LA nOTE DE CONVENTIONS - Réguler la...

17
S Accords d’investissement et développe- ment durable : sans doute n’existe-t-il pas de problématique plus vaste pour amorcer une réflexion sur les évolutions envisagea- bles du droit des investissements étran- gers, tel qu’il est principalement constitué, aujourd’hui, par la multitude des accords internationaux, essentiellement bilatéraux (les traités bilatéraux d’investissement – TBI), de promotion et de protection des investissements 1 . Pour entrer dans le vif du sujet et souligner dès maintenant le fait que l’appréhension du couple droit des investissements PAR SABRINA CUENDET * RÉGULER LA MONDIALISATION LA nOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014 ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE COMMENT CONCILIER LA PROTECTION DES INVESTISSEMENTS ÉTRANGERS AVEC LA PROMOTION DU DÉVELOPPEMENT DURABLE ? 1. À la fin de l’année 2013, la CNUCED dénombrait 3 200 accords sur l’investissement, dont plus de 2 900 traités bi- latéraux sur l’investissement et environ 300 « autres accords » sur l’investissement. Informations disponibles sur le site Internet de la CNUCED (www.unctad.org).

Transcript of LA nOTE DE CONVENTIONS - Réguler la...

S

Accords d’investissement et développe-ment durable : sans doute n’existe-t-il pasde problématique plus vaste pour amorcerune réflexion sur les évolutions envisagea-bles du droit des investissements étran-gers, tel qu’il est principalement constitué,aujourd’hui, par la multitude des accords

internationaux, essentiellement bilatéraux(les traités bilatéraux d’investissement –TBI), de promotion et de protection desinvestissements1. Pour entrer dans le vif du sujet et soulignerdès maintenant le fait que l’appréhensiondu couple droit des investissements

PAR SABRINA CUENDET *

R É G U L E R L A M O N D I A L I S A T I O N

LA nOTE DE CONVENTION

N°14 | 2014

ACCORDS D’INVESTISSEMENT ETDÉVELOPPEMENT DURABLECOMMENT CONCILIER LA PROTECTION DES INVESTISSEMENTS ÉTRANGERSAVEC LA PROMOTION DU DÉVELOPPEMENT DURABLE ?

1. À la fin de l’année 2013, la CNUCED dénombrait 3 200 accords sur l’investissement, dont plus de 2 900 traités bi-

latéraux sur l’investissement et environ 300 « autres accords » sur l’investissement. Informations disponibles sur le site

Internet de la CNUCED (www.unctad.org).

internationaux – développement durable sedécline sous l’angle de la contradiction, unvéritable hiatus doit ici être relevé. D’unepart, l’investissement, en particulier l’inves-tissement direct étranger, en tant qu’il per-met le transfert de richesses, desavoir-faire, de technologie, en tant qu’ilparticipe à la création d’emplois ou en tantqu’il génère d’importants revenus fiscauxest, par nature, réputé être « bon » pourl’économie et le développement de l’Étatd’accueil. Pour cette raison, l’investisse-ment direct étranger est, depuis long-temps, considéré comme l’un desprincipaux vecteurs du développement du-rable2. Pourtant, d’autre part, les seuls ins-truments internationaux normatifs portantspécifiquement sur l’investissement étran-ger – les accords de promotion et de pro-tection de l’investissement international –ne font que très peu de cas de cet objectifde développement durable. La plupart deces instruments ne contiennent tout sim-plement aucune disposition à ce sujet. Ontrouve certes dans certains d’entre eux unemention de l’objectif de développement del’État d’accueil dans le préambule ou unedisposition qui rappelle, sous forme incan-tatoire, le droit de l’État de réglementerdans le but de satisfaire certains intérêtsessentiels comme la protection de l’envi-ronnement ou de la santé. Mais il ne s’agitlà que d’une prise en compte a minima desimpératifs de développement durable3.

On observe donc une déconnexion totaleentre l’objectif des investissements étran-gers – ce pourquoi les États sont incités àles encourager – et les instruments préci-sément mis en place pour les promouvoir.Ceux-ci sont entièrement dédiés à la pro-tection des investissements, au détrimentde la préservation des intérêts des Étatshôtes. Cette déconnexion apparaît d’autantplus manifeste à l’aune du vaste conten-tieux arbitral né de la mise en œuvre de cesaccords et qui résulte, bien souvent, deplaintes des investisseurs cherchant à re-mettre en cause, en invoquant l’existence

d’une expropriation indirecte, d’un traite-ment discriminatoire ou encore d’un traite-ment injuste et inéquitable, les mesures deréglementation adoptées par l’État d’ac-cueil dans un but de protection de la santé,de l’environnement, des droits sociaux ouculturels4. Certes, toutes les plaintes adres-sées aux tribunaux arbitraux n’aboutissentpas systématiquement à la condamnationde l’État. Loin de là5 ! Mais le seul fait qu’unÉtat puisse être traduit en justice, qui plus estdevant un tribunal arbitral transnational – untribunal privé donc – et être exposé au risquede devoir indemniser les pertes subies parl’investisseur du fait de l’adoption de me-sures d’intérêt général, suffit à entretenirl’idée qu’il y aurait quelque chose d’incon-ciliable entre la protection des intérêts del’État et la protection des intérêts des in-vestisseurs étrangers.

Pour tenter de réconcilier l’inconciliable, lesdéveloppements qui suivent seront menéssous deux angles : le premier visera à déter-miner dans quelle mesure les accords depromotion et de protection des investisse-ments peuvent réellement constituer un obs-tacle à la mise en œuvre des politiques dedéveloppement durable des États hôtes (I) ;le second sera consacré à l’ébauche decertaines solutions permettant de faire ensorte que ces instruments soient davan-tage équilibrés et tiennent mieux comptedes intérêts essentiels de ces derniers (II).

I. Les accords internationaux sur l’in-vestissement et la préservation de laliberté normative de l’État hôte

Les accords de promotion et de protectiondes investissements ont été conclus, à par-tir des années 1970, dans un contextesocio-économique très particulier. Instru-ments de politique commerciale des Étatstraditionnellement exportateurs de capitaux,ils visaient alors à protéger les investisseursdes pays du Nord contre les risques souve-rains auxquels ils étaient exposés en inves-tissant dans les pays du Sud : arbitraire,

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

01 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

2- Il est appréhendé comme tel dans la plupart des travaux institutionnels d’envergure internationale qui portent sur lesujet. Voir les nombreuses références en ce sens faites dans le document final de la conférence des Nations unies surle développement durable, intitulé « L’avenir que nous voulons ». Résolution 66/288 du 27 juillet 2012 (Rio + 20) del’Assemblée générale des Nations unies. Voir aussi les instruments adoptés lors du sommet mondial sur ledéveloppement durable de Johannesburg en 2002 (en particulier le Plan d’application du sommet mondial pour ledéveloppement durable, introduction points 2 et 4, chapitre III sur la modification des modes de consommation et deproduction non viables, points 16, 19, 46, 49 et 84. Ces documents sont disponibles sur le site Internet suivant :http://www.un.org/french/events/wssd/pages/document.html). Voir encore le Cadre pour une politiqued’investissement au service du développement durable adopté en juin 2012 par la CNUCED, Investment PolicyFramework for Sustainable Development (http://unctad.org/fr/PublicationsLibrary/webdiaepcb2012d6_en.pdf).3- Pour une analyse plus détaillée de ces clauses, voir infra. Voir aussi, pour une appréciation des clauses qui tiennentcompte de l’objet de protection de l’environnement, S. Robert-Cuendet, Droits de l’investisseur étranger et protectionde l’environnement. Contribution à l’analyse de l’expropriation indirecte, Leyde, Martinus Nijhoff Publishers, 2010, p. 33et ss.4- Voir infra.5- Voir infra.

ON OBSERVE UNEDÉCONNEXIONTOTALE ENTRE

L’OBJECTIF DESINVESTISSEMENTS

ÉTRANGERS ETLES INSTRUMENTSPRÉCISÉMENT MIS

EN PLACE POURLES PROMOUVOIR.

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

02 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

spoliation, discrimination… La question es-sentielle qui guidait alors l’élaboration deces instruments était celle de savoir com-ment protéger au mieux les investisse-ments réalisés par les étrangers contrecertains comportements abusifs de l’Étathôte.

Aujourd’hui, c’est à un complet renverse-ment de paradigme que l’on assiste,puisque la question essentielle qui traversel’ensemble des réflexions portant sur ledroit des investissements est celle de sa-voir comment préserver la souveraineté del’État au regard de ses engagements prisdans le cadre des accords sur l’investisse-ment international. Ce changement radicalde perspective est très clairement apparudès lors que certains États traditionnelle-ment en position d’exportateurs des inves-tissements, soucieux de protéger lesintérêts de leurs nationaux à l’étranger, sesont retrouvés dans la situation d’État hôtedont les réglementations pouvaient êtrecontestées par des investisseurs devant untribunal arbitral et sur le fondement d’un ac-cord sur l’investissement. Les premiers àavoir fait les frais de ce « retour de bâton »sont assurément les États-Unis et leCanada qui, à plusieurs reprises, se sontretrouvés en position de défendeur dansdes contentieux initiés, sur le fondement duchapitre 11 de l’Accord de libre-échangenord-américain (ALENA), par des investis-seurs étrangers cherchant à obtenir une in-demnisation, au montant parfois indécent,pour les effets restrictifs de mesures adop-tées dans le but de protéger la santé oul’environnement. Quand on se souvient quele chapitre 11 a été inséré dans cet accordde 1994 dans le seul souci de protéger lesinvestisseurs américains et canadiens auMexique, ce retournement de situation ap-paraît des plus piquants.

Pour autant, bien que la préservation de laliberté normative de l’État soit devenuel’enjeu essentiel de la refonte du droit desinvestissements et qu’elle constitue lacondition indispensable à une réconciliationentre les accords sur l’investissement in-ternational et l’objectif de développement

durable, la question reste entière de savoirsi ces accords constituent une véritablemenace pour la souveraineté des États. Endépit des nombreuses affirmations en cesens, c’est une réponse nuancée qu’ilconvient ici de formuler.

