Les balises éthiques en milieu de travail : nouvelles ... · L'exigence d'éthique est déjà...

31
Les balises éthiques en milieu de travail : nouvelles contraintes ou nécessité Revue internationale des relations de travail, octobre Gérard Sautré, Université de Metz Présentation réalisée dans le cadre du premier congrès de l’Association internationale de recherche sur le travail, Québec, juin 2001. Année : 2003 Volume : 1 Numéro : 2 Pages : 37-67 ISSN : 1705-6616 Sujets : Éthique, travail, entreprise, exigences, société Introduction L'exigence d'éthique parcourt l'ensemble de la société, les disciplines et les activités diverses. La profusion de chartes sur l'environnement, les armes (mines), la santé, le génome, le travail des enfants... est un indicateur de cette exigence éthique. Les principes ne suffisent plus, l'exigence de balises comportementales est à l'ordre du jour 1 , de trop nombreuses dérives existent et l'extension du marché à tous les secteurs de la vie amplifie le phénomène : l'exemple du marché des organes, de l'éducation peut nous faire réfléchir. Le travail et les entreprises n'échappent pas à cette tendance. L'exigence d'éthique est déjà ancienne. L'Église avait en son temps prescrit des conduites à tenir (Rerum Novarum) pour que soit reconnue la dignité des ouvriers. Les revendications du mouvement ouvrier et syndical parlaient d'émancipation et de contrôle ouvrier et avaient pour finalité d'éradiquer l'exploitation des salariés. Les luttes pour la dignité des travailleurs et l'amélioration de leurs conditions de travail ont eu pour objet de diminuer la durée de travail pour les enfants, de réglementer le travail de nuit des femmes et de s'engager dans une réduction du temps de travail pour tous (loi de la journée à 10h) du 1 "La mondialisation a besoin de balises" titrait le quotidien de Montréal, Le Devoir du 7mai 2001.

Transcript of Les balises éthiques en milieu de travail : nouvelles ... · L'exigence d'éthique est déjà...

Les balises éthiques en milieu de travail : nouvelles contraintes ou nécessité Revue internationale des relations de travail, octobre Gérard Sautré, Université de Metz Présentation réalisée dans le cadre du premier congrès de l’Association internationale de recherche sur le travail, Québec, juin 2001. Année : 2003

Volume : 1

Numéro : 2

Pages : 37-67

ISSN : 1705-6616

Sujets : Éthique, travail, entreprise, exigences, société

Introduction

L'exigence d'éthique parcourt l'ensemble de la société, les disciplines et les activités

diverses. La profusion de chartes sur l'environnement, les armes (mines), la santé, le

génome, le travail des enfants... est un indicateur de cette exigence éthique. Les principes

ne suffisent plus, l'exigence de balises comportementales est à l'ordre du jour1, de trop

nombreuses dérives existent et l'extension du marché à tous les secteurs de la vie amplifie

le phénomène : l'exemple du marché des organes, de l'éducation peut nous faire réfléchir.

Le travail et les entreprises n'échappent pas à cette tendance. L'exigence d'éthique est

déjà ancienne. L'Église avait en son temps prescrit des conduites à tenir (Rerum

Novarum) pour que soit reconnue la dignité des ouvriers. Les revendications du

mouvement ouvrier et syndical parlaient d'émancipation et de contrôle ouvrier et avaient

pour finalité d'éradiquer l'exploitation des salariés. Les luttes pour la dignité des

travailleurs et l'amélioration de leurs conditions de travail ont eu pour objet de diminuer

la durée de travail pour les enfants, de réglementer le travail de nuit des femmes et de

s'engager dans une réduction du temps de travail pour tous (loi de la journée à 10h) du

1 "La mondialisation a besoin de balises" titrait le quotidien de Montréal, Le Devoir du 7mai 2001.

38

moins en Europe. Le slogan de la jeunesse ouvrière chrétienne (J.O.C.), mouvement né

en Belgique « la vie d'un jeune travailleur vaut plus que tout l'or du monde » s'inscrit

dans ce registre de l'éthique du travail. Plus récemment la commission sociale de

l'épiscopat français a publié un livre « Face au chômage, changer le travail »2 se

positionnant sur le problème du dégât social que représentent les exclus du travail et

invitant les divers acteurs de l'économie et du social à repenser la place du travail dans la

société. On se rend compte par là combien l'éthique est une dimension fortement présente

dans les débats sur le travail3. Des enseignements se font jour dans les écoles d'ingénieurs

ou de commerce et les philosophes sont invités dans les cercles de dirigeants d'entreprises

à débattre de ce thème récurrent qui émerge avec la mondialisation et la réorganisation au

niveau mondial de l'économie.

En économiste et sociologue, Max Weber avait déjà initié une recherche qui dévoilait les

liens entre les valeurs éthiques et religieuses de l'entrepreneur protestant et sa réussite

grâce à son engagement dans le métier ( Beruf dont le sens recouvre à la fois la

profession et la vocation). La prégnance de l'éthique était d'autant plus forte qu'il existait

une morale collective qui imprégnait la société et lui donnait une cohérence et, le cas

échéant, une rigidité.

Aujourd'hui les valeurs du collectif sont en déclin et l'on parle de déstabilisation des

cadres sociaux. Si bien que la valse des éthiques4 (A. Etchegoyen) est au rendez-vous

d'une société où la « complexification » est croissante et la montée de l'individualisme au

centre du social (vie et représentations)5. « A chacun son éthique » semble être une

tendance en vogue qui irait à l'encontre des impératifs de la morale6 en donnant à chacun

2 Publié aux éditions du Centurion (Bayard Presse) en 1993. Albert Rouet, actuel évêque de Poitiers, ne mâche pas ses mots dans une récente critique acerbe contre le libéralisme qui érige le profit et l'individualisme en valeurs suprême in La chance d'un christianisme fragile. 3 La revue Economie et Humanisme notamment, a publié un numéro spécial sur l'éthique, le travail et l'entreprise en 1996 (no 336) qui rend compte des tensions entre les logiques économiques, personnelles et la morale. 4 Titre du livre d’A. Etchegoyen, philosophe et consultant en entreprises. 5 Intuition profonde de Durckeim comme le relate R. Boudon dans le dictionnaire critique de la sociologie. 6 France Quéré théologienne protestante montre en particulier combien l'éthique est une démarche personnelle mais qui se situe nécessairement dans un cadre d'une collectivité, d'une communauté qui établit des règles claires pour identifier les rôles de chacun et permettre ainsi de maintenir la cohésion sociale. La

39

la liberté d'interpréter des conduites et de relativiser selon les humeurs et les contraintes

du moment.

Quand on touche à des problèmes aussi délicats que ceux du travail on se rend compte

des limites d'une vision trop individualisée. L'entreprise née d'une initiative d'un

entrepreneur, propriété d'actionnaires est un produit social à partir du moment où elle

rassemble des individus salariés dans un même lieu, dans un projet partagé/imposé.

Nécessairement des systèmes de valeurs traversent les collectifs d'hommes et de femmes

au travail qui cherchent à donner du sens à leur activité. Si l'éthique est d'abord

personnelle, il n'est pas aberrant de parler d'une éthique d'entreprise au regard des acteurs

et de leur quête de sens7. De là, plusieurs exigences souvent contradictoires traversent

non seulement l'approche théorique mais la vie concrète des entreprises et des

organisations. Citons trois thèmes qui nous semblent représentatifs de cette tendance :

-Concilier le social et l'économique est une question récurrente : elle est souvent

tranchée par l'objet de l'entreprise qui est de produire des biens et des services et de faire

des bénéfices; mais en fait, dans les représentations des salariés, le social a autant de

place que l'économique. De ce fait la gestion des ressources humaines (G.R.H.) doit

prendre en compte ces attentes contradictoires. La vie quotidienne de l'entreprise quelle

que soit sa taille est environnée par la charte et les lois sociales et prendre en compte le

besoin social des individus est déjà une obligation légale. Les syndicats sont légitimes

dans le cadre de cette rationalité sociale. Ce qui explique aussi la résonance et le poids de

ce qu'on a coutume d'appeler l'action collective.

violence et les conflits sont inhérents aux sociétés, aux groupes constitués à partir du néolithique et les codes anciens (Hamourabi, Décalogue...) énonçaient des interdictions, voire instituaient des interdits pour éviter que le désordre ne s'installe. Le mensonge occupe un grand espace dans la Bible et dit l'importance que revêt le langage dans les communautés humaines et au-delà souligne la dimension de la confiance dans les rapports humains. Ethique et survie de la communauté vont de pair. La réflexion de René Girard sur le bouc émissaire et la violence mimétique donne une grille de lecture pertinente et féconde qui s'applique aussi aux relations sociales. 7 Blaise Olivier parle d'acteur et de sujet et Piveteau de la nécessité de redonner du sens. L'association "Confrontations" animée par R. Sainsaulieu avait réalisé un séminaire sur le thème "comment produire du sens en entreprise".

