De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis...

13
De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute qu’une réponse positive s’impose, et cela sur deux plans. En premier lieu, chacun le sait, la morale, comme toutes les autres parties de la philosophie, tire de la métaphysique une partie de ses principes. Que sont au juste chez Descartes les principes de la morale ? et dans quelle mesure les principes de la morale sont-ils spécifiques et internes à cette discipline (constituant son autonomie épistémologique) ? La question est complexe et je ne saurais la reprendre ici. La fameuse déclaration de Descartes à Chanut, le 15 juin 1646 : « La notion telle quelle de la physique, que j’ai tâché d’acquérir, m’a grandement servi pour établir des fondements certains dans la morale » 1 , est destinée à conserver sa dimension énigmatique. Mais nous pouvons ici faire fond sur la lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645 et sur les premières vérités dont la connaissance est nécessaire « pour être toujours disposé à bien juger » 2 . Ces vérités se retrouvent pour une part à la fin de la Seconde partie des Passions de l’âme, comme nous servant à régler nos désirs 3 . Je me sens donc dispensé d’insister sur cet aspect des choses. En réalité, l’existence de Dieu, l’immatérialité de l’âme humaine, le système des choses ou des pouvoirs que Dieu nous a donnés, la règle générale qui nous permettra de nous préserver de l’erreur, la connaissance de la vraie fonction des sens : tous ces acquis de la philosophie première sont à l’évidence « utiles à la vie » aussi bien qu’à la 1 Descartes à Chanut, 15 juin 1646 ; Œuvres, éd. Adam-Tannery (ci-après AT), t. IV, p. 441. 2 AT. IV, 291. 3 Les Passions de l’âme, art. 144 à 146. 98

Transcript of De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis...

Page 1: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

De la modération en métaphysique

Denis Kambouchner

Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute qu’une réponse positive s’impose, et cela sur deux plans.

En premier lieu, chacun le sait, la morale, comme toutes les autres parties de la philosophie, tire de la métaphysique une partie de ses principes.

Que sont au juste chez Descartes les principes de la morale ? et dans quelle mesure les principes de la morale sont-ils spécifiques et internes à cette discipline (constituant son autonomie épistémologique) ? La question est complexe et je ne saurais la reprendre ici. La fameuse déclaration de Descartes à Chanut, le 15 juin 1646 : « La notion telle quelle de la physique, que j’ai tâché d’acquérir, m’a grandement servi pour établir des fondements certains dans la morale » 1 , est destinée à conserver sa dimension énigmatique. Mais nous pouvons ici faire fond sur la lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645 et sur les premières vérités dont la connaissance est nécessaire « pour être toujours disposé à bien juger » 2 . Ces vérités se retrouvent pour une part à la fin de la Seconde partie des Passions de l’âme, comme nous servant à régler nos désirs3. Je me sens donc dispensé d’insister sur cet aspect des choses. En réalité, l’existence de Dieu, l’immatérialité de l’âme humaine, le système des choses ou des pouvoirs que Dieu nous a donnés, la règle générale qui nous permettra de nous préserver de l’erreur, la connaissance de la vraie fonction des sens : tous ces acquis de la philosophie première sont à l’évidence « utiles à la vie » aussi bien qu’à la

1 Descartes à Chanut, 15 juin 1646 ; Œuvres, éd. Adam-Tannery (ci-après AT), t. IV, p. 441. 2 AT. IV, 291. 3 Les Passions de l’âme, art. 144 à 146.

98

Page 2: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

recherche de la vérité dans les sciences ; ils organisent un régime de la subjectivité.

Nous devons plutôt nous intéresser à l’autre versant de la question - et il y a d’abord problème quant à la manière dont ce versant peut être présenté. On sera tenté de dire qu’il s’agit de ce que la métaphysique cartésienne doit à la morale, et ceci n’est pas absolument dénué de sens : après tout, si dans l’ordre propre de la philosophie, c’est de la métaphysique que dépendent toutes les autres sciences, en revanche, dans l’ordre de la culture de l’esprit - qui est pour l’essentiel philosophique, mais dont l’entrée en philosophie proprement dite ne constitue pas le premier moment -, c’est une forme de morale, la morale par provision, qui vient en premier.

