La conscience a-t-elle une orig - Bitbol, Michel.pdf

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  • Michel Bitbol

    La conscience a-t-elle une origine ?

    Des neurosciences la pleine conscience : une nouvelleapproche de l'esprit

    Flammarion

    Maison ddition : ditions FLAMMARION

    Flammarion, 2014Dpt lgal : fvrier 2014

    ISBN numrique : 978-2-0813-3426-7ISBN du pdf web : 978-2-0813-3427-4

    Le livre a t imprim sous les rfrences :ISBN : 978-2-0813-3008-5

    Ce document numrique a t ralis par Nord Compo.

  • Prsentation de lditeur :

    Ce livre renouvelle le dbat sculaire sur la possibilit de rduire laconscience un processus neuronal. Il fait du lecteur larbitre de lenqute,non seulement en tant que spectateur rationnel, mais aussi en tant quacteurapte se reconnatre conscient aux moments dcisifs de largumentation. Lefin mot de lnigme ne se dissimulerait-il pas dans lvidence que la questionsur lorigine de la conscience a une conscience pour origine ?Au cours de cette investigation qui mobilise la phnomnologie, la mta-physique, les pratiques contemplatives, les neurosciences et la thorie delvolution, chaque thse sur la conscience est alors mise lpreuve dunquestionnement lancinant : pour qui vaut-elle et dans quel tat de consciencedoit-on tre pour la soutenir ? Lobjectif nest pas dopposer entre elles lesdoctrines (physicaliste ou dualiste), les stratgies de recherche (objective ourflexive) et les directions dtude (physiologique ou introspective), mais deles rapporter aux postures existentielles divergentes do elles tirent leurpouvoir de persuasion. Une rflexion singulire sur et au coeur de laconscience. Michel Bitbol, directeur de recherche au CNRS (Archives Husserl, colenormale suprieure), a reu une formation en mdecine, en physique et enphilosophie. Il est notamment lauteur aux ditions Flammarion de Mcaniquequantique. Une introduction philosophique (1996), LAveuglante Proximit durel (1998), Physique et philosophie de lesprit (2000) et De lintrieur dumonde. Pour une philosophie et une science des relations (2010).

  • DU MME AUTEUR

    Erwin Schrdinger. Philosophie et naissance de la mcanique quantique(avec O. Darrigol, sous la dir.), Gif-sur-Yvette, Frontires, 1993.Mcanique quantique. Une introduction philosophique, Paris, Flammarion,1996 ; rd. coll. Champs , 1997.Physique et Ralit. Un dbat avec B. dEspagnat (avec S. Laugier, sous ladir.), Gif-sur-Yvette, Paris, Frontires-Diderot, 1997.LAveuglante Proximit du rel. Ralisme et quasi-ralisme en physique ,Paris, Flammarion, coll. Champs , 1998.Physique et Philosophie de lesprit, Paris, Flammarion, 2000 ; rd. Coll. Champs , 2005.Lpistmologie franaise, 1830-1970 (avec J. Gayon, sous la dir.), Paris,PUF, 2006.Thorie quantique et Sciences humaines (sous la dir.), Paris, CNRS, 2009.De lintrieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations,Paris, Flammarion, 2010.

  • la mmoire de mon pre, Gaston Bitbol,Ce livre, son dernier rve

  • LA CONSCIENCEA-T-ELLE UNE ORIGINE ?

  • Introduction

    Sintresser la philosophie, rflchir loccasion sur des questions de vrit etmme y travailler continuellement, ce nestpas encore tre philosophe []. Ce qui ymanque, cest le radicalisme de la volontprte lultime exigence.

    E. Husserl

    La question que nous abordons est celle de la conscience, ou plusprcisment (nous comprendrons la raison de ce choix lors des essais dedfinition), celle de lexprience consciente voire de lexprience pure.Quest-ce que lexprience consciente ; do provient-elle ; est-elle linverse la provenance du o ? Il ne sagit pas l dune questionquelconque, mais plutt de lune des appellations les plus plausibles de laquestion dernire, de la question-limite, de la question-dfi qui nous habite.Une question qui, ds quon consent sy livrer, se montre exemplairementaportique : il est impossible de savancer intact travers elle, au-del delle,vers une rponse plausible. La poser dans toute son ampleur, cest prendre lerisque damorcer un retournement lancinant sur soi-mme, jusqu ce quelauto-ralisation qui sensuit devienne rponse substitutive.

    Cette question est-elle dailleurs formulable bon droit ? Lusage demots pour lexprimer na-t-il pas pour seul effet de nous y rendre aveugles ?Deux chapitres seront consacrs cet cart fondateur du disant et du dire, qui

  • menace de trancher la base toute prtention de parler ou dcrire au sujet delexprience consciente. Mais rien nempche den offrir un avant-got encommentant une formulation sibylline de Wittgenstein. Aprs une srie deremarques sur labsence dun rfrent auquel renverraient les termes douleur , sensation , exprience , Wittgenstein se prte un dialoguecontradictoire avec un interlocuteur imaginaire : Vous ne cessez denarriver la conclusion que la sensation elle-mme nest rien. Pas du tout.Elle nest pas quelque chose, mais elle nest pas rien 1 ! Lexclamationfinale devient moins hermtique pour peu quon dresse un inventaire des choses qui peuvent tre indiques au moyen du langage : objets,proprits, phnomnes. Tout dabord, lexprience nest pas un objet.Lobjet est une entit suppose exister par-del les situations, les tatssubjectifs et ltre-prsent. Au contraire, lexprience consciente est situe,elle est ce que cela fait dtre en ce moment. Lexprience nest pasdavantage une proprit, puisque, au lieu de lattribuer nos interlocuteursaprs avoir cherch (en vain) prouver quils en ont une 2, nous nouscontentons de la prsupposer dans une coprsence empathique. Enfin,lexprience nest pas un phnomne, car celui-ci ne se spcifie pas mieuxque comme une apparition au sein de lexprience. Ainsi, lexprienceconsciente nest pas quelque chose disolable par une dnomination ou uneprdication. Elle nest ni un objet, ni une proprit, ni un phnomne. Etpourtant, elle nest pas rien ! Pour nous, cet instant, pendant que jcris ceslignes ou pendant que vous les lisez, lexprience pourrait mme tre tout.Elle nest pas quelque chose de spar, mais le dploiement entier du sansdistance. Elle nest pas une caractristique que nous avons, mais infiltre ceque nous sommes. Elle nest pas un apparaissant, mais le fait intgral delapparatre.

    Aucune de ces difficults rencontres dentre de jeu, ni le caractreaportique et rflexif de la question de lexprience consciente, nilinterrogation pralable sur la lgitimit mme de la nommer, ne devraitcependant nous dcourager. Y a-t-il aprs tout un autre genre de question quivaille autant la peine dtre soulev par lenqute philosophique ? Y a-t-il unautre thme dinvestigation qui justifie si bien la singularit de la philosophieparmi les disciplines de la pense ? Une tche centrale de la philosophie est

  • doprer la critique des prsupposs de la connaissance et des conduiteshumaines, et de nous rimmerger dans leur filon productif. Elle nous affranchitpar l des rigidits que les conventions indiscutes imposent notre maniredtre au monde, elle ouvre la voie aux articulations transdisciplinaires dessavoirs ou leurs refontes rvolutionnaires, elle incite chercher en leursource le principe dune unit systmatique. Les retraites successives de laphilosophie devant lavance des sciences qui en sont nes ne peuvent doncque buter sur la demeure et le lieu de recherche inalinable de cette disciplinedes confins, sur le point dinterrogation en-de duquel on ne saurait remonterparce quil est len-de. Or, ce prrequis des prrequis, cet amont effectif dechaque investigation et de chaque attribution de sens laction, cest cela versquoi on cherche (plus ou moins habilement) faire signe par la locutionexprience consciente. La philosophie peut bien se voir un jour dpossdede toutes les questions dont elle a prpar la transfiguration en champobjectiv pour les sciences particulires au cours de son histoire, elle ne sefera pas drober la question radicale, la question du fait massif, premier,prcompris par tous les autres faits, de lexprience.

    La question de lexprience consciente savre philosophique en un senssi minent, si extrme, quelle peut tre perue comme redoutable. Elle met laphilosophie, et le philosophe lui-mme, dans un tat de tension maximale o ilpeut lui sembler incommode de se tenir, et troublant de prolonger son sjour.Si bien des philosophes hsitent en prendre la pleine mesure, sils cherchentune chappatoire pour ne pas avoir sy heurter de plein fouet, silsprtendent attendre sa solution dans un horizon de dveloppement indfinide la recherche scientifique ou de la spculation rationnelle, cest que laquestion de lexprience consciente, lorsquelle nest pas lude mais prise bras le corps, a le pouvoir de les mettre eux-mmes en question. Il ne sagitpas du genre de question dont on peut se dlivrer aprs en avoir exhib unerponse externalise, couche sur du papier ou un cran, mais dune questionqui ne cesse de sactiver jusqu faonner intimement celui qui sest laissattirer par sa lumire nigmatique. Heidegger suggre quelque chose de cetordre lorsquil crit qu aucune question mtaphysique ne peut trequestionne sans que le questionnant comme tel soit lui-mme comprisdans la question 3 . Merleau-Ponty le confirme en identifiant la philosophie

  • Lensemble des questions o celui qui questionne est lui-mme mis en causepar la question 4 . Dans la phrase de Heidegger, se laisser comprendre dans la question renvoie lacte dtre pris l (da) avec la question 5. trecompris dans la question ne doit donc pas ici sentendre au sens dune simpleinclusion verbale ou thorique. tre avec la question signifie stablir au lieuprcis o elle vibre, tre tiss delle de manire ne pas pouvoir en extraireintact le fil de sa propre personnalit, avoir renonc pour cela au processus dedtachement grce auquel un objet de perplexit est pos l-devant, distancede scurit. Si le questionnant est l avec la question, sil est subjugu par laquestion jusqu en devenir solidaire, cest quil a consenti se faireprocessus et laisser advenir en lui chacune des transmutations a prioriimprvisibles que lui imposeront les perces de son enqute. Le questionnantne sera plus le mme aprs avoir chemin avec une question comme celle delexprience consciente. La question aura rinvent son questionnant. Lui nasans doute rien dessentiel perdre dans laventure, mais il ne le sait pasencore. Il a mme toutes les raisons apparentes de craindre de se perdre enaffrontant la question ultime, parce quil avait jusqu prsent utilis le moyendu questionnement dans lunique espoir de se voir confort par des rponsessubordonnes ses propres fins, alors que cette question, loin dtre utilisablepour soi, le rapproche vertigineusement de l o ne cesse de se reconfigurerle soi.

