Kierkegaard Lecteur de Pascal

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    Andr Clair

    Kierkegaard lecteur de PascalIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 78, N40, 1980. pp. 507-532.

    Abstract

    The purpose is to investigate the affinities and the differences between Pascal and Kierkegaard. The latter read some works of

    Pascal on and after 1846. His valuation is especially approving, but also involves some reservations and censures. In order to

    specify the meaning of this relation, a confrontation between the two works is to be effected, by making clear some elements of

    their thoughts. The nodal point is the reading of the Bible : for Pascal, there is a figured relation, while for Kierkegaard, that is a

    paradoxal relation.

    Rsum

    L'auteur se propose d'examiner les affinits et les diffrences de pense entre Pascal et Kierkegaard. Celui-ci a lu Pascal partir

    de 1846. Son jugement est fondamentalement approbateur, mais comporte aussi des rserves et des critiques. C'est en vue de

    prciser la signification de ce rapport qu'il faut effectuer une confrontation entre les deux uvres en explicitant quelques

    principes de leurs problmatiques. Le point nodal se trouve dans la lecture de la Bible : l o Pascal voit une relation de figure

    ralit, Kierkegaard comprend une relation de paradoxe.

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    Clair Andr. Kierkegaard lecteur de Pascal. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 78, N40, 1980. pp.

    507-532.

    doi : 10.3406/phlou.1980.6107

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1980_num_78_40_6107

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_phlou_246http://dx.doi.org/10.3406/phlou.1980.6107http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1980_num_78_40_6107http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1980_num_78_40_6107http://dx.doi.org/10.3406/phlou.1980.6107http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_phlou_246
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    Le rapport que Kierkegaard noua avec Pascal fut celui d'un penseursingulier un autre penseur singulier. Une rencontre aussi remarquabletient naturellement en veil l'attention du lecteur enqute du singulier et l'coute de chacune de ces deux voix. Leur vidente proximit feramieux saisir leur distance et leur unicit. On admet habituellement (etparfois bien rapidement) que Pascal serait le vritable anctre ou le grandprdcesseur de Kierkegaard, ou que celui-ci aurait repris et rinventPascal dans d'autres conditions de temps et de lieux. Or, cet gard, unelecture de Kierkegaard rserve quelques surprises. Le penseur danois serfre certes de nombreux endroits Pascal. Pourtant, dans l'uvrepublie par l'auteur lui-mme, on ne rencontre, semble-t-il, qu'unerfrence explicite, et encore est-elle de provenance indirecte. C'est alorsvers les textes quotidiens des Papirer qu'il faut se tourner. En effet, partir de 1846, les annotations et rflexions concernant Pascal y sontassez nombreuses (et d'ailleurs quelquefois rptitives). Si, comme propos de plusieurs auteurs, l'attitude de Kierkegaard est conjointementsympathique et antipathique, ici la sympathie l'emporte nettement; etpourtant l'approbation et l'loge ne vont pas sans quelque rserve nicritique. En vrit, la confrontation des deux rflexions reste effectuer, partir des prcieuses indications de Kierkegaard d'abord, mais aussi aumoyen d'une mise en perspective des mthodes. Dans ce dbat entre larecherche apologtique de Pascal et la rflexion kierkegaardienne sur ledevenir chrtien, l'originalit de chaque pense a toute chance de setrouver accentue. A cet effet, il importe en premier lieu de procder une tude des divers textes o Kierkegaard fait rfrence Pascal etd'expliciter les significations de la lecture qu'il en effectue. Il conviendraensuite de rapporter cette lecture elle-mme chacune des deux uvresen vue de mettre en lumire le caractre spcifique de chaque formed'interrogation.

    IC'est dans Coupable? -Non-coupable? (3e partie des Stades sur le

    Chemin de la Vie) que l'on trouve la seule rfrence Pascal dans l'uvre

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    508 Andr Clairpublie. Encore ce rapport n'est-il qu'indirect puisqu'il est effectu parl'intermdiaire de Feuerbach; il est nanmoins trs significatif. Qu'il ensoit bien ainsi pour la souffrance, vue du point de vue religieux, je le saisdu fait que je puis invoquer conjointement deux auteurs qui disent lamme chose. Feuerbach, qui professe le principe de la sant, dit quel'existence religieuse (surtout l'existence chrtienne) est une histoirecontinuelle de souffrance; il nous prie de considrer simplement la vie dePascal; et cela lui suffit. Pascal dit exactement la mme chose: lasouffrance est l'tat naturel du chrtien (comme la sant est celui del'homme charnel); il fut un chrtien et parla d'aprs son expriencechrtienne1.Ce passage de Coupable?- Non-coupable? est un lment de larflexion de Frater Taciturnus, l'auteur pseudonyme. Celui-ci, dans saLettre au lecteur, en s'interrogeant sur l'exprience douloureuse dujeune homme (amour malheureux), se propose d'expliciter le sens del'existence religieuse par diffrenciation avec les autres formesd'existence, notamment esthtique. Le jeune homme, repli sur lui-mme,vit la frontire du religieux-chrtien, mais n'y accde pas vritablement;sa vie est oriente vers le religieux. Il n'est donc pas un modle dureligieux; ou plutt, s'il l'est bien, c'est simplement en tant que sadmarche fait voir exemplairement la difficult de vivre religieusement.Or, un modle accompli est ici propos, et c'est Pascal. Coupable?-Non-coupable? porte en sous-titre: Une histoire de la souffrance. C'estexactement cette qualification qui est applique la vie de Pascal, commevie d'un chrtien exemplaire. Une apprciation aussi logieuse est assezexceptionnelle pour tre releve. On notera encore que la rfrence nerenvoie pas directement un texte de Pascal, mais l'un de ses proposrapport par sa sur Gilberte. La maladie est l'tat naturel deschrtiens, parce qu'on est par l comme on devrait tre toujours, c'est--dire dans les souffrances, dans les maux, dans la privation de tous lesbiens et les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions, sans ambition,sans avarice, et dans l'attente continuelle de la mort2. Ce qui importe

    1 SV VI 483; OC 1X423; tapes... (dit. Gallimard; trad. Prior et Guignot), p. 370-1 . Nos rfrences renvoient la 2e dition danoise des Samlede Vaerker. Les traductionscites (et parfois retouches) sont celles de P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet -Tisseau{uvres Compltes, dit. de l'Orante).2 La Vie de Monsieur Pascal, p. 32a-b. Nous citons les textes d'aprs l'dition desuvres Compltes de Pascal (Le Seuil, coll. L'Intgrale). Pour les Penses, nousdonnerons simplement la numrotation de La fuma.

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 509alors Kierkegaard, c'est la vie mme de Pascal, ou plus exactement sapense en tant queformulation adquate de sa vie. L'homme Pascal a t unvrai tmoin du christianisme, dont il a aussi parfaitement exprim lasignification.Toutes les autres rflexions se trouvent dans les Papirer o lesnotations insistent galement sur le caractre exemplaire de la vie dePascal. Notamment, Kierkegaard fait tat d'un vnement, d'ailleurs malconnu: l'accident du pont de Neuilly. Reprenant une certaine traditionqui a vu dans cet accident un lment dcisif de la seconde conversion,Kierkegaard compare la vie de Pascal celles de Paul et de Luther. C'estdans un fragment sur le service de l'absolu. Tous ceux qui ont servil'absolu, ceux-l ont tous d'abord reu cette pression qui pour ainsi direles crasait sans pourtant les tuer, cette pression qui en retour les levaitinfiniment, mais sous laquelle demeurait cependant toute leur vie et grce laquelle leur vie fut ce qu'elle fut. Ainsi Paul, lorsqu'il fut jet par terre,ainsi Luther lorsque la foudre abattit et tua son compagnon, ainsi Pascallorsque les chevaux se prcipitrent, etc. Cette pression est comme uncoup de soleil direct sur le cerveau. C'est l'infini concentr intensment enune pression unique et un instant unique3. Pascal est ainsi reconnu aurang le plus lev et compte parmi les individus singuliers dont la vie a tmise part au moyen d'vnements extraordinaires qui sont comme lesigne de l'exception. De la sorte, aussi inadquates que soient lesmanifestations extrieures d'une vie pour signifier la nature de l'existencecomme intriorit, elles sont cependant comprises comme un signe decette vie intrieure et d'abord comme un lment de dclenchement d'unenouvelle forme d'existence ou comme une marque d'lection.Kierkegaard prcise d'ailleurs aussitt par diffrence le sens de cettelection comme mise l'cart de la vie commune: c'est la vie en unionquasi immdiate avec l'absolu. Nous autres hommes, nous ne pouvonspas supporter de venir aussi prs de l'absolu; c'est pourquoi nousl'loignons toujours quelque peu de nous, comme l'on se couvre la ttepour se prserver de l'insolation. Aussi notre rapport l'absolu demeure-t-il seulement un rapport de rflexion ou dans la rflexion.Ce caractre de modle est encore attest, indirectement, par lamanire dont la modernit se rapporte Pascal. L'poque actuelle portesur lu i un regard objectif d'utilisateur et de consommateur; elle se

    3 Pap X 5 A 17, p. 19; Journal {dit. Gallimard; trad. Ferlov et Gateau), t. IV, p. 379.Cf. aussi Pap VII 2 B 257, 9. Pour l'accident de Pascal, voir l'dition des uvres Compltespar J. Mesnard (Bibliothque Europenne, Descle De Brouwer), t. I, p. 883-885.