1. La réalité de la menace pesant sur la li-berté normative de l’État hôte du fait de sesengagements en faveur de la protectiondes investissements étrangers

Il convient d’abord de souligner que l’es-sence même du pouvoir normatif de l’Étatne peut aucunement être affectée par lesaccords sur l’investissement international.C’est un principe bien établi en droit inter-national que « la conclusion d’un traitéquelconque, par lequel un État s’engage àfaire ou ne pas faire quelque chose » neconstitue en aucun cas un « abandon desouveraineté ». Même si la conclusion decet accord entraîne une restriction del’exercice de certains droits de l’État, « lafaculté de contracter des engagements in-ternationaux est précisément un attribut dela souveraineté de l’État6 ».

Ce principe vaut bien évidemment en droitdes investissements internationaux, d’au-tant plus que, même lorsque les États s’en-gagent dans de tels instruments, ils restentparfaitement libres de circonscrire la portéede leurs engagements. En effet, il n’existepas, en droit international général, de prin-cipe de liberté de l’investissement et dansla mesure où les accords sur l’investisse-ment ne portent, en général, pas sur lesconditions d’établissement ou d’admissiondes opérateurs étrangers7, les États restentparfaitement maîtres du degré d’ouverturede leur économie nationale. En d’autrestermes, les États peuvent parfaitement res-treindre l’accès des investisseurs étrangersà certains secteurs d’activité qu’ils consi-dèrent comme sensibles ou qu’ils souhai-tent réserver aux opérateurs nationaux(éducation, santé, culture, énergie, télé-communication…)8. En outre, les États en-gagés dans un accord sur l’investissementinternational disposent toujours de la fa-culté d’exclure du champ d’application de

L’ESSENCE MÊMEDU POUVOIR

NORMATIF DE L’ÉTATNE PEUT

AUCUNEMENT ÊTREAFFECTÉE PAR LES

ACCORDS SURL’INVESTISSEMENT

INTERNATIONAL

6- Cour permanente de justice internationale, Affaire du vapeur « Wimbledon », arrêt du 17 août 1923, Rec. Série A,p. 25.7- En réalité, on fait traditionnellement la distinction entre le modèle américain de TBI qui étend à la phase pré-investissement la clause du traitement national et le modèle européen qui réserve le traitement national une fois les in-vestissements réalisés dans les seules conditions posées par la législation de l’État d’accueil. A priori, le modèle améri-cain est plus favorable à la libéralisation des investissements, mais les accords conclus sur la base de ce modèle sonten général assortis d’exceptions qui limitent très largement la portée du principe de non-discrimination entre les inves-tissements nationaux et les investissements étrangers. De fait, les deux types de modèles permettent de parvenir à unmême niveau de libéralisation, qui reste tributaire des politiques nationales des États d’accueil.8-Sur les tendances de l’ouverture des économies nationales aux investisseurs étrangers, voir les rapports annuels dela CNUCED, World Investment Report. Celui de 2014 vient d’être publié sur le site Internet de la CNUCED.

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

03 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

l’accord certaines mesures de réglementa-tion pour lesquelles ils ne souhaitent pasêtre soumis aux disciplines du droit des in-vestissements. L’exemple le plus répanduest celui des mesures fiscales. Il n’est pasrare de rencontrer des accords qui mettenten place un « filtre » ou une possibilité de« veto » pour les mesures fiscales, permet-tant à l’État concerné de s’opposer à lacontestation de telles mesures devant untribunal arbitral9. Ce type de restriction sejustifie par le fait que le pouvoir de l’Étatd’adopter des mesures fiscales est consi-déré comme le droit souverain par excel-lence10 et que la survie même de l’État endépend11. Mais il ne s’agit pas là du seulexemple de restriction de la portée des ac-cords sur l’investissement. Suite à la crisefinancière qui a débuté en 2007, plusieursÉtats ont ainsi décidé de ménager un ré-gime particulier aux mesures prudentiellesadoptées dans le domaine de la régulationbancaire et financière12.

Sans qu’il soit nécessaire de multiplier iciles exemples, il apparaît donc clairementque les États restent libres de s’engager ounon dans des instruments susceptiblesd’entraver l’exercice de leur liberté norma-tive. Il est vrai toutefois que la conclusiondes accords de promotion et de protectiondes investissements, le plus souvent dansun cadre bilatéral, est extrêmement tribu-taire du rapport du force, économique etpolitique, qui existe entre les États parte-naires, de sorte que la marge de manœu-vre de certains s’en trouve très largementaffaiblie. Cependant, si c’est cette réalitéqui a caractérisé la conclusion des accordsde premières générations – ceux conclusavant les années 2000 et qui sont de loinles plus nombreux – force est de constaterque ces rapports de force ont aussi très lar-

gement évolué. Sans aller jusqu’à direqu’une égalité parfaite prévaut désormaisdans le jeu des négociations internationalesdans le domaine des investissements, onpeut relever que les États en développe-ment et les États en transition qui, long-temps, ont été contraints d’accepter lesconditions posées par les États dévelop-pés, sont dorénavant des acteurs à partentière, parfois quasiment aussi influentsque les États les plus économiquementforts, dans l’élaboration du droit internatio-nal des investissements13.

Mais il convient encore de relativiser la li-berté dont disposent tous les États dans ladétermination de la portée de leurs enga-gements internationaux en matière de droitdes investissements à l’aune de l’existenced’un mouvement de libéralisation irrésisti-ble aussi bien pour les États développésque pour les États en développement. Il estd’ailleurs remarquable que cette dyna-mique de libéralisation soit, aujourd’hui, entrès grande partie, entretenue par des ins-truments destinés à promouvoir le déve-loppement durable. Pour ne citer qu’unseul exemple, on peut se référer aux tra-vaux de la CNUCED et plus spécialementau Cadre pour les politiques d’investisse-ment au service du développement dura-ble, adopté en 2012, qui recommande auxÉtats, entre autres disciplines censées en-courager l’investissement durable, de met-tre en place un haut degré d’ouverture deleur marché national, de limiter lescontrôles et restrictions à l’entrée sur leurterritoire, d’assurer la liberté des transfertsde fonds ou encore de promouvoir la libertécontractuelle14. À cette dynamique libéralecorrespond la nécessité de protéger les in-vestissements étrangers, afin que la circu-lation de ceux-ci ne soit pas entravée par

LES ÉTATS ENDÉVELOPPEMENT

SONT PARFOISQUASIMENT AUSSI

INFLUENTS QUE LESÉTATS LES PLUS

ÉCONOMIQUEMENTFORTS, DANS

L’ÉLABORATION DUDROIT

INTERNATIONAL DESINVESTISSEMENTS

9- Voir par exemple article 2103(1) de l’ALENA ; article 21 du traité sur la Charte de l’énergie ; article 21 du modèle detraité bilatéral sur l’investissement des États-Unis adopté en 2012.10- Conoco c. Venezuela, ICSID ARB/07/30, décision sur la compétence et le fond, 3 septembre 2013, § 299 ; § 312(www.italaw.com).11- T. Wälde, A. Kolo, « Coverage of Taxation under Modern Investment Treaties », in P. Muchlinski, F. Ortino, Ch.Schreuer, The Oxford Handbook of International Invesment Law, Oxford, OUP, 2008, p. 305 et ss.12- On peut ici relever l’exemple du modèle de TBI adopté par la Colombie en 2007. L’article II exclut du champd’application matériel de l’accord deux types de mesure : le premier concerne les mesures fiscales ; le second lesmesures prudentielles dans le domaine financier. Sur la base de ce modèle, la Colombie a signé, depuis 2007, cinq TBIavec la Chine, l’Inde, le Japon, le Royaume-Uni et le Pérou. Chacun de ces accords contient des dispositions quiportent spécifiquement sur les mesures prudentielles. Si la formule retenue est très en deçà de ce que le modèlecolombien prévoit, puisqu’il ne s’agit pas d’exclusion pure et simple mais de clause de non-préjudice, cet exemplemontre bien que les États peuvent moduler leurs engagements.13- Preuve de ce regain de pouvoir des États en développement et des États en transition dans le jeu des négocia-tions internationales : un certain nombre d’entre eux disposent désormais de leur propre modèle de TBI. Les paysdéveloppés ne sont donc plus les seuls à disposer d’un tel instrument qui, dans bien des cas, leur permettait d’impo-ser à leurs partenaires économiques un accord « clé-en-main » sans possibilité de négociation réelle des clauses qu’ilcontenait. On peut aussi rappeler que ce sont les pays en développement qui ont été à l’origine de l’abandon, en2003, à l’OMC, des « questions de Singapour » dans le programme de négociation de Doha. Or, parmi ces questionsfigurait la négociation d’un accord portant spécifiquement sur l’investissement (l’Accord sur les mesures concernantl’investissement et liées au commerce – AMIC – n’ayant qu’une portée très limitée).14-UNCTAD, World Investment Report, Investment Policy Framework for Sustainable Development, 2012, p. 28 et ss.

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

04 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

des risques politiques ou souverains. C’estpour cette raison que les États concluent,parfois de manière abondante, des ac-cords qui sont particulièrement protecteursdes investissements étrangers et qui, donc,encadrent très étroitement l’exercice deleur liberté normative.

2. Le caractère déséquilibré des accordssur la promotion et la protection des inves-tissements internationaux

L’objectif des accords sur l’investissementinternational est tout à la fois de promou-voir les flux d’investissements et de proté-ger les investissements étrangers contrecertains risques souverains. C’est toutefoisessentiellement ce second objectif qui setrouve au cœur des dispositions qui carac-térisent les accords sur l’investissement,l’objectif de promotion étant censé décou-ler de l’engagement des États de protégerles avoirs économiques des opérateursétrangers sur leur territoire15. Ainsi, ces ins-truments s’articulent autour d’un faisceaude dispositions clés que l’on retrouve(quasi) systématiquement dans tous les ac-cords. Il s’agit des standards de traitementet de protection que sont le traitement justeet équitable, la pleine et entière protectionet sécurité, le principe de non-discrimina-tion (qui, souvent, se décline en règle dutraitement national et en règle du traitementde la nation la plus favorisée), l’interdictiondes comportements arbitraires, voire dérai-sonnables, la protection contre toute formed’expropriation directe et indirecte et, sur-tout, l’accès à l’arbitrage international,cette dernière garantie permettant de ren-dre véritablement effectives toutes les au-tres garanties substantielles accordées auxinvestisseurs étrangers.