    Rencontrer nouveau la question de lexprience consciente, aprs strelongtemps laiss projeter hors de soi par les prescriptions de la vie pratiqueou les intrications de la recherche scientifique, cela comporte en bref lessaveurs mles dune dsalination et dune dstabilisation. Limpression dedsalination vient de ce quon sest rapatri dans un milieu dexistenceauquel il avait dabord fallu tourner le dos, afin de sinstrumentaliser soi-mme en un agent capable de dfinir des invariants perceptifs et de lessoumettre une manipulation efficace. Le choc de la dstabilisation est lecontrecoup du rapatriement : si je ne suis plus (seulement) ce soi-agent, jeperds le point dappui dextriorit que je mtais forg, je ne peux plus medfinir fermement comme terme subjectiv dune relation tablie avec sasphre objective, et jentre alors dans le creuset imprvisible de la refonte

  • de lexister.Il est une situation de la vie, rare mais pas exceptionnelle, o sunissent

    galement ces deux saveurs. Elle a suffisamment de points communs avec lethme du retour lexprience consciente pour servir damplificateuranalogique dans lenqute philosophique qui nous occupe. Cette situationperturbante sannonce de la manire la plus banale. Un jour, dans la fouledune gare ou dun caf surchauff, vous apercevez au loin une silhouettevaguement familire. De qui pourrait-il sagir : un ami, un acteur de srietlvise, ou peut-tre quelquun qui ressemble assez lune de vosconnaissances pour avoir accroch votre attention ? Vous vous approchez, etil sapproche aussi. Un malaise sempare de vous au fur et mesure que sestraits se prcisent. Quelque chose ne tourne pas rond dans son comportement,son allure dgage une impression de plus en plus nette de dj-vu, et en mmetemps vous le ressentez comme profondment inassimilable, inacceptable,presque antipathique. Ses gestes sont rvoltants et incomprhensibles. Il nefait pas que vous imiter, il se calque sur vous. Cest vous-mme ! Vous-mmevu sur une paroi dont vous comprenez prsent quelle est couverte demiroirs 6. La surface rflchissante accroissait ltendue apparente du lieuclos o vous vous trouviez, et vous reprsentait votre insu comme lun desindividus anonymes de la multitude qui vous entourait. Mais la confuseimpression de dsarroi que vous avez prouve durant la brve priodeintermdiaire sparant la perception dun sosie et la reconnaissance quectait vous ne sest pas dissipe sur le champ. Elle laisse sa suite unetrane amre. Alors, vous dites-vous avec dpit, je suis ainsi lorsque je neme sais pas regard, jai cet air gauche et presque perdu, ce front pliss et cesyeux vagues ? Vous vous sentez encore un peu rserv vis--vis de cemasque qui est pourtant votre persona, comme le serait un artiste-peintreayant d admettre regret la justesse de son autoportrait le plus clinique. Pourvous accepter nouveau, pour vous reconnatre pleinement, vous devez revoirvotre reflet plusieurs fois, en prenant cette fois de multiples posesinvolontaires aptes vous redfinir vos propres yeux (cest--dire ce quevous pensez tre les yeux des autres) comme grave, rsolu, souriant, tenduvers un projet qui pour lheure vous chappe, ou simplement tendre oucomique. La reconnaissance entire, loin dtre immdiate, a t pour vous un

  • processus de reconfiguration et dauto-attribution dintentions avouablesdevant la socit ou au cabinet dun mdecin. ce stade, vous tespartiellement dsalin (vous vous tes retrouv aprs vous tre pris pourquelquun dautre), et en mme temps dstabilis (qui tes-vous vraiment, silvous faut jouer un personnage jusque devant le miroir ?).

    Examinons dun peu plus prs ce moment fugace dun entre-deux : entrepenser voir un autre et se voir soi-mme, dans les limbes de la pr-reconnaissance. Ce nest pas sans raison que Freud a accol cette phasetransitoire du rapport limage spculaire le sentiment de l inquitantetranget 7 , traduction franaise courante du vocable Unheimlichkeit employ galement par Heidegger. Loin de sidentifier ce qui nous est leplus lointain, le plus tranger, l trangement inquitant est souvent le plusinsidieusement familier 8 ; mais un familier qui a t repouss larrire-plande notre champ habituel dattention, un sanctuaire si proche et peut-tre signant quil se trouve simplement travers, nglig, ignor. Vous tes pourvous-mme la plus extrme intimit. Les sensations discrtes de ce corpspropre, le centre de perspective quil vous impose, vous soufflent bas bruitle caractre irrmdiable de votre prsence au monde. Mais vous vousprcipitez dans lexistence en passant travers lui, en le laissant commederrire vous dans un oubli prcaire. Et soudain, cette translucidit voulue,travaille, recherche du soi corporel, se retourne en lopacit dun objet vudans ce que vous ne savez pas encore tre un miroir. Cest cela votrevtement invisible, et il se donne tout dun coup voir sans que vous ayez eule temps de lapprter aux regards, den faire un costume que vous jugiezsocialement prsentable. Vous vous htez alors de le rendre endossable, devous le rapproprier, de le dclarer vtre, mais vous sentez que, mme ainsi,quelque chose ne tourne pas rond. Vous tes rassur, et pourtant cetapaisement recouvre mal le trouble antrieur qui sonnait au fond plus juste quelui. Ltre-au-monde rassur-familier, crit Heidegger, est un mode deltrang(r)et du Dasein et non pas linverse 9. Dans lcart temporel quisest ouvert entre lloignement dun prsum autre et la reconnaissancerverbrante de soi, votre trang(r)et sest rvle. Elle ne pourra plus treentirement recouverte, car il apparat dsormais que votre identit telle quela montre le miroir est fabrique, en flux, en redfinition constante, l mme

  • o vous auriez pens trouver une confirmation et une rassurance : un reflet dece que vous tes vraiment.

    Le miroir, dirait Michel Foucault 10, a opr dans ce cas la fois commeune utopie et comme une htrotopie . Il a t utopique, dans la mesure oil vous a prsent un lieu qui nexiste pas, un lieu inaccessible aux gestes deprhension, un lieu dfinitivement ferm votre motricit par une surfacevitre ne dbouchant sur rien. Il a aussi t htrotopique parce que, au moinssur le plan optique, il sagit bien dun espace, avec ses lignes de fuite et sesobjets visibles ; mais un espace subtilement dcal par rapport lespace quevous habitez, capable dun effet en retour sur ce dernier. Car le miroir nesest pas content de vous montrer quelque chose, un corps parmi les corps.Le quelque chose quil vous a montr vous a pouss, par son mimtismeaveugle, revenir vers le vous du corps propre, assum, expressif, quevous aviez presque gar dans la prcipitation des jours. Sous ce regardmme et vide qui vous examinait de votre propre vue, vous vous teslentement recompos en cette origine des lieux appele ici . Puis lecaractre indolent, laborieux, et au fond inachev de cette recomposition, vousa manifest que votre nature est de ne pas encore, toujours pas-encore, avoirde nature. Le lieu htrotopique vous a parl du lieu o vous vous trouvez,cest--dire des sables mouvants de lidentit.

    Si linstant o nat le soupon que lautre nest pas autre, mais simplereflet de soi, semble ce point troublant, cest quil arrte brusquement unprocessus crucial par lequel vous vous auto-dfinissez en assumant un rlevis--vis de vos partenaires de transaction. Ce processus, dcrit par denombreux sociologues 11 et psychiatres 12, saccomplit tous les niveaux dugeste, de la parole, et de la projection imaginative. Le sujet sy confirme travers un systme tag de renvois mutuels intersubjectifs impliquant tanttdes formes labores de mimsis, tantt des discours harmoniss en rponse un environnement tenu pour commun, tantt encore des suppositions sur lespenses que lautre entretient propos de soi. Un tel procd de constructionde chacun par prise dappui sur autrui a t qualifi de miroir social 13 .Curieusement, la dcouverte quil y a un miroir de verre en face de vous etque le personnage peine aperu ntait que votre reflet, a pour premier effet

  • de briser ce miroir dun genre diffrent, celui que vous tend la collectivit desalter-ego pour vous permettre de vous structurer en adoptant une maniredtre convenable. Cet individu, l-bas, naccorde pas sa gestuelle la vtre,mais nen montre que la copie servile ; il ne peut pas diriger sa parole et sesactes vers les constituants dun monde partag, mais seulement rpter votreparole et vos actes sans sortir de lenclos de votre monde ; il ne pense rien devous, parce que vous tes le penseur de toutes ses penses. Limage l-devantne vous offre donc que des repres dtourns ou reconstruits pour savoircomment vous tes peru par dautres, et ce que vous devriez faire pourobtenir la confirmation de leur regard. peine vous tes-vous reconnu dans laglace, vous avez perdu ce que vous croyiez tre votre appui externalis, etvous vous retrouvez dans la vacance de la simple prsence soi. Vous seul, cet instant, avez la possibilit doprer comme rfrence indirecte pour vous-mme, partir de votre reprsentation intriorise du regard des autres. Vousespriez ajouter une pierre ldifice collectivement construit du moi -objet, et vous tes inopinment rejet dans lindfinie plasticit du je -sujet.

    Cette anxit de louvert sans borne, cette perte de la scurit procurepar lobjectivation (voire lhypostase) de soi, voil peut-tre ce que leschizophrne ne peut plus supporter. Lui reste pig dans latmosphred inquitante tranget , et peine durablement franchir ltape consistant se reconnatre dans le miroir 14. Sur un plan cognitif, le schizophrne souffredun dfaut dagentivit ; autrement dit, il ne se peroit pas comme agent deses propres actes ou de ses propres penses, mais comme manipul,comment, ou observ par quelquun dautre 15. Sur un planphnomnologique, le schizophrne a perdu son aptitude la transpassibilit 16 : pas plus quil ne peut accueillir la nouveaut de ce quiarrive, il nest assez abandonn sa propre productivit imprvisible,suffisamment passif devant la spontanit de ses propres actions, pourpouvoir sattribuer aprs coup chacun de ses gestes et de ses intentions. ct dautres troubles associs, cela le conduit se sur-objectiver en des moi allognes hallucins lautorisant ne pas subir le vertige dun je latent linventivit droutante ; et, linverse, se demander si quelquechose existe en dehors de lui 17, tant lirruption dauthentique extriorit est

  • bloque une fois pour toutes, et tant les limites entre lagissant et lagi se sontestompes. Le dfaut de transpassibilit suscite aussi bien ladpersonnalisation du schizophrne, en le rendant tranger son incoerciblecrativit, que son penchant la dralisation, en le privant de la possibilitde reconnatre quil y a l un donn irrductible lui-mme. Cest en vainque le Je demande au schizophrne dadhrer son devenir, dtrereconnu spculairement comme identique lui, car son dbordement novateurne semble assimilable ce patient que sil est tenu pour luvre de dcideursvaguement et incompltement trangers. Comme vous, le schizophrneprouve le malaise vital de la reconnaissance de soi ; contrairement vous, ilna pas les moyens (quelle quen soit la raison) de le prendre en charge.

