La societe des mines de Zellidja apprivoise l'americanisation - Samir SAUL

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1 La Société des mines de Zellidja apprivoise l’américanisation La Société des mines de Zellidja 1 est créée en 1929 par Jean Walter en vue d’extraire du minerai de plomb à Bou Beker, au nord du Protectorat français du Maroc. Bien qu’elle dispose de concessions et de permis d’exploration portant sur des territoires réputés receler d’importants gisements de minerai, cette entreprise familiale mène une vie paisible jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Au lendemain de la guerre, elle décide de s’engager dans l’exploration et d’augmenter le volume produit. Il lui manque cependant le savoir-faire technique et l’équipement qu’exige un tel programme. En 1946, en vue de réaliser son projet, elle s’adresse aux milieux miniers américains et obtient le concours de la Newmont Mining Corporation et de la Saint Joseph Lead Company. Les deux sociétés lui fournissent assistance technique et équipement. Leurs ingénieurs se rendent sur les lieux au Maroc afin d’évaluer les besoins et émettre des recommandations en vue de la mécanisation de l’extraction. De leur côté, des responsables de Zellidja effectuent des missions d’observation dans diverses sociétés minières aux États-Unis. Bénéficiaire de l’aide Marshall, Zellidja obtient de l’Economic Cooperation Administration (Administration de la coopération économique, ECA) des prêts remboursables en nature. La partie américaine s’intéresse à Zellidja parce que soucieuse de d’acquérir et d’accumuler des réserves stratégiques de matières premières dans le contexte de la guerre froide. L’implication américaine dans une entreprise minière œuvrant dans l’une des principales 1 La présente étude s’appuie principalement sur les archives de la société Zellidja, exploitées ici pour la première fois. Une partie, conservée au siège social à Casablanca, comprend les procès-verbaux des délibérations du conseil d’administration, les comptes rendus annuels faits au c.a. et les rapports du c.a. à l’assemblée générale des actionnaires. L’autre demeure sur les lieux de la mine abandonnée à Bou Beker ; on y trouve les archives techniques, la correspondance et la documentation imprimée. Nous tenons à exprimer nos remerciements au président Mostafa El Sahel, au vice-président Cherki Belaidi et au personnel de la société pour la bienveillance de leur accueil. Notre reconnaissance va aussi à Daniel Catan pour son concours.

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Zellidja societe minière française au Marocdevint le 2e exportateur de plomb au monde avec (et avant) le plan Marshall. Conférence de Samir Saul prof histoire Univ Quebec colloque de 2001 à la Sorbonne et 2002 à Roubaix "L'americanisation de l'Europe occidentale au XXe siecle"

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La Société des mines de Zellidja apprivoise l’américanisation

La Société des mines de Zellidja 1 est créée en 1929 par Jean Walter en vue d’extraire du minerai de plomb à Bou Beker, au nord du Protectorat français du Maroc. Bien qu’elle dispose de concessions et de permis d’exploration portant sur des territoires réputés receler d’importants gisements de minerai, cette entreprise familiale mène une vie paisible jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Au lendemain de la guerre, elle décide de s’engager dans l’exploration et d’augmenter le volume produit. Il lui manque cependant le savoir-faire technique et l’équipement qu’exige un tel programme.

En 1946, en vue de réaliser son projet, elle s’adresse aux milieux miniers américains et obtient le concours de la Newmont Mining Corporation et de la Saint Joseph Lead Company. Les deux sociétés lui fournissent assistance technique et équipement. Leurs ingénieurs se rendent sur les lieux au Maroc afin d’évaluer les besoins et émettre des recommandations en vue de la mécanisation de l’extraction. De leur côté, des responsables de Zellidja effectuent des missions d’observation dans diverses sociétés minières aux États-Unis. Bénéficiaire de l’aide Marshall, Zellidja obtient de l’Economic Cooperation Administration (Administration de la coopération économique, ECA) des prêts remboursables en nature. La partie américaine s’intéresse à Zellidja parce que soucieuse de d’acquérir et d’accumuler des réserves stratégiques de matières premières dans le contexte de la guerre froide. L’implication américaine dans une entreprise minière œuvrant dans l’une des principales possessions françaises ne passe pas inaperçue, d’autant plus que les États-Unis sont soupçonnés d’en souhaiter l’indépendance. En revanche, la France est résolue à développer l’Afrique du Nord, moyen à la fois de consolider son emprise et de s’assurer une profondeur stratégique en cas de guerre en Europe. Dès le début, l’arrangement minier, malgré son caractère privé, revêt une dimension politique. Il obtient d’ailleurs l’approbation des autorités françaises et américaines.

La mécanisation stimule la production de Zellidja. Moins de deux ans après son introduction, les estimations des réserves plombifères connues sont triplées et des réserves de zinc découvertes. Au-delà de 1951, Zellidja compte pour plus de la moitié du plomb et pour les trois cinquièmes du zinc produits dans l’Union française. Ce qui n’était jusque-là qu’une modeste affaire minière confinée dans un cadre national se retrouve au rang de deuxième producteur de minerai de plomb au monde.

1 La présente étude s’appuie principalement sur les archives de la société Zellidja, exploitées ici pour la première fois. Une partie, conservée au siège social à Casablanca, comprend les procès-verbaux des délibérations du conseil d’administration, les comptes rendus annuels faits au c.a. et les rapports du c.a. à l’assemblée générale des actionnaires. L’autre demeure sur les lieux de la mine abandonnée à Bou Beker ; on y trouve les archives techniques, la correspondance et la documentation imprimée.Nous tenons à exprimer nos remerciements au président Mostafa El Sahel, au vice-président Cherki Belaidi et au personnel de la société pour la bienveillance de leur accueil. Notre reconnaissance va aussi à Daniel Catan pour son concours.

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Zellidja apparaît comme un acteur de premier plan au Maroc et passe pour être un cas exemplaire de coopération franco-américaine.

Néanmoins, à côté de l’assimilation réussie des techniques américaines, l’américanisation demeure faible. La présence de la Newmont et de la Saint Joseph au conseil d’administration ne donne pas lieu à un contrôle. En ce qui concerne une entreprise minière, une définition de l’américanisation comprendrait l’application systématique de la technologie à la production, l’accent sur la croissance et l’existence d’une équipe de cadres ou gestionnaires qui se démarque des propriétaires. Si ces phénomènes sont répandus aux Etats-Unis et lui sont associés, ils ne sont pas essentiellement ou exclusivement américains, et leur adoption ne signifie pas en soi l’américanisation. Au stade de développement où se situent Zellidja, le Maroc et la France, celle-ci implique un acte conscient d’emprunt. La présente étude aborde la question de l’américanisation de Zellidja, sans préjuger de sa réalité, en la situant dans le contexte de l’histoire de la société. Seule la prise en compte de l’orientation antérieure de l’entreprise permet d’interpréter la politique d’emprunt sélectif qui est la sienne.

I. Les débuts

À l’origine, Bou Beker n’est qu’un puits dans une région isolée à 45 km au sud-est d’Oujda près de la frontière algérienne au nord du Maroc. Le minerai de plomb (galène) y est extrait de temps à autre et à petite échelle depuis le XVIe siècle. En 1925, Jean Walter (1883-1957) obtient un permis dans la région entourant le puits et fonde Zellidja 2. Architecte de profession, il se risque alors que de grandes sociétés minières pensent si peu de Bou Beker qu’elles lui cèdent leurs permis en guise de paiement partiel pour une prestation de service 3. La prospection effectuée par Zellidja s’étant révélée fructueuse, l’extraction commence.

Le traitement du plomb est réalisé en plusieurs étapes. Premièrement, le minerai est écrasé et envoyé à la laverie, sorte de bassin où l’on procède à la flottation. Les particules de plomb sont ensuite concentrées et grillées afin d’éliminer le soufre. La fonte, prochaine étape, retire le métal des concentrés de minerai. Elle se déroule en général dans un haut fourneau équipé d’un water jacket et d’un creuset pour la collecte du plomb fondu. La chauffe dans un récipient de scories débarrasse le plomb d’œuvre de ses impuretés. Enfin de grands blocs de plomb métal sont envoyés à la raffinerie pour purification supplémentaire et surtout pour la récupération de l’argent. Le raffinage produit du plomb brut à l’état pur.

