La Métaphysique de l'Evenement

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  • La Mtaphysique de lvnement chez Whitehead, Pguy et Deleuze dans son rapport Ruyer, Simondon et Dupuy

    Jean-Claude Dumoncel 1

    Le hasard voulut que la Providence ft de mon ct. Samuel Butler

    Donnons nous dabord un chantillonnage suffisamment vari dvnements ou de processus :

    le Big-bang le viol de Lucrce (relat par Tite-Live, pris comme sujet par Shakespeare

    et comme exemple par Lorenzo Valla puis par Leibniz) la traverse du Rubicon (prise comme exemple par Leibniz) la naissance de JC (an 0 de Mille Plateaux) la chute de lEmpire romain (raconte par Gibbon) la translatio studiorum (de la fermeture de lEcole dAthnes en 529 la

    lecture dAverros par Thomas dAquin) les batailles de Salamine (480 av. JC), Bouvines (1214), Marignan (1515),

    Lpante (1571) et Waterloo (1815) ton premier baiser (dit Mallarm dans Apparition ) En janvier 1929, Wittgenstein revint Cambridge (G. E. Moore).

    Nous pouvons maintenant poser notre problme : trouver une thorie de lEvnement qui soit capable dembrasser la totalit de cet chantillonnage, la fois dans ce qui fait son unit conceptuelle et dans sa varit.

    1. La pense de lvnement la plus pntrante selon Deleuze En 1991, Deleuze affirme quil y a deux penseurs qui ont le plus pntr dans lvnement 1 . Ce sont Blanchot et Pguy. Et ds 1956 dans Les philosophes clbres de Merleau-Ponty, cest Deleuze que lon doit larticle Bergson , accompagn de notices laconiques sur les auteurs sinscrivant dans le bergsonisme . On peut y lire sur Charles Pguy le jugement suivant (inspir partiellement de Jean Hyppolite) :

    il a donn, dans Clio, sur le problme de lhistoire, des indications qui surclassent les Deux sources de la morale et de la religion 2.

    Puisque Pguy, selon Deleuze, est un des deux penseurs qui ont le plus pntr dans lvnement et surclasse Bergson sur le problme de

    1 J.-Cl. Dumoncel enseigne la Logique modale et la Philosophie Naturelle au

    Centre dtudes Thologiques de Caen, France.

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    lhistoire , il est probable que nous allons trouver chez Pguy, daprs Deleuze, la pense qui pntre le plus profond dans lvnement.

    Quelle est cette Pense capitale sur lEvnement, que jappellerai pour abrger le Principe Evnement ou Principe de Pguy ? Elle se trouve principalement dans quelques lignes de Clio que Deleuze a cite deux fois 3, en 1968 et 1969 :

    tout dun coup, nous sentons que nous ne sommes plus les mme forats. Il ny a rien eu. Et un problme dont on ne voyait pas la fin, un problme sans issue, un problme o tout le monde tait aheurt, tout dun coup nexiste plus et on se demande de quoi on parlait. Cest quau lieu de recevoir une solution, ordinaire, une solution que lon trouve, ce problme, cette difficult, cette impossibilit vient de passer par un point de rsolution pour ainsi dire physique. Par un point de crise. Et cest quen mme temps le monde entier est pass par un point de crise pour ainsi dire physique. Il y a des points critiques de lvnement comme il ya des points critiques de temprature, des points de fusion, de conglation ; dbullition, de condensation ; de coagulation ; de cristallisation. Et mme, il y a dans lvnement de ces tats de surfusion qui ne se prcipitent, qui ne se cristallisent, qui ne se dterminent que par lintroduction dun fragment de lvnement futur 4.

    Dans ce passage, le Principe Evnement est condens dans la dernire phrase :

    il y a dans lvnement de ces tats de surfusion qui ne se prcipitent, qui ne se cristallisent, qui ne se dterminent que par lintroduction dun fragment de lvnement futur.

    Le Principe Evnement de Pguy est donc aussi un Paradoxe de Pguy et une nigme. Comment un fragment de lvnement futur pourrait-il intervenir dans la cristallisation dun vnement prsent ? Et que signifient toutes ces mtaphores physiques ? Je vais dvelopper ici lexplication que je viens de publier dans le livre exposant le systme deleuzien 5. La clef de la difficult se trouve dans le terme le plus technique : surfusion . Quest-ce que la surfusion ? Cest ltat dun corps qui demeure accidentellement liquide une temprature infrieure sa temprature de fusion 6 . Autrement dit, un corps en surfusion est un corps qui devrait dj tre solidifi mais qui, accidentellement , reste liquide.

    La srie solide-liquide-gazeux dsigne trois tats de la matire en fonction de la temprature. La dfinition de la surfusion ne fait par consquent que confirmer, premire vue, le caratre nigmatique des propos de Pguy. Quest-ce que les tats de la matire peuvent bien avoir voir avec lvnement ?

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    1.1. Lvnement selon Pguy dans les sries de Mc Taggart

    Nous ne le dcouvrirons qu une condition : traverser le Channel pour lire ce que P. T. Geach a vu en 1969 : ce qui runit the great Cambridge philosophical works published in the early years of this century, like Russells Principles of Mathematics and McTaggarts Nature of Existence 7 . Le paradoxe de Pguy va en effet sexpliquer partir dun paradoxe sur la mtaphysique du temps qui est le suivant : dans la philosophie analytique (dont Russell est ici le reprsentant) la mtaphysique du temps a reu sa problmatique dun des matres du no-hglianisme anglais : John McTaggart Ellis McTaggart (18661925) dans son article Lirralit du Temps 8 publi en 1908 et contenant un argument capital repris en 1921 dans The Nature of Existence. Ce qui dploie toute la problmatique de la mtaphysique du temps dans la philosophie analytique est le clbre distinguo de McTaggart entre ses deux Sries du Temps, dites srie A et srie B qui sont donc les sries de McTaggart. Considrons en effet un vnement E quelconque ; cet vnement va se trouver pris dans deux sries temporelles.

    Dune part lvnement E est, dans lordre suivant dabord futur puis prsent et enfin pass.

    Cest ce que McTaggart appelle la Srie A, forme par les trois Attributs A, futur, prsent et pass, se succdant sur lvnement dans cet ordre (de sorte quon ne les confondra pas avec les trois parties du temps, qui par l-mme se succdent dans lordre : pass, puis prsent, puis futur).

    Dautre part lvnement E divise lensemble des vnements en trois sous-ensembles : ceux qui le prcdent, ceux qui lui sont simultans ou contemporains et ceux qui lui succdent. Cest ce que McTaggart appelle la Srie B, forme par les trois Relations B, prcder, accompagner et succder dans cet ordre (identique celui des parties du temps).

    Le distinguo de McTaggart commande en totalit la mtaphysique du temps raison dune diffrence capitale entre ses deux sries. Dans la srie A, en effet, il y a changement des attributs qui se succdent sur un seul vnement. Dans la srie B, au contraire, les relations entre vnements sont immuables. Il y a donc changement dans ltre si et seulement si la srie A est irrductible la srie B. Selon que la srie B ou la srie A prdomine, on obtient alors soit les conceptions statiques du temps comme celles de Parmnide, Spinoza, Russell, Einstein et Quine, soit les conceptions mobilistes du temps comme celles dHraclite, Leibniz, Peirce, Bergson, Whitehead, Popper et Prior.

    Cest la srie A qui va ici nous intresser. L o McTaggart suit un vnement comme successivement

    futur, prsent

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    puis pass Pguy le voit successivement comme dans un tat

    gazeux, liquide puis solide.

    Cest lAnalogie ontologique de Pguy. En mtaphysique du temps, cest la jonction de la philosophie analytique adoptant le distinguo de McTaggart avec le lignage de Pguy et Deleuze lui dcouvrant un double fond. Et en mme temps cest une prodigieuse rencontre entre la pense de Pguy et la posie dApollinaire :

    Descendant des hauteurs o pense la lumire

    Jardins rouant plus haut que tous les ciels mobiles

    Lavenir masqu flambe en traversant les cieux 9.

    Et cest dj davantage quune mtaphore : de mme quil y a trois tats de la matire , il y a bien pour un vnement trois tats de McTaggart ou Attributs A de Pguy. Les attributs de McTaggart sont aux vnements ce que les tats sont aux substances. Dautre part, pour travailler un corps, le forgeron le fait passer de ltat solide un tat quasi-liquide. Plus gnralement, du solide au liquide puis au gazeux, il y a selon Leibniz 10 une seule fluidit croissante. Tant quun vnement est futur, il est largement possible dagir sur lui, voire parfois sur sa probabilit ou sa possibilit, peut-tre jusqu la rduire zro. Quand il devient prsent, il est encore temps pour lui imprimer tel ou tel caractre. Quand il est devenu pass, il est trop tard. Lvenement se comporte donc dans la srie A de McTaggart comme un corps dans la srie des tats de la matire parcourue dans lordre gaz-liquide-solide. Puisque les tats de la matire sont fonction de la temprature, cela confre en retour une signification mtaphysique la thermodynamique 11. Le passage du Temps est un refroidissement de lEvnement dans ltre.

