La pause du tueur - NumilogQuand Marie-Ange pousse la porte vitrée du bureau en ondulant vers moi...

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LA PAUSE DU TUEUR

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C H R I S T I A N O S T E R

LA PAUSE DU TUEUR

ENGRENAGE

ÉDITIONS F L E U V E N O I R 6, rue Garancière - PARIS V I

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La loi du Il mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'Article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon, sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

© 1984, « Édit ions Fleuve Noir », Paris.

Reproduct ion et t raduct ion, même partielles, inter- dites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris

l 'U .R.S .S . et les pays Scandinaves.

ISBN 2-265-02658-1

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CHAPITRE PREMIER

Quand Marie-Ange pousse la porte vitrée du bureau en ondulant vers moi avec son air d'arriver pour une séance de pose, je suis en train de regarder l'heure.

Je regarde l'heure comme ça depuis une bonne dizaine de minutes.

— C'est le dernier, commente Marie-Ange de sa voix chantante en me tendant un dossier qu'elle agite inutilement sous mon nez, d'une main manucurée un peu grasse.

— Merci. Posez ça là. Je la laisse s'éloigner vers la porte. J'observe un

instant sa croupe étroitement moulée dans sa jupe de coton où le soleil se tamise, révélant la solide découpe de ses cuisses. Puis je retourne à ma quartz pour constater que l'heure n'a guère changé : 16 h 23.

Ensuite, j'oublie définitivement Marie-Ange qui n'est pas mon type, et effectue plusieurs opérations aléatoires : je tire et pousse des tiroirs sans souci de leur contenu, m'offre un tour complet sur mon fauteuil à pivot, jette un regard las à la courbe ascendante du graphique des ventes, qui voisine sur

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le mur avec un poster cloqué par la chaleur, repré- sentant un type en chapeau mou planant dans un ciel bleu nuit.

Enfin, constatant que deux minutes viennent de s'écouler, je me lève, pousse la porte vitrée et traverse le pool dactylo qui mène aux ascenseurs, dans le cliquetis décroissant des claviers. Aucune des filles ne lève le nez sur mon passage.

Dans la cabine d'ascenseur, il y a une petite glace. Mes voisins s'y reflètent en me rappelant qu'il me manque une bonne demi-tête pour parfaire mon insertion sociale. Mon visage couvert de gouttelettes est bien au centre du miroir, environné pour partie de mentons rasés et luisants, pour partie de revers et de boutons de vestes, et il y a une fille, du service des terminaux, qui se trouve à ma hauteur. J'évite son regard. Elle perçoit mon attitude fuyante et aussitôt je la fixe et m'en détourne de nouveau.

A l'étage, je laisse sortir. J'emboîte le pas de mes ex-copassagers, en demeurant à distance. Je vois au loin la cafétéria où se tient le pot, avec déjà des groupes qui se penchent sur des tables basses, cueillant des canapés de charcuterie et portant des toasts avec des airs d'en savoir long sur le fonctionne- ment d'une entreprise.

Je m'avance dans la salle en évitant un groupe où je viens de repérer Vigier, le grand chef. Je crois qu'il ne m'a pas vu, mais quand ça m'arrange, j'imagine que les gens ne me voient pas à cause de ma petite taille, c'est le genre d'idées idiotes qui peut me venir. Je fends délicatement un demi-cercle de cheffaillons du service livraison qui, dans un étrange souci emblématique de leur fonction, ont conservé leur blouse de serge grise. Je réponds de la tête à leurs

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brefs saluts, puis m'esquive en direction des larges baies vitrées qui donnent sur le boulevard Montpar- nasse, muni de plusieurs minces couches de mousse de foie et d'un verre de bourgogne 79.

J'écoute la rumeur dans mon dos. Avec les baies qui scintillent au soleil, le snack prend des allures sous-marines, et je me laisse aller au flux et au reflux des voix d'où naissent des éclats articulés, des rires brefs aussitôt repris, des bribes de polémique com- merciale. Au moment où je lève mon verre, un de ces éclats se précise.

— Alors, Laurent, vous partez ? Je me retourne et Pouxe est nettement plus grand

que la moyenne. — Oui, dis-je stupidement en continuant de goû-

ter mon bourgogne. Et vous? — Ah non, moi j'ai pris août, fait Pouxe en se

fendant d'un petit rire superflu, et je lève la tête en le fixant.

— Vous vous marrez toujours, Pouxe. Vous avez tort de vous marrer comme ça. La vie n'est pas si gaie, vous savez. Regardez tous ces cons, dis-je en balayant l'espace du tranchant de la main, comment pouvez-vous rire en regardant tous ces cons, répon- dez, Pouxe ?

Il se racle la gorge, referme ses incisives sur une couche de beurre d'anchois et commence de mâchon- ner en mimant une absence.

