La Guerre, la Commune de Paris et la liquidation de l’AIT (René Berthier)

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    La Guerre,la Commune de Paris

    et la liquidation de lAIT

    Ren Berthier

    A COMMUNE DE PARIS qui a dur trois mois est un mythefondateur qui a t instrumentalis par la plupart des courants dumouvement ouvrier. Chacun peut y trouver une inspiration et un

    modle. Trois mois aprs la prise du pouvoir, les bolcheviks ont fait la fte,et Lnine aurait dit que maintenant ils pouvaient disparatre, car ils avaienttenu autant que la Commune. Vraie ou fausse, cette histoire, qui nous a traconte par Marcel Body, est particulirement significative.

    Le mouvement libertaire ne fait pas exception dans ce processus demythification, tant entendu que la constitution de mythes nest pasforcment une mauvaise chose.

    Des jacobins aux fdralistes, des rpublicains aux libertaires, despatriotes aux internationalistes, chacun peut y retrouver son compte dans lesvnements qui ont commenc en mars 1871, condition docculter tout cequi contredit ses propres thses.

    Il reste cependant que les thmes qui sobstinent survivre, aprs quetoutes les manipulations ont t puises, restent des thmes essentiellementlibertaires : fdralisme, autonomie. Or, curieusement, les libertaires sontsans doute ceux qui ont le moins cherch rcuprer la Commune de

    Paris.Que reprsente donc pour les libertaires la Commune de Paris ?

    1) Elle marque laffirmation consciente de lentre du mouvementpopulaire dans la modernit ;2) Elle est, avec lexprience de lAIT (mais sans doute moins que cettedernire), un des vnements fondateurs de lopposition entre anarchismeet marxisme et constitue, par consquent, un thme capital dans le dbatsur le projet rvolutionnaire.

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    Les auteurs anarchistes affirment tous que la Rvolution franaise sestarrte mi-chemin et quil convient de la terminer. La Commune de Parisconstitue sans doute une tentative dachever ce qui a t commenc en 1789.Les hommes qui ont fait la Commune, venus dhorizons trs diffrents,puisent dans la Rvolution franaise les enseignements qui correspondent leurs propres conceptions politiques. On peut dire par consquent que letravail de rinterprtation de la Commune commence ds le dbut de laCommune elle-mme.

    Le fait le plus intressant de cet vnement historique ne se trouvecependant pas dans le constat des options idologiques et politiques des unset des autres, mais dans le fait que ces options tant donnes, ils ont tamens, par la logique des choses, raliser une uvre parfois contraire leurs options ; lexemple de Marx un acteur extrieur aux vnements, ilest vrai tant sans doute le plus remarquable.

    La Commune tente de mettre en place une organisation qui soppose aucentralisme tatique, la fdration des communes autonomes devant assurerla gestion des affaires publiques. Elle soppose lunit telle quelle nous at impose jusqu ce jour par lEmpire, la monarchie et leparlementarisme . (Dclaration au peuple franais du 19 avril 1871.) Ellepropose lassociation volontaire de toutes les initiatives locales, leconcours spontan et libre de toutes les nergies individuelles en vue dunbut commun, le bien-tre, la libert et la scurit de tous .

    Elle ambitionne daccomplir la rvolution moderne, la plus large et laplus fconde de toutes celles qui ont illumin lhistoire . Cette dernire

    dclaration montre la conscience quavaient les acteurs de la Communedaccomplir une uvre originale.

    Le Conseil gnral de la Commune ne se contenta pas dorganiser uneadministration municipale mais prit des dcisions qui valaient pour toute laFrance : sparation de lEglise et de lEtat, suppression du budget des cultes.Cette attitude sexplique par les vieilles habitudes centralistes parisiennes,les traditions jacobines et la prsence des blanquistes.

    Neuf commissions furent cres jouant peu prs le rle de ministres.Les trois commissions : Subsistances, Services publics et Finances tentrentde faire face aux problmes les plus urgents. La commission Travail,

    industrie, change est la seule o se trouvait un nombre significatif demembres de lAIT. Elle tablit des registres de renseignement pour les offreset les demandes demplois (les futures bourses du travail). Elle interdit lesamendes et les retenues sur le salaire dans les ateliers et les administrations.

    Un dcret sur les ateliers abandonns par leurs propritaires prciseque ceux-ci seront confis des associations ouvrires avec indemnisationdes propritaires, lesquels pouvaient dailleurs se voir restituer leurs bienssous rserve quun jury arbitral statue sur la question. Cependant, cedcret avait une toute autre porte. Bien quil respectt le droit de proprit,il visait en fait remettre aux travailleurs les moyens de production : lesarchives de la commission montrent quil sagissait du prlude une

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    opration de dpossession des propritaires capitalistes et de gnralisationde la gestion ouvrire. Dans lensemble, les Communards respectaientcependant la proprit prive. Aucune mesure ne fut prise contre lesproprits qui permettaient de vivre du travail dautrui, ni contre la Banquede France, ni contre les grands corps de lEtat. La commission de Sretgnrale fut incapable de prendre des mesures contre les stockeurs demarchandises, le march noir, les profiteurs en tout genre.

    Les ouvriers et les socialistes rvolutionnaires taient peu nombreux auConseil gnral et dans les comits. Ces derniers taient composs surtout depetits bourgeois rpublicains, anticlricaux, patriotes plus ou moins jacobinsou blanquistes. Les socialistes, appels la minorit , taient en grandepartie des militants de lAIT : ce sont eux qui donneront la Commune sonidal et fonderont le mythe rvolutionnaire. Pourtant, lAIT en France est trsaffaiblie lorsque linsurrection populaire clate Paris. Les militants les plus

    actifs sont emprisonns ou ont d fuir en Belgique. Ceux qui continuent leuraction sont traits despions prussiens. La guerre avait t la plupart dessections leurs adhrents. La crise conomique, le chmage avaient fait lereste.

    Cest un document du conseil fdral de lInternationale qui pose leproblme social :

    Nous avons revendiqu lmancipation des travailleurs et ladlgation communale en est la garantie, car elle doit fournir chaquecitoyen les moyens de dfendre ses droits, de contrler dune manireefficace les actes de ses mandataires chargs de la gestion de ses intrts,

    et de dterminer lapplication progressive des rformes sociales... Sur les 81 membres du Conseil gnral de la Commune, 17 dentre eux

    taient membres de lAIT. Les Internationaux joueront un rle certain sansque leur organisation puisse influer sur les vnements.

    La faiblesse numrique du proltariat de lpoque, le poids social crasantde la petite bourgeoisie, le faible dveloppement des forces productives nefont quaccentuer le caractre stupfiant du contenu rvolutionnaire dumythe qui sest constitu entre mars et mai 1871. Au-del de la faiblesse desralisations effectives de la Commune, le mythe rvolutionnaire a tlargement aliment par le souvenir de lhrosme du peuple de Paris face la

    barbarie versaillaise, les 25 000 insurgs massacrs, les prisonniers et blesssexcuts, les cadavres laisss sur place ; par le caractre impitoyablementsystmatique de la rpression, les 13 440 hommes, femmes et enfants arrts,condamns mort ou la dportation en Nouvelle-Caldonie.

    Autant quun mythe unificateur pour le proltariat international, laCommune de Paris aura t le rvlateur de la vritable nature de labourgeoisie et de lEtat. Cette leon-l reste encore tout fait valable :lmancipation sociale des masses exploites se heurtera toujours laraction la plus impitoyable de la classe dominante.

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    Un vnement fondateurBien que lessentiel des thmes rvolutionnaires de la Commune soient

    dinspiration libertaire, Bakounine restait trs rserv. Il pense que, au-deldes ralisations effectives, cest avant tout le message lanc par la Communeau proltariat international qui reste valide :

    La Commune de Paris a dur trop peu de temps, et elle a tempche dans son dveloppement intrieur par la lutte mortelle quelle ad soutenir contre la raction de Versailles, pour quelle ait pu, je ne dismme pas appliquer mais seulement laborer thoriquement sonprogramme socialiste. Dailleurs, il faut bien le reconnatre, la majorit desmembres de la Commune ntaient pas proprement socialistes, et s'ils sesont montrs tels, c'est qu'ils ont t irrsistiblement entrans par la forceirrsistible des choses, par la nature de leur milieu, par les ncessits de leurposition et non par leur conviction intime. Les socialistes, la tte desquels

    se place naturellement notre ami Varlin, ne formaient dans la Communequ'une trs infime minorit ; ils n'taient tout au plus que quatorze ouquinze membres. Le reste tait compos de Jacobins

    Plus loin dans le texte Bakounine ajoute :

    D'ailleurs la situation du petit nombre de socialistes convaincus qui ontfait partie de la Commune, tait excessivement difficile. Il ne se sentaientpas suffisamment soutenus par la grande masse de la population parisienne,l'organisation de l'association Internationale, trs imparfaite elle-mmed'ailleurs, n'embrassant peine que quelques milliers d'individus, ils ont dsoutenir une lutte journalire contre la majorit jacobine et au milieu de

    quelles circonstances encore ! 1. On peut dire que dune certaine manire la Commune de Paris constitue

    lacte de naissance la fois du marxisme et de lanarchisme, en ce sens quilsagit dun fait historique partir duquel va se sceller le destin des deuxcourants du mouvement ouvrier.

    Pour Marx, la guerre franco-prussienne de 1870 devait tre lactefondateur de lunit allemande, laquelle il aspirait depuis toujours. Non pasquil ft un nationaliste allemand, mais cette unit devait mettre en place lesstructures politiques lintrieur desquelles le proltariat allemand allait

    enfin pouvoir se dvelopper.Alors que les dmocrates allemands de 1848 dont Marx et Engelsconstituent les lments les plus avancs espraient lunit allemande de laguerre avec la Russie, cest grce au conflit de 1870 avec la France quelle at ralise. Cette guerre, et la Commune qui en fut la consquence, a jouun rle considrable dans lvolution de la pense politique de Bakounine.

    Au contraire de Marx, qui se trouvait Londres, le rvolutionnaire russetait lpoque en France et il participa linsurrection de Lyon. L, ilproposa entre autres mesures la cration dune milice rvolutionnaire

    1 Bakounine, L'Empire Knouto-Germanique et la Rvolution Sociale. Prambule pour la secondelivraison. uvres, tome VIII.

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    permanente, la mise sous squestre de toutes les proprits, publiques etprives, la rvocation de tous les fonctionnaires. Il proposa en outre desmesures de rorganisation conomique : les communes rvolutionnairesdevaient dsigner des dlgus, nommer des commissions pour rorganiserle travail, remettre entre les mains des associations ouvrires les capitauxdont elles avaient besoin. Lorsque le conseil municipal dcida la baisse dusalaire journalier des ouvriers des chantiers nationaux, Bakounine sopposa ce que les ouvriers viennent dsarms la manifestation de protestation.