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    510 Andr Clairl'approprie et par l le dnature. Par antithse, Pascal fait ainsi plusvivement ressortir la ngativit ou la maladie de la modernit, commepoque qui digre, assimile et ainsi rduit tous ses opposs. Il signifieexemplairement le combat de l'individu contre la masse ou la gnralitsociale, l'affirmation de l'exception face au systme (social et intellectuel), a revendication de l'existence singulire contre la rductionhistorico-mondiale. Dans un fragment consacr spcifiquement Pascal,Kierkegaard s'exprime en ces termes. Qui, l'poque moderne, a tutilis comme Pascal par les pasteurs et les professeurs! On prend sesPenses mais le fait que Pascal fut un ascte, vcut avec un cilice et toutce qui s'ensuit, on le laisse de ct. Ou bien on l'explique comme unemarque de naissance de son poque, ce qui ne signifie rien pour nous.Excellent! A tous autres gards, Pascal est original sauf ici. Maisl'ascse tait-elle donc commune son poque, ou bien n'tait-elle pasabolie depuis longtemps dj, et ne fallait-il pas prcisment que Pascal laremt en valeur contre son poque?4. Et l'auteur poursuit en dgageantla leon permanente de ce rapport rducteur la vie d'un homme qui estd'autant mieux exalt dans son uvre qu'il est plus mconnu dans sonexistence la rfrence au modle tourne en parodie et se dveloppe enmalentendu. Mais il en est ainsi partout; c'est partout cet infme etdgotant cannibalisme avec lequel (comme Hliogabale avalait lescervelles d'autruche) on dvore les penses des morts, leurs opinions,leurs propos, leurs tats d'me mais leur vie, leur caractre, non merci !,on ne doit rien avoir faire avec.Les notations prcdentes ont en commun de mettre l'accent sur lavie de Pascal comme individualit accomplie. Kierkegaard s'est d'autrepart livr une rflexion sur quelques-unes des penses. Il ne lit pasPascal dans le texte original (bien qu'il ait tudi le franais). Il se sert dela traduction allemande de Blech (1840) et plus tard utilise un mmoirede Neander Sur la signification historique des Penses de Pascal (1847)qui prend en compte la toute rcente dition de Faugre. Dans plusieursfragments, il se rfre aussi deux ouvrages de Reuchlin: Histoire dePort-Royal (1839) et Vie de Pascal (1840). Sa lecture est effectue selonses propres catgories, ce qui permet de comprendre que l'approbationglobale n'est pas exempte de mises en question qui vont souvent bien au-del du dtail. A cet gard, notons d'abord un jugement d'ensemble,repris de Neander et prononc sans aucune explication, qui situe la forme

    * Pap\4A531;J. IV, p. 326.

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 511gnrale du rapport: Pascal a pos un dsaccord entre le thorique et lepratique et il a accord la supriorit au pratique5. Examinons maintenantes lments du dbat.Ce qui importe Kierkegaard lorsqu'il reprend les thmes pasca-liens, c'est de les reformuler dans son propre registre; par l, il eninflchit les significations. Ceci prend souvent la forme d'un brefcommentaire. Ainsi, ayant rappel une pense sur l'abaissement duChrist en relation avec sa grandeur (fgmt 308), Kierkegaard prcise. Onferait peut-tre mieux ddire qu'il serait au fond comique ou ridicule quele Christ ft venu en grandeur et splendeur terrestres, car la grandeurqu'il devait exprimer tait justement l'oppos. La transparence existentiellexige d'tre ce que l'on enseigne [...]. Une grandeur terrestre et chaque instant gn et parodi la vraie grandeur du Christ. Le mdiumqui correspond idalement le mieux l'idal pour signifier la vrit estjustement de n'tre littralement rien6. Kierkegaard rappelle ici l'une deses thses capitales, dj expose dans le Post-Scriptum et les Leons surla Communication, la thse de l'adquation entre la parole et l'existence.A propos du Christ et de l'existence chrtienne, ce rapport est paradoxal ;le positif est signifi par le ngatif, la grandeur par l'abaissement, labatitude par la souffrance. Or, si Pascal a bien vu cette relation, il n 'en apas donn une formulation rigoureuse, c'est--dire paradoxale il n'a paspens l'existence chrtienne comme paradoxe.La mise en question se poursuit un peu plus loin propos dufragment 655 Peu parlent de l'humilit humblement ; peu de la chastetchastement; peu du pyrrhonisme en doutant. Nous ne sommes quemensonge, duplicit, contrarit. Il s'agit, en termes kierkegaardiens, dela difficult d'tre en caractre, d'tre ce que l'on dit, de vivre saparole. Kierkegaard apporte le commentaire suivant. Voici l'expressionde ce que je mets en valeur sur un plan encore plus lev la rduplication.hez Pascal, c'est tout de mme encore presque analogue l'esthtique; je le mets en valeur plus avant en direction de l'existence7.Kierkegaard se reconnat certainement bien peu d'anctres proposde ce concept capital qu'est la rduplication ou le redoublement. SeulSocrate a compris la rduplication simple, mais ne pouvait, dans lepaganisme, saisir la rduplication stricte. L'loge comporte ainsi quelquechose d'exceptionnel et il est mme peine corrig par cette qualification

    * Pap X3A609, p. 398; J. IV, p. 165.6 /)/>X3A542;7. IV, p. 149.7 Pap X3 A 544; J. IV, p. 149.

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    512 Andr Claird'esthtique (littralement: presque comme esthtique), puisquel'esthtique (et pas seulement l'thique et le religieux) signifie aussi uneforme de redoublement figur et jou, au niveau de la vie imaginative,du langage, de la reprsentation littraire ou scnique. L'approbationdemeure pourtant rserve. A quoi peut alors se rapporter, chez Pascal,cette expression: presque comme esthtique? La description pasca-lienne de la condition humaine, en rupture avec toute conceptionspculative de l'homme, se constitue bien au plan de la ralit existentielle.i nanmoins on peut dire qu'elle reste esthtique, c'est du fait qu'ellea trop de rhtorique, trop d'habilet littraire, trop de ruse (cf. lepige) lorsqu'elle fait voir et fait jouer les oppositions. Sans douteKierkegaard irait-il mme jusqu' soutenir que c'est la mthode apologtiquee Pascal comme mthode de renversement continuel du pour aucontre qui est marque d'esthtique, qui comporte une part de jeu de lapense et peut-tre une sorte de jonglerie verbale. Une forme deperfection du discours pascalien risque (dans son inachvement mme)de sduire le lecteur et ainsi de l'garer en le retenant dans une attituded'merveillement et de fascination. Alors, aussi oppos que soit Pascal l'attitude de considration spculative, il peut nanmoins y reconduire(ou tout simplement en favoriser le maintien). En d'autres termes, il fautaccentuer bien plus abruptement le caractre pathtique de l'existence.