Il est certes difficile de présenter la métaphysique des Méditations comme issue ou dépendante de la morale par provision, dont le concept est extrêmement restrictif. En revanche, il est indéniable que dans les années préparatoires à l’entreprise métaphysique, c’est-à-dire aussi à la construction de la philosophie cartésienne, la réflexion sur le « projet de l’ouvrage »4, l’exercice dans la recherche de la vérité et la réflexion sur les mœurs des hommes, y compris des doctes, sont restés rigoureusement complémentaires.

Pour témoignage de cette indistinction, nous pouvons songer aux deux dernières pages de la Troisième partie du Discours de la méthode :

« Et en toutes les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà

et là dans le monde, tâchant d’y être spectateur plutôt qu’acteur en toutes les comédies qui s’y jouent ; et faisant particulièrement réflexion, en chaque matière, sur ce qui pouvait la rendre suspecte, et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser auparavant… »5

Mais nous avons aussi quantité de passages des Regulae, où la définition

de la vraie méthode pour résoudre toutes sortes de questions dans les sciences ne se dissocie pas d’une réflexion sur la manière dont les hommes conduisent leur esprit6, ou plutôt - car en fait ils sont peu nombreux à le conduire - se conduisent par rapport à l’idée qu’ils se font de la science.

4 Discours de la méthode, II, AT. VI, 17. 5 Ibid., III, AT. VI, 28. 6 Voir p. ex. Règle IV, AT. X, 371 ; Règle V, AT. X, 380, etc.

99

De la modération en métaphysique

Page 3: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

De même que Descartes sera plus tard conduit à s’intéresser aux passions des théologiens7 et comme à en construire une anthropologie morale, de même ici, il s’intéresse aux passions liées à la science et aux façons de ceux qui se posent comme savants, lesquels tendent souvent à surestimer leurs découvertes, cela d’autant plus qu’elles devront davantage au hasard qu’à la méthode et à entourer de mystères leurs procédés comme leurs formulations8.

On doit donc dire de l’entreprise métaphysique qu’elle a été préparée non pas directement par une réflexion d’espèce morale, mais par une réflexion générale touchant la relation des hommes à leurs propres opinions, à la science et à la vérité – réflexion qui doit bien entendu quelque chose, comme on pourra le dire aussi de Hobbes et d’abord de Bacon – à certaines lectures humanistes et sceptiques, à l’anthropologie morale initiée par le scepticisme moderne, donc particulièrement à Montaigne.

Tant s’en faut donc qu’il faille attribuer l’entreprise philosophique de Descartes à une ambition démesurée, à une volonté de maîtrise ou d’emprise qui aurait subsisté sous une forme absolument primaire et irréfléchie. Il en va tout au contraire, Descartes s’étant posé presque dès le départ – pour autant que nous connaissons ses « premières pensées » - la question de ce que pouvait être une philosophie raisonnable. Et en écrivant dans les Passions de l’âme :

« Ceux qui sont généreux en cette façon sont naturellement portés à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables »9

il est transcendantalement évident qu’il a pensé à lui-même et à sa propre entreprise - en particulier à la métaphysique, qu’il a régulièrement désignée comme la plus difficile des parties de la philosophie.

C’est précisément pourquoi il faut parler ici de modération – mot qui vaut ce qu’il vaut pour désigner la sôphrosunè des Anciens, mais celui de tempérance est trop connoté, et le plus exact sans doute, celui de mesure, restera, nonobstant ses emplois cartésiens, moins canonique. Mais il devrait être entendu qu’il ne s’agit pas de choisir entre les vertus cardinales : cela

7 Voir l’Épître à Voetius, 4e et 7e parties. 8 Cf. Règle III, AT. X, 366-367 ; Règle IV, AT. X, 375. 9 Les Passions de l’âme, art. 156.

100

Descartes : la morale de la métaphysique ―Pour saluer Katsuzo Murakami

Page 4: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

d’autant moins que Descartes est un tenant de l’unité des vertus. La modération ou mesure dont il s’agit ne se dissociera pas de la sagesse ou de la prudence, et elle implique un esprit de justice, au moins dans l’appréciation de son propre droit : c’est par exemple cet esprit de justice qui règle la définition cartésienne des compétences du philosophe par rapport à celles du prince ou du magistrat et à celles du théologien. La même modération sera aussi peu dissociable d’un certain courage, d’une force généreuse qui fera toute la résolution cartésienne.