40

L'entreprise est un milieu humain construit par une histoire, un rapport aux techniques,

des pratiques de management et d'autorité mais aussi des rapports de pouvoir et des

périodes de tension (luttes). Ainsi la sidérurgie française possède sa figure emblématique,

l'homme du fer, produit d'une histoire soumise (paternalisme) et rebelle (luttes) mais

aussi acteur de la transformation d'une entreprise et de sa modernisation. Bref toutes ces

dimensions conduisent à l'émergence de mondes sociaux de l'entreprise pour reprendre

l'expression de Sainsaulieu et de son équipe. Chacun de ces mondes élabore des règles

formelles ou informelles et de ce fait participe à la régulation globale de l'entreprise.

Dans la période actuelle les valeurs économiques seraient dominantes voir englobantes

pour ne laisser au social qu'un statut second et relativiser la place du local.

- Pour les grandes entreprises soumises au difficile jeu d'un équilibre entre le local

et le mondial trancher pour le meilleur rendement et l'abaissement des coûts est logique

et une tentation (légitime) permanente ce qui fait naître une tension que tous les salariés

ressentent peu ou prou liée à un possible abandon. C'est tout le problème des

« délocalisations » d'entreprises dénoncé avec imagination et provocation par Michael

More, ancien ouvrier américain devenu cinéaste de talent (The big one) et écrivain à

l'humour dévastateur (Petit manuel du savoir licencier), livre rédigé à partir de

documents internes d'entreprises.

- Dans l'organisation du travail quelle place donner à l'autonomie des individus, des

groupes face aux contraintes collectives? C'est un thème assez récent de la GRH8

souvent associé à la critique des organisations tayloriennes . Comment se déclinent

pouvoir et autorité dans une organisation comme l'entreprise, - propriété privée ou

publique où l'individu est salarié dans le cadre d'un contrat de travail.

Jusqu'où peut s'exercer une citoyenneté rebelle dans ce cadre, là réside toute la question

de la légitimité des organisations syndicales. Se pose tout le problème de la démocratie à 8 A l'origine, les expériences de la Western Electric (Mayo) représentent le fait fondateur de la psychologie et de la sociologie du travail et affichent la reconnaissance de la logique des sentiments comme une dimension pertinente de l'entreprise à côté de la logique des coûts et de l'efficacité. La rationalité humaine croise la rationalité économique. La dimension fonctionnelle l'emportait alors sur l'éthique ou autres considérations morales ou politiques.

41

l'intérieur de l'entreprise ou au moins de la reconnaissance des individus et des groupes et

des formes de cultures d'entreprises avec le respect ou la critique des valeurs et des

normes de l'entreprise (Sainsaulieu). Il peut y avoir conflit de systèmes de valeurs entre

un cadre et ses subordonnés ou un groupe de professionnels et sa direction. Mais surtout

l'autonomie ne peut être qu'apparente et les délégations n'exister que sur le papier, il y a

alors tous les ingrédients d'une communication paradoxale (« sois autonome ») avec des

conséquences parfois désastreuses pour l'organisation et le vivre ensemble9. Il faut aussi

donner au contexte la place qui lui revient pour comprendre les attentes des acteurs dans

une organisation et plus largement les enjeux sociaux qui ne peuvent en aucun cas se

limiter à des rapports psychosociologiques.

Le Canada et la France, pays industrialisés, ont une histoire déjà longue et une histoire

sociale forte. Dans les changements actuels que nous vivons, cette histoire est porteuse de

valeurs et souvent, elle induit des comportements et des exigences éthiques. Cela

contribue-t-il à donner des outils de lecture plus performants et rendre des situations de

travail plus innovantes ou exemplaires? C'est une question à débattre.

C'est en examinant un certain nombre de situations de travail et d'entreprises que nous

pourrons mieux comprendre ce que peut recouvrir une éthique liée au travail soit qu'elle

se réfère à un impératif catégorique (la morale de Kant10) ou à des normes des groupes

sociaux. Voyons aussi en quoi les attentes, les valeurs, les espérances, les liens sociaux

établis en dehors ou au sein de l'entreprise sont de nature à nourrir une grille de lecture

empreinte d'éthique pour dire l'inacceptable ou ce qui est de l'ordre du convenable.

I) Quelques exemples récents de plans sociaux problématiques : un scénario

inacceptable aux yeux des salariés et plus largement de la société

Des pratiques économiques de plus en plus courantes mais considérées à tort ou à raison

comme socialement inacceptables voient le jour. Michelin qui annonçait, voilà plus d'un

an et demi, un plan social supprimant plusieurs milliers d'emploi alors que l'entreprise 9 L'Ecole de Palo-Alto nous a donné sur ce sujet un éclairage essentiel. 10 "Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle" énonçait E. Kant pour qui l'impératif catégorique ne repose pas sur un fondement supérieur (la Nature, Dieu, la Raison...) mais s'impose comme un précepte simple et sans équivoque à tous les hommes doués de raison et de bonne volonté; cet impératif est librement consenti!

42

faisait des bénéfices, a profondément choqué. En même temps que cette décision

apparaissait incompréhensible aux salariés de l'entreprise, la Bourse saluait alors comme

un geste courageux, positif ce type de décision et cela se traduisait par une augmentation

de la valeur Michelin de plus de 12%. Ce qui rendait encore plus intolérable voir

inacceptable cette pratique. Le législateur, en réaction, a fait voter l'amendement dit

« Michelin »11.

Récemment Marks et Spencer (société anglaise) décide brutalement de fermer l'ensemble

de ses magasins en Europe continentale (suppression de 1700 emplois), cette annonce se

faisant sous la forme d'un simple courrier électronique aux salariés le 29 mars 2001 au

matin, cinq minutes avant l'annonce officielle. Cette méthode en dit long sur la façon

dont l'entreprise conçoit ses relations avec le personnel12. Le comité d'entreprise avait dû

recourir au tribunal de grande instance de Paris le 3O.11. 2000 pour que soit réalisée une

expertise sur les comptes 1999/2000 et obtenu gain de cause. De nombreux recours ont

été intentés par les délégués du personnel auprès de l'inspection du travail pour faire

respecter le droit du travail. Ce type de restructuration plus financière13 qu'économique

apparaît inacceptable à tout le personnel car, considéré comme un véritable mépris et

apparemment sans fondement économique ( dans l’état actuel des informations14). Ces

décisions semblent autant brutales sur le fond que caricaturales dans la forme. Elles

viennent rompre un équilibre social, de vie pour les salariés et les clients. Ni les uns ni les

autres ne s'attendaient à un retrait aussi massif et les protestations dépassent le cercle

classique et rencontrent l'assentiment d'une large majorité de la population.

11 Qui demande que l’entreprise négocie notamment dans le cadre de la loi sur les 35 h toute baisse des effectifs. 12 Selon un arrêt de la Cour de cassation sociale (12.11. 1997) il est précisé que la consultation du comité d'entreprise "puisse être de nature à remettre en cause, dans son principe, le projet adopté ". Or l'annonce telle qu'elle a été effectuée ne constitue pas une information et une consultation des représentants du personnel. 13 Les actionnaires attendent de toucher 25 milliards de francs si l’on en croit la presse économique. 14 La direction a toujours été réticente pour communiquer aux représentants du personnel des informations relatives à la situation économique de l'entreprise

43

La baisse des achats des produits alimentaires d'origine anglaise a sans doute influencé la

stratégie du groupe ainsi que d'autres considérations. Quoiqu'il en soit cette annonce a eu

un effet explosif et est à l'origine d'une contestation sociale mais aussi éthique.

Mépris à l'égard des salariés de Danone (biscuit) qui apprennent par la presse (on parle

d’indiscrétion) que le siège envisage de fermer leur usine donc de supprimer leur emploi.

L'annonce du plan social chez Danone destinée à rendre l'entreprise plus performante

(570 suppressions d'emploi) dans le domaine de la branche biscuit, jeta le trouble dans

toute la société française, parce que l'entreprise dans son ensemble fait de substantiels

bénéfices.

Dans le cas Danone cela apparaît d'autant plus choquant que l'entreprise avait innové -

depuis 197O et bien avant tous les autres groupes industriels- sur le plan social au point

de paraître comme le modèle de modernisation sociale de l'industrie (« modernisation,

mode d'emploi » écrivait Antoine Riboud15). La préoccupation de l'économique et du

social est un trait caractéristique du groupe Danone qui s'est doté d'un comité d'entreprise

européen avec lequel des accords16 ont été signés et qui s'est engagé dans les 35h sous les

auspices de F. Riboud qui était censé reprendre à son compte l'héritage social de son père,

patron éclairé et novateur. Aujourd'hui, les salariés ne comprennent plus et s'interrogent

sur le sens du discours « social » de l'entreprise.

