La Première Guerre Mondiale Et Ses Conséquences Sur Le Monde Arabe

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World War I and its Effects on the Arab World

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    La Premire Guerre mondiale et ses consquences sur le Moyen-orientPar Georges Corm

    Georges Corm est professeur lInstitut des sciences politiques de luniversit Saint-Joseph Beyrouth. Il a t ministre des Finances du Liban (1998-2000) et a notamment publi Le Proche-Orient clat (Paris, Gallimard, 2012, 7e dition).

    La Premire Guerre mondiale a eu des consquences tragiques pour le Moyen-Orient. Elle a conduit au dpcement de lEmpire ottoman et une balkanisation de la rgion. La France et la Grande-Bretagne ont sem les graines de conflits futurs en faisant des promesses contradictoires aux dif-frentes communauts. Linstabilit que lon observe aujourdhui au Moyen-Orient puise ses racines dans les dcoupages qui ont fait suite la Grande Guerre. Une nouvelle conflagration rgionale est craindre.

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    La commmoration du centenaire du dbut de la Premire Guerre mon-diale est loccasion de revenir sur les consquences de ce conflit majeur qui a ouvert le xxe sicle et entran des bouleversements considrables. Ce retour est dautant plus ncessaire que nous pourrions bien tre la veille dune nouvelle conflagration dont lpicentre serait le Moyen-Orient. Les tensions dont beaucoup trouvent leur origine, directement ou indirecte-ment, dans la Premire Guerre mondiale y sont en effet intenses.

    Sil est courant de considrer que ce conflit a plant en Europe mme les germes de la Seconde Guerre mondiale, il est plus rare den voquer les consquences dramatiques sur le Moyen-Orient depuis leffondrement de lEmpire ottoman quil a directement entran. On sait, en effet, que les lourdes conditions imposes par les vainqueurs franais et anglais sur lAllemagne ne sont pas trangres la monte du nazisme en Europe. quoi il faut ajouter que cette guerre a prcipit la Russie dans la guerre civile, avec la victoire du parti bolchevique et, en consquence, le dvelop-pement rapide de nombreux partis communistes en Europe, au Moyen-Orient, ainsi quen Extrme-Orient. Cest ainsi qua t cr le contexte historique propice la dflagration de la Seconde Guerre mondiale.

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    Celle-ci sest prolonge dans la guerre froide et les innombrables conflits que cette dernire a attiss dans les pays du tiers-monde. Leffondrement de lURSS en 1989-1990 na gure mis fin aux tourments du Moyen-Orient, et plus particulirement des pays arabes.

    Le Moyen-Orient a en effet continu dtre dchir par des violences et affrontements militaires majeurs dont les sources se trouvent dans les squelles de la Premire Guerre mondiale, amplifies par le conflit de 1939-1945 et la guerre froide. Certes, lhistoire ne se rpte jamais, mais derrire les continuits et les ruptures quelle offre lobservateur superficiel, il est des contextes qui restent favorables au maintien de situations conflictuelles. Dans le cas du Moyen-Orient et, plus spcialement, du monde arabe, les consquences de la Premire Guerre mondiale et ses suites immdiates refont surface aujourdhui loccasion des rvoltes arabes qui secouent la rgion. Nombre danalystes se demandent si les arrangements issus de la Premire Guerre mondiale au sujet de lOrient arabe ne vont pas tre remis en cause. La trs forte implication des puissances europennes dans les rvoltes arabes depuis 2011, en particulier en Libye et en Syrie, ainsi que celle des tats-Unis, de la Russie et de la Chine, mais aussi de lIran, voquent un nouveau Yalta concernant lensemble du Moyen-Orient.