    Marx ne peut sempcher de railler laction de Bakounine, qui choua.Les circonstances ntaient videmment pas mres. Pourtant, un historienbolchevik, Iouri Steklov, dclare que lintervention de Bakounine Lyon fut une tentative gnreuse de rveiller lnergie endormie du proltariatfranais et de la diriger vers la lutte contre le systme capitaliste et en mmetemps de repousser linvasion trangre 2 .

    Steklov ajoute que le plan de Bakounine ntait pas si ridicule : Dans la pense de Bakounine, il fallait profiter des branlements

    provoqus par la guerre, de lincapacit de la bourgeoisie, desprotestations patriotiques de la masse, de ses tendances sociales confuses,pour tenter une intervention dcisive des ouvriers dans les grands centres,entraner derrire elle la paysannerie et commencer ainsi la rvolutionsociale mondiale. Personne alors na propos un plan meilleur 3.

    Les proches de Bakounine eux-mmes pensaient que ce plan taitprmatur, mais lopinion du Russe tait alors que si, de cette guerre, nesort pas directement la rvolution sociale en France, le socialisme mourra

    pour longtemps dans toute lEurope 4. Alors que Marx dclare expressment que la victoire prussienne assurait

    lhgmonie du socialisme allemand en Europe, Bakounine crit que ladfaite de la France signifie la dfaite du socialisme : Ne sagit-il pas de lalibert de lEurope qui, si la France succombait sous les baonnettesprussiennes, aurait supporter un esclavage de cinquante ans au moins.

    Mais cest sans doute dans une lettre quil crivit Palix, un de sescompagnons, aprs lchec de Lyon, que Bakounine exprime le fond de sapense : Je commence penser que cen est fait de la France... A la placede son socialisme vivant et rel nous aurons le socialisme doctrinaire desallemands 5...

    Ainsi les vnements de 1870-1871 fournissent Bakounine loccasion dese dfinir encore une fois par rapport au modle allemand. Avant mme laconstitution du Reich il sait que la victoire prussienne aboutira la crationde lEmpire allemand, et Bakounine craint avant tout que si les ouvriers sontconduits servir linstitution de lEtat germanique , la solidarit quidevrait les unir jusqu les confondre avec leurs frres, les travailleurs

    2 Cit par F. Rude, inDe la Guerre la Commune, ditions Anthropos.3Ibid.4 Lettre Ogarev, 31 aot 1870.5 Cit par F. Rude,De la Guerre la Commune, ditions Anthropos, p. 19.

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    exploits du monde entier ne soit sacrifie la passion politiquenationale 6.

    Partags entre la solidarit socialiste du travail et le patriotismepolitique de lEtat national , les ouvriers allemands risquent dtre unis leurs compatriotes bourgeois contre les travailleurs dun pays tranger .Bakounine rendra cependant hommage aux dirigeants social-dmocrates etaux travailleurs allemands qui ont pris, contre la guerre, des positionsinternationalistes qui tranchaient avec celles de Marx.

    Il nous a sembl indispensable de consacrer aux prises de positions deMarx pendant la priode qui va du dbut de la guerre au transfert du sige delAIT New York (1872) un dveloppement suffisamment important. Ilnest pas certain que les opinions de Marx aient pu rellement peser sur lemouvement ouvrier allemand. Quelques annes plus tard, en 1875, la phrase

    ultime de sa critique du programme de Gotha jai dit et jai sauv monme laisse plutt percer le dsespoir devant limpuissance modifierlvolution prise par la social-dmocratie. Cependant les choix de Marx onteffectivement pes sur le destin de lAIT. La guerre 1870 et la crise de lAITfournissent Bakounine lessentiel de sa critique politique du marxisme, etde ce quil appelle le programme allemand .

    La rvolution par en haut Marx et Engels taient-ils proccups avant tout par la question de lunit

    allemande ? Leur pense politique, leurs analyses, leurs prises de position

    pratiques ntaient-elles pas essentiellement orientes vers ce but ? Leursintentions relles ntaient-elles pas enveloppes derrire un discoursidologique destin les masquer ?

    Lobjet de ce travail est de montrer que derrire la constructionidologique de lhistoire de la Commune, Marx et Engels taient proccupspar tout autre chose : la construction de lunit allemande. Ce seraitcependant un contresens dattribuer Marx et Engels un point de vuechauvin. Leurs prises de position sont le rsultat danalyses o sontconsidres les perspectives dvolution de la socit allemande, les forcesinternationales en prsence et, bien que cela napparaisse pas toujours avecvidence, lide quils se font des intrts du proltariat. LAllemagne, selonMarx et Engels, est un point focal de la rvolution en Europe. Cest surlAllemagne, disait dj le Manifeste, que les communistes concentrentsurtout leur attention. (...) La rvolution bourgeoise sera forcment le prludeimmdiat dune rvolution proltarienne .

    Ce passage explique toutes les prises de position de Marx et dEngelspendant la rvolution de 1848. Sils dcident de mettre en sommeil la Liguedes communistes et de prconiser lalliance avec la bourgeoisie librale,cest parce que leur analyse considre la rvolution bourgeoise, linstauration

    6 Cf. uvres, Champ libre, VII, p. 92. Les citations de Bakounine renvoient, sauf indicationcontraire, ses uvres publies aux ditions Champ libre, volumes I VIII.

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    dinstitutions parlementaires, comme ltape ncessaire la rvolutionproltarienne. Dans le cas de lAllemagne, cette tape sera le prludeimmdiat la rvolution, pensent-ils.

    La stratgie de Marx et dEngels pendant le dbut de la rvolution de1848 en Allemagne sera de freiner le dveloppement dun mouvementouvrier autonome parce que des revendications ouvrires trop radicalesrisquent deffrayer la bourgeoisie librale ; ils prconisent au contrairelalliance du proltariat avec cette bourgeoisie. Cest cette poquequEngels fait part Marx de sa crainte devant la monte de laction desouvriers du textile, qui risquent de tout compromettre 7. Il seffraiegalement que le programme en dix-sept points de la Ligue descommunistes, jug trop radical, puisse tre diffus 8.

    Cohrents avec leur analyse, les deux hommes collaborent la libraleNouvelle gazette rhnane : ils y dfendent un programme dmocratique dans

    lequel la constitution dune Allemagne unifie tient la premire place. Cenest que de ce point de vue-l que tous les mouvements rvolutionnaires delEurope sont jugs. Tous les textes de Marx et dEngels de cette poqueattribuent un caractre progressiste ou ractionnaire aux mouvementsrvolutionnaires selon quils servent directement ou indirectement la causede lunit allemande. Le degr plus ou moins grand de germanisation despeuples non allemands constitue galement un critre dattribution du labelprogressiste. Engels, cette occasion, invente un certain nombre de conceptssignificatifs tels que ceux de nation contre-rvolutionnaire ou de dchethistorique qui sappliquent essentiellement aux peuples slaves qui refusentde se laisser germaniser. Ainsi les Hongrois ont-ils aux yeux dEngels

    quelque crdit car, bien que domins par les Autrichiens, ils tiennent eux-mmes sous leur joug des millions de Slaves. Les Polonais galement sontun peuple historique par leur fonction, qui est de constituer entrelAllemagne et la Russie un tampon. A linverse, la monarchie autrichienne,progressiste tant quelle maintenait les Slaves sous sa domination, seracondamne lorsquelle se montrera incapable de conserver son autorit 9.

    Lun des principaux points de la stratgie prconise par Marx et Engelsen 1848 dans la perspective de lunification de lAllemagne tait delancer la Prusse dans une guerre dmocratique contre la Russie. Ils

    7 Engels : Les ouvriers commencent sagiter un peu, dune manire encore trs rudimentaire,mais en masse. Ils ont aussitt form des coalitions. Mais voil justement ce qui contrecarre notreaction... Correspondance, T. I, p. 543.

    8 La plate-forme de la Ligue des communistes, en dix-sept points, intitule Revendications duparti communiste en Allemagne fut mise sous le boisseau lorsque Marx et Engels tentrent detrouver des actionnaires, parmi les intellectuels et les bourgeois progressistes, pour publier laNouvelleGazette rhnane. Alors, Engels crivit Marx : Si un seul exemplaire de notre programme en dix-sept points tait diffus ici, tout serait perdu pour nous... (Ibid.)

    9 Dans La Lutte des Magyars , publi le 13 janvier 1849 dans la Nouvelle Gazette rhnane,Engels tente de montrer que les Allemands vhiculaient le progrs et intervenaient activement danslhistoire , que les Slaves mridionaux dAutriche et de Hongrie nont pas pay trop cher, enchangeant leur nationalit contre lallemande ou la magyare ; la maison des Habsbourg, dit-ilenfin, qui tint jadis sa puissance de lunion des Allemands et des Magyars en lutte contre les Slavesmridionaux, vit les derniers mois de son existence, ds lors quelle regroupe les Slaves mridionauxen lutte contre les Allemands et les Magyars. Marx-Engels, crits militaires, LHerne, pp. 231 et236.

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    pensaient que cette guerre cimenterait la nation allemande, obligerait le roide Prusse faire des concessions librales pour sassurer le soutien de lapopulation. La reconstitution de lEtat polonais tait un lment majeur decette politique car ainsi, dit Marx, il y aurait entre lAllemagne et la barbarierusse, un rempart de vingt millions de hros 10.

    Il nest cependant pas question de rendre la Pologne Dantzig et Posen. Ilsagit de dsagrger lempire russe, mais sans mordre sur les acquisitions delAllemagne, qui stait elle-mme appropri des territoires polonais. AussiEngels propose-t-il aux Polonais de se ddommager lEst : Recevant devastes territoire lEst, les Polonais se seraient montrs plus conciliants etplus raisonnables lOuest 11 . On nest pas dans le registre delinternationalisme proltarien ou du droit des peuples disposer deux-mmes mais dans celui de la Realpolitik, de la politique de lEtat bourgeois.

    Laffaire du Schleswig-Holstein est galement rvlatrice de loptique de

    Marx et dEngels cette poque. Cette rgion, appartenant au Danemarkmais o existait une forte proportion dAllemands, sagitait. Les librauxallemands senflammrent pour la cause des Allemands opprims par le petitEtat danois. Quelques campagnes militaires lors desquelles les troupesprussiennes se ridiculisrent valurent Engels dcrire un article o ilsindigna de lincapacit du roi de Prusse faire entendre raison aux Danois.Ce qui nous intresse pour notre propos est le point de vue dEngels sur cespays qui, videmment allemands par la nationalit, la langue et lamentalit, taient galement ncessaires lAllemagne au point de vuemilitaire, naval et commercial 12 . Cest donc l encore du point de vuestrict du libralisme bourgeois que se place Engels : lorsquil crit que la

    guerre que nous (sic) menons dans le Schleswig-Holstein est donc unevritable guerre rvolutionnaire (je souligne), la rvolution dont il sagit estla rvolution nationale qui doit constituer lunit allemande, non larvolution proltarienne 13.

