EMMANUEL LEVINAS : LA MÉTAPHYSIQUE RADICALE La Metaphysique Radicale

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     Joseph Cohen, Stéphane Habib,

     Raphael Zagury-Orly

    EMMANUEL LEVINAS : LA MÉTAPHYSIQUE RADICALE

    Disons d’abord, et parce que se joue là quelque chose comme lecoup d’envoi de notre amitié, que nous nous sommes tous trois ren-contrés autour du nom d’Emmanuel Levinas. C’est que sa philoso-phie fut (et reste, bien sûr) pour nous trois, et de façon différente, unvéritable événement de pensée. Ainsi quelque chose nous aura saisiset ne cesse de nous interpeller encore. Rappelons que, car à qui ne l’apas vécu la chose peut sembler étonnante, à ce moment-là, n 1993,

    le nom de Levinas n’était que peu prononcé, et loin d’être enseigné àla Sorbonne où nous étions alors étudiants en philosophie.

    Force est de constater qu’un certain soupçon pesait sur lanature même du travail de Levinas comme philosophe et, parconséquent, sur sa légitimité de penseur digne d’être enseigné, dis-cuté, travaillé dans un département de philosophie. En ce sens,nous nous sommes rencontrés autour d’une certaine absence.Levinas, qui a été Professeur de philosophie à la Sorbonne de 1973à 1976, n’était pourtant pas cité et son œuvre demeurait frappéed’un curieux silence. Voilà qui n’a pas manqué de nous interrogersans pour autant que nous sachions bien, à ce moment-là, commentl’interpréter. Reste que ce silence aura très certainement contribuéà exercer un puissant effet d’attraction. C’est ainsi que tous troisnous sommes mis à la recherche de lieux où l’écriture et la penséede Levinas n’étaient pas forcloses. Nous trouvâmes alors, loin de laSorbonne, deux séminaires : celui de Catherine Chalier à l’univer-sité de Nanterre et celui de Jacques Derrida à l’Ecole des hautesétudes en sciences sociales.

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    Ces deux lieux furent l’occasion de la rencontre de ce qu’ilfaut bien appeler une autre expérience du philosopher. Une expé-rience dont la teneur ne se réduisait pas à la répétition scolaire del’histoire de la philosophie, mais qui nous exposait, ne lâchant riende la rigueur nécessaire, au questionnement insigne adressé à cettehistoire. Il s’agissait ainsi non plus simplement de répéter, deréciter quelque chose comme des leçons de philosophie, mais defaire de la philosophie et de s’engager dans le philosophique parl’écriture, la lecture, la pensée.

    Aujourd’hui, est-il même la peine de le souligner, la situation aradicalement changé. La pensée de Levinas est enseignée partout,dans toutes les universités du monde et l’on ne compte plus lesséminaires, les colloques, les livres, les traductions, les revues quilui sont consacrés. Nous sommes passés du silence quasi total à ladiscussion massive et imposante, voire à une certaine inationorale et écrite, autour de tout ce qui se présente marqué de sonnom. Les mêmes qui ne voulaient pas en entendre parler, il y àpeine une vingtaine d’années, lui consacrent désormais, et ce sansvergogne, livres ou séminaires. Or ce qui n’a peut-être pas tantchangé que cela, entre le silence et la multiplication des prises de

    parole, c’est que la pensée de Levinas demeure encore profondé-ment frappée d’incompréhension ou de malentendu, quand il nes’agit pas tout bonnement de détournement. A tel point qu’on nepeut que nir par être méant devant ce qu’il est difcile de consi-dérer autrement que comme un véritable phénomène de célébra-tion. Certes, il y a évidemment aujourd’hui (ce qui était plus rareen 1993) des études très sérieuses sur Levinas, des thèses et desrecherches, publiées et en cours. Mais il reste toujours ce trait mar-quant, à savoir que la grande majorité des textes se réclamant oucritiquant la pensée de Levinas frôle le plus souvent la caricature.En effet, il arrive trop fréquemment de retrouver un Levinas pré-senté soit comme un nouveau théologien se livrant à l’apologied’une Loi juive face à un soi-disant rationalisme hégémoniqueoccidental issu d’une tradition gréco-chrétienne, soit encorecomme un Juif se trahissant par la répétition pathologique, souscouvert d’éthique, d’un christianisme sacriciel et autoagellateur,soit réduit au statut de simple théoricien d’un humanisme altruistene déployant alors qu’une « philosophie de l’autre » pleine debonnes intentions et de pieux sentiments, soit, enn, un castrateur,

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    chantre de l’écrasement de l’Ego sous la responsabilité innie quilui incomberait devant l’appel de l’Autre. Bien sûr, toutes ces lec-tures sont éminemment fantasmatiques. Fantasme qui est ici àentendre comme la xation dénitive d’une signication élaboréeà partir de quelques signiants maîtres sélectionnés et prélevésdans le seul but de prédéterminer l’interprétation ainsi que les« thèmes » prétendument propres à la philosophie de Levinas. Or,bien que le fantasme de xer l’écriture d’un philosophe à quelquesthèses directrices relève d’une tentation bien compréhensible, en cequ’il soutient un désir de simplication, n’est-ce pas là pourtantoublier les premiers mots de l’enseignement de Levinas : que phi-losopher, c’est excéder la thématisation elle-même et, partant,qu’aucune philosophie ne peut se réduire à une interprétationarrêtée ? L’œuvre de Levinas impose une lecture interminable etcommande justement que la réponse du lecteur ou de l’interprètesoit marquée du sceau de l’inni.

    Ce qui nous a donc interpellés, et ce dès les toutes premièreslectures de Levinas, c’est cette nécessité de le lire toujours dans

     plus d’un sens. Il faut, pour prendre la mesure de cela, se donner lapeine d’entrer dans la question du politique. Car il y a une question

    du politique chez Levinas et elle se donne comme inquiétude pro-fonde quant à la politisation : moment où le politique s’ancre dansune afrmation identitaire, que celle-ci soit communautaire ounationaliste, ou inversement et paradoxalement, moment où lepolitique se voit porté dans une dépolitisation dont le premiersymptôme se manifeste toujours comme refus total ou comme rejetabsolu du monde (sortie de l’Histoire), ou encore radicalisé à un telpoint de surpolitisation que chaque proposition philosophique deLevinas se voit traduite ou ltrée immédiatement et systématique-ment en termes sociopolitiques.