    Le dramatique dpcement de lEmpire ottoman et ses consquences

    Une abondante littrature existe sur ce que lon avait coutume de nommer la fin du xixe et au dbut du xxe sicle la question dOrient . Le grand historien britannique Arnold Toynbee lavait qualifie de question dOc-cident , voulant montrer par l quelle rsultait des rivalits entre puis-sances europennes pour acqurir des situations dinfluence lest de la Mditerrane, porte de la Msopotamie et de la route des Indes1. Ces riva-lits entre puissances taient aigus. LEmpire ottoman tait alors dsign comme l homme malade de lEurope. Seules les ambitions contradic-toires des puissances europennes prolongeaient lagonie de lEmpire, dont les territoires balkaniques avaient t dj largement grignots, cependant que la France stait installe sur le mode colonial en Algrie, en Tunisie et au Maroc, lItalie en Libye et lAngleterre en gypte. LEmpire ottoman, alli au Deutsches Reich, tait condamn disparatre en cas de dfaite allemande dans une guerre majeure entre puissances europennes. Dans cette hypothse, son dpcement au profit des vainqueurs devenait invi-table, compte tenu dambitions coloniales redoubles, au moment mme

    1. Voir A. Toynbee, The Western Question in Greece and Turkey. A Study in the Contact of Civilization, Londres, Constable, 1922.

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    o laspiration des peuples coloniss lindpendance devenait dautant plus forte que le principe de lautodtermination des peuples tait affirm par les tats-Unis lissue de la guerre.

    Avant la guerre de 1914-1918, les lites arabes se trouvaient dj divi-ses. Un premier groupe de personnalits, nombreuses, souhaitaient que les provinces arabes de lEmpire ottoman restent dans le giron de ce dernier ; elles avaient uvr pour sa rforme et pour linstitution dune dcentralisation dmocratique, donnant aux Arabes lusage officiel de leur langue et la gestion de leurs propres affaires dans le cadre dune autono-mie sous la suzerainet du sultan2. Pour ces personnalits arabes, le rta-blissement en 1908 de la Constitution ottomane de 1876, suivie dlections dune Assemble parlementaire incluant des reprsentants de toutes les provinces de lEmpire, tait une raison desprer3. Toutefois, la suspension de la Constitution devait beaucoup affaiblir cette position. Au cours de la guerre, la forte rpression par les gouverneurs ottomans des person-nalits ayant des contacts avec la France et lAngleterre des pendaisons publiques eurent lieu Damas et Beyrouth acheva daffaiblir le parti ottoman chez les Arabes.

    Un second camp de llite critiquait fortement la gestion ottomane de lEmpire et souhaitait que le califat revnt aux Arabes, fondateurs de la religion musulmane et propagateurs de son extension. leurs yeux, les Turcs navaient pas su prserver la grandeur de lislam et de sa civilisa-tion et ntaient donc plus dignes de conserver le califat. Enfin, dautres personnalits souhaitaient la constitution dune entit tatique moderne regroupant lensemble des socits arabes, notamment au Levant. Les rpublicains se tournaient vers la France, les royalistes vers lAngleterre. Cest donc en ordre dispers que les lites arabes se trouvrent prises dans le tourbillon de la Premire Guerre mondiale. Cela facilita la lourde main-mise des deux principales puissances coloniales europennes (la France et lAngleterre) sur les provinces arabes de lEmpire ottoman aprs la guerre.

    Les promesses inconciliables des Allis

    Afin de sassurer de la victoire, la Grande-Bretagne fit les promesses les plus contradictoires au sujet du sort des provinces arabes de lempire Ottoman. Elle plantait ainsi, de concert avec la France, les graines des problmes qui continuent aujourdhui de secouer le monde arabe. Ces deux puissances ont fait preuve daveuglement pour rgler le sort de lAllemagne vaincue.

    2. Il sagit du Parti de la dcentralisation ottomane, qui fut trs actif au Liban, en Syrie et en Msopotamie.3. Voir L. Dakhli, Une Gnration dintellectuels arabes. Syrie et Liban (1908-1940), Paris, Khartala, 2009.

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    Elles nont pas t plus heureuses dans leurs choix lis aux effondrements des empires austro-hongrois et ottoman.

    En 1915, dans un change de correspondance entre le Foreign Office et le chrif Hussein chef de la famille des Hachmites, gardienne des lieux saints musulmans du Hedjaz , les Britanniques promettent la constitu-tion dun royaume arabe unifi, sous la conduite de cette famille, pour prix du ralliement des Arabes la cause des Allis. Une brigade arme arabe viendrait pauler larme britannique, ds quelle pourrait parvenir en Msopotamie et en Syrie4.