    Le saisissement multiforme qui vous assaille quand vous vousreconnaissez dans le miroir aprs un assez long garement a son quivalentexact dans une certaine tape dcisive de la recherche sur lexprienceconsciente. Une commotion du mme ordre survient lorsque vous ralisezquinterroger la conscience en lanant votre regard, par habitude, vers lavant,vous tire irrsistiblement rebours, en votre tre-conscient ltat naissant.Comme dans la phase hsitante de la rencontre avec votre reflet, vous avezalors du mal vous identifier. Ce grand dsordre de perceptions, ces pensesou ces dsirs contradictoires, ces demandes sans rponses, ces longs blancsde perplexit que vous constatez au creux dexprience o votre interrogationvous reconduit, est-ce bien vous ? Ne vous croyiez-vous pas une personnedote dun positionnement intellectuel et moral prcis, tant que vousdemeuriez un autre pour vous-mme ? Comme dans lexprience du miroir,galement, vous perdez limpression de scurit dynamique que vous tiriez dela projection ritre de votre attention hors de vous. L o vous trouviez unsoutien dans la perception de formes ou de complicits prsentes, vousondoyez maintenant dans le vaste volume de prsence qui les enveloppe. Cequi se montre et la monstration perdent de leur distinction et flottent dans uncurieux ressac. Une sorte de tremblement se produit, un trouble diplopique quipousse lun vers lautre le visant et le vis, puisque ce qui est vis par ltudede la conscience nest autre que le visant. La question de lorigine renvoie iciautomatiquement lorigine de la question.

    Il est certes permis de vouloir chapper cette convulsion de la

  • connaissance, sa rotation incoercible autour de son propre axe. Mais sydrober en se rfugiant trop vite dans un mode plus courant du fonctionnementde lintelligence reviendrait perdre lopportunit la plus authentique detrouver la faille, si ce nest la rsolution, du problme de la conscience.Linquitude, limpression de perdre pied et mme la rticence que vousprouvez peut-tre en vous sentant ramen au plus prs de vous-mme aumoment prcis o vous croyez porter lattention vers une cible dtude ne sontpas un obstacle, mais au contraire un auxiliaire prcieux de votre qute. Ellessont autant de voix tmoignant quen vous engageant dans cette recherche,vous nen resterez pas aux cendres froides de la question de la conscience,mais que vous irez toucher sa flamme, et que vous atteindrez la tempraturevoulue pour faire entrer en fusion votre pense trop exclusivement disciplinepour lobjectivit. Elles annoncent que vous allez tre invit vous exposer, monter sur la scne o se droule le dbat sur la conscience, car celui-ciresterait teint, vide, et strilement abstrait, sans votre participation entire.Lemploi rpt de la deuxime personne du pluriel, et celui plus discret de lapremire personne du singulier, est un indice de ce qui va tre continuellementen cause dans ce livre, y compris dans ses parties les plus thoriques, ycompris lorsquil soumettra lexamen des raisonnements et desexprimentations scientifiques. Cest vous, cest moi qui allons tre mis enjeu, dans ce que nous avons de plus propre et de plus proche. Vous et moi entant que points de dpart, et non pas en tant que points de mire, de toute vise.Vous et moi dans ce qui nous est le plus intimement commun (car lintimenest dj plus le personnel), plutt que dans ce que nous reconnaissonsintellectuellement comme universel. Vous et moi ayant surmont un symptmecivilisationnel dallure quasi psychotique : la sur-objectivation, voire larification, de tout ce qui nous regarde, y compris de cette condition depossibilit des imputations dobjectivit et dextriorit quest lexprienceconsciente. Vous et moi dcouvert, parce que la question de la consciencena de chances de se laisser approcher que si nous reconnaissons chaudlentrelacement qui nous lie elle.

    Le choc que vous prouvez lorsquun miroir dnonciation vous enjoint devous re-connatre conscient, en vous saisissant au vol dans votre geste mme

  • doutrepasser ce constat, ne sera donc pas esquiv. Au contraire, il serapriodiquement remis vif, travaill, amplifi. Il se verra trait (vous vousverrez trait pendant quil vous percute) comme un protagoniste part entiredu dbat engag avec les neurosciences et la mtaphysique analytique de laconscience. Ce partenaire vivace, gnralement nglig parce quinarticul,parce que voyant plutt que visible, va savrer dcisif dans la controverse.Sa seule disponibilit, pourvu quelle soit manifeste au moment opportun,suffira inactiver les arguments les mieux affts en faveur de la rduction oude lmergence physico-physiologique de lexprience consciente.

    Mais, pour commencer, nous allons reformuler une par une les questionssur la conscience, et demeurer longtemps au seuil du questionnement.Questionner nous resensibilise la singularit de notre condition, tandis quese hter de rpondre dilue lclat du singulier en linscrivant dans le maillagedune rgle.

  • QUESTION 1Quel langage pour la conscience ?

    Le philosophe parle, mais cest une faiblesse en lui, et unefaiblesse inexplicable : il devrait se taire, concider ensilence, et rejoindre dans ltre une philosophie qui y estdj faite. Tout se passe au contraire comme sil voulaitmettre en mots un certain silence en lui quil coute. Son uvre entire est cet effort absurde.

    M. Merleau-Ponty

    Approchons-nous au plus prs. valuons pour cela le pont de tracesvocatrices qui nous unit en ce moment mme : la langue philosophique. Il at signal en introduction, de manire encore insuffisamment justifie, que lelangage dans son maniement ordinaire convient mal pour cerner la question dela conscience. Si lexprience consciente nest pas une chose dtache denous qui se prte la dsignation et la caractrisation, si elle se confondavec ce que nous vivons pendant que nous prtendons en parler, alors unecertaine modalit courante de la langue lui est manifestement inadapte.

    Pourtant, quai-je fait linstant mme, au fil de la dngation ? Jaiutilis les noms communs conscience et exprience. Je nai mme pas vitden prdiquer quelque chose, daccoler un attribut ces substantifs : jaicrit ce que la conscience nest pas, et mme indirectement ce quelle est (ce quoi elle sidentifie). Ne suis-je pas tomb ainsi dans le travers que jednonce ? Est-ce que je peux vraiment continuer mexprimer surlexprience consciente, y compris pour noncer la raison qui empche den

  • dire quelque chose de sens, sans contrevenir aux rgles du bon usage de ceterme et du langage en gnral ? Est-ce que le trouble concernant la possibilitde pointer laide du langage vers lexprience consciente dans son entiernest pas encore plus massif et plus auto-destructeur que le doute rpandu surla possibilit dutiliser un langage dintrospection pour dcrire des contenusdexprience 1 ? Ici, le langage est la fois une composante du problme et lemoyen de le poser, ce qui prcipite la dmarche philosophique dans ledsarroi et la force ne mettre aucune de ses prmisses labri de ladiscussion ; pas mme le choix fondateur de parler ou dcrire.

    Il y a en fait au moins deux traits du langage dans sa modalit locutoire 2

    qui rendent inoprant, pour ne pas dire dvoyant, le discours sur lexprienceconsciente. Le premier trait est tout simplement quil est signifiant, cest--dire quil vise autre chose que sa propre actualit crite ou sonore, quil apour fonction de nous transporter ailleurs, plus loin que sa figure ou savibration. Le deuxime trait inappropri est que, comme le souligne lestructuralisme depuis Saussure, le langage fonctionne comme un dispositifdiffrentiel et non pas essentiel. Il ne parvient signifier quen articulant lesdiffrences mutuelles (ou les oppositions) entre les phnomnes viss, auxdiffrences (et aux oppositions) entre les formes graphiques et acoustiques quiles visent.

    Considrons dabord la caractristique lmentaire qua le langage designifier. On a du mal se figurer que ce soit l un dfaut du langage ; oninclinerait mme penser que cest sa qualit la plus propre. Il est amusantde remarquer, crivait Wittgenstein, que, dans le cours ordinaire de la vie,nous navons jamais limpression davoir nous rsigner quelque chosedu seul fait duser du langage ordinaire 3. La contrainte lmentairequexerce le langage, nous prescrivant des renoncements notre insu, cest lerseau dvidences partages et de certitudes inquestionnes qui simprime encreux dans les rgles limitatives de son bon emploi. Mais une secondecontrainte, plus profonde et plus invisible encore, nous est impose par lepouvoir de signifier ; un vritable carcan plaqu sur le libre jeu des modalitsde notre exister, qui nous gare et nous empche de nous comprendre ds quela question de la conscience est formule. la lumire de la dfinitionprcdente de la signification, il est facile de voir comment cet garement se

  • produit. En accomplissant lacte de nommer, y compris lorsque je nommelexprience consciente, je vous pousse en avant, je vous attire autre part, jevous lance vers un futur proche, je fais mine de vous demander de rtrcirvotre champ attentionnel et daller chercher quelque chose que vous navezpas directement sous la main. Mais chacun de ces dplacements vousfourvoie, nous fourvoie. Lexprience consciente, ce nest pas un cela l-bas, cest ce L (au sens dun ici) qui nous submerge, ce l o nous noustenons, entirement et sans rsidu ; un l dautant plus prgnant que, loindoccuper un espace, il est ltoffe mme dont est fait lespace avant que saforme gomtrique nait investi les choses dans un rseau positionnel 4.Lexprience nest pas ailleurs ; elle est plus ici que quoi que ce soitdautre ; plus ici que tous ses contenus, plus ici que nimporte quelle choseque lon pourrait nommer ; plus ici encore que lici spatial. Elle noccupe pasdavantage un futur proche ou lointain ; elle est coalescente la prsence, ycompris la prsence de la tension vers le futur. En outre, lexprience nestpas en avant, pas plus quen arrire ; elle occupe un lieu intermdiaire, lelieu de lquilibre incertain du vivre, un lieu qui se perd lui-mme de vue ensabsorbant dans le projet, et qui ne sait se r-apercevoir quune foisdsinvesti, accompli, et remplac par un autre qui lenglobe. Lexpriencenest rien qui puisse tomber dans le champ de lattention ; car lattention estseulement le nom de son intensification et de sa restructuration topographiqueen un centre intense et une priphrie estompe. Enfin, dire que lexprienceest sous la main est un euphmisme ; elle enveloppe plutt la main de salimpidit, mais aussi le corps et les choses, jusqu se faire compltementoublier mesure de son omni-prsence ; lomniprsence de la prsence elle-mme.