    Entre ltat liquide et ltat solide, il y a le point de solidification du corps, diffrent dun corps un autre, par exemple 0 C pour leau. De mme il y aura un point de condensation du gazeux au liquide. En raison de son Analogie ontologique, Pguy a transpos cette notion de point prise en physique lvnement. Cest en ce sens quil dclare : Il y a des points critiques de lvnement comme il ya des points critiques de temprature, des points de fusion, de conglation ; dbullition, de condensation ; de coagulation ; de cristallisation. . Comme la vu Deleuze 12, lespace o se situent ces points nest pas lespace physique mais ce que les physiciens appellent un espace de phases, forme scientifique de ce que Platon appelait lieu intelligible et Leibniz pays des possibles , reprsentable par ce que Jean-Pierre Dupuy appelle un paysage abstrait 13 . Il faut voir la Ligne dresse par Platon au seuil du mythe de la Caverne comme la colonne du Thermomtre de ltre et du Temps imagin par Pguy.

    Mais lAnalogie ontologique ne sarrte pas l. Pguy a compris ce que le modle que la surfusion offre la mtaphysique. Puisquun corps en

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    surfusion est un corps qui reste liquide quand il est pass au dessous de son point de solidification, il se rvle tre, dans le langage de Leibniz, un amphibie ontologique, traversant les tempratures sans y prendre les tats quelles prescrivent. Si lanalogie ontologique est juste dans sa gnralit, alors cela signifie quun vnement pourra tre pass tout en gardant la mallabilit de lvnement prsent et, de mme, quun vnement prsent pourra garder quelque chose de la plasticit dun vnement futur, ou encore qu un fragment de lvnement futur pourra participer la condensation de cet vnement futur en vnement prsent (condensation que Pguy appelle cristallisation ou prcipit pour parler le langage de la surfusion stricto sensu, qui se joue du liquide au solide).

    1.2. Prigogine et Dupuy chez Pguy

    Jusquici nous navons premire vue quun difice analogique. Mais ce nest quune apparence. Pour le voir il nous suffira de citer deux exemples supplmentaires porte paradigmatique. Dabord, sous la plume dIlya Prigogine et dIsabelle Stengers nous lisons :

    Lunivers que nous connaissons natrait [] de lamplification dune fluctuation dchirant lespace-temps de Minkowski, dune production irrversible de particules massives et de la courbure de lespace-temps.

    Cette description fait penser celle de la cristallisation dun liquide surfondu, liquide une temprature infrieure sa temprature de cristallisation 14. Le second exemple est ce que jai appel ailleurs la conversion suspendue de Bergson 15 telle que latteste son Testament dat du 8 fvrier 1937 :

    Mes rflexions mont amen de plus en plus prs du catholicisme o je vois lachvement complet du judasme. Je me serais converti, si je navais vu se prparer depuis des annes la formidable vague dantismitisme qui va dferler sur le monde. Jai voulu rester parmi ceux qui seront demain des perscuts 16.

    La thse de Prigogine et Stengers montre expressis verbis que le modle de la surfusion dans le Principe Evnement, tel que celui-ci est nonc par lauteur de Clio dans sa thorie de lvnement historique, reste pertinent quand il est transpos lchelle de lvnement cosmologique ou cosmogonique, celle du Big Bang. La conversion suspendue de Bergson va nous conduire un corpus moins colossal mais plus tendu dillustrations o le double modle du Principe Evnement et de la surfusion va se vrifier plus prosaquement, lors mme que le vocabulaire chimique de la surfusion nest pas employ.

    La conversion suspendue de Bergson tient en grande partie sa porte paradigmatique du fait quelle vient dun mtaphysicien dont on sait que par ailleurs 17 un de ses exemples dcisifs est limpossibilit de dire ce que sera le thtre de demain. Le mme philosophe qui nie la possibilit de prdire le thtre de demain est aussi celui qui voit en 1937 se prparer la vague de

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    perscutions qui va dferler sur le monde, en une prdiction crite que les vnement ont confirme au-del de tout ce que lon pouvait craindre. Et le cas de la conversion suspendue lapproche de la Seconde Guerre Mondiale ne fait en somme que transposer dramatiquement une analyse que Bergson avait dveloppe en dtail au sujet de la Premire :

    Encore enfant, en 1871, au lendemain de la guerre, javais, comme tous ceux de ma gnration, considr une nouvelle guerre comme imminente pendant les douze ou quinze annes qui suivirent. Puis cette guerre nous apparut tout la fois comme probable et comme impossible : ide complexe et contradictoire, qui persista jusqu la date fatale. Elle ne suscitait dailleurs dans notre esprit aucune image, en dehors de son expression verbale. Elle conserva son caractre abstrait jusquaux heures tragiques o le conflit apparut comme invitable, jusquau dernier moment, alors quon esprait contre tout espoir. Mais lorsque, le 4 aot 1914, dpliant un numro du Matin, je lus en gros caractres : LAllemagne dclare la guerre la France , jeus la sensation soudaine dune invisible prsence que tout le pass aurait prpare et annonce, la manire dune ombre prcdant le corps qui la projette. Ce fut comme si un personnage de lgende, vad du livre o lon raconte son histoire, sinstallait tranquillement dans la chambre. A vrai dire, je navais pas affaire au personnage complet. Il ny avait de lui que ce qui tait ncessaire pour obtenir un certain effet. Il avait attendu son heure ; et sans faon, familirement, il sasseyait sa place. Cest pour intervenir ce moment, en cet endroit, quil stait obscurment ml toute mon histoire. Cest composer ce tableau, la pice avec son mobilier, le journal dpli sur la table, moi debout devant elle, lEvnement imprgnant tout de sa prsence, que visaient quarante-trois annes dinquitude confuse 18.

    Le personngage partiel rencontr par Bergson, ayant longtemps attendu son heure pour sinstaller dans le prsent, est un cousin du fragment de lvnement futur postul par Pguy. Cette ombre prcdant le corps qui la projette , obscurment mle lhistoire sur laquelle elle est projete, annonce le prcuseur sombre que dfinira Deleuze 19. Et nous comprenons alors pourquoi Bergson a mis la majuscule lEvnement . Ce nest pas seulement parce que la dclaration de guerre du 4 aot 1914 est un gros titre de lhistoire, cest parce que la thorie de lvnement devient par son analyse une dramatisation de toute la mtaphysique.

    Entre les vcus de 1914 et de 1937, il y a cependant dnormes diffrences. Le conflit qui commence dans lt 1914 est, comme le rappelle Bergson, collectivement prmdit depuis quarante-trois ans, puis prpar par lantagonisme opposant la Triple entente France-Russie-Angleterre la Triple

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    alliance Allemagne-Autriche-Italie, dans une situation o lon semble nattendre plus quun prtexte. Il faut rappeler que lassassinat de larchiduc hritier dAutriche-Hongrie et de larchiduchesse par un terroriste serbe Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzgovine, qui a lieu le 28 juin 1914, entrane la dclaration de guerre de lAutriche la Serbie le 23 juillet, qui entrane la mobilisation gnrale de la Russie le 30 juillet, laquelle entrane la dclaration de guerre de lAllemagne la Russie le 1er aot et la France le 3 aot. Le jeu des alliances a donc crit davance le scnario des vnements qui se prcipitent partir du moment o lattentat de Sarajevo a mis le feu aux poudres, et quand Bergson ouvre Le Matin au matin du 4 aot, la France est dj en guerre avec lAllemagne. Selon mon ami Henri Droguet Franois Furet dans Lavenir dune illusion montre bien que le cataclysme daot 1914 ntait pas invitable (Lettre du 23 octobre 2009). Mais ce qui nest pas invitable peut trs bien, en loccurrence, devenir chaque jour plus probable et un peu plus difficile viter.

    La vague de perscutions que Bergson voyait se prparer en 1937 ne sera vue par dautres que lorsquelle aura dferl. Mais en dpit de ces diffrences le Principe Evnement sapplique aux deux cas. Le rle du personnage partiel que Bergson voyait comme un visiteur en 1914, cest lui-mme qui lassume en investigateur engag de1937.

    Aprs ces repres provenant du pass, la pertinence permanente du Principe Evnement va trouver une illustration dans la direction prise de plus en plus nettement par luvre de Jean-Pierre Dupuy. Cest la direction indique dans cette uvre ds les titres de livres comme Linvasion pharmaceutique (1974) 20, Pour un catastrophisme clair : Quand limpossible est certain (2002), Penser la politique aprs le 11 septembre (2002), Petite mtaphysique des tsunamis (2005), Retour de Tchernobyl. Journal dun homme en colre (2006). Dans un des derniers livres de Dupuy 21, le premier chapitre sintitule : Penser au plus prs de lApocalypse . La limite vers laquelle tend cette suite de titres est nonce dans la premire phrase de ce premier chapitre : Jai lintime conviction que notre monde va droit la catastrophe .