Ils refusent le plan social et la réorganisation de l'entreprise liée à sa stratégie mondiale.

Une grande majorité de français si l'on en croit les sondages et les nombreuses

manifestations de sympathie, soutient les salariés de l'entreprise Lu et appellent pour

certains au boycott. Il y a là conflit et malentendu entre la stratégie conquérante de

l'entreprise et l'ancrage local des salariés. Le gouvernement est contraint d'afficher sa

solidarité avec les salariés et le Premier ministre de déclarer que cette entreprise faisait

« des profits importants » et que « la logique des profits ne devait pas s'exercer au

15 ouvrage publié en collection de poche et faisant suite à un rapport commandé par le Premier ministre J. Chirac (1986), fruit d'une réflexion d'un industriel sur son action et notamment sur le changement mené avec les organisations syndicales et non contre elles. Plaidoyer pour l'innovation sociale et industrielle. 16 En 1997, "un accord régissant les modalités des restructurations mondiales à venir" avait été signé in Le Monde du 24.04.2001.

44

détriment de l'emploi » et de poursuivre « nous comprenons la colère et le sentiment

d'indignation des salariés et l'inquiétude et la mobilisation des élus locaux »17.

La stratégie de Danone s’inscrit sans doute dans une perspective d’anticipation18 (

l’entreprise comme lieu de destruction créatrice19 au sens de Schumpeter) et de recherche

d’une plus grande rationalité financière et économique. Reste que les deux logiques sont

antagonistes dans le court terme et par rapport aux enjeux locaux entrent en conflit. La

contestation éthique concerne la manière dont s'exerce le pouvoir et le risque social qu'il

fait courir en prenant la décision de fermer ou de réorganiser tel site de production. Il n'y

a pas forcément machiavélisme et sur le plan d'une éthique des affaires, la décision de la

direction peut se justifier. Octave Gélinier mentionne les trois valeurs de l'entreprise

utiles à la société à savoir :

- la responsabilité sur la conséquence de ses actes

- la remise en question pour s'adapter à un environnement changeant

- l'écoute des autres et le compromis.

C'est sur le premier et le troisième aspect qu'il y a sans doute une carence. C'est une

question difficile et les discours sont légitimes de part et d'autre selon qu'on adopte le

point de vue social ou économique.

En Amérique des entreprises ont eu un comportement identique et parfois encore plus

brutal en tous cas plus anglo-saxon au sens où l'économique est prédominant (Nortel.,

17 D'où la volonté politique d'entrer au coeur de la logique stratégique et financière des entreprises en améliorant la qualité d'un plan social et en renforçant le contrôle et le suivi des plans sociaux pour prévenir les licenciements. Cela consiste à donner en droit de nouveaux moyens aux représentants du personnel pour discuter le bien-fondé d'un plan de restructuration. 18 C’est ainsi que Frank Riboud justifie ses choix et explique qu'il agit en chef d'entreprise responsable selon des critères économiques. "Notre stratégie : être champion dans sa catégorie" le pousse à se séparer des branches épicerie, confiserie, bières Kronenbourg...pour se recentrer sur l'eau, les produits laitiers et les biscuits. Il regrette que "Danone soit pris comme bouc émissaire de la mondialisation" alors que "nous avons toujours respecté à la lettre la législation et bien au-delà" déclarait-il dans un entretien au Figaro. La valorisation boursière de Danone en 2001 équivaut à 100 milliards de francs et le groupe Danone réalise désormais 75% de son activité hors de France. 19 Dans un entretien au Point, F. Riboud explique " qu'il est absurde d'interdire aux entreprises de licencier quand elles sont bénéficiaires : toute la dynamique de l'emploi repose sur la <<destruction créatrice >> comme disait Schumpeter". La question se pose de savoir si créer de la valeur pour l'actionnaire aboutira à créer de l'emploi. C'est dans cet espace que se niche l'éthique de l'actionnaire cherchant uniquement à maximiser ses gains ou à reconnaître les conséquences de son activité sociale. Il y a alors place pour une déontologie!

45

Motorola, Cisco...). La société Nortel apprenant qu'elle n'allait faire que 15% de

bénéfices au lieu de 30% décide de licencier des milliers de personnes20.

A partir de la décennie 1980, la mode était au « downzising » à savoir opérer des

diminutions drastiques de personnel au point de se priver de gens qualifiés, phénomène

critiqué par des économistes américains et que J.F. Chanlat a mis en lumière dans un

ouvrage récent21. Les entreprises agissaient en adoptant un comportement mimétique

avec cette obsession de réduire à tout prix le personnel. La tendance vers une plus grande

libéralisation et des normes de productivité plus serrée s'accompagne de restructurations

de grande ampleur où le personnel est une variable d'ajustement et préfigure la fin d'une

responsabilité sociale de l'entreprise. Le concept d'entreprise citoyenne est mis à mal dans

ce contexte et pourtant les discours sur l'éthique semblent florissants. Il est de plus en

plus question d'un travail sans qualités conséquence d'une flexibilité à tout crin et d'une

mise en réseau sans contrôle selon l'analyse de R. Senett22 qui montre à quel point dans le

monde nouveau de la restructuration des entreprises, l'insécurité devient la norme23. De

leur côté, Luc Boltanski et Eve Chiapello montrent à partir d'une analyse de textes de

management comment le principe fordiste est abandonné « au profit d'une organisation

en réseau, fondée sur l'initiative des acteurs et l'autonomie relative de leur travail mais au

prix de leur sécurité matérielle et psychologique »24Dans le nouveau monde industriel , P.

Veltz insiste sur le fait que le modèle cellulaire de réseau non seulement complique la

gestion des organisations mais aussi génère des problèmes d'ordre moral. Il parle de

cynisme croissant dans les relations interpersonnelles et d'une plus grande incertitude

quant à l'avenir professionnel.. Si la précarité se généralise de l'employé au cadre

supérieur , la trajectoire sociale des individus est plus chaotique et devient même illisible.

Logique d’affaires et éthique sociale : le fosse s’élargit

Nous ne sommes pas en présence d'entreprises en crise notoire dans les cas cites

précédemment, comme le furent les industries traditionnelles (charbon, acier, textile...) 20 exemple cité par H. Mintzberg dans le Monde du 10 avril 2001 21 Sciences sociales et management 22 "Le travail sans qualités - les conséquences humaines de la flexibilité- Albin Michel, 2000. 24 Ce qu'ils appellent "Le nouvel esprit du capitalisme".

46

pour lesquelles les reconversions s'avéraient nécessaires, décisions ressenties comme

brutales par les salariés et leur famille mais dont les effets furent corrigées grâce aux

négociations sociales et économiques entre partenaires sociaux et l'intervention de l'État

(France, Allemagne, Belgique...). Ces accords ont permis aux individus qui ont payé un

lourd tribut à la crise de retrouver une dignité et aux régions une nouvelle vitalité. En

Lorraine, c'est près de 200 000 mille emplois industriels supprimés en l'espace de 30 ans

en partie compensée par de nouvelles industries et le tertiaire avec l'aide de l'État et des

régions, départements, villes. On évalue à environ 100 milliards le coût de la

reconversion sidérurgique pour l'Etat français; si cette dépense était socialement acceptée

les références à l'éthique (responsabilité de l'Etat et dignité des salariés) ont été aussi

importantes que les raisons économiques.

Les fermetures d'usines qui apparaissaient comme intolérables, insupportables dans le

cadre d'industries au bord de la faillite remettant en cause le droit au travail et de régions

industrielles longtemps prospères, se transforment en scénario de l'inacceptable quand les

entreprises sont en bonne santé financière25. Il nous semble que c'est ainsi que la société

française réagit aux récents plans sociaux et qu'elle trouve légitime que les entreprises

justifient leur choix.

Les annonces brutales et radicales surprennent d'autant plus que le salarié largement

sollicité pour être un membre actif d'une culture d'entreprise se trouve du jour au

lendemain orphelin de l'une et de l'autre. Cela touche autant la vendeuse, le magasinier

que les managers dans le cas de Marks et Spencer ou les cadres dans d’autres

entreprises26. (Face à l'inacceptable l'ensemble des catégories reconstituent une

communauté de lutte, y compris la direction locale). Ce phénomène de réaction locale est

récent et montre au-delà de la défense immédiate des intérêts des salariés, que les

individus , les groupes veulent être associés à la préparation des décisions. La dimension

du sens que les individus donnent à leur activité et les liens qu'ils ont noués avec les 25 Dans le contexte de fusions et d’intense concurrence les situations ne sont jamais totalement acquises, ce qui peut justifier des stratégies offensives. La formule "des sites fermés aujourd’hui sont des emplois crées demain" s’inscrit dans cette logique. 26 30 % des cadres seraient sur la voie de se syndiquer et ainsi rejoindre une stratégie collective... Ce qui représente une évolution notable.