Toutefois, de même qu’il ne s’agit ici ni de définir la vertu philosophique en termes trop exclusivement intellectuels (comme avec une sagesse ou prudence qui, bien entendues, reviendront à l’usage de la méthode), ni de trop la rapporter à des conditions extérieures (comme on l’entendra avec la justice) - de même, il importe de distinguer relativement, jusque dans l’entreprise philosophique, entre l’affirmation d’une force en quelque sorte originaire et la modulation ou modération d’une certaine impulsion. On peut songer ici à la dualité d’aspects qu’exprime la partie la plus directement morale des Passions de l’âme en distinguant entre la « vraie générosité » et l’« humilité vertueuse »10. Ces deux dispositions qui reviennent à une, car s’il s’agit de s’estimer « au plus haut point qu’[on] le peut légitimement »11, cette estime implique sa propre mesure, donc la résolution du « rien de trop » ; et néanmoins, il y a une différence à faire entre la pensée toute positive qui définit en premier lieu la disposition généreuse et la pensée non peut-être négative, mais limitative, qui définit l’humilité vertueuse.

Si la modération est à la force ce que l’humilité vertueuse est à la générosité, c’est donc essentiellement à ce qui en métaphysique peut représenter l’humilité vertueuse qu’il s’agit ici de s’intéresser ; ce qui n’empêche pas qu’à titre générique, il s’agisse du rapport entre générosité et métaphysique (et toutes les vertus restent liées). C’est là un thème auquel ont touché autrefois Alain comme Henri Gouhier, et beaucoup plus récemment Pierre Guenancia et Frédéric Lelong. Cette tradition ne rend pas inutile un dénombrement des aspects sous lesquels on peut parler de modération ou de mesure en métaphysique, c’est-à-dire des figures ou des formes de la modération dans la métaphysique de Descartes. Il me semble qu’on peut en distinguer six :

10 Ibid., art. 155. 11 Ibid., art. 153.

101

De la modération en métaphysique

Page 5: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

1) l’attention portée aux dimensions ou au degré de chaque difficulté, avec ce qui en est corrélatif : la mesure de l’« industrie » (c’est déjà le mot des Regulae) nécessaire pour la résoudre ;

2) le renoncement à la totalisation ; 3) l’évitement de toute arrogance dans ce que le sujet méditant s’attribue

à lui-même ; 4) l’évitement corrélatif de tout excès de négativité dans la même

opération ; 5) la discrétion dans l’indication des fins ; 6) la société maintenue avec les autres esprits. Je développerai seulement certains de ces points et ne dirai qu’un mot des

autres. 1. Le premier point (l’attention aux dimensions de chaque difficulté) est

obvie et peut être caractérisé en deux mots : il s’agit de la sagesse des Méditations, et de ce que la « philosophie première » de Descartes hérite le plus directement de la réflexion méthodologique-épistémologique des Regulae. De toujours, en effet, la méthode cartésienne s’est définie par deux opérations : la vérification d’une proportion entre la question proposée et l’esprit humain ; l’établissement d’un ordre et donc de proportions entre les opérations à effectuer pour la résolution de cette question (pour autant qu’elle est proportionnée à l’esprit). Les Règles V et VII n’avaient pas d’autre objet. Sur ce plan, il est clair que la force d’esprit, l’énergie nécessaire pour les entreprises et pour les opérations dont il s’agit, ne fait qu’un avec la prudence et la lucidité dans l’appréciation de la tâche.