    Mais la singularité de Levinas tient à ce que c’est depuis saredénition inouïe de la métaphysique que s’éveille le politique.En d’autres termes, ce qui arrive par le questionnement de Levinasà l’intérieur même de la métaphysique, la provoquant à se direautrement que selon la trajectoire de sa propre histoire, tout en gar-dant et sauvegardant la dénition traditionnelle de cette penséecherchant à comprendre ce qui est en ce qu’il est. Ce qui arrivedonc, c’est la nécessité d’entraîner et de réélaborer le sens du poli-tique lui-même. Pourquoi le sens du politique ? Précisément parce

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    qu’il est toujours déjà mis en jeu par les termes dans lesquelsLevinas rejoue la métaphysique. Voilà de quoi, en toutes lettres, ily va lorsque le métaphysique travaille et contamine, creuse et altèrele politique en son sens même, le transportant vers l’Autre sanspour autant nier le Même, l’engageant donc à se dire à la fois dansle double mouvement où il, le politique, ne cesse de s’excéder lui-même vers un « non-lieu » en gardant et sauvegardant le « lieu » desa loi : « L’Autre métaphysique est autre d’une altérité qui n’estpas formelle, d’une altérité qui n’est pas un simple envers del’identité, ni d’une altérité faite de résistance au Même, mais d’unealtérité antérieure à toute initiative, à tout impérialisme du Même.Autre d’une altérité constituant le contenu même de l’Autre. Autred’une altérité qui ne limite pas le Même, car, limitant le Même,l’Autre ne serait pas rigoureusement Autre : par la communauté dela frontière, il serait, à l’intérieur du système, encore le Même1. »Si rien n’est apolitique dans ce que nous venons de lire de Levinas,il est impossible de dire pour autant que tout est politique dans cequ’il nomme métaphysique. C’est ainsi que métaphysique et poli-tique sont toujours intimement entrelacés dans l’incessant rapport— qui est le langage — d’une signiance dont l’envoi aura tou- jours été d’excéder et le métaphysique et le politique, d’excéder et

    l’Autre et le Même dans l’impossibilité de les comprendre en uneidentité.

    Depuis cette autre manière d’entendre le politique à partir de laredénition lévinassienne de la métaphysique, se joue égalementun autre point de singularité de la pensée de Levinas — point vifde nombre de malentendus de plus ou moins bonne foi : cettemanière inouïe de repenser ce qu’il appelle le « judaïsme » dans lechamp de l’histoire de la philosophie depuis Platon jusqu’àHeidegger et Sartre. En effet, il y va d’un appel à penser le judaïsmesans pour autant répéter ce qui ne peut pas être interprété autre-ment que comme la distinction rebattue et la confrontation gal-

    vaudée entre Athènes et Jérusalem. « Dire le judaïsme en languegrecque » signie donc, non pas simplement traduire la révélationbiblique en philosophèmes, mais plus radicalement engager et le judaïsme et la philosophie dans le double mouvement incondi-tionnel dans et par lequel et l’un et l’autre sont incessamment sus-

    1. Levinas, Totalité et Inni, Paris, Livre de Poche, 1961, p. 28.

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     pendus quant à leur propre et éveillés  à leur alternance innie.C’est par cette complication extrême du rapport entre judaïsmeet philosophie qu’il nous faut peut-être approcher la médita-tion lévinassienne d’un monde attaché à la fois au prophète et auphilosophe, par cette complication aussi que se saisit la forcedéconstructrice propre à Levinas de démanteler le « ni Juif, niGrec » de saint Paul — démantèlement où se déploie la possibilitéde penser au-delà de l’indifférenciation, c’est-à-dire aussi de lasoustraction pauvrement universalisante de cette double négation,de ce trop fameux « ni…, ni… ».

    Cette complication extrême ici à l’œuvre est l’une des nom-breuses gures de ce que Levinas appelle d’un vocable décisif :« l’autrement ». Nous pouvons l’approcher en pointant sa singula-rité : mouvement dont l’antériorité ne cesse de désarticuler la chro-nologie ainsi que de déjouer toute cette logique qui aura soutenue,depuis une anté-cédance au rationnel, la constitution même del’horizon d’intentionnalité d’où le rationnel se possibilise. En cesens, pour Levinas, le mouvement de l’« autrement » ne se déploie jamais en cherchant à éviter le logos grec. Mais depuis l’immémo-rial de son avènement, il interrompt l’afrmation du logos tout enl’exposant et l’engage sans l’accomplir dans son dépliement même.

    Ainsi, rien de plus éloigné de la pensée de Levinas que l’installa-tion dans un refus quasisystématique du philosophique, de sesmotifs, de sa cohérence, de son « dit ».

    Levinas inscrit continûment dans le logos  grec la possibilitéencore inouïe pour celui-ci de se dire à la fois autrement que cequ’il est et dans la mêmeté de son essence. Cette signiance, cetteautre source du sensé , déjà à l’œuvre dans l’essence du sens, lesuspendant chaque fois singulièrement tout en l’engageant dansson inachèvement, tel est ce que Levinas entend par « antériorité »du Dire. Terme depuis lequel se comprend aussi celui d’« extério-rité » de l’Autre. Ainsi, l’on ne saurait dire que l’« antériorité »chez Levinas soit « extérieure » au logos grec, si par « extérieure »nous entendons « externe ». L’« antériorité » est « extérieure » aulogos grec en ce qu’elle est irréductible au logos grec. C’est d’ail-leurs ainsi, depuis cette irréductibilité, qu’il convient de penser larencontre entre l’Autre et le Même, c’est-à-dire aussi entre le

     judaïque  et le logos  grec. Il n’y a jamais d’un côté la pensée judaïque radicalement exposée à l’événement de l’altérité, et del’autre côté le logos grec replié sur lui-même et fermé à tout avène-

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    ment ou étrangèreté. Il faut croire que l’un et l’autre, le judaïque etle philosophique sont capables à la fois d’exil comme d’autoch-tonie, d’accueil de l’autre comme d’enracinement dans le même.Le judaïque est capable de demeurer sourd à l’appel de l’autre,comme le grec peut fort bien rester aveugle devant le sens de l’être.

    Le geste de Levinas consiste à repenser entièrement ce coupleen dés-ajointant et en dis-joignant les modalités par lesquelles ilsse seront pensés eux-mêmes. Et donc repenser leur rapport là où le judaïque et le grec ne sont pas conditions l’un de l’autre ou l’unpour l’autre, c’est dire en d’autres termes qu’ils n’entrent pas dansune relation dialectique ou qu’ils ne font pas couple. Ils entre-tiennent l’un face à l’autre une logique du supplément ou l’un etl’autre — sans savoir lequel précèderait l’autre — se répondraientavant toute autonomie, tout processus d’identication menant à lastabilité d’une identité posée et afrmée comme telle. Eveil inces-sant inigé par le débordement de l’Autre au-delà de tout savoirconstituant la quiddité de l’un comme de l’autre. Impossibilitéd’apporter quelque réponse à la question « qui est l’un, qui estl’Autre ? ». Et ce, parce qu’incessamment l’un répondant à l’autreentraîne, emporte et l’un et l’autre dans la démesure d’une ren-

    contre affolant toutes normes, repères, logiques, possibilités de s’yretrouver, de comprendre ce qui arrive. Excès insatiable de laréponse se traduisant dans la langue par ces questions : « Sommes-nous des Grecs ? Sommes-nous des Juifs ? Mais qui, nous ?Sommes-nous (question non chronologique question pré-logique)d’abord  des Juifs ou d’abord  des Grecs2 ? »

    Il s’agit toujours, dans cette veine où judaïsme et philosophiene ressortissent plus à des conditions, de penser, à partir de Levinas,la complication extrême d’une idée politique trouvant son élandans le métaphysique et où se saperait, dans ses fondementsmêmes, toute tentative d’idéologie théologico-politique, que celle-

    ci prenne la forme d’un nationalisme identitaire, racial, religieuxou inversement de tout rapport allergique et, partant irrééchi, auMême. Du coup, tout, le politique, le religieux, le métaphysique,l’éthique, l’ontologique, le juif, le grec, etc., s’est mis à signier

    2. Derrida, « Violence et métaphysique  », in  L’Ecriture et ladifférence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 227.