    Caractristiques galement sont les prises de position de Marx et dEngelssur la question slave, et en particulier sur les tentatives des Tchques de seconstituer en nation indpendante. Cette prtention est en effet inacceptable,dabord parce que cest la mission historique des Allemands de germaniserles Slaves, ensuite parce que la constitution dune nation tchqueindpendante signifierait que lEst de lAllemagne aurait lapparence dunemiche de pain ronge par les rats 14 .

    On voit donc que le principe de la lutte des classes, affirm dans leManifeste comme le moteur de lhistoire, na aucune ralit dans les prises deposition concrtes que Marx et dEngels dveloppent la mme poque.Imprgns de lhistoire de la Rvolution franaise, les souvenirs de 1792 jouent un grand rle dans leurs analyses politiques, mais de faon slective.

    10La Nouvelle Gazette rhnane, La Pologne, la Russie, lEurope .11 Rvolution et contre-rvolution en Allemagne , uvres choisies, t. I, ditions du Progrs.12Ibid.13La Nouvelle Gazette rhnane, 9 septembre 1848 : Larmistice prusso-danois .14 Rvolution et contre-rvolution en Allemagne .

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    En fvrier 1792 sest constitue une alliance militaire entre lAutriche etla Prusse menaant la rvolution. En septembre la patrie est dclare endanger, une leve en masse met sur pied une arme de volontaires qui, Valmy, bat larme prussienne. Kropotkine, dans la Grande Rvolution,montre comment la cour du roi de France appelait linvasion allemande poursauver le despotisme royal ; comment les prtres et les nobles y poussaientpour rentrer dans leurs anciens privilges, et enfin comment lesgouvernements europens y voyaient un moyen de combattre lespritrvolutionnaire et dannexer des provinces. Mais Kropotkine montregalement que ce sont essentiellement les paysans des provinces frontaliresqui se sont soulevs car les armes allemandes, menes par les migrs,menaaient leurs droits nouvellement acquis sur les terres quils avaientprises aux nobles et au clerg. Le duc de Brunsvick commit limprudence delancer un manifeste qui menaait des pires reprsailles les villes qui oseraient

    rsister linvasion. Ce manifeste souleva lindignation gnrale et suscitalenthousiasme rvolutionnaire. Ds lors, commena la priode des guerresrvolutionnaires : larme du Sud entre en Savoie, sempare de Chambry.Une autre arme passe le Rhin, prend Spire, Worms, Mayence, Francfort.Larme de Dumouriez entre en Belgique et bat les Autrichiens Jemmapes,occupe Mons et entre Bruxelles sous les acclamations de la population

    On comprend ds lors la peur panique qui frappera Marx et Engels en1870 : si les souvenirs de 1792 poussent les masses populaires un sursautrvolutionnaire en France, cela mettrait fin au rve dunification delAllemagne qui est le projet prioritaire de Marx ce moment-l. Aussi,

    Marx enjoint-il les ouvriers franais de ne pas se laisser emporter par eux.En 1848 au contraire, Marx revendiquait positivement le mythe de 1792et souhaitait le transposer en Allemagne, mais condition que llanrvolutionnaire se tourne contre la Russie, dsigne comme la cause delabsence de dmocratie en Allemagne : la guerre contre la Russieamneraient, selon lui, les dmocrates au pouvoir.

    Bakounine, plus tard, remarquera que la guerre de 1870 aura servi aucontraire au csarisme prussien, non la dmocratie : lunit par la guerre estune unit ractionnaire. Bismarck lavait dj dmontr peu avant dans laguerre contre lAutriche en 1866.

    A partir de 1860 le mouvement libral allemand relve la tte et reprendune activit dans des conditions plus favorables quen 1848 car les classesmoyennes sont plus fortes numriquement et socialement. Le libralismesoppose la monarchie prussienne qui navait pas profit de la victoire en1850 pour effectuer des rformes, et entend installer une monarchieconstitutionnelle avec un parlement dot de pouvoirs rels. Cestprcisment ce moment-l que Bismarck est appel au pouvoir, et il vavaincre les libraux en sinspirant largement du modle de Napolon III qui,le premier, a mis en uvre une politique de contre-rvolution en la parantdun habillage dmagogique. Napolon III renfora lautorit de lEtat enaccordant des concessions pseudo-dmocratiques ; il dissout lAssemble en

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    1851 et rtablit le suffrage universel : lacte contre-rvolutionnaire estmasqu par des slogans dmocratiques. Il sapproprie une partie duprogramme rvolutionnaire pour dsamorcer toute possibilit de rvolutionultrieure.

    Bismarck avait t traumatis par la rvolution de 1848 qui produisit surlui un choc dont il ne se remit jamais, et il savait parfaitement que lesproblmes quelle avait soulevs ntaient pas rsolus, que des problmesnouveaux taient en gestation. Lide qui le guidait tait que la stabilit delEurope ne serait assure que lorsque celle-ci serait organise selon leprincipe des nationalits, cest--dire lorsque les tats concideraient avecune population homogne ; et pour lui, une Allemagne homogne tait uneAllemagne protestante. Il ntait pas un nationaliste en ce sens que, aucontraire de Mazzini, il ne sappuyait pas sur un grand principe moral maissur une vision tout fait pragmatique.

    Arriv au pouvoir, Bismarck lance un programme de modernisation paren haut et, pour contrer les plans autrichiens de constituer une Confdrationgermanique plus forte sous le contrle des Habsbourg, il propose dinstaurerun parlement allemand lu au suffrage universel, cest--dire en gros laconstitution rclame en 1848. A la veille de la guerre avec lAutriche ilpropose de nouveau sans succs son projet.

    Pendant les annes qui suivirent lchec de la rvolution de 1848-49 rappelons qu ce moment-l Bakounine est hors circuit : arrt en 1849,il ne svadera quen 1862 Marx et Engels, tout en constatant le repli dumouvement rvolutionnaire, pensent que tout espoir nest pas perdu. Lorsquela guerre entre la Prusse et lAutriche clate, essentiellement parce que les

    deux tats se concurrencent pour lhgmonie sur lAllemagne, les deuxhommes pensent que la victoire de lAutriche est invitable et quelleconduira la rvolution Berlin ainsi qu lunit allemande. Engels crit Marx :

    ... je souhaite cependant avant tout que les Prussiens reoivent uneracle monumentale. Il y aurait, dans ce cas, deux chances : 1. Dansquinze jours les Autrichiens dictent la paix Berlin ; ainsi se trouve vitelintervention directe de ltranger ; mais en mme temps, le rgime estrendu impossible Berlin, et il commence un autre mouvement qui, deprime abord, renie le prussianisme spcifique ; ou 2. Un revirement seproduit Berlin, avant larrive des Autrichiens, et le mouvementcommence tout de mme 15.

    Contre toute prvision les Prussiens remportent une clatante victoire Sadowa. Engels opre alors un revirement complet : En dehors dunegrande dfaite des Prussiens qui aurait abouti peut-tre une rvolution (...)tout ce qui pourrait arriver de mieux, cest leur immense victoire 16

    Ces propos montrent lvidence que ce nest pas le chauvinisme quimotive Marx et Engels. Que les Prussiens gagnent ou perdent leur est gal :

    15 Lettre Marx, 2 avril 1866.16 Lettre du 7 avril 1866.

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    ils sont intresss essentiellement par les perspectives dunification delAllemagne que pourrait offrir une victoire autrichienne dabord, prussienneensuite.

    La victoire prussienne Sadowa en 1866 modifie compltement lesperspectives politiques de Bismarck qui, ds lors, cesse dtre un Prussienpour devenir un Allemand. Il mprisait le nationalisme allemand mais lereprend son compte dans les faits. La guerre avec lAutriche lui avaitpermis de reconduire autoritairement le budget militaire. La victoire, quiexpulsa dfinitivement lAutriche de lAllemagne, ralise les souhaits de lagauche. Alors que jusqu prsent la position de Bismarck reposait sur leconflit avec les libraux, le rapport des forces se modifie, et le chanceliersappuie dsormais sur les libraux contre les princes et le roi. Il concde auxlibraux le scrutin secret qui assure la libert des partis. Il se rendait comptepar ailleurs quen cas de besoin, les tats de lAllemagne du Sud

    soumettraient plus facilement leur autonomie un parlement allemand quauroi de Prusse.La victoire de Sadowa renforce la position de la Prusse en Allemagne. Le

    royaume saccrot considrablement et stend maintenant dun seul tenantde la Pologne la France. LAutriche est vince de lAllemagne, mais lavictoire militaire renforce aussi les positions de la raction. Aprs Sadowa, ilny a plus aucune perspective de rvolution dmocratique par en bas .Cest Bismarck qui sera le matre duvre dune rvolution par en haut dontil est, selon Engels, linstrument malgr lui.

    Le 9 juillet, Engels crit Marx que Bismarck prpare lhgmonie de

    la bourgeoisie, sengage dans des voies o il ne peut avancer que par desmoyens libraux, voire rvolutionnaires, et pousse ses propres hobereaux se moquer en fait de leurs propres principes . Le 25 juillet il reprend :

    A partir du moment o Bismarck a ralis avec larme allemande etun succs si colossal, le plan de la petite bourgeoisie allemande, ledveloppement de lAllemagne a si nettement pris cette direction quilnous faut, aussi bien que nimporte qui, reconnatre le fait accompli, quecela nous plaise ou non.

    Engels ajoute que Bismarck est forc de sappuyer sur la bourgeoisie,dont il a besoin contre les princes de lempire. Pour sassurer de la part du

    parlement les conditions ncessaires au pouvoir central, le chancelier est oblig daccorder quelque chose aux bourgeois et il en sera toujoursainsi, de plus en plus, si bien que Bismarck, suppos mme quil naccordeaux bourgeois que ce quil est forc de leur accorder, est de plus en plusplong dans llment bourgeois .

    Linconvnient de laffaire, conclut cependant Engels, est que leprussianisme va submerger lAllemagne. Lautre inconvnient est quelAutriche se dtachant de lAllemagne, llment slave va progresser enBohme, en Moravie, en Carinthie. Contre ces deux inconvnients, il ny arien faire ; aussi faut-il accepter le fait et utiliser autant que possible lesplus grandes facilits qui ne peuvent manquer de se prsenter cette heure

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    pour lorganisation nationale et lunion du proltariat allemand 17 .(Soulign par Engels.)