Zellidja emploie la méthode des piliers et galeries pour l’extraction. Rudimentaires, ses laveries sont limitées au premier stade de la production. Le moteur d’un camion fournit le courant pour la première laverie. Les concentrés sont transportés à Oujda, puis au port d’Oran en Algérie pour être exportés en Europe. Si la production augmente, le cours

2 Zellidja n’est pas un lieu. Le personnel de la société croit qu’il s’agit du nom d’une pierre.3 R. H. Ramsey, Men and mines of Newmont. A Fifty-Year History, New York, Octagon Books, 1973, p. 119.

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du plomb s’effondre, passant d’un sommet de 42 £ au milieu des années 1920 à un plancher de 10 £ 4. La mine doit être fermée en 1931. On profite de la période d’inactivité pour améliorer l’infrastructure. Le prix du transport par la voie ferrée vers Casablanca étant prohibitif, il importait de trouver un autre débouché. L’État pose une nouvelle ligne à 20 km de Bou Beker; son terminus est le port voisin de Nemours (aujourd’hui Ghazaouet), lequel est aménagé pour l’exportation du produit vers la France. La construction de logements pour le personnel et la recherche de sources d’eau en Algérie se poursuivent simultanément.

Le cours du plomb ayant atteint 23 £/tonne en 1936, la mine est rouverte et une nouvelle laverie installée. La concentration s’effectue par le moyen de la flottation («plonger et laisser flotter»). Le minerai de plomb de Zellidja et de la petite mine voisine de Touissit, propriété de la Compagnie royale asturienne des mines, est transporté par camion vers la gare d’Oued el Heimer, puis par rail vers le port de Nemours. De 15 tonnes en 1925, le volume de concentrés s’établit à 1313 en 1930, 3177 en 1937, 7143 en 1938 et 12 036 en 1939 5. L’objectif pour 1940 est fixé à 15 000 tonnes. En 1939, Zellidja constitue déjà la deuxième mine plombifère de l’Empire français, source de 38% du plomb qui y est extrait.

L’éclatement de la guerre ne ralentit pas la croissance dans le court terme malgré la mobilisation d’une partie du personnel. Le 26 décembre 1939, les actionnaires augmentent le capital de 10 à 20 millions de F par l’incorporation de réserves et autorisent une augmentation éventuelle à 40 millions. En 1940, Zellidja commande de l’équipement permettant de produire 25 000 tonnes 6. L’évaluation des réserves connues de minerai dans le périmètre de 40 hectares est majorée de 20 000 à 100 000 tonnes entre 1936 et 1940 7. L’adoption du système Bedaux 8 compense en partie la perte de main-d’œuvre par une meilleure organisation du travail.

En dépit des résultats encourageants au départ, l’effet de la guerre ne tarde pas à se faire sentir. Suite à l’armistice, aucune commande de pièces de rechange ou de matières premières ne peut être faite en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Une commande de compresseurs 9 et une demande de renseignements au sujet d’une laverie 10, faites en 1940,

4 Rapport à l’assemblée générale (A.G.) des actionnaires du 26 décembre 1939 ; Société des mines de Zellidja, À la recherche des ressources mondiales de métal. Deux années de collaboration franco-américaine au Maroc, 1949 (brochure non paginée) ; Metallgesellschaft Aktiengesellshaft, Metal Statistics, 1967-1977, Frankfurt am Main, 1978, p. 380.5 A.G. du 6 avril 1940.6 Idem et 26 décembre 1939.7 À la recherche…8 A .G. des 14 juin 1941 et 8 juin 1942. Charles Eugène Bedaux (1886-1944) élabore un système de paiement basé sur le rendement : l’unité de mesure représente une minute de travail à cadence normale et un temps de repos. Cf. Matthias Kipping, «American Management Consulting Companies in Western Europe, 1920 to 1990 : products, reputation and relationships», Business History Review, 73, 1999, p. 197.9 Archives Zellidja, Bou Beker (AZBB), Zellidja à Ingersoll Rand (New York), 1er janvier 1943. Il ne sera pas toujours possible d’identifier les dossiers, les archives n’étant pas classées.10 Ibid., Zellidja à Hardinge Co. (York, Pennsylvanie), 17 avril 1943.

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ne sont pas suivies de réponses. Les achats s’effectuent, non sans mal, en France occupée et en zone sud. Tandis que s’arrêtent petit à petit les fonderies françaises et que diminuent leurs importations, le prix du plomb de Zellidja et son niveau de production s’affaissent. Les stocks et l’équipement, devenus rares et précieux, ne peuvent être utilisés qu’avec parcimonie. Il est décidé de fermer la laverie pendant un an. C’est la deuxième fois que l’élan de la société est arrêté par des événements qui lui sont étrangers.

La réouverture de la principale fonderie française à Noyelles-Godault (Pas-de-Calais) entraîne la reprise des livraisons de plomb en septembre 1941. Toutefois le problème de l’alimentation en courant électrique demeure sérieux. Depuis longtemps, mais vainement, Zellidja incite Énergie électrique du Maroc, le fournisseur, à abandonner les moteurs Diesel et le fuel pour construire une usine thermale qui s’alimenterait aux mines d’anthracite voisines de Djerada. Le projet qu’a Zellidja de réaliser son indépendance par la création de sa propre station, mue par un gaz de qualité inférieure, est conforté par lorsque ÉÉM comprime sévèrement la fourniture de courant à la mine en juin 1941 comme conséquence de pénuries de fuel et de la conviction que la demande pour le plomb est atone en France. Malgré les interventions officielles en faveur de Zellidja 11, le courant n’est pas augmenté. Un équipement de fortune, acquis ici et là en France, est assemblé à Bou Beker afin de construire des générateurs fonctionnant au gaz. Le volume de concentrés produits change peu de 1939 à 1940. Il baisse à 6763 tonnes en 1941 et se situe à ce nivesu jusqu’à la fin de la guerre.

Zellidja est fort désireuse de reprendre l’exécution du programme de 1940, d’autant plus que de nouvelles explorations révèlent des réserves insoupçonnées. Jacques Ségaud, directeur et géologue, les évalue à 400 000 tonnes de métal 12. En 1942, Zellidja étend sa prospection à l’Algérie et acquiert des mines de zinc à El Abed-Aïn Arko. Créée en novembre 1942, la Société des mines d’Aïn-Arko appartient entièrement à Zellidja. La valeur du capital-actions de cette dernière est élevée à 40 millions de F en 1941 par l’incorporation de réserves et l’augmentation à 100 millions de F est autorisée. Il atteint 60 millions de F en 1942 grâce à l’émission de nouvelles actions à souscrire en numéraire. En 1945, Zellidja est en mesure de produire 24 000 tonnes de concentrés vendables d’une teneur en plomb de 70 à 75% à partir de minerais dont la composition en plomb est de 5 à 8% 13.

Comme pour l’électricité, la société vise l’autonomie dans le traitement du minerai. La construction d’une fonderie et l’exportation du plomb plutôt que du minerai lui permettraient de tirer un meilleur parti du fret déboursé; elle pourrait aussi se prémunir contre les fluctuations du

11 AZBB, Dossier Résidence Rabat, Jacques Walter, fils du fondateur, ingénieur des mines et directeur général, au général Weygand, résident général, télégrammes sans dates (juin 1941 et avril 1942). 12 Archives Zellidja, Casablanca (AZC), Rapport à l’A.G. du 8 juin 1942. Première version tapée à la machine.13 AZBB, Jean Walter à Gabriel Puaux, résident général, 19 janvier 1945 ; note du 9 novembre 1948.

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prix du minerai et disposer de métal en France pour la fabrication de produits finis, tels les tuyaux, le plomb en tôles et les insecticides. Cependant, en juin 1942, Zellidja s’associe à la puissante Société minière et métallurgique de Peñarroya 14 afin de construire une fonderie en commun à Oued el Heimer, près de la ligne ferroviaire menant à Nemours. Située à 33 km au sud d’Oujda et 17 km à l’ouest de Bou Beker, la fonderie est à mi-chemin entre Bou Beker et la mine de Djerada dont l’anthracite entretiendra les fourneaux. Propriété à parts égales de ses deux fondateurs, son siège social à Bou Beker, la Société des fonderies de Peñarroya-Zellidja (P-Z) est créée en janvier 1944 et dotée d’un capital de 10 millions de F 15. La construction de l’usine débute en novembre 1944 et le premier fourneau est mis à feu le 11 novembre 1947.