2. Le renoncement à la totalisation constitue un point plus délicat. Dans

une formule remarquable de la Lettre à Voet de 1643, Descartes a caractérisé la métaphysique comme la plus difficile de toutes les parties de la philosophie, mais aussi la plus restreinte, ou du moins une partie très limitée, perexigua 12 . On peut traduire ce fait comme suit : un traité tel que la Dioptrique ou les Météores fournit la solution cartésienne de plus de deux cents questions différentes ; dans le volume de 1637, Descartes dit en avoir traité ainsi plus de six cents13. Mais en métaphysique, peut-on dénombrer

12 Epistola ad Voetium, I, AT. VIII-B, 36. 13 Lettre au P. Dinet, AT. VII, 579.

102

Descartes : la morale de la métaphysique ―Pour saluer Katsuzo Murakami

Page 6: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

deux ou trois cents questions différentes ? Il semblera qu’il y en ait tout au plus quelques dizaines - autant que d’articles dans la première partie des Principes. L’ordre de grandeur, dans les termes dont il s’agit, n’est pas le même, à plus forte raison si l’on compare la métaphysique avec la physique entière. Et pourtant – c’est le paradoxe -, il n’y a pas de lieu où Descartes prétende avoir traité de la métaphysique entière : ni dans les Principes de la philosophie, qui présupposent la lecture des Méditations 14 , ni dans les Méditations elles-mêmes, qui de manière constitutive appellent commentaire15. Sur ce chapitre, les déclarations qui font des Méditations - surtout à l’époque de leur rédaction - un traité présentant des « commencements de métaphysique » s’accordent avec celles qui, dans le texte lui-même, évoquent des prolongements non réalisés. La déclaration plus remarquable se trouve au début de la Méditation V :

« Il me reste beaucoup d'autres choses à examiner, touchant les attributs de Dieu, et touchant ma propre nature, c'est-à-dire celle de mon esprit : mais j'en reprendrai peut-être une autre fois la recherche »16.

Mais ailleurs aussi, les marques de non-totalisation, d’inexhaustivité ne

sont pas rares, y compris sur des points particulièrement importants. Ainsi dans la Première partie des Principes, avec le dénombrement des notions simples dont se composent nos pensées :

« Touchant les choses, nous avons premièrement certaines notions générales qui se peuvent rapporter à toutes : à savoir [celles que nous avons de] la substance, de la durée, de l’ordre et du nombre, et peut-être aussi quelques autres »17.

Et à l’article 53, on trouvera de curieux points de suspension :

14 Les Principes de la philosophie, Lettre-Préface, AT. IX-B, 1-20. 15 J’ai évoqué cette loi dans Les Méditations métaphysiques de Descartes, 1, Paris, PUF, 2005, § 4. 16 AT. VII, 63 ; AT. IX, 50. 17 Les Principes de la philosophie, I, art. 48.

103

De la modération en métaphysique

Page 7: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

« L’imagination, le sentiment et la volonté dépendent tellement d’une chose qui pense, que nous ne les pouvons concevoir sans elle ; mais au contraire, nous pouvons concevoir l’étendue sans figure ou sans mouvement, et la chose qui pense sans imagination et sans sentiment, et ainsi du reste. »

Les « etc. » que l’on trouve régulièrement dans les textes de la

« philosophie première » répondent d’abord à l’un des principes des Regulae, d’après quoi, dans le traitement d’une question, il n’est pas toujours indispensable d’examiner la totalité des choses qui appartiennent à un certain degré. Mais ils consonnent aussi avec une décision cartésienne radicale, celle du renoncement à la connaissance adéquate (entière et parfaite) de quelque objet que ce soit18 (je dis bien objet, chose existante, et non donnée ou proposition).

Reste le paradoxe qui veut qu’une métaphysique limitée soit réalisable seulement en partie. Que veut dire que la métaphysique soit très restreinte, perexigua ? Ce n’est pas, semble-t-il, que son domaine soit rigoureusement circonscrit et puisse, à l’intérieur de ses frontières, être intégralement parcouru et exploré. Rigoureusement circonscrit, rien n’indique qu’il le soit. Et quand Descartes souligne que Dieu par sa nature nous est incompréhensible, ou que nous ne devons pas, il ne faut pas comprendre que ce que nous saisissons de la nature divine puisse être intégralement exposé. Cette connaissance est plutôt structurellement inexhaustible, et le fait qu’il n’y ait, comme disait le Discours de la méthode, « qu’une vérité de chaque chose »19, ou bien qu’on puisse, dans le domaine de la connaissance rationnelle, statuer absolument sur la vérité d’une proposition, ne témoigne pas par soi du contraire.