    Cest dsormais Bismarck qui ralise, par en haut , lunit nationale ense substituant la rvolution populaire. Le rgime reprsentatif nest pas uneconqute du peuple allemand, il est accord aprs Sadowa : tout le pass desphilistins allemands, crit alors Marx, prouve que lunit ne peut leur treoctroye que par la grce de Dieu et du sabre 18 .

    Faisant comme si la manire dont une revendication est satisfaite nedterminait pas largement la manire dont elle est exerce, Marx et Engelsprconisent donc de profiter des circonstances pour renforcer le mouvementouvrier : Tout ce qui centralise la bourgeoisie est naturellement favorableaux ouvriers dit encore Marx (Ibidem, p. 93.). Cette dialectique mcanisteest fermement conteste par Bakounine.

    En juillet 1861 Bismarck avait dfendu lide du parlement allemand luau suffrage universel. Son propos est moins le dsir dinstaurer la dmocratieque dutiliser ce moyen pour balayer les petits princes de lAllemagne. Ilvoque leur souverainet comme tant compltement anti-historique et nereposant sur aucun droit, ni divin, ni humain. Guillaume Ier, qui avait accdau trne en janvier, fut outrag par ces propos subversifs et le rexpdia Saint-Ptersbourg o il tait ambassadeur et do il avait t appel pourconsultation.

    Il est difficile dapprcier le rle jou par Bismarck sans insister surlimportance quil attachait au contrle des affaires trangres de la Prusse,puis de lAllemagne. Lorsque le roi lui proposa le poste de Premier ministre

    sans le contrle des affaires trangres, Bismarck refusa. Mais Guillaume Ier

    avait besoin de lui pour mater le parlement indocile sur la question du budgetmilitaire. Ce nest qu la suite dune preuve de force entre les deuxhommes que le roi accepta les conditions de Bismarck. Ce dernier avaitclairement pos que lalternative tait pour le roi le gouvernement royal ou lasuprmatie du parlement.

    Appel au pouvoir pour rgler un conflit constitutionnel, Bismarck, unefois install aux rnes de lEtat avait tout intrt ce que ce conflit ne soitpas rgl. Son seul souci tait de conserver la matrise des affairestrangres, et il craignait de ne plus avoir loreille du roi une fois le conflitrgl. Son allgeance la monarchie tait toute relative malgr ses

    proclamations lgitimistes et souvent il disait de lui-mme quil tait parnature un rpublicain . La monarchie tait un fait quil lui fallait accepter,mais il ne rechignait pas utiliser contre le roi le parlement si ce dernierappuyait sa politique. Bismarck se rendait dailleurs parfaitement comptequune assemble parlementaire tait plus facile manier quun roi born,empli de prjugs de caste et soumis linfluence dun entourage intress.

    La constitution prussienne de 1850 ntablissait pas la souverainetparlementaire et il ntait pas possible aux lus de refuser le vote des impts.Bismarck dailleurs navait pas plus destime pour la constitution que pour la

    17 Lettre Marx, 25 juillet 1866.18 Correspondance, Costes IX, p. 238.

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    monarchie. Il se disait un Junker mais il avait une pitre opinion de cetteclasse de grands propritaires terriens dont il pitinait les intrts lorsquecela convenait sa politique. Il avait vu comment Napolon III avait utilisle suffrage universel pour dtruire une rpublique librale et il en tira lesleons. En 1863 il eut des conversations avec Lassalle qui le pressaitdaccorder le suffrage universel pour balayer croyait-il la petite-bourgeoisie librale. Le raisonnement de Lassalle ne tenait cependant pascompte de ce que Bismarck son tour comptait sur la paysannerie pourbalayer le proltariat urbain...

    Bismarck proclamait sans complexe sa volont de ruiner leparlementarisme par le parlementarisme. Il pouvait lgitimement dclarer auReichstag, en 1881, quil ntait pas un doctrinaire : Je nai pas dopinionarrte, dit-il alors, faites des propositions et vous ne rencontrerez de ma partaucune objection de principe (...) Parfois on doit gouverner de faon librale,

    parfois de faon dictatoriale, il ny a pas de rgle ternelle. Bismarck,beaucoup mieux que Marx et Engels, avait compris que le suffrage universelnest pas forcment un atout pour la gauche, et il lutilisa habilement pourdiviser les libraux et les socialistes, les couches moyennes et le proltariat,le proltariat et la paysannerie, et il se servit de ces divisions pour prserverles structures de lancien rgime prussien : la monarchie, larme. Ce quil fitpour lAllemagne du Nord en 1867, il le fit une plus grande chelle pourlEmpire aprs 1870.

    On se souvient que ds 1844 Marx avait crit que le proltariat allemandest le thoricien du proltariat europen . La vocation de la classe ouvrire

    allemande est ainsi toute trace depuis le dbut. Il est symptomatique que delaveu mme de Marx cest grce Bismarck que cette suprmatie thoriqueest confirme dans la pratique, comme est consacre sa suprmatie politique.

    Ainsi la lettre de Marx Engels du 20 juillet 1870, au dbut de la guerrefranco-prussienne, expose que les Franais ont besoin dtre rosss. Si lesPrussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir dEtat sera utile lacentralisation de la classe ouvrire allemande . Marx continue encore :

    La prpondrance allemande transformera en outre, le centre degravit du mouvement ouvrier de lEurope occidentale, de France enAllemagne ; et il suffit de comparer le mouvement dans les deux pays,depuis 1866 jusqu prsent, pour voir que la classe ouvrire allemandeest suprieure la franaise tant au point de vue thorique qu celui delorganisation. La prpondrance, sur la scne mondiale, du proltariatallemand sur le proltariat franais serait en mme temps laprpondrance de notre thorie sur celle de Proudhon.

    Cest incontestablement du point de vue de lunit allemande questsubordonn le point de vue de Marx sur lavenir du mouvement ouvriereuropen. Ainsi le dput socialiste de la Saxe, Liebknecht, reproche-t-il laConfdration de lAllemagne du Nord dtre un instrument de la Prusse, etau Reichstag dtre la feuille de vigne de labsolutisme nu ? Il se faittraiter de prussophobe, daustrophile fanatique, et, injure suprme, de

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    fdraliste. Le mme Liebknecht se fera prendre partie par Marx en 1870pour stre abstenu lors du vote des crdits de guerre.

    Il est videmment contraire toutes les ides reues que Marx ait pu serjouir de lcrasement du mouvement ouvrier franais. Les lignes de Marxsur le transfert du centre de gravit furent crites avant la Commune etMarx pouvait dautant moins prvoir la rsistance du peuple de Paris quil nela souhaitait pas. En effet, un sursaut national de la France, comparable celui de 1792, et mis en danger la victoire de larme prussienne, cest--dire de lunit allemande, et aurait sans doute retard cette dernire deplusieurs dizaines dannes. Mais en posant le problme en termesdhgmonie dune classe ouvrire sur lautre, Marx ne fait que confirmer lescraintes formules par Bakounine sur la stratgie politique du marxisme :lorganisation du proltariat en partis politiques sur des bases nationales

    aboutit nier linternationalisme.Engels reprend, trois semaines plus tard, lide de la lettre de Marx du20 juillet. Le 15 aot il explique que la victoire allemande est ncessaire lavenir du proltariat et se flicite de lunion sacre qui existe enAllemagne. La masse du peuple allemand, dit-il, et toutes les classes ontcompris que cest lexistence nationale qui est en jeu, et elles ont aussittragi . Prcher dans ces conditions lobstruction la politique du roi et fairepasser toutes sortes de considrations secondaires au-dessus de lessentiel,comme le fait Wilhelm (Liebknecht), lui parat impossible 19. Les considrations secondaires , en loccurrence, sont videmmentlopposition la guerre et les dclarations internationalistes des ouvriers

    parisiens et saxons ; lessentiel tant la guerre nationale qui doit souderlunit nationale allemande.

    Engels dnonce le chauvinisme des Franais qui, faute den avoir prisun bon coup , rend impossible la paix entre les deux pays. Il conclut sonraisonnement ainsi :

    Il serait absurde (...) de faire de lantibismarckisme le principedirecteur unique de notre politique. Tout dabord jusquici etnotamment en 1866 Bismarck na-t-il pas accompli une partie de notretravail, sa faon et sans le vouloir, mais en laccomplissant tout demme ? (Ibidem, p. 516.)

    Le 17 aot Marx rpond en approuvant lanalyse de son ami : La guerreest devenue nationale commente-t-il. Largument de la guerre nationalefournit en effet celle-ci sa propre justification, car elle rpond ainsi undessein qui dpasse les intrts particuliers ou dynastiques, elle est donc uneguerre que le mouvement ouvrier allemand peut, et doit, soutenir.

    Au mme moment les chefs du mouvement ouvrier rel de lAllemagneprennent des positions qui tranchent avec celles des thoriciens de Londres.Bebel et Liebknecht votent contre la politique de Bismarck, sabstiennent surles crdits de guerre. Kugelmann de son ct est accus de ne rien entendre

    19crits militaires, LHerne, p. 515.

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    la dialectique 20 parce quil avait affirm que la guerre du ct allemandtait devenue offensive ; or, largument du caractre dfensif de la guerrefournissait Marx et Engels loccasion de la justifier.

    Par temprament trs rticent lide dune union organique avec lestats allemands du Sud, Bismarck navait pas, en ralisant lunit avec eux,une vision prcise du futur. Il avait surtout en tte de maintenir leur allianceavec la Prusse dans la guerre : indpendants, ils conservaient la possibilit designer une paix spare avec la France. Une fois lempire constitu, les tatsdu Sud seraient obligs de se tenir aux cts de la Prusse dans la guerre. Celaexplique la hte avec laquelle Bismarck conduisit les ngociations et lesconcessions quil fit. Loin dutiliser la guerre pour promouvoir lunification,il ralisa lunification pour pouvoir continuer une guerre quil navait pasvraiment souhaite.

    Dans la pratique, lincorporation des tats du Sud modifiait radicalement

    la physionomie politique de lAllemagne par lincorporation dune massedlecteurs qui allaient crer de nombreuses difficults Bismarck.

    La guerre contre la France acheva lunification de lAllemagne mais rienne montre que Bismarck ait rellement voulu cette guerre. En fait lannexionde lAlsace et de la Lorraine fut une source dembarras dont le chancelier seplaignit par la suite. La France, en revanche, avait beaucoup plus de raisonsdempcher lunification de lAllemagne. Alors que le conflit de 1866 avaitt une guerre de cabinet, la guerre de 1870 fut soutenue au moins au dbut par les opposants les plus radicaux au gouvernement. Les souverains delAllemagne du Sud ont t pousss contre leur gr faire cause commune

    avec la Prusse.Le souci de Bismarck tait dobtenir une victoire rapide avant que touteintervention trangre soit possible. Son souci tait de constituer le Reich,non pas par conviction monarchiste, mais pour mieux asseoir son proprepouvoir par le prestige quil en tirerait. Le roi de Prusse ntait pasenthousiaste lide daccoler son titre celui dempereur. Et, pas plus queFrdrick-Guillaume IV en 1848, il ne voulait ramasser une couronne dansun caniveau , cest--dire accepter la couronne impriale du parlementallemand. Cest avec beaucoup de mal que Bismarck persuada les princesdoffrir cette couronne au roi, et au prix de concessions politiques,financires et fiscales normes.