47

autres sont essentiels pour les salariés mais échappent aux stratèges de l'entreprise. Il

s'agit d'une rupture entre deux univers avec chacun leurs représentations. Si ce divorce

devait s'accroître, la confiance à l'égard des dirigeants et plus globalement la méfiance

dans le système de décision seraient accrues27. Cette crise de confiance s'instaure à un

moment où le système du marché est globalement accepté et que la société a renoncé

dans son ensemble aux utopies révolutionnaires. Est-ce la conséquence de l'évolution des

formes du capitalisme?

Les méthodes d'un capitalisme financier sans visage humain en quête d'un meilleur taux

de profitabilité semblent antinomiques d'une éthique sociale. Les confidences faites par

des banquiers canadiens à H. Mintzberg sur le fait que « l'importance de la valeur pour

l'actionnaire empêche de traiter les clients comme des êtres humains »28 montre

l'acuité du problème dont prennent conscience des acteurs et experts du système. Alors

que dire des effets de l'intérêt porté par ces mêmes actionnaires au personnel perçu

comme un instrument et seulement comme un instrument? Les salariés seraient-ils

assimilables à des « kleenex » que l'on jette après usage? Les situations de plan social

sont ainsi perçues par les acteurs, alors que le plan social était une innovation en droit du

travail -notamment par les parties qu'il réunissait en vue d'un traitement le plus équitable

-, il est actuellement connoté négativement et considéré exclusivement comme une

menace.

Cela renvoie au concept tant de l'ouvrier que du manager jetable29 qui prime dans cette

vision des choses. Combien de directeurs de sites, pour prendre l'exemple de managers,

ont été remerciés alors qu'ils n'avaient rien à se reprocher sur le plan de la gestion : ils

étaient simplement la mémoire dont il fallait se séparer ou se débarrasser.

27 Dans un sondage récent Sofres - Le Nouvel Observateur (21 et 22.O2. 2001) l'image du Medef n'est pas bonne auprès des salariés : ils ne sont que 37% à trouver qu'il s’acquitte plutôt bien de son rôle de représentation des entreprises et une personne sur deux lui accorde sa confiance pour favoriser leur modernisation... 28 Le Monde du 10 avril 2001. 29 Selon la belle expression de M. Vilette

48

Que faire?

La question est de savoir si les entreprises peuvent échapper à ce management brutal des

délocalisations dans le cadre de la globalisation et du rapprochement des entreprises de

leur marché. Véritable question économique qui interroge les logiques en oeuvre. Primat

de l'économique sur le politique? Dans ce contexte, les enjeux stratégiques et financiers

paraissent premiers, les enjeux humains et sociaux seconds.

La première balise ne serait-il pas de générer une éthique des actionnaires et de

créer les conditions d'une régulation à la hauteur des problèmes posés? Mais est-ce de

l'ordre du possible? Dans le passé, des industriels ont imaginé des correctifs : les

systèmes paternalistes en leur temps, ont joué ce rôle (Wendel, Boussac, Bata,

Schneider...). On a pu en dire beaucoup de mal à savoir que c'était une double

exploitation et un enfermement. Mais si le patron trouvait son compte en fixant le

personnel, ce dernier avait une relation humaine empreinte certes de dépendance avec un

patron qui lui procurait les moyens de se nourrir, de se loger, d'être soigné et scolarisé

voire même d'être enterré dans le même cimetière que celui où le patron reposerait.

Le capitalisme rhénan30 qui s'est construit aussi à partir du collectif , donnant à l'intérêt

collectif une place déterminante, est en perte de vitesse par rapport au capitalisme anglo-

saxon. Cela montre la tendance d'une évolution qui fait la part belle au capitalisme

financier au point même de trouver inconvenant, déplacé d'y associer le social ou

l'humain. Pas d'états d'âme nous disent les spécialistes de la bourse. C'est le marché qui

sanctionne! Or les initiateurs du marché qui ont été à l'origine de l'utilitarisme anglo-

saxon, avaient aussi un projet de société.

Que ce soit Adam Smith l'inventeur du marché31, pour qui les préoccupations morales et

éthiques étaient associées à ses réflexions économiques. Même Taylor, dans le domaine

de l'organisation du travail, voyait plus loin que la simple efficacité conséquence d'une

30 Voir le livre de M.Albert ,Capitalisme contre capitalisme qui est une tentative heureuse d’analyse du capitalisme rhénan opposé au capitalisme anglo-saxon. 31 dont on a retenu que la main invisible et qui dédouanait ceux qui ne voulaient pas s'encombrer de réflexions morales et politiques.

49

rationalisation puisqu'il imaginait un gouvernement par les compétences (OST) pour une

meilleure démocratie au sein de l'usine tout comme elle s'exerçait dans l'ensemble de la

société américaine32. La division entre conception et exécution des activités a eu plus

d’un effet pervers et le taylorisme dont on disait qu’il était agonisant retrouve une belle

jeunesse dans les entreprises de services ou d’alimentation (Mac Do, Pizza Hut...). Ces

penseurs et innovateurs de l'économie et de la gestion cherchaient à construire un système

où l'homme était soumis à des contrôles effectifs et moraux (flânerie) pour rendre le

système - entreprise encore plus efficient!

Dans le mouvement tel qu'il se dessine aujourd'hui, les systèmes froids et tentaculaires

l'emportent. « On a des entreprises globales mais pas de contrôles globaux » avec pour

conséquence que le marché devient complètement incontrôlé selon l'analyse récente

d'H. Mintzberg. C'est bien d'un déficit de régulation dont le monde souffre.

A côté de cela les Etats pouvant paraître bureaucratiques, freinant l'initiative par une

fiscalité excessive, cherchent à réguler le champ économique33. Certains (parmi les

libéraux et ultra libéraux) contestent l'interventionisme de l'Etat et préconisent la

limitation de ses interventions au strict domaine régalien (police et armée...). D'autres au

contraire proposent une place de l'état avec des prérogatives élargies dans le sens d'une

modernisation. Dans le contexte de libéralisation accrue et de déréglementation, certains

redécouvrent l'intérêt d'un Etat ou d'une communauté d'Etats stables et régulateurs.

L'absence d'Etat peut devenir catastrophique en particulier pour les plus démunis et dans

les situations de crise.

La question se pose de toutes manières des normes acceptées par tous ou refusées par

chacun selon les circonstances. Qui édictera ces normes pour qu'elles soient légitimes?

Cette vieille question qui taraude les philosophes depuis des siècles sur le plan politique

s'applique aujourd'hui à la sphère économique d'autant plus que la dite sphère

économique prend de l'autonomie par rapport au politique.

32 Voir l'excellent article de "Gérer et comprendre" sur le projet politique de Taylor. 33 Longtemps la social-démocratie a joué ce rôle dans les pays du Nord de l'Europe.

50

Anomie et régulation

Nous sommes dans un monde où l'anomie34 est à la fois croissante et menaçante. Chaque

acteur économique, chaque dirigeant par ses décisions peut accroître cette anomie et le

cas échéant provoquer de la récession. D'où la réflexion nécessaire sur les règles dans une

organisation complexe et dans un monde incertain. La régulation serait-elle une activité

décisive dans ce contexte35. Est-il possible de faire cohabiter règles et marchés?

Comment faire co-exister règles locales et régulation mondiale? C’est un des enjeux

actuels.

L'exemple que nous a donné la Californie, un État parmi les plus riches du monde

incapable de maintenir stable et de manière efficiente une distribution électrique laissée à

la seule gouvernance du marché (atomisation) est en soi inquiétant autant par

l'inefficacité que par le modèle proposé. En comparaison, EDF et Hydro-Québec nous

paraissent plus que performants pour assurer production et distribution de l'électricité

bien qu'ils puissent apparaître comme des états dans l'État. Entreprises à forte culture

syndicale et aux avantages sociaux conséquents36, ce sont là deux exceptions

d'entreprises quasi nationalisées qui ressemblent à des survivants d'un autre temps. Elles

se doivent aussi d'être citoyennes.

Il existe aussi d'autres modèles et des expériences innovantes qui méritent d'être relatées

surtout si elles naissent dans un cadre concurrentiel et dans des entreprises à la conquête

de nouveaux marchés. La responsabilité sociale n'est pas réservée au secteur public.