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    autrement. Cela est un effet de la pensée du langage chez Levinas.On en prendra d’autant mieux la mesure en évoquant ces deuxtermes, parmi tant d’autres, d’origine biblique, qui se voient trans-portés en dehors du champ sémantique de la théologie, en vue derevêtir une importance considérable et inédite à la fois dans leslexiques de la philosophie et du judaïsme : messianisme et prophé-tisme. Comme si ce qui se jouait dans la pensée de Levinas était lamarque d’une profonde altération et du religieux et du philoso-phique, en vérité de l’un à l’autre et réciproquement. Si bien que lemessianique demeure inappropriable à l’intérieur d’un sens del’histoire déterminé par le religieux. Il ne saurait dès lors s’inter-préter dans et par le déploiement d’événements historiques déter-minés ou de signes avant-coureurs orientant l’homme vers une ndes temps réconciliatrice et salvatrice. Ce sont donc tous les motifsde la délivrance qui se trouvent ici radicalement altérés ou encorereconduits à leurs « sens premiers » — là où il faut souligner, àmême cette reconduction, une incessante supplémentarité, disonsmême une reconduction où le sens ne saurait signier ce qu’il est,mais bien plutôt la Loi depuis laquelle il répondrait depuis tou- jours. Et, c’est également la notion fondamentale de foi, qui dans lediscours théologique aussi bien que dans le discours courant est

    rattachée à la punition, à la faute, à la « logique de la compensa-tion », aux « arrière-mondes », qui se trouve ici remise en questionet demande à être repensée tout autrement. En ce sens, Levinas dé-fonde la foi en pensant, non pas dans l’opposition entre foi etraison, non pas non plus dans leur réconciliation spéculative, maisbien plutôt, avant foi et raison, en pensant une Loi précédant toutecondition de possibilité capable de les fonder. C’est alors le lexiquenon seulement théologico-religieux, mais encore philosophiquequi se trouve soumis au commandement de ne jamais arriver à uneénonciation incarnée dans la foi ou posée rationnellement. Ceslexiques ne peuvent dès lors que s’entendre dans l’obligation de seredire, de se reformuler, de sans cesse dé-fonder leur socle inten-tionnel en se cherchant et se recherchant perpétuellement sans pou-voir se stabiliser dans l’assurance d’un telos garanti par l’un ou parl’autre. Tel est le commandement lévinassien de la signiance : ne jamais se ger ou se xer en signication et, partant, se penserdans l’« innition » où chaque fois singulièrement ce qui est dit estporté pour l’Autre en étant aussitôt déporté par lui. C’est égale-ment pris dans le mouvement de cette pensée que le « prophé-

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    tisme » demande à être entendu comme une responsabilité innie— responsabilité d’inniment renouveler le sens de l’« un pourl’autre », et donc de réengager le mouvement d’une constante redé-nition du politique comme vivre l’« un avec l’autre ». L’« un avecl’autre », le vivre-ensemble, se voit incessamment éveillé par « l’uninniment répondant pour l’autre » non point en vue d’une sortiedu politique, mais bien plutôt comme l’exigence de toujours enappeler à un supplément de responsabilité quant au politique. D’oùl’expression de Levinas — une expression qui aura donné lieu àtant de malentendus — « Politique après ! » Or cette expression nesaurait se comprendre comme une dévaluation du politique —comme si le politique était simplement placé dans une postérioritéchronologique par rapport à l’éthique. Il s’agit, pour Levinas, demarquer en quoi le politique est incessamment éveillé par l’Autreet par l’autre du politique. C’est-à-dire en quoi le politique est tou- jours déjà répondant de ce qui lui vient sans qu’il ne puisse ni nedoive le reconnaître ou l’identier. Le politique répondrait donctoujours de ce qui le déborde, devant lequel il est élu et dont l’élec-tion l’engage dans une réponse de responsabilité innie pourl’Autre. Comme si « Politique après ! » ouvrait à une « innition »inhérente au politique de répondre déjà plus que le politique, déjà

    au-delà de la raison politique, c’est-à-dire toujours déjà davantageet autrement que ce que le politique dicte ou se donne comme saloi ou comme sa force de loi.

    Cette politique après le politique, cette politique éveillée parl’Autre, la commandant à se dire toujours autrement que dans lesparamètres de la raison politique, Levinas ne la pense jamais dansle « temps-présent » mais l’affecte d’un retard quant au présent —un retard qui, ne cessant de s’accuser, l’oblige à toujours répondreplus que ce que le devoir lui dicte. Ainsi, Levinas oblige le poli-tique à se dire après l’éthique, c’est-à-dire d’après l’éthique. Carl’éthique anticipe le politique non pas comme une simple prescrip-tion morale, mais en ce qu’elle l’engage à se dire autrement quelui-même. Et donc Levinas ne cessera d’assujettir le politique àl’antécédence d’un commandement dont l’événement l’engageradans le surplus d’une réponse de responsabilité inextinguible etinsatiable pour l’Autre. Cette obligation affectant le politique ne sepense pas comme une simple prescription hétéronome au politique,capable de renverser le politique en a-politisme. Elle est extérieure

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    au politique certes, mais à condition de comprendre cette « extério-rité » comme « débordement du Même », c’est dire à condition decomprendre qu’elle oblige à un « il faut » autre que le politiquedans le politique. Or cette injonction à la fois venant au politiquede l’autre du politique, par son antériorité, son antécédence, necesse de l’éveiller en réitérant en lui une responsabilité non pasenvers ce qu’il est, mais vers quoi il répond. Le politique ne répondpas de lui-même et pour lui-même mais, au-delà de son économiepropre, vers l’Autre.

    Loin ainsi d’une abdication, ou d’une simple mise au secondplan du politique, Levinas exige de lui, depuis toujours, qu’ilréponde dans l’« urgence » d’une responsabilité ne cessant de s’ac-croître et de s’endetter pour l’Autre. C’est très précisément lanotion de souveraineté du politique qui se voit ici radicalementmise à la question par l’appel d’une justice irréductible au poli-tique. Justice l’enjoignant par là même à s’éveiller chaque foissingulièrement comme responsabilité pour l’Autre. Par cet assujet-tissement de la souveraineté du politique à l’éthique de la respon-sabilité innie, autre que le politique dans le politique, Levinas, envérité, ouvre la voie à une pensée de l’avenir, à ce qui vient dansl’avenir et depuis l’avenir, mais dont l’advenir ni ne s’incarne ni ne

    se peut circonscrire. Voilà qui ne saurait signier la n du politique— comme si Levinas ne faisait que circonscrire à son tour le poli-tique dans un futur abstrait ou creux —, il s’agit d’inscrire dans lepolitique la promesse du politique. Comme si le politique pourLevinas n’œuvrait qu’en étant toujours déjà travaillé par l’autredu politique. Et c’est aussi marquer que ce permanent travail, dansle politique, de l’autre du politique garde le politique de toutedérive et déclin du politique dans l’idéologique. En effet, ce tra-vail œuvre à préserver le politique de se dire en tant que tel et dese reconnaître dans un « en tant que tel ». En vérité, l’autredu politique dans le politique garde le politique dans une justicequi limite le politique en le prévenant de toute détermination,incarnation, ancrage du politique et en résistant à toute forme deconcrétisation identitaire du politique d’où pourrait s’ériger unprogramme ou un système. Ainsi, l’autre du politique dans le poli-tique ne cesse de se dire en un soupçon radical à l’égard de la fer-veur, de l’enthousiasme, de l’emportement et d’une certainevolonté d’incarner la sacralité dans la communauté, dans la nature,dans le religieux.