    Et, si limproprit recommence des noncs du genre lexprienceest vous frappe, une possibilit intressante et smantiquement productivesouvre vous. Un grand pas vers la cure du langage de la conscience estfranchi, aussitt que lordre du substantif et du prdicat a t interverti. Nonpas lexprience est ce L, mais L est lexprience. Ce l inqualifi dotout se montre, ce l partir duquel chaque chose est pose et dans lequel lesmutations saccomplissent, cela quaucune pantomime du doigt ne sauraitindiquer, parce quelle sefforce vers une clture alors que l est louverture

  • ce qui advient, voil (vois-l) ce quon appelle lexprience. Voil cellequon aimerait appeler et qui reste sourde, parce que lappel monte dunegorge et sen va dans les valles dchos, alors quil ny a aucune faille entrel e l quelle est, les intentions mettrices, et les combes rsonantes. L estlexprience ne signifie pas : l gt lexprience, l se trouve lexprience, let pas ailleurs se rencontre lexprience ; mais l se lve en tantquexprience, l se dcouvre exprience, l qui enveloppe tous ses ailleursest capacit de rencontre, cest--dire exprience.

    Y tes-vous ? tes-vous maintenant au contact de cette exprience dontjessaie paradoxalement de vous dire quelque chose en vous mettant en gardecontre les garements ou les fuites en avant de la parole ? tes-vous revenu ldo jai commenc par vous loigner par le simple fait de signifier, et o jaiessay de vous reconduire en repliant sur lui-mme le jeu de la signification ?Si vous ltes, alors vous ne devez rien apprhender dautre que votreenvironnement, son mobilier de choses, les caractres imprims sur ce livre etle bruit de la rue ou du vent, les mouvements intimes de votre corps, lesrythmes daccord et de dsaccord dans nos faons de voir, les distractionssous forme de projections et de souvenirs. Rien dautre, mais peut-tre avecune force, une expansion et une saveur accrue, comme si vous ntiez plusprojet hors de la prsence par sa propre impulsion signifiante, mais que vousflottiez plutt en son sein. Il ny a pas dintervalle, pas la moindre dhiscence,entre lexprience et tout ce dont il y a exprience. Encore faut-il se rendrerceptif au fait sans pareil de cette totalit.

    Cest en tout tat de cause cette absence de distance entre exprience etprsence qui explique limpossibilit de mettre un terme, encore aujourdhui, des dbats thoriques qui sont ns avec la philosophie elle-mme. uneinternalisation cartsienne puis empiriste de lexprience qui a culmin aveclimmatrialisme de Berkeley a rpondu rcemment sa plus extrmeexternalisation. une distorsion historique qui revient introjecter laprsence, rplique une distorsion oppose qui consiste lextrojecter. Pour uncourant reprsentationnaliste contemporain de la philosophie de lesprit, ilny a pas autre chose indiquer de lexprience que ses objets externes etphysiques. Il ny a rien y trouver de plus parce quelle est absolument

  • transparente ce qui sy manifeste 5. Une varit exacerbe de cette thsea t formule sous la dnomination de no-ralisme , ou d externalismeradical 6. Selon le no-ralisme , lexprience consciente doit treidentifie une proprit de lenvironnement extrieur. Il ny a pas dun ctles proprits des objets extrieurs et de lautre lexprience subjective quonen a, mais les proprits des objets extrieurs sont demble exprience. Etles contenus dexprience consciente ne sont rien dautre que des parties delenvironnement en interaction avec un organisme. Au gr dune allgorie due Franois Tonneau, si mon exprience de ma grand-mre prsente les traitsperceptibles que ma grand-mre a rellement, alors mon exprience de magrand-mre doit tre localise l o ma grand-mre elle-mme estlocalise : hors de ma tte. La tentative est intressante en dpit du biaismanifeste quelle introduit, parce quon y saisit sur le vif comment laphilosophie analytique contemporaine apprhende collectivement avec finesseles enjeux majeurs de la question-limite de lexprience, mais la laisse glisserde ses mains au dernier moment cause de son prjug objectiviste et crypto-dualiste. Si elle exprime juste titre linterconvertibilit de lexprience et dela prsence, cest seulement travers une dcision mal avise consistant nier dabord que lexprience appartienne lintrieur (du sujet) et lattribuer ensuite aux objets extrieurs. Dans ce mouvement de balancierhtif allant du sujet qui quelque chose se prsente vers lobjet qui lui estprsent, la prsence est traverse dans les deux sens, brivement reconnue, etaussitt oublie. Pas plus que son oppose dialectique, la thorie no-ralistene rsiste alors longtemps leffet dissolvant de sa propre logique. Ce nestpas seulement que les deux thses, linternalisme extrme et lexternalismeextrme, apparaissent comme lavers et le revers lune de lautre, laissantpenser quelles nont pas saisi la racine de leur fausse opposition. Cestquelles finissent par se contredire elles-mmes, lune aprs lautre, par ledouble excs qui les dfinit. Sil ny a rien dautre que des ides et desperceptions, comme le propose Berkeley, au nom de quoi refuser de nommerces ides et ces perceptions des choses , comme dans le langage courant ? linverse, si lexprience consciente est une proprit de lenvironnementextrieur, au nom de quoi la qualifier justement dextrieure, puisquelle faitcorps avec cet environnement et nest donc ni intrieure ni extrieure quoi

  • que ce soit, mais coextensive ce quil y a ?Cette coextensivit de lexprience et de ce qui est expriment, cette

    impossibilit de distinguer les thses opposes de la philosophie de lespritautrement que par des mots en -isme et par des attitudes philosophiquesartificiellement antinomiques, cest exactement ce que dnonait Wittgensteindans un aphorisme universel qui en volatilisait la polarit : Lidalisme,rigoureusement dvelopp, conduit au ralisme 7. Et, faudrait-il ajouter, leralisme pouss jusqu ses extrmes consquences (cest--dire lorsquilparvient une prcision maximale dans la description de tout ce qui arrive la prsence, sans surimposition interprtative) se prend ressembler unidalisme, comme cela a t le cas de la phnomnologie husserlienne dans sapriode centrale. De telles volutes de la raison en prise avec elle-mme sontune traduction discursive du fait que lexprience ne se distingue pas dumonde ambiant tel que nous le vivons tant que nous restons obnubils par sonactualit au lieu de juger de son existence. Lexprience est sans second, sansrecul, sans profondeur ; elle adhre, et elle adhre sans cesse, la prsence ;elle ne dispose daucun instrument pour se montrer prsentement elle-mmecomme une partie delle-mme. Mais, par ailleurs, lexprience est la foisbien moins et bien plus que le monde tel que nous le percevons dansltroitesse de la vie quotidienne, tel que nous le concevons par lintelligence,et tel que le lgalisent les sciences. Bien moins parce quune fois un mondeobjectiv, conu, et cristallis en choses, lexprience se caractrisertrospectivement comme une simple vue sur le monde, jete en un secteurinfinitsimal de ce monde. Bien plus que le monde conu et objectivgalement, parce que lexprience recle un abme de richesses vcues partir duquel seule une procdure de slection restrictive permet de constituerun monde par le biais de catgories ou de formalismes. En bref, laune delentreprise darraisonnement de notre environnement, lexprience balanceentre le rien dun point de vue situ et le tout dun tre-au-monde. Tel est lesigne discret mais sans quivoque que lexprience chappe compltement lunivers enrgiment de lattitude naturelle, des sciences qui lextrapolent, etde lpistmologie qui la justifie. Il sagit de la retrouver en son entiret, dene plus en tre alin, et pour cela les dtours dun langage performatif et les

  • convulsions de lacte de signifier ne seront pas de trop. Il sera question de cetemploi alternatif du langage un peu plus bas dans ce chapitre.

    Venons-en avant cela au second trait qui rend le langage en son emploicourant incapable de se saisir de lexprience consciente sans laffadir ou enminimiser la prgnance : le jeu des contrastes et diffrences qui lui estconsubstantiel. Par contraste avec quoi peut-on faire ressortir lexprienceconsciente ? Sur quelle structure doppositions appuyer lusage de la locution exprience consciente ? Avant den venir aux ncessaires compromis delexpression quotidienne, il faut insister sur la version la plus exigeante de laquestion, la plus proche du fait enttant, ininterprt, mais aussi massif quepossible, de lactualit vcue de lexprience. Par opposition avec quoicirconscrire le champ entier de lexprience prsente, si ce nest, de manirefaible, avec des contenus reconfigurs, imagins, conceptualiss, ou rvs decette mme exprience ? Je peux lopposer un tat pass dabsence oudvanouissement ; mais cet tat pass nest compris comme tel que dans etpour mon exprience prsente. Je peux mettre lexprience consciente encontraste avec linconscient freudien, mais Freud lui-mme reconnat quelinconscient ne se laisse apprhender que comme conscient, une fois quil asubi une transposition ou traduction en conscient 8 . Lexprience conscientereste, souligne Freud, le point de dpart 9 des recherches cliniques de lapsychanalyse et plus largement de toute recherche humaine. Au regard de cepoint de dpart, linconscient apparat comme une simple figuration deslacunes de lexprience consciente, utile pour interprter les actes manqus etles activits oniriques. Jai alors envie de pousser mon avantage et de vousdemander : essayez donc dvoquer quelque chose qui soit vraiment diffrentde lexprience prsente, qui nen soit ni un contenu, ni un objet, ni unestructure, ni une lacune perue, ni une remmoration, ni une laborationimaginative, ni une reconstruction rationnelle, ni une croyance ressentie etapparemment partage. Vous ne le pouvez pas ? Alors, ma proposition estacquise : la rponse la varit exigeante de la question sur lexprienceconsciente est que nous sommes incapables de trouver quoi que ce soit mettre en contraste avec elle. Vous le pouvez ? Vous pouvez vous figurer untel domaine tranger toutes les modalits de lexprience consciente ?Alors, ma proposition est galement acquise, car vous venez par l de (vous)

  • dmontrer que ce domaine tranger se manifeste au sein de votre exprienceconsciente actuelle. En vous figurant dans lexprience ce qui est extrieur lexprience, vous avouez immdiatement que cela nest en fait pas extrieur lexprience ! La proposition est acquise dans tous les cas, signalant unevrit qui nest fragilisable par aucune volution de la connaissance parcequelle gravite autour de sa source.

    Pas de contraste, donc, entre lexprience consciente et autre chose,aucune relation avec quoi que ce soit de vritablement extrieur elle. Cestainsi que lon peut entendre quelques remarques cryptiques et superbes deWittgenstein dans ses Carnets, dans son Tractatus, puis dans ses notesultrieures de philosophie de lesprit ; cest ainsi galement quon aboutit une interrogation sans rponse sur la terminologie employer lorsque lesoppositions manquent.