II   . Des partenaires américains

Les besoins et les motivations qui rapprochent Zellidja et les intérêts américains sont différents mais convergents. Au terme de la guerre, on s’inquiète du niveau des réserves de plomb dans le monde; le sujet revêt une importance stratégique pour les autorités américaines. Le débarquement en Afrique du Nord et les événements qui suivent les rendent plus conscientes du potentiel du Maroc et de Bou Beker. Un ingénieur visite le site de la mine pour leur compte en été 1944 lorsque Zellidja essaie d’obtenir des fournitures par le biais du Prêt-Bail. La réponse de la North African Joint Economic Mission, un organisme allié installé à Alger, est négative. Le 6 janvier 1945, le secrétaire d’État Stettinius en personne télégraphie à la NAJEM :

«Le changement dans la situation du plomb est telle que, de notre point de vue, vous devriez revoir le refus d’accorder des fiches pour la reconstruction et l’expansion de la production de Zellidja… Nous estimons que le facteur déterminant n’est pas le peu d’importance relative de la production de Zellidja par rapport à la production américaine mais les besoins présents et prévus des pays libérés, le fait que 82 tonnes d’équipement permettront d’augmenter la production de 1000 à 2000 tonnes de concentrés par mois, et l’accessibilité et la richesse des mines» 16.

Suite à une visite à la mine par ses ingénieurs, la NAJEM revient sur sa décision. De l’équipement d’une valeur de 210 000 $ (25 000 000 F) est destiné principalement à la construction d’une nouvelle laverie.

Les mêmes préoccupations se rapportant aux réserves de plomb se font sentir aux Etats-Unis alors que débute la guerre froide. Le consulat 14 Fondée à Paris en 1881 et contrôlée par les banques Rothschild et Mirabaud, Peñarroya est le premier producteur de plomb au monde. Particulièrement active en Espagne, elle avait des filiales au Maroc ; l’une d’elles, la Société des mines d’Aouli pratique l’extraction du minerai de plomb près de Midelt. Archives du Crédit lyonnais, Direction des études économiques et financières, no 49 828 ; Peñarroya, 1881-1981. Histoire d’une société, Paris, Peñarroya, 1981. 15 Jacques Walter préside P-Z. Charles Long, puis Henry Pagézy, représentent Peñarroya au poste de vice-président. Pagézy devient administrateur et vice-président de Zellidja en 1942. Il occupe les deux fonctions au moins jusqu’en 1968.16 À la recherche… citation traduite ; Archives du ministère des Affaires étrangères [AE (Paris)], M-Maroc 1944-1949, No 122, colonel Spillmann, secrétaire général du Comité de l’Afrique du Nord, au ministre des Affaires étrangères, 23 mai 1945.

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américain à Rabat s’enquiert auprès du service des mines du Protectorat au sujet des minerais plombifères marocains 17. Dans un tel contexte, les firmes américaines sont au diapason de la politique du gouvernement américain lorsqu’elles cherchent à s’associer à des sociétés étrangères actives dans des secteurs économiques réputés stratégiques par les autorités.

De leur côté, les entreprises situées dans les pays occupés ou dans les zones de combat, privées d’équipement, de fournitures et de matières premières durant la guerre, sont impatientes de procéder à des importations afin de fonctionner à nouveau, d’assurer l’entretien ou de travailler à plein régime. Résultat de la guerre, les États-Unis sont le seul exportateur. Les autorités du Protectorat au Maroc favorisent les importations destinées à augmenter la production; les permis d’importer sont délivrés libéralement. La pénurie de dollars freine sérieusement les achats. À court terme, le paiement en nature ne peut être envisagé en raison de l’importance des besoins de la reconstruction en France. L’Empire ne peut répondre à la demande. Les autorités du Protectorat ont des instructions formelles de la part du ministère de la Production industrielle à l’effet de réserver la totalité du plomb marocain à la France 18.

Zellidja a pour objectif la mécanisation. Le projet de faire de la fonte en France, abandonné implicitement avec la création de P-Z, est jugé impraticable et définitivement écarte 19. Toute l’attention est portée sur les installations au Maroc. Zellidja entend s’engager sur la voie de l’expansion que la guerre lui avait fermée et profiter de la forte demande que suscitent la reconstruction et le souci de l’insuffisance des stocks. Un autre motif l’incite à mécaniser. Retenir la main-d’œuvre n’avait pas été aisé dans le passé; elle faisait normalement défaut durant la saison de la moisson. Un effort particulier doit être consenti pour accommoder les travailleurs par la construction de logements dans la médina avoisinante. La guerre terminée, des majorations de salaires sont décidées par la voie législative en France et au Maroc. De toute façon, il suffit que les employeurs de la région, tels la mine de Djerada, augmentent les salaires pour que Zellidja, devant le départ possible de ses employés, soit obligée de faire de même. Par conséquent, les coûts de production en viennent à dépasser les revenus provenant des ventes. Le prix du plomb français et marocain est au-dessus du cours mondial. Zellidja est contrainte de compenser le coût unitaire et d’augmenter la production. La pression des coûts et l’attraction de la demande se conjuguent pour inciter à une mécanisation accrue.

Invité par des sociétés minières américaines, Jean Walter se rend aux États-Unis visiter des mines et nouer des relations, nonobstant la réticence de certains administrateurs de Zellidja à faire des concessions pour acquérir des dollars. Walter choisit deux partenaires, la Saint Joseph

17 AE (Nantes), Maroc, Cabinet diplomatique, No 982, Jean Couture, ingénieur en chef de la Division des mines et de la géologie, au conseiller diplomatique du Protectorat, 11 novembre 1946.18 Idem.19 Rapport à l’A.G. du 23 juillet 1946.

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Lead Company 20 et la Newmont Mining Corporation, au capital de 19 754 785 $ et 10 832 920 $ respectivement. Jusqu’à récemment basée à New York, Newmont a son siège social à Denver. Aurifère à l’origine, elle est fondée en 1916. Elle s’intéresse au cuivre et investit en Afrique du Sud et en Amérique du Sud au cours des années 1940 et 1950. Son entrée au Maroc durant les années 1940 participe de sa politique de diversification vers d’autres métaux que l’or. Elle met l’accent sur les investissements dans les firmes minières des Etats-Unis pendant les années 1960. Son attention se porte sur l’or et les filiales étrangères, en particulier en Indonésie et au Pérou, durant les années 1990 21. En 2001, Newmont, deuxième producteur d’or au monde, se hisse au premier rang suite à des acquisitions.

Dans l’accord du 1er novembre 1946 conclu entre Zellidja, Newmont et Saint Joseph, les signataires mettent en place un moyen de tourner le problème des dollars. La partie française n’aurait pas à en débourser. L’équipement et la formation en vue de la mécanisation de la mine, l’expansion de la laverie et l’amélioration du forage seraient fournis par les sociétés américaines en échange de leur participation au capital. Les 16 km2 de la concession sont divisés en deux parties. Zellidja conserve Bou Beker et la région qui l’entoure dans un rayon de 6 km. Ses actionnaires cèdent 6000 des 61 000 actions, soit 9,84% du capital. Il est prévu que la production annuelle de Zellidja soit de 45 000 tonnes de concentrés, ou 35 000 tonnes de plomb, environ la moitié des besoins de la France. Au-delà de ce périmètre, Zellidja possède des permis dans des territoires qu’elle n’a pas ou ne peut pas explorer. Ils sont rétrocédés à une entreprise créée expressément à cette fin : la Société nord-africaine du plomb, avec siège à Oued el Heimer. Zellidja en conserve 51% du capital de 75 millions de F. Newmont et Saint Joseph obtiennent 49% 22 et apportent appareils de forage 23 et experts à la NAP. Les sociétés américaines supporteraient 75% des coûts, et les dépenses de Zellidja seraient effectuées en France et réglées en F. En ce qui concerne le minerai nouveau qui serait découvert, les premières 25 millions de tonnes iraient à Zellidja; l’excédent appartiendrait à la NAP. Désireuse de donner des assurances aux autorités du Protectorat à l’effet que la majorité française ne serait jamais lâchée, Zellidja est disposée à immobiliser ses actions NAP à la Banque d‘État du Maroc. Elle obtient un siège aux conseils de Newmont et de Saint Joseph, ainsi que 4000 de leurs actions, tandis que Fred Searls Jr. et Andrew Fletcher, présidents de Newmont et de Saint Joseph, sont nommés au conseil de Zellidja en mars 1947. Les autorités françaises et américaines