    Ce qui affleure ici, c'est aussi l'cart entre le projet de Pascal et celuide Kierkegaard. En effet, l'apologiste est pdagogiquement tenud'accorder le plus possible son interlocuteur potentiel et d'abordd'crire dans une langue susceptible d'tre entendue. Il y a ainsi unemondanit de l'criture pascalienne dans son acte mme de mettre enquestion la vie mondaine, ce qu i fait que la mondanit reste inluctablementrsente dans le discours apologtique8. L'une des dmarches de

    8 J. Mesnard a parfaitement remarqu une objection de ce genre et a montrcomment c'est l prcisment une consquence de l'apologtique, fonde dans le projetpascalien. N'est-ce pas l, dira-t-on, recourir l'art de plaire, soumettre les vritsreligieuses un agrment qui est du ressort de la concupiscence? Ce serait l contradictiontotalement inacceptable pour un augustinien. Il va de soi que Pascal n'y est pas tomb. Si laconfusion est possible, c'est parce que 'Rien n'est si semblable la charit que la cupidit etrien n'y est si contraire' (XXIV/615). Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'un amour:la diffrence ne tient qu'en son objet. Elle tient aussi, plus radicalement, en ce que l'amourde soi est souvent principe d'erreur, alors que l'amour de Dieu est condition de la vrit.Mais ds lors qu'il s'agit de faire aimer, ce sont toujours des ressources comparables dulangage qu'il faut employer. L'esthtique de T'honnte homme' demeure donc celle del'apologiste, avec cette rserve capitale que, si T'honnte homme' se fait aimer lui-mme,l'apologiste fait aimer Dieu, et que, thologiquement parlant, l'apologiste ne peut russir

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 513l'apologtique est de rendre la religion aimable (liasse XVII); il estdonc requis de faire voir en quoi elle peut combler l'attente de l'honntehomme. Combattant solitaire et de plus en plus marginal, Kierkegaardn'a pas ce mme souci; la critique et mme la dnonciation corrosiveviennent en premier lieu. Le religieux peut alors tre indiqu dans sanudit mme, comme rapport singulier une ralit unique. A ce niveau,qui est le plan le plus lev de l'existence, l'esthtique, sans tre d'ailleursanantie, n'apparat plus comme telle mais comme transfigure.La confrontation va se prciser en abordant des points spcifiques.En se rfrant la Vie de Pascal de Reuchlin, Kierkegaard reprend, quatre endroits et de manire entirement approbatrice, une remarquecritique de Pascal sur le rapport aux sacrements. C'est au fond aumoyen de la place qu'on a donne aux sacrements et de l'usage qu'on ena fait, que l'on a russi ramener le christianisme au judasme et c'esttotalement vrai et c'est le mot le plus vrai qu'on ait dit de la chrtient,lorsque Pascal dit qu'elle est une socit d'hommes qui, grce quelquessacrements, s'affranchissent du devoir d'aimer Dieu9. Pour expliciter cepoint, Kierkegaard indique, en X3 A 633, deux passages consonants etconcordants, extraits l'un des Provinciales et l'autre des Penses. Il faitd'abord rfrence la 10e Provinciale, qu'il ne cite pas textuellement,mais dont on peut reconnatre le passage. Pascal a rapport les thseslaxistes des confesseurs jsuites ainsi, la contrition ne serait pas ncessaireour tre absous de ses pchs, mais l'attrition conue par la seulecrainte des peines suffit avec le sacrement pour justifier les pcheurs10.De mme, indpendamment de l'attitude intrieure, les uvres suffiraient marquer notre amour de Dieu; un pre jsuite a ainsi formul sa thse.Dieu, en nous commandant de l'aimer, se contente que nous lu iobissions en ses autres commandements [...]. Il est donc dit que nousaimerons Dieu en faisant sa volont, comme si nous l'aimionsd'affection, comme si le motif de la charit nous y portait. Si cela arriverellement, encore mieux: sinon nous ne laisserons pas pourtant d'obiren rigueur au commandement d'amour, en ayant les uvres, de faonque (voyez la bont de Dieu) il ne nous est pas tant command de l'aimerque de ne le point har11. A cette thse, Pascal apporte le commentaireque si Dieu lui prte son concours {Les Penses de Pascal, Paris, SEDES, 1976, p. 168-169). 9 Pap XI 1 A 556; J.V, p. 178. Cf. X 3 A 633; X 5 A 114; XI 2 A 327.10 P. 417a.11 P. 418a.

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    514 Andr Clairsuivant. C'est ainsi que nos Pres ont dcharg les hommes del'obligation pnible d'aimer Dieu actuellement [...]. Vous y verrez doncque cette dispense de V obligationfcheuse d'aimer Dieu est le privilge dela loi vanglique par dessus la judaque [...]. On viole le grand commandement, qui comprend la loi et les prophtes on attaque la pit dans lecur; on en te l'esprit qui donne la vie; on dit que l'amour de Dieu n'estpas ncessaire au salut; et on va mme jusqu' prtendre que cettedispense d'aimer Dieu est l'avantage que Jsus-Christ a apport au monde.C'est le comble de l'impit. Le prix du sang de Jsus-Christ sera de nousobtenir la dispense de l'aimer; mais depuis que Dieu a tant aim le monde,qu'il lu i a donn son Fils unique, le monde, rachet par lui, sera dchargde l'aimer! trange thologie de nos jours!12. Kierkegaard recopieensuite, en allemand, un passage de la traduction de Reuchlin quicorrespond deux fragments des Penses. En premier lieu, le fragment849: La charit n'est pas un prcepte figuratif. Dire que Jsus-Christ quiest venu ter les figures pour mettre la vrit ne soit venu que mettre lafigure de la charit pour ter la ralit qui tait auparavant, cela esthorrible. En second lieu, le fragment 287: Le Messie selon les Juifscharnels doit tre un grand prince temporel. J.-C. selon les chrtienscharnels est venu nous dispenser d'aimer Dieu, et nous donner dessacrements qui oprent tout sans nous; ni l'une ni l'autre n'est la religionchrtienne, ni juive. galement, Pascal avait crit dans la mme liasse(286): Les juifs charnels attendaient un Messie charnel et les chrtiensgrossiers croient que le Messie les a dispenss d'aimer Dieu.C'est en fonction de ces textes que se comprend la remarque sur leretour au judasme. Les accommodements des jsuites, qui s'en tiennent l'accomplissement du rite et du sacrement de pnitence ont ramen lechristianisme au judasme, un judasme juridique et charnel. Lesacrement est dnonc en tant qu'il est compris comme une oprationobjective consistant en des rites dont la fonction est sociale et qui sontune assurance de gain. Il est interprt la manire d'un procdmagique automatiquement efficace. Plus gnralement, par un monnayagees uvres, des mrites et des sacrements, on s'acquitterait d'une detteou d'un devoir et on se dispenserait de toute conversion du cur. Ce n'estd'ailleurs pas spcifiquement une conception catholique que s'en prendKierkegaard, mais plutt toute forme de religion qui rige une pratiqueextrieure en critre, qui identifie la foi un acte objectif et observable et

    12 P. 418a-b.

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 515qui se prsente d'abord comme une institution sociale et juridiquejusqu' mme s'y rduire. Dans le mme sens, c'est de nouveau au moyend'une rfrence Pascal (fgmt 928) propos des bonnes uvres, queKierkegaard fait remarquer le danger radical de celles-ci; il utilise uneexpression la fois banale et vigoureuse: la pratique des bonnes uvrescomporte comme un assoupissant; d'un mot, elle est un dormitif13.Kierkegaard dveloppe ce fragment XI 1 A 556 sur la dispense del'obligation d'aimer Dieu et sur le retour au judasme, par une rflexioncritique sur le sacrement de baptme. Par le baptme, on est objectivement le peuple de Dieu, et cela, par dessus le march, par unbaptme d'enfant, tout comme par la circoncision on est le peuple deDieu. Ainsi on a purement aboli l'imitation du Christ. Le sacrement,c'est une chose objective, et cette chose objective, chaque homme srieuxdoit en ressentir le besoin eh bien, merci ! Et au moyen de ce quelquechose d'objectif, de la manire la plus commode et la moins coteuse dumonde, toute cette affaire de l'ternit est dcide une fois pour touteset maintenant nous avons toute notre vie pour tre joyeux, nous rjouir,nous divertir et jouir de cette vie et puis une ternit la suite, demanire que le plaisir puisse continuer l'infini.Cependant, derrire la ressemblance des deux jugements sur ladispense d'aimer Dieu, on dcle aussi la diffrence d'apprciation entreles deux critiques. En effet, Pascal traite en termes similaires des juifscharnels et des chrtiens charnels, entirement asservis aux uvres et l'observation strictement juridique de la Loi. Cela signifie que lacritique vise les charnels et non pas d'abord les juifs. Pascal nesoutient pas que le sacrement a comme consquence le retour aujudasme; c'est seulement une doctrine accommodante et abusive qui acette consquence. Entre les deux auteurs, c'est l certainement plusqu'une nuance. Ce qui tait chez Pascal la critique d'un certain usage(considr comme suffisant et justificateur ) des sacrements et des pratiquesextrieures devient chez Kierkegaard la dnonciation du sacrement lui-mme. Le sacrement n'est pas le signe, l'expression et le moyen de la foi etde la grce; on pourrait mme plutt soutenir l'inverse; le sacrement estle signe de l'absence et mme de la ngation de la foi. Kierkegaardrappelle que l'essence du christianisme consiste dans l'imitation duChrist; le chrtien a un modle; la tche, c'est l'appropriation(Tilegnelse) singulire du message ou de la Parole du Dieu-homme. Face