En somme, les accords sur l’investisse-ment international peuvent se résumer àune accumulation de droits consentis auxinvestisseurs étrangers, dont certains équi-

valent à de véritables privilèges exorbitants(c’est le cas de l’accès à un tribunal inter-national sans que ne soit toujours requisl’épuisement des voies de recours in-ternes16), auxquels correspondent autantd’obligations à la charge des États hôtes.Le caractère déséquilibré des accords surl’investissement, fréquemment dénoncé,ne peut donc être sérieusement contesté.On se souviendra d’ailleurs qu’il est l’unedes causes principales de l’échec des né-gociations de l’Accord multilatéral sur l’in-vestissement (AMI) au sein de l’OCDE, alorsmême que le texte du projet, dans la dernièreversion à laquelle étaient parvenus les négo-ciateurs, n’était pas fondamentalement dif-férent de la substance des milliers d’accordsqui sont actuellement en vigueur17.

En revanche, le déséquilibre, voire le partipris, dont est souvent taxée la jurispru-dence arbitrale, est beaucoup plus discu-table. En effet, le recours à l’arbitrage quipermet aux investisseurs étrangersd’échapper à la compétence des tribunauxde l’État hôte est couramment pointé dudoigt comme l’instrument de l’exacerbationdu déséquilibre inhérent aux accords surl’investissement international. Entre autrescritiques adressées aux arbitres, ceux-ci, entant que juges privés, ne seraient pas légi-times à exercer un contrôle sur les mesuresde réglementation adoptées souverainementpar les États ; ils auraient tendance à privilé-gier les intérêts des investisseurs étrangers,au détriment de ceux de l’État, et ils contri-bueraient à entretenir l’opacité du système.L’expérience montre que ces critiques sonttrès largement injustes et infondées puisquela jurisprudence arbitrale est relativementéquilibrée et les investisseurs étrangers sonttrès loin d’obtenir toujours satisfaction au-près des arbitres18.

Toutefois, une autre critique récurrente,qu’il est plus difficile de rejeter, porte sur lecaractère fluctuant, parfois contradictoire,

15- Dans les accords de dernière génération, on trouve toutefois des instruments qui mettent davantage l’accent surl’objectif de promotion. On peut par exemple citer l’ASEAN Comprehensive Investment Agreement, conclu en 2009 etentré en vigueur en 2012, qui vise clairement à renforcer le volet promotion des engagements des États membres del’ASEAN dans le domaine de l’investissement. 16- On peut aussi qualifier de privilège exorbitant le droit d’obtenir réparation en cas de mesures d’effet équivalant àl’expropriation, quand, dans la plupart des ordres juridiques internes, les opérateurs nationaux ne bénéficient pas deprotections aussi étendues. Ainsi, aux États-Unis, certaines sphères politiques et académiques se sont indignées dufait que la propriété des investisseurs étrangers pouvait être, en vertu de l’article 1110 de l’ALENA, mieux protégée quela propriété des ressortissants américains. Dans le Trade Act de 2002, le Congrès a d’ailleurs donné comme consigneaux négociateurs des futurs accords engageant les États-Unis de veiller à « ensuring that foreign investors in the UnitedStates are not accorded greater substantive rights with respect to investment protections than United States investorsin the United States », Trade Act adopté en 2002, section 2102 (b) (3, document disponible à l’adresse Internetsuivante : http://www.twnsideorg.sg/title2/FTAs/General/USBipartisanTradePromotionAuthorityActFromp993.pdf).17-Les documents de négociation de l’AMI peuvent être consultés sur le site Internet de l’OCDE à l’adresse suivante :http://www.oecd.org/fr/investissement/accordssurlinvestissementinternational/accordmultilateralsurlinvestissement.htm18- En 2005, au plus fort des critiques adressées à l’arbitrage en matière d’investissement, le directeur du CIRDI notaitque, de manière générale, la proportion des sentences rendues en faveur de l’investisseur et celles rendues en faveurde l’État était de 50 – 50. Voir R. Dañino, « Opening Remarks », symposium co-organisé par le CIRDI, l’OCDE et laCNUCED, Making the Most of International Investment Agreements : A Common Agenda, 12 décembre 2005, p. 3,document électronique (www.oecd.org). Par ailleurs, lorsque les tribunaux statuent en faveur de l’investisseur,l’indemnisation octroyée est généralement bien moins importante que celle initialement réclamée. Voir R. Erdsall,« Indirect Expropriation under NAFTA and DR-CAFTA : Potential Inconsistencies in the Treatment of State PublicWelfare Regulations », Boston ULR, 2006, p. 939.

L’OBJECTIF DESACCORDS SUR

L’INVESTISSEMENTINTERNATIONAL EST

TOUT À LA FOIS DEPROMOUVOIR LES

FLUXD’INVESTISSEMENTS

ET DE PROTÉGER LESINVESTISSEMENTS

ÉTRANGERS CONTRECERTAINS RISQUES

SOUVERAINS

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

de cette jurisprudence. Mais là encore, cen’est pas tant le mode arbitral du règlementdes différends qui doit être mis en causeque la substance des accords que les ar-bitres sont tenus de faire appliquer. L’in-constance de la jurisprudence tient de faità la très grande imprécision des accordssur l’investissement. Ceux-ci ne donnent,en général, aucune indication quant à la si-gnification du traitement juste et équitable,quant à l’environnement dans lesquelles uninvestisseur étranger peut prétendre auxmêmes conditions d’activité qu’un opéra-teur local ou quant aux mesures qui peu-vent tomber sous le coup de la qualificationde mesures d’effet équivalant à l’expro-priation. Dès lors, face à ces standardspour le moins imprécis et à leur significa-tion souvent équivoque (qu’est-ce qu’untraitement équitable ?), les arbitres se trou-vent en position de contribuer eux-mêmesà clarifier le sens de ces dispositions.N’étant pas liés par la règle du précédent,les tribunaux arbitraux peuvent alors rete-nir, en fonction des différentes méthodesinterprétatives appliquées, des conceptionsplus ou moins étendues de la protection dueaux investisseurs étrangers, certaines forma-tions arbitrales ayant favorisé, il est vrai, unelecture excessive de certains standards19.

Pour autant, le caractère fluctuant de la ju-risprudence doit également être relativisé.Bien qu’hésitante en raison de l’ébullitionqui a suivi l’explosion du contentieux audébut des années 2000, la jurisprudences’est, depuis, très largement affermie et aassez clairement balisé les contours desprincipaux standards de traitement et deprotection. Ainsi sait-on par exemplequ’une expropriation indirecte ne peut êtreconstatée qu’à la condition que l’activitééconomique de l’investisseur étranger aitété totalement anéantie ou encore que seulun comportement arbitraire, irrationnel, im-prévisible ou discriminatoire est supposépouvoir être contesté sur le fondement dutraitement juste et équitable.

Les errements de la jurisprudence se sonttoutefois déplacés sur le terrain du stan-dard d’examen des mesures de réglemen-tation contestées. Rien n’indique, dans les

accords sur l’investissement, comment lestribunaux doivent apprécier la normalité deces mesures et comment ils peuvent dé-terminer, le cas échéant, si certaines d’en-tre elles constituent des atteintes injustifiéesà l’activité des investisseurs étrangers. Dèslors, plusieurs approches alternatives sontaujourd’hui retenues par les tribunaux20.Certains se réfèrent au principe général debonne foi qui innerve l’ensemble du droit in-ternational public. D’autres s’inspirent dutest de proportionnalité ou de la doctrinede la marge d’appréciation tels qu’appli-qués par la Cour européenne des droits del’homme. D’autres encore puisent dans lajurisprudence des organes de jugement del’OMC pour appliquer un mécanisme prochedu test de nécessité commandé parl’article XX de l’Accord général sur le com-merce des marchandises (exceptions géné-rales). D’autres encore empruntent auxmécanismes de droit interne les standardsqui leur permettent de contrôler la légalitédes mesures de réglementation des États21 .

En fonction du standard d’examen retenu,l’intensité de l’immixtion du contrôle dansl’appréciation des choix réglementairesopérés par l’État varie. Or, cette variation,d’un traité à un autre et d’un tribunal arbi-tral à un autre, est telle que les États sontplacés dans une véritable situation d’incer-titude juridique, puisqu’il leur est pratique-ment impossible d’évaluer la manière dontleur réglementation pourrait être perçue,dans le cadre du droit des investissements. Cette insécurité juridique peut constituer unfrein à la mise en œuvre des politiques dedéveloppement durable des États. Cela estd’autant plus vrai que l’arbitrage transna-tional offert par les traités d’investissementpeut être utilisé, par les investisseurs,comme une véritable arme de dissuasion àl’adresse des États.

3. L’utilisation offensive des accords surl’investissement international dans le cadredu contentieux arbitral

L’important contentieux arbitral qui s’estdéveloppé en droit des investissements atrait, en grande partie, à des mesures deréglementation prises dans un but de pro-

PLUSIEURSAPPROCHES

ALTERNATIVES SONTAUJOURD’HUI

RETENUES PAR LESTRIBUNAUX

05 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

19- On pense ici en particulier aux tribunaux qui se sont prononcés sur les contentieux nés de la crise en Argentine etqui ont reconnu à la clause de traitement juste et équitable des effets proches d’une clause de stabilisation. Voir S.Robert-Cuendet, Droits de l’investisseur étranger et protection de l’environnement…, op. cit., p. 376 et ss.20-Voir Ch. Brown, « Procedure in Investment Treaty Arbitration and the Relevance of Comparative Public Law », inS. Schill, International Investment Law and Comparative Public Law, Oxford, OUP, 2010, p. 708.21- Sur ce point, voir la recherche menée par S. Schill, International Investment Law and Comparative Public Law,op. cit.

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

06 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

tection de l’environnement, de la santé ouencore des droits socioculturels. Parmi lescontentieux en cours, on peut par exempleciter les affaires Philip Morris c. Australie etPhilip Morris c. Uruguay22 qui mettent encause les politiques de santé publique desdeux États ; l’affaire Vattenfall c. Allemagne23

en lien avec la décision du gouvernement al-lemand de sortir progressivement de l’éner-gie nucléaire ; l’affaire Lone Pine c. Canada24

relative au moratoire canadien sur l’exploita-tion des gaz et pétrole de schiste; ou en-core la succession de plaintes contreplusieurs États européens25 au sujet de lamodification de leur législation relative àl’énergie solaire photovoltaïque26. Parmi lescontentieux désormais clos devant les tri-bunaux arbitraux, certaines affaires, mêmesi elles n’ont pas abouti à la condamnationde l’État, ont également contribué à attiserles inquiétudes à l’égard du droit des in-vestissements. La fameuse affaire des Py-ramides, qui a opposé un investisseurhongkongais à l’Égypte et qui avait trait àla décision du gouvernement égyptien derenoncer à un projet immobilier au pied despyramides du plateau de Guizeh en raisondes risques de dénaturation du site que leprojet aurait entraîné, a été l’une des pre-mières à attirer l’attention des commenta-teurs sur ce pan du droit internationaléconomique27.