    Toute lvolution ultrieure de lAllemagne a consist, pour legouvernement, accorder le moment venu quelques rformes pour assurer lasurvie du systme. Cest dans cette perspective quil faut aborder les analysesrespectives de Marx-Engels dune part, de Bakounine de lautre, sur lesystme bismarckien, qui cra, selon lexpression de Benedetto Croce, un Etat parfait dans les rouages et dans les rsultats administratifs 21 .

    20 Laccusation de ne rien entendre la dialectique constitue la rfutation ultime du marxisme face un argument irrfutable. Lnine lemploya galement, notamment contre Boukharine, quil dsignepar ailleurs comme le meilleur thoricien du parti, ce qui laisse rveur sur le niveau thorique desdirigeants bolcheviks...

    21 Benedetto Croce,Histoire de lEurope au XIXe sicle, Ides, p. 316.

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    La politique allemande de Marx travers la guerre franco-prussienne

    Le 4 septembre 1870 lempire franais scroule sous les coups delarme prussienne. Aussitt la section franaise de lAIT lance un appelinternationaliste demandant aux travailleurs allemands dabandonnerlinvasion et proposant une alliance fraternelle qui poserait les fondementsdes tats-Unis dEurope.

    La social-dmocratie allemande rpond favorablement cet appel et sesdirigeants sont immdiatement arrts. Parmi eux se trouvent Liebknecht etBebel qui, dj en juillet, staient abstenus lors du vote des crdits deguerre, dclarant quon ne saurait choisir entre Bismarck et Napolon III.Malgr ses divergences avec la social-dmocratie allemande, Bakounine

    nhsita pas rendre justice aux chefs du parti de la dmocratie socialiste et tous ceux qui eurent le courage de parler un langage humain au milieude toute cette animalit bourgeoise rugissante 22.

    Lappel lanc par les ouvriers franais est qualifi par Marx de ridicule . Il a, dit-t-il, provoqu parmi les ouvriers anglais la rise et lacolre . Or Marx fait ce moment-l grand cas des ouvriers anglais, etsurtout des dirigeants ouvriers avec qui il entretient des rapports quivoques :Marx nessaya jamais de susciter la cration dune section anglaise de lAIT.Celle-ci se constitua tardivement. Il tait en rapport direct avec les dirigeantssyndicaux dont il avait fait coopter trois au Conseil gnral. Les leaders desTrade unions se dsintressaient des questions idologiques ou

    internationales et laissaient Marx agir sa guise. Marx de son ct avaitbesoin des Anglais pour asseoir ses positions car il tait par ailleurstotalement sans appui dans ce qui commenait devenir un mouvement demasse : la section allemande, en particulier, navait pratiquement pasdadhrent. Lappel de la section franaise de lAIT dut paratre Marx tropradical pour tre accept par les dirigeants syndicaux anglais. De fait, cesderniers tratrent plus tard les communards de bandits ...

    Le 7 septembre, Engels crit que les ouvriers franais prtendent prsent, parce que les victoires allemandes leur ont fait cadeau dunerpublique, que les Allemands doivent immdiatement quitter le sol sacr dela France sans quoi : guerre outrance ! Cest tout fait la vieille infatuation.

    (...) Jespre que ces gens reviendront au bon sens une fois la derniregriserie passe, sans quoi il deviendrait diablement difficile de continueravec eux des relations internationales.

    Engels na pas tort de dire que les victoires prussiennes ont fait cadeaudune rpublique la France, mais il sagit de la rpublique qui, deVersailles, organisera lcrasement de la Commune de Paris. Inquiet de voirle proltariat parisien et le petit peuple sagiter, Engels crit le 12 septembre :

    Si on pouvait avoir quelque influence Paris, il faudrait empcher lesouvriers de bouger jusqu la paix, et Bismarck sera prochainement en

    22 LEmpire knouto-germanique, Champ libre, VIII, 58.

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    situation de la faire, soit par la prise de Paris, soit que la situationeuropenne loblige mettre fin la guerre.

    Ainsi, on constate que par deux fois, en 1848 23 et en 1870, la veille

    dune rvolution ou dun soulvement de masse, Marx et Engels souhaitentbriser llan populaire parce quil ne cadre pas avec leurs otions stratgiques

    Engels et Marx, comme lensemble de la classe politique franaise,savaient que la rsistance lenvahisseur signifiait larmement du proltariat.Laura, la fille de Marx, crit des amis de la famille : dans la Franceentire, il semble que les classes dominantes soient beaucoup plus soucieusesdexterminer les Rouges que les Prussiens (...) Gambetta (...) a fait toutce quil a pu pour empcher larmement du proltariat 24.

    On peut supposer que cette opinion reflte aussi lanalyse de Marx lamme poque. Or, le 9 septembre, le Conseil gnral de lAIT publie un

    manifeste qui recommande aux ouvriers franais :1. De ne pas renverser le gouvernement ;2. De remplir leur devoir civique ;3. De ne pas se laisser entraner par les souvenirs de 1792 25.

    Les ouvriers, dit lAdresse, nont pas recommencer le pass mais difier lavenir. Que, calmes et rsolus, ils profitent de la libert rpublicainepour travailler leur organisation de classe.

    Travailler leur organisation de classe signifie utiliser les institutionsde la rpublique bourgeoise pour dvelopper une politique parlementaire ettenter de mettre en uvre des rformes sociales et prendre le pouvoir par les

    urnes. Marx lude le fait que la victoire prussienne est aussi la victoire de laraction en France. Ce nest pas, en ralit, ce qui le proccupe. Cest l,pense-t-il, le prix payer pour linstauration dinstitutions parlementairesqui, terme, assureront ncessairement la domination politique duproltariat. Mais surtout, la guerre avec la France est indispensable laconstitution de lunit allemande. Cette guerre, crit-t-il Kugelmann le13 dcembre 1870, nous a dlivrs des rpublicains bourgeois :

    Elle a rserv cette bande une fin horrible. Et cest l un rsultatimportant. Elle a fourni nos professeurs la meilleure occasion de semontrer de serviles pdants aux yeux du monde entier. La situation qui en

    dcoulera constituera la meilleure propagande en faveur de nosprincipes 26.

    23 Voir note 8. A vrai dire, Bakounine galement, par trois fois, tenta de dissuader des insurgs dedclencher une insurrection : Prague en 1848, Dresde en 1849 et Lyon en 1870, mais parce quilpensait quelles taient voues lchec et se conclueraient par une rpression, et non pas parcequelles nentraient pas dans ses projets. Dans les trois cas, nayant pas russi les empcher, il yparticipa. Cela lui valut huit ans de forteresse et quatre ans de relgation en Siberie

    24 Lettre Engels, 10 septembre 1870.25 Lettres Kugelmann, ditions sociales, p. 173.26 La classe ouvrire franaise se trouve donc place dans des circonstances extrmement

    difficiles. Toute tentative de renverser le nouveau gouvernement, quand lennemi frappe presque auxportes de Paris, serait une folie dsespre. Les ouvriers franais doivent remplir leur devoir de

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    Ce serait l encore une erreur de voir dans lattitude de Marx duchauvinisme allemand. Ainsi, dans la mme lettre Kugelmann, il senprend violemment livresse annexionniste du bourgeois allemand . Marxnest pas m par un sentiment nationaliste allemand, il est motiv par uneanalyse de la situation fonde sur deux proccupations :

    La constitution dune Allemagne unifie et centralise ; La conviction que seule lunit nationale permettra de constituer laclasse ouvrire allemande en parti susceptible de conqurir le pouvoir parles lections.

    Ni Marx ni Engels nprouvent de sympathie pour la Prusse. Ils se placentdun point de vue allemand au sens large. Bakounine avait crit que lunitallemande se rduisait lalternative suivante : la prussification delAllemagne ou la germanisation de la Prusse. Marx et Engels taient

    daccord avec cette ide et savaient que lhgmonie prussienne surlAllemagne nest pas une bonne chose. Marx crit que Bismarck profite dela guerre pour craser lopposition populaire lintrieur, et pour imiter les trucs du Second Empire, son despotisme effectif et son dmocratisme decarton 27 . Mais il soutient malgr tout la thse de la guerre de dfense, touten affirmant que cest la Prusse qui a mis lAllemagne dans la ncessit de sedfendre, que cest la Prusse qui a permis Louis Bonaparte de lui faire laguerre.

    Cest la franche antipathie quprouve Engels pour le rgime prussien quilui fait esprer que lentre au Reichstag des Allemands du Sud pourra crerun contrepoids au prussianisme 28. Il ne voit pas l simplement loccasion de

    crer une Allemagne plus grande, puisque par ailleurs il soppose lannexion de lAlsace-Lorraine. Il est vrai cependant que Marx faitremarquer 29 que cette annexion amnerait la France sallier avec la Russie,ventualit que les deux hommes craignent par-dessus tout car alorslAllemagne serait prise dans un tau.

    La lettre du 15 aot 1870 est importante parce quelle montre que ce nestpas un point de vue chauvin qui anime Engels, mais ce quil pense trelintrt du mouvement ouvrier allemand. La victoire de la Francesignifierait, selon lui, une rgression politique terrible pour lAllemagne, qui serait fichue pour des annes voire des gnrations. Il ne pourrait plus trequestion dun mouvement ouvrier indpendant en Allemagne, larevendication de lexistence nationale absorbant alors toutes les nergies . Ilfaut donc cote que cote passer par cette phase pour que puisse se

    citoyens : mais en mme temps ils ne doivent pas se laisser entraner par les souvenirs nationaux de1792, comme les paysans franais se sont laiss duper par les souvenirs nationaux du Premier Empire.Ils nont pas recommencer le pass, mais difier lavenir. Que calmement et rsolument, ilsprofitent de la libert rpublicaine pour procder mthodiquement leur propre organisation declasse... Seconde Adresse du Conseil gnral sur la guerre franco-allemande, in La Guerre civile enFrance, ditions sociales, 1968, p. 289.

    27Ibidem, pp. 175-176.28La Guerre civile en France, d. Sociales, p. 279.29 Lettre Kugelmann, 15 aot 1870.

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    constituer un mouvement ouvrier allemand. Cette unit nayant pu se fairepar les masses, elle se fera par en haut, par Bismarck : cest un pis-aller.