    Deleuze dclarait en 1968 : Toute typologie est dramatique, tout dynamisme est une catastrophe 22 . Les catastrophes de Dupuy sont donc des cas intermdiaires entre les catastrophes deleuziennes et celles de la thorie des catastrophes de Ren Thom qui se plaisait prciser quelles nont rien de catastrophique. Comme les premires elles sont cruelles, comme les secondes elles sont spcifiques. Dans ce cadre thorique, la lucidit de Bergson sur la vague de perscutions quil voyait se prparer en prdisant son dferlement doit nous faire prendre au srieux lintime conviction de Dupuy sur les tsunamis.

    Sur lexemple du rchauffement de la Terre, Dupuy peut se contenter dabord de rappeler que les experts du Groupe intergouvernemental sur lvolution du climat (GIEC) ne savent pas nous dire ce que laugmentation moyenne de la temprature du globe dici la fin du sicle sera exactement

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    lintrieur dune fourchette qui va de 2 6 degrs Celsius , cela sachant ce que seront les effets prvus par ces experts au-del de deux degrs, soit la borne basse de la fourchette :

    Au-del de la borne en question, le systme climatique entrera dans un chaos qui fera franchir des variables-clefs ce quon appelle des points de basculement (tipping points). Ces franchissements de seuils provoqueront leur tour des phnomnes catastrophiques, lesquels amplifieront une dynamique auto-renforce qui ressemblera une chute dans labme 23.

    Deux points capitaux sont relever ici : 1 Le problme du rchauffement climatique se trouve subsum par la

    Thorie du Chaos complexe 24 o les catastrophes de Thom elles-mmes deviennent catastrophiques, dans les routes vers le chaos rappeles par Deleuze 25. Dupuy suppose par ailleurs la possibilit dune puissance morphogntique 26 . Or on sait que le Thorie du Chaos quivaut ce quon appelle aussi Mathmatiques de la Morphogense. En parlant dune puissance morphogntique, Dupuy gnralise le problme que posait Ruyer en 1958 dans La gense des formes vivantes comme redescription de ce que Darwin dsigne en 1859 dans LOrigine des Espces. La gense des espces ou des formes vivantes comporte la gense de ce quAntisthne appelait Caballit. La thorie des Ides de Platon est appele parfois Thorie des Formes. Il faut remonter ici la diffraction de ltre (Sein) en Sosein (tre-ainsi) et Dasein (tre-l) 27. Les chevaux sont dans le Dasein mais la Caballit se situe dans le Sosein. La gense de la forme Caballit fait donc partie dune Gnalogie du Sosein. Dans les Mathmatiques de la Morphogense ainsi comprises, le rle dune puissance morphogntique est capital, quelque part entre la cause formelle des Anciens et la causalit structurale des Modernes ;

    2 Dans le cadre de cette Thorie du Chaos, les tipping points, points de basculement ou points de culbute qui jouent le rle de seuils pour les processus catastrophiques ou de points dentre en scne pour la puissance morphogntique, rejoignent les points de fusion ou de surfusion prcdemment thmatiss, cest--dire les Points de Pguy prvus par le Principe Evnement, avec les Points de Poincar plus connus comme singularits de Poincar dont Deleuze 28 avait vu la pertinence depuis 1966, dans sa recension du livre de Simondon sur lindividuation. On peut y ajouter les points fixes comme ceux dont Herbert Simon soutient lexistence en discutant la thse de leffet dipe selon Popper 29.

    Deleuze demande ce qui fait un destin au niveau des vnements (LS 199). Dupuy voque la contingence vcue comme destin 30 dans une dialectique du destin et du hasard 31 et, plus gnralement, le rle d un substitut du destin 32 . Il nous semble que sesquisse l, dans la philosophie contemporaine, un lignage de la problmatique Destinale capable, en philosophie, de tresser les unes sur les autres les problmatiques les plus

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    importantes et les plus dcisives tout en renouant avec une thmatique aussi ancienne que la philosophie 33. Platon, dans le mythe dEr, imagine un tissage de la Destine auquel il subordonne un tirage au sort des lots de chacun. Mais auparavant Hraclite avait compar le Temps un enfant qui joue aux osselets, ce jeu o ladresse le dispute au hasard. On sait que J.L. Borges, dans La Loterie de Babylone , a dfini une loterie qui dtermine tout ce qui est , autrement dit une Loterie de ltre. DHraclite Borges, la dialectique du destin et du hasard a donc hant la pense. Et le Jeu de Borges a inspir principalement deux philosophes. Dabord Deleuze, dont cest une des sources principales dans sa gnralisation du rle jou par le jeu en philosophie 34. Puis Dupuy dans La loterie Babylone 35 qui nous semble esquisser une thorie de lOrdalie gnralise (rejoignant peut-tre la thorie deleuzienne des Jugements de Dieu) 36. Sur cet arrire-plan, Dupuy dcerne un diplme dcidant qui est le plus grand mtaphysicien du XXe sicle 37 . Il attribue le titre David K. Lewis, ce logicien-philosophe que daucuns ont dcrit comme le Leibniz du XXe sicle 38 . On sait que David Lewis est entre autres lauteur de La pluralit des mondes, ouvrage rcemment traduit 39. Les mondes en question sont plus exactement les mondes possibles comme ceux que Leibniz a rassembls en pyramide la fin de la Thodice. Mais comme Dupuy se rclame de Borges, nous ne comprendrons vraiment ce qui se passe ici que si nous remontons ce que Borges a su rassembler dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent 40 :

    Des sicles de sicles et cest seulement dans le prsent que les faits se produisent ; des hommes innombrables dans les airs, sur terre et sur mer, et tout ce qui se passe rellement cest ce qui marrive moi []. Cette trame de temps qui sapprochent, bifurquent, se coupent ou signorent pendant des sicles, embrasse toutes les possibilits. Nous nexistons pas dans la majorit de ces temps ; dans quelques uns vous existez et moi pas ; dans dautres moi et pas vous ; dans dautres tous les deux.

    Ce que Borges expose ici sera redcouvert en 1969 par A. N. Prior dans son article Worlds, Times ans Selves 41 . Borges et Prior ont dcouvert le dnominateur commun aux Mondes, aux Temps et aux Moi, en articulant ainsi toute la mtaphysique sur les mutations en cours dans la logique modale 42 partir des travaux de C. I. Lewis puis de P. T. Geach 43 et Saul Kripke.

    De Simondon Deleuze, le cadre conceptuel du Principe-Evnement permet de saisir lessentiel de ce qui sest pass. Simondon 44 a renouvel la problmatique de lindividuation, dune part en faisant jouer un rle, comme Pguy, au paradigme de la surfusion, dautre part en remontant de la notion dindividu au cas plus gnral de la singularit. Dans son compte-rendu 45, Deleuze a parfaitement vu le rle de la singularit chez Simondon :

    En dcouvrant la condition pralable de lindividuation, il distingue rigoureusement singularit et individualit.

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    Mais Deleuze ajoute immdiatement une parenthse provenant tout droit de Lautman, quil connat 46 depuis 1959 :

    (Nen est-il pas de mme dans la thorie des quations diffrentielles, ou lexistence et la rpartition des singularits sont dune autre nature que la forme individuelle des courbes intgrales dans leur voisinage ?) 47

    Pour comprendre ce qui sest pass dans cette parenthse, il nous faut revenir la diffraction de ltre en Sosein et Dasein. Les singularits dont parlait Simondon en traitant de lindividuation sont, comme les individus, des singularits de Dasein, situes dans ce que Platon appelait le lieu visible . Mais les singularits de Poincar que Deleuze connat par les pages de Lautman 48 intitules Les mthodes de Poincar et Les singularits des fonctions analytiques sont tout autre chose. Ces singularits mathmatiques ont un statut mtaphysique de mme nature que celui des points de surfusion chez Pguy ou des points de culbute chez Dupuy. Elles sont situes dans ce que Platon appelait lieu intelligible et Leibniz pays des possibles : ce sont des singularits de Sosein. Seulement Deleuze a vu que le rapport entre ces singularits mathmatiques et les courbes dfinies par les quations diffrentielles quelles classent daprs Poincar prsente dans le Sosein une analogie ontologique avec le rapport entre singularits prindividuelles et individus quil dcouvre dans le Dasein daprs Simondon et Spinoza. Alors les notions de surfusion et de singularit juxtaposes par Simondon sont mises objectivement sur orbite par les points de Poincar homognes aux points de Pguy et Dupuy.

