La princesse de poivre

LA PRINCESSE DE POIVRE

L. et S. Bétemps

princesse de poivre.indd 1 27/05/06 11:25:35


L. et S. Bétemps


DE POIVRE

A Mila, Evane et Antonin


Il était une fois un prince qui détestait le poivre à tel point qu’il l’avait fait interdire dans tout le royaume. « Çela me fait éternuer, disait-il, suer, pâlir, rougir, ça ne va pas à mon teint royal, ni

à mon caractère princier ». Son père le roi était fort mécontent, car lui aimait bien poivrer son bifteck d’autruche, sa gibelotte d’anguille ou son paon aux mille saveurs… mais il aimait tant son fils qu’il lui passait tous ses caprices…

Un jour, la reine déclara : « Mon amour, mon bébé rose en sucre, il faut que vous songiez à prendre épouse, et à nous donner des petits-fils valeureux, beaux et tendres comme vous, vous êtes notre unique héritier, et le royaume a besoin de votre descendance… ».Le prince réfléchit, et se dit qu’une belle femme mettrait en valeur sa grâce et sa tenue royale. Il répondit donc à ses parents qu’il allait étudier la question avec bienveillance et qu’il les priait de lui faire quelques propositions…


2


2

« Très bien », dit le roi, « organisons un bal, et nous verrons toutes ces demoiselles de plus près, il y en a bien une qui vous conviendra… ».

Le roi envoya alors des messagers dans tout le royaume et les royaumes voisins porter la bonne nouvelle : le prince cherche une belle à installer dans sa citadelle…

Les messagers revinrent avec foule de portraits, des grands, des petits, des coquins, des tristounets, des joyeux, toutes les nobles demoiselles des royaumes alentour défilèrent en peinture…

« Ah, celle-ci est bien trop moche, disait le prince, celle-là a le nez trop court, oh… Elle ressemble à une baleine… Mon dieu, et que sont ces petits boutons sur le front… Quoi, une rousse, cela ne va pas avec mon teint, et comment voulez-vous que je danse

avec une femme qui a des pieds si laids… ».Tant est si bien qu’à la fin, de portraits, il n’en resta point…


4


Le jour du bal arriva et avec lui des princesses parées de soie, des duchesses aux cols d’hermines, des marquises en rang de perles, des baronnes en dessous de satin.

Tout le monde s’amusa, dansa, bu plus que de raison, mais le Prince fit sa tête des matins pluvieux, et déclara qu’aucune de ces péronnelles ne convenait à sa grandeur…

« Bien, dit le roi, la beauté n’a pas de rang, organisons donc un bal avec les jeunes filles vertueuses alentour… »

Et l’on vit défiler des boulangères, des crémières, des saucières, des bergères sans leur moutons, des coquettes et leurs chaperons, des servantes, des serveuses, des serviables. On valsa, on mangea, on s’enivra, mais rien n’y fit, le Prince fit sa moue des après-midis neigeux…« Bon, dit le roi qui commençait à perdre patience, et bien peut-être qu’une dame légèrement plus mûre conviendrait mieux à mon fils et lui mettrait un peu de plomb dans la cervelle… ».

Et le troisième bal vit défiler des veuves, des dames de compagnie, des femmes de poignes, des femmes de peu, des femmes de tout et de rien, bref toutes les femmes restantes du royaume, à part celles bien sûr, déjà nanties d’un mari…On swingua, on gloussa, on trinqua, mais rien n’y fit, et le prince prit sa mine des soirs d’orage…

4


6


Une petite vieille se détacha alors de la foule et clama : « Mon Prince, j’ai ici le portrait d’un jeune fille qui pourrait convenir à votre humeur royale et à vos habitudes

raffinée … ».

« Nom de Moi, s’écria le Prince en le regardant, c’est Elle, mon soleil, mon rêve, mon ange… Quelle beauté étincelante, quelle grâce princière, quel… ». Et le prince éternua une fois… puis deux… puis trois… « Quel est ce sortilège, l’amour me ferait-il éternueéééééchhhh, et où donc puis-je trouver cette merveille qui a échappé à mes rechercccchhhh… ».« C’est que voyez-vous, Altesse, je suis très pauvre, mes dents me font souffrir, il faudrait que je consulte l’arracheur, et… ».« Cela suffit, aboya le prince, que l’on couvre cette femme d’or et de pierreries, et qu’elle me donne l’adresse de cette princesse mystérieusssshhhhoum… ».« C’est que vous me semblez être allergique au poivre, et… ».

Le trésorier royal apporta à ce moment un énorme sac d’or à la vieille, qui s’en empara avec une rapidité stupéfiante pour son âge et s’enfuit à toutes jambes en criant au Prince « et sachez qu’elle est née Princesse de Poivre, et qu’elle rend amoureux tous ceux qui la fréquentent, dépêchez-vous, Prince, vous n’êtes pas le seul sur la liste ! ».