Quelques années plus tard, dans le cadrede l’ALENA, les affaires Metalclad c.Mexique28 relatives au refus d’un permisd’exploitation motivé par les risques envi-ronnementaux présentés par l’installationindustrielle de l’investisseur, Methanex c.États-Unis29 au sujet de l’interdiction par laCalifornie d’un additif à l’essence considérécomme extrêmement polluant et nocif ouencore l’affaire Glamis Gold c. États-Unis30

au sujet de la décision de mettre un termeà un projet d’exploitation d’une mine d’or à

ciel ouvert pour préserver les sites cultuelsindiens situés à proximité du chantier ontexacerbé les critiques, même si seul leMexique a été condamné pour avoiradopté une mesure qui, en réalité, visait da-vantage à nuire à l’investisseur étrangerqu’à protéger l’environnement. En dehorsde l’ALENA, les cas d’espèce pourraientégalement être multipliés à l’envi.

Cet aperçu rapide ne saurait rendrecompte, à lui seul, de la menace qui pèseréellement sur la liberté normative de l’Étatpuisque, comme on l’a précédemment re-levé, ce dernier n’est pas systématique-ment condamné et les tribunaux arbitrauxn’hésitent pas à rejeter toutes les alléga-tions de l’investisseur quand il apparaît quela plainte est manifestement infondée ou,qu’en dépit de l’effet restrictif d’une mesurede réglementation, son objectif légitime nepermet pas de la censurer sur le fondementd’un accord sur l’investissement31. Toute-fois, la multiplication des plaintes et l’objetdu contentieux arbitral montrent très claire-ment que l’arbitrage international est au-jourd’hui utilisé comme une arme offensivepar les investisseurs à l’encontre des États. Avant d’aller plus avant dans cette dé-monstration, une précision d’importancedoit ici être faite : en droit des investisse-ments internationaux, l’État hôte n’est ja-mais empêché de réglementer, exproprier,adopter des mesures restrictives ni, plusgénéralement, d’adopter des mesures d’in-térêt général. Même lorsqu’il est condamnépar un tribunal arbitral du fait de la contra-riété de sa réglementation avec ses obliga-tions conventionnelles internationales, l’Étatn’est jamais obligé de renoncer à la miseen œuvre des politiques publiques liti-gieuses. Le contentieux de l’investissementest en effet un contentieux indemnitaire parlequel l’investisseur cherche, en principe,uniquement à obtenir une indemnisation

22-Philip Morris Asia Limited c. Australie, CPA, affaire no 2012-12, requête du 22 juin 2011 ; Philip Morris Brands Sàrl,Philip Morris Products.S.A. et Abal Hermanos S.A. c. Uruguay, CIRDI, affaire ARB/10/7, requête du 29 février 2010.23- Vattenfall AB et autres c. République fédérale d’Allemagne, CIRDI, affaire no ARB/12/12, requête du 31 mai 2012.24- Lone Pine Resources Inc. c. Canada, procédure CNUDCI, requête du 6 septembre 2013.

25- L’Espagne, l’Italie, la République tchèque et dernièrement la Bulgarie.26-Sur ce contentieux, voir V. Jha, « Les tendances des réclamations des investisseurs concernant les tarifs de rachatgarantis dans les énergies renouvelables », IISD, Investment Treaty News Quarterly, no 4, vol. 2, juillet 2012(http://www.iisd.org/pdf/2012/iisd_itn_july_2012_fr.pdf).27-Le différend a d’abord été porté à la connaissance d’un tribunal CCI. Il a ensuite été tranché par un tribunal CIRDI.Voir la sentence sur le fond Southern Pacific Properties (Middle East) Limited (SPP) c. République arabe d’Égypte, Aff.no ARB/84/3, du 20 mai 1992, ICSID Rep., vol. 3, p. 189 et ss.28- Metalclad Corporation c. États-Unis du Mexique, Aff. no ARB(AF)/97/1, sentence du 30 août 2000 ; ICSID Rep.,vol. 5, p. 212-235 et ICSID Rev. – FILJ, 2001, p. 168 et ss.29- Methanex c. États-Unis d’Amérique, décision partielle du 7 août 2002 ; ICSID Rep., vol. 7, p. 239 et ss et sentencedu 9 août 2005 (www.italaw.com).30-Glamis Gold, Ltd. c. États-Unis, CNUDCI, sentence du 8 juin 2009 (www.italaw.com).31-Sauf dans le cas où ses effets aboutissent à un anéantissement total de l’activité de l’investisseur et que la mesurepeut alors être qualifiée de mesure d’effet équivalent à l’expropriation.

L’ARBITRAGEINTERNATIONAL EST

AUJOURD’HUI UTILISÉCOMME UNE ARME

OFFENSIVE PAR LESINVESTISSEURS ÀL’ENCONTRE DES

ÉTATS

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

07 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

pour les dommages subis du fait de la miseen œuvre de certaines mesures restrictives.La situation est bien différente dans cer-tains autres pans du droit international etdevant certaines autres juridictions interna-tionales – par exemple devant l’Organe derèglement des différends de l’OMC ou laCour européenne des droits de l’homme –,où, en cas d’illicéité de la mesure, l’État peutêtre obligé de retirer la mesure litigieuse32.En cela, ces autres mécanismes decontrôle de l’activité normative des Étatssont plus attentatoires à leur souverainetéque ne l’est le droit des investissementsinternationaux.

Dans les faits cependant, on sait que la si-tuation est tout autre. La condamnationd’un État à verser d’importants dommageset intérêts pour les conséquences domma-geables d’une mesure de réglementationpeut avoir le même effet qu’une annulationde cette mesure, voire un effet plus dévas-tateur encore33. C’est donc le risque finan-cier, qui découle d’un éventuel arbitrage, quihypothèque lourdement la liberté normativede l’État et qui peut le dissuader de régle-menter, même en faveur du développementdurable34. La seule évocation des deux af-faires Philip Morris suffit à s’en convaincre.Plusieurs États ont aujourd’hui pour projetd’adopter une législation similaire à celle quia été mise en œuvre en Australie et enUruguay il y a quelques mois (la banalisationdes paquets de cigarettes pour endiguer letabagisme chez les populations les plusjeunes) et qui bénéficie d’ailleurs du soutiende l’Organisation mondiale de la santé35.Mais ces projets peuvent être contrariés parl’issue des différends en cours. La Nouvelle-

Zélande a ainsi annoncé qu’elle attendrait ledénouement des arbitrages pour concréti-ser ses projets de politiques sanitaires quivont en ce sens. Quelques années plus tôt,c’est le Canada qui avait renoncé à une lé-gislation identique, face à la menace de l’en-treprise américaine R.J. Reynolds derecourir à l’arbitrage dans le cadre del’ALENA pour contester la mesure36.

En cela, les accords sur l’investissement in-ternational peuvent donc constituer un vé-ritable frein à la mise en œuvre despolitiques publiques en faveur du dévelop-pement durable. Cela ne tient pas unique-ment aux accords eux-mêmes mais à lamanière dont ils sont utilisés par certains in-vestisseurs et, probablement, à uneconnaissance encore très insuffisante ducontentieux de l’investissement qui nourritles critiques fantasmagoriques et fait croireà un mécanisme de règlement des diffé-rends tout entier acquis aux seuls intérêtsdes investisseurs privés. C’est dire que laréforme du mécanisme de règlement desdifférends est au cœur des discussions ac-tuelles sur l’évolution souhaitée et souhai-table des accords sur l’investissementinternational. Il ne s’agit toutefois pas de laseule voie qui peut être envisagée pour mo-derniser ces instruments et faire en sortequ’ils servent davantage l’objectif de déve-loppement durable.

II. La modernisation du droit des in-vestissements : vers une meilleureprise en compte de l’objectif de dé-veloppement durable

L’une des caractéristiques les plus frap-

LA RÉFORME DUMÉCANISME DE

RÈGLEMENT DESDIFFÉRENDS EST AU

CŒUR DESDISCUSSIONS

ACTUELLES

32-En réalité, les tribunaux arbitraux intervenant dans le contentieux de l’investissement disposent de pouvoirs d’in-jonction qui pourraient leur permettre d’ordonner à l’État de retirer la mesure litigieuse. Voir Ch. Schreuer, « Non-Pecu-niary Remedies in ICSID Arbitration », Arbitration International, no 4, 2004, p. 325-332. Il est toutefois extrêmementrare qu’un investisseur étranger demande, en guise de réparation, le retrait de la mesure. Cela tient notamment au faitque lorsque l’investisseur en vient à saisir un tribunal arbitral pour trancher le différend qui l’oppose à l’État hôte, lasituation entre les deux parties s’est dégradée de manière irréversible. Il devient alors vain d’espérer pouvoir reprendredes relations économiques dans des conditions normales. Voir sur cette question CNUCED, Différends entre investis-seurs étrangers et État : prévention et modes de règlement autres que l’arbitrage, Nations unies, New York, Genève,2010, 137 p. passim.33- Dans une décision du 22 mai 2012, dans l’affaire Mobil Investment Canada Inc. et Murphy Oil. Corp. c. Canada, letribunal a accepté l’argument de l’investisseur selon lequel l’État devait être condamné à verser une indemnisationpour les dommages futurs, dans le cas où la réglementation litigieuse impose des obligations trop lourdes aux investis-seurs. Jusqu’alors, la question de l’indemnisation du manque à gagner ne se posait que dans le cadre d’une expro-priation. Cette décision, si elle faisait jurisprudence, pourrait être lourde de conséquences. Affaire CIRDI ARB(AF)/07/4,décision sur la responsabilité et le principe du montant de l’indemnisation, §§ 427-430 (www.italaw.com).34- Il faut préciser que la capacité financière de l’État n’a jamais été considérée, en droit international, comme unfacteur pertinent pour moduler l’obligation d’indemnisation qui pèse sur lui en cas d’expropriation. A fortiori, le pouvoirde payer de l’État ne peut être pris en considération dans l’appréciation de son comportement au regard des autresstandards de traitement et de protection des investisseurs étrangers.35-Entre autres exemples, le gouvernement français devrait déposer, à l’automne 2014, un nouveau projet de loi relatifà la politique de santé qui pourrait envisager de mettre en place une telle mesure de banalisation des paquets decigarettes. Voir « Loi anti-tabac : “paquets neutres” et e-cigarettes interdites de lieux publics », Les Échos, 30 mai2014.36-De même, la société Philip Morris a eu recours à l’arbitrage pour faire pression sur la province d’Ottawa qui voulaitempêcher l’utilisation des appellations « légères » et « douces » sur les paquets de cigarettes en raison de leur informa-tion trompeuse quant aux conséquences nocives du tabac pour la santé. Là aussi le projet de réglementation a finale-ment été abandonné. A. Depalma, « Quand les entreprises imposent leur loi aux États », Courrier international, 19 avril2001.