    Lanne daprs, en 1916, lors de ngociations menes entre la France et lAngleterre, les deux puissances conviennent de partager entre elles ce qui reste des provinces arabes de lEmpire non encore occupes par lune ou lautre, savoir la Msopotamie, la Syrie et la Palestine5.

    Un an plus tard, en 1917, face une guerre qui sternise et devient de plus en plus meurtrire, pour affaiblir conomiquement lAllemagne et ses allis, la Grande-Bretagne croit pertinent de se gagner la sympathie des milieux daffaires juifs en Allemagne et chez ses allis. Alors que le mou-vement sioniste n en 1897 et prconisant un transfert hors dEurope des Europens de confession juive comme remde lantismitisme navait jusquici suscit quune attention restreinte, le ministre des Affaires tran-gres britannique Lord Balfour adresse une lettre Lord Rothschild, notable de la communaut juive britannique, dclarant unilatralement lintention de la Grande-Bretagne duvrer la constitution dun foyer national pour les juifs en Palestine. Cette simple lettre, sans valeur juridique, a par la suite t pompeusement qualifie de Dclaration Balfour , pour lui donner plus de poids et quelle soit ainsi considre comme source de lgitimit future justifiant duvrer la cration dun tat. La notion de foyer national na toutefois jamais eu dexistence en droit international, et la Grande-Bretagne ne pouvait disposer dun territoire qui ntait pas sous sa souverainet.

    Linconsquence dramatique des Allis ne sest pas arrte l. La vic-toire venue, et leurs troupes occupant la majeure partie du plateau ana-tolien et la Cilicie, le dsir de rduire lEmpire une peau de chagrin,

    4. Il sagit de la clbre correspondance change en 1915 entre Henry Mac-Mahon, haut commissaire britannique au Caire, et le chrif Hussein. Voir ce sujet J. Thobie, Ali et les 40 voleurs. Imprialisme et Moyen-Orient de 1914 nos jours, Paris, ditions Messidor, 1985.5. Il sagit des accords passs en 1916 entre Mark Sykes, fonctionnaire britannique, et Georges Picot, fonctionnaire franais, divisant le Levant arabe en tats sous domination anglaise (Irak et Palestine) et sous domination franaise (Syrie et Liban).

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    petit territoire dun tat croupion autour dIs-tanbul, sest incarn dans le trait de Svres (1920). Ce dernier prvoit en effet la cration dun vaste tat armnien et dun tat kurde en Anatolie, dune enclave grecque avec en son centre la ville de Smyrne et dune enclave italienne sur le pourtour mditerranen de lAnatolie6. Par ailleurs, les Assyro-Chaldens population chrtienne descendant des grands empires assyrien et babylonien, value avant la guerre de 1914-1918 750 000 personnes vivant dans les massifs montagneux de lEst de lAnatolie, entremles aux Armniens et aux Kurdes, et qui avaient combattu avec les troupes allies espraient se voir attribuer une zone dautonomie7.

    Les plans des Allis pour un dpcement important de lAnatolie elle-mme ont cependant t contraris par laction de Mustapha Kemal, un officier jeune-turc. Regroupant les restes de larme impriale en droute, il russit chasser toutes les armes allies qui tentaient de morceler le territoire anatolien, rduisant en cendres les projets europens de cration dun tat armnien et dun tat kurde ainsi que denclaves grecque et ita-lienne. Cest grce la lgitimit que lui apportent ces victoires militaires que Mustapha Kemal parvient acclrer le rythme de leuropanisa-tion-modernisation de la nouvelle socit turque. Dsormais, la nouvelle Turquie, dans de nouvelles frontires stabilises, dbarrasse de toute influence politique europenne directe, peut construire librement son espace national8.

