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Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera
Mémoire
Valérie Roberge
Maîtrise en philosophie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Valérie Roberge, 2013
III
Résumé La Méditation sur la liberté inspirée de Kierkegaard et de Kundera s’interroge d’un
point de vue existentiel sur la liberté. Elle cherche à comprendre pourquoi face à un
choix un individu ne considère pas tous les possibles comme possibles. Sa première
partie est basée sur Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique
préalable au problème du péché originel par Kierkegaard et sa deuxième partie, ayant
pour base théorique la première, s’appuie sur deux romans de Kundera :
L’Immortalité et L’insoutenable légèreté de l’être. C’est { travers ces trois textes que la
réflexion se développe autour de l’angoisse, qui rend possible la liberté, et de la
légèreté, qui est un terme employé pour désigner le moment où l’homme se retrouve
face { tous les possibles qui s’offrent { lui.
V
Avant-Propos angoissé J’avance vers la fin de l’écriture de ce mémoire. L’angoisse me saisit. Dans ces lignes
que je tente d’écrire, la difficulté m’apparaît. J’ai le goût de laisser tomber, de laisser le
cahier, l{, ouvert sur la table jusqu’au jour où je le rangerai dans une pile plus grosse
dans la bibliothèque. Pourtant, je suis incapable de me lever tout comme je suis
incapable d’écrire. L’angoisse de la page blanche, pourrait-on croire. Cette angoisse de
l’incertitude, celle qui arrive avant de commencer toute chose. Ah ! L’angoisse, comme
le dit Haufniensis, attirante et repoussante à la fois, cette « sympathie anthipathisante
et cette antipathie sympathisante ».
Mais…
Je suis { la fin. Alors pourquoi l’angoisse se fait-elle sentir ? J’ai déj{ presque tout écrit.
Ah ! C’est l’autre angoisse, celle qui pressent la nouvelle angoisse. Cette angoisse qui
sent le saut qui approche. Le saut ? L’action qui s’achève : le dépôt du mémoire. Ce qui
va clore mon action, mon choix des dernières années. Après, je vais encore me trouver
devant l’incertitude. Est-ce vraiment le cas ? Vais-je vraiment me retrouver devant
l’incertitude ? Pas tout à fait. Il y a bien déjà un nouveau problème qui s’ouvre devant
moi : le repentir. Ce qui est dans la suite des choses, car après m’être angoissée et
avoir fait un choix, que me reste-t-il d’autre que le repentir ?
Alors, pourquoi suis-je angoissée?
Parce que c’est la fin ?
***
Toute cette réflexion sur l’angoisse, sur la liberté, sur la légèreté, a commencé par une
réflexion sur l’autonomie amorcée grâce { Johannes et { sa séduction de Cordélia.
VI
Comment devient-on autonome ? Comment est-ce que l’on arrive { faire ses propres
choix d’une façon consciente, donc libre ?
Déj{ ce n’était pas une réflexion purement abstraite, car elle tentait et elle tente
toujours de s’incarner dans le concret, c’est-à-dire de comprendre, de voir, de saisir,
les difficultés qui apparaissent { un individu qui désire être libre ou qui tente de l’être.
Comment un homme dans tel endroit, à tel moment, dans tel corps, dans telle
situation, fait-il?
En philosophie, on considère que ma réflexion est existentielle, parce qu’elle se pose
sur l’individu et sur les problèmes propres { son existence. Pire ma réflexion prend
même appui sur des personnages de romans, sur vous et sur moi. Il y a quelque chose
de flou et d’a-théorique dans ma réflexion, je vous l’accorde. Je me retrouve dans cette
zone grise où je dois d’abord prendre parti avant de concrétiser ma réflexion. Je dois
prendre parti pour l’imagination, pour la possibilité réelle que des personnes
semblables { des personnages de romans puissent exister. Le seul fait qu’ils soient des
possibles m’oblige { les considérer comme tels. Je dois aussi concéder que ma
réflexion ne sera pas objective, qu’elle est dès son départ subjective de par sa nature.
Non seulement elle est subjective, mais je suppose que mon lecteur, lui aussi un être
humain, la recevra dans sa subjectivité pour arriver à saisir la mienne. Je présuppose
beaucoup de choses, mais n’en va-t-il pas toujours ainsi ? Supposer l’objectivité, n’est-
ce pas supposer que l’on peut être en dehors de la subjectivité, en dehors de sa propre
expérience ?
Je demande simplement au contraire que la réflexion s’ancre dans notre expérience,
dans notre vie. Cette existence qui commence et qui finit, où on doit faire des choix, où
le mal de dents et les accidents sont possibles, où la température varie, où les saisons
changent, où les cycles d’éveil et de sommeil se suivent. Cette existence qui quelques
fois laisse sans voix, quand on est plongé { l’intérieur de soi. C’est cela et même plus
que je présuppose et je suppose aussi que l’on y a accès. De toute façon, ultimement
VII
c’est cette expérience qui permet de juger ce que j’écris, qui permettra de montrer en
quoi j’ai tort, et qui soulignera tout ce que je ne suis pas arrivé à saisir par manque
d’expérience ou par manque de réflexion sur celle-ci.
***
L’angoisse tranquillement se disperse laissant les mots arriver sur le papier. Le calme
s’installe pour un instant seulement. L’action achevée, elle sera de retour.
En attendant, que dire de plus sur cette méditation sur la liberté ? Une dernière mise
en garde. Comme c’est une méditation sur la liberté, alors quelques fois il y a des
redites, des longueurs. Parce que bien que je médite, je suis loin d’avoir atteint la
sagesse et mon esprit fait des boucles pour avancer.
C’est une méditation certes, mais une méditation qui m’a engagée dans la pratique
philosophique. Elle a transformé ma pensée même et, comme l’une ne va pas sans
l’autre, elle a transformé mon existence même. La véritable angoisse de cette écriture
est peut-être cette révélation à moi-même de ce que je suis devenue. Tant que je
n’achève pas, je suis dans l’ignorance, donc dans l’angoisse. Plus la fin approche, plus
elle se développe, plus je pressens sans voir ; j’attends émue d’angoisse.
IX
Second Avant-Propos sérieux
Je laisse dans cette partie la place tout entière à Bossuet :
« Entre toutes les passions de l’esprit humain, l’une des plus violentes, c’est le désir de savoir ; et cette
curiosité fait qu’il épuise ses forces pour trouver ou quelque secret inouï dans l’ordre de la nature, ou
quelque adresse inconnue dans les ouvrages de l’art, ou quelque raffinement inusité dans la conduite
des affaires. Mais parmi ces vastes désirs d’enrichir notre entendement par des connaissances
nouvelles, la même chose nous arrive qu’{ ceux qui, jetant bien loin leurs regards, ne remarquent pas
les objets qui les environnent ; je veux dire que notre esprit s’étendant, par de grands efforts, sur des
choses fort éloignées et parcourant pour ainsi dire ciel et terre, passe cependant si légèrement sur ce
qui se présente à lui de plus près, que nous consumons toute notre vie toujours ignorants de ce qui
nous touche, et non seulement de ce qui nous touche, mais encore de ce que nous sommes »1.
1 Bossuet, Oraisons funèbres et sermons 1, Sermon sur la mort, Larousse-Paris (VI
e), 10
e édition, p.9
XI
Table des matières Résumé ......................................................................................................................................................... III
Avant-Propos angoissé............................................................................................................................. V
Second Avant-Propos sérieux .......................................................................................................... IX
Introduction générale ............................................................................................................................... 1
Étude qui voudrait être sérieuse sur Le concept d’angoisse écrit par Vigilius Haufniensis, un pseudonyme reconnu de SØren Kierkegaard. ................................................ 4
Tentative d’introduction ..................................................................................................................... 4
Chapitre 1 Le sujet .............................................................................................................................. 10
Le titre ................................................................................................................................................. 11
L’homme et l’humanité ................................................................................................................. 17
Chapitre 2 La méthode ou l’observateur ................................................................................... 20
Chapitre 3 L’angoisse et l’homme angoissé ............................................................................. 26
Les angoissés .................................................................................................................................... 29
L’angoissé face au mal................................................................................................................... 30
L’angoissé du bien ou le démoniaque ..................................................................................... 32
Chapitre 4 Le sérieux ........................................................................................................................ 36
Chapitre 5 Le danseur ou le comédien, prise deux................................................................ 41
Conclusion en queue de poisson.................................................................................................... 43
Intermède romanesque ......................................................................................................................... 45
Essai sur la légèreté ................................................................................................................................. 49
Introduction ........................................................................................................................................... 51
Chapitre 1 La légèreté ....................................................................................................................... 54
Chapitre 2 L’immortalité ................................................................................................................. 59
Chapitre 3 L’image ............................................................................................................................. 64
Chapitre 4 La contradiction ou la dualité .................................................................................. 72
Chapitre 5 La fugacité ....................................................................................................................... 76
Chapitre 6 La solitude ....................................................................................................................... 82
Chapitre 7 Le Grund ........................................................................................................................... 88
Conclusion .............................................................................................................................................. 92
Le mot de la fin .......................................................................................................................................... 95
Bibliographie .............................................................................................................................................. 97
1
Introduction générale Réfléchir aux choix qui se posent à nous tous les jours semble aller de soi. Méditer sur
la liberté, sur le rapport qu’elle entretient avec tous ces choix, tous ces possibles,
semble alors banal. Quelle fut ma surprise de réaliser qu’il n’en était pas ainsi.
Pourtant, les exemples extrêmes surprenants emplissaient déjà ma mémoire, que je
pense { Jodorowsky qui par deux fois jeta tout ce qu’il possédait pour commencer une
nouvelle vie, à mère Tereza qui quitta le confort de sa maison familiale pour aller
s’occuper des lépreux dans un milieu des plus démunis, { mon grand-père qui s’est re-
divorcé à 70 ans laissant de côté sa famille (sa nouvelle rendue ancienne famille) pour
aller conquérir une nouvelle flamme, à un de mes amis qui pour plaire à ses parents
alla étudier en ingénierie pour aboutir en histoire et ne jamais finir son baccalauréat
car il finit par décider de poursuivre sa carrière de militaire, il y a aussi cette amie qui
a quitté son conjoint qu’elle avait depuis ses quinze ans tout simplement parce qu’elle
n’était plus heureuse. Tous ces exemples, sans compter tous les exemples fictifs, qui
remplissent ce même espace de ma mémoire, à les regarder de haut semblent être
pour la plupart des situations où quelqu’un quitte tout pour recommencer. Pourtant, il
y a toutes ces zones d’ombre qui bougent sans cesse. Ces gens empruntent jour après
jour une nouvelle voie sans raisons extérieures évidentes, simplement parce qu’ils ont
décidé de faire autrement. Faire autrement, on pourrait considérer que c’est arrêter
d’agir par automatisme, pour faire un choix conscient. Cela semble tout aussi banal
que mes premières affirmations, j’en conviens, mais cette raison ne rend pas pour
autant la situation évidente. Comme si la plupart d’entre nous vivions toujours dans
un ensemble de choix restreints, et ce, même pour les plus avertis d’entre nous sur la
question de la liberté. Peut-être même ces derniers le font-ils plus que d’autres, car
justement ceux-là pensent connaître ce qui est bien et quand on suit ce qui est bien on
ne peut pas choisir autre chose, n’est-ce pas ?