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

08 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

pantes des accords sur l’investissementtient au fait que ceux-ci ont très peu évolué,tant dans leur forme que dans leur subs-tance, depuis les premiers instrumentsadoptés au début des années 1970. Pour-tant, la configuration des échanges interna-tionaux économiques s’est profondémenttransformée et les flux d’investissements,qui avaient initialement conditionné l’objetmême des accords de protection des in-vestissements, se sont eux-mêmes très lar-gement complexifiés. Ils ne sont plusuniquement des flux nord-nord ou nord-sud.De nombreux investisseurs en provenancedes pays en développement ou en transitions’installent désormais à l’étranger pour y dé-velopper leur activité économique (dans lecadre de flux sud-sud ou sud-nord)37.

En réalité, depuis une dizaine d’années, onobserve un mouvement de réformation desaccords sur l’investissement internatio-naux, d’abord initiés par quelques Étatspuis relayés par certaines organisations in-ternationales telles la CNUCED et l’OCDE.Cet effort de modernisation n’a pas encorepermis de résorber complètement le dés-équilibre inhérent à ces instruments. Il esttoutefois propice à une re-conceptualisationdu droit des investissements de sorte de ré-concilier ce pan du droit international éco-nomique avec le principal objectif qui lui a étéassigné : celui d’être le principal vecteur dudéveloppement durable. Les propositions ence sens sont extrêmement nombreuses.Elles émanent des États, des organisationsinternationales, des universitaires ou encorede la société civile. On se contentera d’enébaucher ici trois qui, plutôt qu’être alterna-tives, sont en réalité complémentaires.

1. La réécriture des accords sur la protec-tion et la promotion des investissements

La première solution envisageable est cellequi consiste à réécrire (refashioning diraientcertains commentateurs anglophones) lesaccords sur la protection et la promotion

des investissements. Comme on l’a précé-demment relevé, ce travail a déjà été, enpartie, entrepris par certains États. Il adonné lieu à une toute nouvelle générationd’accords sur l’investissement qui tientmieux compte des intérêts des États hôtes. Les premiers États à s’être engagés danscette voie sont les États-Unis et le Canadaqui, échaudés par les contentieux noués àleur encontre dans le cadre de l’ALENA etinquiets de certaines interprétations émisespar les tribunaux arbitraux, ont chacunadopté, en 2004, un nouveau modèle detraité bilatéral sur l’investissement38 qu’ilsont d’ailleurs, depuis, eu l’occasion de per-fectionner à nouveau39. Par la suite, denombreux autres États, y compris desÉtats en développement, ont adopté leurpropre modèle de TBI qui s’inspire de cesdeux initiatives pionnières. On peut égale-ment mentionner que c’est désormais unepréoccupation essentielle des institutionseuropéennes de négocier des instrumentsde réglementation des investissements quipréservent autant les droits des investis-seurs que ceux des États hôtes40. Cettevague de réformation s’est encore amplifiéeaprès que les préoccupations de ces Étatsse sont répercutées dans les politiques me-nées par certaines organisations internatio-nales. Le Cadre pour les politiquesd’investissement au service du développe-ment durable adopté par la CNUCED re-commande ainsi aux États l’insertion, dansleurs accords sur l’investissement, de cer-taines clauses spécifiques directement ins-pirées de celles que l’on trouve dans les TBIconclus par les États ayant adopté des mo-dèles d’accord de dernière génération41.

Quels changements apportent concrète-ment ces nouveaux accords ? Ils sont prin-cipalement de trois ordres. La plupart de ces accords, tout d’abord,définissent désormais plus précisément lesstandards de protection et de traitementdes investissements, avec pour objectif évi-dent de mieux guider le travail interprétatif

37- Voir les statistiques établis chaque année par la CNUCED dans ses rapports World Investment Report. On y trouveaussi des informations indiquant que parmi les plus puissantes multinationales se trouvent désormais des entreprisesissues de pays en développement et de pays en transition.38- Le modèle américain de 2004 peut être consulté à l’adresse suivante : http://www.state.gov/documents/organization/117601.pdf. Pour une analyse détaillée des innovations introduites par ce modèle, voir P. Juillard, « Lenouveau modèle américain de traité bilatéral sur l’encouragement et la protection réciproque des investissements(2004) », AFDI, 2004, p. 669-682. Le modèle canadien de 2004 peut être consulté à l’adresse suivante :http://italaw.com/ documents/Canadian2004-FIPA-model-en.pdf. Sources des modèles 2004.39- Le modèle américain de 2012 peut être consulté à l’adresse suivante :http://www.ustr.gov/sites/default/files/BIT%20text%20for%20ACIEP%20Meeting.pdf.40-Voir notamment communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen, au Comité économique etsocial européen et au Comité des régions. Vers une politique européenne globale en matière d’investissementsinternationaux, 7 juillet 2010, COM(2010)343final ; Conseil de l’Union européenne, Conclusions sur une politiqueeuropéenne globale en matière d’investissements internationaux, 25 octobre 2010 ; résolution du Parlement européendu 6 avril 2011 sur la future politique européenne en matière d’investissements internationaux (2010/2203(INI)).41- UNCTAD, World Investment Report, Investment Policy Framework for Sustainable Development, 2012.

DEPUIS UNE DIZAINEANNÉES, ON

OBSERVE UNMOUVEMENT DE

RÉFORMATION DESACCORDS SUR

L’INVESTISSEMENTINTERNATIONAUX

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

09 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

des arbitres42. Ainsi trouve-t-on dans lesnouveaux accords américains et canadiensune clause de traitement juste et équitablequi prévoit que « [l]es concepts de “traite-ment juste et équitable” et de “protectionet sécurité intégrales” […] n’exigent pas untraitement supplémentaire ou supérieur àcelui prescrit par la norme minimale de trai-tement des étrangers en droit internationalcoutumier » et une annexe explicative desclauses relatives à l’expropriation quiprécise que : « sauf dans de rares cas, tels ceux où unemesure ou une série de mesures sont si ri-goureuses au regard de leur objet qu’on nepeut raisonnablement penser qu’elles ontété adoptées et appliquées de bonne foi,ne constitue pas une expropriation indi-recte de la mesure non discriminatoired’une Partie qui est conçue et appliquéedans un but de protection légitime du bien-être public concernant, par exemple, lasanté, la sécurité et l’environnement43 ».

Ces nouveaux accords contiennent égale-ment des clauses permettant de revaloriserles droits de l’État hôte. Il ne s’agit pas là declauses nouvelles puisqu’on les trouvaitdéjà dans certains traités sur l’investisse-ment conclus dans les années 1990. Maiselles sont désormais plus fréquentes. Ilpeut s’agir de clauses rappelant le droit del’État de réglementer dans un but d’intérêtgénéral. Ainsi l’article VIII du modèle de TBIcolombien, adopté en 2007, précise-t-ilque :« [n]othing in this Chapter shall beconstrued to prevent a Party from adop-ting, maintaining, or enforcing any measurethat it considers appropriate to ensure thatan investment activity in its territory is un-dertaken in accordance with the environ-mental law of the Party, provided that suchmeasures are proportional to the objectivessought44 ».

Il peut s’agir de clauses appelées « clausesde non-abaissement » des normes socialeset environnementales selon lesquelles :« [l]es Parties reconnaissent qu’il n’est pasapproprié d’encourager l’investissement enadoucissant les mesures nationales qui serapportent à la santé, à la sécurité ou àl’environnement. En conséquence, unePartie ne devrait pas renoncer ni déroger,

ou offrir de renoncer ou de déroger, à detelles mesures dans le dessein d’encoura-ger l’établissement, l’acquisition, l’expan-sion ou le maintien sur son territoire d’uninvestissement effectué par un investisseur.La Partie qui estime qu’une autre Partie aoffert un tel encouragement pourra de-mander la tenue de consultations, et lesdeux Parties se consulteront en vue d’évi-ter qu’un tel encouragement ne soitdonné45 ».

Il peut encore s’agir de clauses d’excep-tions générales directement inspirées del’article XX de l’Accord général sur le com-merce des marchandises de l’OMC. Parexemple, l’article 18 al. 1 du nouveau mo-dèle de TBI canadien46 prévoit que :« [p]our l’application du présent accord :a) chacune des Parties peut adopter ou ap-pliquer les mesures nécessaires, selon lecas :

i) à la protection de la santé ou dela vie des personnes ou des animaux, ou àla préservation des végétaux,

ii) pour assurer le respect de sondroit interne qui n’est pas incompatibleavec le présent accord,

iii) à la conservation des res-sources naturelles épuisables, qu’ellessoient biologiques ou non biologiques ; b) pourvu que les mesures visées au sous-paragraphe a) ne soient pas, selon le cas :

i) appliquées de façon à constituerun moyen de discrimination arbitraire ou in-justifiable entre les investissements ou entreles investisseurs,

ii) une restriction déguisée à l’inves-tissement ou au commerce international ».