    Toutefois, on ne peut passer sous silence les souffrances que lmer-gence de ltat turc postottoman a infliges aux Kurdes et aux Armniens9. La rgion a connu une priode dactions violentes de la part de lArme secrte armnienne de libration de lArmnie (ASALA) et de diffrents mouvements kurdes en Irak, Turquie, Iran. Si la question armnienne sest calme avec lindpendance acquise par la Rpublique dArmnie (ex-sovitique), il nen est pas de mme avec la question kurde, plus que jamais brlante, dautant quun embryon dtat kurde a t cr dans le sillage de linvasion amricaine de lIrak en 2003. Quant aux Assyro-Chaldens, ils

    6. Sur cet pisode, on pourra se reporter G. Corm, LEurope et lOrient. De la balkanisation la libanisa-tion, histoire dune modernit inaccomplie, Paris, La Dcouverte, 2e dition, 2002.7. Voir J. Yacoub, La question assyro-chaldenne, les puissances europennes et la Socit des Nations , Guerres mondiales et conflits contemporains, n 155, juillet 1988, p. 103-120.8. Voir . Copeaux, Espace et Temps de la nation turque. Analyse dune historiographie nationaliste, 1931-1993, Paris, CNRS ditions, 1997.9. Voir Armnie Diaspora Mmoire et modernit , Les Temps Modernes, n 504-505-506, juillet-septembre 1988.

    Linconsquence dramatique des Allis

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    ont subi par deux fois massacres et dplacements forcs, en Anatolie puis en Irak, sans bnficier de la protection espre de la part des Allis10.

    Si les tats armnien et kurde nont pas t crs lissue de la Premire Guerre mondiale, deux autres tats base communautaire religieuse, vri-tables jokers de cette succession de lEmpire ottoman, font leur appari-tion en 1932 (Arabie Saoudite) et 1948 (Isral), aggravant la balkanisation de cette rgion organise par les Allis.

    Ex-provinces arabes de lEmpire : une balkanisation gographique et politique

    linverse de lvolution unificatrice conduite par Atatrk en Anatolie, dans les ex-provinces arabes de lEmpire ottoman intervient une dange-reuse balkanisation gographique et politique sous laction de la France et de lAngleterre. En dpit du fait que les populations arabes souhaitaient tre runies dans un mme tat, du moins pour ce qui concerne le Levant, les deux puissances europennes fragmentent en entits tatiques dis-tinctes et plus ou moins viables les anciennes provinces arabes de lEmpire ottoman disparu.

    Cest ainsi que certains tats tombent sous la coupe directe de la France, les autres sous celle de lAngleterre. Le Liban est dtach de la Syrie et la Palestine voue devenir un tat juif conformment la Dclaration Balfour. Cette dernire est intgre au texte du mandat accord par la Socit des Nations (SDN) lAngleterre, en dpit du refus de la population locale qui reprsente alors 90 % de la population totale du territoire palestinien.

    Dans les provinces dont hritent la France et lAngleterre, nulle force militaire arabe nest en mesure de faire face la volont de ces deux puis-sances. Le petit contingent militaire arabe form au Hedjaz par larme britannique sous le commandement du colonel Lawrence rendu clbre par le rcit romanc de son aventure arabe dans Les Sept Piliers de la sagesse11 na jamais reprsent plus quune force dappoint pour larme britannique12. Ce contingent est dailleurs cras par larme franaise en

    10. J. Yacoub, op.cit.11. Il sagit de Thomas Edward Lawrence, n en 1888 et dcd en 1933. Outre la rputation que lui valut le succs de son rcit autobiographique centr sur son aventure dans les dserts dArabie, le personnage de Lawrence a fait lobjet dun film de David Lean en 1962, Lawrence dArabie, qui a connu un grand succs et reu plusieurs prix.12. Voir B. Thomas, Les Arabes, Paris, Payot, 1946, chapitre XI, La guerre mondiale , p. 215, note 1, suivant lequel ce contingent arabe a pu atteindre 10 000 hommes au maximum lors de la mobilisation des tribus de la pninsule Arabique, mais est rest en moyenne plus proche de 2 000 hommes prsents en permanence.

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    juillet 1921 avec une facilit dconcertante, la bataille de Maysaloun la frontire entre le Liban et la Syrie, lorsquil tente dempcher cette der-nire darriver Damas o Faysal, fils an du chrif de La Mecque, a t confirm roi de Syrie et acclam par la foule.