    Dans ces textes, Wittgenstein tablit une triple quivalence entre laconscience, la vie (vcue), et le monde compris comme ce qui nadmet aucundehors. Mais le trac de cette quivalence est dessin par petites touches, paridentifications deux deux accompagnes de correctifs permettant de librerles mots de leur sens diffrentiel ordinaire. Pour commencer, Le monde et lavie ne font quun 10. Cela se comprend condition que la vie ne soit pasenvisage comme quelque rgion circonscrite du monde : La viephysiologique, prcise Wittgenstein, nest naturellement pas la vie. Pas plusque la vie psychologique. La vie est le monde. La proposition la vie est lemonde ne fait pas que redoubler le monde est la vie ; elle rtablit lasymtrie de lidentit et fait signe vers une nouvelle comprhensionmondise de la vie. Il ny a l aucun amalgame htif, aucune approximationintellectuelle, pour peu quon saffranchisse de lacception chosifie du mot vie , quon adhre ce que Michel Henry ou Renaud Barbaras appellentune phnomnologie de la vie, quon revienne en somme au plus prs de lavie telle quelle est vcue par ltre vivant : cette vie prouve qui anticipe sibien le jeu de bascule obstin de lintrieur et de lextrieur quelle ignore ceque le monde serait sans elle et ce quelle serait sans monde. Et, sil fallaitune confirmation que cest bien cela dont il est question, la voici : Cetteconscience, cest la vie mme 11. La vie non physiologique et nonpsychologique dsigne la conscience-de-monde et le monde en tant que donn

  • la conscience. travers ces exercices gradus de qualification et didentification,

    Wittgenstein semble nous souffler que ce dont on ne peut pas parler en raisonde son omniprsence, on nest pas forc de le taire entirement. On peut aumoins le mettre en relief par les moirs et les renvois mutuels dun groupehtrogne de signifiants soigneusement choisis : monde, vie, conscience.Wittgenstein frotte ces trois mots lun contre lautre de manire rpte,comme pour faire jaillir de leur contact lclair dune ralisation, comme pourpuiser leur signification et en rintgrer la signifiance. Ce sont encore cesmots quil fait jouer jusqu lamalgame, quand il cherche se disculper delaccusation de behaviorisme trop souvent porte contre lui : Il semble queje nglige la vie. Non pas la vie physiologiquement comprise, mais la viecomme conscience. Et la conscience elle-mme comprise non pasphysiologiquement, ou du dehors, mais la conscience comme lessence mmede lexprience, lapparatre du monde, le monde 12. Dans cette dernirephrase comme dans les prcdentes, lobjectif que sassigne Wittgenstein estdarracher les signifiants vie et conscience leur acception partielle,chosique, faussement distancie, afin de les rimmerger dans cette ubiquit deprsence et dengagement qui est notre condition. Cest pour atteindre ce butquil rend vie et conscience co-signifiants du mot monde. Car lemonde porte en lui, dans son sens le plus lmentaire, lillimitation (parabsence dun ailleurs plutt que par infinit) ; et cette illimitation de fait estaussi celle de lexprience consciente actuelle qui na dautres dehors queceux qui sont figurs ou pressentis en elle. Du coup, il devient paradoxalementpossible de formuler par mtonymie la raison pour laquelle il serait vain devouloir signifier lexprience consciente ou la vie vcue selon le procdessentiel du langage quest lopposition : sil fallait que jajoute le monde mon langage, il faudrait quexiste un seul signe pour le tout du langage, lequelsigne pourrait en consquence tre laiss de ct 13. Le monde absorbe en luitout ce qui peut se prsenter et na donc pas dautre distinguable de lui dansle jeu des diffrences structurales sur lequel se calque la langue. Sil en vaainsi, le monde est en droit innommable, insignifiable ; et sil est tout de mmenomm, cest titre de point de fuite de lactivit didentification croissante

  • de ses contenus (utilisant ainsi un ultime contraste entre ce qui sest djprsent jusque-l, et lhorizon sans cesse en recul de la prsentation venir).Telle est la version wittgensteinienne de la critique kantienne du concept de monde , qui ne devrait tre pens, selon la Critique de la raison pure, quecomme idal rgulateur apte guider le dveloppement sans fin assignable delexprience. Lexprience-monde, la vie vcue intgrale, hritent de cetexcs qui les rend insignifiables, si ce nest par contraste entre lesphnomnes qui les composent et lhorizon de la phnomnalit entire. tanten droit insignifiables, leur signe surabondant tant laiss de ct,lexprience consciente et la vie vcue se voient invitablement ngliges .On saperoit au terme de cet itinraire que, si Wittgenstein se dtourne dsquil le peut du thme de lexprience consciente, ce nest en aucune manirepar scientisme ou par behaviorisme ; cest au contraire sur fond dune pleineaperception de luni-totalit-en-expansion de ce qui se vit, et dune puissantecomprhension de limpossibilit de lopposer quoi que ce soit dautre pourla dire.

    Tout de mme, il y a peut-tre moyen dutiliser le langage, non pas pourfaire rfrence lexprience consciente, mais pour y reconduire ceux quilcoutent. Je nai pas cess jusque-l de faire des tentatives dans ce sens, etvous tes seul juge de leur succs ou de leur chec. En tout tat de cause, quelque soit le degr de russite de ces essais, il faut aller plus loin, ne pas secontenter dutiliser (peut-tre maladroitement) linstrument verbal annonc, ettenter den dresser un inventaire et une rgle. Afin dintroduire lanalyse decette modalit peu familire du langage, je commencerai par retravailler unevieille allgorie qui a lintrt de remonter lorigine du dire. Chacun connatce proverbe dorigine incertaine 14: Quand le sage montre la Lune, ltre nafregarde le doigt. premire vue, laphorisme se contente de rappeler que lalangue (et son prototype quest la deixis, le dmonstratif gestuel) invite dplacer lattention, glisser sur la dsignation pour aller vers ce qui estdsign. Il confirme quapprendre parler et communiquer, cest sexercer traverser la varit des gestes, des sons, et des points de vue, en directiondun objet unique de vise commune ; quutiliser le langage, cest accepter dese dcentrer, de se dsactualiser pour prendre lan vers le foyer idal dunpossible accord universel. Au-del de ce sens manifeste, pourtant, le proverbe

  • veut nous suggrer autre chose, au sujet dun en-de de la parole plutt quede son au-del ; au sujet dun contact renouvel avec lexprience actuelleplutt que dune fuite en avant ; au sujet de la ncessit dentendre les proposdun sage comme un appel la rcollection plutt qu lvasion. Il exigedtre interprt lenvers, comme une injonction revenir au disant pluttqu se laisser envoter par ce qui est dit. Mais comprendre cette rsonanceen retour du proverbe, cela revient admettre que limage par laquelle il nousinstruit est plus quapproximative : elle est compltement intervertie. Danslhypothse o cest le recueillement qui est recherch, le sage est plus nafque ltre naf, car il se prcipite vers les lointains au lieu de se dployerdans le proche ; et ltre naf a au moins la sagesse dhabiter son monde-de-la-vie mitoyen au lieu de courir sur les sentiers de lunivers. Si le sage, pourne pas cder la navet, voulait dpasser le geste et la parole, cela devraittre vers leur amont, vers lexprience immdiate de leur ralisation, pluttque vers leur aval et vers des futurs incertains. Il devrait demander au verbede le reconduire sa source vive plutt que de lgarer en le jetant lapoursuite de ses projets. Et il lui faudrait pour cela inventer une modalit dela langue o la profration concide avec son intention, et o laudition oprecomme un miroir de ce que vit lauditeur. Il sagit l dune modalit que lonpeut appeler rflexive, auto-rfrentielle, tautologique ou encore identifiante 15 . Une modalit de la langue de laquelle on ne peut pasparticiper en se mettant en tension pour saisir ce quelle veut dire, mais encreusant sa propre rceptivit pour tre ce quelle suscite.

    Parmi les actes de langage rpertoris par John Austin (locutoire,illocutoire, perlocutoire), cest peut-tre le dernier type qui est le plus proche,et en mme temps le plus oppos, lacte de langage identifiant. Un acte delangage per-locutoire, cest une invitation faire quelque chose ; le locuteurnous fait faire quelque chose en parlant (par exemple en sexclamant : Vame chercher la chaise qui se trouve dans la pice ct ! ). Cela se lit djdans le prfixe per-, qui signifie travers. Lacte de langage perlocutoirepousse traverser la parole, et au-del de la parole ce quelle dnote, pour seporter derrire elle vers le geste accomplir. Du point de vue de ce prfixe,lacte perlocutoire est bien loppos de lacte de langage identifiant, parceque ce dernier semploie surtout viter que nous passions au travers de quoi

  • que ce soit. Lacte de langage identifiant vise antithtiquement nous retenirdans notre course habituelle, nous ramener l o nous sommes, nousrecueillir au plus prs dici, nous reconduire ltat mme qui prside sonaudition ou son mission. Lacte de langage identifiant est rflexif en un senstrs particulier, parce quil ne laisse subsister aucune paisseur entre lerflchi et le rflchissant. Sil fallait le nommer par opposition avec lactede langage perlocutoire, on devrait le qualifier dauto-locutoire. Mais il y aaussi un autre point de vue considrer, qui justifie lanalogie et lerapprochement entre les actes de langage perlocutoire et auto-locutoire. Lactede langage perlocutoire ne dit pas quelque chose, il ne dcrit rien, il nedsigne aucun objet (contrairement un acte locutoire) ; il se contentedaltrer nos dispositions, en nous enjoignant de faire, de transformer, debouger. Lacte auto-locutoire ne dit, ne dcrit, ni ne dsigne rien non plus ; iltend aussi rorganiser nos dispositions et nous enjoindre en quelquemanire. Simplement, au lieu de nous enjoindre de faire, il nous enjoint de d-faire ; de dfaire la reprsentation didalit qui nous fascine et nous entranehors de nous. Au lieu de nous inviter agir, lacte auto-locutoire nous invite tre et raliser cet tre qui lui est contemporain. En nous rendant infinimentvoisins du cur de ce que nous vivons pendant quil est profr, lacte delangage auto-locutoire nous change ; et il nous change de la manire la pluscomplte qui soit puisquil nous fait concider avec la racine unique de nospuissances de voir, de comprendre, de dcider, nous librant par l de toutenfermement dans une vision, une comprhension, ou une dcisionparticulires.

    Comment sy prend-il pour cela ? Lacte de langage auto-locutoire utiliseplusieurs procds, ruses, et tactiques de contournement, destins surcompenser le pouvoir darrachement soi que dtient la signification. Unefamille de procds raffins de cette sorte a t mise au point depuislongtemps dans la tradition Zen, en toute connaissance de sa capacit provoquer un choc dauto-concidence : il sagit des propositions ouhistoriettes nigmatiques connues sous le nom de koans . Chaque koansaisit lesprit en voie dviction de soi un point prcis, si possiblepersonnalis et unique, de son itinraire, afin de le repositionner l o il setrouve sans sen rendre compte. Mais, parmi tous les koans qui ont t

  • raconts et crits 16, on peut en distinguer deux grandes classes, qui quivalent autant de mthodes dauto-locution.