6


8


La Princesse de Poivre ? Le prince tout rougeaud d’avoir tant éternué, se tut, laissant juste un filet qui n’avait rien de princier couler de son fort long nez.

« Qu’on m’apporte les cartes des royaumes alentour, des pays exotiques, des mers lointaines, et qu’on me trouve le royaume de Poivre » cria le Prince.

Le géographe royal arriva donc, disparaissant sous une pile de cartes soigneusement roulées. On appela en renfort les majordomes, les servantes et les souillons, les cuisiniers et les mitrons, et enfin, au petit matin, alors que le Prince ronflait sur son trône, un palefrenier s’écria « Je l’ai, il est là le royaume de Poivre ». « Vite ma monture, ma selle, des vivres et du vin pour un mois, je ne peux plus attendre ! Je pars retrouver ma Belle… ».« Prenez bien soin de vous », s’écria la Reine.

Et le Prince partit, muni de sa précieuse carte, qui situait le royaume de Poivre aux confins des confins de tous les royaumes, sur une petite île, là où la terre est chaude, la mer aussi bleue que le ciel, et où l’air porte des effluves épicés.

8


10


Il chevaucha des jours et des nuits, jusqu’à ce que son cheval s’écroule d’épuisement devant une petite auberge blanche dans une campagne toute verte.

« Fort bien , se dit le Prince, mon estomac crie disette, et n’attend plus que la fourchette ! » Tout fier de sa rime royale, le Prince entra le torse bombé et la couronne en avant dans la salle principale de l’auberge où des dizaines d’yeux curieux se tournèrent vers lui…« Ben quoi, paysans, vous n’avez jamais vu de profil princier ? ».« Noir de saleté et puant comme ça, non ! » répondit une voix.Le Prince vert de rage, alla s’asseoir, sous les rires, à une petite table jaune en retrait…

L’aubergiste vint vers lui. « Allons, ne faites pas grise mine, c’est juste qu’ils n’aiment pas les blanc-becs, tiens, prenez donc un p’tit coup d’rouge, vous m’avez l’air de broyer du noir. ».« et où suis-je donc ? ».« Et, Ventrebleu, au Pays des couleurs, là où la vie est rose mais où on n’aime pas les chèques en blancs… ».« Le pays des couleurs… Ça me rapproche du but, mais je suis encore loin… ».Il était d’une humeur noire… Harassé, on le raillait sans égard pour son sang bleu, il commençait à se faire des cheveux blancs. Il engloutit néanmoins le plat du jour, steack bleu et pâtes au pesto rouge, et félicita l’aubergiste qui était un vrai cordon-bleu. Il lui donna quelques billets verts, et s’en repartit, frais comme une rose. Il s’étendit dehors à côté de son cheval marron, et s’endormit dans la prairie. Le Lendemain, à l’heure bleue, il repartit tranquillement, se disant que de se mettre au vert de temps en temps n’était pas désagréable…

Ce ne fut que deux semaines plus tard, un peu plus gras, qu’il arriva au bout du pays des couleurs, s’arrêtant dans chaque auberge, dormant dans chaque pré, rêvant de vie en rose dans les bras de sa princesse épichhhhhoum…

10


12


Il prit donc la mer au cœur du printemps, sur un grand voilier…

« Quelle mer allons nous traverser ? » demanda-t-il au capitaine, alors que le mal au cœur le prenait.« Sur la mer des Amours, pardi, on ne vous apprend pas la géographie dans votre royaume ? ».« Si, mais je n’avais guère le cœur à apprendre avant qu’on ne me le transperce ! » répondit le Prince.« Celle-là, je l’apprendrais par cœur ! » s’exclama le capitaine. « Comme quoi les têtes couronnées parlent parfois à cœur ouvert, c’est rare, je vais le noter dans mon livre de bord… ».Et le capitaine partit le cœur joyeux…

Petit à petit, au fil de l’eau, le Prince se mit à aider les matelots à hisser les voiles et à laver le pont, et plus les jours passaient, plus il mettait de cœur à l’ouvrage, plus les autres lui souriaient, plus il se sentait le cœur léger…

Le bateau accosta au cœur de l’été, l’air portait des effluves épicés… Le Prince sauta à terre et sans attendre une minute s’en alla au Palais du Pays de Poivre, un magnifique château noir, blanc, rouge et vert, qui contrastait avec le bleu de la mer.

12


14


Il se présenta au garde, qui l’introduisit au Grand Chambellan, qui se frotta la barbiche poivre et sel avec circonspection…

« Un courrier officiel de votre père le Roi nous est déjà parvenu… Alors comme ça, vous voulez épouser notre princesse… hum hum hum, que cela est étrange… Et vous êtes sûr que vous allez lui plaire ? ».