    Cela ne peut que susciter la colre de larme franaise du Levant, regroupe au Liban : ladministration de la Syrie devait lui revenir en vertu des accords Sykes-Picot et le soutien des Anglais lquipe de Faysal constituait une infraction flagrante ces accords. Faysal, quant lui, se rclamait des promesses faites par les Britanniques son pre quant la constitution dun grand royaume arabe unifi. Les Britanniques, tout en soutenant la monte en puissance de la famille des Saoud au Hedjaz, nabandonnent toutefois pas compltement la famille hachmite. Cette dernire leur reste utile pour son influence dans la rgion : elle polarise lpoque les aspirations lunit arabe des diffrentes lites des provinces arabes de lEmpire ottoman disparu.

    La Syrie, qui se rvle rebelle loccupation des troupes franaises, est dcoupe pendant une priode par la France en diffrentes entits go-graphiques et communautaires (zone alaouite, druze, sunnite, sandjak dAlexandrette)13. Le Mont-Liban, aprs avoir subi de nombreuses trans-formations communautaires sous le coup des rivalits franco-britanniques du xixe sicle, devient un tat aux frontires largies censes le rendre plus viable14. La Transjordanie est cre par la Grande-Bretagne pour accom-moder la famille des Hachmites, gardienne de La Mecque, chasse du Hedjaz par la famille des Saoud, elle aussi allie aux Britanniques. En Irak, vritable mosaque ethnique (Arabes, Kurdes, Assyriens et Turcomans) et religieuse (sunnites, chiites, juifs, sabens, yzidis, chrtiens), lAngleterre installe un autre membre de la famille des Hachmites.

    Dans la pninsule Arabique, les Britanniques ont tout intrt porter atteinte au prestige de la famille des Hachmites, chantre des revendi-cations nationalistes arabes. Cest pourquoi ils facilitent lmergence au Hedjaz, dans les annes 1920, dun royaume patrimonial. La famille des

    13. Voir R. OZoux, Les tats du Levant sous mandat franais, Paris, Librairie Larose, 1931. Une descrip-tion sans complaisance des errements de la puissance mandataire en Syrie et au Liban nous est donne par V. de Saint-Point, La Vrit sur la Syrie par un tmoin, Paris, Cahiers de France, 1929. Cet ouvrage va contre-courant de toute une littrature hagiographique vantant laction de la France au Levant. Tout aussi critique de la gestion du mandat en Syrie, on verra A. Poulleau, Damas sous les bombes. Journal dune Franaise pendant la rvolte syrienne 1924-1926, Yvetot, Bretteville Frres, 1925.14. Voir G. Khoury, La France et lOrient arabe. Naissance du Liban moderne, 1914-1920, Paris, Armand Colin, 1993, ainsi que, du mme auteur, Une Tutelle coloniale. Le mandat franais en Syrie et au Liban, Paris, Belin, 2006, et S.H. Longrigg, Syria and Lebanon under French Mandate, Oxford, Oxford University Press, 1958, ainsi que G. Corm, Le Liban contemporain. Histoire et socit, Paris, La Dcouverte, 2012.

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    Saoud adopte le Coran comme Constitution et le wahhabisme le plus radi-cal15 comme seule idologie officielle thologico-politique.

    cette balkanisation gographique des territoires arabes sajoute une balkanisation des systmes politiques : lIrak et la Transjordanie deviennent des monarchies, accordes en lot de consolation des descendants de la famille des Hachmites (Faysal en Irak aprs lchec de ses projets en Syrie, Abdallah en Transjordanie), alors que le Liban et la Syrie deviennent des rpubliques. En outre, une partie des lites arabes est forme la moder-nit la franaise, une autre la britannique.

    Ces nouvelles acquisitions territoriales franaises et britanniques mettent lensemble du monde arabe sous le joug de ces deux puissances, lgypte tant sous occupation britannique depuis 1882 et lensemble de lAfrique du Nord sous le joug franais depuis le xixe sicle, lexception de la Libye, occupe par lItalie en 1911. Plutt que de mettre en applica-tion les principes dautodtermination des peuples prconiss par le prsi-

    dent Wilson, France et Grande-Bretagne achvent de coloniser lensemble du monde arabe, contre le vu des populations concernes. En gypte, lAn-gleterre doit faire face une forte contestation natio-

    naliste, sous la conduite de Saad Zaghloul qui rclame lindpendance et prend la tte dune dlgation la Confrence de Versailles en 191816. Cela acclre le dveloppement dune conscience nationale arabe dsireuse de se dbarrasser du colonialisme europen et de sunir dans une seule entit.