    La fameuse phrase dEngels sur Bismarck qui travaille pour nous nedoit pas tre mal interprte : Engels ne se rjouit pas de cette situation etBakounine, qui connaissait le raisonnement de ce dernier, comprenaitparfaitement la logique qui y prsidait. Maix cest prcisment cette logiquequil conteste.

    Cette lettre rvle aussi lenvers de largument de Marx et Engels sur letransfert du centre de gravit de la France lAllemagne en cas de victoireprussienne. Engels dit en effet que si les Franais gagnent la guerre, lesouvriers allemands seraient pris en remorque, dans le meilleur des cas, parles ouvriers franais , ce qui est videmment insupportable. Pour les deuxhommes, la guerre entre deux Etats reste le moyen dassurer la dominationdune classe ouvrire nationale sur lautre.

    Il est donc expressmentdit dans les textes de Marx et dEngels de cettepoque, dune part que la victoire allemande est une victoire du mouvementouvrier allemand, et dautre part que la victoire franaise aurait signifi lasubordination du mouvement ouvrier allemand au mouvement ouvrierfranais. Les rapports entre classes ouvrires nationales sont perus commedes rapports dantagonisme national. La victoire prussienne rglerait une foispour toutes la question nationale allemande : Les ouvriers allemandspourraient sorganiser lchelle nationale, ce quils ne pouvaient fairejusquici. .

    Largumentation de Marx repose sur lide que tant que la revendication

    de lunit nationale nest pas satisfaite, les forces populaires sont dtournesde la lutte des classes par leurs aspirations nationales. Ce nest quune foiscette revendication satisfaite que le proltariat peut rellement sorganiser enclasse. En dautres termes, le terrain sur lequel se droule la lutte des classesest lEtat national. Largument est surtout rvlateur du cadre institutionneldans lequel le proltariat doit sorganiser. Cest lEtat qui dfinit lesinstitutions dans lesquelles la classe ouvrire doit agir, cest--dire leparlement. Une organisation fonde sur des critres de classe, cest--dire surla situation des travailleurs dans le processus de production, peutparfaitement se constituer dans un cadre qui dpasse celui de lEtat, enorganisation internationale. Cest prcisment ce qutait lAIT. Mais cest

    prcisment ce que Marx ne voulait pas quelle soit, car une telleorganisation rendait inoprante la stratgie de participation du parti ouvrierau jeu parlementaire. Cest l que se trouvait le fond du dbat entre lescourants qui se reconnaissaient respectivement dans Bakounine et Marx.

    Johann Becker, un ancien quarante-huitard proche de Marx mais qui avaitaussi frquent un temps Bakounine ce qui explique que Marx sen mfiait dfendit cette ide dorganisation de classe contre celle dorganisation decitoyens. Il avait t le fondateur de lAIT en Allemagne et souhaitaitorganiser les fdrations de lAIT par secteurs linguistiques plutt quenpartis nationaux ; il voulait donner une forme de type syndical lorganisation, toutes conceptions suspectes danarchisme pour les marxistes.

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    Lapplication de tels principes, rendant impossible lorganisation duproltariat allemand dans le cadre dun Etat national allemand avec unparlement allemand, allait lencontre des aspirations de Marx et dEngels.Il ntait pas concevable que les travailleurs de langue allemande de Suisse,de Bohme, de Pologne, dAutriche soient dans la mme organisation que lestravailleurs allemands, parce que la finalit de cette organisation tait moinslunion des travailleurs au-del des frontires que leur participation ausystme lectoral de lEtat.

    Limpossibilit pour les travailleurs de sorganiser faute dun Etatnational tient simplement ce que cest linstitution dun parlement dans lecadre de cet Etat qui conditionne aux yeux de Marx lexistence dumouvement ouvrier allemand. Engels expose en de multiples reprises que lesuffrage universel permettra terme dassurer lhgmonie politique duproltariat, puisque ce dernier est la classe la plus nombreuse. Cest cette

    ide, quon retrouve dj dans le Manifeste communiste30

    , qui pousse Marxet Engels penser que le gouvernement franais issu dune victoireallemande en 1870 permettra au mouvement ouvrier franais davoir lescoudes plus franches que sous le bonapartisme. La victoire allemande sertdonc les intrts des ouvriers franais.

    Il est videmment impossible de savoir sil ne sagit pas l dunerationalisation. Si on fait la part dune dose invitable de fiert nationale,cest sans doute surtout une analyse politique de la situation qui guide lesprises de position de Marx et dEngels. Ce dernier en effet appelle justetitre souligner la diffrence entre les intrts nationaux de lAllemagne etles intrts dynastiques et prussiens , et mettre sans cesse en vidence

    lunit dintrts des ouvriers allemands et franais 31 , expression, il estvrai, qui peut tre interprte comme signifiant que les travailleurs allemandset franais ont tous intrt la dfaite de la France. Que signifie en effetlunit des intrts des ouvriers franais et allemands lorsque par ailleurs onse rjouit que le transfert du centre de gravit du socialisme vers lAllemagnesignifie la victoire de notre thorie (celle de Marx) sur le socialismefranais ?

    Il se trouve, dans les textes de Marx et dEngels de cette poque, demultiples allusions au fait que la victoire militaire allemande conditionne lavictoire politique de leurs thories en Europe. Ainsi sexpliquent les craintesde Marx devant les souvenirs de 1792 . Ce souvenir tait encore vivace

    dans les esprits, puisque lAppel de la section franaise de lAIT, qualifi parMarx de ridicule , citait la phrase de la Constitution de lAn I : Lepeuple franais ne fait pas la paix avec un pays qui occupe son territoire. Or Marx et Engels redoutaient par-dessus tout que le proltariat franais,puise dans le reflexe de 1792 lnergie ncessaire renverser la situation, ce

    30 La rvolution dont il est question dans le Manifeste est la rvolution dmocratique, quiimposera le suffrage universel dans une socit encore marque par le fodalisme. La surimposition dudiscours lniniste sur ce que Marx avait rellement dit a conduit des gnrations de militants rinterprter les propos de Marx.

    31Cf. crits militaires, LHerne, p. 521.

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    qui aurait mis en pril leurs projets concernant le mouvement ouvrierallemand.

    A la mme poque o Marx recommande aux ouvriers franais de ne pasrenverser le gouvernement, Bakounine dnonce lalliance force deGambetta avec Thiers et Trochu, qui empche le premier de proclamer larpublique. Lorsque Engels reproche aux ouvriers franais leur ingratitudeparce que les victoires allemandes leur ont fait cadeau dune rpublique ,il convient de prciser quil sagit de rgime qui, de Versailles, crasera laCommune. Marx, quant lui, lude le fait que la victoire prussienne est lavictoire de la raction en France.

    Le transfert du centre de gravit du mouvement ouvrier

    Engels crivait dans la prface de la Guerre des paysans en Allemagneque les ouvriers allemands ont sur le reste des ouvriers dEurope lavantagedappartenir au peuple le plus thoricien dEurope et que, sans ce sensthorique, le socialisme scientifique allemand le seul socialismescientifique qui ait jamais exist n'et jamais t fond 32. Le transfert ducentre de gravit du mouvement ouvrier, qui sest effectu aprslcrasement de la Commune, acquiert ds lors une sorte de lgitimation.

    Bakounine connaissait parfaitement le point de vue de Marx et dEngels.Il crit dans une lettre au journalLa Libert, le 5 octobre 1872 33 quen 1870-1871, les radicaux et les dmocrates socialistes allemands prouvaient certes

    un chagrin trs rel voir la France succomber sous les coups dundespote, mais quen mme temps il y a eu une satisfaction gnrale enprsence de la France tombe si bas et de lAllemagne monte si haut .Dans cette page, Bakounine fait rfrence deux documents :

    1. Une lettre semi-officielle dEngels qui prsente Bismarck comme un serviteur trs utile de la rvolution sociale , Bakounine dixit.2. Un article du Volkstaat qui dclare que linitiative du mouvementsocialiste est passe de la France en Allemagne .

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    Les ouvriers allemands ont, sur ceux du reste de l'Europe, deux avantages essentiels.Premirement, ils appartiennent au peuple le plus thoricien de l'Europe et ils ont conserv le sensthorique qui a si compltement disparu chez ceux qu'on appelle les gens cultivs en Allemagne.S'il n'y avait pas eu prcdemment la philosophie allemande, en particulier celle de Hegel, lesocialisme scientifique allemand le seul socialisme scientifique qui ait jamais exist n'et jamaist fond. Sans le sens thorique parmi les ouvriers, ce socialisme scientifique ne se serait jamais aussiprofondment ancr en eux. Cette citation est extraite de la prface de 1874 louvrage. Elle rvleque pour Engels, le socialisme ne dcoule pas logiquement de lexprience concrte de la lutte desclasses, appuye sur une rflexion thorique, mais de la capacit inne dune classe ouvrire nationale dtenir le sens thorique. Cest de lidalisme. Largument sert incontestablement lgitimer uneprtendue supriorit de la classe ouvrire allemande. Ce point de vue est mettre en relation aveccelui de Lnine qui, plus tard, dira dans Que faire ? que le socialisme nest pas issu des masses maisdes intellectuels bourgeois qui, seuls, dtiennent la capacit thorique. Pour mmoire, le secondavantage du mouvement ouvrier allemand est que chronologiquement les Allemands sont venus dansle mouvement ouvrier peu prs les derniers .

    33 Lettre dEngels Marx, 15 aot 1870, in crits militaires, LHerne, p. 516.

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    Le premier document est une lettre dEngels Cafiero, que ce dernier fit

    parvenir Bakounine, et dont le Bulletin jurassien de Sonvillier fit tat le10 mai 1872 34. Cafiero navait pas prvenu Engels de sa dmarche. Le 14 juin ce dernier stonne de voir leBulletin jurassien mentionner sa lettre qui par ailleurs contient des propos dsobligeants lencontre des membresde la fdration jurassienne. Engels demanda des explications Cafiero, touten exprimant ses craintes de voir lItalien se soumettre au pape Bakounine. La raction dEngels trahit en fait la gne que ses analyses surBismarck soient connues du public.

    Larticle du Volkstaatest une lettre rdige par Marx le 5 septembre 1870et reprise par le comit du parti socialiste de Brunschwick, o on litnotamment :

    Les vnements se dvelopperont sur une chelle plus grande et sesimplifieront. Si, aprs cela, la classe ouvrire ne remplit pas le rle quilui incombe, tant pis pour elle. Cette guerre a dplac le centre de gravitdu mouvement ouvrier ; elle la transfr de France en Allemagne. Cestpourquoi une plus grande responsabilit pse dsormais sur la classeouvrire allemande 35.