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    Se formule ainsi, au-delà du politique dans le politique, unetout autre pensée du droit. Car venant de l’Autre du droit et pour-tant œuvrant dans le droit, la justice informe le droit au-delà de cequ’il peut dicter en l’éveillant non pas depuis la condition de soneffectivité, mais depuis l’incessante réponse donnée à l’Autre. Nonpas transformation donc des « droits de l’homme » en « droitsd’autrui », mais insémination de l’Autre dans l’humain : « Ce quisignie aussi — il importe de le souligner — que la défense desdroits de l’homme répond à une vocation extérieure à l’Etat, jouis-

    sant, dans une société politique, d’une espèce d’extra-territorialitécomme celle de la prophétie devant les pouvoirs politiques del’Ancien Testament, vigilance tout autre que l’intelligence poli-tique, lucidité qui ne se borne pas à s’incliner devant le formalismede l’universalité, mais qui soutient la justice elle-même dans seslimitations. La possibilité de garantir cette extra-territorialité etcette indépendance, dénit l’Etat libéral et décrit la modalité selonlaquelle est, de soi, possible la conjonction de la politique et del’éthique3. »

    Avouons que quelque chose nous reste profondément énigma-tique : comment comprendre que cette structure complexiant le

    questionnement est le plus souvent passée sous silence, sinonqu’on ait, par paresse intellectuelle, préféré ne pas en faire cas ?Comment comprendre qu’on ait privilégié le sens de la formulegalvaudée : « accueil du visage », « rapport à Autrui », « amour duprochain », « sacrice pour l’autre » ? Qu’on ait donc privilé-gié cela, en y apposant des interprétations tendancieuses, à l’enga-gement dans une lecture digne de ce nom — lecture où l’on nereculerait pas devant le vertige inigé par la désignication detout ce que l’on croyait assuré en tant que savoir — résonne pournous comme un appel, puisque nous entendons encore Hegel, à semettre à la tâche de révéler le méconnu dans le supposé trop bienconnu.

    Oui, il est grand temps de lire Levinas dans toute sa radicalité.C’est dire de reprendre Levinas à la lettre et ainsi de le réinscrire làoù il a toute sa place : dans l’histoire de la métaphysique. Reste à

    3. Levinas, « Les droits de l’homme et les droits d’autrui » in Entrenous, Paris, Livre de Poche, 1987, p. 167.

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    savoir ce que Levinas laisse entendre par « métaphysique ». Car ilaura fallu attendre l’écriture de Levinas pour lire, dans l’histoire dela philosophie, le désir  de dénir autrement ce « nouveau vieuxmot4 » de « métaphysique ». Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a paseu, dans l’histoire de cette histoire, d’autres reformulations du sensde ce dont elle est l’histoire. Bien au contraire. Toute l’histoire dela philosophie se sera constituée et façonnée par l’incessantereprise et explicitation de l’essence de la métaphysique. DepuisPlaton, en effet, et jusqu’à Heidegger, le mot de « métaphysique »

    a toujours, par son insatiable déploiement, cherché à se préciser, àaccentuer sa visée, à parfaire son projet ainsi que sa méthode. Etconséquemment, toute philosophie a eu le privilège insigne d’éla-borer son appropriation singulière de la question fondamentale dela métaphysique. C’est dire que l’histoire de la philosophie s’estconstruite par l’établissement de ses concepts fondamentaux, àsavoir l’être et le non-être, s’adonnant par là même à la créationdes philosophèmes qui en auront découlés. On peut donc aisé-ment comprendre en quoi philosophie et métaphysique se sont ren-contrées au point qu’on aura pu aller jusqu’à afrmer l’impossibi-lité de les distinguer.

    Contrairement à ce qui se dit, se lit, et s’entend le plus souvent,il faut bien constater que Levinas s’inscrit résolument au sein decette histoire. Précisément, depuis les Réexions sur la philosophiede l’hitlérisme jusqu’à De Dieu qui vient à l’idée, c’est à l’intérieurde la question de l’être que Levinas ose ses questions et, ce, là oùtoute question authentique se devait de n’être rivée qu’à l’être,qu’au sens de l’être.

    Au sein du sens de l’être, dans le déploiement coappartenantdu sens et de l’être, Levinas cherchera à déplacer la question hei-deggérienne en y dégageant une orientation questionnante irréduc-tible à la triple modalité de l’interrogation ontologique, où se révèlel’horizon à partir duquel peut se comprendre proprement l’être entant que tel. Il s’agit donc, pour Levinas, de soumettre le question-

    nement ontologique et ainsi, en redoublant le questionnementdevant tout ce qui se trace et se présente dans l’ontologie fonda-mentale, de laisser surgir une pensée où ne cesse de s’éveiller untout autre événement de la question. Question qui peut se déplier

    4. Derrida, Résistances de la psychanalyse, Paris, Galilée,

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    comme suit : tout d’abord, en quoi la coappartenance du sens et del’être enserre et encercle-t-elle, par son questionnement et en sarésolution, la possibilité même du penser ? Ensuite, ne serait-il pasnécessaire de rechercher, pour le penser, une autre source du sens ?Et enn, ce qui en découlerait, ne serait-ce pas quelque chosecomme l’ouverture, impossible à anticiper, à une altérité indéter-minée d’où adviendrait une « signiance » irréductible au sens del’être ? Où l’on saisit la rigueur de Levinas qui, par la formulationde ces trois questions, répond à la triple modalité de la questionposée par Heidegger dans Etre et le temps et dont la visée consiste,par le biais du Dasein, à déployer le sens de l’être.

    Le bouleversement que Levinas aura fait subir à la pensée secomprend uniquement à partir de la césure, de la coupure, de la frac-ture qu’il laisse surgir dans la coappartenance de l’être et du sens,en faisant appel à la triple question plus haut formulée et dontl’orientation est d’emblée non pas de nier la trame de l’ontologie,mais de l’exposer, à même son « train d’être », à un au-delà de sonemprise et de son envoûtement, c’est-à-dire à l’Autre. Le geste nesignie rien de moins qu’une remontée vers un « non-lieu » depuislequel le penser ne cesse de rechercher non pas un socle ou unesource d’où il pourrait s’afrmer, mais la possibilité inédite de

    commander à la fois le Même et l’Autre sans les conjoindre ou lesréconcilier.

    Ainsi, il ne suft pas de dire que la philosophie de Levinasconstitue une réplique à l’ontologie fondamentale. Il s’agit bienplus profondément de marquer et de souligner en quoi et pourquoil’injonction lévinassienne affecte l’ontologie en déconstruisant ceque celle-ci s’appliquait à détruire. En effet, Levinas cherche inces-samment non pas la faille de l’ontologie fondamentale, ni même àfaire remarquer ce que celle-ci aurait omis de penser. Rien de plusétranger à Levinas que la volonté de rappeler à Heidegger ce qu’ilaurait oublié. Il requiert du penser qu’il s’exprime depuis ce quidemeure irréductible à la possibilité de comprendre le sens et lavérité de ce qu’il exprime. Levinas réclame du penser non pas sim-plement qu’il se contente de détruire ce qui aura réduit à une ques-tion simplement directrice la question fondamentale de lamétaphysique pour y déceler son impensé, mais aussi et surtoutqu’il perce, dépasse et déborde tout ce qui s’est élaboré dans lerecueillement de la vérité de l’être. Au contraire, Levinas cherchera

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    à penser un envoi et une possibilité, là où ce qui se donne ne sedonne ni comme temporalité, ni comme vérité, ni donc commel’être mais comme justice. Justice inconditionnelle dont le donsuspend la vérité de l’être en l’assujettissant à une tout autre signi-ance, l’éthique, tout en libérant, par cette suspension et cet assu- jettissement, le déploiement ontologique du vrai. D’où l’étrangeambiguïté de cette justice qu’il faut comprendre selon une triplemodalité du penser : interrompre la vérité de l’être en son déploie-ment propre ; assujettir la vérité de l’être à l’altérité irréductible dela justice ; permettre à l’être de (se) proliférer selon la modalité quilui est propre. Ainsi, cette triple modalité du penser ouvre la véritéde l’être à ce qui lui est toujours déjà autre et inscrit en celle-ci, etdans l’histoire de son déploiement propre, la perpétuation d’unealternance  dont supplémentarité marque chez Levinas un autrerecours au vocable de « métaphysique ».