    13 Cf. Pap X3A644; J. IV, p. 176.

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    516 Andr Clair un christianisme social se dployant dans l'extriorit et les uvres,privilgiant les sacrements et mme se caricaturant dans une chrtienttablie, Kierkegaard accentue le christianisme de l'imitation, c'est--direde l'humilit, de la souffrance et du* dpouillement, celui de L'cole duChristianisme et de L'vangile des Souffrances, celui aussi bien duMystre de Jsus. C'est ce christianisme de l'intriorit qui ractualiserale thme du Dieu cach.Ce thme, minemment pascalien, qui engage toute la significationde la Rvlation, Kierkegaard l'aborde dans deux fragments o il est denouveau question de la relation entre judasme et christianisme. Dans lechristianisme, Dieu est esprit et de l vient qu'il est si monstrueusementdur par amour, car il exige l'esprit chez l'homme. Du reste, il y a ici unparadoxe, comme lorsque Pascal dit que Dieu dans la rvlation estdevenu plus obscur qu'auparavant, le Dieu rvl plus incomprhensibleque le Dieu non rvl; de mme ici: le Dieu de l'amour est plus dur quele Dieu de la loi [...]. Nie alors, si tu peux, que le christianisme estparadoxe 14. Ce texte renvoie lui-mme un autre o le rapport Pascalest plus explicite encore et o Kierkegaard cite, en partie et dans unetraduction d'ailleurs assez libre, la clbre lettre Charlotte de Roannezde fin octobre 1656. Il fait suivre le texte cit de la remarque suivante:On a ici la dialectique que fait valoir Johannes Climacus: une rvlation,e fait que c'en est une, se reconnat son contraire, au fait que c'estle mystre. Dieu se rvle cela se reconnat au fait qu'il se cache. Donc,rien de direct15.Ce texte, dans lequel est affirme expressment et sans aucunerserve une parent avec Pascal, est le plus significatif sans doute pourexpliciter le rapport entre les deux auteurs et pour faire voir aussi commentl'approbation complte cache en fait un dplacement de la problmatique.Quelle est donc cette parent de la rflexion pascalienne et de ladialectique des pseudonymes, plus spcialement de Climacus, en tant quemthode indirecte? Il ne s'agit d'abord pas d'une paternit puisque cetexte date de 1850, poque o l'uvre pseudonyme est mme acheve.Que signifie alors cette correspondance? On notera que Kierkegaardn'effectue pas d'analyse ni de commentaire du texte de Pascal on ne peutdire qu'il se soit mis son cole. Plutt, il l'interprte en s'en appropriantun lment: l'opposition du manifeste et du cach, qui constitue le

    14 Pap XI 1 A 299; J. V, p. 121-122.15 Pap X3A626; J. IV, p. 173.

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 517principe de la mthode essentiellement indirecte. Si quelque chose estreconnaissable, c'est par son ngatif. Pour saisir le sens de la vie du Christ(et en gnral de toute existence), il faut entreprendre une lectureindirecte qui ne consiste pas dans la transposition d'un registre dans unautre, ni mme vraiment dans le dchiffrement d'un texte cod. C'estautre chose qu'une hermneutique, mais c'est exactement une mthodede renversement; il conviendra alors d'examiner son rapport avec lamthode pascalienne du renversement du pour au contre. Ce queKierkegaard retient du texte de Pascal, c'est, avec la mthode indirecte, lecaractre paradoxal de la manifestation de Dieu; on ne reconnat larvlation de Dieu que sous une forme cache, ce qui est prcisment lathse dveloppe par Climacus dans le Post-Scriptum. Le fait que lesrieux suprme de la vie religieuse est reconnaissable la plaisanterie estanalogue au fait que le paradigme est l'irrgularit ou la particularit,que l'omniprsence de Dieu est l'invisibilit et que la rvlation est lemystre16.Ds lors, la question va tre de comprendre comment les diffrencesvont s'affirmer sur le fond d'une vritable affinit de pense, ce quirequiert d'effectuer une reprise de la confrontation un autre niveau,dans un dtour par l'explicitation de quelques points de mthode. Eneffet, cette attention de Kierkegaard certains points particuliers del'uvre pascalienne doit tre rapporte la perspective spcifique(d'ailleurs ventuellement commune en certaines lignes directrices) dechaque investigation.

    IIOr un simple coup d'il sur les deux uvres fait clater lesdiffrences. Face l'immensit et la diversit littraire de la productionkierkegaardienne, l'ensemble des crits pascaliens peut paratre modeste.

    Kierkegaard fut vraiment un auteur dont la vie s'est presque identifie l'criture. En revanche, si Pascal a comparativement moins produit, sonregistre est plus ample, notamment par ses ouvrages mathmatiques etphysiques. D'autre part, leur position respective post-(anti-)cartsienneet post-(anti-)hglienne les loigne au moins autant qu'elle les rapprocheet d'abord elle situe leur rapport la dialectique. Celle-ci, dvalorise aux16 SV VII 250; OC X244; Post-Scriptum (dit. Gallimard; trad. Petit), p. 175. Cf.notre tude de ce texte dans la Revue de Mtaphysique et de Morale, 1980, n2.

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    518 Andr Clairyeux de Descartes, l'est galement ceux de Pascal (qui, dans les Penses,vite mme le terme), tandis que Hegel comme Kierkegaard s'affirmentdialecticiens. Leurs existences, bien spcifiques et marginales, se distinguent suffisamment pour qu'on rsiste sans mrite les assimiler. Leurlutte d'ailleurs n'a pas le mme sens, si ce n'est de tmoigner. Dans lesProvinciales, le combat de tout un groupe religieux contre les jsuites etpour la dfense d'une certaine forme de vie communautaire (et solitaireaussi) n'est pas de mme nature que l'attaque violente et solitaire deL'Instant contre toutes les formes d'institution et de systme religieux.Enfin, c'est peut-tre leur mort qui fait le mieux voir leur diffrence. Al'hpital, Kierkegaard n'accepte pas les visites, part celle, prcieuse, deson ami Bosen, et il refuse de communier plutt que de recevoir lacommunion de la main d'un pasteur, vivant ainsi son sacrifice dans unradical dlaissement. Pascal vit au contraire ses derniers temps dans laferveur familiale et l'union passionne la prire de l'glise. SiKierkegaard pousse sa limite la ligne peut-tre la plus originale duprotestantisme, Pascal, dans son opposition certaines pratiques etdoctrines des jsuites, s'est en mme temps voulu membre trs fidle del'glise catholique avec ses traditions et ses sacrements. Sur ce pointd'ailleurs, Kierkegaard lui adressera un virulent reproche, celui d'avoircontinu considrer le Pape comme le successeur de Pierre afin, laisse-t-il entendre, de s'pargner le martyre17.Cependant, ces diffrences (et d'autres encore) ne suppriment pasdes formes essentielles de correspondance dans les mthodes de rechercheet de rflexion; ce sont de telles correspondances qu'il importe de mettreau jour. A peine fera-t-on tat de l'utilisation par Pascal de quelquespseudonymes (Louis de Montalte, Amos Dettonville, Salomon deTultie). La pseudonymie ne reoit pas ici le caractre organis etmthodique que Kierkegaard lui a confr. Et pourtant, le fait n'estnullement anodin par nature, la pseudonymie a comme corrlat quelquechose de cach, de secret, d'invisible directement, dont elle est le signe. Ily a toujours un secret prserver: dans une polmique politico-religieuse, dans l'organisation d'un concours de mathmatique et dans leprojet de publication d'une uvre apologtique; et ces diverses recherchesnt quelque chose de commun, signifi prcisment par le fait queles trois pseudonymes sont des anagrammes les uns des autres.Il n'y a pas plus de doctrine pascalienne que kierkegaardienne ; ni