— Vous partez où, Laurent ? — A la campagne. L'année dernière j'ai fait la

Crête et en revenant je me suis dit : « Merde, la campagne française, la verdure, quand même », vous voyez.

— Je vois, fait Pouxe, je vois. Excusez-moi.

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Il me lâche. Je n'arrive pas à détester des types comme Pouxe. Il doit avoir une femme ou deux dans sa vie mais il suffirait qu'elles le quittent et alors un type comme Pouxe serait fini. Je vois très bien d'ici sa mine tombante, avec les deux plis symétriques de chaque côté de la bouche, et la petite musique de l'abandon qui le suit partout en courbant sa grande silhouette maladroite.

Je regarde ma montre en pensant que je dois m'esquiver avant 17 h 30. Il est 16 h 50 et le snack bourdonne et grouille doucement. J'écrase un filet de sueur contre ma tempe, m'écarte de la baie où le soleil flamboie dans un effet de flou photographique et me tourne face à l'armée de collègues, cherchant des yeux Régent le comptable, ou Lermontier, ou Gâche de la documentation, ou n'importe qui de ce genre. Faire en sorte qu'on me voie et qu'on ne m'oublie pas. Ce n'est pas une question d'alibi, mais j'ai besoin de me rassurer. Au détour d'une table, une assiette d'œufs de lumps m'arrive sous le nez.

— Vous êtes gentille, Maryse, merci. Je pioche un triangle de Jacquet que j'entame

délicatement en esquissant un sourire. J'ai d'assez belles dents et ça ne m'arrive pas souvent, mais je peux sourire facilement quand l'occasion se présente, et généralement on me renvoie la politesse. Je suis conscient de ne pas exploiter suffisamment cette capacité.

— Pas trop surchargée, en ce moment ? Avec Maryse, je n'ai jamais pu dépasser le stade

du poncif, mais je ne sais pas si je devrais. De toute façon, elle est moche.

— Ne m'en parlez pas, dit-elle. Il paraît que la

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climatisation ne sera réparée que dans deux jours. On étouffe, là-haut.

— Réclamez un ventilateur supplémentaire, dis-je en observant fixement les cercles de transpiration qui marquent ses aisselles. Voyez Lambert, et habillez- vous plus légèrement. Sérieusement, Maryse, com- ment pouvez-vous supporter ce jersey?

Une pointe de rouge colore ses pommettes ; elle pose le plateau qu'elle me tendait, feint de contrain- dre un petit rire puis redevient naturelle, austère. Régent nous rejoint au même moment, hochant par deux fois la tête à notre adresse, le gros Régent avec ses costumes cintrés, ses nœuds de cravate trop gros et le regard fuyant et myope derrière ses grosses lunettes ovales.

— Toujours chic, Régent. Vous ne buvez pas? Je vide un fond de bouteille dans un verre que je

lui tends. Il avance la main, paume ouverte. — Merci, non. — Maryse, vous connaissez Jacques Régent. — Nous nous connaissons, oui, intervient le gros

homme. Nos services communiquent. — Je vous croyais à deux étages différents. — On nous a remontés, précise Maryse en bouf-

fant la fin de sa phrase comme si elle venait de proférer une grossièreté irréparable. M. Régent, tente-t-elle pour se rattraper, a son bureau qui donne sur notre pool.

Maryse guette dans le regard du gros homme un acquiescement qui ne vient pas. La rumeur des conversations s'élève à ce moment-là, comme pour crever la minuscule poche de silence qui vient de se former. Je souris au couple d'un air protecteur, puis feins la surprise.

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— Je vois Dorémieux seul dans son coin. Je vais l'accompagner un instant. A plus tard.

Je m'esquive vers le bar, forçant droit vers le susnommé.

— Dorémieux ?

Dorémieux est assez beau garçon malgré son nez. Ses narines sont excessivement grandes et c'est le genre de type qu'à cause de cela on ne peut pas fixer longtemps dans les yeux. Je lève la tête parce qu'il est également très grand. Son regard se pose sur moi sans insistance.

— Salut, Laurent. Ça va bien ? — Ça va. J'énonce une banalité sur la mauvaise coordination

des services. Je jette un coup d'œil à Maryse et Régent pour voir s'ils m'observent, constate qu'ils sont en grande conversation et m'éclipse vers la sortie du snack. Pouxe me retombe dessus.

— Passez de bonnes vacances, Laurent. — Merci, dis-je. C'est tout à fait mon intention.

Ce sera votre tour bientôt, Pouxe. On se croisera fin juillet.

— Ah non, fin juillet je prends deux jours, on ne se croisera pas.