    Qu’est ce que la « métaphysique » ? Pourquoi se refuser ici lachance de poser et de reposer encore et encore cette question ?Pour le comprendre, il faut viser le préxe meta. Comme chacunsait, le mot meta, dont le sens premier est « parmi », signie aussi« venant après » et donc, par extension, « au-delà », signicationreprise par le latin trans-. Or la question qui ne peut que se poser

    devant et à partir de ce vocable est : au-delà de quoi sommes-noussollicités ? Réponse : au-delà de la présentation immédiate de cequi est, c’est-à-dire de l’étant tel qu’il se présente. En ce sens — etc’est à Aristote que nous sommes ramenés — la « métaphysique »signie penser et rééchir, expliciter et élaborer, c’est-à-dire ques-tionner les phusei onta en direction de la phusis à partir de laquelleles étants apparaissent. Ainsi, tout questionnement se donnant latâche de révéler le fondement d’où advient ce qui se manifeste doitse nommer métaphysique. Ce qui se comprend alors, c’est que« métaphysique » est l’un des noms de la présupposition. Ce n’estpas simplement que la physique présuppose la métaphysique,celle-ci offre le lieu à partir duquel peut se comprendre et se saisirl’étant en sa totalité. Or le développement de la question en direc-tion de ce qui gît en amont de l’étant, donne aussitôt lieu à larecherche de l’étantité de l’étant, de cela même qui est plus étantque l’étant et, en n de compte, dévoile un étant suprême. Ainsi,la direction en laquelle se sera engagée la métaphysique — etc’est à Heidegger qu’il sera revenu de le montrer — se sera consti-tuée uniquement à partir du refoulement de la question fondamen-

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    tale de la métaphysique. C’est qu’en visant, au-delà de l’étant, unétant suprême, la métaphysique se sera uniquement concentrée surla possibilité d’élaborer non pas l’envoi de la « mise en présence »,la  phusis, mais ce qui en ressort comme présence, l’ousia. Ainsi,la métaphysique en sera venue à exprimer ce qui produit l’étanten tant qu’étant, en omettant de questionner et d’interroger l’êtrede l’étant. Tout se passe comme si se jouait au sein du déploiementde la métaphysique une « histoire secrète5 », une trajectoire souter-raine, dissimulée, où gît la question fondamentale de la métaphy-

    sique — qu’est-ce que l’être de l’étant ? — avant que celle-ci ne sesoit subrepticement transmuée en question directrice — qu’est-ceque l’étant ? En ce sens, à l’origine de la métaphysique, là où laquestion se devait d’être tout entière concentrée sur l’au-delà del’étant, et donc ne viser que l’être de l’étant, une scène de substitu-tion aura eu lieu : la question du sens de l’être se sera substituée àla question capable de trouver sa résolution dans l’ordre de ce quise présente déjà à son interrogation, l’étantité. Réveiller donc cette« histoire secrète » est rappeler, ou pour citer ici un mot deNietzsche repris par Heidegger, remémorer   la question originaireet fondamentale, celle qui vise le sens de l’être irréductible àl’étantité de l’étant, question donc oubliée par le déploiement de la

    métaphysique tout en étant néanmoins toujours présupposée parelle. Ce qui signie que de pointer l’oubli originaire de la métaphy-sique à partir de la question du sens de l’être ne pourra pas ne pasprovoquer dans la métaphysique un affect dont la force sera d’en-tièrement redénir ce terme. Désormais, la métaphysique sera rivéeà une altérité irréductible, celle de l’être, l’engageant à toujoursdevoir se dire non plus simplement en tant qu’identité à soi, ouen tant qu’explicitation de l’étant par l’étant, mais comme exposi-tion à l’événement ( Ereignis) de l’être6. C’est dire à l’événement

    5. Nous reprenons le mot à Nietzsche qui, dans le Gai Savoir   au§ 34, fait allusion à la nécessité de repenser l’histoire cachée, dissimulée,retirée de l’être en-deçà de la tradition philosophico-platonicienne.

    Evidemment, l’interprétation de Heidegger est ici décisive en ce qu’ellemarque, dans et comme l’histoire de la métaphysique elle-même, ladistinction depuis laquelle elle peut se penser, distinction entre sa questiondirectrice et sa question fondamentale.

    6. Sur la question de l’événement chez Heidegger, renvoyons auxétudes remarquables et désormais classiques suivantes : F. Dastur, Heidegger et la question du temps, Paris, PUF, 1990 ; J. Grondin,  Le

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    d’une différence impensée où ne cesse de se penser le nouage ori-ginaire de la métaphysique en tant que vérité, coappartenance ducèlement  et du décèlement , de l’être. A la source de la métaphy-sique, selon Heidegger, se jouent le retrait et l’advenir de l’être, etdonc s’entre-jouent7 en (se) proliférant interminablement la diffé-rence même8.

    Ainsi, le sens de l’être n’est jamais simplement excepté de lamétaphysique. Il est bien plutôt entendu comme ce qui provoque la

    métaphysique à se rappeler à sa source dissimulée, et donc appelé àtoujours se dire depuis cette source originairement autre et diffé-rentielle. La métaphysique, pour Heidegger, se tient tout entière làoù elle est déjà affectée par l’événement de l’être. Etre qui ne sesignie pas dans le registre de la présence ou dans le lexique del’identité à soi, mais bien plutôt dans l’ouverture où il diffère tou- jours comme ce qui échappe et comme ce qui, ne se laissant pasréduire à l’ouverture, la diffère elle-même, la déporte, l’expropriede toute présence dans une altérité « innommable9 ». Elle provientdonc, la métaphysique, depuis cet événement où se coappartiennentau cœur d’une différence l’ouverture et le retrait. C’est dire quel’histoire de la métaphysique est toujours déjà pensée depuis l’his-

    toire de l’être, là où celle-ci garde l’irréductibilité de sa vérité histo-riale dans son déploiement historique. Comme si, en vérité,l’histoire de la métaphysique demeurait habitée par ce qui demeuretoujours caché en elle, et donc se signiait en tant que ce déploie-ment émanant de l’événement d’une différence irréductible qu’il nes’agit pas de rendre présente, mais de prémunir dans son mouve-ment propre de cèlement   et de décèlement . D’où l’insistance deHeidegger sur la remémoration ( Andenken) de l’événement singu-lier à partir duquel la métaphysique se sera pensée, mais en laquellel’événement même de la vérité de l’être ne se sera jamais présentéen tant que tel : elle est ce qui s’en excepte toujours déjà. Heideggerl’a radicalement marqué : la métaphysique est elle-même ancrée en

    Tournant dans la pensée de Heidegger , Paris, PUF, 1987 ; J.-L. Marion, Réduction et donation, Paris, PUF, 1989.