    Les indpendances des diffrents pays arabes ne sont acquises quaprs la Seconde Guerre mondiale. Elles interviennent dans les frontires contes-tables arrtes lissue du premier conflit mondial en vertu des accords Sykes-Picot. En Palestine, une partie importante de la population arabe fuit les massacres perptrs par la Haganah (embryon de la future arme isra-lienne). Les rsolutions des Nations unies sur le partage de la Palestine ne sont gure respectes. Isral, par la guerre de 1948, occupe largement plus

    15. Le wahhabisme est la forme puritaine extrme de lislam sunnite propag par Mohammed Ibn Abdel Wahhab (1703-1792) qui vcut dans le Najd et sallia Muhammed Ibn Saoud en 1747 pour propager cette doctrine par lpe. Le sultan ottoman envoya une expdition militaire gyptienne en 1810 pour venir bout du mouvement dont larme tait arrive jusquen Irak. Le wahhabisme fut longtemps consi-dr comme une hrsie en islam du fait de son extrmisme, jusqu la constitution du royaume saoudien dans les annes 1920, sous protection anglaise. Par la suite, la fortune ptrolire du royaume permit lextension de linfluence de la doctrine wahhabite sur toutes les communauts musulmanes sunnites de par le monde. De mme, le systme saoudien de gestion patrimoniale de ltat et de ses ressources ne manqua pas dinfluencer, par divers canaux, les autres socits arabes, au fur et mesure que le royaume largit son influence dans le monde arabe et musulman.16. De l la naissance du parti Wafd (ce qui signifie dlgation ) quil fonde en 1919 et qui devient rapidement le parti politique le plus important dgypte (il existe encore aujourdhui).

    Les jougs franais et britannique

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    de territoire que ce que le plan des Nations unies avait prvu, et le droit au retour des rfugis nest pas reconnu par le nouvel tat. Le conflit entre lIrak et le Kowet (1991) plonge aussi ses racines dans ces dcoupages coloniaux. Il en est de mme du conflit du Sahara occidental (ex-colonie espagnole), qui clate en 1974 entre lAlgrie et le Maroc, mais aussi, la mme poque, du conflit de Chypre qui aboutit la division de lle entre une partie devenue exclusivement turque et une partie grecque.

    La cration du vide de puissance dans le monde arabe

    La balkanisation du monde arabe ne des modalits de liquidation de lEmpire ottoman est largement responsable de linstabilit de la plupart des tats arabes, mins par une crise de lgitimit qui prend des formes diverses selon les pays17. Une fois lindpendance acquise, ces derniers, trs faibles, prouvent le besoin de se trouver un protecteur extrieur. Les dirigeants amricains estiment quils doivent combler le vide de puis-sance observable au Moyen-Orient, sous peine de voir lUnion sovitique gagner en influence dans cette rgion riche en ressources nergtiques.

    Ainsi cette balkanisation facilite-t-elle ds les annes 1950 la naissance dun clivage profond entre les rgimes politiques arabes allis des tats-Unis (essentiellement les rgimes monarchiques) dun ct et, de lautre, les rgimes arabes pratiquant un anti-imprialisme flamboyant (gypte, Irak, Syrie, Algrie, Ymen du Sud, Libye)18. LURSS arme et finance alors les mouvements de dcolonisation et les pays du Tiers-Monde qui refusent de saligner sur la politique amricaine. Ce clivage entrane de nombreux troubles en 1958 : la rvolution irakienne de juillet, lunion de lgypte et de la Syrie prludant une unit arabe plus large, la crise du Liban qui entrane un dbarquement de Marines Beyrouth, enfin la crise jorda-nienne, non moins grave que celle du Liban.