2
Laissons de côté cet aspect, j’y reviendrai plus tard accessoirement. Ce que je cherche
à montrer pour le moment, c’est mon étonnement qui va grandissant plus je regarde
les hommes agir. Plus je regarde et plus je nous écoute, plus la question revient sans
cesse à mon esprit : pourquoi devant un choix l’homme ne considère-t-il pas tous les
possibles qui s’offrent { lui ? Même celui de refuser ce choix ? Qu’est-ce donc qui l’en
empêche ? Lui-même. Mais pourquoi ? Alors que je me posais ces questions, trois
lectures que j’avais faites auparavant sont venues { mon secours. En premier lieu, Le
concept d’angoisse de Vigilius Haufniensis, dont la première partie de ce mémoire fera
l’étude d’une façon plus théorique, mais toujours avec la question de la liberté comme
point de vue. Le concept d’angoisse est ma base théorique, mais inutile de vous dire
que prendre Haufniensis, un pseudonyme de Kierkegaard, comme base amène à tout
un travail et constitue plutôt un fondement instable, puisque tant par la forme que par
le fond celui-ci ne donne pas une démonstration claire et précise, mais plutôt une
monstration où le lecteur doit prendre part, pour la faire sienne, la constater, la vivre.
C’est exactement comme pour la question de la liberté de la façon dont elle est
envisagée ici, où on doit s’être compris soi-même dans la recherche, dans la
méditation, car réfléchir à la liberté sans se mettre soi-même en jeu, c’est réfléchir {
une liberté abstraite qui n’existe pas. Elle ne sera donc jamais un choix qui se posera à
nous, ni { aucun être humain. Elle sera autre chose. Une amie anglaise m’expliquait
que pour traduire la liberté de choix, il fallait utiliser freedom, car si on utilisait liberty
on ne parlait que d’un point de vue théorique. Le point de vue adopté dans ce texte est
celui du freedom, de l’action, du choix, de tout ce que cela implique. Ainsi ce sera
Kierkegaard, pardon Haufniensis, qui me servira de base théorique.
Ma deuxième partie est un Essai sur la légèreté, qui prend comme point d’appui Le
concept d’angoisse sans l’aborder directement. Cette partie tente de comprendre ce
qui fait un contrepoids à la légèreté. Pour ce faire, elle prend deux romans comme
exemples. Ce qui permet de personnifier le problème d’une façon simple en prenant
les personnages comme références en premier lieu, et en second lieu, de connaitre les
réflexions du narrateur, (elles peuvent être considérer comme celles de l’auteur
3
puisque souvent il se présente sous sa figure), qui éclaircissent le problème ou le
présente sous une autre perspective. Cet essai étudie deux romans de Kundera :
L’immortalité et L’insoutenable légèreté de l’être. À l’aide de ces deux romans, j’explore
la question de la liberté, du choix, sous l’angle de la légèreté, qui est un terme que
j’emploie pour signifier le moment où l’homme, comme en suspension, se retrouve
devant tous les choix qui s’offrent { lui.
En plus de ces deux réflexions, j’ajouterai un interlude sur le roman et l’art d’écrire
afin de mieux cerner ce qu’un personnage, un roman, peuvent avoir comme poids
dans la réalité par le biais du poids qu’ils prennent pour l’auteur. Ceci permet aussi de
montrer en quoi le questionnement existentiel philosophique croise le territoire de
l’art du roman à travers quelques exemples tirés des œuvres : Le rideau de Kundera et
de Exit le fantôme de Philip Roth. Ces exemples m’aideront à mieux saisir cette
parcelle de territoire où la fiction et la réalité se complètent et se confondent.
Voilà, ce qui a été ma réflexion principale au cours des dernières années et qui
continue de m’habiter jour après jour dans ma vie.
4
Étude qui voudrait être sérieuse sur Le concept d’angoisse écrit par
Vigilius Haufniensis, un pseudonyme reconnu de SØren Kierkegaard.
Tentative d’introduction
Comment ? Mais comment présenter Le concept d’angoisse ? Pardon, comment
introduire un travail de philosophie sur Le concept d’angoisse ? Pardon encore,
comment introduire une étude qui se veut sérieuse, ou désireuse de l’être, sur Le
concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique préalable au problème du
péché originel ?
En commençant par l’année où l’ouvrage est paru : 1844 ? Non, j’aurais l’impression
de copier le quatrième de couverture de mon livre. Alors en mentionnant que le livre
est sorti sous le nom de Vigilius Haufniensis qui est en vérité un des multiples
pseudonymes de Kierkegaard, pour enchaîner ensuite sur la problématique de la
pseudonymie chez cet auteur. Le sujet est fort intéressant, mais comment revenir de
celui-ci pour aboutir au concept d’angoisse et à Haufniensis et réussir à oublier tous
les tours de Kierkegaard pour sauvegarder la vie de ce dernier comme par exemple
quand il se montrait aux entractes de théâtre, alors que durant la pièce, il retournait à
la course chez lui pour écrire. Comment ne pas éclater de rire à ce moment tout en se
disant : « Ah ! Ce Kierkegaard quel sacré farceur, quel homme ingénieux ! » ? Le tout
sans oublier tout le reste ? Sauf peut-être que Les miettes philosophiques et Le concept
d’angoisse « ont été écrits en 1844, la même année où Marx rédigeait ses fameux
5
Manuscrits de Paris : cette année est le symbole de la réaction antihégélienne, c’est-à-
dire de la réaction antiphilosophique au sein de laquelle nous sommes encore
plongés » (quatrième de couverture de Gallimard du Concept d’angoisse).
Comment ?
Avec une mise en scène ?
Je suis là assise à ma table de travail en train de me poser cette question quand mon
mal de cou refait surface. Prise de douleur, je dois faire une pause pour aller mettre du
baume sur la partie douloureuse et recouvrir cette même partie d’un foulard pour
bien garder la chaleur. Je reviens.
Affublée d’un affreux cache-cou noir et accompagnée de l’odeur du baume, une parole
de A me revient { l’esprit : « L’état suprême est, je pense, d’être un homme complet. À
présent j’ai des cors au pied, -tout de même c’est toujours un commencement »2. Il est
toujours surprenant de se rappeler ces grandes choses grâce à ces petites choses
comme la douleur ou l’anticipation de la douleur. Avoir mal au cou c’est douloureux,
mais penser { la douleur d’un mal de cou, penser de toutes ses forces qu’on la subit,
c’est autre chose. D’ailleurs, je commence { ressentir l’effet de la chaleur qui détend
les muscles de mon cou. Cet instant de détente me permet de prendre conscience du
fait que je ne me suis pas présentée.
Je m’appelle Karine Martelle. Je suis étudiante { la maîtrise { la faculté de philosophie
de l’Université Laval. Depuis quelque temps, je réfléchis ou plutôt je tente d’examiner
la liberté, ce qui la rend possible, ce qui la contraint et comment l’homme vit avec
celle-ci. Je me demande en gros comment l’homme vit avec celle-ci. Un des livres qui
est l’achoppement de ma réflexion est Le concept d’angoisse. Il est là, sur la table, tout
2 Kierkegaard, Ou bien… Ou bien… , trad.. F. et O. Prior et M. H. Guignot, Gallimard, Paris, 1943, p.25
6
près. Je viens de le relire pour la énième fois. Il est toujours pour moi à la fois éclairant
et obscur. Un drôle de paradoxe s’il en est un.
Dès le départ, dans sa préface, son auteur m’apparaît un homme de bon goût quand il
conseille avec justesse de lire tout ce qui se fait sur un sujet avant d’écrire sur le même
sujet, puisqu’il se peut fort bien que quelqu’un ait déj{ fait un exercice similaire et
qu’il s’y soit mieux appliqué que nous. Vigilius Haufniensis est posé, mais pas moi. Je
ne suis pas aussi humble, ni aussi sobre que lui, bien que je comprenne ce qu’il veut
dire. Il est rare que l’on innove dans le domaine de la pensée. On peut se surprendre
soi-même certes, mais il y aura toujours quelqu’un pour vous rappeler que vous n’êtes
pas le premier { y penser. Ce qui n’est pas très grave, car qui insiste vraiment pour
faire quelque chose de différent ! La plupart des gens optent pour quelque chose de
connu ou enfin, de reconnu, d’apprécié de la majorité. Non ? Enfin, Haufniensis semble
être de mon avis. Puis-je en être certaine ? Pas vraiment, mais je dois en tentant de
comprendre ces propos, m’y coller le plus possible, les amener à moi en essayant de
les transformer le moins possible. Kierkegaard suppose quelque chose de semblable
quand il écrit :
La plupart des gens abordent la lecture d’un livre avec une idée de la manière dont ils l’auraient écrit eux-mêmes, ou dont un autre s’en est ou s’en serait tiré ; pareil parti pris joue de même quand ils rencontrent quelqu’un pour la première fois, et de l{ vient que si peu de gens savent au fond quel est l’aspect des autres. Ici l’on touche { la première possibilité de ne pas savoir lire un livre, laquelle passe ensuite par quantités de nuances jusqu’au suprême degré où le livre est mécompris – ici les deux extrêmes de lecteurs se rencontrent… les plus bêtes et les plus géniaux, avec en commun l’incapacité de savoir lire un livre, les uns par indigence d’idées, les seconds par excès. 3
Quel type de lectrice suis-je ? Je vous laisserai en juger par vous-même cher lecteur. Je
vous dirai néanmoins que je ne suis pas trop intelligente, mais un brin acharnée pour
comprendre et pour tenter de mettre en pratique ce que je lis. Je crois, cher lecteur,
que tu trouveras ton compte à me suivre dans cette tentative de compréhension.