On peut en dire autant de la connaissance que l’esprit peut acquérir de lui-même : les données sont surabondantes, si, dans notre relation cognitive, affective, volitive, etc., aux choses, nous appréhendons en même temps notre esprit comme sujet de ce rapport20. Mais l’impossibilité de définir les notions

18 Dieu peut avoir une telle connaissance : cf. Réponses aux Quatrièmes Objections, AT. VII, 220 ; IX, 171. Cf. aussi à Élisabeth, 15 septembre 1645, AT. IV, 291. 19 « N’y ayant qu’une vérité de chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu’on en peut savoir » : Discours, II, AT. VI, 21. 20 Cf. Méditation II, AT. VII, 33 ; IX, 26 ; cf. aussi à Mersenne, juillet 1641, AT. III, 394 : « n'étant, comme j'ai démontré, qu'une chose qui pense, il est impossible que nous

104

Descartes : la morale de la métaphysique ―Pour saluer Katsuzo Murakami

Page 8: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

simples qui s’y rapportent (la connaissance, la vérité, la liberté de la volonté), et qui ne sont pas à proprement parler des concepts, mais – comme il ressort encore aujourd’hui des analyses de Yoshitomo Onishi - des expériences primitives, suffit à marquer en ces matières les limites de l’explication.

L’essentiel, donc, consiste à s’assurer d’un petit nombre de principes et de relations, et c’est en cela seul que consiste la perexiguïté. Le clair et distinct est nécessairement sélectif ; et de toute manière, selon le vrai « ordre du philosopher », c’est ce qui vient en premier dans l’ordre de la connaissance qui a en tant que tel la plus haute valeur. Le choix du mode personnel pour l’exposé philosophique vaut lui-même renoncement à la totalisation (comme l’indique Katsuzo Murakami, « c’est précisément ce point de vue limité qui sert de point d’appui »).

3. Que le sujet méditant, chez Descartes, refuse de s’attribuer trop à lui-

même, cela est sensible partout, depuis les constantes précautions de la Seconde Méditation jusqu’à la formule finale de la Sixième, qui rappelle « les infirmités de la nature humaine »21, en passant par l’expérience de la finitude que décrit, sans pathos aucun, la Troisième.

Sur ce chapitre, on évoque souvent une prise de contrôle, un « arraisonnement » (traduction reçue pour le Gestell de Heidegger) de toute réalité par l’ego cartésien. La célèbre formule du Discours de la méthode sur la possibilité de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »22 est superposée à celle d’après laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance des choses que par les idées que nous en avons, pour produire l’image d’un sujet occupé à décider par lui-même de ce qui est réel, possible et désirable. La simple formule : ego sum, ego existo, avec ce qu’elle éveille d’échos du côté de la Vulgate (non seulement avec l’ego sum qui sum d’Exode, 3, 14, mais aussi avec les très nombreuses formules en ego sum du Christ dans l’Évangile de Jean), est prise comme caractéristique d’un certain aplomb avec lequel, en somme, le sujet cartésien s’attribue d’emblée à lui-même une puissance en son genre illimitée.

Cette interprétation a toutefois contre elle de nombreuses données. Stylistiquement parlant, un simple sum, existo à la place de l’ego sum, ego

puissions jamais penser à aucune chose, que nous n'ayons en même temps l'idée de notre âme, comme d'une chose capable de penser à tout ce que nous pensons ». 21 Méditation VI, AT. VII, 90 ; IX, 72. 22 Discours, VI, AT. VI, 61.