— Alors en septembre. — Fin août, Laurent. — Fin août, c'est ça. Je lui serre la main avec empressement et le plante

là. J'enfile le hall et retourne aux ascenseurs. Je ne croise personne en chemin. Le même miroir

me renvoie le même reflet que précédemment, mais cette fois je suis seul et curieusement cela m'est plus pénible. La large tache blanche qui part du bas de ma mâchoire et menace d'investir tout ou partie de mon

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profil gauche, m'effraie d'une frayeur spéciale. Impression d'être bouffé lentement en surface. Les poils de barbe qui poussent blancs par là-dessus évoquent un vieillissement prématuré, comme si toute ma vie venait s'accélérer dans cette minuscule zone de ma peau. Vitiligo.

Je détourne les yeux, non par dégoût, mais volon- tairement, comme on donne un coup de gomme sur un trait de crayon malencontreux. J'émerge à l'étage, retraverse le pool où le gros des troupes pianote encore mollement sur ses claviers, et rejoins mon bureau.

Je fais jouer une petite clé plate dans un tiroir au bas de l'armoire, d'où je retire le mini K7 que je glisse dans mon sac d'épaule préalablement vide, suspendu au dossier du fauteuil. J'y introduis égale- ment une pochette en plastique opaque qui ferme par pression ainsi qu'une lourde housse de cuir, pourvues de leur contenu, puis verrouille le tiroir.

J'ai effectué l'opération à l'abri du bureau et personne n'a pu me voir. Au-delà de la porte vitrée, les filles continuent de ralentir le rythme. Je passe le sac à l'épaule, ferme le bureau à clé et m'engage à nouveau dans le couloir délimité par les tables de travail, sur fond de cliquetis espacés et de relents féminins aigres. Au mur, entre une affiche bucolique et une reproduction grisaillante de Vlaminck frappée du sigle des PTT, la pendule indique 18 h 03.

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CHAPITRE II

Je me retrouve sur le boulevard, bitume chaud et tenues légères. J'observe la façade raide de la Société Bourgeat Fils et Frères exactement comme si elle allait s'enfoncer dans le sol, s'effondrant lentement sur ses bases, dans des remous de goudron liquéfié par la chaleur.

Je suis légèrement en avance quand j'arrive à Ecole Militaire. Je commence à longer le trottoir qui court face à l'agence. Je m'arrête au niveau d'un kiosque à journaux, allume une gitane.

D'où je suis, malgré la réverbération de la vitrine de l'agence, je perçois des silhouettes confuses. Celle qui se trouve au premier plan, derrière un comptoir avec des prospectus sur un présentoir, doit être la fille au Vuitton. Elle adresse un signe à une autre silhouette qui m'apparaît de profil, à un endroit où le comptoir fait un angle. Elle se lève. Elle contourne le comptoir en passant derrière la silhouette, et j'ima- gine qu'elle disparaît par une porte du fond, que je ne peux pas voir. Je jette ma cigarette allumée et fais un pas de côté qui m'entraîne hors de l'abri du kiosque, tout au bord du trottoir.

La réverbération cesse tout à coup. Je vois distinc-

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tement l'emplacement que vient de quitter la fille. L'autre employé bouge des papiers et sort à son tour par la porte du fond dont j'aperçois maintenant l'embrasure. J'attends.

Je suis même tellement plongé dans l'attente que je ne réalise pas tout de suite que la fille sort de l'agence accompagnée par son collègue.

Ils se dirigent vers la place de l'Ecole Militaire. J'ai de bonnes raisons de penser qu'ils vont se séparer bientôt mais je ne peux pas en être certain. Je me dirige vers l'abri-bus en prenant soin de marcher à distance du trottoir, de façon à les contourner.

Je tourne la tête en aval de l'avenue, guettant au loin la mâchoire carrée d'un 92. Une brume de chaleur dilue la perspective. Le 92 finit par s'amener. Je réalise soudain que ma position en retrait de l'abri est parfaitement ridicule. En principe, la fille au Vuitton, lors de mes filatures d'hier et de ce matin, n'a pas pu me reconnaître.

Ce matin, j'ai dû prendre une bonne heure sur ma journée pour la suivre jusqu'à l'agence, qui n'ouvrait qu'à dix heures.

Je rejoins le couple au moment où le bus décroche sur sa droite et se positionne devant l'arrêt.

Comme la file s'ébranle vers le marchepied, la jeune femme se tourne en direction de son collègue et nos regards se croisent un instant. Je n'ai pas réussi à l'éviter. Mais j'ai senti qu'elle ne me voyait pas. Elle m'interceptait seulement dans son champ de vision. Je tends ma carte orange et m'avance dans le couloir central, séparé du couple par trois voyageurs.