    Le catastrophisme clair de Dupuy sinscrit donc dans la thorie de lvnement que nous tentons dbaucher ici. Cependant son projet de Penser au plus prs de lApocalypse va sen trouver mtamorphos. Lapocalypse laquelle pense Dupuy est celle que prfigurent Hiroshima et Tchernobyl. Cest la fin du monde situe dans le Dasein et que, dans le Sosein, on trouve, sous la forme du dluge, non seulement dans la Bible mais chez Platon (dans Les Lois) ceci prs que le dluge platonicien, comme la conflagration dEmpdocle, sinscit dans un cycle de dluges indfiniment prolongeable, cas particulier du cycle ternel de conflagrations et de palingnsies enchanes dans lEtenel Retour selon Empdocle. La nouveaut de lApocalypse johannique, cest lide dun Dernier Dluge. Mais le modle mythique de lApocalypse peut se prendre aussi dans une acception largie que lui a trouve Frank Kermode 49 et qui a t adopte par Paul Ricur 50. Lide-clef de Kermode est condense comme suit par Paul Ricur :

    linfirmation de la prdiction concernant la fin du monde a suscit une transformation proprement qualitative du modle apocalyptique : dimminente, le fin est devenue immanente. LApocalypse, ds lors, dplace les ressources de son imagerie sur les Derniers Temps temps de Terreur, de Dcadence et de Rnovation pour devenir un mythe de la Crise.

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    Limpratif de Penser au plus prs de lApocalypse est transpos alors dans un impratif dj nonc par un ouvrage collectif auquel nous avons eu lhonneur de contribuer : Penser la Crise 51 . Et Dupuy a particip une autre rencontre organise aussi par Stphane Vend et Jol Gaubert 52 avec une causerie intitule Machination o figure une section Machines apocalyptiques .

    Dans cette problmatique Jean-Pierre Dupuy rejoint Pguy. Que rejoint aussi Pasolini dans certaines de ses analyses :

    Lintellectuel mimtique, en gnral, pouvait autrefois renoncer sa propre langue, et revivre le discours dun autre la condition que cet autre ft contemporain, ou mieux, beaucoup mieux, prhistorique par rapport lui : les meilleures mimsis du Discours Indirect Libre sont celles des pres bourgeois et petit-bourgeois, dune mythique gnration antrieure, ou les mimsis dialectales. Mais aujourdhui, cause dune angoisse qui devient supportable seulement si elle est apocalyptiquement ironique comme dans le pop art, lintellectuel mimtique ne peut pas adopter les modes linguistiques de ceux qui sont plus avancs que lui dans lhistoire, cest--dire par exemple des masses innocentes et standardises de la socit dans une phase nocapitaliste avance 53. Par consquent on peut bien dire que dsormais lintellectuel prend sans discrimination et ncessairement laspect dun traditionaliste. Mme les avant-gardes sont traditionalistes par rapport la vritable ralit, qui est au-del du seuil du futur, au moins en puissance 54.

    Lide-clef de Pasolini dans cette analyse est que, parmi des contemporains, les masses standardises sont paradoxalement plus avances, au moins en puissance que les intellectuels. Autrement dit, dans le vocabulaire de Pguy, la standardisation aggrave des masses est un fragment de lvnement futur dans la situation prsente o les intellectuels peuvent encore soffrir le luxe dune vie intellective traditionnelle.

    Dupuy condense paralllement ce que Hayek a vu sur la mme question :

    Les agents nont pas accs ce savoir collectif que reprsentent les prix avant quils stablissent sur le march. Un travailleur franais apprend brutalement que la valeur pour la collectivit de ses services et de sa qualification est devenue nulle au moment o il est licenci, telle multinationale ayant dcid de fermer lusine qui lemployait et ce parce que les conditions conomiques mondiales rendent plus rentable de sinstaller Singapour ou au Brsil 55.

    Autrement dit : mme quand le fragment de lvnement futur ne permet pour la Pense aucune anticipation dans lAction, cela ne lempche pas dtre l dans ltre.

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    La position de Dupuy est anticipe par le propos de Pasolini qui pose en principe quant cette poque : Lhomme est compris dans sa prfiguration de l homo technologicus 56 .

    Se fondant sur la ngations des valeurs sociales et linguistiques du pass et du prsent, on tablit une sorte de mimsis des valeurs du futur. Mais, naturellement, ce procd est trs simpliste, puisque toute complication et profondeur sont assures une idologie nouvelle par son contact avec les innombrables idologies du pass ; alors que dans le cas de ces choses crites, lambition de la nouveaut totale et le refus du pass rendent les ples idologique qui les maintiennent, trs frustes et presque infantiles 57.

    L encore la mimsis des valeurs du futur est comme un fragment de lvnement futur dans la situation prsente selon Pguy. Mais lanalyse de Pasolini explique de surcrot comment Bergson peut la fois soutenir que le thtre de demain est imprvisible et voir venir la vague dantismitisme qui va dferler sur le monde. Le thtre de demain prsuppose le gnie de demain, alors quune vague de perscutions salimente la btise de toujours.

    Cependant le fragment de lvnement futur que Pguy place dans le prsent ne se rduit pas pour autant, Dieu merci, des prodromes de catastrophes. Dans les pages de Blanchot que Deleuze met au mme rang que la Clio de Pguy on lit un tmoignage de Gide voquant linfluence du livre sur celui qui lcrit, et pendant cette criture mme. Car en sortant de nous, il nous change, il modifie la marche de notre vie :

    Il me parat que chacun de mes livres na point tant t le produit dune disposition intrieure nouvelle, que sa cause tout au contraire, et la provocation premire de cette disposition dme et desprit dans laquelle je devais me maintenir pour en mener bien llaboration. Je voudrais exprimer cela de manire plus simple : que le livre, sitt conu, dispose de moi tout entier, et que pour lui, tout en moi, jusquau plus profond de moi sinstrumente. Je nai plus dautre personnalit que celle qui convient cette uvre 58.

    1.3. Gurvitch entre Bergson et Pguy

    Quel que puisse tre lintrt des exemples compars jusqu prsent, nous en sommes rests avec eux au niveau dune numration ttonnante. Pour le prochain pas, Pguy nous tend le bout du filum Ariadnes :

    tout le temps ne passe pas avec la mme vitesse et selon le mme rythme. Non pas seulement le temps individuel, non pas seulement ce temps personnel. Cela est entendu depuis Bergson 59, et cest en cela que consiste sa dcouverte de la dure. Mais le temps public mme, le temps de tout un peuple,

  • La Mtaphysique de lvnement 127

    le temps du monde, on est conduit se demander si le temps public mme ne recouvre pas seulement, ne mesure pas seulement, ne sous-entend pas seulement une dure propre, une dure publique elle-mme, une dure dun peuple, une dure du monde. Et voil qui ferait une sociologie, si ces gens l taient capables de trouver le point dintressement 60.

    Ces gens l , cest Durkheim et son cole. Pguy a donc dfini comparativement le programme dune sociologie bergsonienne. Mais cette sociologie fonde sur la doctrine bergsonienne de la Dure nest nullement reste ltat programmatique. En 1941, New York, Georges Gurvitch a prononc un discours intitul La thorie sociologique de Bergson , qui en 1950 est devenu dans La vocation actuelle de la sociologie le chapitre XI. Ce discours dpasse largement son titre ; sur la pense de Bergson cest un des commentaires capitaux, qui ne supporte la comparaison quavec ceux de Jean Hyppolite et Deleuze. Dans la Bibliographie bablienne de Diffrence et Rptition figure Dialectique et sociologie de Gurvitch. La dialectique de Gurvitch est celle des totalisations, dtotalisations et retotalisations dont on devine quelle est lune des sources des territorialisations , dterritorialisations et reterritorialisations deleuziennes. Le deux triades ont un mme thtre. Dans la sociologie spculative de Gurvitch, il y a un escalier pivotal, celui qui est scand par ce que Gurvitch appelle les paliers en profondeur de la sociabilit. Or ces paliers en profondeur sont selon Gurvitch un cas particulier des plans superposs que Bergson a obtenus comme sections pratiques dans son clbre cne de la Mmoire :

    Et les paliers en profondeur de la sociabilit , leur tour, vont donner lieu un inventaire qui va dvelopper la thse de Pguy postulant une varit de dures sociales pour aboutir un vritable Spectre du Temps social. Cest ce que Gurvitch expose dans La multiplicit des temps sociaux 61 puis dans The Spectrum of Social Time. Gurvitch distingue huit temps sociaux diffrents, construits comme cadres de rfrence de lanalyse sociologique :

    1) le temps de longue dure et au ralenti ; 2) le temps trompe-lil o, sous un calme apparent, de brusques crises

  • 128 Jean-Claude Dumoncel

    se prparent le temps de surprise ; 3) le temps de battements irrguliers entre lapparition et la disparition des rythmes ou temps de lincertitude ; 4) le temps cyclique de danse sur place ; 5) le temps en retard sur lui-mme ; 6) le temps dalternance entre retard et avance ; 7) le temps en avance sur lui-mme ; 8) enfin le temps explosif de la cration 62.

    Mais ce nest quun dbut. Continuons lanalyse. Dans le dernier chapitre de Matire et Mmoire, Bergson dvoile sa vraie vise. Selon lui la superposition des plans dans la mmoire conduit la thse de dures lasticit ingale que nous venons de voir brivement voque par Pguy :

    il ny a pas un rythme unique de la dure ; on peut imaginer bien des rythmes diffrents, qui, plus lents ou plus rapides, mesureraient le degr de tension ou de relchement des consciences, et, par l, fixeraient leurs places respectives dans la srie des tres 63.