La portée de ces clauses est très incer-taine. Il n’est pas évident qu’elles permettentà un État d’adopter une mesure de protec-tion de l’environnement qui soit restrictive del’activité d’un investisseur étranger sans s’ex-poser à l’obligation d’indemniser les dom-mages qui en découlent. Ainsi, en précisantque les mesures légitimes ne peuvent êtrequalifiées d’expropriation indirecte, « saufdans de rares cas », les clauses relatives àl’expropriation laissent entendre qu’en casde mesure qui anéantit totalement l’investis-sement de l’opérateur étranger, celui-cipeut tout de même prétendre à une in-demnisation. De même, la plupart des au-

42- De manière générale, les TBI de dernière génération sont des instruments bien plus complets et détaillés que ne lesont les TBI traditionnels. Pour s’en convaincre, il suffit de procéder à une analyse comparée des plus triviales : lesnouveaux modèles de TBI américain et canadien font désormais une cinquantaine de pages, tandis que le modèlefrançais adopté en 2006, qui ne contient que d’infimes changements par rapport aux premiers instruments conclus parla France dans les années 1970-1980, tient en six pages.43- Voir aussi l’article VI c. du modèle de TBI colombien adopté en 2007. 44- Voir aussi l’article 1114 al. 1 de

l’ALENA.45- Formulation retenue à l’article 1114 al. 2 de l’ALENA.46 - Le Canada est le premier à avoir eu recours aux clauses d’exceptions générales dans certains de ses TBI conclusdans les années 1990.47- Pour des développements plus détaillés sur l’efficacité de ces clauses, voir S. Robert-Cuendet, Droits de l’investis-seur étranger et protection de l’environnement…, op. cit., p. 47 et ss.48- Ainsi, dans l’Accord de libre échange signé en avril 2014 avec la Corée, on retrouve une clause d’arbitrage. Voirl’accord à l’adresse Internet suivante : http://www.dfat.gov.au/fta/kafta/.

EN CAS DE MESUREQUI ANÉANTITTOTALEMENT

L’INVESTISSEMENTDE L’OPÉRATEUR

ÉTRANGER, CELUI-CIPEUT TOUT DE MÊME

PRÉTENDRE À UNEINDEMNISATION

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

10 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

tres clauses sont « sans préjudice » des au-tres dispositions de l’accord, ce qui laisseentière la question de l’articulation de cesdispositions entre elles47. Il n’en reste pasmoins qu’il s’agit de premiers pas vers unemeilleure prise en compte des intérêts del’État. L’économie générale des accordssur l’investissement s’en trouve profondé-ment modifiée puisque la protection dueaux investisseurs étrangers n’est plus ap-préhendée en termes absolus.

Enfin, la refonte des accords sur l’investis-sement international a suscité d’importantsdébats sur l’opportunité de maintenir lapossibilité offerte aux investisseurs étran-gers d’accéder à l’arbitrage transnationalpour contester une mesure de l’État hôte. Iln’est pas question de faire totalement tablerase de ce mécanisme. Mais les discus-sions sont très vives à ce sujet. L’Australie,à la suite de la plainte initiée à son encon-tre par Philip Morris, avait clairement indi-qué qu’elle refuserait, à l’avenir, d’insérerdes clauses d’arbitrage dans ses nouveauxtraités sur l’investissement. Avant cela, l’ac-cord conclu avec les États-Unis en 2004substituait déjà à l’arbitrage transnationalune procédure de conciliation interétatique.À la faveur d’un changement de gouverne-ment, l’Australie a récemment modifié saposition à cet égard48. Mais les inquiétudesqui animaient la politique de l’Australie, demême que celles d’autres États, qui ont parexemple dénoncé la convention deWashington pour se désengager progres-sivement de l’arbitrage, ont gagné en in-tensité. Ainsi, dans le cadre de lanégociation d’envergure, actuellement encours entre l’Union européenne et lesÉtats-Unis au sujet du Partenariat transat-lantique de commerce et d’investisse-

ment49, deux États européens ont déjà faitpart de leur opposition à l’insertion dans lapartie relative à l’investissement de clausespermettant l’accès des investisseurs à l’ar-bitrage transnational50. Face aux inquié-tudes croissantes, la Commissioneuropéenne a aussi lancé une procédurede consultation publique, au début de l’an-née 2014 (qui s’est achevée en juillet 2014),pour recueillir les avis sur l’opportunité d’untel mécanisme51.

Comme on l’a précédemment relevé, lapossibilité offerte aux investisseurs étran-gers de recourir à l’arbitrage transnational,si elle focalise souvent les critiques, n’estpas la cause essentielle du déséquilibre quiaffecte aujourd’hui le droit des investisse-ments. Pour s’en convaincre est-il néces-saire de rappeler qu’au tout début de sonactivité l’Organe de règlement des diffé-rends de l’OMC faisait l’objet de critiquesau moins tout aussi virulentes quant à sonincapacité supposée de concilier les impé-ratifs commerciaux avec les impératifs dudéveloppement durable ? Pourtant au-jourd’hui, c’est à un équilibre relativementsatisfaisant qu’est parvenue sa jurispru-dence52. Le mode arbitral du règlement desdifférends n’est donc pas un obstacle, ensoi, à une meilleure conciliation entre lesimpératifs du développement durable et lesobjectifs de promotion et de protection desinvestissements. Mais il est vrai, toutefois,qu’une revalorisation du recours aux juri-dictions nationales, dont il est faux de pen-ser qu’elles favorisent systématiquementles intérêts de l’État au détriment de ceuxde l’investisseur, permettrait sans doute dedépassionner le contentieux, quand celui-cia trait à des mesures d’intérêt général53.

47- Pour des développements plus détaillés sur l’efficacité de ces clauses, voir S. Robert-Cuendet, Droits de l’investis-seur étranger et protection de l’environnement…, op. cit., p. 47 et ss.48- Ainsi, dans l’Accord de libre échange signé en avril 2014 avec la Corée, on retrouve une clause d’arbitrage. Voirl’accord à l’adresse Internet suivante : http://www.dfat.gov.au/fta/kafta/.49- Pour un suivi de l’état des négociations, voir http://ec.europa.eu/trade/policy/in-focus/ttip/index_fr.htm.50- L’Allemagne, par la voix du porte-parole du ministre de l’Économie, est le premier État à s’être ouvertement op-posé à l’insertion d’une clause de règlement arbitral des différends dans l’accord de partenariat transatlantique. Voir« Transatlantic Trade Talks hit German Snag », Financial Times, 14 mars 2014. Par la suite, le ministre des Affairesétrangères luxembourgeois a également formulé une même opposition. Communiqué de presse du 22 mai 2014(http://www.europaforum.public.lu/fr/actualites/2014/05/ttip-asselborn-tageblatt/index.html). Plus récemment encore,l’Allemagne a indiqué qu’elle refuserait de signer l’accord de libre-échange conclu avec le Canada. Il n’est pasimpossible que la question du règlement des différends dans le cadre du chapitre sur l’investissement soit au cœur desréticences de l’Allemagne. Voir « L’Allemagne veut rejeter un accord de libre-échange UE-Canada », Le Point, 27 juillet2014.51- Voir le rapport préliminaire établi en juillet 2014 sur la base des presque 150 000 communications reçues(http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2014/july/tradoc_152693.pdf).52- Pour une analyse des derniers rapports rendus par l’ORD, en particulier dans les affaires Communautéseuropéennes – Produits dérivés du phoque et Canada – Énergies renouvelables et Canada – Programme de rachats detarif garantis, où il était précisément question d’enjeux liés au développement durable, voir S. Cuendet, S. El Boudouhi,A. Hervé, « Les rapports des groupes spéciaux et de l’Organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce », AFDI,2013, à paraître fin 2014.53- Sur cette question, voir S. Robert-Cuendet, « Les investissements intracommunautaires entre droit communautaireet accords internationaux sur l’investissement : concilier l’inconciliable », RGDIP, 2011, p. 870-873 et p. 892-893 et S.Cuendet, « La saisine parallèle des juridictions internes », in A. de Nanteuil (dir.), Les nouveaux défis dans les conditionsde saisine du tribunal arbitral, actes du colloque organisé au Mans le 14 novembre 2013, Paris, Pedone, à paraîtrecourant 2014.

LA PROTECTION DUEAUX INVESTISSEURS

ÉTRANGERS N’ESTPLUS APPRÉHENDÉE

EN TERMESABSOLUS.

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

11 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

2. Le décloisonnement du droit des inves-tissements internationaux : vers une ap-proche intégrée de la protection desinvestisseurs étrangers

Une deuxième solution qui peut être envi-sagée pour mieux concilier la protectiondes investissements avec la promotion despolitiques de développement durable estl’adoption d’une approche intégrée du droitdes investissements étrangers, qui per-mettrait de décloisonner les instruments deprotection de ces investissements.

Comme on l’a déjà souligné, les accordssur l’investissement international ont pourseule vocation de protéger les investisse-ments réalisés par les étrangers. Danscette perspective monofonctionnelle, laprotection des investisseurs est considéréecomme une fin en soi, indépendammentdes avantages qu’en retire l’État hôte, cequi favorise les tentations d’extrapoler da-vantage encore cette protection. Pourtant,les instruments de protection des investis-sements n’ont, en réalité, jamais eu voca-tion à fonctionner en système clos. Unrapide aperçu de la généalogie des princi-pales clauses que l’on trouve dans ces ins-truments – la clause de traitement juste etéquitable et la clause de protection contrel’expropriation en particulier – montrequ’elles ont d’abord été insérées dans desaccords relatifs au commerce international :la protection de la personne et des biensdes commerçants était alors considéréecomme une condition indispensable à l’ob-jectif essentiel de libéralisation des échanges.Autrement dit, la protection des opérateursétrangers était conçue comme l’accessoirede la libéralisation du commerce54.

Cette tendance à l’isolationnisme du droitde la protection des investissements esttoutefois en très net recul aujourd’hui. LaCNUCED a pu déceler, ces dernières an-nées, un essoufflement du rythme de laconclusion des traités bilatéraux sur l’in-

vestissement au profit de la négociationd’accords de libre échange (ALE) qui, entreautres domaines de régulation, contiennentsouvent un chapitre sur l’investissement.Les États-Unis, rapidement suivis par leCanada, ont encore été les premiers à en-treprendre un programme de négociationd’envergure de ces ALE, dans le milieu desannées 2000. On sait aussi que la négocia-tion de grands partenariats commerciaux estl’un des objectifs essentiels de l’Union euro-péenne dans la valorisation de la politiquecommerciale commune55 qui, depuis le 1er

décembre 2009 (date d’entrée en vigueur dutraité de Lisbonne), englobe les investisse-ments étrangers directs56.

L’intérêt de ces ALE (ou accords de pro-motion du commerce) réside principale-ment dans le fait qu’ils couvrent denombreux domaines d’activité écono-mique57 : le commerce des marchandises,le commerce des services, y compris lesservices financiers, les marchés publics, lestélécommunications, l’agriculture, le com-merce électronique, les transferts de tech-nologie, les droits de propriété intellectuelle,l’investissement… La protection des inves-tissements n’y est donc pas appréhendéecomme objectif unique. De nombreusesautres dispositions de ces accords, sou-vent placées dans les chapitres non spéci-fiquement consacrés à l’investissement,ont pour objet de renforcer les efforts de li-béralisation des investissements et lesdroits reconnus aux investisseurs étrangersviennent au soutien de l’objectif essentielde circulation des richesses.