20 Les renseignements sur Saint Joseph font défaut. Ses quartiers généraux sont à New York durant les années 1940. 21 Hoover’s Handbook of american business 1997, Austin, Texas, Hoover’s Business Press ; Standard & Poor’s, Listed Stock Reports, 1987.22 31,85% à Newmont, 17,15% à Saint Joseph. AZBB, Dossier Organismes centraux, Accord entre l’ECA, la Defense Materials Procurement Agency et la Mutual Security Agency, 30 novembre 1951. 23 Y compris des foreuses munies de diamants et conçues pour pénétrer jusqu’à 600 mètres dans le sous-sol.

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donnent leur approbation 24. Les pourparlers entre les autres sociétés américaines et marocaines (françaises) de plomb et de manganèse ne débouchent pas sur des ententes.

L’épineuse question des exportations de plomb aux États-Unis n’est pas abordée. Il est entendu que les Américains auraient le droit d’acheter du minerai qui serait découvert, mais seulement dans un avenir indéterminé. Searls passe trois semaines à Bou Beker et rencontre le résident général Labonne en mars 1947. «J’ai adhéré à votre formule : ‘Si vous nous aidez faire plus gros, la production de plomb, vous en aurez, et si vous ne nous aidez pas, vous n’en aurez pas [sic]’» 25.

Les commandes d’équipement que place Zellidja sont approuvées par les autorités du Protectorat en décembre 1946. Le 1er janvier 1947 les premières livraisons arrivent à Casablanca 26. Deux ingénieurs de Newmont visitent la mine de Bou Beker du 12 décembre 1946 au 14 janvier 1947. Dans son rapport, Jack D. Harlan la trouve bien adaptée à la mécanisation. Des forages réalisés depuis la surface ont depuis longtemps indiqué des gisements importants de minerai de plomb exploitable. Ils sont suffisants pour autoriser l’emploi de meilleures méthodes d’extraction et de flottation; les appareils et les installations doivent correspondre à la tâche à accomplir. La laverie traite 240 tonnes par jour; l’objectif immédiat, soit 1000 tonnes, ne saurait être atteint sans un changement de méthodes. Le personnel est composé de 675 Marocains et de 80 Européens mais, compte tenu des pénuries de main-d’œuvre, atteindre les 240 tonnes demeure aléatoire. Quant à la pression s’exerçant dans le sens du dépassement de la moyenne journalière de 90 à 145 F pour les salaires, elle ne laisse pas d’inquiéter 27.

Il importe, selon Harlan, de n’employer les nouvelles méthodes et l’équipement moderne que dans la mesure où ils peuvent être absorbés sans à-coups et rendre service. Pour sa part, Zellidja entend mécaniser pas à pas, de manière à ce que le personnel ne sente pas les changements 28. Les visiteurs américains estiment possible une production annuelle de 40 000 tonnes, soit la moitié de la consommation française, dans un délai de trois ans 29.

Newmont prend sur elle de recueillir les renseignements qu’exige la mécanisation des concessions marocaines, de trouver le matériel et l’équipement, et de les diriger vers Bou Beker 30. Vu l’intensité de la demande au lendemain de la guerre, il n’est guère aisé d’acquérir

24 AZBB, Jean Walter à Bernard de Margerie, directeur adjoint du Trésor, ministère des Finances, 26 novembre 1947 ; AE (Nantes), Maroc, Cabinet du délégué à la résidence générale, No 116, Jean Walter à Eirik Labonne, 12 décembre 1946 ; À la recherche… ; Rapport à l’A.G. du 19 juillet 1947.25 AE (Nantes), Maroc CDRG, No 116, Searls à Labonne, 16 mars 1947.26 AZBB, Jean Walter à Labonne, 13 janvier 1947. 27 AZBB, Dossier Organismes centraux, Harlan à Searls, 8 janvier 1947. 28 AZBB, Dossier Résidence Rabat, Jean ou Jacques Walter à Jacques Lucius, secrétaire général du Protectorat, 20 décembre 1946.29 AZBB, Jean Walter à Labonne, 24 janvier 1947. 30 AZBB, Dossier Correspondance avec Mr Harlan, Harlan à Émile Trystram, directeur des mines Zellidja, 14 février 1947.

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l’outillage recherché. «Nous avons à chercher à l’échelle du pays pour l’équipement diversifié dont vous aurez besoin pour commencer à mécaniser mais l’effort n’est pas inutile. Je demeure à pied d’œuvre afin que votre démarrage se déroule dans les meilleures conditions» 31. Le partenaire américain réussit à acheter foreuses, compresseurs, sondes, décapeuses, locotracteurs pour la mine, ainsi que l’équipement pour une laverie et des pièces de rechange. Des géologues, ingénieurs mécaniques et foreurs américains 32 sont dépêchés en janvier 1947 pour assurer la formation du personnel de Zellidja dans l’emploi des nouvelles techniques. W. L. Zeigler de la Hecla Mining Company de Wallace (Idaho) et un associé engagé par Newmont et Zellidja sont chargés de concevoir et de construire à Bou Beker une laverie de 4000 tonnes, laquelle s’ajouterait à celle de 1000 tonnes déjà en service 33.

À partir de 1948, des ingénieurs-conseils américains sont détachés à Zellidja et à la NAP 34. Il est prévu de faire venir rapidement des techniciens des États-Uni en cas de complications. Une attention particulière est prêtée à la compétence scientifique de la direction des deux sociétés. De jeunes ingénieurs exercent des fonctions du plus haut niveau dans les activités de l’entreprise; les tâches et le personnel sont soumis à une surveillance plus étroite 35. À côté de l’arrivée d’un équipement perfectionné apte à augmenter la production, l’amélioration du niveau technique du personnel constitue le résultat principal de la participation américaine.

Les visites aux États-Unis et au Maroc sont fréquentes. Jacques Walter se rend à Seattle en octobre 1947, alors que Harlan retourne à Bou Beker en janvier 1948. Trystram visite des installations minières aux Etats-Unis, entre autres celles de Newmont et Saint Joseph, en septembre-octobre 1948. Bain procède à une inspection de Bou Beker en 1949, 1950 et 1951. Jean Walter est de retour aux États-Unis en novembre-décembre 1950. Des missions d’ingénieurs de Zellidja visitent les mines de plusieurs sociétés – par exemple, Kennecott Copper Corporation, International Smelting and Refining Company et Dawn Mining Company – au États-Unis et au Canada en novembre-décembre 1952 et en mai-juin 1958.

La mécanisation et le partenariat avec les entreprises américaines ne modifient pas les techniques fondamentales du traitement du plomb, mais ils accélèrent la découverte de réserves, rendent possible l’extraction à grande échelle et augmentent la production des concentrés. Une campagne majeure de forage est mise en branle; elle atteint une intensité maximale en 1949 et se termine fin 1952. Environ 400 trous, mesurant au total de 48 000 mètres, sont creusés 36. En 1946, les réserves connues

31 Ibid., 25 février 1947. 32 L’organisation de la campagne d’exploration est sous la responsabilité du Canadien Paquette, expert en forage. Ibid., Dossier Résidence Rabat, Jean ou Jacques Walter à Lucius, 20 décembre 1946. 33 Zeigler fait état de son séjour à Bou Beker dans Mining and metallurgy, juin 1947.34 AZBB, Dossier Correspondance avec M. Harlan, Harlan à Trystram, 15 décembre 1948. 35 AZBB, C. Kremer Bain, expert foreur de Saint Joseph, à Jacques Walter, 31 mai 1951. 36 AZC, Dossier Domaine Zellidja, «Proposed Surface Exploration Drilling Program» par Jacques Claveau, 20 février 1958.