    Avec la srie des tres, on passe lOntologie. Le cne de la mmoire devient Cratre de ltre, ce que Deleuze nommera la mmoire-monde 64 ou mieux la mmoire-tre 65.

    Et de mme, chez Gurvitch, la table des huit temps sociaux se rvle tre seulement un sous-ensemble de lensemble form par la table de dix temps ontologiques 66 :

    1) temps macrophysique et microphysique ;

    2) temps mcanique et thermodynamique

    3) temps astronomique

    4) temps chimique

    5) temps de la gologie stratigraphique

    6) temps biologique

    7) temps physiologico-anthroplogique

    8) temps psychologique

    9) temps historique

    10) temps social

    Une fois que nous sommes placs lchelle ontologique de la pluralit des dures selon Bergson ou de la pluralit des temps selon Gurvitch, nous pouvons commencer concevoir la pluralit des processus capable de contenir la Varit des Devenirs que Raymond Ruyer a su voir dune seule vue :

    Chrubin devient rapidement plus savant. Proust, partir de limpression [] induite par le got de la madeleine, reconstruit ldifice immense de ses souvenirs ; le tissu ectodermique,

  • La Mtaphysique de lvnement 129

    touch par la vsicule optique, construit rapidement [] un cristallin [] 67.

    A cet tiage aussi nous trouvons le Processus de Whitehead.

    2. Pntrons dans lvnement avec Whitehead Pour parler comme Deleuze, Whitehead est aussi un penseur qui a pntr dans lvnement . Chez Whitehead les vnements invoqus habituellement sont analyss en occasions actuelles, et loccasion, considre comme prsent spcieux , est analyse en phases de concrescence o il convient de discerner trois phases principales de Rception, Actualisation et Satisfaction. Plus prcisment, une Occasion peut tre analyse sur le modle du diagramme de Minkowki avec ses trois secteurs de vecteurs :

    Avant > < Aprs

    Ni avant ni aprs Ce qui donnera chez Whitehead

    2 Supplmentation V

    1 Rception > 2 Actualisation < 3 Satisfaction A premire vue, nous sommes aux antipodes aussi bien de Dupuy que de Pguy. Dabord lOccasion whiteheadienne est faite de prhensions des occasions passes, en vecteurs de sens rtrospectif rassembls dans le cne > ( Avant ) du diagramme. Des fragments dvnements passs y remplissent donc une fonction clef, plutt que le fragment de lvnement futur suppos par Pguy. Et toute occasion se clt sur une satisfaction , au plus loin de lapocalypse pense par Dupuy.

    Pourtant les Aventures dIdes de Whitehead se concluent par un chapitre sur la Paix se terminant paradoxalement par la sentence qui suit sur lAventure de lUnivers :

    Au cur de la nature des choses, se trouvent toujours le rve de la jeunesse et la moisson de la tragdie. LAventure de lunivers commence par le rve, et moissonne la beaut tragique 68.

    Pour comprendre ce passage du couple Rception-Satisfaction au couple Rve-Tragdie, nous devons dabord scruter plus profondment ce qui, au cours de la Concrescence, a lieu lors de la phase de Supplmentation. Cest l que se produisent les prhensions conceptuelles , celles o lOccasion prhende les Objets ternels, tels que les couleurs ou les formes gomtriques. Mais si nous approfondissons ce qui se passe dans la Supplmentation, nous allons y trouver aussi une Hybridation aux consquences incalculables, l o se dveloppe la thorie whiteheadienne de la Proposition.

  • 130 Jean-Claude Dumoncel

    Dans Process and Reality Whitehead affirme en effet que la proposition est un hybride entre pures potentialits et actualits (PR 185). Nous sommes donc devant la Thse de lHybridation propositionnelle. Cette thse prend son plein sens dans le systme form par trois (des sept) Catgories de lExistence (PR 22), savoir :

    (v) les Objets Eternels qui sont des Potentiels purs pour la Dtermination Spcifique du Fait

    (i) les Occasions Actuelles qui sont des Entits Actuelles

    (vi) les Propositions, ou Thories 69 , ou Points de Fait (Matters of Fact) en Dtermination Potentielle , qui sont des Potentiels impurs .

    Dans ce systme thorique, le point principal est que les propositions sont des hybrides entre les objets ternels et les entits actuelles. Entre lobjet ternel et lentit actuelle, il y a ainsi une Halfway-house qui est la Proposition. En termes leibniziens, la Proposition de Whitehead est un amphibie entre le Sosein et le Dasein. Et le moment dcisif dans cette mdiation est le passage partant du Potentiel pur quest lobjet ternel pour parvenir au Potentiel impur quest la proposition. Pour comprendre le rle que Whitehead donne de la sorte la proposition, comparons sur un exemple simple les trois locutions suivantes :

    (1) x est rouge

    (2) Le couchant est rouge

    (3) La proposition affirmant que le couchant est rouge est vraie.

    Dans cet exemple, dcrit daprs le vocabulaire des Principia Mathematica, (1) est une fonction propositionnelle et (2) est une proposition. Alors quune fonction propositionnelle comme (1) nest encore ni vraie ni fausse, une proposition est place dans lalternative du vrai et du faux (PR 186). Cest sa division apophantique. Enfin, dans cette alternative, si et seulement si la proposition (2) est vraie, alors le fait est que le couchant est rouge. La fonction propositionnelle, avec sa variable x, explicite le fait que lobjet ternel est seulement un potentiel. Quand cette variable est illustre par une constante comme le couchant, le potentiel est devenu impur, dans lobtention dune proposition. Mais une proposition peut encore tre, ou bien fausse, ou bien vraie. Ce sera seulement dans ce dernier cas que nous parviendrons ltiage du Fait ou de lentit actuelle, dans une dfinition du fait comme proposition vraie.

    La thse principale dont nous venons de voir le dveloppement est que lingression des objets ternels dans les occasions actuelles passe par une phase intermdiaire qui est la Proposition. Cest ce que nous appellerons la Mdiation de la Proposition (dans la prhension des objets ternels par les entits actuelles) ou Mdiation platonicienne de la Proposition. Cette mdiation

  • La Mtaphysique de lvnement 131

    tire son importance dune quatrime thse qui prcde toutes les autres, puisquelle se trouve ds le Sommaire de PR xxvi :

    Eternal Objects Tell no Tales of Actual Occasions, Propositions are Tales That Might be Told of Logical Subjects.

    Ainsi les Propositions sont dabord des Contes qui se racontent. Les Propositions sont des Narrations. Cest ce quil faut appeler la conception narrativiste de la Proposition. Les universaux comme le rouge et la triangularit ne sont que des abstactions exsangues. Mais la proposition Le couchant est rouge est charge de sens : elle signifie quil fera beau demain. Toutefois ce nest l encore quun chanon intermdiaire en direction des deux exemples sur lesquels Whitehead lui-mme a introduit le concept de proposition. Il y a dabord la proposition initiale dans la tirade ontologique de Hamlet. Et il y a ensuite lexemple des paroles de lEvangile ( sayings in the Gospels ) 70. La thse que ces exemples illustrent, cest que la proposition avant mme dtre place dans lalternative du vrai et du faux, est un appt pour le sentiment propositionnel :

    It is an essential doctrine in the philosphy of organism, that the primary function of a proposition is to be relevant as a lure for feeling. (PR 25)

    Et le sentiment propositionnel est un cas particulier de prhension propositionnelle (PR 184). Donc avant mme doffrir lalternative du vrai et du faux pour produire, en cas de vrit, des occasions conduites jusqu leur satisfaction, les propositions sont lappt des prhensions propositionnelles provenant doccasions encore en phase de supplmentation.

    Il faut se demander pourquoi, dans le chapitre de Process and Reality portant pour titre Les Propositions , le premier exemple de Proposition que donne Whitehead est la proposition initiale dans la tirade ontologique de Hamlet :

    tre ou ne pas tre, telle est la question.

    Cest lAlternative de Hamlet. Si cette proposition assume le rle que lui donne Whitehead, cest--dire celui dun amphibie entre objet ternel et occasion actuelle, qui est en mme temps un appt pour les prhensions propositionnelles dune occasion en cours de concrescence, alors le choix de cet exemple-l signifie quil nest pas seulement un exemple mais un symbole dramatique de la thse illustrer, transforme ainsi en prosopope. Dans un trait de mtaphysique, lalternative de ltre et du Non-tre est tout sauf un exemple quelconque. Lvnement qui, au cours de sa concrescence, prhende la proposition initiale dans la tirade ontologique de Hamlet est un vnement qui dit adieu au Nant dans linstant mme o il advient ltre.

    Dans lAlternative de Hamlet, le verbe tre linfinitif est le Sujet de la Proposition. Mais linfinitif engendrera des propositions infinitives quant les prhensions de ces propositions seront construites par certains contextes

  • 132 Jean-Claude Dumoncel

    dtermins dabord daprs une division de ces infinitives 71. Les propositions infinitives, en effet, sont soit (1) sans sujet dclar, soit (2) avec sujet dclar.