Mais ces instruments, en plus d’être pluscomplets que les accords de protectiondes investissements, contiennent aussi trèsfréquemment des chapitres entiers dédiésaux questions de protection de l’environ-nement et de protection des normes so-ciales. L’ALENA, en tant qu’archétype deces ALE, peut être cité en exemple puisqu’ilfonctionne avec deux accords parallèles :

54- B. Nolde, « Droit et technique des traités de commerce », Recueil des cours de l’Académie de droit internationalde La Haye, 1924, p. 291-462.55-Sur le programme européen de conclusion d’ALE, voir le site Internet de la Commission européenne (http://ec.eu-ropa.eu/index_fr.htm).56- Article 207 du TFUE. Une controverse demeure quant à savoir si l’Union européenne doit être considérée commecompétente aussi bien pour les questions d’admission et d’établissement des investissements directs étrangers (cepoint ne posant aucune difficulté puisqu’il est étroitement lié à la libéralisation du commerce) que pour les questions detraitement et de protection des investissements directs étrangers. Cette interrogation est d’importance car elleconditionne notamment la nature des accords qui peuvent être négociés et conclus par la Commission européenne,au nom de l’UE (si l’on est en présence d’une compétence partagée, les accords doivent être des accords mixtes).Pour le moment, les États membres disposent toujours de la possibilité de négocier et conclure des TBI, sous lecontrôle de la Commission européenne. Voir le règlement (UE) no1219/2012 du Parlement européen et du Conseil du12 décembre 2012 établissant des dispositions transitoires pour les accords bilatéraux d’investissement conclus entredes États membres et des pays tiers.57- S’agissant du seul volet commercial, ils vont bien au-delà de ce que permettent les accords de l’OMC. Pour cetteraison, la dimension multilatérale de la régulation du commerce international est en très net recul au profit d’unebilatéralisation et d’une régionalisation du système commercial international.

L’INTÉRÊT DESACCORDS DE

PROMOTION DECOMMERCE RÉSIDE

DANS LE FAIT QUE LAPROTECTION DES IN-

VESTISSEMENTSN’EST PAS

APPRÉHENDÉECOMME OBJECTIF

UNIQUE

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

12 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

l’Accord de coopération nord-américaindans le domaine de l’environnement etl’Accord de coopération nord-américaindans le domaine des droits sociaux58.Parmi les instruments plus récents, les ALEconclus par les États-Unis et le Canadacontiennent également un chapitre sur l’en-vironnement et un chapitre sur les normessociales. C’est encore le cas de l’ALEconclu entre l’Australie et la Corée au débutde l’année 2014. Quant aux accordsconclus par l’Union européenne, ceux-cicontiennent parfois un chapitre spéciale-ment consacré au commerce et au déve-loppement durable. C’est le cas desaccords conclus avec la Colombie et lePérou, avec Singapour et avec certainsÉtats d’Amérique centrale. Le Partenariattransatlantique sur le commerce et l’inves-tissement actuellement négocié avec lesÉtats-Unis, de même que l’Accord écono-mique et commercial global avec le Ca-nada devraient également contenir un telchapitre.

Les dispositions contenues dans ces cha-pitres ne sont pas fondamentalement diffé-rentes de celles que l’on peut trouver dansles TBI de dernière génération. Il s’agit sur-tout de clauses de non-préjudice, declauses rappelant le droit de l’État de ré-glementer ou encore de clauses de non-abaissement des standards sociaux etenvironnementaux, auxquelles s’ajoutentparfois des dispositifs spécifiques de coo-pération dans le domaine du développe-ment durable. Leur efficacité est doncsujette aux mêmes réserves que celles quel’on a précédemment formulées. On peutégalement reprocher aux chapitres sur ledéveloppement durable contenus dans lesaccords conclus par l’Union européennede ne porter que sur les aspects commer-ciaux, alors même qu’il semble opportund’en étendre le champ également auxquestions d’investissement. Mais l’essen-tiel tient surtout au fait que la présence deces chapitres permet, encore une fois, demettre en perspective – de mettre en ba-lance même – les obligations des Étatss’agissant de la protection des investisse-ments avec leurs autres obligations com-merciales et non commerciales. Dès lors,la protection des investissements n’est plusappréhendée de manière absolue et cetteapproche intégrée peut participer à creverla bulle spéculative qui s’est formée autour

des standards de protection des investis-sements étrangers.

3. L’articulation des règles de protectiondes investissements avec d’autres instru-ments de régulation : pour une approcheglobale du droit des investissements

Finalement, la troisième évolution possibledu droit des investissements que nous en-visagerons ici tient compte de la faiblesseessentielle des accords de protection desinvestissements : ceux-ci ne contiennentaucune obligation à la charge des investis-seurs étrangers, alors même qu’il apparaîtévident que la responsabilisation de cesopérateurs économiques est indispensableà la conciliation entre investissement inter-national et développement durable.

Quelques tentatives ont été engagées pourcontrebalancer, dans ces instruments, lesdroits reconnus aux investisseurs étrangerspar des obligations corrélatives. Mais au-cune n’a abouti à un système effectif, soitque l’approche adoptée n’a qu’un objet in-citatif soit, au contraire, que l’approche pro-posée nécessite une réforme d’envergure,que les États ne semblent pas prêts d’en-treprendre. Pour illustrer la première hypo-thèse, on peut par exemple rappeler que lepréambule du projet consolidé d’AMI ren-voyait expressément aux Principes direc-teurs de l’OCDE à l’intention des entreprisesmultinationales59. On sait toutefois que cesprincipes sont dépourvus de force obliga-toire, ce que ne manquait pas de rappelerle projet d’AMI. On peut également noterque l’actuel modèle de TBI canadiencontient un article 16 relatif à la responsa-bilité sociale des entreprises qui disposeque : « [c]hacune des Parties encourage les en-treprises exerçant leurs activités sur sonterritoire ou relevant de sa compétence àintégrer, sur une base volontaire, dans leurspratiques et politiques internes des normesinternationalement reconnues en matièrede responsabilité sociale des entreprises,telles que les déclarations de principe aux-quelles les Parties ont adhéré et qui portentsur des questions comme le travail, l’envi-ronnement, les droits de la personne, lesrelations avec la collectivité ou la luttecontre la corruption ». Mais il est clair qu’une telle disposition nepeut avoir qu’une incidence limitée : non

58- Le traité sur la Charte de l’énergie, qui contient des dispositions sur l’investissement, est également accompagnéd’un protocole sur l’efficacité énergétique et les aspects environnementaux.59- « [Prenant note des] [Exprimant leur soutien aux] Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprisesmultinationales et soulignant que l’application de ces Principes, qui ne sont pas contraignants et dont le respect a uncaractère volontaire, favorisera une attitude de confiance mutuelle entre les entreprises et les pays d’accueil etcontribuera à un climat propice à l’investissement ».60 - L’article 32 du modèle de TBI norvégien adopté en 2007 contient une clause comparable : « The Parties agree toencourage investors to conduct their investment activities in compliance with the OECD Guidelines for MultinationalEnterprises and to participate in the United Nations Global Compact. »

LARESPONSABILISATION

DES INVESTISSEURSÉTRANGERS EST

INDISPENSABLE À LACONCILIATION ENTRE

INVESTISSEMENTINTERNATIONAL ET

DÉVELOPPEMENTDURABLE

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

13 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

seulement elle s’adresse aux États, et nondirectement aux investisseurs, mais en outre,là encore, elle n’a qu’un objectif incitatif60. Pour illustrer la seconde hypothèse, onpeut se référer au projet d’accord sur l’in-vestissement pour le développement dura-ble élaboré par l’Institut international dedéveloppement durable61, qui constituel’exemple le plus abouti d’instrument conci-liant les disciplines du droit des investisse-ments avec les impératifs du développementdurable. L’innovation la plus audacieuse qui yest proposée réside dans la structure mêmede l’accord : celui-ci, à côté d’une partie clas-siquement consacrée aux normes de traite-ment et de protection des investissements,contient une partie sur les droits et obligationsde l’État d’accueil, une partie sur les droits etobligations de l’État d’origine et une partie surles droits et obligations des investisseurs62.Depuis, la Communauté de développementd’Afrique australe a également adopté, en2012, un modèle de TBI qui contient une par-tie sur les droits et obligations des investis-seurs étrangers en termes d’étude d’impact,de bonne gouvernance ou encore de trans-parence des pratiques commerciales63. Il n’estdonc pas exclu que certains États souhaitentprogressivement s’engager dans cette voie.Mais ce n’est toutefois pas la voie qui est au-jourd’hui privilégiée.

À côté de ces quelques tentatives de mo-difier l’essence même des accords sur l’in-vestissement, tentatives dont l’impact restepour le moment très limité, il existe égale-ment de très nombreuses initiatives visant àresponsabiliser l’action des entreprises àl’étranger. Parmi celles-ci, il convient dementionner les Principes directeurs del’OCDE à l’intention des entreprises multi-nationales, le Global Compact des Nationsunies ou encore les Principes directeurs re-latifs aux entreprises et aux droits del’homme64. Mais d’autres projets portentplus spécifiquement sur la responsabilisa-tion des investisseurs, tels les Principes des

Nations unies pour l’investissement res-ponsable65 et les principes pour un investis-sement agricole responsable, actuellementen négociation au sein du Comité sur le sé-curité alimentaire mondiale de la FAO66 .

Les instruments issus de ces différentes ini-tiatives n’ont aucune force obligatoire. Ilsn’ont, en tant que tels, qu’une portée re-commandatoire et c’est, a priori, sur unebase purement volontaire que les entre-prises peuvent s’engager à les respecter. Pour autant, il ne faut certainement pas né-gliger cette nouvelle forme de régulation quiest aujourd’hui de plus en plus répandue.Ainsi, dans le domaine de la régulation ban-caire et financière67, l’absence de véritableréglementation internationale est palliée parl’existence de nombreux standards interna-tionaux – dont beaucoup émanentd’agences de régulation hybrides ou privées– qui, sans être obligatoires, n’en sont pasmoins appliqués et respectés par les opéra-teurs bancaires et financiers. La force nor-mative de ces standards résulte d’uneconjugaison de facteurs parmi lesquels ontrouve, d’une part, le fait que les destinatairesdes normes ont été directement associés àleur élaboration (approche participative ouréflexive de l’élaboration du droit) et, d’autrepart, le fait que l’octroi de certains avantages– par exemple l’obtention d’un prêt ou d’unelicence – est soumis au respect de ces stan-dards (conditionnalité)68.