    7. Cf. Heidegger, «  Identité et différence  », tr. fr. A. Préau,in Questions I et II , Paris, Gallimard, 1968, p. 300.

    8.  Ibid ., p. 297.9. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique », op. cit ., p. 55 sq.

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    une différence. Un retrait perpétuel dans l’autre de la présence.L’histoire de la métaphysique est ainsi constituée par un mouve-ment différentiel où l’être se donne en se retirant et de sa donationet du lieu même où il se donne.

    La métaphysique est le lieu de la perpétuelle différence oùl’être ne cesse de se donner, de se dérober et de s’excepter dans le« radicalement Autre10 » de ce en quoi il se donne. La référence àHegel dans  Identité et différence s’explique alors. Heidegger, enreprenant la compréhension dialectique de l’histoire de la philoso-

    phie, souligne que la pensée de l’être — contrairement à la com-préhension absolue du sens de l’Histoire dans la réconciliation del’Esprit avec soi-même — veille sur « la différence en tant quedifférence11 ». Veille donc non pas sur la possibilité de déterminerle sens de ce que l’histoire de la métaphysique a pensé en se pen-sant, c’est-à-dire en pensant en direction de la modalité en laquelleelle se sera présentée, donnée, exposée à la pensée, mais vers son« impensé ». Vers l’autre de ce qui s’y sera pensé. Cela ne sauraitsignier que la métaphysique est devenue une entreprise caduque.Au contraire. L’histoire de la métaphysique est nécessaire. Envérité, l’histoire de la métaphysique en tant qu’histoire de l’être nesaurait signier que l’être a une histoire avec laquelle il ne s’identi-

    erait point ou point entièrement. Il y va plutôt de ce que l’êtreappartient à la métaphysique et celle-ci est  son histoire — le lieuen lequel il se donne et s’adonne, vient et advient. « Pour nous laloi d’un dialogue avec la tradition historique est la même, pourautant qu’il s’agit de pénétrer dans la vigueur de la pensée d’autre-fois. Seulement nous ne cherchons pas cette vigueur dans ce qui aété déjà pensé, mais dans un impensé d’où le pensé reçoit le lieu deson essence. Mais le déjà-pensé est seul à pouvoir préparer l’en-core-impensé qui, toujours à nouveau, retourne à sa surabondance.La loi qui nous vient de l’impensé ne conduit pas à intégrer lapensée d’autrefois dans un développement qui la dépasse en necessant pas de s’élever, et dans la systématisation qui le représente.Elle requiert au contraire que la pensée qui nous a été transmise

    soit libérée et qu’elle puisse ainsi revenir à ce qui pour elle estencore en réserve : à ce qui n’a jamais cessé d’être — à ce qui régitentièrement la tradition dès les débuts de celle-ci et qui lui est tou-

    10.  Ibid ., p. 62.11. Heidegger, « Identité et différence », op. cit ., p. 282.

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     jours antérieur, sans être, toutefois, pensé expressément, ni reconnucomme l’origine12. »

    D’où l’impératif heideggérien de comprendre et de veiller surl’histoire de la métaphysique dans la différence originaire de sondéploiement, différence marquée par le « jeu13 » incessant entrel’ouverture (décèlement ) et le retrait (cèlement ) de la vérité del’être. Et donc dans l’interminable tension entre ce qui se donne enlibérant « le dit14 » de la mêmeté (métaphysique) et ce qui retient« le Dire15  » de l’altérité « incalculable » et « irréductible » à la

    mêmeté de l’onto-théologie (la vérité de l’Etre). En ce sens, pourHeidegger, l’histoire de la métaphysique interroge la source de sonenvoi et donc reprend en elle-même son dit depuis la vérité de l’êtreen ayant déceler, au sein même de ce dit, un Dire qui ne se donne nine s’adonne, mais remonte vers un sans-fond ( Ab-grund ). Sans-fonddont l’altérité dé-fondre perpétuellement le projet premier de lamétaphysique, à savoir celui d’éclaircissement du fondement, sansreléguer ce projet initial ainsi que tout ce qui en dépend (sujet, objet,substance, raison, etc.) aux oubliettes de l’histoire16.

    12.  Ibid ., p. 283. Nous nous permettons de renvoyer ici à la remar-quable étude de W. Marx,  Heidegger und die Tradition.  Eine problem-

    geschichtliche Einführung in die Grundbestimmungen des Seins, Stut-tgart, Kohlhammer, 1961.13.  Ibid ., p. 30014. Heidegger, « Contributions à la question de l’être  », tr. fr.

    G. Granel, in Questions I et II , op. cit ., p. 249.15.  Ibidem.16. Prétendre le contraire, par exemple en suggérant que la pensée de

    Heidegger mènerait inévitablement à la mort du sujet ou de l’Ego, seraitne rien comprendre au geste de cette pensée. Heidegger l’aura tant de foisrépété qu’il serait ici incongru de rapporter toutes les citations où il préciseen quoi la « sortie » de la métaphysique ne veut en aucun cas direl’abandon de ses thèmes et de ses termes. Rappelons en outre une seulecitation où Heidegger rappelle que de comprendre son questionnementcomme la volonté d’éradiquer ou d’annihiler la tradition métaphysique

    relève non seulement d’une piètre compréhension du geste propre à cequestionnement, mais aussi d’une profonde mécompréhension de lamétaphysique elle-même : « Il est vrai cependant que si l’on ne prendgarde ni à la direction fondamentale de la question qui porte sur laMétaphysique, ni au commencement de son chemin, ni à l’occasion deson déploiement — c’est-à-dire le cercle des Sciences auxquelles laquestion s’adressait — si l’on ne pense pas sérieusement à ces conditions

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    Pourquoi rappelons-nous ce que l’on ne peut pas, quoiqu’on enpense, ne pas nommer l’événement Heidegger dans cette histoire ?Pourquoi un si long détour lors même que notre texte veut proposerune lecture minutieuse de la lettre même du texte de Levinas ?Précisément parce que lire Levinas, c’est le situer au moment leplus vif de cet événement, c’est-à-dire à même l’élaboration de lapensée de l’être, et donc au sein même de ce que Heidegger a faitsubir à l’histoire de la métaphysique. D’ailleurs, ce n’est pas hasard

    si l’arrivée de Levinas sur la scène philosophique se sera faite aunom de la phénoménologie husserlienne entièrement reprise etaltérée par le geste indélébile de Heidegger.