105

De la modération en métaphysique

Page 9: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

existo, et à plus forte raison l’emploi nu d’un seule de ces formes verbales aurait été tout à fait inusuel et incongru : le sum a besoin sinon d’un complément de type prédicatif, du moins d’un élément introductif (ce qui est le cas dans la forme inférentielle : cogito, ergo sum). Quant à l’ego lui-même, on ne saurait dire qu’en sortant du marasme du début de la Seconde Méditation, il cède à quelque euphorie. L’unique moment de joie que réserve la partie centrale des Méditations est celui de la contemplation de la nature divine, et non du tout de la propre nature de la res cogitans23. C’est des perfections divines que le sujet cartésien se réjouit sans mélange, non des siennes propres, dont il doit certes se trouver content, mais qui sont mêlées d’imperfections ; et sous ce rapport, il convient d’éviter toute surenchère et à plus forte raison tout enthousiasme dans l’évocation de ce que la volonté humaine peut avoir d’infini. Les textes cartésiens sont en fait très précautionneux – non seulement la Quatrième Méditation, mais les Principes24 et la lettre à Mersenne du 25 décembre 163925 ; et l’extension illimitée que Descartes reconnaît à la volonté humaine peut être appréciée de deux façons : comme aspiration à une perfection toujours plus grande, elle correspond sans doute à ce que Dieu veut de nous ou pour nous ; mais si elle prend la figure d’un effort pour rivaliser avec les autres hommes ou même avec Dieu, alors l’« infini » de la volonté sera un mauvais infini, une forme de démesure et de dérèglement. Il appartient à l’homme, créé à l’image de Dieu, d’éviter de se prendre au mirage de cette ressemblance ; et pour commencer, ce sera une maxime du sujet des Méditations que sa pensée « n’impose aucune nécessité aux choses » 26 , et qu’au contraire c’est la nécessité des choses qui lui sont données à connaître qu’elle doit avoir soin d’enregistrer.

23 Méditation III, in fine, AT. VII, 52 ; IX, 41. 24 « L’entendement ne s’étend qu’à ce peu d’objets qui se présentent à lui, et sa connaissance est toujours fort limitée : au lieu que la volonté en quelque sens peut sembler infinie, parce que nous n’apercevons rien qui puisse être l’objet de quelque autre volonté, même de cette immense qui est en Dieu, à quoi la nôtre ne puisse aussi s’étendre » : Principes, I, art. 35. 25 « Le désir que chacun a d’avoir toutes les perfections qu’il peut concevoir, et par conséquent toutes celles que nous croyons être en Dieu, vient de ce que Dieu nous a donné une volonté qui n’a point de bornes. Et c’est principalement à cause de cette volonté infinie qui est en nous, qu’on peut dire qu’il nous a créés à son image » : à Mersenne, 25 décembre 1639, AT. II, 628. 26 Méditation V, AT. VII, 66 ; IX, 53.

106

Descartes : la morale de la métaphysique ―Pour saluer Katsuzo Murakami

Page 10: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

4. À l’inverse, la subjectivité cartésienne se caractérise aussi par

l’évitement de tout excès de négativité. Si l’ego ne doit pas se grandir au regard de Dieu, il ne doit pas non plus s’anéantir. Être comme un milieu entre le néant et Dieu27, ce n’est pas être un néant. La bonne disposition est à cet égard fixée par les Passions de l’âme :

« D’autant qu’on a l’âme plus noble et plus généreuse, d’autant a-t-on plus d’inclination à rendre à chacun ce qui lui appartient ; et ainsi on n’a pas seulement une très profonde humilité au regard de Dieu, mais aussi on rend sans répugnance tout l’honneur et le respect qui est dû aux hommes, à chacun selon le rang et l’autorité qu’il a dans le monde »28.

Cette disposition fait système avec la conscience que nous devons avoir

de notre libre arbitre : toutes nos facultés sont choses que nous avons reçues de Dieu, mais il nous reste absolument le pouvoir d’en disposer.

À cet égard, il existe assurément un texte-limite, celui de la lettre à Chanut du 1er février 1647 : celui-ci évoque, à titre de « chemin pour parvenir à l’amour de Dieu », une méditation sur la nature divine et la Création, de nature à remplir l’homme qui s’y livre

« d'une joie si extrême, que, tant s'en faut qu'il soit injurieux et ingrat envers Dieu jusqu'à souhaiter de tenir sa place, il pense déjà avoir assez vécu de ce que Dieu lui a fait la grâce de parvenir à de telles connaissances; et se joignant entièrement à lui de volonté, il l'aime si parfaitement, qu'il ne désire plus rien au monde, sinon que la volonté de Dieu soit faite »29.