    Les infinitives sans sujet sont soit (a) des interrogatives indirectes comme dans Il ne sait quel saint se vouer , Elle ne sait plus quoi inventer (Gide), soit (b) les subordonnes de verbes dclaratifs ou dopinion quand le sujet de la principale est sujet de la subordonne comme dans Jentrai, un soir, dans un salon o je savais la trouver (Dominique, XIII), Une sorte dide virtuelle de lEurope que jignorais jusqualors porter en moi (Valry), Les personnes qui mont dit ne se rien rappeler des premires annes de leur enfance mont beaucoup surpris (A. France), soit enfin (c) les subordonnes de verbes de volont, du type de commander, demander, inciter, enjoindre (etc.), quand le sujet de la principale diffre du sujet de la subordonne, comme dans dans Dieu interdit de mentir , On les invite venir (etc).

    Les infinitives avec sujet sont soit (a) 72 les subordonnes dont le sujet est complment dobjet dun verbe principal de sensation tel que voir, apercevoir, couter (etc.), comme dans Il entend un enfant crier (La Fontaine, Fables, IV, 16), Je vois rver Platon et penser Aristote (Musset, Esp. en Dieu) ou encore dun verbe dintervention (Sit venia verbo) tel que laisser, empcher, mener, envoyer (etc.) comme dans Papa envoya baigner les cranciers , soit (b) le complment dobjet des verbes comme dire, croire, savoir (etc.) comme dans Je ramenai la conversation sur des sujets que je savais lintresser (Constant, Adolphe, II) ou Charles ne cda pas, tant il jugait cette rcration lui devoir tre profitable (Madame Bovary, p. 243), soit enfin (c) le complment dobjet du verbe faire, comme dans Jai fait taire les lois et gmir linnocence (Esther, III, 1).

    Tels sont les principaux cas o nous voyons apparatre comme appt la Propositon infinitive. Or la proposition infinitive a la fonction dinput faire pntrer dans le Tenseur de Gustave Guillaume qui va dployer toutes les virtualits du Verbe 73. Soit, sur lexemple de lvnement Marche expos par Edmond Ortigues 74 :

    Mode quasi-nominal :

    Infinitif : Marcher

    Participes : grondif Marchant ; March

    Subjonctif : Que je marche ; Que je marchasse

    (TEMPS IMPLIQU)

    TEMPS EXPLIQU :

    Je

    marche

    marchai marcherai

    marchais marcherais

  • La Mtaphysique de lvnement 133

    On aura remarqu que, quand il sagit dillustrer le concept de proposition par des exemples, Whitehead oublie soudain son ontologie des processus et sinstalle dans ce que nous avons dsign Lige comme son son existentialisme cach, mettant les dites propositions dans la bouche de Hamlet ou dun vangliste. Cette embarde substantialiste nous conduit, dans notre palette initiale dexemples, slectionner le Viol de Lucrce tel quil est narr par Leibniz. Jamais en effet, dans toute lhistoire de la mtaphysique, le passage du Possible au Rel na t mis en scne avec un luxe de dtails et un appareil thorique aussi dvelopps, de sorte que, mme si Leibniz napporte pas ici une solution paracheve, du moins il parvient poser le problme avec une prcision qui fait que ces pages, aujourdhui encore, contiennent sans doute le nud gordien de la philosophie entire 75. Sachant aussi les affinits entre la monadologie de Leibniz et la process metaphysics, le paradigme leibnizien nous permettra dillustrer optimalement les virtualits encore insouponnes que contient la thorie whiteheadienne de la Proposition, quand elle est plonge dans le rvlateur que lui offre la linguistique moderne avec le Tenseur de Guillaume.

    Ici, cest comme quand, la roulette, la bille lance tourne dabord tout autour de la coupe du destin en circonvolutions folles, puis ralentit progressivement sa course, et finit par hsiter entre deux ou trois cases, pour finalement simmobiliser dans lune delles. Au fur et mesure du processus, lventail des futurs possibles se referme pour se restreindre quelques cas devenus progressivement plus probables, jusqu un seul qui sera lu rel. Dans le Principe de Pguy, cest la manire dont la contingence de lvnement futur est graduelement rsorbe. Dans le tenseur de Guillaume, les possibilits pures sont impliques maximalement dans lInfinitif et seront peu peu rduites jusquau passage dans le temps expliqu. Dans lanalyse grammaticale de la petite fable leibnizienne, telle que nous lesquissons ici, cest donc naturellement que, dans le paradigme de Guillaume et Ortigues, nous nous concentrerons sur linfinitif et son voisinage quasi-nominal (que nous mettons en italiques). Dans lchantillonnage qui suit 76, le point principal est de la part de Leibniz le retour du recours linfinitif, comme sil sagissait toujours de se retremper dans le possible et par l de retarder un peu plus, par tous les procds disponibles, la descente irrversible dans le rel :

    359 Sextus, quittant Apollon Delphes, va trouver Jupiter Dodone 359 Jupiter lui rpondit : Si vous voulez renoncer Rome, les Parques vous

    fileront dautres destines SEXTUS. Pourquoi dois-je renoncer lesprance dune couronne ? Sextus ne pouvant se rsoudre un si grand sacrifice, sortit du temple et

    sabandonna son destin il na pas le mot dire. ils souhaiteraient dadmirer votre bont il dpendait de vous de lui donner une autre volont JUPITER. Allez ma fille Pallas, elle vous apprendra ce que je dois faire.

  • 134 Jean-Claude Dumoncel

    Thodore fit le voyage dAthnes : on lui ordonna de coucher dans le temple de la desse. En songeant, il se trouva transport dans un pays inconnu

    360 Le voil devenu capable de soutenir les divins clats de la fille de Jupiter et de tout ce quelle lui devait montrer

    Il vient quelquefois visiter ces lieux pour se donner le plaisir de rcapituler les choses et de renouveler son propre choix, o il ne peut manquer de se complaire. Je nai qu parler, et nous allons voir tout un monde que mon pre pouvait produire, o se trouvera reprsent tout ce quon en peut demander ; et par ce moyen on peut savoir encore ce qui arriverait, si telle possibilit devait exister .

    361 Par ordre de Pallas on vit paratre Dodone avec le temple de Jupiter, et Sextus qui en sortait : on lentendait dire quil obirait aux dieu. Le voil qui va une ville place entre deux mers, semblable Corinthe

    Il obit, et il vit paratre toutes les particularits dune partie de la vie de ce Sextus

    voil un autre monde, un autre livre, un autre Sextus, qui, sortant du temple, et rsolu dobir Jupiter, va en Thrace.

    autrement Dieu ne serait point dtermin en crer aucun 362 il ne pouvait manquer de choisir ce monde Voici Sextus tel quil est et tel quil sera actuellement. Il sort du temple tout

    en colre, il mprise le conseil des dieux. Vous le voyez allant Rome, mettant tout en dsordre, violant la femme de son ami. Le voil chass avec son pre, battu, malheureux.

    Dans la narration leibnizienne on aura relev le leitmotiv de Voici et Voil . Et on sait que lorsque Whitehead est revenu aux fondememts des mathmatiques 77 en 1934, sa principale innovation relativement aux Principia Mathematica crits en collaboration avec Russell a t lintroduction dun nigmatique symbole Ec ! (inspir de Ecce), lire Voil x . Dans la grammaire de la proposition infinitive expose par Grvisse 78, cela confre un rle clef une remarque sur ltymologie de Voici (vois ici). Comme voici contient le verbe voir , cette prposition promeut un infinitif plac dans son complment dobjet en verbe de proposition infinitive, comme si elle tait un des verbe de sensation susdits tel que voir, apercevoir, couter (etc.) ou encore un verbe dintervention tel que faire, laisser, empcher, mener, envoyer (etc.). Parmi les exemples dont Grvisse illustre cette rgle, le plus baroque est aussi sans doute le plus instructif, car nous y voyons le Sextus de Tite-Live, Lorenzo Valla et Leibniz (sans parler de Shakespeare et de Benjamin Britten) avoir pour successeur le Salavin de Duhamel :

    Voici, de la maison, sortir un Salavin pineux et glac.

    Cette sortie de Salavin suggre dabord une proposition parallle au sujet de Sextus :

    Voici, du temple, sortir un Sextus colreux et malheureux.

  • La Mtaphysique de lvnement 135

    Lcart entre les deux nous conduit considrer la mme transposition sur la phrase o lexemple du Sextus rel est condens, savoir :

    Vous le voyez allant Rome, mettant tout en dsordre, violant la femme de son ami.

    Cette transposition donnerait :

    Vous le voyez aller Rome, y mettre tout en dsordre, violer la femme de son ami.

    Comparant dans le style de Flaubert le fonctions de linfinitif, du grondif et de limparfait, Thibaudet 79 prend pour chantillon cette phrase de Madame Bovary :

    Lorsquil eut fait cent pas environ, il sarrta, et, comme il vit la carriole sloignant, dont les roues tournaient dans la poussire, il poussa un gros soupir.