    Il ne sagit l que la constatation dun fait le transfert dans laquelle ilny a pas de considration chauvine, et laffirmation somme toute normaledes devoirs qui incombent dsormais la classe ouvrire allemande. Cettelettre ntait pas destine tre publie. Elle dveloppe la mme analyse quela lettre du 20 juillet o Marx crivit Engels que les Franais ont besoin

    dtre rosss et que la centralisation du pouvoir dEtat en Allemagne serautile la centralisation du mouvement ouvrier , mais sans dire les chosesaussi crment. Engels navait fait que reprendre cette ide dans sa lettre Cafiero 36.

    Le manifeste de Brunschwick fut tir 10 000 exemplaires et ses auteurs,qui rclamaient la paix et sopposaient lannexion de lAlsace-Lorraine,furent arrts.

    Les militants du parti avaient demand Marx des directives sur lactionquils devaient mener. Marx reprit dans sa lettre les ides quil avaitdveloppes peu avant, en les attnuant un peu. Il fut trs irrit lorsquil vitses ides livres au public : On suppose, quand on crit, quon na pas

    affaire des enfants, mais des gens civiliss, qui doivent savoir que lelangage cru des lettres nest pas destin la publicit. Marx ajoute quonpeut bien donner des avis sans quil y ait lieu de les trompeter. Ce quicontredit dailleurs ce quil avait crit dans leManifeste : Les communistesne s'abaissent pas dissimuler leurs opinions et leurs projets.

    Or voil des nes qui non seulement publient textuellement desextraits de ma lettre, mais encore me dsignent si clairement comme

    34 Carlo Cafiero avait fait partie pendant un moment de lentougage dEngels.35 uvres, Champ libre, III, p. 159.36 Cf. Lettre de Marx au comit de Brunsvick, in : crits militaires, p. 522.

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    auteur quon ne peut sy tromper. Ils reproduisent des phrases telles que"le transfert de France en Allemagne du centre de gravit du mouvementouvrier continental", etc., qui taient crites pour les stimuler, mais sousaucun prtexte ne devaient tre publies maintenant. Encore dois-jemestimer heureux quils naient pas imprim ma critique des ouvriersfranais. Et l-dessus denvoyer tout chaud, mes gaillards, leurcompromettantfactum Paris 37 !

    Le 12 dcembre, Engels rpond Marx : Ils ont eu peur que tu ne soismcontent sils se permettaient de changer quoi que ce soit tesjugements 38 . Ce commentaire prend une curieuse lumire lorsquon songequEngels reprochait Cafiero de suivre une poigne de dirigeants initis et de se remettre entirement entre les mains du pape Bakounine . Que lesdirigeants du parti allemand aient craint de mcontenter Marx en changeantquoi que ce soit ses jugements tend rvler un type de rapport strictement

    hirarchique au sein du mouvement socialiste allemand.Constater un fait est une chose, mais il semble bien que Marx nait pu

    sempcher dy trouver sinon une satisfaction chauvine, du moins unesatisfaction personnelle. En effet, le transfert, dit-t-il, assurera le triomphe de notre thorie sur le proudhonisme, et les fondateurs du socialisme ditscientifique se rjouissaient manifestement dune telle situation.

    Lide du transfert du centre de gravit nest en elle-mme pasparticulirement originale, elle nest que la constatation dun tat de fait.Bakounine quant lui avait dclar que la dfaite de la France transfreraitvers lAllemagne linitiative politique de la raction en Europe, ventualitparticulirement dangereuse cause du caractre mthodique, scientifique,

    avec lequel procdaient la bureaucratie, ladministration, lappareil militairede lEtat prussien. Cet aspect des choses semble bien avoir chapp Marxet Engels.

    Modification doptique de Marx :la Commune de Paris

    La thorie de la guerre de dfense, qui lgitimait la guerre du ctallemand par lide que ctait la France qui lavait dclenche et quelAllemagne nen taient que la victime, ne pouvait tre soutenueindfiniment. Lopinion rvolutionnaire unanime et la rsistance des massesparisiennes contriburent modifier le point de vue de Marx et dEngels.

    Blanqui et Bakounine ont tous deux appel ds le dbut la guerrervolutionnaire, dnonc les hsitations du gouvernement, prdit quelhgmonie prussienne signifierait le triomphe de la raction en Europe. Cenest que lorsque Blanqui dclare que tout est perdu que Marx reprend soncompte largument de la guerre rvolutionnaire, cinq mois plus tard. Comme

    37 Dans une lettre, du 11 aot Maria Reichel, Bakounine se prend souhaiter aux Prussiens encore une grande victoire sous les murs de Metz , mais cest dans lespoir que cela fera tomberNapolon III. Mais la France rvolutionnaire se rveille, tant mieux ! , dit-il.

    38 Cit par A. Lehning, uvres, Bakounine, Champ libre, IV, p. 452.

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    en 1848-1849, il nadopte une approche rvolutionnaire quau moment o lemouvement reflue.

    Ds septembre 1870, Bakounine avait dnonc le dfaitisme ractionnairede la bourgeoisie franaise qui voulait la paix tout prix, ft-ce au prix delasservissement du pays. La rvolution sociale, disait-il, tait un danger bienplus important pour la bourgeoisie que loccupation prussienne. Blanqui deson ct dclarait : Le capital prfre le roi de Prusse la Rpublique.Avec lui, il aura sinon le pouvoir politique, du moins le pouvoir social 39 .

    Bakounine comme Blanqui pensent que la bourgeoisie franaise a confi larme allemande le soin de dfendre lordre social et condamnentviolemment le gouvernement Trochu au moment mme o Marx prconiseaux ouvriers franais de remplir leur devoir de citoyens , cest--dire de sesoumettre ce gouvernement. Ce nest que devant la collusion manifesteentre Bismarck et Thiers que Marx changera de point de vue. Celui quil

    prenait pour ladversaire du bonapartisme Thiers est maintenant accusdavoir prcipit la guerre avec la France par ses dclarations contre lunitallemande et davoir accept la paix tout prix en implorant lapermission et les moyens de susciter la guerre civile dans son propre payscras 40 .

    Leffronterie avec laquelle Thiers et Jules Favre auraient sollicit par debasses flatteries, lintervention arme de la Prusse , frappa de stupeurjusqu la presse vnale de lEurope , dit encore Marx.

    Ds lors, le rle involontairement progressif de Bismarck diminue, enmme temps que slve la gloire des ouvriers parisiens vilipends six moisplus tt. La Guerre civile en France est lexpression de ce changement

    doptique. Dsormais, dit Marx, la guerre nationale est une puremystification des gouvernements destine retarder la lutte des classes . Ladomination de classe, est-il encore dit, ne peut plus se cacher sous ununiforme national, les gouvernements nationaux ne font quun contre leproltariat !

    Ainsi la lutte des classes reprend sa place comme moteur de lhistoire ; onne demande plus aux ouvriers franais de remplir leur devoir civique nide sabstenir de renverser le gouvernement.

    La guerre franco-prussienne et son pilogue, la Commune de Paris, sont,pour une grande part, lis la constitution de lunit allemande. Cest un

    trange destin que celui du fondateur du socialisme dit scientifique :contemporain de deux rvolutions il ne parvient les aborder dun point devue rvolutionnaire que lorsquil est trop tard.

    Le livre que Marx crivit sur la Commune est souvent cit comme uneexpression typique de sa pense politique, alors quil aborde cet vnementdun point de vue fdraliste, cest--dire en opposition totale avec ses ides.On connat la clbre formule dEngels sur la Commune comme forme enfin

    39 M. Dommanget,Blanqui et la guerre de 1870 .40La Guerre civile en France, ditions sociales, pp. 182-183.

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    trouve de la dictature du proltariat 41. Or les textes de Marx qui prcdentle livre ne laissent rien entrevoir de cette ide et les textes qui suivent nyfont jamais plus allusion. Bakounine lui-mme dailleurs rend hommage laCommune comme ngation historique de lEtat , mais souligne quelle napas eu le temps de raliser grand-chose, que des contradictions internesmultiples la paralysaient et que lessentiel de son intrt comme vnementest de constituer un prcdent.

    Le Manifeste se contente de dire que la premire tape de la rvolutionouvrire est la conqute du rgime dmocratique, cest--dire le suffrageuniversel, ce que confirme Engels dans la prface des Luttes des classes enFrance. LeManifeste ne dit nulle part comment la conqute de la dmocratiepourrait assurer au proltariat lhgmonie politique ; Engels dit simplementdans son projet de Catchisme que le suffrage universel assureradirectement dans les pays o la classe ouvrire est majoritaire, la domination

    de cette dernire. Dans les pays o le proltariat est minoritaire, sadomination sera assure indirectement par lalliance avec les paysans et avecles petits-bourgeois qui dpendent du proltariat en ce qui concerne leursintrts politiques, et qui devront par consquent se soumettre rapidementaux revendications de la classe ouvrire . Engels prcise qualors unedeuxime rvolution sera peut-tre ncessaire, mais que celle-ci ne pourra seterminer que par la victoire du proltariat. Or, prcisment, lobservationattentive de la situation politique de lAllemagne conduit Bakounine laconclusion quune alliance politique avec la petite-bourgeoisie ou avec labourgeoisie radicale sur des bases parlementaires conduit invitablement lassujettissement du proltariat aux couches avec lesquelles il sallie. Les

    vituprations dEngels, la fin de sa vie, contre linfluence petite-bourgeoisedans le parti social-dmocrate confirment plutt ces craintes.En 1848 la classe ouvrire franaise sest trouve compltement isole

    aprs les lections lAssemble constituante, face une chambre composedune crasante majorit de paysans et de petits-bourgeois hostiles, qui parsurcrot, navaient aucune intention de se soumettre aux revendications duproltariat et qui ne se sentaient pas dpendants de lui pour ce qui concernaitleurs intrts politiques.

    Ledru-Rollin, au journal duquel collaborait Engels, devient alors untratre, un couard, tandis que Blanqui, jusque-l ignor, devient le chef duparti proltaire . La conqute de la dmocratie cde la place la dictature

    du proltariat , expression emprunte prcisment Blanqui qui, lui, parlede la dictature de la plbe .

    La dception conscutive aux lections de lAssemble constituante rejetamomentanment les conceptions lectorales du pouvoir, mais nen remit pasen cause linspiration jacobine. Engels crira plus tard que le modle de laRvolution franaise avait domin toute lhistoire de lEurope et quil taitinvitable que leurs ides sur la nature et la marche de la rvolution sociale

    41 Le philistin social-dmocrate a t rcemment saisi d'une terreur salutaire en entendantprononcer le mot de dictature du proltariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cettedictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C'tait la dictature du proltariat. Prface de 1891deLa Guerre civile en France.

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    proclame Paris en fvrier 1848, de la rvolution du proltariat, fussentfortement teintes des souvenirs des modles de 1789 et de 1830 42. Lepouvoir, qui, selon Marx, devait ncessairement dvelopper luvrecommence par la monarchie absolue : la centralisation, mais en mmetemps aussi ltendue, les attributs et lappareil du pouvoirgouvernemental , est incontestablement dinspiration jacobine, cest--direquil tend dtruire les pouvoirs indpendants et les autonomies locales 43.Ce nest donc pas du tout ce quon trouve en 1870 dans La Guerre civile enFrance.