34 terme forgé par Durckheim qui donne une idée d'un malaise grandissant par perte de repères sociaux. 35 J.D. Reynaud insiste particulièrement sur les règles et l'action collective. Il a montré en particulier comment la régulation de contrôle et la régulation autonome inter- réagissaient de manière plus complexe que dans les sens ascendant ou descendant pour donner naissance à la règle effectivement acceptée et ceci tant que les acteurs en reconnaissent l'utilité. 36 Les oeuvres sociales représentent 1% du chiffre d’affaires …

51

II) Des expériences de management innovant sous le signe de la responsabilité sociale :

de l'éthique de conviction à l'éthique de la responsabilité Est-il possible d'échapper à une forme de pensée unique, de logique libérale telle que

décrite plus haut ne pouvant conduire qu'à un management subi? Quand on est manager

dans une entreprise, soumise à la concurrence, est-ce utopique ou illusoire d'imaginer

construire des relations professionnelles sur un mode d'une spirale vertueuse et non pas

vicieuse? Bref, dans un contexte qui laisse peu de marge de manœuvre y - a-t-il moyen de

concilier l'économique et la dimension du social /humain? Voici quelques exemples

riches d’enseignement qui ouvrent des pistes quant au mode de management.

L'entreprise Sultzer, entreprise suisse basée à Mantes la Jolie et spécialisée dans la

fabrication des moteurs de bateaux. Un personnel qualifié mais en recherche de

débouchés suite à la crise des chantiers navals. Le management de l'entreprise est alors à

repenser et à dynamiser pour s'adapter à des marchés plus exigeant notamment en terme

de délais. Un ingénieur B. Martin à qui on confie la direction de l'entreprise (fin des

années 1980) , met en oeuvre un changement managérial profond (2 ans). Il réussit à

mobiliser les énergies et relever des défis en terme de productivité pour finalement sauver

l'entreprise grâce notamment à l'obtention d'un marché chinois (le client demande que le

produit lui soit livré en 7 mois au lieu de 9 habituellement). Bien sûr des techniques

managériales ont été expérimentées suite à l'intervention de consultants mais le fait

marquant de cette expérience c'est la confiance du dirigeant vis à vis de ses salariés au

point de préconiser le devoir d'indignation. Des potentialités jusque-là endormies chez

les individus ont été réveillées gage d'une « employabilité » future; « Osez la confiance »

écrivait-il dans un ouvrage37, véritable guide philosophique pour un manager qui semble

croire au potentiel humain et au développement personnel. Il y a un peu de folie et

beaucoup de pragmatisme dans cette démarche . L'éthique réside ici dans la confiance

profonde et partagée et un engagement exigeant vis à vis de lui et vis à vis des autres chez

B. Martin. Ne pas regarder l’autre c’est renvoyer l’altérité au chaos selon

l’expression d’un anthropologue. C'est une des leçons qu'on peut tirer de cette démarche

37 B. Martin, V. Leenhardt et B. Jarrosson, Osez la confiance,INSEP

52

qui veut rester modeste tout en étant exemplaire « d'une entreprise vivante par et pour des

hommes vivants ». Il faut avoir des convictions profondes pour mener à son terme des

expériences où croissance de l'homme et croissance de l'entreprise sont liées. B. Martin

participe aux activités du centre français du patronat chrétien (CFPC).

L'entreprise Favi est aussi un cas intéressant ; petite et moyenne entreprise spécialisée

dans la sous-traitance automobile et en pleine ascension ( fabrique une pièce en laiton

avec une certaine réussite technique et commerciale) grâce à un management original.

Lorsque le directeur actuel a pris les rênes de l'entreprise, il avait posé ses conditions dont

l'une était la condition expresse que les actionnaires n'influeraient d'aucune manière sur le

management qui était de sa seule responsabilité. L'entreprise est organisée sous la forme

de « mini » usines chargées chacune de satisfaire la commande d'un client particulier

(Renault, Fiat ,Volkswagen...). La fonction du directeur est de réguler mais aussi

d'introduire des idées nouvelles qu'il a glanées ici et là ( veille managériale). L'accent est

mis sur les processus (la production et les relations) et moins sur les structures ou les

statuts. Une décision a consisté par exemple à répartir les primes de manière égalitaire

entre tous sans tenir compte des statuts. Ce mode de répartition est peu courant.

La responsabilité individuelle et collective, et que chacun s'approprie en fonction de la

finalité à savoir répondre aux besoins du client dans les meilleurs termes, est le centre du

dispositif. Cette conception exigeant beaucoup de souplesse, casse les territoires et

réintroduit une hiérarchie fonctionnelle reconnue et acceptée. Chacun, quel que soit son

niveau d'intervention ou son grade, se sent responsable du client. Une anecdote

révélatrice : un appel téléphonique d'un client en fin de journée à l'usine expliquant qu'il

est à l'aéroport et demandant qu'on vienne le chercher. La personne qui décroche, en

l'occurrence la femme de ménage, prend une voiture de service et installe le client à son

hôtel. Nous avons affaire dans ce mode de management à une éthique professionnelle

forte qui fonctionne parce qu'il y a reconnaissances des compétences et une rétribution

conséquente et surtout pas de contrôle tatillon et inutile. L'autonomie dans ce cas semble

bien vécue et repose sur un contrat de confiance.

53

Un bricolage inventif et l’activité interprétative des salariés valorisée

Ces cas situées dans des industries différentes montre - s'il fallait encore le démontrer -

qu'il n'existe pas de management universel et que souvent c'est le résultat d'un

« bricolage »38 au sens noble du terme. Le projet de cette nature implique la confiance et

une certaine reconnaissance. La place du dirigeant vaut plus par le charisme, l'intelligence

et la discrétion que par un pouvoir installé.

Les deux derniers exemples montrent aussi que les balises éthiques sont liées aux

représentations du dirigeant et à ses valeurs et que ces deux dirigeants fonctionnent ici,

chacun à sa façon, de manière déviante par rapport aux modes du management et aux

ratios idéaux. Ce ne sont ni les concepts de “ downsizing ” ni de “ benchmarking ” ni les

modes de leadership auxquels ils se référent. Au psittacisme managérial ils opposent une

analyse en profondeur des forces et des faiblesses de l'entreprise qui les fait agir avec une

tonalité juste et une certaine équité.

Les contraintes ici sont considérées comme des stimulants et des règles simples sont

institués auxquelles on ne déroge pas, pour des questions de confiance et de repères. Une

psycho-dynamique permet aux différents acteurs d’interpréter et de donner du sens à leur

action. Plus qu'un idéal, plus qu'une utopie il y a un réel souci de concilier l'économique

et les besoins des individus.

L’action collective au sein d’une entreprise est assujettie à l’interprétation permanente de

signes (codes, représentations, valeurs…) par les individus (acteurs) ce que P. Lorino

appelle « l’activité interprétative »39 qui comporte un espace dégagé, distancié des

contraintes existantes. Tout processus de changement ne peut occulter cette variable - clé

38 Claude Michaud et Jean-Claude Thoenig parle de "bricolage dynamique" dans un ouvrage récent "stratégie et sociologie de l'entreprise". 39 voir l’article de P.Cabin Piloter le changement ou apprendre à changer in revue Sciences Humaines de mars 2001.

54

que représente la capacité interprétative et si le manager peut essayer d'influencer, il ne

peut conduire (manipuler40) à lui seul le changement.

La reconnaissance des corps intermédiaires (syndicats...) quant à elle fait partiellement

défaut. S'ils ne sont pas niés dans leur existence et dans leur pratique revendicative, ils ne

sont pas au centre du dispositif. Cela renvoie aussi à la faiblesse de l'acteur syndical plus

défensif et corporatiste qu'imaginatif et offensif sur le plan des relations sociales.

Cet aspect est une faiblesse et une limite de tout système fonctionnant sur la base du seul

charisme des dirigeants, garants d'une certaine éthique de la responsabilité. Ce

fonctionnement est allé jusqu'au bout d'une démarche managériale qui part du principe

que les individus ont des potentialités à révéler dans le cadre d'une entreprise apprenante.

Sur ce plan, la réussite est totale (du moins pour ceux qui acceptent de jouer le jeu).

Quant à la reconnaissance d'acteurs collectifs « rebelles » porteurs d'une certaine

légitimité, le problème demeure en suspens avec son corollaire l'émergence d'un système

de relations professionnelles stable garant de la pérennité d'une entreprise. Faut-il qu'il y

ait crise ou péril en la demeure pour que le syndicalisme ait droit de cité?