    Dans la fable de Leibniz, aprs laccumulations dinfinitifs que nous avons releve sur la quasi-totalit du texte, tant quil sagissait dvoquer de simples possibilits, lentre en scne du participe prsent se produit quand il sagit de dcrire finalement la possibilit qui sest ralise. Par lemploi du grondif dans son affinit avec linfinitif en tant que mode quasi-nominal, en effet, Leibniz rappelle que le rel doit dabord tre possible ; mais en substituant linfinitif le participe prsent il signale aussi que le pur possible fait place ici une possibilit ralise.

    Thibaudet observe que la proposition il vit la carriole sloignant a un sens de continuit quon ne trouverait ni dans il vit la carriole sloigner , ni dans il vit la carriole qui sloignait . Dans le Tenseur de Guillaume, la transition leibnizienne de linfinitif au grondif illustrait les diffrences immanentes au mode quasi-nominal, tandis que la comparaison de Thibaudet sengage maintenant dans les transitions allant du mode quasi-nominal aux formes du temps les plus proprement verbales, telles que limparfait, situes dans le Temps expliqu.

    3. Le principe du pronostic et le paradoxe de Cassandre dans la philosophie de lorganisme Mais la mtaphysique de Whitehead nest pas seulement la philosophie premire nomme Process Philosophy. Plus officiellement, quoique plus nigmatiquement, elle se prsente aussi comme philosophie de lorganisme . Cette nigme de nomenclature devient cependant la solution de lnigme mtaphysique rencontre loccasion du Principe Evnement de Pguy.

    Dans cette dernire section il ne sagira que dexpliciter ce quil convient didentifier comme le Modle mdical de la prdiction. Ce modle mdical 80

  • 136 Jean-Claude Dumoncel

    tient tout entier en deux mots enchinant deux Moments de la maladie : lIncubation et ses prodromes.

    Rappelons dabord les dfinitions de ces deux concepts : 1 LIncubation est le processus qui scoule entre lintroduction dun germe

    dans lOrganisme et lapparition des symptmes de la maladie ; 2 Un Prodrome est une indisposition qui prcde une maladie. P. ex. des

    courbatures ou des frissons avant une grippe. Ces notions tant poses, tout se joue alors entre symptme et prodrome ou

    mme entre maladie et prodrome. Le point principal peut tre nonc sous la forme dun Principe du Pronostic :

    Principe du Pronostic : Mme quand il ny a encore ni symptomes ni maladie, les prodromes peuvent dj tre l.

    Il faut se demander : Comment cela est il possible ? La condition (ncessaire et suffisante) est quun corps couve sa maladie pendant le temps dincubation. Et la condition de cette condition est que ce corps ne soit pas un simple amas de particules mais soit de nature organique. Cest ce que jappelerai la Condition de Cassandre. Nous commenons alors comprendre pourquoi Whitehead a t bien fond nommer sa mtaphysique philosophie de lorganisme .

    Supposons quune socit soit un organisme, ou que le cosmos mme soit un organisme. Alors lintroduction dun fragment de lvnement futur dans le prsent, ou tout au moins dun signe (vridique) de cet vnement, est possible, sous les formes respectives du prodrome historique et du prodrome cosmologique.

    A quoi sajoute le Corollaire de Contingence : comme une maladie peut tre prvenue, lvnement pronostiqu peut tre vit, cela dautant mieux quil aura t pronostiqu. La possibilit de prvenir lavenir est fonction de la possibilit que nous avons de le prdire. Si prdire implique prvoir, il y a l un paradoxe. Cest ce que jappellerai le Paradoxe de Cassandre.

    Appelons Principes de Cassandre la Condition de Cassandre et le Paradoxe de Cassandre. Nous sommes ainsi conduits un assouplissement de ces Principes. Dans la mesure o une socit forme un organisme et o le cosmos est un organisme. lintroduction dun fragment de lvnement futur dans le prsent est possible, sous la forme du prodrome historique et du prodrome cosmologique.

    Dans le cas dune maladie en incubation, elle peut tre dautant mieux prvenue quelle est prvue avec une avance plus grande et donc en fonction de la grandeur affectant son statut futur. Mme si elle ne peut tre vite ainsi, elle en sera dautant mieux traite pendant quelle est prsente, par exemple en prvenant sa propagation. Et mme quand elle sera passe, le risque de rechute samoindira dautant plus quelle senfoncera dans le pass. Lvnement maladie a donc une mallabilit triphase : maximale et diminuant dans son tat futur, moyenne dans son tat prsent, et minimale mais encore en cours de diminution dans son tat pass. Nous sommes donc bien dans un cas particulier du Principe Evnement de Pguy.

  • La Mtaphysique de lvnement 137

    Le modle de ltiologie mdicale, en tant que tel, nest videmment quun exemple. Ce qui fait son importance et fonde la fonction que nous lui accordons ici tient deux caractres probablement solidaires : dune part le bonheur de son vocabulaire (incubation, prodrome et symptme), dautre part son antiquit. En dpit de ces avantages, nous devons le gnraliser autant que possible. Dans cette direction, le premier pas saccomplit de lui-mme dans lide d incubation .

    En effet nous devons dgager une dualit du modle biologique de lincubation qui, avant de dsigner un tat de la maladie, quivaut la couvaison. Quand un oiseau couve des ufs qui vont clore, il couve des organismes, des tres substantiels ; quand une maladie est en incubation dans un corps, lorganisme couve un vnement, prpare un processus (qui peut dailleurs tre le dchanement dun organisme du type microbe ou virus). Et quelque part entre les deux il y a la gestation, suite une conception. Le Modle biologique de lincubation est donc un modle double dcrivant aussi bien une couvaison dorganismes quune machination dvnements ou un ourdissage de processus. Chez Whitehead, le modle de lincubation intresse donc la fois la philosophie de lorganisme et la process metaphysics.

    Si la mtaphysique de Whitehead mrite dtre appele philosophie de lorganisme , ce nest pas seulement parce que ses occasions actuelles sont des gouttes dexprience ou des minutes de sable mmorial dans le sablier du temps. Elle spanouit dans une thorie des socit spciales que Whitehad illustre par la liste suivante :

    Les exemples les plus gnraux de telles socits sont les trains dondes rguliers, le lectrons individuels, le protons, les molcules individuelles, le socits de molcules tels que les corps inorganiques, les cellules vivantes, et les socits de cellules telles que les corps vgtaux et animaux 81.

    Dans ce cadre, la contribution capitale de Whitehead une mtaphysique de lOrganisme est condense en ces termes :

    il ny a pas de socit isole. Toute socit doit tre considre avec son arrire-plan form par un environnement plus vaste dentits actuelles 82.

    Dans cet nonc, le mot essentiel est le mot environnement La contribution capitale de Whitehead une mtaphysique de lOrganisme est son Ecologie ontologique 83. Nous voulons dire par l une cologie lchelle de ltre. Whitehead introduit en particulier le concept de relation structurale pour dsigner la relation entre une socit (dans son sens gnralis de la liste ci-dessus) et son environnement. Dans lcologie structurale qui en rsulte, le point capital pour notre propos est que, dans une hirarchie denvironnements de plus en plus vastes (p. ex. celle o la cellule est environne par le tissu, le tissu par lorgane et lorgane par lorganisme), lenvironnement-type est aussi un organisme au sens gnralis de Whitehead.

  • 138 Jean-Claude Dumoncel

    Considrons en particulier le processus de respiration, fonction dun tre vivant. Cet exemple illustre une loi mtaphysique beaucoup plus gnrale : il y a certains processus qui ne se produisent que dans lenvironnement dun organisme. Cette loi nous conduit en dcouvrir une autre, qui est la condition de possibilit mtaphysique du modle mdical de ltiologie diffre :

    Sans lorganisme pour couver lvnement, incubation et prodromes dune maladie seraient impossibles.

    Lattribution de lvnement un organisme lui offrant un Environnement est la condition de possibilit dune Incubation de lEvnement se manifestant par des prodromes de cet vnement. La philosophie de lOrganisme de Whitehead et son Ecologie structurale dfinissent donc une condition de possibilit pour lintroduction dun fragment de lvnement futur dans le prsent selon le Principe Evnement de Pguy fondant un catastrophisme rationnel la manire de Dupuy 84.

  • La Mtaphysique de lvnement 139

    Notes

    1 Quest-ce que la Philosophie ? (Minuit, 1991), p. 148. 2 Dans Vie et philosophie de lhistoire chez Bergson , Hyppolite crivait :

    Nous allons essayer de relever les traits marquants de lintroduction la philosophie de lhistoire humaine que nous trouvons dans Les deux sources de la morale et de la religion (p. 460). Et dans Du bergsonisme lexistentialisme il dclarait : Pguy, interprte chrtien de Bergson, avait su dvelopper la pense de son matre (p. 457).