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sont évaluées à 700 000 tonnes de métal brut. En 1948, on les calcule à 1,8 millions de tonnes, provenant de 30 millions de tonnes de minerai. La quantité s’élève à 2 millions de tonnes en 1949 37. Le volume de minerai traité à la laverie passe graduellement de 240 à 1000 tonnes par jour en 1948. Il est censé atteindre 1500 tonnes en 1950, 3500 tonnes en 1952 et 5500 tonnes en 1953. À cette date, la production annuelle de concentrés serait de 70 000 tonnes, près de 90% des besoins de la France et de l’Union française 38.

III. Zellidja et le plan Marshall

Un an s’écoule entre le discours du 5 juin 1947 de George Marshall et l’entrée de la France dans le Programme de relèvement européen (European Recovery Program) en juillet 1948. En même temps que l’ECA prête des dollars aux pays compris dans le plan Marshall, elle s’active à accéder à leurs matières premières, conformément à la politique du gouvernement américain visant à constituer des stocks stratégiques. Evan Just, directeur de la section des matériaux stratégiques à l’ECA, parcoure l’Europe au cours de l’été 1948 à la recherche de minéraux à acheter. Le 1er septembre 1948, une rencontre au ministère des Finances à Paris réunit Just, David Bruce, délégué permanent du plan Marshall à Paris, des représentants de l’État et des entreprises minières français pour discuter de la production du manganèse, du cobalt et du plomb 39. Il est incommode pour les pays assistés de se soustraire à de tels échanges; la perspective de règlements en dollars retire aux transactions éventuelles leur caractère déplaisant. Se dissipe alors la réticence des milieux officiels français face à l’exportation de matières premières très en demande en France.

Le Maroc est l’une des possessions françaises qui attirent l’attention de l’ECA. La ligne de conduite de Zellidja depuis la guerre consiste à mécaniser afin d’augmenter la production. Elle s’associe à des firmes américaines parce qu’il lui est impossible d’acquérir équipement et assistance technique, ceux-ci étant payables en dollars qu’il lui est interdit de se procurer au moyen de l’exportation. Dès 1948, la politique de l’Administration française s’infléchit. Il devient désormais possible d’exporter vers la zone dollar et, grâce aux devises ainsi acquises, d’acheter l’équipement nécessaire à l’augmentation de la production. La part du Maroc dans le plan Marshall est jugée mineure.

37 AZC, «État de nos connaissances et de nos présomptions sur le gisement de Bou Beker et régions voisines» par J. Segaud, 15 novembre 1948 ; À la recherche…38 AZBB, Jean Walter au résident général, 29 novembre 1948 ; à l’ingénieur en chef du Bureau des recherches minières de l’Algérie, 3 décembre 1948 ; Rapport de Bain, 1er mai 1949 ; Mining and metallurgy, juin 1947 ; À la recherche…  Walter surestime les résultats probables : la moyenne quotidienne est d’environ 3600 durant les années 1950 et la production annuelle se situe en deça de 50 000, sauf en 1952. AZC, Rapport annuel du directeur général au c.a. et tableau en annexe. 39 AZBB, Compte rendu de la réunion.

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La mise en place d’une stratégie d’autofinancement s’impose. Le plomb et le manganèse, minéraux dont le Maroc dispose en quantités considérables, sont l’objet de l’attention. On évalue que, dans un délai de quatre ans, la production du plomb progresserait de 48 000 à 110 000 tonnes, celle du manganèse de 200 000 à 360 000 tonnes. Avec un investissement de 2,9 millions de $, le revenu s’élèverait de 18 millions de $ en 1948 à 37,6 millions de $ en 1952. La Direction de la production industrielle et des mines du Protectorat encourage les collaborations suivant le modèle de l’accord entre Zellidja, Newmont et Saint Joseph 40. En vue de délivrer des permis d’exporter, le colonel Pommerie, directeur de la DPIM, sonde les entreprises en 1948 au sujet de leurs besoins en dollars, des quantités de minerais disponibles pour livraison rapide et des acheteurs possibles. Elle est insistante, pressée et désireuse de rendre service 41. Il va de soi que les sociétés minières sont exemptées de l’obligation de remettre les dollars acquis à l’Office marocain des changes. Une réunion avec les représentants des entreprises d’extraction du plomb détermine que le prix de l’équipement recherché s’établit à 2 millions de $, montant que rapporterait la vente de 8000 tonnes de concentrés 42. Les ministères économiques à Paris donnent leur approbation 43.

Zellidja trouve l’offre intéressante comme moyen d’acquérir des dollars pour acheter de l’équipement, tout en conservant les dollars que lui ont versé ses partenaires américains. Son programme comprend l’achèvement de la mécanisation de la mine, laquelle produit un millier de tonnes par jour, l’équipement de sa laverie avec des appareils pour recouvrer le zinc du minerai, et la mise en train d’une laverie de 2000 tonnes par jour 44. Lors d’une réunion tenue à Oujda, les sociétés d’extraction de plomb décident que Zellidja exporterait 3600 tonnes, la Société des mines d’Aouli 2050 tonnes, l’Asturienne 2000 tonnes et la Société minière des Gundafa 350 45. Les demandes d’achat de concentrés ne tardent pas à venir des sociétés Saint Joseph, General Utilities Corporation (New York), Rector Mineral Trading Company (New York), Mercantile Metal & Ore Corporation (New York) et Hemisphere International Corporation (Nouvelle-Orléans), alors même que la délégation de l’ECA à Paris tente d’obtenir que le plomb soit vendu comme ressource stratégique au Federal Bureau of supply.

Les interlocuteurs de Zellidja sont principalement des entreprises privées. Au fur et à mesure que procède la mise en œuvre du plan Marshall, elle a de plus en plus affaire aux autorités au Maroc, en France et aux États-Unis. L’article IV de l’Accord bilatéral franco-américain de coopération économique du 28 juin 1948 met de côté 5% - environ 25

40 AZBB, Dossier Plan Marshall, Note de la Direction, 27 août 1948.41 AZBB, Chambre syndicale des industries minières du Maroc à Zellidja, 23 août 1948. 42 AZBB, Note sur la réunion du 30 août 1948. Le revenu effectif sera de 1 700 000 $. AE (Nantes), Maroc CDRG, No 103, Note de la Direction, 27 septembre 1949.43 AZBB, Guillaume Guindey, ministère des Finances, au général Alphonse Juin, résident général, 23 septembre 1948. 44 AZBB, Dossier Plan Marshall, Programme, 30 août 1948. La laverie de 2000 tonnes n’est pas construite.45 AZBB, Note sur la réunion du 16 septembre 1948.

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million de $ - des crédits Marshall, calculés en francs de contrepartie, dont l’emploi est laissé à la discrétion de l’Administration américaine. Il lui est loisible, par exemple, de promouvoir la production de matières stratégiques à l’étranger en achetant pour livraison immediate ou en prêtant contre remboursement en nature et à terme. L’ECA entend consentir des prêts directement aux entreprises privées et obtenir qu’une partie des ressources soit délivrée au Federal Bureau of supply. Une illustration de cette méthode se retrouve dans l’accord signé le 4 février 1949 avec la NAP. Cette filiale de Zellidja obtient de ses actionnaires une avance de 55 millions de F (200 000 $) destinés à effectuer des investissements dans l’exploration. L’ECA avance à la NAP 135 millions de F (500 000 $) aux mêmes fins; le prêt ECA, portant intérêt à 4%, est remboursable en plomb découvert jusqu’au 31 décembre 1951. Advenant que les gisements appellent une nouvelle mise de fonds, chacune des parties avancerait 1 million de $ pour la reconduction de l’arrangement 46.