    17 Pap XI 1 A 306; J. V, pp. 122-123.

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 519l'un ni l'autre n'a labor une philosophie nouvelle, mais chacun s'estsitu face la grande philosophie de son temps dans un rapport ol'opposition signifie d'abord un passage incontournable. Or tous deuxprocdent en ayant recours des figures, en se rfrant des individualitscomprises comme des types; c'est ainsi que Descartes et Hegel eux-mmessont considrs comme des figures exemplaires de leur poque, en fonctiondesquelles la situation historique commande de philosopher.Pour Pascal, tout individu peut tre une figure et tout vnement unfiguratif. Ce principe, dont l'origine se trouve dans une lecture de laBible, reoit une porte gnrale. Il est appliqu la lecture des deuxTestaments qui se comprennent l'un par l'autre: ainsi Adam est-il lafigure du Christ. Un individu est la fois lui-mme et un type gnrald'homme, une manire gnrale d'exprimer la vie. Si tout texte de laBible a un double sens, littral et spirituel, historique et figur (outypique), de mme tout vnement historique comporte un double sens.Le scheme biblique se transmet ainsi toute l'histoire des hommes, ce quifait que l'histoire profane se trouve reprise comme une expression figurede l'histoire sainte, ou encore qu'il n'y a pas d'histoire strictementprofane. Ce principe s'applique galement l'histoire de la pense. Lesphilosophes du pass sont mettre en rapport avec le christianisme.Platon pour disposer au christianisme (612). Si Pascal se rapporteaussi frquemment des individualits, c'est qu'il les considre commedes exemples: ainsi Salomon et Job pour la misre (cf. 403). A cet gard,le texte le plus topique est Y Entretien avec Monsieur de Sacy, tout entiercompos sur ce scheme du rapport entre des individualits exemplaires:Epictte, Montaigne et Augustin qui signifient les trois seules formespossibles de vie thique. C'est l un point o Kierkegaard apparat envidente parent avec Pascal. La raison de ceci serait chercher, par delleur commun rapport critique l'poque, dans leur rfrence la Biblequi, pour parler tous, s'adresse des individus. Et lorsque Kierkegaardse rapporte Pascal, c'est en le rangeant prcisment parmi cesindividualits exemplaires: si Pascal est important, c'est en tantqu'homme singulier et modle de chrtien.La question primordiale, c'est alors d'expliciter la signification durecours ces figures. Notons d'abord que celles-ci peuvent tre lesmmes: ainsi Job, ainsi Epictte. Rien de surprenant d'ailleurs ni mmede remarquable cela : se nourrir de la tradition biblique et tre imprgndes grandes doctrines philosophiques conduit assez naturellement insister sur les mmes figures essentielles. Ce qui importe, c'est la forme

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    520 Andr Clairdu rapport. Chez Pascal, avec le scheme du figuratif, l'apologtique sefait hermneutique afin de parvenir une explicitation du texte par unedistinction et une articulation des deux sens de l'criture. C'est plusspcialement la question de la liasse Loi Figurative. Le texte est chiffrou cod; en mme temps, il a un double sens qui est traduire de tellesorte que le sens cach est souvent l'oppos du sens manifeste. Le chiffrea deux sens. Quand on surprend une lettre importante o l'on trouve unsens clair, et o il est dit nanmoins que le sens en est voil et obscurci,qu'il est cach en sorte qu'on verra cette lettre sans la voir et qu'onl'entendra sans l'entendre, que doit-on penser sinon que c'est un chiffre double sens? Et d'autant plus qu'on y trouve des contrarits manifestesdans le sens littral (260). Il s'agit de dchiffrer et d'interprter desfigures; la figure n'est pas simplement une expression image, mais cetteimage est typique; elle signifie le modle. Ainsi certains vnements etcertains personnages de l'Ancien Testament signifient-ils la vie du Christsous une forme non encore visible ni accomplie18.Kierkegaard fut lui aussi un lecteur passionn de la Bible: sesDiscours (difiants et autres) et plusieurs textes pseudonymes sontessentiellement des lectures mditatives de paroles bibliques. De lu icomme de Pascal, on pourrait dire qu'il connaissait la Bible quasimentpar cur. Or il ne conduit pas du tout sa lecture la manire de Pascal iln'est plus question de chiffre ni de mise en perspective des deuxTestaments. Sa mthode apparat originale. Il a lui-mme prsent lesprincipes de sa lecture; c'est dans l'crit Pour un Examen de Conscienceo, dans l'acte mme de lire un texte de l'aptre Jacques sur le miroir dela parole, il explicite aussi sa mthode. L'crit date de 1851 ; il est doncpostrieur la lecture des Penses et mme la rfrence tout approbatricela lettre Ch. de Roannez. Or il ne comporte aucune allusion Pascal; et en effet la mthode expose n'a rien de pascalien.En s'interrogeant sur les conditions requises pour se regarder avecun vrai profit au miroir de la parole, Kierkegaard explicite troisprincipes de lecture qui qualifieront sa lecture comme existentielle (et nonpas d'abord comme rudite), comme subjective (et non pas commeimpersonnelle et objective), comme difiante (et non pas comme extrieuret vaine).

    18 Sur cette grande question, on se reportera l'ouvrage de H. Gouhier, BiaisePascal. Commentaires (Paris, Vrin, 1966), en particulier au chapitre iv: Le Dieu qui secache.

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 521a) Ce qui est exig en premier lieu, c'est que tu dois ne pasregarder, ne pas considrer le miroir, mais te regarder dans le miroir(SV XII 362; OC XVIII 83).b) En second lieu, ce qui est exig lorsque tu lis la parole de Dieupour te regarder son miroir, c'est que tu dois (afin de pouvoirrellement parvenir te voir dans le miroir) constamment penser tedire: c'est moi qu'elle s'adresse, c'est de moi qu'il s'agit (SV XII 373;OC XVIII 92).c) Enfin, si tu veux te regarder avec un profit vritable au miroirde la parole, tu dois ne pas oublier aussitt comment tu t'y es vu, ne pastre l'auditeur (ou le lecteur) oublieux dont parle l'aptre: il regardaitson visage naturel dans un miroir, mais il oubliait aussitt comment ils'tait vu (SV XII 382; OC XVIII 100).L'exgse kierkegaardienne est ainsi une lecture solitaire o ne doitintervenir aucun intermdiaire. La lecture est conue selon le scheme dela communication: un messager adresse une parole unique un destinat

    aire.omme dans tout exercice de communication, l'attitude (le comment) est la condition de la comprhension et de l'appropriation dumessage. C'est donc la solitude qu i est la situation adquate la lecturede la parole biblique. Si l'on n'est pas seul avec la parole de Dieu, on nelit pas la parole de Dieu (SV XII 368; OC XVIII 87). Or Kierkegaardavait remarqu dans une lettre de Jacqueline Pascal son pre uneexpression qui qualifie parfaitement sa mthode d'exgse. C'est unelettre o l'auteur demande l'autorisation de faire une retraite Port-Royal pour rflchir seul seule sa vocation19. Mais prcisment,cette expression n'est pas applique par Jacqueline la lecture de la Bibleet elle ne pourrait dfinir correctement l'exgse des Pascal qui estenracine dans une lecture traditionnelle et communautaire. Si le rapport Dieu est personnel et solitaire, il s'institue au moyen d'une rfrence la tradition ecclsiale (notamment patristique) et se ralise dans une viecommunautaire. Le rapport seul seul ne constitue pas toute la naturede l'acte de lecture, mais signifie plutt sa finalit et indique sa finepointe.Ce qui est en cause ici, c'est, bien entendu, la diffrence entre une

    19 Cf. Pap X 3 A 630. C'est une lettre de Jacqueline son pre du 19juin 1648. On entrouvera le texte au t. II, pp. 615-619, des uvres Compltes publies par J. Mesnard.L'auteur formule la demande d'une retraite de deux o trois semaines Port-Royal pourne s'entretenir qu'avec Dieu seul parmi des personnes qui ne soient qu' lui (p. 616). Ellecrit encore: Je pourrai l l'couter seul seule (p. 617).