Des expériences réussies dans le domaine des relations sociales : L’exemple de la sidérurgie française Examinons le cas de la sidérurgie française. Après avoir été au bord de la faillite, cette

industrie a retrouvé un équilibre financier et une dynamique industrielle grâce à l'État,

grâce aussi à une mobilisation interne longue et réussie dans un contexte de

restructuration quasi permanent et de tension sur le marché.. Usinor a récemment cédé les

rails à Corus (British Steel), les produits longs à Ispat (anglo-indien) et les aciers

spéciaux à Lucchini (italien) avant de racheter et d'intégrer le sidérurgiste belge Cokerill-

Sambre qui appartenait pour 75% à la Région Wallonne. De nouvelles architectures dans

la logique des centres de profit sont dessinées au sein d'Usinor et ce depuis 1998, pour

réduire les coûts de production et donner plus de souplesse à l'organisation. Vaste

chantier qui déroute quelque peu le personnel et met l'accent sur le plan du management

40 "Vérité, liberté, confiance sont des absolus non manipulables car la dignité de l'homme est en jeu", écrit B. Martin in Osez la confiance, page 24.

55

(renforcement du rôle de l'encadrement intermédiaire) et des ratios en vue d'atteindre la

performance au détriment des relations de travail.

Jusqu'à présent les restructurations se sont faites avec l'aval syndical car il y avait un

consensus sur la modernisation de l'outil de travail et le maintien d'une sidérurgie

française continentale (Lorraine) à côté des sites industriels côtiers. Des luttes intenses se

sont déroulées pour empêcher les fermetures d'usines (1967-1984) puis pour

accompagner la reconversion et les reclassements du personnel. La signature de la

convention générale de la protection sociale en 1979 a marqué un tournant parce que les

syndicats ont contribué de manière décisive à protéger le personnel, à le libérer de

l'angoisse du licenciement et à lui reconnaître une certaine dignité. Les syndicats et la

CFDT en particulier ont agi en fonction d'une éthique de responsabilité et se sont engagés

dans les négociations pour améliorer le sort des individus et conforter la situation de

l'entreprise. Ce regard s'est construit progressivement avec la conscience que la crise était

inéluctable.

De camps retranchés, d'hostilités quasi permanentes parfois à la limite de l'insurrection

(Longwy), la sidérurgie est devenu un laboratoire social (congés conversion, formation,

qualité...) ce qui a demandé un apprentissage long de la négociation aux différents acteurs

et surtout une implication du personnel pour réussir la mutation positive de l'entreprise

dans un contexte de reconversion économique de grande ampleur.

Parmi les accords signés41, ACAP 200042 (1990) est un accord exemplaire parce qu'il

substitue, à la logique de poste, une logique de compétences à même de développer la

productivité et d'améliorer en même temps l'évolution de carrière des individus. Il s'agit

d'une performance globale économique et sociale. La compétence du salarié ne pouvait

être reconnue et prise en compte dans sa progression de carrière qu'à la condition qu'elle

soit effectivement mise en oeuvre et validée par une hiérarchie pas toujours très à l'aise

41 les signataires du côté syndical sont la CFDT, CGC, CFTC et FO. 42 Acier, conduite de l'activité professionnelle (Acap).

56

avec cette nouvelle approche. Cet accord collectif encourageant l'émulation et

l'individualisation, est considéré comme un tournant en GRH et en relations sociales.

Cet accord a beaucoup apporté à la pacification de l'entreprise quoique combattu par la

CGT qui le considérait injuste pour ceux qui restaient à côté du chemin et ambigu sur le

plan des rapports de classes. La critique portait sur une trop grande implication dans le

management au point de brouiller les rôles professionnels de chacun et les responsabilités

de la hiérarchie. La CFDT en particulier, a cherché par tous les moyens à contrôler

l'application de cet accord et s'en est montrée un ardent défenseur au point de passer pour

un collaborateur du patron aux yeux de la CGT notamment. Deux conceptions de

relations professionnelles s'opposaient de ce fait reposant chacune sur deux paradigmes

l'un de contestation, l'autre de participation. Sur le terrain, les relations étaient plus

complexes, tenant compte des différents rapports de force et des cultures de site.

Sollac consacrait alors près de 7% de sa masse salariale à la formation pour donner aux

sidérurgistes les compétences indispensables à une sidérurgie technicisée (informatique

industrielle). Cet accord s'est avéré un véritable outil pour réconcilier l'économique et le

social et prendre en compte l'individu dans son évolution et le collectif dans sa cohérence.

Sans doute la dimension managériale a pris le pas sur le social ce qui explique quelques

dérives. De plus des ingénieurs, des contre - maîtres restaient très fidèles à la culture de

postes ainsi que des salariés. Les mentalités ont évolué malgré ces obstacles et la branche

sidérurgique a été cité comme un modèle de modernisation économique et sociale43 d'une

branche industrielle qui était jusque 1985 au bord de la faillite. Cette nouvelle logique qui

n'est pas en soi une panacée, comporte aussi des manques et des effets pervers mais elle

rend le salarié responsable et d'une certaine façon comptable de sa carrière. Cela rentre

dans la déclinaison du concept d'autonomie44 et d'une certaine flexibilité.

Cette dynamique a transformé l'entreprise grâce à des pratiques de management

systémique (formation des individus et des groupes) et donné aux salariés l'occasion

43 Voir les journées de Deauville consacrées à la compétence, organisées par le MEDEF. 44 L'usage de l'autonomie et ses conséquences psychologiques a été étudié par A. Ehrenberg dans son livre La fatigue d'être soi.

57

d'être reconnus et valorisés. Un nouvel accord a été signé en octobre 1999 (CAP 2010)

dans l'esprit de CAP 2000 avec certaines réticences liées aux nouvelles données

politiques de l'entreprise ( plus de 60 % sont des actionnaires anglo-saxons, stratégie

mondiale...).

Les conventions collectives ont, dans l'intervalle, été dénoncées pour être renégociées. La

pression exercée sur les salariés à travers le management en particulier à l'occasion de la

création des centres de profit et de services partagés, a semé des doutes chez les salariés.

Ces derniers ont le sentiment que derrière les nouveaux enjeux stratégiques, la politique

sociale est relégué au second rang et que les efforts qu'ils ont consentis pour accroître la

productivité n'ont pas été reconnus à leur juste valeur. Le déficit d'information et le

manque de transparence depuis la privatisation en 1995 crée un sentiment de malaise

accentuée par les projets de fusion tenus secrets 45 et rendus publics début 2001.

De nouvelles alliances industrielles se dessinent :l'entreprise Usinor est engagée dans un

processus de fusion avec l' ARBED (Luxembourg) et ACERALIA (Espagne) pour

donner naissance à un grand groupe de 110. 000 salariés pour une production de 46

millions de tonnes d'acier46 et un chiffre d’affaires de l'ordre de 200 milliards de francs.

L'inquiétude naît à nouveau et à tous les niveaux de la hiérarchie si bien que les salariés

ont du mal à garder confiance après avoir réussi à rendre une sidérurgie compétitive en

Lorraine continentale notamment.

D'où la nécessité de recréer la confiance par un dialogue permanent avec les

organisations syndicales au niveau des sites, des filiales et du groupe pour donner à

chacun des repères. Cette conception des relations sociales et de la négociation est plus

qu'un métier, c'est une pratique qui demande des compétences globales et fines (art) en

particulier dans un pays où existe une forte surenchère syndicale et la résolution de

problèmes par crises successives (Crozier).

45 Au Luxembourg les syndicats auraient été mis dans le secret, la confiance et le système de relations professionnelle sont d'une autre nature, en tous cas plus intégrés au management de l'entreprise. 46 Autour de 6 % de la production mondiale d'acier.

58

Cela implique de donner de la légitimité aux organisations syndicales (reconnaissance du

pouvoir rebelle) et inversement pour les organisations syndicales, d'accepter le jeu de la

négociation. Faut-il encore admettre que les relations entre les personnes, les acteurs

collectifs produisent de la confiance dans la vie d'une entreprise et de l'économie. C'est

une des conditions pour qu'on puisse parler d'éthique dans ce contexte car cela renvoie à

la responsabilité de chaque acteur. Le sentiment d'appartenance et l'intérêt pour le travail

que témoigne une communauté comme celle des sidérurgistes (sondage Ulysse) n'aura du

sens que s'il est garanti par une production de règles lié à un projet (J. D. Reynaud). C'est

à ce niveau que le bât blesse et que l'on observe depuis deux ans une rupture et une

dégradation dans les relations de travail et la négociation quelle que soit la bonne volonté

des acteurs de terrain.

La sidérurgie, branche industrielle à forte culture syndicale, s'est appuyée tout un temps

sur les acteurs syndicaux pour transformer l'entreprise, la moderniser sur le plan

technique et social, en signant des accords novateurs chez Usinor (repris par les

sidérurgistes repreneurs). Entreprises traditionnelles à l'identité marquée (l'homme du fer)

qui paradoxalement ont été à l'origine d'une pratique de la négociation sociale empreinte

d'une éthique de la responsabilité. Cette période n'est - elle pas révolue ou menacée

d'éclatement tant par la stratégie mondiale que par certains « conservatismes » de

résistance? Le projet de consolidation de l'entreprise par la conquête est-il suffisant pour

amorcer une nouvelle étape des relations professionnelles au sein de la sidérurgie? Dans

toutes les évolutions futures, quelle place sera donnée aux individus, à partir de quelle

transparence les choix seront- ils- faits et les relations établies?