Cet homme, ajoute Descartes,

« sait que rien ne lui peut arriver, que ce que Dieu aura décrété; et il aime tellement ce divin décret, il l'estime si juste et si nécessaire, il sait qu'il en doit si entièrement dépendre, que, même lorsqu'il en

27 Cf. Méditation IV, AT. VII, 54 ; IX, 43. 28 Les Passions de l’âme, art. 164. 29 À Chanut, 1er février 1647, AT. IV, 609.

107

De la modération en métaphysique

Page 11: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

attend la mort ou quelque autre mal, si par impossible il pouvait le changer, il n'en aurait pas la volonté »30.

C’est là le seul texte de Descartes où il soit question d’une forme de

désappropriation de la volonté, dans des termes qui font écho à la mystique française et d’abord rhéno-flamande. Mais ce texte est à placer un peu à part dans la production cartésienne : destiné à être lu par, ou à, la reine Christine de Suède, dont le philosophe ne connaît pas les convictions foncières, il peut être lu moins comme l’expression nue du sentiment de Descartes que comme une démonstration de virtuosité dans le sens d’une piété quelque peu forcée31. 5. Concernant l’indication des fins, la discrétion de la métaphysique

cartésienne concerne tout l’ordre de la Création, dont nous ne devons pas entreprendre de chercher à quelles raisons il obéit ; mais elle porte particulièrement sur l’union de l’âme et du corps, dont la possibilité même n’est pas destinée à être éclairée. À la question posée successivement par Gassendi32, Élisabeth33, Burman34 et Arnauld35 : comment notre âme, substance incorporelle, peut-elle agir sur ou dans le corps, et pâtir de lui ? Descartes répond invariablement : il ne faut pas trop s’interroger, « l’expérience ici suffit »36…

De fait, ce que l’on appelle, d’après la lettre à Élisabeth du 21 mai 1643, la « troisième notion primitive », celle, précisément, de l’union, qui nous fait concevoir « l’âme et le corps ensemble »37, n’a pas proprement de substance conceptuelle : il s’agit plutôt de cette habitude de pensée, de cette sorte de perspective ou de disposition d’esprit, ou si l’on veut de cette intuition permanente, qui nous fait accepter cette interaction ou cette communauté d’affections comme une donnée première et non problématique. Sur un autre plan, dire de l’homme, composé d’esprit et de corps, qu’il est non pas

30 Ibid. 31 Après un séminaire tenu à Hakone en septembre 2004, j’ai développé ce point dans « La distance cartésienne », postface à René Descartes et Pierre Chanut, Lettres sur l’amour, Paris, Les Mille et une nuits, 2013. 32 Vèmes Objections, VI, 4, AT. VII, 337-338. 33 Élisabeth à Descartes, 6 mai 1643, AT. III, 661. 34 Entretien avec Burman, AT. V, 163. 35 Arnauld à Descartes, juillet 1648, pt 4, AT. V, 214-215. 36 Entretien avec Burman, loc. cit. 37 A Élisabeth, 21 mai 1643, AT. III, 665.

108

Descartes : la morale de la métaphysique ―Pour saluer Katsuzo Murakami

Page 12: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

une substance (jamais il n’est ni ne pourra être question de « substance composée »), mais un être par soi (ens per se), c’est marquer résolument qu’autre est le plan des essences, autre celui de l’existence, dans lequel s’inscrit avec l’homme un mode d’être tout à fait spécifique, incompréhensible à l’aune d’une ontologie abstraite.

Quant à la raison pour laquelle Dieu a voulu conjoindre « substantiellement », dans un « être par soi », deux « choses » toutes différentes et capables a priori d’une existence séparée, il est tout à fait impossible d’y accéder. La foi nous apprend certes sur la création de l’homme, sur son état primitif, sur la destination de l’âme après cette vie, sur les conditions de son salut quantité de choses que nous devons croire. Mais, comme il est dit dans l’Entretien avec Burman, « il suffit au philosophe de considérer l’homme tel qu’il est à présent dans sa condition naturelle »38. La certitude que nous délivre la foi est d’une autre nature que celle que nous tenons de nos propres lumières, et si les deux peuvent se conjuguer sur certains points, il ne faut surtout pas les confondre, ni entreprendre de raisonner en philosophie à partir de données de foi. En l’espèce, la raison ou la fin pour laquelle Dieu a créé l’homme est chose à quoi notre esprit est par lui-même tout à fait incapable d’accéder. Nous devons donc croire, pour la pratique, ce que la religion nous apprend, et, pour le reste, nous satisfaire de certitudes limitées, au nombre desquelles il faut compter celles que délivre la Quatrième Méditation, et notamment celles-ci : (1) Dieu ne nous a donné aucune faculté qui soit défectueuse (la limitation de notre entendement n’est pas un défaut, l’illimitation de notre volonté non plus) ; (2) Dieu nous a laissé le libre usage de nos facultés avec le devoir d’en user bien.