Les implications de l’accord sont de nature à préoccuper le gouvernement français. L’accord du 28 juin 1948 l’engage à faciliter le transfert de ressources stratégiques vers les États-Unis mais il reconnaît son droit de regard sur les accords spécifiques. Or les négociations entre l’ÉCA et la NAP se déroulent à l’insu des autorités à Paris et à Rabat. Le Quai d’Orsay prend connaissance de l’accord du 4 février 1949 par l’intermédiaire de David Bruce 47. Ce n’est ni contre le prêt ni contre la livraison de matières premières à une entité étatique étrangère que le gouvernement français s’élève, mais à l’interconnexion établie entre les deux opérations. Se souvenant de l’atteinte à la souveraineté de débiteurs tels l’Empire ottoman, la Chine et le Maroc autrefois, il est troublé par le précédent que la transaction fournit 48. Décidé à dissocier l’emprunt de la remise des matières premières, il s’applique à faire annuler l’accord de février et à lui substituer un prêt du Crédit national à la NAP. Cette banque semi-publique, spécialiste du financement à long terme, respecterait pour l’essentiel les termes du contrat conclu entre l’ECA et la NAP, mais elle utiliserait des francs de contrepartie sous contrôle français 49. Le transfert du plomb excédentaire à l’ECA se ferait sous forme d’achats. Si la NAP se prête à la combinaison, l’ECA est plus circonspecte 50. On examine diverses options. Entre-temps Zellidja contracte un emprunt de 2,1 milliards de F à la Banque d’État du Maroc avec la garantie du gouvernement marocain 51. Fin 1949, soumises aux pressions qu’exerce

46 AE (Nantes), Maroc CDRG, No 117, Texte de l’accord ; analyse de l’accord par Pommerie, 27 juin 1949.47 AE (Nantes), Maroc CDRG, No 117, Affaires étrangères à Juin, 16 mars 1949.48 Gérard Bossuat, La France, l’aide américaine et la construction européenne, 1944-1954, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1997, t. I, p. 573.49 AE (Nantes), Maroc CDRG, No 117, Analyse de l’accord par Pommerie, 27 juin 1949. 50 AZBB, Jean Lacaze, administrateur et directeur général, à Searls, 22 mars 1949 ; Bossuat, op.cit., p. 573. 51 AE (Paris), M-Maroc 1944-1949, No 122, Juin au ministre de l’Industrie et du Commerce, 8 juillet 1949.

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l’ECA, les autorités françaises en rabattent et acceptent les termes du contrat signé entre l’ECA et la NAP 52.

Ainsi le terrain est déblayé pour la conclusion de nouveaux accords négociés suivant le même modèle. En décembre 1949, Zellidja emprunte 3,6 millions de $ (2,2 milliards de F) de l’ECA, puis 1,4 milliards de F en août 1950. Les deux emprunts sont remboursables en sept ans, le premier en plomb, le second en zinc. Le résident général ne considère pas trop onéreuse l’exportation de 7,6% d’un volume total qui aurait quintuplé ou sextuplé grâce aux emprunts 53. En décembre 1950, Jean Walter rentre des États-Unis porteur d’une proposition d’emprunter 3 milliards de F de l’ECA à 4%. La somme serait prêtée à l’Énergie électrique du Maroc afin de l’amener à améliorer le service 54.

Cette fois le Quai d’Orsay discerne un fâcheux précédent. Étant donné que le prêt ne servirait pas à augmenter la production de minerai, le remboursement comporterait la cession de matières premières déjà disponibles et l’encaissement de francs alors qu’il était possible de percevoir des dollars pour les ventes sur le marché américain. De surcroît, l’étendue de la présence des États-Unis au Maroc n’est pas sans susciter quelque inquiétude. Revient le spectre de l’Empire ottoman dépossédé de ses ressources, données en garantie pour des emprunts 55. Si les termes de l’accord de 1948 permettent la visite en Afrique du Nord de missions de l’ECA et de ses successeurs, leur nombre et leur extension au-delà de la vérification de l’emploi des crédits Marshall préoccupent les autorités françaises 56. La première arrive en mai 1949; d’autres suivront: celles de Kenneth Douty en mars 1950, de Judson Hannigan en mai 1950, de Harry Parkman et d’Enzo de Chetelat en octobre-novembre 1950, de Saxe en août 1952 et de Chetelat en février 1953. Le 22 décembre 1950, le gouvernement français autorise les États-Unis à construire cinq aérodromes militaires au Maroc. Néanmoins Juin persiste et le Quai d’Orsay se laisse fléchir en mars 1951. De toutes les entreprises, le groupe Zellidja est le principal bénéficiaire des fonds Marshall au Maroc – il reçoit 4,2 millions de $ sur un total de 17 millions et 5,3 milliards de F sur 8,4 milliards – et l’un des plus grands dans les possessions françaises d’outre-mer 57. Il livre environ 10% de sa production aux États-Unis.

IV. Les suites

52 AE (Paris), M-Maroc 1950-1955, No 117c, Note du ministère des Affaires étrangères à l’ambassadeur de France aux États-Unis, 25 janvier 1951 ; No 130b, Note du même au même, 6 décembre 1950 ; Secrétariat général 1945-1966, No 76, Note du 22 août 1951.53 AE (Paris), M-Maroc 1950-1955, No 117c, Juin au ministère des Affaires étrangères, 28 juillet 1950. 54 AE (Paris), M-Maroc 1950-1955, No 132a, Juin au ministère des Affaires étrangères, 6 décembre 1950.55 AE (Paris), M-Maroc 1950-1955, No 132a, Note du ministère des Affaires étrangères, 2 janvier 1951.56 AE (Paris), DE-CE 856, ministère des Affaires étrangères au résident général, 25 avril 1950.57 AE (Paris), M-Maroc 1950-1955, No 130c, Tableau, 1953 ; Bossuat, op.cit., p. 578-611.

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Grâce à l’équipement moderne, l’exploration procède à un rythme accéléré et les réserves connues de plomb triplent. Des gisements considérables de zinc sont localisés, surtout du côté algérien de la frontière. Ceux-ci sont suffisants pour justifier la création d’une filiale de la NAP. Mettant en jeu la deuxième partie de l’accord de février 1949, la NAP sollicite une contribution financière de l’ECA et fonds la Société algérienne de zinc (ALZI) en 1951. Les actionnaires et leur part dans le capital de 50 millions de F sont identiques à ceux de la NAP. Zellidja a sa propre filiale de zinc en Algérie depuis 1942. Le zinc – le sien et ceux d’ALZI et d’Aïn-Arko –occupent une place de plus grande dans les activités du groupe Zellidja. À mesure que s’appauvrit la qualité du minerai de plomb, indépendamment du tonnage extrait, la production de concentrés de zinc rattrape celle des concentrés de plomb et la devance en 1953 (voir Tableau 1). Le minerai de zinc, sulfuré (blende) et oxydé (calamine), est traité à Bou Beker par la laverie de 1000 tonnes/jour de Zellidja, et ainsi concentré en zinc sulfuré et en zinc oxydé. En mai 1956, un atelier employant la méthode Waelz pour obtenir des oxydes de zinc à partir de minerai de faible teneur entre en service. L’installation de deux fourneaux en 1958 permet de retirer de l’oxyde de zinc calciné depuis la calamine. La blende et la calamine exportées (voir tableau ci-dessous) vont principalement aux usines françaises de l’Asturienne et de la Société de la Vieille Montagne 58. L’autre laverie, d’une capacité quotidienne de 4000 tonnes, reçoit le minerai en provenance de Bou Beker.

Destination du zinc vendu par Zellidja 59

Tonnes

1951 1954France 22 738 47 986Belgique 7 347États-Unis 4 063République fédérale d’Allemagne 3 762

_____ ______34 148 51 748

À Oued el Heimer, la nouvelle raffinerie de la P-Z traite toujours plus de concentrés de plomb, réduisant corrélativement les exportations de Bou Beker. En 1948, sur sur les 13 597 tonnes produites, 5982 sont dirigées vers la raffinerie, les autres 7615 expédiées à l’étranger 60. En 1951, les volumes sont dans l’ordre 38 457, 35 341 et 3116 61. Par la suite, 85 à 95% des concentrés sortis de la laverie vont à la raffinerie P-Z 62. Celle-ci est équipée de nouvelles installations, y compris des fours 58 Rapport à l’A.G. du 24 avril 1958. 59 AE (Paris) M-Maroc 1950-1955, No 130c, Division des mines et de la géologie (Maroc), État récapitulatif des ventes locales et des exportations de minerais marocains par exploitation et par destination, 1951, 1954. Le zinc expédié en Belgique et en Allemagne est traité et réexpédié respectivement en France et aux États-Unis.60 AZBB, Dossier Notes 1949-1950, Note en date du 28 mars 1949.61 AE (Paris) M-Maroc 1950-1955, No 130c, État récapitulatif, 1951.62 Ibid., 1954 ; AZBB, Dossier Bilans 1945 à 1961, bilans internes.