Les fonds de solidarité du Québec

Ces fonds d'initiative syndicale sont une autre façon d'interpeller l'éthique sociale et de

surcroît de peser efficacement sur les destins tant des entreprises que des individus.

L'intuition profonde des syndicats québécois47 à l'origine de la création des fonds était de

47 L'initiative revient à la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ).

59

donner plus de force à la solidarité en se donnant les moyens d'agir et pas seulement de

dénoncer. C'était aussi l'occasion de former les militants à l'économie donc de leur donner

les moyens d'intervenir efficacement pour apprécier les éléments d'un projet

d'investissement. Avant d'investir dans une entreprise, le fonds de solidarité procède à un

bilan financier de celle-ci mais également à un bilan social. Partenaire exigeant, le fonds

a pour seul objectif de sauver des emplois (près de 90 000 jusqu'à présent) et les

économies des salariés. En contre - partie de son engagement (capital - risque) le fonds

exige sa participation au conseil d'administration de l'entreprise. Pour toutes ces raisons et

du fait du soutien du gouvernement, les fonds de solidarité ont réussi à peser de manière

déterminante sur l'économie québécoise et à promouvoir une méthode originale qui

intègre l'économique et le social. Certains y voient un ralentisseur du rouleau

compresseur que représentent les multinationales, d'autres un système susceptible de

modifier la nature du syndicalisme. En tout état de cause, on observe une baisse de la

conflictualité au Québec et un intérêt pour ces outils et un regard novateur gage d'une

crédibilité syndicale.

- Dans un registre voisin, la médiation pour résoudre les conflits sociaux semble se

développer au Québec. Cette méthode impose à la direction et au syndicat de définir des

objectifs communs et de chercher à impliquer l'ensemble des salariés. « Entre la directrice

et le syndicaliste, c'était la guerre. Désormais les griefs ont disparu... » pouvions-nous lire

dans un article du journal « Le Monde »48 . Cette démarche repose sur une posture de

dialogue et de résolution des griefs à l'amiable. Cette méthode est-elle transposable en

contexte français? La médiation en tant que méthode pour résoudre ou prévenir un certain

nombre de conflits dans les transports, dans les cités, entre acteurs économiques, entre

voisins ou entre le citoyen et l'Etat... se développe mais dans l'entreprise les acteurs

syndicaux sont plutôt réservés. Si la légitimité des organisations syndicales était

confortée et leur identité confortée, la médiation pourrait être un outil au service des

acteurs et non pas être perçue comme une institution susceptibles de se substituer aux

syndicats.

48 Le Monde du 30/01/01.

60

Une entreprise novatrice et conquérante : une communauté paradoxale?

Un groupe multinational comme IKEA s'est constitué à partir de valeurs et a construit

tout un système fascinant et paradoxal. Entre les valeurs affichées et les valeurs

effectives, il y a toujours un écart. Tout est fait ici pour qu'il soit le plus faible. Le

tutoiement est la règle comme celle de voyager en classe touriste ou de porter la chemise

rouge Ikea quelle que soit la fonction que l'on occupe (directeur , DRH, caissière ou

stagiaire...). Une attention portée aux femmes pour rendre compatible vie professionnelle

et vie de famille mais aussi l'embauche d'étudiants, de jeunes (la moyenne d'âge nationale

est de 29 ans) mais aussi de démunis. La frugalité est une valeur de l'entreprise

aujourd'hui forte de 162 magasins à travers le monde et d'environ 50 000 collaborateurs.

La passion d'inventer et de participer à une « œuvre » collective, à savoir « améliorer le

quotidien du plus grand nombre...en proposant un vaste choix de mobilier bien conçu et

fonctionnel à des prix si bas qu'un maximum de gens pourra se les offrir » tel a été le défi

initial d'Ingvar Kamprad tel demeure la philosophie d'IKEA. Le berceau initial suédois

continue de nourrir le concept IKEA et toute la culture d'entreprise, plus imposée que

réinventée.

L'éthique relative à la manière de conduire son affaire semble être une préoccupation du

fondateur charismatique d'IKEA, Ingvar Kamprad. Il veut faire partager par tous

l'enthousiasme, le désir de renouveau, la responsabilité et l'humilité envers le travail.. Il y

a un esprit de famille que résume bien la formule « la famille comme une entreprise et

l'entreprise comme une famille »49; il s'agit d'instaurer un esprit communautaire au

service d'une innovation économique et sociale.

Le profit n'est qu'un moyen qu'il faut savoir réinvestir selon la bonne méthode calviniste.

Tout a été fait pour pérenniser l'entreprise grâce à une fondation. Le concept (type de

produits, vente, organisation du travail...) prime car il a été validé et a survécu à de

nombreux obstacles. Cette entreprise a une réputation d'entreprise citoyenne au plein sens

49 Bertil Torekul "Un design, un destin"

61

du terme : en interne (égalitaire) et en externe (soutient des causes, l'emploi,

l'environnement, chartes avec les sous-traitants...). Chacun est invité à relever des défis

pour réaliser un rêve et faire rêver la clientèle. « J’aime les gens qui prennent les choses

à cœur et qui sont capables de travailler main dans la main pour le bien de tous »

souligne l'auteur d'un testament du négociant en meubles qui tient l'humilité pour valeur

principale.

En Suède, dans l'entreprise, chacun est censé s'épanouir, participer, communiquer dans la

plus grande transparence avec une hiérarchie plus soucieuse d'efficacité et de simplicité

que de construire des territoires. Autant de convictions qui façonnent un univers de

travail au point de lui donner un aspect « sectaire ». « Le poids de la référence à ce qui

est partagé par le groupe conduit beaucoup plus en Suède qu'en France à exclure celui

qui diverge(...) En France, chacun est libre d'avoir son opinion qu'elle soit ou non

conforme à l'opinion officielle » soulignait Philippe d'Iribarne dans une approche

comparative des modèles français et suédois50. Ce qui explique la place que tient le

groupe dans la société suédoise, groupe dont l'individu est partie prenante. Se soumettre à

la communauté après avoir débattu et participé à l'élaboration de la vie collective est une

façon d'exercer sa liberté. Au sein d'IKEA, la démocratisation du processus de décision

est lourde : il faut organiser des réunions, demander son avis à chacun d'où les irritations

de managers locaux (USA...) peu au fait de la culture suédoise!

La gestion des ressources humaines chez IKEA consiste à donner des responsabilités aux

collaborateurs et à leur permettre d'évoluer dans le cadre d'une grille de salaires assez

uniforme (égalité) et par conséquent peu motivante. Mais, c'est le plaisir éprouvé dans

son travail et ses réussites qui sont ici valorisés où chacun peut expérimenter en sachant

qu'il a le droit à l'erreur! Les salariés reconnaissent trouver dans leur entreprise un

environnement protecteur et sécurisant. « J'adhère tout à fait à ces nouveaux modes de

management car d'après mes anciennes expériences, je peux vous dire qu'IKEA est de

loin le meilleur dans ce domaine. Il m'apporte non seulement une expérience mais

également bien-être et confort dans mon travail » déclare une employée (plus de 60% du

50 Culture et mondialisation

62

personnel se déclare satisfait de l'ambiance et de la qualité de travail). L'efficience

globale de l'entreprise est vécue comme valorisante par le salarié et le management

participatif aller de soi.

Il en découle l'idée qu'un groupe d'individus gouvernés par un ensemble de principes et

de règles communes représente une force et un potentiel, il est donc important, dans cet

esprit, pour une organisation d'instaurer une culture unique. Anders Dahlvig, actuel

président d'IKEA, déclarait à ce sujet : « que notre culture demeure forte sera notre

meilleure forme de management. Elle nous inspirera, guidera nos pratiques et nous

aidera à agir et à prendre les bonnes décisions au quotidien ». Véritable parti pris d'une

entreprise qui exporte son modèle en l'adaptant au local juste ce qu'il faut mais sans

déroger au concept de base. Véritable pilotage par les valeurs et la culture!

Baignons-nous ici dans les illusions du management pour reprendre l'expression de J.P.

Le Goff où de surcroît, l'éthique peut être lue comme un véritable outil de management

(chartes, responsabilité sociale...)? Convictions ou escroquerie morale? Mélange des

genres ou utopie naïve? Il est difficile de s'ériger en juge d'un modèle qui marche et peut-

être fait illusion. Il est incontestable que l'entreprise veut devenir « la référence d'une

nouvelle morale de la vie »51, il est vrai aussi que le personnel semble adhérer aux valeurs

et à la dynamique du système, du moins dans un premier temps.