3 Kierkegaard, Papirer II, A46 ; trad.. Ferlov et Gateau
7
La douleur de mon cou a diminué et il est du coup beaucoup plus facile d’écrire. Un
mal quelconque peut presque tout changer dans notre humeur, dans nos réflexions,
quand on est un être humain. Alors je me concentre, puisque je le peux maintenant, et
je reviens à Haufniensis, le veilleur de nuit à Copenhague comme le dit poétiquement
son nom. Il me semble qu’il suggère une autre approche fort modérée face { la pensée
que l’on saisit bien dans l’extrait suivant : « A chacune, en effet, sa tâche ; et aucune n’a
besoin de tant se mettre en quatre pour celles qui l’ont précédée et qui la suivent. A
chaque homme d’une même génération, comme { chaque jour, sa peine ; c’est assez
pour chacun de prendre garde à soi »4. Un étrange extrait, devrais-je dire, car il ne
conseille pas de s’en remettre à la multitude de la génération, même au contraire on
passe de la tâche d’une génération { la tâche de chaque homme et de la tâche de
chaque homme à sa tâche qui lui revient à chaque jour. Cette tâche se répète et revient
régulièrement pour chaque homme, et ce, dans chaque génération. Le sujet du livre
d’Haufniensis dès la préface fait déjà appel à cette situation de répétition. Donc toi,
moi, vous, nous, sommes tous touchés par son introduction et par sa tâche. Il le
souligne à la fin : « c’est assez pour chacun de prendre garde { soi ». Que peut-il bien
vouloir dire en insistant davantage en écrivant : « c’est assez » ? Je crois qu’il veut dire
que chaque homme qui vit chaque jour avec intérêt en s’occupant bien de cette
journée en a déjà bien assez ! Ou bien, est-ce plutôt que chaque homme ne peut que
s’occuper de lui-même ? Un homme, une tâche, c’est déj{ assez surtout si cet homme
vit pleinement sa tâche. Il ne pourra pas faire plus ni, l{ c’est intéressant, penser qu’il
peut faire plus. Cet homme, par contre, ne conquerra pas sa génération, ni la
génération future, mais il se sera occupé de lui. C’est probablement ce que tente de
dire Haufniensis en écrivant : « j’avoue comme auteur n’être qu’un roi sans
royaume »5. Il est donc le roi de son petit texte humble qui n’a pas besoin qu’une foule
derrière lui scande son nom, ni qu’elle l’applaudisse. Il n’a besoin que de lui-même.
4 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.163 5 Idem, p.164
8
Ainsi commence Le concept d’angoisse, un livre qui sait toujours me mettre dans tous
mes états, par une courte préface de ce cher Vigilius Haufniensis. Mais pourquoi
Kierkegaard a-t-il pris un pseudonyme pour ensuite le dénoncer comme tel ? Qu’est-ce
que cela change que le livre soit écrit par Kierkegaard ou non ?
Cela change l’optique du lecteur, en premier lieu mon optique, votre optique. Si on lit
un livre en pensant qu’il vient de Kierkegaard { une époque comme maintenant, on
accorde déjà une valeur « x » à ce livre, un plus, un univers. Mais cet auteur était-il
vraiment comme vous l’imaginez ? Pourtant l’image de Kierkegaard se colle déj{ au
petit livre et va changer d’avance votre rencontre. Puisque ce n’est plus une nouvelle
rencontre, ce n’est plus un simple Vigilius Haufniensis qui vous offre le cœur de sa
réflexion, mais un Kierkegaard célèbre. Vous savez alors d’avance que c’est sérieux !
Tandis que face à un anonyme tel Haufniensis, les appréhensions sont presque nulles.
Nous arrivons avec lui. Puis cela donne une autre atmosphère à la préface, on tombe
dès le départ face à face avec une singularité. On prend déjà la tangente de la citation :
on est face à un homme, certes un personnage, qui donne néanmoins la teneur du
reste. Ce n’est pas un langage théorique universel qui se déploie devant le lecteur,
mais un langage particulier rattaché à un individu qui parle de son expérience
individuelle. Grâce à ce jeu de pseudonymes, le lecteur tombe devant un autre
individu et doit donc parallèlement à cette action se constituer lui-même comme un
individu. On se retrouve donc avec un individu face à un autre individu qui lui
dit : « c’est assez pour chacun de prendre garde à soi ». Ainsi chaque individu se
présente et se retrouve alors face à la tâche qui lui est impartie. Il ne peut fuir et il ne
peut nier que c’est ainsi.
Cette raison montre toute l’importance du jeu de pseudonymie. Aussi comme le
souligne Haufniensis plus loin : « On dénature le concept même en même temps qu’on
en fausse l’atmosphère, car il y a une vérité d’atmosphère correspondant { une vérité
9
de concept »6. Assise à ma table, me servant une autre tasse de café, je déduis de cette
phrase que l’atmosphère est importante !
Qu’est-ce que l’atmosphère ? Peut-être cette sorte de sensibilité, de déploiement qui
se place sous les yeux du lecteur et j’oserais dire, { l’intérieur de lui, pour lui faire
sentir où il se trouve. La réflexion doit donc avoir un lieu spécifique pour que celui qui
l’effectue comprenne toute la difficulté et la complexité de celle-ci. Par exemple, si on
veut comprendre la danse on aura besoin de musique, d’espace, de mouvements et
d’un danseur au minimum. Ici, pour comprendre un texte qui porte sur le concept
d’angoisse, il faut une préface pour l’atmosphère, mais surtout un individu particulier
qui l’écrit, qui donne un avant goût sur lui, et sur lui par rapport aux autres quand il
écrit : « je suis un roi sans royaume ». Qui est le roi sans royaume ? L’individu qui
trouve que « c’est assez de prendre garde { soi ».
C’est un roi sans royaume qui se gouverne lui-même, prêt à suivre les mouvements de
la foule tout en sachant que celle-ci agit sottement. Le roi sans royaume ne parle pas
au lecteur en tant que roi qui veut se faire adorer, mais plutôt en tant qu’individu qui
se gouverne lui-même et qui n’en demande pas moins à son lecteur face à lui. Être un
roi sans royaume, telle est déjà la tâche donnée par Haufniensis à tout individu qui le
voit. D’autant que cette tâche est la tâche, celle de chaque homme dans sa vie { chaque
jour.
Individu individualisé, le lecteur, se retrouve face à un autre individu, un pseudonyme
qui s’apprête { lui parler, { lui faire lire Le concept d’angoisse. Tous deux se retrouvent
donc { faire cette recherche…
6 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.171
10
Et moi, Karine Martelle, je vous propose de suivre mon étude sur Le concept d’angoisse
en cinq chapitres : le sujet, la méthode, l’angoisse et l’angoissé, le sérieux, le danseur,
où je me pencherai sur la proposition de base de l’auteur : la tâche, où également, je
tenterai de dresser différents portraits de l’homme qui tente de vivre sa vie en
affrontant ou non l’angoisse, prémisse à la liberté.
Chapitre 1 Le sujet
Afin de comprendre le sujet de ce livre Le concept d’angoisse et de saisir dans un
même mouvement la base de ma réflexion pour ma méditation sur la liberté, je vais
commencer par regarder de plus près le titre du livre. L’avantage de cette méthode
consiste en ce qu’elle permet de situer les thèmes exposés par Haufniensis sans pour
autant entrer dans la bataille d’idées par laquelle il les introduit. Je ne m’attarderai pas
sur sa réponse officielle ou non { Hegel, mais bien plutôt sur ce qu’il propose et ce que
cela implique pour le reste du raisonnement. Cette méthode permet aussi de
reconstruire le territoire où Haufniensis se situe pour examiner l’angoisse et les
répercussions de cet examen sur l’étude globale et parallèlement sur ma réflexion
elle-même. Je ne rejette donc pas la discussion entre Hegel et Haufniensis, mais je
désire plutôt aller au cœur du problème tel qu’il est posé par notre auteur.
11
Le titre
Le concept d’angoisse. Simple éclaircissement psychologique préalable au problème du
péché originel.
Le titre principal donne le sujet du livre. Pourtant en insistant sur le mot « concept »,
on pressent que l’angoisse est étudiée sous un autre angle que d’habitude, c’est-à-dire
autrement que sous le point de vue poétique. Par l’association de l’angoisse { son
concept, le sujet devient plus sérieux. Il ne sera pas seulement question des
manifestations de l’angoisse, mais aussi de ses implications du point de vue éthique,
donc existentiel. Mais déj{, je m’avance un peu trop.
Le sous-titre, plus complexe, montre en quel sens le concept d’angoisse va être étudié
et ce qu’il signifie dans cette mesure. En fait, il indique qu’une étude plus globale
devrait suivre celle-ci ou sous-entend une étude plus globale sur le péché originel. Il
souligne aussi le lien entre l’angoisse et le péché originel, lien qui peut paraître pour le
moins surprenant. L’autre aspect surprenant est que, bien que le sujet soit le concept,
il est considéré sous l’angle d’un simple éclaircissement psychologique. Ainsi le
territoire du concept de l’angoisse sera étudié dans les limites du champ de la
psychologie. Un autre point intéressant est le lien qui peut se faire entre le point de
vue psychologique et Haufniensis qui se présente comme un individu. Cela soulève la
question : quel type de psychologie utilisera-t-il dans cette étude, est-ce que ce sera la
psychologie en tant que science objective ou la psychologie plus subjective, qui prend
le point de vue d’un individu ?
Maintenant que le titre commence à être un peu mieux cerné, il semble que lui même
demande encore un éclaircissement sur les concepts utilisés : l’angoisse, la
psychologie et le péché originel. Pour ce faire, j’examinerai chacun de ceux-ci en
12
commençant par le péché pour aller vers l’angoisse, qui dans cette partie-ci ne sera
pas encore abordée clairement, et finir avec la psychologie.
Le péché
Le péché originel, comme l’écrit Haufniensis : « n’est pas du ressort de l’intérêt
psychologique »7. Le péché originel se trouve l{ où l’étude psychologique s’arrête. Cela
semble tout à fait logique vu le titre. Toutefois cela n’est pas si évident. Il ajoute { ce
sujet : « On dénature le concept en même temps qu’on en fausse l’atmosphère, car il y
a une vérité d’atmosphère correspondant { une vérité de concept »8. Grâce à ce
passage, il souligne l’importance de l’atmosphère et surtout, le fait qu’{ chaque
concept correspond une atmosphère, ce qui n’est pas banal. Ainsi pour traiter le
concept d’angoisse d’un point de vue psychologique, il faut que l’atmosphère lui soit
particulière. Elle doit donc à la fois être individuelle et universelle, créant du même
coup une sorte de paradoxe dont il faudra tenir compte dans l’explication du concept
d’angoisse et pour celui du péché. Elle devra être universelle, car elle est un
éclaircissement au problème du péché originel. Ce dernier dans son concept même
inclut tous les hommes. Il doit s’appliquer { tous les hommes de tout temps et de tous
lieux. Quelle sera donc l’atmosphère du péché ? Haufniensis répond « le sérieux », et le
sérieux n’est pas du ressort de la psychologie. Au contraire, il appartient { l’éthique. La
différence entre psychologie et éthique est frappante : la psychologie montre le
mouvement intérieur qui a lieu chez un individu et l’éthique, «accuse, juge, agit »9 .
Pour cette raison, la psychologie ne peut pas observer le péché et l’éthique non plus,
car elle le juge. Ainsi l’on pourrait dire que quand l’éthique regarde le péché, il est déjà
commis, c’est seulement une fois le saut passé qu’elle peut intervenir. Tandis que la
psychologie peut se rendre jusqu’au saut seulement. Le péché est le saut, l’action qui
7 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.170 8 Idem, p.170
9 Idem, p.179
13
se commet. C’est pourquoi, le roi sans royaume écrit : « Le péché devant bien être en
effet surmonté, mais non pas comme une chose que la pensée ne puisse faire vivre,
mais comme ce qui existe et, comme tel, nous touche tous »10. On en revient à ce qui
fut dit plus haut, le péché n’est pas dans la pensée. Il est bien un quelque chose qui
existe, d’où découle le fait que l’éthique puisse le juger et que la psychologie puisse
l’approcher sans l’atteindre. De plus, ce passage appuie ce que j’ai sous-entendu plus
haut pour l’angoisse et le fait qu’elle nous touche tous. On peut donc conclure
brièvement, ici, que le péché se trouve dans l’existence de chacun. Nul ne peut donc
s’en sauver. Mais alors, { quoi appartient le péché originel si ce n’est ni { l’éthique, ni {
la psychologie.