    3 Dans Diffrence et Rptition, pp. 244-245 puis dans la Logique du Sens, p. 68.

    4 uvres en prose 19091914, Pliade, d. Marcel Pguy, pp. 302-303. 5 ABCdaire Deleuze face face, M-diter, 2009. 6 Petit Larousse illustr, 1952, article Surfusion . 7 P. T. Geach, Gods relation to the world (1969) in Logic Matters,

    Blackwell, Oxford, 1972, p. 321. 8 Traduit dans Sacha Bourgeois-Gironde, McTaggart : Temps, Eternit,

    Immortalit suivi de trois essais de John McTaggart, Lclat, 2000. 9 Alcools, NRF, p. 92. 10 Nouveaux Essais, Prface, pp. 45-46 de ldition Brunschwig (GF n 582). 11 Ce que Bergson avait vu quant il dcrivait le Principe de Carnot comme la

    plus mtaphysique des lois de la physique (Lvolution cratrice, p. 244). 12 Quest-ce que la Philosophie ? (Minuit), p. 30. 13 Pour un catastrophisme clair, Le Seuil, 2002, Points , p. 32. 14 Entre le Temps et lEternit, Fayard, 1988, pp. 162-163. 15 J.-Cl. Dumoncel, La vision de Brnice in Yannick Beaubatie (dir.),

    Empreintes, Mille Sources, 2004. 16 Daprs Floris Delattre, Les dernires annes dHenri Bergson , tudes

    bergsoniennes, 1941. Afin de nous tenir au problme pos ici nous citons le Testament dans la version publie par la veuve de Bergson. Cf. Philippe Soulez et Frdric Worms, Bergson, Flammarion, 1997, pp. 276-277.

    17 Le possible et le rel , La Pense et le mouvant, pp. 110-111. 18 Les Deux sources, pp. 266-167. 19 Diffrence et Rptition, PUF, 1968, p. 156. 20 Avec S. Karsenty. 21 La marque du sacr, Carnets Nord, 2008. 22 Dans Diffrence et Rptition, p. 282.

  • 140 Jean-Claude Dumoncel

    23 La marque du sacr, pp. 34-35. 24 Cf. J.-Cl. Dumoncel, Deleuze face face, pp. 178-180 et Cours sur le Chaos

    Complexe au Centre dtudes Thlogiques de Caen, semestre 2007-2008 (indit).

    25 Quest-ce que la Philosophie ? (p. 194). 26 La marque du Sacr, p. 161. 27 Autrement dit, cest le distinguo de Janklvitch entre quiddit et quoddit. 28 Diffrence et Rptition, p. 230 ; le, p. 121 (1966), Compte-rendu de

    Simondon. 29 La marque du sacr, p. 176 et aussi p. 186 au sujet de llection

    prsidentielle du 21 avril 2002. 30 La marque du sacr, p. 169. 31 La marque du sacr, p. 252. 32 La marque du sacr, p. 183. 33 Je remercie Philippe Toffin davoir attir mon attention sur la thorie

    mathmatiques des tresses chez Patrick Dehormoy. 34 Cf. le Jeu de Joyce Jabberwocky , dans Dumoncel, Deleuze face face,

    qui en donne le dveloppement systmatique. 35 Chapitre IV dans La marque du sacr. 36 Cf. Deleuze face face, p. 94. 37 La marque du sacr, p. 259. 38 La marque du sacr, p. 263. 39 On the plurality of Worlds, Blackwell, 1986; trad. Marjorie Caveribre & J. P.

    Cometti, De la pluralit des mondes, Lclat. 40 J. L. Borges, Fictions, NRF, pp. 110 et 121. 41 Avant de mourir, Prior travaillait un livre portant le mme titre. Larticle

    de 1969 sera repris dans le recueil posthume Worlds, Times and Selves (Duckworth).

    42 Cf. notre Cours de Logique algbrique et organique au Centre dEtudes Thologiques de Caen, semestre dhiver 20082009, indit. Nous remercions le Pr Philippe Toffin du dpartement de mathmatiques de lUniversit de Caen, pour sa participation active ce Cours.

    43 Cf. Deleuze face face, pp. 93-94, la traduction du tmoignage dA. N. Prior sur la suggestion de P. T. Geach.

    44 Lindividu et sa gense physico-biologique, PUF, 1964. 45 Gilbert Simondon, Lindividu et sa gense physico-biologique , 1966,

    chapitre 12 dans Lle dserte, Minuit, 2002. 46 Deleuze face face, pp. 238-239.

  • La Mtaphysique de lvnement 141

    47 Deleuze fait allusion ici aux clbres mmoires de Poincar Sur les courbes

    dfinies par une quation diffrentielle. 48 Albert Lautman, Les mathmatiques, les ides et le rel physique, Vrin. 49 Frank Kermode, The Sense of an Ending, Studies in the theory of Fiction,

    Oxford University Press, 1966. 50 Temps et Rcit, tome 2, La configuration dans le rcit de fiction, Le Seuil,

    1984, pp. 46 sq. 51 Stphane Vend et Jol Gaubert (d.), Penser la Crise (M-diter, 2007). 52 Stphane Vend et Jol Gaubert (d.), Vices ou Vertus ? (M-diter, 2008). 53 Pasolini vient de dire au paragraphe prcdent : Les masses

    innocentes , parce que dpourvues de liens critiques avec le pass, acceptent ce futur sans sen dfendre, et le prfigurent dj dans leur mode de vie .

    54 Lexprience hrtique, Payot, p. 55. 55 La marque du Sacr, p. 213. 56 Lexprience hrtique, p. 57. 57 Lexprience hrtique, p. 57. 58 Journal, juillet 1922, cit dans Blanchot, Lespace littraire, NRF, pp. 105-

    106. 59 Cela est entendu. Cest mme un fait class. (paragraphe suivant). 60 Pliade, d. Marcel Pguy, pp. 298-299. 61 Georges Gurvitch, La vocation actuelle de la sociologie, PUF, 1950, chapitre

    XIII ; The Spectrum of Social Time, Reidel, Synthese L ibrary , 1964. 62 La multiplicit des temps sociaux , p. 326. 63 Matire et mmoire, p. 232. 64 Cinma 2, pp. 129-30, 359. 65 Cinma 2, pp. 129-30; cf. p. 155 : Bergson parlait de dures infrieures et

    suprieurs lhomme, toutes coexistantes ; Pourparlers, p. 69 : Bergson dcouvre un Temps qui est la coexistence de tous les niveaux de dure

    66 La multiplicit des temps sociaux , pp. 337-338. 67 Ruyer, Nofinalisme, PUF, 1952, p. 77. 68 Traduction Alix Parmentier et Jean-Marie Breuvart, Le Cerf, 1993, p. 373. 69 Cf. sur lexemple de Hamlet : The speech, for the theatre audience, is

    purely theoretical, a mere lure for feeling . 70 Dans Religion in the making, Whitehead en indique trois sommets : le

    Sermon sur la Montagne et les Paraboles (51) ainsi que la doctrine du Logos (75).

  • 142 Jean-Claude Dumoncel

    71 Nous suivons ici pour lessentiel Grvisse, Le bon usage. Grammaire

    franaise, Duculot. On sait que cest la grammaire que recommandait Andr Gide.

    72 Dans ce cas Grvisse remarque en note : Il y a, en ralit, un objet double, qui est en mme temps une action (linfinitif) et un tre (le sujet de linfinitif .

    73 Cf. J.-Cl. Dumoncel, Les 7 mots de Whitehead ou lAventure de ltre, LUnbvue diteur, 1998, pp. 154-158.

    74 Le Discours et le Symbole, Aubier, 1962, p. 134. 75 Cf. Deleuze face face, entres Evnement et Individuation . 76 Nous citons la Thodice dans la magistrale dition de Jacques Brunschvig

    (GF). 77 Cf. J.-Cl. Dumoncel, La nature du Monde mathmatique selon A. N.

    Whitehead in Fr. Beets, M. Dupuis et M. Weber (eds.), Alfred North Whitehead : de lAlgbre universelle la Thologie naturelle, Ontos Verlag, 2004.

    78 Le bon usage, Duculot, 1005 bis 1008. 79 Gustave Flaubert, NRF, 1935, p. 256. 80 Nous ne prtendons pas ici faire une analyse en ontologie de la Mdecine,

    mais seulement prendre dantiques notions mdicales (voire un simple vocabulaire pass dans le vernaculaire) pour en faire un paradigme mtaphysique.

    81 Process and Reality, p. 98. 82 Process and Reality, p. 90. 83 Au cours du colloque sur Whitehead organis par Xavier Verley Toulouse,

    nous avons expos systmatiquement lcologie ontologique de Whitehead en des Elments dcologie Structurale , section II dans notre communication, La Vie-aventure : organisme et symbolisme selon la mtaphysique de Whitehead in Xavier Verley (d.) Whitehead, Revue philosophique, 2006, n 1, pp. 57-71. Je remercie Pascal Engel et Stphane Chauvier de leurs commentaires critiques sur cette communication.

    84 Cf. Pour un catastrophisme clair, Points , Le Seuil, p. 93.