    Qu’on cesse donc de croire qu’il suft d’être primairement,bêtement, anti-heideggérien pour saisir la pensée de Levinas !Qu’on cesse aussi et par là même de croire que la question del’altérité est inconnue ou absente du registre heideggérien. Riende plus faux. Et Levinas le comprenait mieux que quiconque. Ilcomprenait aussi que l’Autre ne saurait non plus être absent despensées de Platon, de Descartes, de Kant, de Hegel, etc. Loin de là.Penser l’Autre est très certainement l’une des plus anciennesexigences de la pensée philosophique — de Iona à Iéna et jusqu’à

    Freiburg.Penser le sans-fond en tant que « radicalement Autre17 » depuislequel peut se penser le lieu et le fond du penser signie, pourHeidegger, pénétrer au sein de ce qu’est  la métaphysique, c’est-à-dire, au-delà de ce que trace la métaphysique vers l’altérité diffé-rentielle du sens de l’être. C’est précisément ici, en ce mouvementtendu entre le même et l’altérité au-delà du même, entre l’histoirede la métaphysique et son envoi irréductible à ce qui en lui estenvoyé que nous sommes en mesure de comprendre la coapparte-nance de la philosophie, entendue comme cette « dis-position18 »exposée à la « correspondance qui, assumée en propre et se

    et au rapport qu’elles entretiennent l’une avec l’autre, alors il faut qu’on

    tombe au niveau des “renseignements culturels”, d’après quoi c’est unephilosophie du Néant — au sens du Nihilisme négatif — qui est en cetendroit exposée. » Heidegger, « Contributions à la question de l’être »,op. cit ., p. 246.

    17. Heidegger, « Qu’est-ce que la métaphysique », op. cit ., p. 55 sq.18. Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie ? », tr. fr. K. Axelos et

    J. Beaufret, in Questions I et II , Paris, Gallimard, 1968, p. 342.

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    déployant, parle selon l’appel de l’être19 », et de la métaphysique.Et ce, non seulement parce que le « chemin vers la réponse à notrequestion n’est pas rupture avec l’histoire, n’est pas reniement del’histoire, mais au contraire appropriation et métamorphose de ceque livre la tradition20 », mais aussi parce que toute la pensée deHeidegger aura été de penser la source de la métaphysique à partirde ce qui ne saurait s’y réduire. Et ce an de l’ouvrir à son êtrecomme l’autre de ce qui s’y déploie et donc de libérer, au cœur dela métaphysique elle-même, l’appel depuis lequel elle peut se dire

    et où l’homme peut se tenir : « Qu’en est-il de ce Tout Autre quetout étant, ce qui n’est pas un étant ? Et alors il se montre que le

     Da-sein de l’homme est “compris” dans le Tout-Autre que l’étant.En d’autres termes cela signie, et ne pouvait signier que :“L’homme est Lieu-tenant du Néant”. » La phrase veut dire :l’homme tient, pour le tout autre que l’étant, le lieu libre, de sortequ’il puisse y avoir, dans l’Apérité de ce tout-autre, quelque chosecomme la pré-sence (Etre)21. » Appel de la philosophie venantdonc à la fois de la métaphysique et simultanément d’ailleurs qu’enelle, c’est-à-dire lui advenant toujours à même son déploiement etdéjà depuis l’autre de ce qui s’y déploie.

    Philosophie et métaphysique se conjuguent dans l’ontologie.Elles s’explicitent comme les deux phrasés de l’ontologie comprisecomme le déploiement de la vérité de l’être. Deux phrasés où l’unexprime le Dire et l’autre le dit de la vérité de l’être.

    C’est au cœur de la complexité du double génitif de la vérité del’être que Levinas apposera à la question du sens de l’être un sup-plément questionnant, une « Question de la question22 », d’où ledéploiement de la vérité de l’être et la coappartenance qui s’ymarque, entre philosophie et métaphysique, se verra et radicale-ment désajointée. Parce qu’en effet, et on l’aura compris, Levinasexige de ressaisir et de reprendre la totalité de la question immé-moriale de la philosophie, la question du sens et de la vérité del’être, en s’y installant et en y élaborant la possibilité de la faire

    19.  Ibidem.20.  Ibid ., p. 335.21. Heidegger, « Contributions à la question de l’être  », op. cit .,

    p. 242-243.22. Levinas,  Autrement qu’être, ou au-delà de l’essence, op. cit .,

    p. 45.

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    parler autrement encore. Et, en effet, Levinas pense à partir del’être, du sens et de la vérité de l’être, et donc depuis le doublegénitif d’où l’être s’exprime à la fois en s’exceptant et en s’ou-vrant, mais en y inigeant une autre altération : la coupure entre lesens et l’être. Coupure où se libère une autre signiance, et doncun tout autre Dire.

    Nous l’avons dit et y insistons : il s’agit pour Levinas de s’ins-crire dans la pensée de l’être et d’en libérer non pas son impensé,

    mais, en laissant le sens et l’être se déployer, y déceler une autresource du sens. Une autre source du sens au-delà du sens de l’êtreet dont l’avance n’est pas un complément du Dire de l’être. C’estque l’être, pour Levinas, est très précisément ce qui, plein de lui-même, ne peut manquer de rien. L’être n’appelle ni complément, nibesoin, ni suppléance. Il y va donc non pas de la suppression et duremplacement, voire de la négation de l’être, mais de quelquechose comme d’une surenchère affectant l’être.

    Cette manière d’en rajouter sur l’être qui ne demande rien,voilà la singularité de la métaphysique radicale de Levinas. On voitbien ici comment l’éthique comme philosophie première vient, enle justiant, supplémenter l’être. « Question du sens de l’être —

    non pas l’ontologie de la compréhension de ce verbe extraordi-naire, mais l’éthique de sa justice. Question par excellence ou laquestion de la philosophie. Non pas : pourquoi l’être plutôt querien, mais comment l’être se justie23. »

    Supplément qui donc déplace, déborde, voire énerve l’êtreainsi que le rapport de pensée qui se marque comme collaborationde l’homme et de l’être. Car c’est là que s’engage toute la force dudéplacement et, par conséquent, du bouleversement, de la pensées’inscrivant dans la compréhension de l’être à l’« autrementqu’être ». Levinas le souligne dans les premières pages d’ Autre-ment qu’être ou au-delà de l’essence. Et nous voulons insister surceci qu’il ne cherche surtout pas à nier l’ontologie, dans le geste depenser l’« autrement qu’être ». C’est que cherchant à l’approcher,

    il montre par là même en quoi l’ontologie, et en particulier le dis-cours ontologique, se donne comme nécessité. « La corrélation dudire et du dit, c’est-à-dire la subordination du dire au dit, au sys-

    23. Levinas, « L’Ethique comme philosophie première », Paris, Payot& Rivages, 1992, pp. 108-109.

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    tème linguistique et à l’ontologie est le prix que demande la mani-festation. Dans le langage comme dit, tout se traduit devant nous— fût-ce au prix d’une trahison. Langage ancillaire et ainsi indis-pensable. Langage qui en ce moment même cherche à unerecherche menée en vue de dégager l’autrement qu’être ou l’autrede l’être — hors des thèmes où déjà ils se montrent — indèle-ment — essence de l’être, mais où ils se montrent. Langage quipermet de dire — fût-ce en le trahissant — cet en dehors de l’être,cette ex-ception à l’être, comme si l’autre de l’être était événement

    d’être. L’être, sa connaissance et le dit où il se montre signient dansun dire qui, par rapport à l’être, fait exception ; mais c’est dans le ditque se montrent et cette exception et la naissance de la connaissance.Mais le fait que l’ex-ception se montre et se fait vérité dans le dit  n’est pas un prétexte sufsant pour ériger en absolu la péripétie apo-phantique du Dire — ancillaire ou angélique24. »

    Avec l’« autrement qu’être », l’ontologie et l’Autre s’articulentde telle sorte que l’Autre ne s’épuise pas dans l’ontologique, maisadvient à l’ontologique, comme l’irréductible diachronie qui necesse de le supplémenter. Or cette articulation suppose quelquechose comme une trahison. En effet l’ontologique œuvre toujours

    en réduisant l’irréductible, travaille déjà en disant l’indicible. Ilréduit le Dire de l’Autre au dit et le force par là même à se dire làoù il ne se dit pas. Mais tel est précisément le lieu depuis lequels’énonce la « méthode » de Levinas, « méthode » qui consistera àdésordonner la trame du langage ontologique : réveiller dans l’on-tologique ce que celui-ci ne dit pas en se disant lui-même. Voicicomment le dédire troue la vérité de l’être et perce vers la justice.