Il est à noter au passage que, encore une fois, l’éthique touche au péché dans la
mesure où « elle échoue, grâce aux remords »11 sur celui-ci. Ce ne peut pas être
l’inverse, car sinon « l’éthique qui engendre le péché, elle tombe du même coup de son
idéalisme ». Ce qui amène Haufniensis plus loin à ajouter : « le péché originel, qui rend
encore tout plus désespéré, supprime en effet la difficulté, cette fois non par l’éthique,
mais par la dogmatique » 12. Une petite explication s’avère nécessaire !
La petite explication implique une autre citation pour comprendre ce qui fait tomber
la difficulté et surtout quelle est cette difficulté en plaçant le péché originel dans la
dogmatique. La voici : « L’éthique pose l’idéal comme but et préjuge que l’homme a les
moyens de l’atteindre. Mais { en dégager précisément la difficulté et l’impossibilité,
elle développe par là même une contradiction »13. Ainsi l’éthique pose l’idéal comme
but. Le péché est donc un achoppement dans cet idéal. D’autre part il est fort simple {
comprendre que l’idéal n’est pas réel ! D’où le passage suivant : « Elle prétend
10
Idem, p.171 11
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.173-174 12
Idem, p.176 13
Idem, p.173
14
introduire de l’idéal dans le réel, mais elle est incapable du mouvement contraire, de
hausser le réel { l’idéal »14. Le réel où existe le péché est ce qui est ; l’éthique de son
point de vue idéal en descendant de cet idéal dans le réel montre ce qui devrait être.
De par sa position, elle peut alors facilement se permettre de juger, d’accuser et d’agir,
car elle est l’étalon de mesure { cause de son idéalité. Puisqu’elle sous-entend que
l’homme peut atteindre cet idéal, elle ne peut en même temps que faire ressortir la
difficulté, c’est-à-dire l’impossibilité de l’atteindre dans la réalité. Pour anticiper, c’est
pour cela que pour l’éthique : « L’homme est toujours coupable », et de ce point de
vue, elle a raison. Ce qui explique la phrase d’Haufniensis où le péché originel rend
tout plus désespéré. Comment alors la dogmatique arrive-t-elle à faire disparaître la
difficulté ? Tout simplement parce que : « la dogmatique part du réel […] pour le
hausser { l’idéal »15. En présupposant le péché originel, en l’attribuant { l’homme, elle
explique le réel et peut alors le hausser { l’idéal. Alors l’homme est compris dans cet
idéal avec l’idée de péché originel. Cette position nouvelle permet une forme de
retournement. Ce n’est plus l’éthique qui pose l’idéal et qui échoue sur le péché
rendant en retour impossible l’éthique, c’est-à-dire l’existence éthique, ou pour le dire
autrement, l’existence morale.
La dogmatique, en mettant au départ le péché originel dans l’existence, permet de
concevoir au contraire la possibilité d’une telle existence morale. Alors le sens de
l’éthique change et son idéal aussi. À ce sujet, Haufniensis écrit : « Ici l’éthique
retrouve sa place légitime de science morale posant, comme la dogmatique, la
conscience du réel pour but à la réalité »16. Ce retournement permet { l’homme de se
retrouver face { un nouveau but. Même si l’homme est toujours présupposé coupable
ou fautif, le péché originel s’appliquant de facto, elle permet de considérer l’existence
humaine sous un nouveau jour. Puisque la faute n’est plus le « mal », si je puis dire,
elle fait dorénavant partie de la réalité humaine. Si l’éthique donne « La conscience du
14
Idem, p.173 15
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.176 16
Idem, p.177
15
réel pour but à la réalité » alors peut être la conscience de l’homme qui existe peut-elle
prendre conscience de ses fautes et les assumer, car c’est seulement après avoir été
admise, comme une faute qu’une faute peut être réparée. En allant encore plus loin, je
dirais que c’est en assumant sa culpabilité, en la vivant, que l’homme peut atteindre le
repentir et donc atteindre une certaine forme d’idéal éthique. Pour y arriver, il faut
premièrement que l’homme commette une faute, et pour être fautif, l’homme doit
assumer sa liberté.
Angoisse
En quoi alors l’angoisse devient-elle un simple éclaircissement face au problème du
péché originel, puisque ce dernier est présupposé par la dogmatique. L’angoisse
devient l’endroit du possible, du péché, dans l’individu, ou comme l’auteur l’écrit :
« Mais cet élément stable d’où naît constamment le péché, non avec nécessité (car une
naissance nécessaire est un état, comme par exemple tout le cycle de la plante en est
un) mais avec liberté, ce stable élément, cette disposition préalable, cette possibilité
réelle du péché, voil{ ce qui s’offre { l’intérêt de la psychologie »17 . Sans l’angoisse, nul
péché possible dans la réalité. Elle est ce moment, non pas où la décision se prend,
sinon, l’éthique est là prête à juger, mais juste avant. Il est aussi à souligner que le
péché nait toujours par liberté d’un élément stable que l’on peut retrouver chez tout
homme : l’angoisse. Le péché n’est pas nécessaire, mais il arrive et pour cela il a besoin
d’une disposition particulière chez l’individu. Celle-ci permet au péché de devenir
possible, mais elle ne le rend pas pour autant réel, que « l’humaine nature doive être
telle qu’elle rende le péché possible, c’est, psychologiquement, incontestable ; mais
vouloir faire de cette possibilité du péché sa réalité révolte l’éthique et, pour la
dogmatique, résonne comme un blasphème, car la liberté n’est jamais possible, dès
17
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.178
16
qu’elle est, elle est réelle »18. Ainsi ce qu’il reste { étudier se déroule dans le réel, est
libre et permet la naissance du péché.
Psychologie
Le péché est inatteignable pour la psychologie, mais le réel, lui, est accessible. Elle
peut donc étudier cette base stable qui lui permet de naitre. Le champ de la
psychologie est le réel, mais surtout, ici, l’observation de cette possibilité du péché
jusqu’{ ce que l’action commence. Ensuite c’est l’éthique qui prend le relais.
Si on récapitule, on voit alors que « Le concept d’angoisse. Simple éclaircissement
psychologique préalable au problème du péché originel » implique de considérer le
péché originel comme présupposé par la dogmatique et de revoir la tâche de l’éthique
concernant la réalité. Le péché originel considéré de cette façon fait partie de la nature
humaine, et tout ce que l’on peut étudier en tant que psychologue est l’élément stable
qui permet la possibilité du péché. Pourquoi en psychologue ? Parce que l’éthique juge
et surtout parce que le péché n’est pas l’objet d’une connaissance, mais plutôt quelque
chose que tout le monde peut vivre. C’est donc la perspective psychologique qui
permet de se pencher sur ce possible du péché originel : l’angoisse. Ce qui explique
sans difficulté le titre du chapitre 1 : L’angoisse condition préalable du péché originel et
moyen rétrograde d’en expliquer l’origine.
Ce premier court survol du titre du volume donne un aperçu du sujet, bien qu’il ne
définisse en aucune façon l’angoisse en elle-même. Avant d’approcher de plus près
celle-ci, il reste un dernier détail à spécifier : comment l’angoisse { cause du péché
originel peut-elle viser { la fois le tout, l’humanité, et la partie, l’individu ? Puisqu’elle
explique et présuppose le péché chez l’homme.
18
Idem, p.179
17
L’homme et l’humanité
Il y a donc le péché originel, qui prévaut pour tout homme, et le péché, que chaque
homme peut commettre, qui a permis de dire plus haut que le péché originel était à la
fois individuel et universel, le même dédoublement étant valable pour l’angoisse, que
l’on n’a pas encore définie, mais dont le territoire a été défini. Que peut bien impliquer
ce rapport entre l’individuel et l’universel propre au péché ? Plus précisément, qu’est-
ce que cela implique du point de vue de la recherche psychologique qui se penche sur
l’individu ?
Cela permet en premier lieu de mieux saisir l’ambivalence de l’existence humaine en
saisissant ce rapport entre l’homme et l’humanité, tout comme celui de l’humanité et
de l’homme. L’observateur acquiert alors un point de vue plus juste quand comme ici,
il questionne et interroge l’homme du point de vue de son existence. Ce jeu homme-
humanité est dévoilé avec ampleur quand Haufniensis tente de montrer en quoi le
péché d’Adam est certes le premier péché commis, mais qu’il ne diffère en rien
pourtant de tout autre péché qu’un homme, peut importe qui, peut commettre. Il se
plait à le répéter, le péché d’Adam diffère du point de vue de la quantité, mais non de
la qualité, gardant ainsi l’essence même du péché préservée. Celui-ci est le même qu’il
soit commis par Adam ou par un autre homme quelque deux mille années plus tard.
Cette différenciation de la qualité est impossible pour Haufniensis, qui dit en termes
très clairs : « chose impossible d’ailleurs dont la raison profonde vient de l’essence
même de l’existence humaine, du fait que l’homme est individu et, comme tel, est { la
fois lui-même et tout le genre humain, de sorte que ce dernier participe en entier à
l’individu et l’individu { tout le genre humain »19. Ce qui implique pour Adam comme
pour chacun de nous, pris en tant qu’individu qui le suit, qu’aucun de nous ne peut
être retranché du genre humain { cause d’une de ses caractéristiques, qui par essence
19
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.178
18
le rendrait différent du reste de l’humanité. L’exemple du texte sur l’importance de ce
lien est celui d’Adam. S’il avait commis un péché tel qu’il n’y en aura plus de possible
comme lui dans sa qualité, donc dans son essence, il ne serait pas un être humain.