    La premire classe de koans est faite de phrases trs brves, le plussouvent interrogatives, destines dsorienter lavance de celui qui lescoute en brisant son lan vers des finalits et des buts loigns. Ces koanssont capables dempcher la langue mise en uvre de servir de catapulteextravertissante, laissant ainsi les attentes de leurs auditeurs compltementtales, dboussoles, resdimentes dans lattendre lui-mme. Des koansclbres comme jteins la lumire, o va-t-elle ? , lorsquil ny rien faire, que faites-vous ? , quel bruit fait le claquement dune seule main ? ,attirent volontairement la vise intentionnelle sur une fausse piste : la lumirecomme chose , le faire comme processus constant, le bruit presque djentendu avant quil ne slve. Puis ils mettent en pices cette visemalicieusement suscite, en la prcipitant contre un mur : la lumire ne vanulle part, le faire savre sans objet, la percussion qui provoque le son narien pour se produire. Ici, lauditeur est dabord invit svader de sacondition actuelle par lintention et par la signification, pour mieux seconfronter ensuite linanit de lchappe vers un point de miremanifestement absurde. Durant un bref instant, il est alors prt lauto-ralisation ; il est disponible pour un enseignement feutr qui invite lapercevoir et la cultiver comme telle. Un koan comme Je regarde le miroir,le miroir me regarde peut aider cette dernire tape en nouant troitementla dsorientation, le sentiment dtranget (dtrangret du reflet corporel), etle mouvement rflexif 17.

    La seconde classe de koans tend provoquer directement chezlinterlocuteur un ressaut, un contrecoup, un bond en arrire, des retrouvaillesavec une mitoyennet perdue, sans sattarder sur la phase initiale dgarement.Un exemple lmentaire dacte de langage provoquant lembarderflchissante est offert par ce modeste dialogue :

    Quest-ce quune question ? Prcisment cela ! La rplique prcisment cela ! ne rpond pas la question en offrant

    un aliment apte satisfaire la tension du demandeur vers quelque chose que sa

  • parole interrogative nenferme pas, mais simplement en repliant son attentionsur les mots quil vient de prononcer, et peut-tre, mieux encore, vers lactedinterroger quil vient de vivre. Elle a un effet immdiatement auto-locutoire.Mais une telle illustration semble encore trs plate. Elle est loin dpuisertoutes les potentialits de la stratgie de dclenchement dun ressaut, quiconsiste ramener lattention non seulement du thme discursif vers lacte dediscourir, mais plus profondment de lentendu vers lentendant du discours,par la vive lacune dun refus apparent de rpondre. Le dialogue Zen suivantest dj plus riche cet gard :

    Disciple : Matre, quel son met le vide ? Matre : Quel son met le vide ? Disciple : Mais, matre, je nai pas la rponse, sans cela je ne

    taurais pas interrog ! Matre : silence.Ne sattardant pas sur lespiglerie qui le pousse peut-tre confronter

    son matre un koan du premier type, le disciple attend ici une rponse ,cest--dire un fait absent dsign par une parole prsente. Il espre recevoirune rplique du genre : le son que fait le vide est , ou plusvraisemblablement le vide nmet aucun son . la place de cela, ilnentend quun cho de sa propre demande, et pense quil sagit dune fin denon-recevoir. Or, lcho se veut rponse, et cest ce que cherche faireentendre le grave silence qui le suit. Lcho montre dabord le son envisagsans le signifier comme tel. Il rapatrie lesprit exil du disciple dans ce quily a, savoir le son mme de la question rpte, au lieu de le laisservagabonder vers la promesse dune rplique plausible. Il apaise lasignification pour faire ressortir le signifiant. Mais, au-del de cet usageminimal, semblable celui de lexemple lmentaire, il est sous-entendu quele son mis titre de repartie est celui que restitue lesprit vide du matretravers par la question, la manire dune grotte marine qui accueillerait lesvagues de louragan et les retransmettrait intactes sans se laisser branler parelles. Ce quexhibe alors lcho, ce nest pas seulement le son requis, cestaussi le vide accueillant, louverture ce qui vient, que le disciple na plusqu reconnatre en lui-mme ce moment o il est presque tangible.

    Un autre procd dauto-locution parmi ceux de la seconde classe, qui

  • provoquent le ressaut, nous est plus familier. Cest celui quon peut nommer le constat de contradiction existentielle . Pour mieux faire ressortir ce questcette forme de contradiction, je rappellerai dabord limportancephilosophique dun constat voisin, celui de la contradiction performative .La contradiction performative est au premier degr une contradiction entre cequun sujet dclare faire et ce quil fait effectivement. Cest le cas sil prtendmarcher tout en restant assis, ou sil affirme quaucune proposition nest vraietout en prtendant implicitement, du fait mme de son affirmation, la vrit.Karl-Otto Apel fait de labsence dune telle contradiction le critre permettantdidentifier les prsuppositions ultimes, indiscutes, transcendantales, dudiscours : la prsupposition transcendantale, crit-il, est ce que lon ne peutpas contester sans contradiction performative 18 . Ainsi, je ne peux pasargumenter contre la validit des arguments en gnral sans contradictionperformative, do il sensuit que la possibilit de largumentation et de savalidit compte parmi les prsuppositions transcendantales du discours. Paranalogie, la contradiction existentielle est une contradiction entre ce que lesujet dclare tre (ou ne pas tre) et ce quil sait tre de manire vidente, parconcidence de lui lui dans le geste mme de dclarer ou de savoir.Larchtype en a t offert par Descartes, au moyen de son clbre argumentdu cogito. Un tel argument est transcendantal en un sens presque identique celui dApel, puisquil infre la proposition Je suis de limpossibilit depenser son contraire sans contradiction existentielle. Mais par-dellinfrence 19, cet argument recouvre en fait une performance 20 , unerflexion agissante, ou mieux encore un vcu non conventionnel ayant valeurauto-ralisante. Quelques-uns des verbes et des prpositions quemploieDescartes appuient cette lecture performative du cogito : Je pris garde que,pendant que je voulais ainsi penser que tout tait faux, il fallait ncessairementque moi qui le pensais fusse quelque chose 21. Je pris garde estlannonce dune exprience, dun saisissement, plutt que dun simple rapportdinfrence. Pendant que je voulais ainsi penser signale la simultanitconfondante de lacte de mise en doute exhaustive, et du constat vcu que lepouvoir de cet acte sarrte prcisment l o se tient lacteur. Cettesimultanit est dailleurs rendue manifeste par Descartes dans une versionparticulire, intentionnellement tlescope, du raisonnement du cogito : non

  • plus je pense, donc je suis, qui semble encore laisser persister un carttemporel entre le doute, le constat que douter revient penser, et la conclusionque tire le penseur de sa propre existence ; mais dun seul souffle : cest unechose qui de soi est si simple et si naturelle infrer, quon est, de ce quondoute 22. La pense dubitative entre si instantanment en collision avec elle-mme dans lacte de la penser, quelle entrane une impression de sidrationet une volte-face vers sa propre prsence. Plus encore que simple et naturelle , la ralisation du je suis y est imprieuse et invitable. Cesten cela que largument du cogito opre comme un acte de langage auto-locutoire : il tire profit de leffort de dngation pour ramener sans dlai celuiqui laccomplit au cur de ce quil lui faut tre pour laccomplir ; il fait faire son auditeur lpreuve de lintransgressabilit de lprouver. Une telleexprience en retour est parmi les plus denses quon puisse avoir. Senourrissant de la tentative de justifier son contraire, la certitude prouvesurpasse chacune des justifications qui pourraient en tre offertes. Toutetentative den sortir par le doute y renvoyant de manire spculaire 23, elle nesoppose rien dautre. Le fruit de lauto-locution pourrait cause de celatre qualifi de vrit absolue, si le simple fait de lui trouver une formulationverbale ne suffisait larracher lactualit piphanique o rside sa seule etindniable garantie. Ds que lon a consenti nommer lvidence du cogito,il est dj trop tard pour en capturer la plnitude inconditionne 24. Sa vritsilencieuse satomise alors dans les quivoques doctrinales de lamtaphysique ; elle devient un objet de dbat et un motif de schisme.

    Labsoluit de la ralisation instantane induite par lacte de langage auto-locutoire est tellement criante quon a pu se demander sil ntait pasrducteur de la qualifier seulement dexprience de quelque chose (comme sicela entrait en contraste avec la chose dont il y a exprience 25). Cestpourquoi Nishida Kitar 26, fondateur de lcole de Kyto, considre que ladmarche de Descartes conduisant du doute hyperbolique la certitudeinbranlable du cogito a un sens ontologique plutt qupistmologique 27.Selon lui, par-del la connaissance dun fait par le sujet (sa propre existence),ce quoi conduit le performatif cartsien est rien de moins que lauto-rvlation de ltre. Le philosophe japonais rejoint ici lantcdent

  • parmnidien de largument de Descartes, suivant lequel la pense estsimultanment affirmation dtre, puisquen se rflchissant celle-ci ne peutmanquer dapercevoir quelle est 28. Par-del ce constat, Nishida offre aussiune justification prcieuse de sa version pr-gotique et ontologique delargument du cogito. Ce quil y a vraiment, ce qui est en-de des figurationsthoriques ou des structures nomatiques et les prconditionne, ce quiprexiste aux oppositions conceptuelles ou nominales et leur donne naissance,note Nishida, doit avoir pour marque distinctive d inclure lauto-ngation 29 . Or, cest prcisment dans une association synergique dauto-ngation et dauto-affirmation qumerge la certitude du cogito, et cest doncpar cette dernire que se manifeste ltre lui-mme.

    Mais, au fait, quest-ce qui justifie la thse prliminaire selon laquelleltre se caractrise obligatoirement par linclusion de lauto-ngation ? Onpeut le comprendre sous deux angles au moins ; un angle faible et un anglefort.

    Sous langle faible, on sait que les actes de discrimination, gnrateursdun champ de dterminations signifiantes selon le paradigme structuraliste,impliquent autant de ngations 30. Attribuer un prdicat quelque choseeffectue une partition du continuum des caractrisations possibles, et dnieainsi ce quelque chose tout ce que ne recouvre pas le prdicat choisi. Leseul moyen de reconnatre lillimitation de ce quil y a consiste donc luipermettre dintgrer en lui-mme le prdicat complmentaire qui, dans unepremire approximation dfinitionnelle, apparat le nier.