    Percer l’être vers la justice en dédisant perpétuellement la véritéet le discours de l’être (non sans cesser de se dédire soi-même dansce mouvement interminable), c’est là un geste dont la portée engagetoujours la philosophie à s’avouer et du même coup à se désavouer.Car — et Levinas y oblige — ce n’est que dans l’incessant déporthors du lieu où elle se signie elle-même que la philosophie peut se

    remettre à signier, à s’exprimer. Comme si la vérité de l’être, enprésupposant la justice, ne pouvait se mettre à son dit que si au-delàet en-deçà de lui se traçait déjà l’autre de l’être, l’autrement qu’être.

    24. Levinas,  Autrement qu’être, ou au-delà de l’essence, op. cit .,pp. 17-18.

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    Mais c’est dire aussi, et du même coup, que la vérité de l’être — ettel est  son propre — ne se dit qu’en délaissant continûment la jus-tice de l’autrement qu’être. D’où l’incroyable paradoxalité quenous lègue Levinas — paradoxalité depuis laquelle peut se penserdésormais la philosophie : l’autrement qu’être éveillant la vérité del’être et, en même temps, la vérité de l’être déniant l’autrementqu’être. Cette paradoxalité affecte chacun des thèmes de notre tra-dition. En vérité elle engage toute « thématique » dans le procèsinterminable d’être pré-originairement travaillée par l’autrement

    qu’être, tout en étant la dénégation de cet appel pré-originaire.

    De toutes les « thématiques », c’est bien évidemment celle de« sujet » qui se voit radicalement bouleversée par cette paradoxa-lité. La subjectivité est reprise et redénie. Reprise, en ce que toutel’insistance philosophique de Levinas porte d’abord et avant toutsur l’éveil d’une subjectivité où se perpétue inniment la réponse àl’appel de l’autre, réponse de responsabilité. Nulle négation de lasubjectivité donc chez Levinas, mais « éveil » d’une subjectivitéd’avant l’autonomie. « Dédire » du concept surdéterminé de sub- jectivité en vue de penser en lui l’autre de lui-même, le lieu où iln’est pas en lui-même mais déjà autre.  Autrement qu’être ou au-

    delà de l’essence, encore : « Notre discours philosophique ne passepas d’un terme à l’autre en fouillant uniquement les horizons “sub- jectifs” de ce qui se montre, mais embrasse les conjonctions d’élé-ments en lesquelles éclatent des concepts surtendus, commeprésence ou sujet25. »

    Oui, lorsque Levinas s’applique à penser la subjectivité avant  l’autonomie, il ne cherche point à nier le sujet, mais bien à déceler enlui le lieu d’où il ne se dit pas lui-même car déjà répondant de ce quile précède, l’appelle et l’enjoint avant qu’il ne se constitue. Or, penserle sujet avant le sujet ne signie pas la négation de son autonomieéventuelle. Cela signie penser d’où la subjectivité peut aussi se dire— ce que Levinas nomme la « subjectivation du sujet ». Autrementdit, penser une subjectivité dont l’intimité la plus intime est mar-

    quée — sans dénier la question de l’être, mais aussi tournée ailleurs que dans les paramètres de la question capable de viser le sens del’être — d’une passivité pré-originaire et immémoriale à l’appel de

    25. Levinas,  Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit .,pp. 281-282.

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    l’autre. Comme si Levinas nous rappelait à la subjectivité en souli-gnant que celle-ci peut se penser doublement  : à la fois en ce qu’elleest concentrée vers le sens de l’être et  en ce qu’elle est aussi détournéede la question de l’être, passivité plus passive que toute passivitérépondante, avant l’appel de l’être, à l’autre de l’être. Cette « dou-bléité » de la subjectivité signie, en vérité, que la pensée de Levinas,sans nier l’ontologie du sujet (l’Ego, la conscience, l’autonomie,etc.), vise aussi ce point « méta-physique » dans le sujet, ce point oùle sujet s’éveille par-delà soi-même en étant aussi appelé ailleursqu’en lui-même et en-deçà de soi-même. Appel l’obligeant non pasuniquement à la collaboration qu’il entretient depuis toujours entrevérité et sens de l’être, mais aussi à l’autre de l’être, à ce qui, en lui,l’expose aussi à l’autrement qu’être et dont l’exposition l’oblige àune réponse irréductible à l’intentionnalité et hétérogène à l’auto-nomie — une réponse de responsabilité innie pour  l’autre de l’être.Or cet appel à l’autre de l’être éveillant la subjectivité avant  l’appelde l’être demeure insituable dans les paramètres de la questioncapable de révéler le lieu de la compréhension de l’être. Il témoignede cet instant où le sujet advient autrement que comme subjectivitédouée de faculté morale. Il témoigne dans le sujet d’un ailleurs etd’un avant du sujet constitué. C’est dire d’une subjectivité exposée

    en elle-même et en son intimité à ce qui lui arrive, lui advient, luivient — et donc une subjectivité en laquelle au tréfonds de son lieupropre perce un « il faut » autre que son propre et débordant par sonavance toute loi de son agir. Or de cette subjectivité au centre irrepré-sentable du sujet, Levinas l’aura plus d’une fois écrit, la question« être ou ne pas être ? » n’est pas la question. C’est qu’elle œuvreailleurs qu’en l’espace régi par l’interrogation portant sur l’être et lenon-être. Elle œuvre au cœur inaperçu du sujet — là où le sujet estréponse devant ce qu’il ne saurait encore comprendre ou saisir —l’Autre. Il faut même aller jusqu’à dire que cette subjectivité — en cequ’elle œuvre comme l’intimité la plus intime, pré-originaire, immé-moriale de tout sujet — n’est  pas en tant que telle. Elle ne saurait êtrereprésentée, ni ne pourrait être en tant que telle présente ou effec-tive : subjectivité écliptique. Quasi indicible. Elle tourne autour dusujet, lui revient et le hante. Elle l’expose à l’autre de lui-même, à cequi est à la fois si proche et si lointain en lui-même au-delà de lui-même. Mais n’est-ce pas là la philosophie ? Question décisive et quidevrait faire trembler les certitudes de ceux, nombreux, qui conti-nuent d’écrire et de penser que Levinas n’est pas philosophe. (Bien

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    entendu, nous n’ignorons pas que ce sont ceux-là mêmes qui netremblent jamais.) Comme toujours il suft de lire — mais c’est tropdemander semble-t-il — pour saisir non seulement qu’il y a sous laplume d’Emmanuel Levinas une dénition (plus d’une en vérité) dece qu’est la philosophie, mais encore qu’à partir d’elle une trace y estlaissée telle qu’on ne pourra plus jamais philosopher comme avant.« Trahison au prix de laquelle tout se montre, même l’indicible et parlaquelle est possible l’indiscrétion à l’égard de l’indicible qui est pro-bablement la tâche même de la philosophie26. »

    Joseph C, Stéphane H,Raphael Z-O

    26.  Ibid., p. 19.

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