Puisque ce qui fait d’Adam un être humain est que toutes ses possibilités sont
possibles pour le genre humain, si on le considère comme qualitativement différent, il
devient dès lors qualitativement autre dans son essence. Alors soit il est un être
humain ou il n’en est pas un ! L’auteur conclut : « Ainsi si un individu pouvait être
retranché tout à fait du genre humain, ce retranchement même donnerait au genre
humain une autre détermination, tandis que si un animal était retranché de son
espèce, l’espèce n’en serait pas modifiée »20. Donc chaque homme peut commettre le
péché et en fait, aucun de nous ne peut penser qu’il ne peut pas le commettre, ni qu’il
en commet un profondément différent, ni que son péché est moins grave que les
autres vu la quantité de péchés commis avant lui. Au contraire, chaque homme se
retrouve avec son propre péché qui possède la même qualité, le saut, que chaque être
humain qui a vécu, vivra et vit. Ceci signifie aussi que, bien que chaque homme vive
dans l’histoire de l’humanité, qu’il soit situé dans celle-ci, que chacun recommence
toujours l’histoire au complet dans son histoire personnelle, pour ce qui est du péché
du moins. Ce qui, pour me répéter, vaut aussi pour l’angoisse. Permettant ainsi à
Haufniensis de dire de bien des façons : « Pendant que se déroule l’histoire de
l’humanité, l’individu commence toujours da capo, parce qu’il est lui-même et le genre
humain, et par l{ encore l’histoire du genre humain »21 et plus loin encore, « car
l’histoire du genre humain poursuit son bonhomme de chemin, et dans cette histoire
jamais personne n’en vient { commencer au même endroit qu’un autre, tandis qu’au
contraire chaque individu recommence da capo, en même temps qu’il se trouve au
point où il devrait avoir son commencement dans l’histoire »22.
20
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.186 21
Idem, p.187 22
Idem, p.193
19
Je répète la répétition d’Haufniensis, car je crois tout comme lui qu’il est important de
bien saisir cette particularité de l’essence de l’existence humaine et ce qu’elle implique
pour toute réflexion sur le péché et l’angoisse, donc aussi sur la liberté, c’est-à-dire
encore que chaque homme recommence l’histoire dans son histoire. Ainsi aucun
homme dans sa vie ne peut nier ce qui se passe dans sa vie ni ce qui se passe dans la
vie des autres. Puisque chaque homme refait son chemin et peut, a la possibilité, de
faire comme son voisin, il peut être à la fois aussi malheureux et aussi heureux que ce
dernier. Il doit prendre conscience de ce fait et l’assumer. En fait, il n’est pas obligé
d’en prendre conscience, mais il ne peut pas croire que cela ne lui arrivera pas ou que
lui ne pêchera pas. Sinon, il ne serait plus un être humain, et alors, comme il fut
mentionné plus haut, il faudrait changer la détermination du genre humain. C’est
pourquoi : « À tout instant donc l’individu est lui-même et le genre humain. C’est la
perfection de l’homme considéré comme état »23 et ainsi, fait tout aussi important
dont on vient de discuter, « chacun des individus est essentiellement intéressé à
l’histoire de tous les autres, non moins essentiellement qu’{ la sienne. La perfection
personnelle consiste donc à participer sans réserve à la totalité »24. Toute réserve
suppose que l’on peut être différent du genre humain. En redéfinissant ainsi l’état de
l’homme et en le posant de cette façon, Haufniensis réitère sa tâche du départ : « c’est
assez pour chacun de prendre garde à soi » en montrant comment cette tâche est plus
complexe qu’il n’y paraît. Elle reste toutefois centrale, car si le raisonnement est juste :
que chaque individu est essentiellement intéressé { l’histoire des autres, non moins
essentiellement qu’{ la sienne ; alors la nôtre est suffisante dans la mesure où elle
implique chacune des autres, d’autant plus que chaque individu dans la répétition
propre { son histoire, qu’il ne connaît pas, doit s’intéresser { celle-ci pour comprendre
celle-l{. Ainsi le mouvement va dans les deux sens. On ne peut pas que s’occuper de sa
vie, sinon on ne s’occupe pas de sa vie, puisqu’elle inclut celle des autres. On ne peut
pas que s’occuper de la vie des autres non plus, sinon on ne s’occupe pas de sa vie.
23
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.187 24
Idem, p.187
20
Prendre garde { soi c’est aussi prendre garde aux autres. Il semble que la tâche n’en
soit pas plus facile.
Je récapitule. Chaque individu doit se prendre en compte en tant qu’il recommence
toujours sa propre histoire et il doit prendre en compte les autres, parce qu’il s’inscrit
dans une histoire. Non seulement il s’y inscrit, mais chaque autre étant un être
humain, il doit considérer que tout ce qui peut leur arriver peut lui arriver et vice-
versa. À chaque homme, l’humanité recommence en somme. Chaque homme
recommence aussi sur le terrain du péché. Chaque péché est nouveau par le saut
qualitatif qu’il pose, la quantité de la génération n’y change rien.
L’étude que Vigilius mène cherche { mieux comprendre le péché originel en se posant
sur l’angoisse qui en est le possible stable que chacun d’entre nous a. L’angoisse est
cette étrange chose qui permet l’arrivée de la liberté, donc parallèlement du péché.
Celle-ci n’est pas plus définie pour le moment. Notre auteur se propose de l’aborder
grâce à un éclaircissement psychologique. Ce dernier doit se poser sur l’homme
comme individu qui à chaque fois représente le genre humain. Il doit le suivre
jusqu’au saut, jusqu’au choix.
Chapitre 2 La méthode ou l’observateur
Avant d’aller plus loin dans l’approche de l’angoisse et afin de rester dans l’angoisse
de celle-ci en homme angoissé, je vais arrêter ma réflexion quelques secondes pour
mieux saisir comment on peut atteindre une « vraie autorité psychologico-poétique »
(p.217) selon le terme d’Haufniensis. Dans un long passage, il fait la présentation de
21
l’état d’esprit ou de la disposition d’esprit que l’on doit avoir quand l’on veut s’occuper
de psychologie. Pendant cette explication, je ferai un court détour pour faire un lien
entre sa méthode et l’art du roman.
Haufniensis commence par un petit rappel de ce qu’il tente de faire : « Ce n’est pas
mon propos d’écrire un livre savant ou de perdre mon temps { dénicher des preuves
dans la littérature »25. Il semble qu’il insiste pour rappeler la teneur de son écrit qui,
n’étant pas savant, ne contient pas une foule de références littéraires, ni historiques,
ni bibliographiques ou autres pour appuyer ses dires. Ce qui se passe ici c’est autre
chose. Le lecteur doit lui aussi se trouver dans cet autre état, dans cet ailleurs, pour
arriver à comprendre ce qui lui sera proposé. Après s’être fait apostropher par
l’auteur au début, le voil{ qui doit de nouveau, tout en demeurant un individu,
pratiquer son esprit { autre chose qu’{ la lecture d’un livre savant. Comment doit-il
être ? Comment doit-on être en tant que lecteur ?
« Mais quand on s’occupe sérieusement de psychologie et d’observation, on
s’acquiert une élasticité qui vous rend capable d’improviser des exemples sans
authenticité matérielle sans doute, mais cependant d’une autre autorité »26 (p.217).
Le mot qui me frappe en premier dans cet extrait est élasticité, que peut-il bien
vouloir dire dans une telle proposition ? Est-ce simplement { dire qu’il faut être tel
un élastique : souple, flexible, étirable, enroulable ? Il semble dans une certaine
mesure que oui. L’observateur doit pouvoir se confondre avec ce qu’il étudie, à la
limite devenir ce qu’il étudie. Ce que confirme Haufniensis en spécifiant ceci :
Et comme il faut { l’observateur plus de souplesse qu’{ un danseur de corde pour se plier aux hommes et épouser leurs attitudes, comme son silence { l’heure de la confidence veut de la séduisance et de la volupté pour que les secrets puissent se plaire à montrer la tête et chuchoter avec eux-mêmes dans ce calme artificiel et sûr où ils se croient inaperçus, de même il lui faut aussi dans l’âme une
25
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.217 26
Idem, p.217
22
primitivité pour savoir créer soudain une totalité, une règle, avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours
que partiel et intermittent 27 .
L’observateur doit avoir une élasticité d’un certain type qui permet non-seulement
de se confondre avec les hommes qui l’entourent, mais en plus avec leurs attitudes.
Ainsi il a accès { certaines zones qui chez l’homme sont d’habitude laissées dans
l’ombre. Pourquoi ? Parce que quand on épouse une attitude, on prend conscience de
ce qui la compose certes, mais aussi de ses limites, de ses contradictions, de ses
difficultés. Par exemple en jouant aux grands chefs les enfants prennent conscience
de la position privilégiée où ils se retrouvent, mais aussi du fait que la responsabilité
de choisir, de punir, de trancher, leur incombe et que les enfants qui jouent ses
sujets, dans leur rôle, doivent prendre une certaine distance avec l’enfant roi. Le jeu
d’épouser une attitude permet donc de saisir la complexité de cette même attitude,
de même que de percevoir ses ressorts, ses contradictions et sa force motrice, qu’elle
soit positive ou non. L’observateur qui se plie { une attitude n’est plus seulement
frappé par ce qui apparaît d’autrui, il n’est plus { la merci de l’apparence de l’autre
serait-on tenté de dire. Il devient plutôt ce qui permet cette apparition. C’est
pourquoi Haufniensis ajoute : « son silence { l’heure de la séduisance et de la volupté
pour que les secrets puissent se plaire à montrer la tête et chuchoter avec eux-
mêmes dans ce calme artificiel et sûr où ils se croient inaperçus ».
L’observateur est silencieux. Il observe. Il y a quelque chose de plus, d’inaudible qui lui
permet d’être séduisant et inspiré. Il semble que l’observateur soit déj{ { ce moment
en train de se confondre avec l’autre, qu’il s’efforce déj{ de ne plus rien faire
apparaître de lui-même. Il ferme les lumières de son apparition et il se tient dans
l’ombre laissant l’autre se révéler pleinement. Il ne peut pas dans ces conditions
discuter de son point de vue. Au contraire, il se montrera comme celui qui peut
écouter, celui qui est disposé à écouter, celui qui veut écouter, qui n’attend que ça.
Déj{, dans cette position, il montre { l’autre son ouverture, mais surtout la possibilité
de pouvoir se confier sans jugement, sans comparaison, sans justification. C’est
27
Idem, p.217
23
pourquoi les secrets vont pouvoir se montrer, car ils ne se sentiront pas menacés de
punitions. Ainsi l’attitude se détachera de son apparition, de son image. En d’autres
mots, il semble que l’observateur pour bien faire son travail doive effacer son image le
plus possible afin qu’aucun renvoi d’images ne puisse avoir lieu. Ainsi ce ne sera pas
deux images qui vont discuter entre elles, mais ce sera plutôt la révélation d’une
apparition et de ses structures cachées. Les secrets confortables oublient l’autre,
l’observateur face { eux, qui peut enfin les voir. Puisque bien qu’il s’efface et garde le
silence, il ne cesse de surveiller. Tout ce travail est son goût, son désir de saisir
l’autre : son œuvre.
La dernière remarque d’Haufniensis apparaît d’ailleurs { ce sujet étrange : « de même
il lui faut aussi dans l’âme une primitivité pour savoir créer soudain une totalité, une
règle, avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours que partiel et intermittent ». De
nouveau, je m’étonne, que peut-il bien vouloir dire par primitivité ? J’avoue me le
demander encore. Ma seule façon de comprendre ce terme est de le comprendre
comme si au fond de l’observateur il y avait quelque chose, « une primitivité », une
matière brute qui peut prendre la forme de ce qui se présente à elle. De cette forme
apparue dans cette matière brute, il peut tirer, créer : « une totalité, une règle » à
partir de l’individu qui se trouve face { lui. Dans le silence de son élasticité prête { se
former et grâce à cette forme brute, il peut créer, devenir, trouver une règle qui anime
un homme. Tel un acteur qui saisit de l’intérieur, comme par anticipation, qui est son
personnage. Cela va lui permettre de lui donner vie d’une façon surprenante et de
faire croire au spectateur { l’illusion de la comédie.