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    522 Andr Clairlecture catholique et une lecture protestante de la Bible. Et dans le cas denos deux auteurs, elle s'exprime comme diffrence propos del'apologtique et des figuratifs. La rflexion kierkegaardienne n'est pasexactement apologtique; il ne s'agit pas de travailler convaincre etpersuader ceux du dehors (non plus que ceux du dedans), mais plutt dechercher convertir les chrtiens, introduire le christianisme dans lachrtient selon un projet de sous-titre de L'cole du Christianisme. Parson style socratique, Kierkegaard vise provoquer et rveiller; sonpropos est polmique; et cette polmique s'exerce prcisment contrel'apologtique mme. Dans un texte des Papirer de 1851, il s'explique cepropos.Prenez maintenant toutes les difficults du christianisme, donts'emparent les libres penseurs et que les apologtes cherchent dfendre,et vous verrez que tout cela est une fausse alerte. Les difficults ontjustement t places par Dieu (pourtant elles tiennent aussi la ncessitde son essence et la disproportion entre ces deux qualits: Dieu ethomme) afin de garantir qu'il ne peut tre qu'objet de foi. C'est pourquoile christianisme est le paradoxe; c'est pourquoi il y a des contradictionsdans la Sainte criture, etc. Mais notre raisonnement veut tout expliquer partir du rapport direct, c'est--dire veut abolir la foi. Il veut avoir laconnaissance directe, il veut avoir la concordance la plus absolue partoutdans l'criture; cette condition, il consent croire au christianisme, croire que la Bible est la parole de Dieu autrement dit, il refuse de croire.Il n'a aucun pressentiment de la souverainet de Dieu et de ce que signifieexiger la foi. Les apologtes sont aussi stupides que les libres penseurs etprennent toujours un point de vue faussement situ devant lechristianisme20.Le fragment n'est pas crit en fonction de Pascal. Il vise plusparticulirement les apologtes contemporains; mais pourtant, il concerneussi toute apologtique, donc indirectement Pascal il le concerne enparticulier par le lien rappel entre l'apologtique et la libre pense(mme si les qualificatifs de libertin et de libre penseur ne peuventtre tenus pour identiques). Bien entendu, Pascal chappe, aux yeuxmmes de Kierkegaard, la critique gnrale d'une lecture directe etquasi immdiate de la Bible: il a soutenu que Dieu se fait connatreindirectement sous des voiles et se manifeste en se cachant. Nanmoins la

    Pap X4A422, pp. 260-261; J. IV, pp. 291-292.

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 523critique reste grave; on peut l'articuler autour du concept capital deparadoxe.

    Il importe d'abord de relever quelques textes de Pascal sur cettequestion. C'est dans la liasse Loi Figurative, au fragment 257 (queKierkegaard ne cite nulle part), que l'on trouve le plus typique.Contradiction. On ne peut faire une bonne physionomie qu'en accordant toutes nos contrarits et il ne suffit pas de suivre une suite dequalits accordantes sans accorder les contraires ; pour entendre le sensd'un auteur, il faut accorder tous les passages contraires. Ainsi pourentendre l'criture, il faut avoir un sens dans lequel tous les passagescontraires s'accordent; il ne suffit pas d'en avoir un qui convienne plusieurs passages accordants, mais d'en avoir un qui accorde lespassages mme contraires. Tout auteur a un sens auquel tous les passagescontraires s'accordent ou il n'a point de sens du tout. On ne peut pas direcela de l'criture et des prophtes: ils avaient assurment trop de bonsens. Il faut donc en chercher un qui accorde toutes les contrarits. Levritable sens n'est donc pas celui des juifs, mais en J.-C. toutes lescontradictions sont accordes.La question est ainsi celle de la concordance totale entre les textes del'criture. Il y va de la validit de celle-ci une contradiction interne laruinerait. Puisqu'elle comporte manifestement des contradictions, il fautpasser prcisment de ce sens manifeste au sens figur, tout en se gardantde l'interprtation imaginative et paresseuse de forme uniquementfigurative. Il faut donc chercher le point de conciliation, ce point uniqueet plus lev qui accorde tous les opposs en leur confrant unesignification leur place respective, une signification historique ouspirituelle, ou mme les deux selon deux points de vue diffrents. Jsus-Christ est ainsi reconnu comme celui en qui se rsolvent et se comprennentoutes les oppositions de sens; il est le rconciliateur de toutes leslectures possibles, l'universel et unique mdiateur. Au niveau del'interprtation figurative, l'accord est toujours possible entre les contraires;a ralisation des prophties comporte toujours un ct reconnaissa-ble. Certes, l'erreur serait aussi grave de prendre tout spirituellementque de prendre tout littralement (252); il importe de parler contreles trop grands figuratifs (254) et de se dfier d'une interprtationuniquement allgorique. Mais la tche de l'exgte est bien d'tablir uneconcordance des divers sens d'une prophtie ou d'un vnement par unelecture de la Bible qui requiert la mme exigence de rigueur et decohrence que les disciplines scientifiques.

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    524 Andr ClairC'est prcisment l qu'clate la diffrence avec la problmatique deKierkegaard. Pour ce dernier, la question n'est plus de parler contre les

    trop grands figuratifs, mais d'viter toute lecture figurative ou allgorique.'exgse allgorisante est seulement un effet de l'imagination, c'est--dire qu'elle manque le rapport la ralit. Interprtation de la Bible.Auparavant, l'criture Sainte se refltait de faon imaginaire dansl'imagination: c'est l toute l'interprtation allgorique. Elle exprime aufond qu'on ne parvient pas comprendre comment cette chose infinie estarrive tout simplement, dans l'histoire. L'allgorie, comme interprtationondamentale, est au fond une attaque indirecte contre le christianisme,ontre le fait que le Christ tait un homme singulier {enkeltMennesk) [...]. Puis vint la Rforme qui fit valoir ce qu'en partie onavait dj pos en principe [...] et elle introduisit une interprtationphilologique plus saine. Mais maintenant notre tour, par excs desobrit, nous nous noyons dans la philologie scientifique. On a presqueoubli que la Bible est une criture Sainte, alors qu'auparavant, dansl'excs imaginaire, on ne voyait absolument dans la Bible qu'critureSainte21.Nous retrouvons ici les deux sens, chacun d'eux s'exprimant dansune interprtation historiquement dtermine. Mais il ne s'agit plus dechercher l'accord entre l'exgse allgorisante et l'tude historique. Lapremire se dveloppe tout entire au plan de la fabulation et la secondeadopte l'gard de la Bible une attitude de considration objective; dansles deux cas, le propos comporte une vise de systmatisation: commespculation imaginative ou comme totalisation d'un savoir historique.Pourtant, il faut bien la fois attester le fait historique et prsenter uneinterprtation de la parole biblique; il importe d'expliciter la significationpour l'existant singulier de ce fait historique que rapporte la Bible. En unsens, c'est encore, indirectement, la recherche d'un accord ; et ce caractreindirect ne peut ustement tre dit qu'indirectement, par le concept le plusindirect qui soit, celui de paradoxe.Ce concept, dont l'application l'existence est gnrale, a pourKierkegaard une origine bien prcise, qui est religieuse; il s'enracine dansla problmatique luthrienne de la nature et de la grce, des uvres et dela foi. Paradoxal. Le plus grand effort possiblepour rien: n'est-ce pasaussi paradoxal que possible Mais oui, effectivement, si vraiment malgrtout c'est uniquement, uniquement par grce et que le plus grand effort

    21 Pap X2A548; J. III, p. 385.

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 525possible soit donc pour rien, ne signifie rien, rien. La chose tait biendiffrente lorsqu'on croyait que la batitude pouvait s'acqurir; alors iln'y avait l nul paradoxe, car il n'y a rien de paradoxal en ceci : le plusgrand effort possible et le bien suprme acqurir par lui22. Leparadoxe existentiel, c'est qu'il y a incommensurabilit entre l'action del'homme et la grce de Dieu; on ne peut tablir de lien entre les deux;leur rapport est en dehors de toute raison. Ce paradoxe existentiel est lui-mme le corrlat d'un paradoxe dogmatique, savoir la ralit de Dieucomme homme, de l'ternel prenant l'existence historique, de l'invisiblese rendant visible indirectement. Si ce concept n'est nullement limit lasphre religieuse, puisqu'il se transmet toute forme d'existence etconstitue mme le paradigme de la rflexion existentielle, c'est biencependant cette origine qui imprgne les autres applications. La conceptionierkegaardienne du paradoxe est ainsi tributaire ou dbitrice d'unelecture de la Bible qui saisit dans toute son acuit la diffrence entrel'homme et Dieu et qui, mettant l'accent sur le caractre tout autre deDieu, se trouve conduite ce concept pour signifier ce lien incomprhensiblentre Dieu et l'homme, pour dire cette ralit, informulabledirectement, de Dieu se faisant homme dans l'histoire. C'est alors parune consquence directe de sa pense que Kierkegaard voit un paradoxedans le mystre de la rvlation de Dieu tel que Pascal l'exprime dans salettre Ch. de Roannez.Or Pascal ne remarquait pas l de paradoxe. Pourtant, ce concept nelui est pas tranger, mme si le terme n'est pas frquent dans son uvre etn'apparat qu'une seule fois dans les Penses. Voyons alors comment ill'emploie. C'est dans le fragment 131 de la liasse VII {Contrarits) sur lepyrrhonisme et le dogmatisme. Quelle chimre est-ce donc quel'homme? Quelle nouveaut, quel monstre, quel chaos, quel sujet decontradictions, quel prodige? Juge de toutes choses, imbcile ver de terre,dpositaire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et rebut del'univers. Qui dmlera cet embrouillement? [...]. Connaissez donc,superbe, quel paradoxe vous tes vous-mme.... Ainsi, c'est l'homme que s'applique le paradoxe; c'est la condition humaine qui estcontradictoire. La grandeur et la bassesse sont indissolublement lies ets'accentuent l'une l'autre, sans jamais s'quilibrer dans un juste milieuqui rduirait le paradoxe. L' embrouillement de celui-ci tient dans ladisproportion de l'homme. Ce dernier vit dans un tat d'o a disparu