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Newnam de 10 pieds (3 mètres) de première fusion. En 1953 est adjoint un atelier de récupération de l’argent depuis les concentrés de plomb, une fournaise avec water-jacket pour la fonte des scories autrefois envoyées à des raffineries étrangères, et des chaînes d’agglomération de type Dwight-Lloyd 63. Mieux adapté aux concentrés de haute teneur, l’équipement Newnam est mis à l’épreuve lorsque la qualité du minerai local se détériore au rythme de la progression de l’extraction 64. En plus du plomb d’œuvre (brut), la raffinerie produit du plomb doux (raffiné) dont 99% du total est exporté via Nemours (voir tableau ci-dessous). La Société des mines et métaux (Minemet) de Paris, filiale de Peñarroya, s’occupe de la commercialisation. Sur les territoires administrés par la France, seule la raffinerie de plomb de Noyelles-Godault a une capacité annuelle (50 000 tonnes) supérieure à celle d’Oued el Heimer (36 000 tonnes) 65.

Destination du plomb doux vendu par Peñarroya-Zellidja 66

Tonnes

1951 1954France 13 554 17 150États-Unis 2 000 6 759Afrique du Nord 726Reste de l’Afrique 173Algérie 1 681Maroc 278 62

_____ ______16 731 25 652

Zellidja est une affaire très rentable (voir Tableau 2). Sauf en 1942 et en 1950, son capital augmente par incorporation des réserves. Honorable à la veille de la guerre, la rentabilité par rapport au capital ne s’affaiblit que dans les années qui suivent immédiatement la fin du conflit. La rentabilité par rapport aux ventes est parfois plus élevée, indication d’une aptitude à maintenir le niveau des revenus malgré le reflux des ventes. Passé 1952, Zellidja connaît une période de grande prospérité, explicable par l’intégration de l’équipement nouvellement acquis. Les ventes triplent entre 1950 et 1952, tandis que le bénéfice net quintuple. Par rapport au capital, la rentabilité s’envole en 1951 et demeure exceptionnellement élevée jusqu’en 1957. Les revenus des ventes démontrent une grande fermeté jusqu’en 1960 mais le bénéfice net chute après 1956.

Les belles années de Zellidja se poursuivent tant que les mines du Maroc et de l’Algérie, source de sa prospérité, recèlent des quantités satisfaisantes de minerai de qualité. À la fin des années 1950, cette 63 Rapport à l’A.G. de Zellidja du 20 juin 1952 ; de P-Z du 22 mars 1954 ; AZC, «Transformation des concentrés de plomb à la fonderie d’Oued el Heimer» par C. Belaidi, 20 octobre 1983. 64 AZC, Procès-verbaux des délibérations du c.a., 28 mai 1962 et 17 février 1965.65 AE (Paris), M-Maroc 1950-1955, No 112a, Rapport sur le plomb et le zinc, 18 avril 1953. L’unité de Peñarroya à Mégrine (22 000 tonnes) est au troisième rang. 66 AE (Paris) M-Maroc 1950-1955, No 130c, État récapitulatif, 1951, 1954.

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condition n’est plus remplie car le contenu métallique diminue dans les blendes, puis dans les galènes. Certains puits et sites de travail doivent être fermés. En 1958, la société commande une foreuse Rotary aux Etats-Unis afin de donner une impulsion à l’exploration; un technicien américain se rend au Maroc pour assurer la formation du personnel. Jusqu’en 1961, l’efficacité du procédé Waelz dans la production d’oxydés neutralise la raréfaction du minerai de haute teneur. Malgré tout, en 1963, la flottation des calamines ne peut continuer au même régime. Plus d’une fois au début des années 1960, la production s’inscrit en-dessous des prévisions. Les travailleurs demandent des majorations de salaires et font la grève, alors que la hausse des prix de revient se conjugue au relâchement des cours sur le marché international. Quant à la raffinerie P-Z, elle enregistre des pertes d’exploitation en 1958 et en 1959. Pour la première fois depuis les années 1930, Zellidja elle-même déclare des pertes en 1962 et en 1963. L’année suivante, les cours du plomb et du zinc s’améliorent, ce qui permet de reprendre la production d’oxydés et donne à Zellidja un répit. En 1966, P-Z retrouve le chemin de la rentabilité 67.

P-Z s’efforce de compenser l’augmentation des concentrés de faible teneur par l’amélioration de la préparation du plomb à raffiner. En 1967, elle acquiert un pont et une benne de type DEMAG, un malaxeur de type Eirich à trappe automatique et un convoyeur pour le chargement des trémies de dosage 68. Comme prévu 69, la mine épuisée de Bou Beker est fermée en 1970, privant la raffinerie de sa matière première. Les sources alternatives, telles les mines d’Aouli, sont trop éloignées. À cette difficulté s’ajoute le fait que la composition de leur plomb exige des investissements pour l’amélioration de l’équipement. En septembre 1971, la raffinerie P-Z ferme ses portes. ALZI et Aïn-Arko sont nationalisées par l’Algérie en 1966. Seule la NAP demeure dans le giron de Zellidja mais ses permis ont été cédés à ALZI en 1956. L’histoire de Zellidja semble arrivée à son terme.

En 1972, l’Asturienne découvre du minerai près de la mine abandonnée de Touissit, non loin d’Oued el Heimer. Les pourparlers portant sur la possibilité d’une réouverture aboutissent à un accord le 18 septembre 1973. Le capital de la nouvelle Société des fonderies de plomb de Zellidja (P-Z) est divisé entre Zellidja (40%), le Bureau de recherches et de participations minières (BRPM), un organisme public (26%), la Compagnie minière de Touissit (20%) et Peñarroya-Maroc. Zellidja se charge de la modernisation de la raffinerie, laquelle rouvre le 23 juillet 1975. La teneur en cuivre du plomb de Touissit oblige à installer un nouveau fourneau en 1977 et un autre, le plus grand de son espèce au monde, en 1981. Le volume du minerai extrait étant à la hausse, P-Z augmente sa capacité annuelle de traitement à 85 000, puis à 120 000,

67 AZC, Procès-verbaux des délibérations du c.a., 23 juin et 6 novembre 1958 ; 18 juin 1959 ; 15 mars et 16 octobre 1961 ; 11 avril et 28 mai 1962 ; 14 février, 19 avril et 24 octobre 1963 ; 26 mai et 4 novembre 1964 ; 11 mars 1965 ; 3 mars 1966.68 AZC, «Transformation des concentrés…»69 AZC, Procès-verbaux des délibérations du c.a., 14 février 1963 ; Dossier Domaine Zellidja, «L’évolution de Zellidja au cours des prochaines années», 1967.

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tonnes de concentrés 70. Touissit demeure la source principale du minerai qui se rend à Oued el Heimer aujourd’hui.

Conclusion

La dernière société de Zellidja est représentative de la tradition du groupe : adaptation et accent sur l’investissement pour l’amélioration au plan technique. En 1950, lors d’un examen des prévisions, Jean Walter dit son inquiétude face aux dépenses et l’état des disponibilités. La société doit effectuer des paiements sur l’emprunt qu’elle a contracté auprès de la Banque d’État du Maroc. Alors qu’il souligne la nécessité de conserver les ressources afin d’équilibrer engagements et liquidités, Walter fait un raisonnement révélateur. Les circonstances, soutient-il, sont telles que la société doit changer d’orientation. Elle ne saurait continuer à considérer les économies comme autant d’obstacles à la réalisation de son programme à la date fixée. Les erreurs peuvent être coûteuses. Walter ajoute qu’il ne souhaite pas se retrouver dans la situation d’André Citroën 71, association intéressante au constructeur d’automobiles qui donnait la priorité à l’investissement et la technologie moderne, mais qui faisait courir de sérieux risques à son entreprise.