Or, les réflexions sur la manière de mieuxtenir compte des politiques de développe-ment durable dans le droit des investisse-ments pourraient s’inspirer de ces modèlesde régulation. Il n’est pas impossible d’éta-blir un lien entre les instruments d’incitationà l’investissement responsable – qui invi-tent les opérateurs à respecter les normessociales et environnementales, à luttercontre la corruption ou encore à adopterdes règles de bonne gouvernance – et lesaccords de protection des investissements.

61- L’IIDD est une organisation non gouvernementale (ONG) implantée dans plusieurs États et qui publie régulièrementdes travaux et des rapports sur l’évolution du droit de l’investissement, sur l’interprétation des accords de promotion etde protection des investissements faite par les tribunaux arbitraux ou encore sur les possibilités d’améliorer lemécanisme de règlement des différends mixtes.62- Le modèle peut être consulté à l’adresse Internet suivante :http://www.iisd.org/pdf/2005/investment_model_int_handbook_fr.pdf.63- SADC Model Bilateral Investment Treaty Template, disponible à l’adresse Internet suivante :http://www.iisd.org/itn/wp-content/uploads/2012/10/sadc-model-bit-template-final.pdf.64- Ces derniers principes sont plus connus sous l’appellation des « principes Ruggie » du nom du représentantspécial du secrétaire général chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autresentreprises qui est à l’origine de leur adoption en 2011.65- Il s’agit d’une initiative du Programme des Nations unies pour l’environnement (http://www.unepfi.org/fileadmin/do-cuments/pri_francais.pdf).66- On peut encore ajouter à ces initiatives de nombreux autres projets menés par les institutions internationales ou lesONG, ainsi que les codes de conduite volontaires adoptés par les entreprises elles-mêmes.67- C’est également le cas dans d’autres domaines comme la sécurité maritime, la lutte contre le trafic des « diamantsdu sang » (voir le système de certification des diamants du processus de Kimberley) ou encore la santé, sous l’égidede l’Organisation mondiale de la santé.68- Voir S. Cuendet, « Le pouvoir normatif des institutions financières internationales », in G. Giraudeau (dir.),La Réforme des institutions économiques internationales face aux défis de la globalisation, actes de la Journée d’étudefranco-espagnole du 4 octobre 2012 à l’université d’Orléans, Paris, Mare et Martin, à paraître courant 2014.

L’ABSENCE DEVÉRITABLE

RÉGLEMENTATIONINTERNATIONALE EST

PALLIÉE PARL’EXISTENCE DE

NOMBREUXSTANDARDS

INTERNATIONAUX

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

14 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

Ce lien pourrait clairement s’analyser enterme de conditionnalité des privilèges,économiques et juridiques, traditionnelle-ment offerts aux investisseurs étrangers.Une solution aussi novatrice peut semblerdifficile à mettre en œuvre. Elle n’est toute-fois pas impossible.

On sait qu’une controverse a eu lieu ausujet de la question de savoir s’il fallait exi-ger, dans le cadre de l’arbitrage CIRDI, desinvestissements que ceux-ci participent audéveloppement économique de l’État d’ac-cueil pour bénéficier de la protection offertepar les TBI et la convention de Washington.Une jurisprudence qui semble aujourd’huidominante a rejeté la pertinence d’un tel cri-tère, au motif que la participation au déve-loppement de l’État d’accueil est unedonnée contingente, des plus difficiles à ap-précier69. Il paraît pourtant évident que lesÉtats hôtes n’ont accepté de s’engager àrespecter des obligations de protection desinvestissements particulièrement lourdesqu’à la condition que ceux-ci participent àleur développement. Par ailleurs, le fait derejeter la pertinence d’une telle condition auseul motif que celle-ci est difficilement ap-préciable est pour le moins spécieux.

On retrouve par exemple une exigence si-milaire dans le texte même de la conven-tion de Séoul portant création de l’Agencemultilatérale pour la garantie des investis-sements qui conditionne l’octroi de la ga-rantie aux opérations contribuant audéveloppement du pays d’accueil70. De lamême manière, les mécanismes natio-naux de garantie publique, tels ceux of-ferts par la COFACE pour la France oul’OPIC pour les États-Unis, ne couvrentbien souvent que les risques politiquesauxquels sont soumis les investissementsvertueux71. C’est bien la preuve que l’éli-gibilité à certains privilèges juridiques peutêtre conditionnée au fait que l’opérationen question apporte une contribution si-gnificative au développement de l’Étatd’accueil. Certes, pour rendre opérantune telle condition, il est nécessaire dedéfinir plus précisément les critères quidoivent être effectivement satisfaits parl’investisseur. Mais c’est justement ici quele respect des lignes ou principes direc-teurs sur l’investissement responsable oul’investissement durable peut être pris encompte, comme indicateur du caractèrepotentiellement vertueux de l’opération encause. Cela requiert également la mise en

place de mécanismes d’évaluation desbonnes pratiques des investisseurs qui,s’ils ne sont pas aisés à instaurer, ne sonttoutefois pas inenvisageables.

Un tel mécanisme de conditionnalité pour-rait être envisagé pour l’octroi des garantiespubliques et des assurances72, celle-ci étantaujourd’hui indispensables à la sécurisationdes investissements étrangers. On peutaussi l’envisager pour l’accès à certainsmarchés, comme l’agriculture qui a été de-puis peu happée par le mouvement de libé-ralisation mais qui reste un secteurextrêmement sensible. Ici, on peut d’ailleursrappeler que certaines législations réserventdéjà l’octroi de certains avantages incitatifs –comme des exonérations fiscales – aux in-vestissements qui participent à des projetsde développement durable. Rien n’interditdonc de limiter l’accès à certains secteursclés de l’économie aux investisseurs s’en-gageant à mener une politique de dévelop-pement durable active. Il peut égalementl’être pour le bénéfice de la protection assu-rée par les traités sur l’investissement. À cetégard, on peut souligner qu’un certain nom-bre d’États, parmi lesquels on trouve surtoutdes États d’Asie, conditionnent déjà le bé-néfice du traitement et de la protection as-surée par les accords sur l’investissement àl’obtention d’un agrément ou d’une autori-sation par les autorités de l’État d’accueil. Ilconviendrait donc de réfléchir à la manièredont l’octroi de telles autorisations pourraitêtre conditionné au respect par les investis-seurs concernés de certains standards decomportement définis dans les instrumentsque l’on mentionnait plus haut qui, tout enrestant formellement incitatifs, ne s’en trou-veraient pas moins revêtus d’une certaineforce normative.

Une telle approche, dont il conviendrait dedéterminer plus précisément les modalités,notamment en identifiant un ensemble destandards internationaux généralement ac-ceptés comme définissant l’investissementresponsable, permettrait ainsi d’intégrer lesaccords sur l’investissement dans un en-semble plus vaste d’instruments normatifsformels et informels qui pourraient interagirentre eux. Cela requiert la participationaussi bien des États que des institutions in-ternationales, des investisseurs eux-mêmes, voire de certaines ONG, dans uneperspective de droit participatif qui reposesur un processus normatif à l’issu duquelchacune des parties prenantes a été asso-

69- Sur cette controverse, voir notamment A. Gilles, La Définition de l’investissement international, Bruxelles, Larcier,2012.70- Article 12) d. iii) de la convention de Séoul.71- Voir les conditions d’éligibilité expliquées sur le site Internet de l’OPIC (www.opi.gov) et sur le site Internet de laCOFACE (www.coface.fr).72 -Il conviendrait donc d’associer les assureurs institutionnels et les assureurs privés à ce processus deresponsabilisation des investisseurs étrangers.

RIEN N’INTERDIT DERESERVER L’ACCÈS ÀCERTAINS SECTEURS

CLÉS DE L’ÉCONOMIEAUX INVESTISSEURS

S’ENGAGEANT ÀMENER UNE POLITIQUE

DE DÉVELOPPEMENTDURABLE ACTIVE

La note ACCORDS D’INVESTISSEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE

15 SLA NOTE DE CONVENTION N° 14 | 2014

ciée à l’élaboration du droit applicable.

Finalement, cette approche, comme lesdeux autres hypothèses de réformation desaccords sur l’investissement précédemmentenvisagées, permet de mettre l’accent surle fait que l’équation protection des investis-sements internationaux – promotion du dé-veloppement durable ne peut pas êtrerésolue à partir du seul facteur que consti-tuent les accords sur l’investissement inter-national. Que l’on opte pour une approcheintégrée du droit des investissements ou, de

manière plus audacieuse encore, pour uneapproche globale, il semble désormais né-cessaire de réfléchir à l’échelle d’une plura-lité d’instruments, de nature et de forcenormative différentes pour tenir compte del’évolution contemporaine des modes de ré-gulation des activités économiques dans lecontexte de la mondialisation.

* Sabrina Cuendet est maître de conférences à l’Écolede droit de la Sorbonne (université Paris 1) et membre de l’Institut de

recherche en droit international et européen de la Sorbonne (IREDIES).

SCONVENTION

Conventions est un cercle de réflexion sur les enjeux juridiques de la mondiali-sation. Autour d’un programme régulier de rencontres et de publications, ilrassemble des diplomates, des juristes et des acteurs du monde de l’entreprisedésireux de mieux comprendre les nouvelles formes de régulation, et d’yinscrire leurs pratiques.

Conventions est une initiative de l’Institut des hautes études sur lajustice et du ministère des Affaires étrangères et européennes (DGM,sous-direction des affaires économiques internationales).

Les idées et réflexions exposées dans cette publication n’engagent que leurs auteurs.

Comité de rédaction :Mme Sarah AlbertinM. David ChekrounMme Sandrine ClavelMme Julie de ClerckM. Édouard JourdainMme Isabelle MoyM. Bertrand PousM. Étienne Roland-PiegueM. Julien Serre

Directeur de la Publication :M. Harold Épineuse

R É G U L E R L A M O N D I A L I S A T I O N

Directrice éditoriale :Mme Anne-Lorraine Bujon