Le Prince ne sut que répondre. Il ne s’était en fait jamais posé la question tellement la réponse lui semblait une évidence. Forcément, un type beau, fin, intelligent comme lui, riche et Prince par-dessus le marché ! Aucune femme ne pouvait lui résister… Quoique…Le long voyage qu’il venait de faire et ce qu’il en avait appris le firent douter… Et si la Princesse ne l’aimait pas ?…« Mais, heu, comment faire pour gagner son coeur, alors ? » demanda le Prince au Grand chambellan, qui en fait était tout petit.« Ah çà, votre Majesté, je ne veux pas y mettre mon grain de sel, il faudra voir avec le roi, et autant vous dire qu’il n’est pas, comment dire, très accommodant, la moutarde lui monte souvent au nez… En attendant, allez donc vous changer, votre tenue n’est pas pour ainsi dire très princière… mettez-y un peu de piment ! ».

14


On vint bientôt le chercher pour l’introduire dans la salle du banquet, où tous les convives le dévisagèrent. Lorsqu’il aperçut la Princesse au

côté de son imposant père, il se sentit transformé en statue de sel… Elle était fine, sentait la vanille poivrée, et bien qu’il ne vit point son visage caché sous un voile de dentelle, il émanait d’elle une grâce telle que le Prince n’en put détacher son regard.« Hé bien, voici un jeune homme qui m’a l’air bouche bée, ça me plaît ça, venez donc à notre table goûter quelques spécialités locales » rugit le roi.

Et avant que le prince n’ai eu le temps de dire ouf , il se retrouva entre la princesse, le Roi et une assiette qui ne désemplissait pas… Faisan tartiné à la moutarde, cuisses de grenouilles impériales au curry, farci aux quatre poivres, sanglier mariné à l’huile

16


16

de lavande, enroulé de lièvre aux 4 épices, sushis de coquilles St Jacques aux piment, gratin de cucurbitacées au cumin et perlimpinpin, loukoums à la rose, le tout arrosé de breuvages aux couleurs et goûts merveilleux… Le Prince éternuait toujours, mais de moins en moins, son teint pâle rosissait de minute en minute si bien qu’à la fin du repas, il prit la main de la princesse et ne la lâcha plus…

Le roi de Poivre, lui, parlait autant qu’il mangeait, rotant parfois entre deux bouchées et éclatant alors d’un rire un peu gras ma foi…


18


Lorsque le thé aux mille parfums fut servi, alors que le Prince ne pouvait plus avaler une bouchée, le roi dit à toute la Cour que l’affaire était conclue, que sa fille

pouvait, si elle le voulait, se marier avec ce prince-là, que ma foi, il n’était pas pire qu’un autre…Sa fille hocha alors du voile, et dit d’une voix veloutée :« D’accord, Père, le prince m’a l’air d’éternuer bien souvent mais nul doute qu’il s’habituera au poivre, j’en fais mon affaire. Je réserve cependant ma réponse pour le jour des noces, disons qu’il est en période d’essai ». Le Prince rosit encore un peu, et l’on rit et l’on dansa fort tard ce soir-là. Le roi lui expliqua que la tradition voulait que la fiancée garde son voile jusqu’au jour de son mariage, et l’on fixa la date pour la semaine suivante, le temps d’organiser les festivités et de faire connaissance.Le Prince passa donc toute la semaine à se promener avec la princesse dans les jardins d’épices merveilleux du château…

Le jour des noces arriva, et la princesse prononça finalement Oui de sa voix chaude…Le prince, le cœur battant, souleva le voile pour l’embrasser, et là, resta muet de stupeur… Devant lui se tenait non pas la princesse du portrait, mais une jeune fille potelée, au nez trop large et aux oreilles disgracieuses.« Mais… Vous n’êtes pas très ressemblante au portrait que j’avais de vous… ». balbutia le prince en sortant le petit portrait qui ne le quittait plus.« Forcément, vous tenez là le portrait de ma sœur, mais elle est mariée depuis belle lurette, et a déjà 11 enfants… vous êtes déçu, c’est cela », et une larme coula sur sa joue ronde…

18


Le prince la regarda et trouva que ses yeux avaient la teinte de la prairie du pays des couleurs, de la mer des amours au soleil couchant, de l’anis étoilé du pays de poivre, et se dit que de sa vie, il n’aurait voulu plonger dans d’autres yeux, même s’il devait éternuer

jusqu’à la fin des temps…

Alors, ils ne se quittèrent plus jamais et eurent plein de petits princes aux oreilles trop larges et de petites princesses au nez trop long…


Laurence et Stéphan Bétemps _ Mai 2006


La princesse de poivre

Documents

Transcript of La princesse de poivre