Mes deux oiseaux — je pense réellement : mes deux oiseaux, avec une satisfaction toute secrète — se trouvent tout près de moi, collés l'un à l'autre par

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l'affluence. Je n'arrive pas à voir si le type cherche à frotter. Je suis conscient que je ne devrais pas m'attarder à ça, j'ai mieux à faire, mais n'empêche. Je continue à les observer jusqu'au pont de l'Alma, puis le type descend. Je me retrouve seul avec elle.

En tout cas, c'est exactement ce que je ressens malgré la presse. J'ai l'impression maintenant que la fille a doublé ses chances de me repérer. Pur fantasme, bien sûr.

Qui enchaîne sur un autre. C'est comme si, par son geste, elle avait voulu se rapprocher de moi. Tout à coup, je l'observe intensément. Elle n'est pas belle, plutôt d'une grande joliesse. Son regard flotte vers le trottoir sans rien accrocher. Elle a les cils très longs, le menton rond, petit, la ligne de la mâchoire comme un arc très doux, qui rejoint doucement la base de l'oreille. J'essaie de voir ses yeux. Je n'aperçois que leur convexité brillante, l'amorce d'un cercle sombre et humide au coin de la pommette. De temps à autre, ses joues se creusent légèrement puis s'arrondissent sur un bref soupir.

Elle descend à l'entrée de l'avenue Mac-Mahon. Je l'imite et prends sur le trottoir la direction inverse de la sienne. Je continue sur une dizaine de mètres vers la place de l'Etoile et me retourne : elle a disparu.

J'ai un pincement au cœur, mais cela passe vite. J'ai l'habitude de ce genre de disparitions. Vous suivez une fille, et il suffit que vous détourniez le regard pour qu'inexpliquablement vous perdiez sa trace.

En passant devant plusieurs entrées d'immeubles, je me dis qu'elle s'est peut-être engagée dans l'une d'entre elles. Trop tard pour les vérifier toutes.

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Arrivé à l'intersection, j'observe la rue Troyon en enfilade.

La silhouette déjà familière surgit entre deux voitures, gagnant le trottoir opposé. Le cœur battant, je m'élance dans sa direction. La fille se trouve à l'extrémité de la rue, soixante mètres, après quoi elle peut prendre l'avenue de Wagram et là je risque de la perdre complètement. Je galope. Je transpire et sens le rouge me monter au visage. Je croise des regards fugaces de boutiquiers bien au frais dans leur bouti- que, pendant que moi je galope dans cette étouffante soirée de juin. Je sens mon corps enfler dans la chaleur, mes plantes de pied tendues comme des abcès. J'entends mon souffle, l'impression qu'il résonne à des kilomètres.

La fille marche à une allure moyenne, sans se retourner — elle n'a aucune raison de le faire. Passé l'enseigne d'un bottier, elle disparaît. J'arrive juste en vue du porche qui vient de l'escamoter.

C'est le genre d'immeuble qui porte un nom d'architecte gravé dans la pierre, avec des balcons à piliers et des archivoltes. Je pousse le battant de fer forgé en ogive. Dans le hall, un grand miroir rectangulaire reflète un dallage très difficile à entre- tenir et une énorme plante verte. Par une seconde porte à double battant vitrée, j'avise la cage d'ascen- seur vide et des câbles en mouvement.

Je pousse la porte et enfile l'escalier, attentif au cliquetis régulier de la cabine, mes pieds foulant une épaisse moquette rouge maintenue par des tiges de cuivre. Je gravis deux étages, plongé dans un bain de sueur acide, les aisselles collées à ma chemise.

La cabine stoppe au troisième ; je freine net en m'efforçant de ne pas relâcher mon souffle bruyam-

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ment, le cœur en arrêt. L'immeuble est silencieux. Je suppose que la fille n'a pas de clés, je ne l'entends pas fouiller dans son sac. Je ne m'attendais pas à autre chose. Quelques secondes s'écoulent.

Un bruit de serrure. Aucune parole échangée, la porte qui se referme. J'atteins l'étage et colle mon oreille au battant. Des pas s'éloignent dans ce qui doit être un long couloir. Un petit rire bref, aussitôt étouffé, qui résonne longtemps en moi, comme un écho à la plainte silencieuse qui s'étire le long de mes muscles. Mon ventre noué par une très courte crispation. J'ai très chaud et très froid, contre cette porte que je ne parviens pas à quitter, l'oreille plaquée contre le bois tiède par où m'arrivent des bruits infimes, feutrés, que je ne parviens pas à identifier. Des insanités me viennent aux lèvres. Je m'avise tout à coup que n'importe qui pourrait surgir sur le palier, me demander des comptes, et plus grave, se mettre en travers de mon projet. M'empê- cher de revenir ici. Car je vais revenir. Je vais revenir et j'attendrai que la fille sorte. J'agirai à ce moment- là.

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