    22 Pap X 4 A 64 1 ; J. IV, p. 364.

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    526 Andr Clairtout rapport de convenance; il ne trouve son lieu nulle part parce qu'iln'y a plus d'ordre; il n'a aucune proportion avec la nature; sa vie ne peuttre qu'incohrente. On voit ainsi que la racine du paradoxe renvoie laphysique, avec la ruine du cosmos fini; la situation de l'homme dansl'univers est alors essentiellement contraste, incertaine et flottante. Il vitentre des opposs qui n'ont pas entre eux de commune mesure. D'autrepart, dans sa recherche de l'unit des contraires, il ne trouve en soi aucunpoint d'ancrage. Le choc et le heurt sont la marque naturelle de sa vie; iloscille sans fin d'un contraire l'autre, vainement en qute d'unesymtrie ou d'un point d'quilibre23. C'est donc l'homme qui estparadoxal mais non pas Dieu. Comme paradoxe, l'homme est mmel'inverse de Dieu; en lui, tout est opposition et contrarit, tandis qu'enJsus-Christ les deux natures, divine et humaine, s'unissent. Jsus-Christest le mdiateur entre l'homme et Dieu (cf. 189, 190, 378); il est aussi lepoint le plus lev partir duquel on peut rendre raison et de toute lanature de l'homme en particulier, et de toute la conduite du monde engnral (449). Par diffrence, ceci accuse encore l'incohrence del'homme, incapable de trouver un point indivisible qui soit un principepour sa vie.Le mdiateur est ainsi une ralit tierce, la personne qui runit lescontraires, le rdempteur qui rconcilie l'homme dchu avec son crateur. Or, s'il n'y a pas de mdiateur chez Kierkegaard (le terme est nonseulement trop proche de la mdiation hglienne, mais aussi est moinsfamilier la tradition protestante), en vrit le paradoxe comportequelque chose de mdiateur; il est rdempteur ou rconciliateur(Forsoner). Il est une unit des opposs. D'autre part, ce concept estlabor au moyen d'une mthode spcifique, celle de l'oscillation sans find'un lment l'autre, ce qui fait de l'uvre kierkegaardienne une pensede l'ambigut en acte. L'auteur a lui-mme trs tt indiqu que sadmarche se constitue selon un mouvement d'oscillation. Il est assezremarquable que, aprs m'tre si longtemps occup du concept deromantisme, je ne dcouvre que maintenant que le romantisme est ce queHegel appelle la dialectique, le second point de vue, comme dansstocisme-fatalisme, plagianisme-augustinisme, humour-ironie, touspoints de vue qui au fond n'ont pas de consistance en eux-mmesisolment, puisque la vie est un constant mouvement pendulaire entre

    23 Pour une analyse prcise de ce point, nous renvoyons la grande tude deP. Magnard, Nature et Histoire dans l'Apologtique de Pascal (Paris, Les Belles-Lettres,1975), notamment 2e partie, chap, vi: le paradoxe de la condition humaine.

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 527eux24. Cette remarque, qui est une apprciation conjointement culturellet thmatique, signifie en vrit un principe de mthode. Il ne s'agit pasd'un simple mouvement d'aller et retour, mais ce mouvement pendulaires'affine et s'lve jusqu' devenir insensible et indistinct, sans pourtanttre jamais annul. La dialectique kierkegaardienne est un acted'lvation au moyen de chocs entre lments opposs; de l'antagonismeradical (exprim par de multiples dualits), on s'oriente vers l'unitineffable. Le degr le plus haut s'exprime lui-mme comme un mouvement, evenant imperceptible, o l'on va alternativement du paradoxe la rptition, qui sont les deux termes corrlatifs (l'un ngatif et l'autrepositif) pour signifier la plnitude de la vie.

    IIIDs lors on peut se demander si ce trait remarquable ne runirait pasles deux auteurs puisqu'on trouve aussi chez Pascal une dmarched'apparence oscillatoire, celle du clbre renversement continuel dupour au contre, et que, dans les deux cas, l'oscillation est aussi unmouvement d'lvation et de gradation. D'autre part, la prsentation dethses au moyen d'individualits paradigmatiques (pictte, Montaigne,

    Augustin, Hegel, Don Juan, Socrate, Abraham, Job...) et la recherched'un point de vue nouveau et suprieur les range dans la mme famille depense. On l'a souvent remarqu: l'analogie de problmatique estcertaine; chacune est slective et hirarchisante. Encore convient-il d'enprciser le sens et les limites. En effet, la vritable question demeure:qu'en est-il de ce mouvement oscillatoire? Selon quel schma est-illabor?Chez Pascal, on note que les deux fragments les plus typiques sur lerenversement (90 et 93) se trouvent dans la liasse Raisons des effets etrptent eux-mmes ce titre; celui-ci indique trs clairement un schemescientifique. En l'occurrence, avec le mouvement dcrit par le fragment90 o les opinions opposes se succdent et en mme temps s'lvent versune lumire suprieure, le scheme appropri parat tre celui du cneet de la spirale; celle-ci, s'levant autour du cne, ralise cette gradation le pour et le contre sont symboliss par les points successifs ola spirale rencontre un plan scant perpendiculaire la base du cne et

    24 Pap 1 A 225; J. I, pp. 82-83.

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    528 Andr Clairpassant par son sommet. Par cette lvation vers le sommet, on peutordonner selon leur raison (et non seulement selon leur cause empirique)les effets que sont les opinions des hommes. D'autre part, le fait que cemouvement de convergence est indfiniment approch rend raison ducaractre continuel du renversement. C'est partir de la positionabsolue, indique par l'il la pointe du cne, que la lumiresuprieure permet de comprendre en quoi les opinions vaines du peuplesont pourtant trs saines et trs bien fondes; ou encore, cesopinions trs fausses et trs malsaines deviennent nanmoins justifieset saines par la rfrence la pense de derrire. Ainsi, l'oscillation seconoit comme une composition des contraires dans une structurehirarchique o les opposs, se situant des degrs diffrents, ne peuventse contredire25.Chez Kierkegaard, l'laboration de l'oscillation n'est pas du tout demme nature. Le mouvement de va-et-vient et d'lvation n'est pas pensselon un scheme spiralique. Il se trouve signifi au moyen de plusieurscomparaisons, elles-mmes diverses. La plus lmentaire est celle dumouvement pendulaire ou encore de la balanoire (cf. Pap I A 1 54 ;II A 627); mais c'est l avant tout une image, et non pas vraiment unscheme de pense. Pourtant l'auteur fait galement usage d'une mtaphorelus labore, emprunte alors aux sciences, l'exemple de la figurenodale (Klangfigur). Ds 1835 (cf. Pap I A 72), il est attentif ces figuresacoustiques, appeles figures de Chladni, tudies aussi par soncompatriote Orsted, et ds Le Concept d'Ironie (SV XIII 131 et 350), il yfait brivement rfrence. Ces phnomnes acoustiques sont des figuresqui se forment sur une plaque de mtal recouverte de poudre lorsqu'onlui imprime des vibrations. L'lment remarquable de tels phnomnes,c'est que les interfrences entre les mouvements vibratoires d'ondes demme priode et de mme direction produisent une figure oscillatoirergulire; celle-ci, dans la perfection de son mouvement, est une figured'harmonie et par l devient adquate symboliser l'harmonie pour lavie humaine. C'est prcisment pour signifier cette harmonie queKierkegaard utilise cette comparaison plusieurs reprises et toujourssuccinctement (ainsi dans Ou Bien- Ou Bien et dans La Maladie laMort). Or il y a l plus qu'une simple mtaphore; en effet, c'est aussi unmouvement d'oscillation constante et rgulire qu'on peut reprer dans

    25 Ici encore, voir la belle analyse de P. Magnard, op . cit,. \" partie, chap, vi : Lepoint haut ou la conqute du point de vue.