    Plus tard, par opposition au soutien du gouvernement amricain Isral, qui continue doccuper les territoires arabes envahis durant la guerre de juin 1967, les tats arabes anti-imprialistes se regroupent dans un front de rsistance et du refus de lordre amricano-isralien au Moyen-Orient. Usant dune rhtorique virulente contre Isral, ses membres sou-tiennent diffrents mouvements palestiniens arms, parfois opposs les uns aux autres. Face ce front, les tats conservateurs et pro-occiden-taux forment la Confrence des tats islamiques en 1969, linitiative de

    17. Voir M. Hudson, Arab Politics. The Search for Legitimacy, New Haven, CT, Yale University Press, 1977.18. Sur ce clivage interarabe, voir louvrage de M. Kerr, The Arab Cold War, Oxford, Oxford University Press, 1971, ainsi que M. Colombe, Orient arabe et non-engagement, 2 volumes, Paris, Publications orientalistes de France, 1973.

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    lArabie Saoudite, du Pakistan et du Maroc. Avec laugmentation des prix du ptrole en 1973, lArabie Saoudite devient une puissance financire et cre la Banque islamique de dveloppement. Dsormais, deux logiques sopposent : lune prne la solidarit islamique et lanticommunisme et dnonce lexpansionnisme de lURSS dans le tiers-monde ; lautre dnonce limprialisme amricain et prne la solidarit dfaut dunit arabe pour faire face aux dfis de loccupation isralienne de territoires arabes.

    Au cours des annes 1950-1960, lalliance entre les tats-Unis et les monarchies fait face la vague rvolutionnaire arabe initie par le prsident gyptien Gamal Abdel Nasser et soutenue par lURSS. Nasser russit alors dominer de sa forte personnalit la Ligue des tats arabes ; il est aussi un acteur important du Mouvement des non-aligns. Aprs sa disparition pr-mature en 1970, le champ est libre pour que les monarchies arabes, toutes pro-occidentales, acquirent un poids politique majeur sur la scne moyen-orientale, la faveur des moyens financiers considrables en provenance de la rente ptrolire de lArabie Saoudite et des diffrents mirats ptroliers.

    compter de cette priode, linstrumentalisation de lidentit islamique est promue dans tous les domaines pour faire reculer linfluence grandis-sante de lidologie socialiste et antiamricaine dans le monde arabe et musulman. On parle alors de rislamisation de ces socits19. Dans ce

    cadre, une internationale de combattants isla-miques est recrute et entrane en Arabie Saoudite et au Pakistan, avec lappui des tats-Unis, pour tre envoye se battre en Afghanistan

    afin de librer ce pays de loccupation sovitique. La nbuleuse Al-Qaida y pousse ses racines. Elle rclame le rtablissement du califat et exige la restau-ration dans toutes les socits musulmanes de murs islamiques sur le mode radical wahhabite.

    la suite des attentats du 11 septembre 2001, les tats-Unis envisagent le remodelage complet du grand Moyen-Orient (incluant le Pakistan et lAfghanistan). Lintervention en Afghanistan en 2001, lintervention en Irak en 2003, ainsi que lencerclement de la Syrie, sinscrivent dans cette logique de domination de la rgion, garantissant la scurit dIsral et visant abattre tout rgime politique hostile aux intrts des tats-Unis et de son alli isralien. Par opposition cette stratgie, les mouvances isla-mistes se sont multiplies et ont cherch combattre les gouvernements

    19. Voir G. Corm, Le Phnomne religieux au xxie sicle. Gopolitique et crise de la postmodernit, Paris, La Dcouverte, 2004, ainsi que Pour une lecture profane des conflits. Sur le retour du religieux dans les conflits contemporains du Moyen-Orient, Paris, La Dcouverte, 2012.

    Linstrumentalisation de lidentit islamique

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    impies de nombreux pays musulmans. Elles ont commis, ou com-mettent encore, de nombreux attentats meurtriers, en Arabie Saoudite et au Pakistan, mais aussi en Indonsie, Jordanie, gypte, Irak, Somalie, Algrie, Libye ou au Liban. Leur idologie continue dtre enseigne plus ou moins ouvertement dans les deux pays musulmans cls que sont lAra-bie Saoudite et le Pakistan, allis privilgis des tats-Unis.