Une dernière remarque sur ce passage, car il est intéressant de noter que notre auteur
ajoute qu’il s’agit de créer une règle « avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours que
partiel et intermittent ». Il suppose donc que la règle créée peut bel et bien exister
chez l’individu, mais qu’elle ne peut en aucun cas le définir de façon absolue.
L’individu n’est pas régi par elle, car l’observateur la crée avec ce qui est partiel et
intermittent. Celui-ci est donc présenté comme un être changeant apparaissant
24
différemment selon les situations, pouvant lui-même avoir une certaine part
d’élasticité, de modelage. L’individu est indéfinissable dans ce sens et inatteignable en
sa totalité. La règle créée, ou la totalité créée, n’est alors qu’un pan de l’individu, qui
est toujours beaucoup plus complexe et fragmenté, étant en constant changement et
aperçu en diverses positions. Cette perception de l’individu chez Haufniensis est
intéressante puisqu’elle exprime les limites de l’observation psychologico-poétique et
qu’elle montre en quoi l’individu dépasse toujours la règle, comment en ce sens, on ne
peut jamais faire le tour d’une personne, on ne peut que tenter de s’en approcher le
plus possible. L’observateur sait donc qu’il triche en quelque sorte, mais il sait aussi
qu’il n’a pas le choix s’il veut observer son sujet : l’individu.
Je continue dans le texte et me devance moi-même en ajoutant l’extrait suivant :
« Cette virtuosité une fois acquise, quel besoin de tirer ses exemples de répertoires
littéraires et de réminiscences morts-nées »28. Cela est vrai si on a vraiment toute
l’élasticité requise pour la tâche, mais s’il en manque encore beaucoup comme cela
vaut pour moi, alors il vaut mieux se plonger au cœur des livres dont l’auteur a
justement cette élasticité. C’est pourquoi dans mon Essai sur la légèreté, je vais
m’appuyer sur deux romans de Kundera. Ceci n’était qu’un court arrêt !
L’observateur { l’élasticité vive, lui, n’a pas besoin d’exemples sur lesquels s’appuyer
car : « Ce dont il a besoin, il peut le former de suite ; tout le nécessaire, il l’a sous la
main grâce à son métier, à son entraînement »29. Si moi, je ne suis pas encore prête,
l’observateur, lui, l’est toujours. Il est prêt et il trouve sans cesse, puisqu’il est
constamment { l’affut de ce qui se passe autour de lui. Il trouve toujours alors un
exemple qui peut lui servir. L’observateur regarde sans cesse, car « l’intérêt, pour la
psychologie, c’est tout ce qui existe, tout ce qui se passe tous les jours »30.
28
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.217 29
Idem, p.218 30
Ibid
25
Toujours tapi dans l’ombre ou presque comme il est dans le silence séduisant et dans
le retrait le plus possible en lui-même permettant { l’individu en face de lui de
s’épancher et de pouvoir ainsi dévoiler ses secrets, il doit être en mesure aussi
d’imiter sur lui-même « toute émotion, tout état psychique qu’il découvre chez un
autre »31. Il est plus qu’un simple observateur, car il doit être comme le comédien et
être capable de recréer en lui ce que révèle l’individu en face de lui afin de montrer {
ce dernier son jeu. Si le jeu est bien fait, l’homme en face de lui en sera soulagé32. Pour
ce faire, l’observateur-comédien doit s’exercer { différents sujets, recommencer et
même quelquefois échouer.
Kierkegaard propose par le truchement d’un pseudonyme, lui-même une ébauche, la
possibilité de devenir un observateur et de devenir ensuite l’acteur principal de son
observation. Pour s’accommoder de ce traité qui ne se veut pas savant, le lecteur doit
non seulement se présenter face à celui-ci en tant qu’individu, il doit aussi tenter le
plus possible d’acquérir cette élasticité et pratiquer sur lui-même ses observations. Ce
que chaque individu peut, puisqu’il est toujours lui-même et l’humanité.
Après cette présentation de la méthode psychologique et après avoir redessiné le
sujet du livre grâce à son titre et le propre de chaque individu, voici enfin venu le
moment de se prêter au jeu et de regarder en fin psychologue-poétique, en
observateur-acteur, ce que sont l’angoisse et l’homme angoissé.
31
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.218 32
Idem, p.218
26
Chapitre 3 L’angoisse et l’homme angoissé
L’angoisse est ce moment trouble qui est présent juste avant le saut qualitatif et la
possible arrivée du péché. Avant de plonger dans l’observation des deux types
angoissés, celui du mal et celui du bien, dont dérivent tous les autres, une approche
plus exhaustive du concept d’angoisse est de mise.
D’abord on aperçoit l’angoisse et on la pressent. La plupart, sinon chacun, d’entre nous
connaît l’état dans lequel elle nous plonge : un calme trouble ou un trouble calme. Elle
ressemble { l’eau d’un lac qui en surface est lisse et placide, mais dont on sent le
courant, ce puissant mouvement qui a lieu sous la surface. Haufniensis pour décrire
cet état dit : « il y a calme et repos ; mais en même temps il y a autre chose qui n’est
cependant pas trouble et lutte ; car il n’y a rien contre quoi lutter. Mais qu’est-ce
alors ? Rien. Mais l’effet de ce rien ? Il enfante l’angoisse. C’est l{ le mystère profond de
l’innocence d’être en même temps de l’angoisse »33. Ainsi dans cet état d’innocence
même l’angoisse est présente, puisqu’elle est ce pressentiment de rien ! De ce rien,
paradoxalement, naît l’angoisse. Avant donc le saut qualitatif, l’apparition du péché,
l’homme innocent est angoissé. À cet effet notre auteur ajoute : « L’angoisse est une
détermination de l’esprit rêveur, et, { ce titre, a sa place dans la psychologie »34 . Avant
l’action, il va sans dire cela semble un lieu commun, il y a l’angoisse ; l’esprit qui rêve
n’est pas l’esprit qui agit. Aussi l’utilisation du terme de rêveur souligne l’atmosphère
dans laquelle l’individu est plongé, celle des songes incertains où il rêve encore sans
trop savoir à quoi. Car dans le rêve certes il n’y a pas d’action et aucune décision n’a
encore été prise. L’individu n’a pas encore décidé de prendre un chemin en particulier.
33
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.201 34
Idem, p.202
27
Il rêve sans trop savoir ce qui s’offre { lui. On pourrait dire en appuyant sur les traits
qu’il est innocent et encore indéterminé.
Cet état de l’individu, celui de l’angoisse, ne la précise pas pour autant. Quelle est donc
alors cette angoisse ? « L’angoisse est la réalité de la liberté parce qu’elle en est le
possible »35. Elle est ce qui permet le péché, par conséquent elle va de pair avec la
liberté. En l’absence de liberté nul péché ne peut se produire et sans angoisse aucune
liberté n’est possible. L’angoisse est cet étrange moment où rien ne se passe, mais tout
se prépare. Les possibles ne sont pas encore présents aux yeux de l’homme innocent.
Il ne peut donc pas encore savoir, d’où son innocence, encore moins faire un choix. Il
n’a pas non plus conscience de sa liberté, puisqu’elle n’est pas encore présente.
Pourtant, elle se fait sentir par son absence. Ce face à face avec ce rien fait monter
l’angoisse et permet l’arrivée de la liberté. C’est pourquoi cet étrange moment place
l’individu dans une position particulière d’attente et d’impatience, de confort et de
désir de bouger. « L’angoisse est une antipathie sympatisante et une sympathie
anthipatisante »36 comme le soutient Haufniensis. J’ajouterais un désir indésiré ou un
indésirable désir. Elle pousse et tire l’homme qui la subit. Elle le fait basculer.
L’homme est pris au piège face { celle-ci, puisque « fuir l’angoisse, il ne le peut, car il
l’aime ; l’aimer vraiment, non plus, car il la fuit »37. Ce basculement proche d’un
étourdissement où la tête reste néanmoins lucide est le moment où l’innocence
culmine tout comme l’ignorance qui va main dans la main avec elle. L’intéressant est
qu’{ ce moment, il n’y a toujours pas de connaissance du bien et du mal, l’auteur le
décrit magnifiquement : « toute la réalité du savoir se projette dans l’angoisse comme
l’immense néant de l’ignorance »38. La liberté n’est pas encore apparue, encore moins
ce qu’il va être possible à notre individu de faire ou de comprendre ou de voir.
L’emploi du terme néant montre aussi ce vide immense que pressent l’individu, de
35
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.202 36
Ibid 37
Op. cite p.204 38
Ibid
28
même qu’il fait voir qu’il n’y a aucune connaissance de la connaissance. Elle est
absente à elle-même, elle ne peut pas être { ce moment autre chose qu’un néant,
qu’une absence. En la voyant de cette façon, on comprend pourquoi l’angoisse est de
l’angoisse, qu’elle est cet état trouble et calme. C’est un vide dans un endroit encore
inconnu à notre individu, mais comme il est une totalité, il pressent néanmoins ce
vide. Il va de soi que le savoir de l’aboutissement de l’action est lui aussi secret,
inconnu.
L’angoisse grandit et l’ignorance croît avec elle. Plus elle grandit, plus elle a de prise et
plus elle se répand. Haufniensis ajoute : « Ce qui s’offrait { l’innocence comme le néant
de l’angoisse est maintenant entré en lui-même, et ici encore reste un néant :
l’angoissante possibilité de pouvoir »39. La liberté c’est de pouvoir, pouvoir se tromper,
pouvoir choisir, pouvoir vouloir. L’angoisse pressent cette puissance du pouvoir et ce
pouvoir en évoque un autre : « La possibilité infinie de pouvoir, qu’éveillait la défense
a grandi du fait que cette possibilité en évoque une autre comme sa conséquence »40.
La boucle infinie des choix se fait sentir, pouvoir vouloir, vouloir pouvoir. Une infinité
de possibilités entraîne une autre infinité de possibilités, à l’image de ces toiles
d’araignée qui ne cessent de grandir. Si le néant le pouvait, on dirait qu’il s’agrandit. Le
néant ne le pouvant, l’angoisse, elle, le peut. Alors elle se propage, elle entre plus
profondément dans l’individu. Elle le pourchasse et le traque. Il n’y a encore aucun
possible de présent, tout se joue sur l’absence de présence. C’est { cette limite, avant
que les possibles n’apparaissent et que le saut ne puisse s’effectuer, qu’en tant que
psychologue je peux me rendre. Cet étrange domaine où le néant domine est le terrain
de recherche. L’angoisse est l{. Après vient le saut, où le psychologue n’a plus rien à
observer. Ce n’est plus de son ressort, mais avant, oui. L’observateur est présent au
moment où l’individu angoissé s’approche furtivement.