    Cependant, il sagit l encore dune vision extrieure, tacitementobjectivante, et donc invitablement tronque, de ltre. Ce quil y a vraimentne saurait se borner quelque chose de reprsent, de projet en avant, desusceptible de prdication ; son illimit ne peut pas tre restreint couvrir ledomaine entier de la reprsentation et de la prdication. Car dans cette optionmme se lit irrsistiblement une nouvelle dtermination, et donc une nouvellengation : cela et non pas soi ; l-devant et non pas ici ; le reprsent et nonpas le reprsentant ; le prdicable plutt que le prdicant non prdicable ;lillimit paradoxalement limit ne couvrir que lenclos de la figuration, enexcluant le figurant. Si cette dernire modalit de ngation se voit moins, cestquelle est universelle. Elle est constitutive du fait mme dexister, et par

  • extrapolation elle est aussi inhrente au simple fait de signifier. Ex-sister 31,au sens heideggerien ou sartrien, cest tymologiquement sextraire de larrt,du sur-place, de la position actuelle, cest sortir du reposer en soi etsextravertir dans un projet assign soi, cest sextravaser du fait dtre pourpoursuivre un objet ; cest donc se nier soi-mme en tant que prsent au profitdune activit tourne vers des buts poss en un l-bas venir. Signifier faitricocher la pulsion dexister, en chassant lattention non seulement delactualit pure vers cela qui est dpos devant, mais encore de cette tracedencre visible juste en face, vers son rfrent encore plus lointain et peut-treabsent. La signification, pourrait-on dire, redouble lalination de lexistence,le devenir-autre quelle suscite. Signifier revient se nier une seconde fois,en laissant le signifiant immdiat dans linaperu au profit dun signifi mdipar lui. Cest seulement en revenant en amont de ces deux ngations que nousallons pouvoir envisager la thse de Nishida sous son angle fort.

    Reconsidrons dans cette perspective les deux premires Mditations deDescartes. Leur tape initiale fait fond sur une auto-ngation en cascade quipart de lexister et se prolonge dans le signifier. Les choses, la feuille depapier sur laquelle la plume doie tenue par Descartes trace des graphmes, lefeu qui crpite, sa main, son corps 32, tout cela est le terme dune viseintentionnelle et dune dnomination. Le connaissant, dabord extrait ducontinuum vcu par un processus de polarisation dans leffort de cette vise,en vient soublier lui-mme, se nier, travers lattention exclusive quilprte son objet connu et nomm. Mais peu aprs, presque dans la foule decette double ngation que chacun dentre nous accomplit de manireirrflchie, Descartes surimpose une nouvelle ngation : la ngationhypothtique des objets poss, de leur tre propre. Ces objets viss, aussibien que les prdicats que nous leur attribuons, pourraient ne pas tre, etpourtant apparatre comme sils taient. Limpulsion initiale de chercher unechappatoire dans ce qui se donne en vis--vis, la force mme de lexisterrelaye par le signifier, se dcouvrent alors brises, affaiblies, droutes. Langation de la double ngation, la ngation sceptique de la ngationsmantico-existentielle, dbouche sur une affirmation qui ne se sait pas encorecomme telle et na donc pas encore commis lerreur de se qualifier : celle

  • dun prsent de dsorientation, dun vcu rehauss par la suspension de sespropres perspectives. Si lon pouvait se tenir sur ce plateau dsertique duneexistence se redcouvrant elle-mme la faveur de ladirectionnalit de soneffort dcontenanc, la vrit silencieuse dont il a t question prcdemmentserait consomme. Mais cest rarement le cas. Une dernire tape reste franchir pour que lauto-affirmation devienne impossible ignorer, et pourviter que linquitude de lultime ngation dubitative ne retrouve trop viteune issue alinante dans la course vers des choses perues ou signifies. Cettetape, nous le savons, consiste ne pas reculer devant le vertige dudpaysement, mais au contraire lamplifier, sy livrer, tendre langation sceptique jusquau ngateur, et provoquer par l une sorte decommotion rsultant du choc de laffirmer et du nier. Laffirmer sauto-rvlepar un impossible contraste avec ce nier qui ne peut pas latteindre ; carlaffirmer se reconnat dans lacte mme de la ngation. Ce quil y a nest plusexil de soi par la distension smantico-existentielle, sans pour autant treretomb dans la masse obtuse davant cette distension ; Nishida crit queltre est alors veill soi 33 .

    Faisons prsent tomber de plusieurs degrs la temprature de lexigencede pense, en revenant au fonctionnement locutoire standard de la langue et son paradigme structuraliste. Il reste vrai que nous nommons la conscience,lexprience vcue, malgr toutes les bonnes raisons que nous avons de ne pasforger de signe pour elle, et malgr nos penchants la ngliger dans ledsquilibre de lex-sistence. Nous la signifions et cherchons lopposer cequi nest pas elle, tandis que nous rservons lauto-locution des situations-limites de la qute de vrit. Mme si lentente ce propos reste vacillante etrelve plus de lincertaine complicit prouve que de la comprhension parpleine fixation de sens, elle est loin dtre absente. Je naurais dailleursmme pas pu crire quelque chose sur lexprience consciente dslintroduction de ce livre si je navais pas su pouvoir compter sur votreconnivence. En labsence de rfrent et de dfinition digne de ce nom(chapitre II), cette connivence offre lambiance adquate pour laborer undiscours sur la conscience deux niveaux. Au premier niveau, celui desaccidents de la vie courante et de la pratique clinique, on discute sansgarantie, mais sans obstacle majeur, sur le point de savoir si telle personne est

  • consciente. Au second niveau, celui de la pense conceptuelle, on construitdes thories mtaphysiques ou scientifiques de la conscience qui ont au moinslavantage doffrir un terrain de mise lpreuve de la terminologie envigueur par la multiplication des contextes dusage des mots qui la composent.Le procd pour parvenir un lexique communment accept, on la vu,consiste utiliser des contrastes partiels ou drivs (faute de contraste total etdirect) : le contraste entre notre tat prsent de vigilance et un tat lthargiquesitu dans le pass, entre le comportement actif de quelquun et son inertiecorporelle, et par extension entre une configuration neurophysiologiquedynamique et un tat neurophysiologique altr.

    Considrons le premier genre de contraste partiel, celui dont chacundentre nous est familier pour soi-mme. Je sais que je suis conscient pluttque non conscient, vous savez que vous tes conscients plutt que nonconscients. Comment en acqurons-nous un savoir spcifique, commentpouvons-nous laffirmer plutt que le nier, quel genre dopposition mettons-nous en uvre pour cela ? Navons-nous pas cru comprendre (dans le sillagede la thse no-raliste ou externaliste) quil est impossible dapprhenderque ce qui se prsente est saisi dans une exprience consciente, de mmequil serait impossible de savoir que le champ visuel est vu par un il si onne disposait pas de miroirs pour le mettre en vidence 34 ? Justement,reprenons cet exemple wittgensteinien. Contrairement ce qui vient dtresuggr, il y a une manire alternative, non spculaire, oblique, et audemeurant banale, de sapercevoir que le champ visuel est vu par un il :cest de mettre les mains devant ses yeux et davoir alors lexprience de lanon-vision, juste aprs lexprience de la vision. Le raisonnementexprimental qui sensuit est imparable : lorsque le parcours entre lil et leschoses est bloqu, les choses deviennent invisibles, tandis que lorsque ceparcours est libre, les choses sont visibles ; le globe palp sous les paupiresest donc lorgane du visible, et la vision suppose de ne pas faire obstacle son rapport avec les choses. cela sajoute quun indice interne au champvisuel renvoie obliquement quelque chose comme un il voyant : cest sastructuration perspective, faite de lignes convergeant vers un point de fuite,dont la seule explication plausible est le caractre localis de lorigine duvoir. Ces mthodes sappliquent-elles lexprience ? La seconde mthode

  • prend un tour abyssal lorsquelle est extrapole du voir en particulier lprouver en gnral. Elle demande de sapercevoir du caractre situ de cequi se prsente, et de son sens inhrent de la finitude 35, permettant que le l de la situation se rvle en tant quexprience. La premire mthode,quant elle, serait plus aisment transposable si un geste analogue celui dese couvrir les yeux, par exemple le geste de sendormir profondment,occasionnait lexprience dabsence de conscience plutt que la simpleabsence dexprience. Lexistence dune telle exprience-dabsence-de-conscience, apparemment paradoxale, se trouve rarement affirme dans notresphre culturelle. Elle lest pourtant assez couramment en Inde, probablementsur la base dune pratique intensive du yoga, prolonge dans les diversesphases du sommeil 36. akara, le fondateur de ladvaita vednta ( savoirultime non dualiste ) sen prvaut ainsi sans hsitation dans un dialoguephilosophique : Ce pouvoir de perception qui, dans le sommeil profond, tepermet de constater il ny a rien voir ici ne fait quun avec ta propreessence consciente 37. Mais supposons mme quau lieu dune expriencedabsence, on ne considre rien de plus quune absence dexprience. Aprstout, on peut attester indirectement dans lexprience actuelle une telleabsence passe dexprience, en faisant ressortir les lacunes du rcit auto-biographique sur fond dun compte rendu collectivement agr de ce qui estarriv. Il devient alors lgitime daffirmer que ce qui apparat est objetdexprience, sur la base dun contraste entre ce qui se passe actuellement etles moments o le monde (tel quattest par les autres) persistait sansquaucune prsence nait t atteste par soi.

    Une autre circonstance, encore plus courante, autorise ltablissementraisonn de contrastes fragmentaires : non pas celui entre la prsence etlabsence dexprience, mais entre la totalit de cette exprience et certainesrgions de focalisation attentionnelle. Il arrive souvent quon ne fasse pasattention un secteur accessible de lapparatre, et quon se rende compte decette lacune aprs coup. Cest le cas par exemple lorsquon traverse un parcen tant si perdu dans ses penses quon ne prend pas garde aux parterres defleurs pourtant placs dans le champ visuel, et quon saperoit ensuite en yrepensant quon na rien vu des plantations. Ici encore, la question peut se

  • poser de savoir si on na vritablement eu aucune exprience des parterres defleurs, ou bien plutt si on a eu une forme dexprience lmentaire etappauvrie qui laisse un signe dabsence et qui peut mme ventuellement treravive par des mthodes appropries (hypnose, entretien dtaill). Nousapprofondirons ce point au chapitre II propos dune rflexion importante deDescartes sur la conscience des animaux. Mais cela importe assez peu pournotre enqute structuraliste, car il suffit dans ce cas de pouvoir tablir uncontraste entre lacte prsent de pleine exprience consciente et autre chose :forme fruste dexprience ou absence dexprience rtrospectivement infre.

    Laxe central du rseau des contrastes partiels et drivs qui permettent dedonner son sens courant aux mots conscience ou exprience consciente est toutefois constitu des signes objectifs, en troisime personne, devigilance. Typiquement, nous considrons comme consciente une personne quisemble active, et plus finement une personne qui rpond nos sollicitationspar des gestes et des paroles. linverse nous considrons comme nonconsciente une personne inerte, couche, aux paupires habituellementbaisses, et qui ne rpond pas nos sollicitations. Lchelle clinique des tatsde coma la plus courante, dite chelle de Glasgow 38, affine ces critres, sansles mettre en cause. Elle sappuie sur une gradation quantitative descirconstances douverture des yeux, de la qualit de la rponse verbale face diverses demandes, et de la coordination des ractions motrices dessollicitations plus ou moins spcifiques.