Nous ne saurions donc, philosophiquement, rien déterminer d’un « sens de la vie humaine », et Descartes eût sans doute rejeté cette question comme puérile ou théologique en son fond. Mais nous pouvons très certainement savoir ce qu’est une vie humaine accomplie (celle dans laquelle nous faisons constamment de nos facultés le meilleur usage dont nous soyons capables). Cette connaissance doit nous suffire, et elle s’applique aux facultés que l’âme possède dans son union avec le corps aussi bien qu’à celles qu’elle a par elle-même ou en soi seule39.

38 AT. V, 159 ; trad. de J.-M. Beyssade. 39 Je reprends ici quelques éléments d’une contribution cosignée avec Frédéric de Buzon, « L’âme avec le corps : les sens, le mouvement volontaire, les passions », in

109

De la modération en métaphysique

Page 13: De la modération en métaphysique - Toyo University · De la modération en métaphysique Denis Kambouchner Y a-t-il chez Descartes une « morale de la métaphysique » ? Nul doute

6. Enfin, la métaphysique cartésienne installe-t-elle vraiment son sujet

dans cette forme de solitude qu’on a nommée le solipsisme ? Il y a sans doute, avant la Sixième Méditation, une longue phase au cours de laquelle l’affirmation de l’existence d’autres hommes ou d’autres esprits reste interdite car encore incertaine. Cependant, une chose est que cette affirmation soit interdite, autre chose que la tendance ou inclination à croire à cette existence soit entièrement désamorcée ; et autre chose encore, que la réflexion dont les Méditations sont le protocole cesse de se communiquer. En réalité, ce que Descartes écrit à la fin de l’Abrégé des Méditations, que des vérités telles que celles-ci : il y a un monde, les hommes ont des corps, n'ont jamais été sérieusement mises en doute par aucun homme de bon sens (à l’esprit sain, sana mente)40, vaut bien entendu pour l’existence même des autres hommes.

Bien des confusions ont été commises sur ce chapitre, qu’il ne m’est pas possible d’inventorier ici. Mais Descartes, qui a durant la plus grande partie de sa vie recherché la tranquillité maximale, et s’est pour cela aménagé une forme de solitude, n’a en aucune manière été un penseur solitaire. La certitude qu’il a cherché à obtenir en philosophie est rigoureusement indissociable d’un constant souci de l’objection ; et bien qu’on puisse assurément s’objecter beaucoup de choses à soi-même, le sujet de qui vient l’objection est toujours d’une certaine manière un autre que celui à qui l’objection est adressée. La fureur perceptible de Descartes contre Gassendi dans ses Réponses aux Cinquièmes Objections tient précisément à ce que Gassendi, cette gloire de la République des Lettres, n’a pas senti, ou n’a pas voulu voir, à quel degré l’auteur des Méditations s’était d’avance plié à cette discipline de l’altérité. Sous ce même rapport, on peut assurément parler avec Yoshinori Tsuzaki d’une « anachorèse mentale », mais celle-ci n’a de sens que relatif, car d’un autre côté, rien n’a été plus constamment recherché par Descartes, à travers sa méthode et sa philosophie même, que la construction d’un authentique sens commun.

C’est ce sens commun qu’ici, aujourd’hui, comme en d’autres rencontres qui ont précédé ou qui suivront, nous continuons à rechercher ensemble.

Lectures de Descartes, éd. par F. de Buzon, É. Cassan et D. Kambouchner, Paris, Ellipses, 2015, p. 279-328. 40 AT. VII, 16 ; IX, 12.

110

Descartes : la morale de la métaphysique ―Pour saluer Katsuzo Murakami