    Paradoxalement, les gouvernements occidentaux dnoncent ce terro-risme, mais ne tentent pas den asscher les sources idologiques chez leurs allis musulmans .

    Le Moyen-Orient, nouvelle poudrire dun conflit mondial

    Si les Balkans et les problmes de lEurope centrale et orientale ont consti-tu la poudrire allumant le feu des deux guerres mondiales du xxe sicle, le Moyen-Orient est aujourdhui la poudrire du xxie sicle et pourrait conduire une nouvelle conflagration militaire gnralise. Les graines de violence et dinstabilit ont manifestement t plantes au cours de la Premire Guerre mondiale dans le monde arabe. La politique des puis-sances coloniales europennes a fait de cette rgion si riche en ressources nergtiques une rgion vide de puissance aprs leffondrement de lEmpire ottoman. Cela a gnr de linstabilit politique et des vne-ments violents rebondissements multiples, du fait de la Seconde Guerre mondiale et de son prolongement dans la guerre froide. Depuis la chute de lURSS, le vide de puissance et le manque de stabilit rgionale ont appel toujours plus dinterventions des tats-Unis et des anciennes puissances coloniales europennes dans les affaires du monde arabe.

    Nombre danalystes pensent que se prpare aujourdhui dans les cou-lisses, derrire les dclarations aux accents antagonistes, un nouveau Yalta amricano-russe portant sur le Moyen-Orient. Les plus enthousiastes pensent que ce Yalta pourrait mettre fin aux tensions insupportables qui dchirent la rgion, polarises aujourdhui autour de la crise syrienne, et y ramener la paix. Il sagit l sans doute dune vision trop optimiste de lave-nir : les enjeux de puissance et les passions quils entranent sont encore trop vifs pour que des concessions relles soient possibles de la part des principaux protagonistes, internationaux et rgionaux. Et mme si tel tait le cas, il nest pas dit que les peuples de la rgion et leurs diffrents sous-groupes ethniques ou religieux accepteraient de se voir imposer de lext-rieur un nouveau partage du Moyen-Orient.

    Linstrumentalisation des communauts ethniques et religieuses est une politique dangereuse, qui peut rserver bien des surprises. Il est

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    malheureux que les leons de lhistoire agite et complexe des relations entre puissances occidentales dune part, monde arabe, Turquie et Iran dautre part naient pas t tires jusquici. De ce fait, les involutions identi-taires de type fondamentaliste auxquelles nous assistons depuis plusieurs dcennies au Moyen-Orient pourraient dgnrer, et de plus en plus, en massacres et dplacements forcs de population, comme ce fut le cas au cours de la longue agonie et de leffondrement de lEmpire ottoman. Le nombre de rfugis que linvasion amricaine de lIrak puis la dstabili-sation de la Syrie ont engendrs augmente tous les jours, crant des pres-sions normes sur de petits pays fragiles comme le Liban ou la Jordanie.

    Le plus grave serait lchec des doubles ngociations sur le conflit syrien et le dossier nuclaire iranien. Un tel chec ouvrirait nouveau la porte une possible conflagration gnralise au Moyen-Orient. Or rien ne dit encore que ces deux processus pourront russir, compte tenu des concep-tions anti-iraniennes qui saffirment depuis le dbut des annes 1980 dans les pays europens et aux tats-Unis et des passions contre le rgime syrien depuis 2005, aussi bien de la part de ces pays que de leurs allis de la pninsule Arabique.

    Enfin, la question isralo-palestinienne reste elle aussi un abcs cristal-lisant les passions, tant europennes et amricaines quarabes, turques et iraniennes, mme si elle parat aujourdhui provisoirement clipse par les forts soubresauts de la conjoncture rgionale. En tout cas, un nouveau Moyen-Orient pacifi ne saurait merger de ces jeux de puissance qui per-durent depuis deux sicles, et dont lorigine se trouve largement dans les conqutes coloniales europennes du xixe sicle, puis dans le droulement et les consquences de la Premire Guerre mondiale.

    Mots clsPremire Guerre mondialeMoyen-OrientEmpire ottomanTrait de Svres (1920)