39
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.205 40
Ibid
29
Un dernier arrêt avant de se lancer pour expliquer, pourquoi je me lance tout de suite
dans l’observation de l’homme angoissé au lieu de suivre le livre et de parler de
l’angoisse dans l’a-spiritualité. C’est tout simplement parce que mon interrogation
principale porte sur la difficulté à exercer sa liberté par soi-même. L’homme a-
sprirituel et la notion de destin à laquelle il se rapporte ne sont donc pas nécessaires
dans cette étude, bien qu’il soit fort pertinent du point de vue de l’observation de nos
comportements quand ceux-ci sont régis par ce que l’on considère comme des signes.
Les angoissés
Un premier problème se pose puisque l’angoisse a lieu dans la réalité et que la réalité
ne peut pas être réduite à un seul moment. La réalité posée ainsi est une « réalité
abusive » (p.280) selon le terme d’Haufniensis. Retour au départ : l’angoisse est l{.
Elle se fait sentir. Ensuite, il y a le saut. Celui-ci permet la naissance du péché. Ce
dernier est posé dans la réalité. Et une fois posée, celle-ci permet de faire renaître
l’angoisse. Celle-ci peut maintenant se tourner vers cette réalité, le passé qui contient
le saut, et vers l’avenir, où les possibles sont encore inconnus. L’individu peut alors
agir différemment face à cette réalité posée, à cette apparition du péché.
Cette réalité est une réalité abusive, car elle ne couvre pas tous les plans de l’existence
humaine et en même temps, elle sort de son rôle. Elle sort de son rôle dans la mesure
où elle finit par prendre toute la place, l{ où elle n’est qu’une parmi tant d’autres.
Chaque réalité de chaque saut est comme grossie { la loupe. Tandis qu’elle devrait être
plus minime, parce qu’elle est toujours entourée d’autres sauts, d’autres réalités. Il
semble qu’elle soit abusive aussi parce qu’elle prétend définir le tout l{ où elle n’est
qu’une partie. De ce fait même, elle peut déformer la réalité en la concentrant sur elle-
même, à l’exemple d’une jeune fille qui oublie tout le reste de sa soirée, parce que sa
robe a un faux pli. Le faux pli est la réalité abusive.
30
Tout angoissé, de ce fait, tourne son esprit vers cette réalité abusive, que ce soit vers
un saut futur, qu’il peut commettre, ou vers un saut passé, qu’il a commis. Il déforme
de ce fait la réalité, sa réalité. L’observateur que je tente d’être garde { l’esprit cette
donnée afin de mieux les démasquer.
L’angoissé face au mal
Ce premier type, en bon angoissé, ne se laisse pas facilement percevoir, il est celui qui
s’angoisse { l’idée de recommencer un péché, d’être { nouveau un pécheur. L’individu
se fige alors dans l’angoisse qui cherche alors { nier ce péché tout en étant incapable
de le nier entièrement. Il va sans dire que s’il pouvait le nier totalement l’angoisse
disparaîtrait. Comme dans le phénomène du désir-fuite que l’homme ressent face {
l’angoisse, celui qui est angoissé { l’idée de recommencer n’est pas capable de nier
totalement son péché, car il l’aime et le déteste { la fois. Il se retrouve dans une drôle
de position où il a peur de recommencer, c’est-à-dire de reproduire le même saut, et
en même temps il contemple ce dernier et concentre son angoisse sur son passé. Sa
réalité abusive est le fait que ce saut devient le sujet central de l’angoisse. Il annihile
presque tous les autres possibles, car il concentre l’individu sur un moment en
particulier. L’image qu’emploie Haufniensis montre bien la difficulté où se retrouve
l’angoissé face au mal : « Tandis que la réalité du péché tient comme le commandeur
une main de la liberté dans sa droite glacée, l’autre gesticule avec l’illusion, la
tromperie et les appels charmeurs du mirage »41. L’individu { la cime de cette
situation craint { la fois d’un côté le péché et son retour { cause de la liberté, il craint
donc de refaire le mal ; et de l’autre côté, il s’imagine se résignant, se repentant et ainsi
de suite. Le mirage du commandeur est le plus fort, il hypnotise l’homme angoissé.
41
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.282
31
Il tombe alors dans un état particulier où : « Il est ravalé à un possible par rapport au
péché, autrement dit le repentir, incapable d’abolir le péché, ne peut que s’en
attrister »42. La phrase suivante d’Haufniensis décrit bien l’impossible de la situation
et de la boucle malsaine qui se crée { l’intérieur de l’individu : « Le remords a perdu la
raison, et l’angoisse s’est condensée en remords »43. L’individu dans cet état ne cesse
d’échouer face { lui-même et devient presque incapable de se ressaisir. La seule chose
capable de l’aider dans un cas semblable est la foi. Ainsi pour déjouer ce que l’auteur
nomme le « repentir dément »44 c’est « la foi, le courage de croire que notre état même
est un nouveau péché, le courage de renoncer { l’angoisse sans angoisse, ce que seule
peut la foi, sans cependant pour cela qu’elle la détruise, mais éternellement jeune elle-
même, elle ne cesse de se dénouer des affres de l’angoisse»45. Que peut-il bien vouloir
dire avec cette citation ? Que la foi peut faire cesser l’angoisse, mais encore ? Que la foi
permet d’accepter la situation telle qu’elle est et d’admettre aussi que cette situation
est de l’angoisse. Il faut donc admettre aussi qu’elle-même est un péché, que l’angoisse
du péché est un péché ! La foi est ce mouvement où on accepte que cette angoisse est
du péché sans pour autant s’angoisser { l’idée que c’est du péché. C’est accepter la
situation sans s’angoisser, ce qui permet de sortir de ce repentir dément. L’angoisse
réapparaîtra sans cesse comme le dit la citation, et la foi refera sans cesse son travail
d’arrêter l’angoisse pour continuer, car elle aussi se renouvelle sans cesse. Sinon
l’angoisse prédispose { l’angoisse qui redevient de l’angoisse et le repentir dément
poursuit sa route. Seule la foi peut donc permettre { l’individu de se calmer, avec la foi
le repentir peut survenir.
Cet individu est angoissé donc à la fois par son passé qui a posé le péché et par la
possibilité que le péché revienne dans son futur, ce qui est inévitable ou presque. Il se
42
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.284 43
Ibid 44
Idem, p.285 45
Idem, p.286
32
fige alors dans cette position angoissée face au mal. Il se transforme en angoisse et il
s’affaisse sous le poids du remords, de ce repentir dément.
En tant qu’observateur novice, le seul exemple qui me vient en tête est celui d’un
homme qui aurait trompé sa femme. Depuis longtemps, elle le sait et elle lui a
pardonné. Lui, par contre, n’arrive pas { se pardonner et il ne cesse de repenser { cet
unique moment. Alors sans qu’il le veuille, parce qu’il est obnubilé par ce fait ancien, il
délaisse sa femme. La peur, l’angoisse de recommencer le tenaille et il ne sort plus, ne
parle plus à ses collègues féminines, évite les amies de sa femme, évite ses propres
amies. Il s’enferme { l’intérieur de peur de ce qu’il pourrait faire. Je comprends alors
ce que dit Haufniensis, car si cet homme pouvait faire fi de ce fait, de cette réalité
abusive, il pourrait vraiment s’occuper de son présent et prendre réellement soin de
sa femme. La tâche que pose la nouvelle éthique me revient en tête : se donner « la
conscience du réel pour but à la réalité ».
L’angoissé du bien ou le démoniaque
Avant de regarder l’homme qui s’angoisse face au bien, voici l’explication de l’angoisse
du bien et la définition de ce dernier : « l’angoisse du bien ; car l’angoisse use aussi
bien, pour s’exprimer, du mutisme que du cri. Le Bien signifie naturellement la
réintégration de la liberté, la rédemption, le salut, etc. »46. Le bien prend une
signification intéressante dans ce cas-ci, puisqu’il est défini comme la liberté. Le bien
c’est donc être libre ou plutôt user de sa liberté. Ce qui ramène, encore, au tout début
du travail sur la tâche de l’éthique. Cette définition permet de mieux comprendre cette
tâche et de considérer l’homme comme non éthique, dans le mal, quand il n’use pas de
46
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.289
33
sa liberté. Le bien ne peut donc pas être l’absence de péchés, ce qui est impossible,
mais bien cette possibilité de liberté que nous avons tous ; ce qui donne à nouveau
une autre idée de ce qu’est l’existence humaine.
Notons aussi le rappel qu’Haufniensis fait que chaque homme est { la fois lui-même et
l’humanité. Chaque possible humain est donc un possible pour chacun d’entre nous.
C’est pourquoi il réitère : « Si le démoniaque est un destin, il peut arriver à tout le
monde »47. Dès lors, même l’angoisse du bien peut être notre destin { tous. Ce
démoniaque reste problématique, car il craint la liberté et si cela peut être notre
destin à tous, cela veut dire qu’il se peut que nous n’usions pas de notre liberté.
Enfin sur l’ampleur du démoniaque et de sa signification, Haufniensis ajoute : « Mais il
faut d’abord s’être rendu compte de cette ampleur pour voir peut-être que nombre
même de ceux qui prétendaient traiter le démoniaque en relèvent eux-mêmes et qu’il
y en a des traces en nous tous. S’il est vrai que l’homme est un pécheur »48. Le
démoniaque en étant angoissé du bien refuse, comme on l’a mentionné plus haut, la
liberté. Ce n’est pas tant que l’individu ait peur de refaire les mêmes péchés ou de faire
des péchés, il serait plutôt dans l’angoisse de faire autre chose. C’est pourquoi
Haufniensis écrit : « Le démoniaque est la non-liberté qui veut se circonscrire »49, en
d’autres mots une non-liberté qui veut rester une non-liberté. Le démoniaque
s’enferme en lui-même, il coupe tout accès avec la réalité dans la mesure où plus il se
retranche de la réalité plus il tombe profondément en lui-même. La chute en lui-même
apparaît comme son désir réel, mais on ne peut même pas le dire ainsi parce qu’un
désir réel impliquerait un choix de sa volonté, ce qui n’est pas le cas.
