche une approche, quil nommera socitale , de lvolution du travail. Ses premires recherchesportent sur Le Travail ouvrier aux usines Renault[1955]. partirde lvolution de la machine-outil, il labore un schmadvolution du travail, dont la premire phase (A) repose surun travail professionnel, o louvrier a le choix de ses outils,

    de ses mthodes et des gestes quil accomplit. cette phasedautonomie ouvrire succde le travail la chane de lindus-trie de grande srie (phase B), mise en place par le fordisme, etqui caractrise notamment les usines Renault, au moment oil les tudie. Enfin, dans la phase C, ou systme technique detravail, les travailleurs neffectuent plus de production mat-rielle, mais de la surveillance, du contrle et de lentretien. Onpeut considrer la transformation du ptrole, ds cette poque,comme le prototype de ce moment de lvolution du travail,bien que coexistent plusieurs phases, souvent dans la mmeentreprise.

    Alain Touraine considre les processus de productioncomme indicateurs dun tat des rapports sociaux. Il dfinit le

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    travail et la socit qui se constitue autour de lui comme tant la fois la situation matrielle, caractrise par ltat des forcesproductives, le systme conomique dans lequel il sorganiseen relations, cest--dire les formes de production, de rparti-tion, de consommation, enfin, linnovation et son contrle.Cest le travail, ainsi dfini comme un ensemble de relationsqui ne se bornent pas aux seules relations de salariat, et qui

    sont par ailleurs en constante volution, qui produirait lasocit, telle quon peut lanalyser un moment donn

    [Touraine, 1965, 1966]. Les trois phases de lvolution profes-sionnelle, telles quil les dcrit, sont lies un tat donn dusystme conomique et social. Pour lui, le conflit dans lessocits, quil est lun des premiers nommer postindus-trielles , ne sera plus fond en premier lieu sur les rapportsde production et sur la proprit des moyens de production,qui deviendra alors secondaire, mais sur le capital intellectuel,

    les relations linnovation et son contrle. Ces analyses, qui

    deviendront trs importantes au XXIe sicle, datent pourtant du

    dbut des annes 1960.Ds le Trait [Friedmann et Naville, 1962], Pierre Naville et

    Pierre Rolle plaaient galement la relation entre changementtechnique et volution du travail dans une perspective histo-rique, directement inspire, elle, du marxisme. Les principesde base de cette approche seront formaliss par Pierre Rolle[1971, 1988]. Il part, comme Touraine, des relations qui sorga-

    nisent partir du travail et considre que les relations detravail voluent avec la forme de socit. Mais, chez Touraine,llment essentiel de domination nest plus, dans la socitpostindustr