En tous cas cela peut expliquer la faiblesse de la culture syndicale. Selon un syndicaliste

CFDT « IKEA est une bonne boite mais on ne peut pas dire ce que l'on pense, cela

représente un danger en terme d'évaluation et d'évolution. Je n'ai pas eu d'augmentation

de salaire pendant 10 ans, j'ai obtenu par décision prud'homale le statut d'agent de

maîtrise » et de proposer « Il faut clarifier les choses, chasser le flou. Rétablir une réelle

politique de ressources humaines (RH) avec des accords qui ne soient pas interprétables.

Exemple : autonomie, responsabilité, faire grandir les gens... arrêtons de se mentir, il

faut formaliser et dire les choses. Ikea ce n'est pas Alice au pays des merveilles ».

51 J.P. Le Goff , Le mythe de l'entreprise,

63

Ce délégué reconnaissait aussi que la force de la culture d'IKEA c'est « sa grande faculté

d'adaptation, elle est toujours en mouvance et trouve toujours des solutions aux

problèmes ».

Ce regard met l'accent sur les limites du système à savoir son côté englobant, totalisant,

que l'expression d'Yvon Pesqueux de « clôture idéologique » met bien en évidence. Sur

ce plan le système IKEA manque de modestie, peine à reconnaître le pouvoir rebelle et

ignore que la régulation ne peut pas être que d'essence patronale et qu'il est important de

légitimer la régulation autonome et pas seulement « d'instrumenter » les individus.

Conclusion

Quelles leçons tirer du regard macro-économique d'un côté et des expériences citées par

ailleurs?

D'abord sur le plan de la globalisation celle-ci doit être considérée comme une réalité

dans laquelle nous évoluons. Cette réalité est ambivalente : croissance/inégalités;

diversité/uniformisation ; fusions, accords dans tous les domaines mais aussi une

concurrence déchaînée, et une croissance des échanges telle que la machine s'accélère et

par période s'emballe. Cette réalité peut s'avérer ainsi menaçante ...Tout cela crée de

l'insécurité mais aussi des richesses et une vision du monde rapprochée. « Le monde est

un village »(Mac Luhan) n'est plus un slogan mais une réalité en particulier dans

l'information et communication qui s'étend à tous les domaines.

Cette intense activité ne peut se faire dans un cadre anarchique et être soumise à la seule

dictature du présent. Maîtriser la mondialisation semble par conséquent un impératif et

cela suppose de développer des régulations seules capables d'organiser le monde. Le

désordre est créateur mais de quoi sera fait l'avenir? Il s'agit bien de promouvoir une

éthique de la responsabilité à long terme52. Et si on peut parler d'éthique des affaires cela

suppose d'obéir à des règles, de pratiquer le respect de l'autre , savoir subordonner les

affaires à l'art de la réussite à long terme sans mépriser les partenaires et de pratiquer une

communication transparente. L'éthique des affaires ne peut se soustraire à la recherche de

52 Dans le sens plus large où l'entend Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité, "agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre". La dimension du futur et de l'homme dans une humanité globale est ici la référence pour toute action.

64

l'intérêt général d'où l'exigence d'une communication réciproque et d'une responsabilité

des dirigeants et de l'ensemble des acteurs. Les syndicats ne peuvent se désintéresser de

l'économique et les dirigeants du social53!

Au sein des entreprises que nous avons évoquées la responsabilité sociale semble une

logique « englobante » combinée à une intelligence du réel qui permet une alchimie

féconde. Cela suppose un discours mais un discours construit qui accorde une importance

à la délibération, à la discussion. Croire que cette phase de délibération est vaine serait

une erreur car on retomberait dans les réponses toutes faites. C'est au contraire un

moment central car capable d'orienter l'activité immédiate conformément à une certaine

ligne de conduite qui dépasse les circonstances particulières ou les intérêts immédiats.

« Apprendre à étudier par nos propres moyens souvent par essai et erreur, par bricolage

et dans la controverse, les situations professionnelles dans lesquelles nous sommes

impliqués » est une ligne de conduite simple et originale préconisée par M. Villette dans

son livre « Le manager jetable ».

Cette réflexion critique54, loin des poncifs de la gestion kit, donne aux managers un

éclairage et une méthode pour aborder et gérer le quotidien de l'entreprise et son devenir.

Nous avons besoin d'un changement de représentations, de regard plus que des outils

sophistiqués pour répondre aux enjeux du moment.

La réflexion éthique dans la mesure où elle conserve sa fraîcheur de questionnement

participe à comprendre les nouvelles relations qui se tissent ente l'individu et l'entreprise

et tente de clarifier à partir de quelles logiques, de quelles valeurs se construisent de

nouvelles identités au travail. C'est parce que l'éthique demeure une heuristique qu'elle

53 Dans Théorie de la justice, J. Rawls combat l'idée que l'homme est mû essentiellement par ses intérêts personnels qu'il cherche à maximiser (utilitatisme) et dans sa formulation d'un nouveau contrat social, il vise à la recherche d'un avantage mutuel des partenaires. Sa théorie repose notamment sur le principe que les inégalités sociales et économiques sont acceptables, supportables à condition qu'elles engendrent, en compensation , des avantages pour chacun et notamment les moins favorisés. A cette condition, une justice sociale est possible dans une économie capitaliste libérale. Les systèmes nordiques incarnent le mieux cette façon de voir. Cela suppose un minimum de respect de l'autre et la capacité de négocier et pas seulement de dominer... 54 qui remet en lumière les vertus de la "phronésis" d'Aristote qui insiste sur la fonction du débat dans l'élaboration de la décision.

65

nous aidera à poser des questions pertinentes sur la qualité du lien social et de son

évolution. Vouloir à tout prix « l'instrumentaliser » relève de l'artifice!

66

Références Albert Michel, Capitalisme contre Capitalisme, Seuil, 1991 Boltanski Luc, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999 Boudon René, Dictionnaire critique de la sociologie, PUF Chanlat Jean-François, Sciences Sociales et management, Presses universitaires de Laval, Commission sociale de l'épiscopat français, Face au chômage, changer le travail, ed.

Centurion, 1993 Durckheim Emile, De la division du travail social, PUF, Etchegoyen Alain, La valse des éthiques, ed. Bourin-Julliard, 1994 Ehrenberg Alain, La fatigue d'être soi, Odile Jacob, 1998 Girard René, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978 Girard René, Le bouc émissaire, Grasset, 1982 Iribarne (d') Philippe et alii, Culture et Mondialisation, Seuil, 1998 Jonas Hans, Le principe responsabilité, Cerf, 1990 Le Goff Jean-Pierre, Le mythe de l'entreprise. Critique de l'idéologie managériale, La

Découverte, 1995 Labarde Philippe, Maris Bernard, La bourse ou la vie, Albin Michel, 2000 Ladrière Paul, Pour une sociologie de l'éthique, PUF, 2001 Le Goff Jean-Pierre, La barbarie douce -la modernisation aveugle des entreprises et de

l'école-, La Découverte, 1999 Martin Bertrand, Lenhardt Vincent, Jarrosson Bruno, Oser la confiance, INSEP éditions,

1996 Quéré France, L'éthique et la vie, Seuil, 1992 Rawls John, Théorie de la justice, Seuil, 1987 Reynaud Jean-Daniel, Les règles du jeu - L'action collective et la régulation sociale-

Armand Colin, 3 ed. 1997. Riboud Antoine, Modernisation, mode d'emploi, documentation française Rouet Albert, Chance d'un christianisme fragile, Bayard, 2001 Russ Jacqueline, La pensée éthique contemporaine, PUF -QSJ-, 1995 Francfort Isabelle, Osty Florence, Sainsaulieu Renaud, Uhalde Marc, Les Mondes

sociaux de l'entreprise, Desclée de Brouwwer, 1995 Sautré Gérard, Sens et action de mouvements d'inspiration religieuse, in R. Lioger,

Anthropologie religieuse de la Lorraine, ed. Serpenoise, 2000 Sennett Richard, Le travail sans qualités, Albin Michel, 2000 Torkul Bertil, Un design, un destin, Vilette Michel, Le manager jetable- récits du management réel- La Découverte, 1996 Weber Max, Ethique protestante et esprit du capitalisme (1905), Plon, 1964 Revues et journaux: Economie et Humanisme, L'éthique, le travail et l'entreprise, n°336, 1996 Sciences Humaines, dossier sur l'éthique n° 46, 1995 Sciences Humaines, piloter le changement, mars 2001

67

Le Monde du 10/04/2001, article de Henry Mintzberg. Le Devoir du 7/05/2001 Film: The Big one, réalisateur Mikel Moore