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 529la constitution de l'uvre et de la pense kierkegaardiennes o leslments se nouent toujours par paires d'opposs, selon des oscillationsrptes l'infini et ordonnes en fonction d'un point directeur. Cetexemple physique, certes plus suggr que dvelopp et analys, peutnanmoins tre considr comme analogue au modle gomtriquepascalien.Ce dtour par les modles respectifs de composition fait voir plusvivement les diffrences. Celles-ci, d'une autre manire, s'exprimentgalement propos de l'interprtation de l'criture qui est le lieuprivilgi de la rencontre de nos deux auteurs et o Kierkegaard s'estmme reconnu un anctre en Pascal. Tous les deux utilisent un schemeduel (l'opposition entre un sens littral et un sens spirituel e caractreparadoxal du message o Dieu se rend prsent dans son invisibilit). Ils'agit ainsi de dterminer les relations entre les lments opposs. Or c'estl qu'apparat l'cart entre les deux penseurs. La question est celle-ci quesignifie que Dieu se rend invisible? Chez Pascal, ceci fait l'objet du thmede la figure ou du figuratif, et toute sa rflexion tient dans cette formule double accent: L'Ancien Testament est n'est que figuratif (501).Sans doute les prophties, les miracles (et aussi les faits naturels) ne sont-ils pas la ralit; ils n'en sont que des expressions images, obscures etnigmatiques. Mais pourtant la figure a de la ralit; elle n'est pas tant lengatif ou l'oppos de la ralit que son anticipation ou sa prsenceannonce. Si Pascal insiste diverses reprises sur l'opposition entre lafigure et la ralit, prsente mme sous forme de disjonction (ainsi en259), c'est essentiellement pour marquer la distance et la diffrence.Mais, tout incommensurable que soit cette distance, elle ne rduit pas nant la figure. Ce qui importe plutt, c'est le lien entre la figure et laralit. La figure a t faite sur la vrit. Et la vrit a t reconnue sur lafigure (826). Si la figure apparat comme nant face sa ralisation, elleen est pourtant l'annonce et le signe. Entre le visible et l'invisible,l'historique et l'ternel, la nature et la grce, la figure et la ralit, l'infiniedistance suppose pralablement un commun rapport d'analogie o lepremier terme est vraiment une image ou une reprsentation du second,sa prparation ou encore ses prmices. Dieu voulant faire paratre qu'ilpouvait former un peuple saint d'une saintet invisible et le remplir d'unegloire ternelle a fait des choses visibles. Comme la nature est une imagede la grce, il' a fait dans les biens de la nature ce qu'il devait faire dans

    26 5KIV244; OC VII 49.

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    530 Andr Clairceux de la grce, afin qu'on juget qu'il pouvait faire l'invisible puisqu'ilfaisait bien le visible [...]. Dieu a donc montr le pouvoir qu'il a dedonner les biens invisibles par celui qu'il a montr qu'il avait sur lesvisibles (275) 27.Comme nous l'avons rappel, Pascal a lui-mme indiqu les cueilsde toute exgse. Deux erreurs. I. Prendre tout littralement. 2. Prendretout spirituellement (252). Face aux littralistes pour qui tout est saisirhistoriquement et face aux apocalyptiques pour qui tout est comprendrepirituellement, il dfinit une position la fois rigoureuse par cettearticulation des deux sens et nuance par la souplesse de chacun d'eux.S'il s'oppose surtout aux trop grands figuratifs qui voient en tout uneprofusion de symboles et laissent libre cours leurs fantaisies, il insisteaussi sur le fait que la figure est une forme de ralit, sa manifestationpropdeutique et pdagogique dans l'histoire et aussi dans la nature.Selon la lettre Ch. de Roannez, Dieu est prsent sous quatre figures etse cache de quatre manires pour les paens sous le voile de la nature,pour les juifs sous le voile de l'criture, pour tous les chrtiens sous levoile de l'Incarnation comme homme, et pour les seuls catholiques, d'unemanire complte, sous les espces de l'Eucharistie. Ainsi, quatredegrs diffrents et pour quatre types d'hommes, la nature, l'criture,l'humanit du Christ et les sacrements sont signes de la prsence de Dieu.En consquence, en tout domaine, la rflexion doit devenir hermneutique,'levant par degrs jusqu'au plus intime du mystre.Chez Kierkegaard en revanche, conformment la tradition protestante, e sacrement n'a pas cette importance minente de rconciliation.Plus fondamentalement mme, c'est le rapport entre le visible etl'invisible qui est pens diffremment. L'omniprsence de Dieu est soninvisibilit, et la rvlation est le mystre. Il y a ainsi une relationessentielle entre le sensible et le spirituel, mais ce n'est pas un rapport defigure ralit. C'est un rapport paradoxal le mystre est l'oppos de cequ i se donne voir. Pour Pascal, le rapport de la figure la ralit peutbien tre un rapport de heurt, de choc et mme de ruse. Ainsi Jsus-Christ sera en pierre de scandale et en pierre d'achoppement aux deuxmaisons d'Isral. Il sera en pige, et en ruine aux peuples de Jrusalem, etun grand nombre d'entre eux heurteront cette pierre, y tomberont, yseront briss, et seront pris ce pige et y priront (489). Saint Paul peut

    27 A propos de la mthode exgtique de Pascal, Ph. Sellier a effectu une analysedtaille dans son ouvrage Pascal et saint Augustin (Paris, A. Colin, 1970), pp. 396-418.

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    Kierkegaard lecteur de Pascal 531parler d'une manire qui est une ratire (827). Mais un rapport deparadoxe serait tout autre chose; il suppose en effet que l'on n'ait plusrecours cette notion de figure, comme symbole pdagogique etannonciateur de la relation entre Dieu et l'homme. Par l, c'est aussitoute hermneutique qui est abandonne. Le paradoxe, la fois existentielt dogmatique, c'est que la tension soit porte au point le plus hautentre les sens et l'esprit, et aussi entre l'humanit et la divinit; mais s'il ya tension, cela requiert d'abord un lien sur lequel elle puisse s'tablir.Ainsi, l'historique et l'ternel, le visible et l'invisible, le sensible et lespirituel, aussi opposs soient-ils, doivent avoir entre eux un lien, certestrs tnu, ce qui rendra leur rapport le plus pathtique et le plus exacerbpossible mais en mme temps un lien trs ferme qui les noue d'unemanire indissoluble.En ce sens, il est opportun de remarquer que ce qui occupe lapremire place chez Kierkegaard, c'est certainement la parole proclameet entendue. Mais lorsqu'on ne peut prcher, la parole doit chercher uncorrespondant dans une autre expression sensible; en l'occurrence, cesera l'criture. Pour redire alors un message exceptionnel, pour faireentendre une Parole qui est transmise dans une criture, il est besoind'une criture exceptionnelle. De ce fait, puisque toute exgse, histori-sante aussi bien qu'allgorisante, est rcuse, c'est la forme tout faitoriginale de l'criture kierkegaardienne, comme communication indirecteet spcialement pseudonyme) qu i se constitue comme intermdiaireactuel du message biblique. L'criture reoit ainsi un statut de relation,en cela comparable celui de la figure selon Pascal. La communicationindirecte devient une expression du rapport entre l'historique et l'ternel.Elle vise traduire et reprendre dans le sensible le message de la Bible.Cette transposition sera la plus raffine, la plus harmonieuse, la plus bellepossible, et elle sera indfiniment reprise. En cela, c'est l'esthtique,comme vie selon la sensibilit et comme expression sensible parfaite del'existence, qui est la forme lmentaire de la prsence du religieux, lapremire manifestation prsente de l'omniprsence de Dieu. Sans douteest-ce aussi cette thse qui est sous-jacente la lecture que, deux siclesplus tard et dans une culture diffrente, Kierkegaard a fort laconiquementaite du texte de Pascal.

    54, rue de Svailles Andr Clair.F- 35000 Rennes.

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    532 Andr ClairRsum. L'auteur se propose d'examiner les affinits et les diffrences de pense entre Pascal et Kierkegaard. Celui-ci a lu Pascal partirde 1846. Son jugement est fondamentalement approbateur, mais com

    porte aussi des rserves et des critiques. C'est en vue de prciser lasignification de ce rapport qu'il faut effectuer une confrontation entre lesdeux uvres en explicitant quelques principes de leurs problmatiques.Le point nodal se trouve dans la lecture de la Bible l o Pascal voit unerelation de figure ralit, Kierkegaard comprend une relation deparadoxe.Abstract. The purpose is to investigate the affinities and thedifferences between Pascal and Kierkegaard. The latter read some worksof Pascal on and after 1846. His valuation is especially approving, but

    also involves some reservations and censures. In order to specify themeaning of this relation, a confrontation between the two works is to beeffected, by making clear some elements of their thoughts. The nodalpoint is the reading of the Bible for Pascal, there is a figured relation,while for Kierkegaard, that is a paradoxal relation.