    Au lendemain de 1848 la rvolution proltarienne est cense dtruire lappareil gouvernemental, militaire et bureaucratique forg autrefois pourlutter contre le fodalisme , mais elle doit maintenir la centralisationpolitique dont la socit a besoin (ibidem.). Le maintien de la centralisationet la disparition de la bureaucratie sont rendus possibles par une sorte de

    pirouette dialectique : la bureaucratie tant dfinie comme la formeinfrieure et brutale dune centralisation qui est encore infecte de soncontraire : le fodalisme , la disparition des derniers restes du fodalismeassurera celle de la bureaucratie, qui nest considre que comme unerminiscence de formes politiques dpasses mais pas du tout, comme le faitBakounine, comme une forme politique possible du futur. Bakounine eneffet, fait de la bureaucratie la quatrime classe gouvernementale capablesous certaines conditions, de se substituer la bourgeoisie 44.

    Les conceptions du pouvoir dinspiration blanquiste et jacobinedomineront chez Marx malgr lintermde momentan de la Commune,accompagnes dun profond mpris pour tous les adversaires socialistes du

    jacobinisme.

    Bien que ni Proudhon ni Bakounine ny soient pour quoi que ce soit, cesont les conceptions fdralistes qui dominrent dans la Commune de Paris :fdrations de communes dcentralises, substitution lappareil dEtat dedlgus lus et rvocables, ce qui tranche considrablement avec lapologiede luvre de centralisation commence par la monarchie, telle quon latrouve dveloppe dans le 18-Brumaire. Maintenant, Marx adhre luvrede la Commune, et lAdresse du Conseil gnral de lAIT, rdige par lui, at crite en pousant le point de vue mme des communards. Jusquprsent, la cration dune socit socialiste tait, pour le Manifeste,

    conditionne la cration dun Etat proltarien dmocratique issu dusuffrage universel ou, pour lesLuttes de classes en France, la cration dunEtat dictatorial. Lapprobation de luvre de la Commune et en 1871,Marx avait-il le choix ? correspond donc un renversement complet du

    42 Prface deLes Luttes des classes en France.43 Cf.Le 18-Brumaire..., uvres choisies, I, p. 496.44 Bakounine considre que le clerg a t une classe sociale dominante pendant la premire

    moiti du Moyen Age ; lui a succd ensuite la classe nobiliaire , puis la classe bourgeoise. La quatrime classe gouvernementale tant la classe bureaucratique la fin, lorsque, toutes lesautres classes stant puises, lEtat tombe ou slve, comme on voudra, la condition demachine : cest le corps sacerdotal de lEtat . Cf. Lettre aux internationaux du Jura , uvres,Stock, t. I, p. 258.

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    point de vue sur la question du pouvoir, labandon du point de vuefdraliste et au ralliement aux thses proudhoniennes et bakouninistes(encore quil ne faille pas assimiler ces deux derniers points de vue), selonlesquelles la destruction de lappareil dEtat et linstauration dune structurepolitique dcentralise laquelle le fdralisme assure une cohsiondensemble, est la condition pralable linstauration du socialisme.

    Bakounine dfinit juste titre la Commune comme une ngationdsormais historique de lEtat 45. Linsurrection communaliste de Paris,crit-il, a inaugur la rvolution sociale ; son importance ne rside pas dansles bien faibles essais quelle a eu la possibilit et le temps de faire , maisdans les ides quelle a remues, la lumire vive quelle a jete sur la vraienature et le but de la rvolution, les esprances quelle a rveilles partout, etpar l mme la commotion puissante quelle a produite au sein des massespopulaires de tous les pays 46 .. Et il ajoute :

    Leffet en fut si formidable partout, que les marxiens eux-mmes,dont toutes les ides avaient t renverses par cette insurrection, se virentobligs de tirer devant elle leur chapeau. Ils firent bien plus : lenvers dela plus simple logique et de leurs sentiments vritables, ils proclamrentque son programme et son but taient les leurs. Ce fut un travestissementvraiment bouffon, mais forc. Ils avaient d le faire, sous peine de se voirdbords et abandonns de tous, tellement la passion que cette rvolutionavait provoque en tout le monde avait t puissante 47.

    Si Bakounine perut le contraste entre les positions antrieures de Marx etcelles quil dfend au moment de la Commune, dautres le perurent aussi.

    Le biographe de Marx, Franz Mehring note lui aussi que La Guerre civile enFrance est difficilement conciliable avec le Manifeste et que Marx ydveloppe un point de vue proche de celui de Bakounine. Si brillantes quefussent ces analyses, dit en effet Mehring, elles nen taient pas moinslgrement en contradiction avec les ides dfendues par Marx et Engelsdepuis un quart de sicle et avances dj dans le Manifeste communiste. (...) Les loges que lAdresse du Conseil gnral adressait la Communede Paris pour avoir commenc dtruire radicalement lEtat parasite taientdifficilement conciliables avec cette dernire conception. (...) Oncomprend aisment que les partisans de Bakounine aient pu facilementutiliser leur faon lAdresse du Conseil gnral 48 .

    Madeleine Grawitz crit ce sujet : Marx, vex de voir la rvolutionclater, comme il lavait prvu, mais la jugeant tort bakouniniste, arriveaprs la dfaite sapproprier un mouvement qui, non seulement lignore,mais se trouve oppos toutes ses thories 49.

    Les conceptions libertaires qui se sont imposes Marx sous lapression des vnements restent parfaitement opportunistes et isoles dans

    45 uvres, Champ libre, III, 213.46 uvres, Champ libre, III, 166.47Ibid.48 Franz Mehring, Karl Marx, Histoire de sa vie, ditions sociales, p. 504.49 Madeleine Grawitz,Bakounine, Plon, 1990, p. 467.

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    son uvre, et ne correspondent en rien sa pense relle 50 ; elles rpondentde faon irrfutable une volont de rcuprer le mouvement. Irrfutable ?De nombreux rfugis avaient afflu Londres et Marx tentait de les rallier lui, en particulier les blanquistes. Les communards ingrats ne se ralliant pas lui, Marx crira Sorge, furieux :

    Et voil ma rcompense pour avoir perdu presque cinq mois travailler pour les rfugis, et pour avoir sauv leur honneur, par lapublication de la Guerre civile en France51 .

    Cette simple phrase tire de la correspondance de Marx rvle la fois sapense relle sur la Commune et le sens quil convient rellement de donner louvrage quil crivit cette occasion.

    Peu aprs, en 1875, Marx ne fera mme pas allusion la Commune danssa Critique du programme de Gotha. Engels ne fait queffleurer le sujet dansune lettre Bebel sur ce mme programme lorsquil propose de mettre laplace du mot Etat le mot germanique Gemeinwesen (Communaut), excellent vieux mot allemand, rpondant trs bien au mot franaiscommune 52 .

    Lorsque vingt ans plus tard Engels crit dans la prface lditionallemande deLa Guerre civile : Regardez la Commune de Paris. Ctait ladictature du proltariat , lexpression dictature du proltariat na plus aucunsens. En 1850 elle signifiait dictature centralise sans reprsentationpopulaire ; en 1891 sous la plume dEngels elle signifie hgmonie ouvrire travers la conqute du parlement. Ncrit-il pas en effet la mme annedans sa critique du programme dErfurt :

    Une chose est certaine, cest que notre parti et la classe ouvrire nepeuvent arriver la domination que sous la forme de la rpubliquedmocratique. Cette dernire est mme la forme spcifique de la dictaturedu proltariat, comme la montr la Grande Rvolution franaise 53 .

    On a donc l un retour vident la grande tradition jacobine, bienquEngels se plaigne aussitt que dans lempire allemand il est lgalementimpossible de poser dans le programme la revendication de la rpublique .Quelques pages auparavant, il reconnat que les corps reprsentatifs sont sans pouvoir effectif , que la crainte du renouvellement de la loi contre lessocialistes paralyse leur action et que ceux-ci doivent se contenter de lide

    que la socit actuelle en se dveloppant passe peu peu au socialisme ,ide que bien entendu il rfute. Il conclut son raisonnement en soulignantlillusion que constitue lide selon laquelle on pourra instaurer larpublique, puis le communisme en Allemagne par la voie pacifique, idequi lui semble ralisable dans les pays o, selon la constitution, on peutfaire ce quon veut, du moment quon a derrire soi la majorit de la

    50 Dailleurs Mehring lui-mme prcise que plus tard Engels en reviendra totalement lide duManifeste.

    51 Cit par Madeleine Grawitz, op. cit. p. 467.52 Lettre Bebel, 18-28 mars 1875, in Sur lanarchisme et lanarcho-syndicalisme, ditions du

    progrs, Moscou, 1973, p 170.53 Marx-Engels, Critique des programmes de Gotha et dErfurt, p. 103, ditions sociales.

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    nation . Lintervention de la classe ouvrire dans cette institution politiquede la bourgeoisie le Parlement et non la cration de structures qui lui sontpropres, reste ainsi le mode principal de son accession au pouvoir.

    Ces considrations formules vingt ans aprs la Commune et quinze ansaprs la mort de Bakounine dvoilent lampleur des illusions sur lesquellesse fonde la politique lectoraliste dans la classe ouvrire. L utopiste et le rveur Bakounine avait extensivement montr que la bourgeoisie nesattache la forme dmocratique dans les institutions de lEtat que pourautant quelle lui permet une exploitation optimale du proltariat, mais queds que cette exploitation est remise en cause elle nhsite pas bafouer lesnobles principes de la dmocratie. Le rvolutionnaire russe a galementinsist sur lide quun Etat fond sur la reprsentation populaire pouvait trsbien tre despotique. Mais surtout il a montr que le rgime reprsentatif,

    considr lui seul dans une socit fonde sur lingalit sociale, est linstrument le plus sr pour consolider, avec une apparence de libralismeet de justice, au dtriment des intrts et de la libert populaires,exploitantes et possdantes 54 ..

    Les rfrences faites la Commune de Paris dans les textes de Marx etdEngels ultrieurs La Guerre civile en France constituent la fois unercupration abusive et un dtournement manifeste de son esprit. Si, dans letexte de 1871, la forme politique dcrite par Marx est une fdration decommunes de type libertaire, dans le Manifeste et dans la critique duprogramme dErfurt on a une rpublique dmocratique de type jacobin ; dans

    le 18-Brumaire et Les Luttes de classes en France il sagit dune dictaturervolutionnaire sans reprsentation populaire. Le marxisme rel jusquLnine ne retiendra que le parlementarisme le plus modr.

    Les deux grande