    Il faut cependant souligner que de tels signes extrieurs sont ambigus.Nous y reviendrons propos de divers tats neurologiques altrs, maisretenons ds maintenant que labsence de rponse nest pas la preuve duneabsence de conscience (il suffit de penser au locked-in syndrome et des casde conscience maintenue malgr lanesthsie gnrale 39). linverse, unerponse coordonne ne prouve pas formellement la conscience normale (cestle cas dans le somnambulisme, ou plus partiellement dans le blindsight ou vision aveugle , et ce serait massivement le cas dans la situationhypothtique des zombies ). En pratique, malgr toutes sortesdexplorations fonctionnelles neurophysiologiques qui prtendent prendre saplace mais nacquirent leur autorit quen la drivant de lui, lultime critreutilis pour la prsence ou labsence de conscience est celui dun rapport

  • verbal a posteriori des vnements expriments pendant la priode de non-rponse (ou de rponse altre). Labsence de raction un moment donnpeut tre rtrospectivement associe la conscience au nom dun rapportverbal tmoignant dune exprience de ce moment-l ; et une rponsecoordonne peut tre rtrospectivement associe labsence probable deconscience sil ny a pas moyen dobtenir un rapport verbal sur lesmotivations et les expriences associes cette rponse passe. L encore, ilfaudra valuer ce critre, le soumettre la critique, prendre la mesure du biaismthodologique quil impose, mais pour linstant notre seule proccupationest den tirer les consquences pour le sens des termes conscience et exprience consciente 40.

    La consquence principale qui dcoule de ltat des lieux rapide peineeffectu est que le sens ordinaire du mot conscience est labor lintersection de deux ordres de contrastes partiels au sein de lexprienceprsente : contraste rflchi entre les priodes de prsence constate etdabsence reconstruite dans ma propre exprience, et contraste perceptibleentre les tats dinactivit silencieuse et dactivit accompagne de rapportverbal chez les autres tres humains. Dautres mapprennent (sauf en cas desomnambulisme) que jtais dans un tat dinactivit silencieuse durant mapriode reconstruite dabsence ; inversement (sauf en cas de locked-insyndrome) chacun de nous constate que notre priode actuelle de prsence estaussi celle o nous sommes ractifs et capables dtablir des rapportsverbaux ou gestuels. Cest sur cette sorte de conjonction des critres enpremire et en troisime personne que sappuie notre capacit dapprendre, etdenseigner aux autres la signification minimale des mots conscience et exprience consciente . Ainsi ces mots sont-ils utilisables, alors mmequils ne dsignent pas quelque chose que lon puisse distinguer dautrechose, et encore moins une chose spare du dsignant.

    Il sagit l dun cas limite de la procdure dapprentissage et de donationde sens aux mots dsignant des tats de conscience, telle que la dcriteWittgenstein. Nous apprenons lenfant, crit-il, employer lexpressionjai mal aux dents en lieu et place de ses gmissements 41. Si nous pouvonsle faire de manire rgle et intersubjectivement reconnaissable, cest la

  • suite dun croisement mutuel des comportements visibles et de certainesexpriences vcues qui lui sont corrles. Il est vrai qu premire vue, leprocd de Wittgenstein est bas sur le seul comportement (le gmissement).Cela le conduit prter le flanc laccusation dtre behavioriste, dont il sedfend par avance : Ai-je donn la dfinition le mal aux dents est tel ou telcomportement ? Manifestement, voil qui contredit totalement lusage normaldu mot 42 ! Au-del de cette simple dngation, il y a bien quelque chose quipermet de mettre Wittgenstein formellement labri de limputation debehaviorisme. Cest son insistance sur la possibilit dutiliser lexpression mal aux dents et les comportements associs, tantt bon escient, tantt enjouant la comdie. Utiliser cette expression en jouant la comdie, cestgesticuler, gmir et grimacer sans avoir lexprience de la douleur. Pourautant, Wittgenstein se garde bien de dclarer que, par lexpression mal auxdents , je fais rfrence un certain type dexprience reproductible chezchacun dentre nous, et identique chez tous. Il nest pas question selon lui dedsigner une telle exprience, parce quil nest pas question de la montrer dudoigt ; pas question de comparer une exprience actuelle avec cette exprience plus tard pour sassurer de son identit ; pas question non plus decomparer mon exprience dun certain type avec la vtre pour attesterquelles sont semblables. Sans ostension, sans identit travers le temps, etsans similitude intersubjective, lacte de faire rfrence reste inoprant. Uneexprience est tout au plus considrer comme une atmosphre 43 ,justifiant lemploi dune expression dans un jeu de langage qui nest ni celuide la comdie ni celui du mensonge ; certainement pas comme le rfrent decette expression. Dun ct, confirme Wittgenstein, lexprience nestdcidment pas quelque chose que lon peut nommer, signifier,discriminer bon droit. Dun autre ct, pourtant, le langage de lexprienceest partageable, reconnaissable, enseignable.

    En somme, les expressions exprientielles manifestent encore plusclairement que dautres lquivalence qutablit Wittgenstein entre sens etusage : connatre le sens dune expression exprientielle comme mal auxdents , ou, plus largement, dune expression comme exprienceconsciente , ce nest rien dautre que savoir lutiliser bon escient dans un jeu dchange intersubjectif, et dinterconvertibilit des circonstances

  • vcues en premire personne avec les circonstances associes descriptiblesen troisime personne. Je qualifierai ce statut smantique que se voientattribuer les expressions exprientielles d intersubjectivementpragmatique , en le distinguant ainsi du statut indicativement pragmatique dautres termes sur lesquels laccord sobtient par la mdiation de la visecommune dun but objectiv. La diffrence principale entre ces deux classeslexicales est que les circonstances du bon usage des termes dexprience sonthors du contrle des locuteurs (elles sont simplement l), tandis quellespeuvent tre volontairement instaures par un dplacement du corps et ungeste ostensif pour les termes dobjets. Il rsulte de ce statut particulier unecertaine latitude, un degr de libert (et donc dopacit) accru de lasignification des termes dexprience : Comment sais-je que jai appris quelexpression mal de dents signifie ce que les autres voulaient me voirexprimer ? Je devrais dire que je crois que je lai appris 44 ! En ce quiconcerne lexpression globale exprience consciente , encore plus quelexpression locale mal aux dents , il se pourrait que je ne fasse que croireavoir appris ce que nous sommes tous censs entendre par l ; et qu causede cela je me confronte jour aprs jour des incomprhensions, dont le dbatsur la rductibilit ou lirrductibilit de lexprience consciente unprocessus physico-biologique est peut-tre lun des plus purs symptmes.Dans la mesure o les malentendus de ce dbat jouent sur des variantes,ambiguts et polysmies du mot conscience , un travail de dfinition aussiprcis que possible reste accomplir (pour peu que des obstacles de principene sy opposent pas).

  • QUESTION 2Peut-on dfinir la conscience ?

    Il y a en nous comme un principe dagilit et duniverselleinquitude qui permet notre esprit de ne jamais concideravec soi, de se rflchir sur lui-mme indfiniment.

    V. Janklvitch

    Aprs une entre en matire aussi circonspecte lgard du langage, offrirune dfinition de la conscience semble plus quun dfi : une contradictioninterne. D-finir requiert de dlimiter et dopposer. Or, dans le cas qui nousoccupe, les limites ne peuvent tre traces quau sein de ce quon voudrait yenfermer ; et les oppositions ne surgissent que de cela mme quon aimeraitopposer autre chose. Dlimiter le domaine de la conscience, opposer laconscience ce qui nest pas elle, sont aprs tout autant dactes deconscience.

    quelquun qui insisterait, qui soulignerait quaucun savoir de laconscience ne peut tre difi si lon ne peut pas dfinir son objet , et quisobstinerait donc demander ce que lon peut bien entendre par le motconscience, il conviendrait dabord de rpliquer sereinement : Qui posecette question ? Car seul le rflchissement de linterrogation vers saprovenance a une chance, non pas certes de satisfaire lexigence dudemandeur, mais de le remettre en prsence du thme entier de sa requte.

    Une telle question sur la question semble absurde, il est vrai. Le qui de qui pose la question de la dfinition de la conscience ? apparat trop

  • bien identifi pour quon sen proccupe : il sagit de la personne dont la voixinterroge. Cest moi ! peut navement rpondre le demandeur de dfinition celui qui la refuse en lui tendant, par sa question rebours, un miroir intime.Cest cependant cette trivialit mme qui rend la question efficace en tantquacte de langage auto-locutoire. Car la rponse immdiate qui vient dtresuggre est dcevante dans son vidence, si platement vidente quelle nesaurait remplir toute lampleur de lattente creuse par la question Qui ? .Le demandeur sen aperoit vite et, aprs avoir agit la question dans tous lessens pour en saisir la porte, il ne peut viter de se laisser glisser sans freinvers larrire, en direction de ce que Cassirer appelle avec tant dacuit lebut auquel toute la connaissance tourne le dos 1. Qui ? a pour vertu delaspirer dans ce but qui est simultanment origine. Il est alors commesdiment en cet ici partir duquel germe lespace, redpos l do il nesouvenait pas tre parti, clair par un jour qui ne se reconnat plus dans lenom conscience ni dans quelque autre phonme, tant son actualit sansreste laisse bouche ouverte. la question quelle est la dfinition de laconscience ? , cest la conscience (sa conscience, votre conscience) qui arpondu ; et elle a rpondu par le seul idiome quelle connaisse : le langageinarticul de la pure manifestation.

    Il y a pourtant moyen, non pas certes de fournir une dfinition intensivesatisfaisante de la conscience, mais de dbroussailler un peu lcheveaudusages attach ce mot. Lacte lmentaire danalyse pragmatique dun telsigne peut suffire mettre au jour la principale raison voque desdivergences qui apparaissent dans la science et la philosophie de laconscience : le fait que, par conscience , les protagonistes du dbatentendent des choses bien diffrentes ; ou plus exactement le fait quenprononant le mot conscience , ils stabilisent leur attention diversestapes du chemin qui les reconduit en leur propre source. Malgr sesinsuffisances videntes, une premire bauche de distinction smantique basesur une division de ce chemin va nous guider. Elle sera ensuite raffine parrfrence son histoire philosophique, puis surtout en sappuyant sur lesdveloppements rcents quelle a connus dans les sciences cognitives.

    En mettant part le cas de la conscience morale dont il sera peinequestion, la conscience peut tre entendue (au moins) de trois manires :

  • 1) comme pure exprience (on lappelle aussi conscience primaire ou conscience phnomnale en philosophie analytique de lesprit) ;2) comme exprience en retour de lexprience, ou plus pragmatiquementcomme savoir quelle exprience il y a (on lappellera consciencerflexive ) ;3) comme apprhension de soi-mme en tant que sujet durable de ses acteset centre de perspective de sa propre exprience (on lappellera conscience de soi ).