Même avant que Zellidja ne cherche et n’obtienne l’assistance financière et technique américaine, elle est déjà acquise à l’idée de la quête de la taille optimale, accessible au moyen de l’investissement dans les immobilisations en vue de maximiser la production. Ses dispositions à l’égard de la productivité sont favorables. L’apport des États-Unis est en harmonie avec l’attitude et la pratique qui sont déjà les siennes. Durant les années 1940, Zellidja a de bonnes raisons de miser sur la croissance. La matière première est à sa portée et disponible en grande quantité. Parallèlement, la demande internationale pour le plomb se révèle forte. Les outils pour tirer parti de la situation font défaut à Zellidja mais il ne lui manque ni les motifs pour les rechercher ni la mentalité qui facilite leur emploi. Si Newmont et Saint Joseph contribuent à lui apporter les éléments nécessaires à sa mécanisation, les deux sociétés américaines s’intègrent dans un environnement accueillant. C’est là où réside l’explication du fait qu’elles ne jouent qu’un rôle relativement mineur dans la direction de Zellidja. L’intégration de la technologie moderne n’appelle pas la transformation de Zellidja; elle y est déjà prédisposée. Qu’elle prenne la forme d’une mainmise directe ou d’une subordination à une influence externe, l’américanisation est superflue. D’orientation partiellement «américaine» dès ses débuts, Zellidja est immunisée contre le risque de perte de son autonomie. Des États-Unis elle n’importe que les aspects qu’elle a choisis et qu’elle est disposée à intégrer. Elle profite de la contribution américaine, sans être américanisée. Bien que réelle, la vigilance des autorités françaises n’entre pas en ligne de compte comme facteur de freinage de l’américanisation de la société.

Zellidja représente un mélange indéfinissable d’une entreprise familiale gérée à la manière managériale, à laquelle se greffe une relation

70 AZC, «Transformation des concentrés…»71 AZBB, Note de Walter, 13 avril 1950.

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américaine. Le décès de Jean Walter en 1957 ne marque pas un point tournant dans l’orientation générale de la société. Son fils Jacques quitte aussitôt la fonction de directeur général qu’il occupe depuis 1931. Deux ans plus tard, il vend ses actions Zellidja à l’Office chérifien des phosphates (OCP), un organisme d’État, et démissionne de son poste d’administrateur. En 1959, l’OCP, le BRPM et le Bureau d’études et de participations industrielles se joignent au conseil d’administration. L’influence de la famille Walter recule mais ne disparaît pas; Jean Lacaze, le nouveau directeur général, est le beau-frère de Jean Walter et un membre du conseil depuis les années 1930. Comme son prédécesseur, c’est un cadre authentique à la tête d’une équipe de techniciens. Jusque-là la méthode managériale avait coexisté avec la présence d’un fondateur-entrepreneur; désormais elle évolue de concert avec l’État marocain. La présence américaine au conseil d’administration demeure discrète. Newmont et Saint Joseph y siègent toujours, même si Fletcher se retire en 1960, suivi de Searls en 1963. Les deux partenaires américains cèdent leur participation dans la NAP à Zellidja en 1964 mais ils continuent leur association avec cette dernière jusqu’à la fin de son existence.

Dans une note faisant l’éloge de l’action commune entre l’État et l’entreprise privée en vue de développer et de conserver l’Empire français, Jean Walter désapprouve le fait que certaines grandes sociétés françaises aient tendance à dormir sur leurs lauriers après avoir remporté des succès 72. La croissance et la modernisation doivent être un objectif permanent. Lui-même et l’entreprise qu’il a fondée se sont pénétrés de ce conseil. L’ère Walter-Newmont-Saint Joseph révolue, P-Z, le successeur de Zellidja, adhère à la même politique de croissance et d’ajustement de l’outil de production à la matière première et aux occasions d’écouler le produit. Sa trajectoire reste «américaine» après le départ des Américains, au même titre que celle de Zellidja l’était avant leur arrivée.

Samir SaulUniversité de Montréal

72 Archives nationales (Paris), 552AP 156, L’Empire français à refaire, 1954, p. 11.

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TABLEAU 1. PRODUCTIONTonnes

ZELLIDJA   PEÑARROYA-ZELLIDJAEXTRACTION LAVERIE   RAFFINERIE

Minerai Concentré

s   Concentrés Plomb Plomb Argent

de plomb PlombZinc

sulfuré Zinc oxydé traités d'œuvre doux(Galène) (Blende) (Calamine)

1925   15  1930   1 313  

   1937   3 177  1938   7 143  1939   12 036  1940   12 100  1941   6 763  

   1947   9 000  1948   13 600   6 3191949   19 000   11 0731950 438 643 25 844 17 064   18 2581951 838 218 38 953 29 913   33 9591952 1 185 736 51 787 42 072   42 217 28 1981953 1 198 742 43 015 56 104   43 034 30 040 311954 1 216 076 40 457 49 839   41 147 32 665 26 687 361955 1 239 696 45 425 51 408 74 768 41 466 29 243 26 690 301956 1 206 939 43 719 44 989 80 836 40 845 23 948 28 115 241957 1 212 707 39 110 39 882 48 492 41 257 25 684 31 244 291958 1 210 695 41 401 35 075 64 397 48 920 28 723 33 124 441959 998 389 32 195 49 102 64 087 41 133 28 376 361960 943 911 29 837 60 098 53 905 46 294 30 727 311961 861 905 26 869 59 202 49 752 41 468 24 488 291962 837 000 21 840 23 100 22 300 24 140 251963 662 000 19 400 22 520 9 570 18 750 241964 770 768 19 495 34 654 15 298 18 840 191965 797 845 18 655 29 669 22 083 17 230 191966 824 500 19 206 28 435 29 065 18 826 221967 918 400 20 902 31 182 20 963 21 035 24

Les données disponibles sont incomplètes.La production d'Aïn-Arko est comprise dans les résultats relatifs au zinc.Sources: AZC, Rapport annuel du directeur général au conseil d'administration, 1953-1961;

Rapports aux A.G. des actionnaires de Zellidja (1939-1968), de P-Z (1954-1970);AE (Paris), DE-CE 855, Note à la mission de l'ECA, octobre 1950.

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TABLEAU 2. RENTABILITÉ

CAPITAL VENTES BÉNÉFICE NET c/a c/ba b c

Francs Francs Francs % %

1939 20 000 000 24 040 241 6 624 394 33,1 27,61940 20 000 000 14 099 055 2 144 761 10,7 15,21941 40 000 000 12 803 656 3 439 028 8,6 26,9

1942-44 60 000 000 94 540 483 14 607 122 24,4 15,51945 60 000 000 66 642 564 3 270 244 5,5 4,91946 61 000 000 19 362 892 3 312 492 5,4 17,11947 244 800 0001948 244 800 000 108 115 501 44,21949 244 800 0001950 509 184 000 1 889 589 246 225 176 832 44,2 11,91951 1 272 960 000 1 178 621 889 92,61952 1 272 960 000 5 777 253 627 1 495 372 785 117,5 25,91953 1 272 960 000 3 957 402 656 1 256 483 592 98,7 31,81954 1 272 960 000 3 756 687 428 1 258 290 726 98,9 33,51955 2 545 920 000 4 042 918 222 1 336 395 273 52,5 33,11956 2 545 920 000 4 779 725 868 1 440 884 992 56,6 30,21957 2 545 920 000 4 742 205 679 730 828 307 28,7 15,41958 2 545 920 000 4 329 080 392 329 161 781 12,9 7,61959 2 545 920 000 3 924 892 821 916 273 086 36 23,41960 2 545 920 000 4 364 714 939 918 503 333 36 211961 25 459 200 29 941 837 2 600 101 10,2 8,71962 25 459 200 -6 378 7911963 25 459 200 -2 757 8791964 25 459 200 13 464 541 52,91965 25 459 200 7 007 779 27,51966 25 459 200 2 090 515 8,21967 25 459 200 2 746 237 10,8

Les données disponibles sont incomplètes.De 1961 à 1967, les montants sont en dirhams.Sources: AZBB, Comptes internes de profits et pertes; bilans.