47
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.290 48
Idem, p.292 49
Idem, p.293
34
Le démoniaque est pour cette raison considéré comme « l’hermétisme et l’ouverture
involontaire »50. L’ouverture en étant involontaire est justement le contraire de la
liberté, car la liberté élargit. Puisque pour le démoniaque c’est involontaire, on voit
qu’il se fait faux bond { lui-même, et ce au cœur même de son enfermement. L{, il est
seul, seul avec lui-même. C’est un fait du hasard si le démoniaque se met { parler,
quand cela lui arrive, c’est qu’il s’échappe lui-même. Le démoniaque se tait pour rester
enfermé dans sa non-liberté, enfermé en lui-même, et d’un autre côté, dès qu’il en a
l’occasion il ne peut s’empêcher de s’épancher. Haufniensis ajoute : « L’hermétique
est justement le muet qui n’y arrive pas ; le langage, la parole sont des libérateurs,
ceux-l{ même qui délivrent de l’abstraction vide de l’hermétisme »51. En lui-même le
démoniaque se perd et il devient une sorte d’abysse de vide et l’angoisse s’approche
englobant tout sur son passage. Le vide, l’angoisse et son néant vont de pair. Le
démoniaque étourdi se plaît à parler involontairement pour récupérer son souffle si
l’on peut dire. Il est muet le plus longtemps qu’il le peut, car plus il est muet, plus il se
convainc dans son hermétisme d’avoir raison, et plus il sombre. Cette chute dans son
rien le propulse de plus en plus profondément en lui-même, le coupant davantage de
la réalité { mesure qu’il tombe. Alors même s’il parle de temps en temps et qu’il libère
sa conscience momentanément, rien ne change. Ce qui fait dire à Haufniensis que
quand le démoniaque parle il monologue, car « il parle avec lui-même »52 . Autrement
dit, le démoniaque enfermé en lui-même se parle à lui-même. L’autre n’est qu’une
excuse, un semblant qui n’est pas considéré pour lui-même. L’autre pour le
démoniaque est une extension de lui-même, un miroir.
Cette attitude permet de voir à quel point, le démoniaque se retranche non seulement
de la liberté, mais aussi de la réalité. En effet en agissant de la sorte, il brise la
continuité, et ce même s’il continue de tourner { vide en lui-même. Ce qui permet à
Haufniensis de parler de celui-ci comme le « subit ». D’ailleurs, il ne peut pas y avoir
50
Ibid 51
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.294 52
Idem, p.298
35
d’autres possibilités puisqu’il est la non-liberté : « L’hermétisme était l’effet d’un
comportement négatif du moi dans la personnalité. Il ne cessait de retrancher de plus
en plus contre la communication. Mais communiquer, c’est exprimer la continuité, et
nier le contenu, c’est le subit »53. La boucle se boucle tranquillement et se referme
autour du démoniaque, le poussant de plus en plus loin des autres et de lui-même.
C’est pourquoi la situation peut très bien se décrire ainsi : « Un instant il est là, un
autre il n’y est plus, et tout comme il vient de disparaître, il est de nouveau l{, tout
entier et intact. Il ne se laisse ni incorporer, ni imprégner dans aucune continuité »54.
En se laissant sombrer en lui-même, il perd de vue les autres et il se perd lui-même de
vue. Il devient incapable de toute forme de communication réelle et il se fige dans
cette attitude muette. En se figeant, il oublie la liberté, il la met de côté, la refuse. Il est
en quelque sorte son propre esclave attaché solidement { l’angoisse, car toute
possibilité devient une possibilité de s’ouvrir aux autres et d’user de sa liberté, ce que
l’hermétisme ne veut { aucun prix.
C’est pourquoi, il est aussi le « vide et l’ennui »55. Seul en lui-même en tête-à-tête avec
l’angoisse, que lui reste-t-il sinon ce rien ? Rien d’autre. On voit dès lors son étrange
mouvement de retrait et de repli sur soi : le subit. Puisqu’il refuse l’ouverture dans ce
repli, que lui reste-t-il sinon l’angoisse et l’angoisse de cette angoisse. Alors l’individu
démoniaque se retrouve à tourner en lui-même sans fin, comme Haufniensis le dit,
comme une toupie toujours sur sa pointe.
Un exemple facile de démoniaque est celui de l’individu qui se retrouve dans un bar
soir après soir. Il boit pour se souler et une fois très soul, il répète sans cesse ce qu’il
pense de la vie, de ses amours et il se demande pourquoi. Un soir, il boit tout autant et
il rencontre quelqu’un. Ils pourraient se plaire, mais au lieu de cela il raconte son
histoire et il recommence. La personne reste ou part, peu lui importe, il va
53
Idem, p.300 54
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.300 55
Idem, p.303
36
recommencer son histoire. Si par malheur quelqu’un lui dit qu’il devrait faire autre
chose, il lui répond : « tu ne comprends pas. D’ailleurs personne ne me comprend » et
rien ne change.
Une brève conclusion s’impose face { l’angoisse que le péché donne, ou face à la
possibilité de pécher pourrait-on dire. On voit que l’individu peut avoir une tendance
plus ou moins forte { sombrer dans l’angoisse et { laisser tomber d’une certaine façon
sa liberté. Comment retrouver celle-ci ? Cela semble plutôt difficile à accomplir.
Comment bien se repentir pour refaire à nouveau le saut en toute liberté ?
Chapitre 4 Le sérieux
Le démoniaque est une figure pour le moins banale, parce que répandue. Il n’en reste
pas moins que quand on s’occupe un tant soit peu de la question de la liberté, cet état
apparaît comme complètement problématique. Qu’est-ce qui peut bien nous
permettre de faire la différence entre un individu qui n’est pas démoniaque et un
démoniaque ? Haufniensis répond : « La certitude, l’intériorité qui ne s’obtient que par
l’action et qu’en elle, tranche si l’individu est démoniaque ou non »56.
Hum la certitude ! Il semble que plus on réfléchit { ce qu’est la certitude, moins on le
sait et plus elle nous échappe. L’auteur semble être d’accord plus : il y a de réflexion
sur quelque chose, moins on est certain de cette chose. Dès que la réflexion se pose, la
certitude s’embrouille. Elle devient moins claire. Dans la citation comme on attribue à
la certitude l’intériorité, cette dernière de ce fait deviendra donc elle aussi plus
56
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.310
37
difficile plus il y a aura de réflexions. L’exemple qu’emploie Haufniensis pour parler du
problème de la certitude semble montrer le problème de la réflexion. Il explique que
plus on réfléchit { l’existence de Dieu et plus on tente de la démontrer, moins on a de
certitude sur celle-ci. Ce principe peut s’appliquer à plusieurs raisonnements, comme
celui sur le « moi » d’un individu. Il semble que plus on tente de saisir celui-ci, de
l’expliquer, d’en donner une définition complète, et moins on a de certitude sur ce
qu’il est réellement. La réflexion dans ce sens semble éloigner de nous la certitude de
l’objet. Particulièrement la réflexion abstraite qui fait fi de la réalité, celle-ci, en
distanciant l’objet, sème le doute. L’augmentation du doute parallèlement { l’angoisse
fera aussi augmenter la réflexion créant ainsi une spirale réflexive, qui s’entraine elle-
même dans l’incertitude. Elle crée problème. D’autant plus que comme il le fut
mentionné plus haut, la certitude est une intériorité qui s’obtient par l’action et la
réflexion, dont il est question, éloigne de l’action. Il faut alors pour qu’il y ait présence
d’intériorité qu’il y ait une présence de concret. La certitude a alors besoin de concret
et comme le mot « intériorité » l’indique, elle doit se dérouler { l’intérieur de
l’individu.
L’auteur ajoute : « L’intériorité est une compréhension »57. Une compréhension de
quoi, de qui, en rapport direct avec un acte concret ? Quel pourrait bien être ce
contenu le plus concret donnant accès { l’intériorité ? « Le contenu le plus concret que
puisse avoir la conscience est la conscience de soi, de l’individu lui-même, non pas la
conscience du moi pur mais d’un moi si concret qu’aucun écrivain, même le plus riche
en mots, même le plus puissant peintre, n’a jamais pu en décrire un pareil, alors que
chacun de nous en est un »58 . Ce contenu le plus concret est donc ce moi insaisissable
dont déjà Haufniensis parlait à propos de l’observateur qui tirait ses conclusions
comme s’il y avait un tout l{ où il n’y en a pas. Le plus surprenant dans cette remarque
est qu’il considère que l’individu qui fait cette action de l’intériorité arrive { se saisir
57
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.314 58
Idem, p.315
38
lui-même dans son entité sans laisser de détails de côté. Comment y arrive-t-il
pleinement et concrètement ? Je ne saurais le dire avec précision, il semble que je sois
encore trop démoniaque. Pourtant il ressort de cette affirmation d’Haufniensis qu’il y
a quelque chose au cœur de chaque individu, dans ce qui compose l’individu même,
qui est inatteignable et insaisissable pour quiconque n’est pas cet individu même. Il
semble que la tâche ne soit ni facile, ni simple : étrangement, d’autant que l’individu va
pencher vers la complexité réflexive plutôt que vers ce saisissement entier et simple
de lui-même.
Ainsi une nouvelle tâche échoit { l’individu s’il ne veut pas sombrer, ni rester dans le
démoniaque : il doit faire ce mouvement de compréhension { l’intérieur de lui-même
en ayant lui-même comme but. La tâche n’est pas légère ; loin de l{, elle est sérieuse…
Car le sérieux : c’est cette certitude, cette intériorité et on ne peut en donner une
meilleure définition. L’auteur commente cette idée ainsi : « Ainsi du sérieux ; c’est une
chose si grave que même d’en tenter une définition est une légèreté »59. Bien que je
n’arrive pas moi-même à me saisir moi-même dans mon entièreté, la proposition de
cette citation semble aller de soi, car si le contenu le plus concret de la conscience est
la conscience de soi et que celle-ci n’est pas atteignable par personne d’autre que soi
vu son côté indéfinissable, il semble logique que le sérieux qui est l’intériorité ne
puisse pas lui non plus se définir. Ce que l’auteur souligne de façon fort à propos : « en
face des concepts de l’existence c’est toujours un signe de sûreté de tact que de
s’abstenir de définir, parce que, au fond, ce qui doit être compris autrement et qu’on a
soi-même compris en effet et aimé de toute autre façon, il est impossible qu’on ne
répugne pas { le concevoir sous formes de définitions qui l’altèrent si facilement et
vous le rendent étranger »60. Ce qui revient à dire que si on tente une définition du
sérieux, non seulement on en altère le concept, mais aussi on montre que l’on n’a rien
compris au sérieux, et alors on tombe dans une réflexion vide qui nous porte jusqu’au
59
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.319 60
Idem, p.319
39
démoniaque. Alors pour être sérieux, mieux vaut être sérieux sur le sérieux et ne rien
dire, mais plutôt tenter de se saisir soi-même.
Alors que fait l’homme qui est sérieux ? Quelquefois, je manque de mots pour
l’exprimer, tant l’homme sérieux apparaît sous un aspect banal. L’homme sérieux {
côté de l’homme angoissé est paisible. Non seulement il est paisible mais il semble
recommencer avec plaisir. Il recommence l{ où l’homme angoissé ne sait plus ni
comment, ni pourquoi, recommencer ou pire, commencer. L’homme sérieux échappe
au regard par sa tranquillité, et pourtant un observateur habile pourrait pressentir le
surprenant dans ce calme. Alors que fait l’homme qui est sérieux ? « Quand
l’originalité du sérieux est acquise et conservée, il y a alors du successif et de la
répétition, mais dès que l’originalité manque dans la répétition, ce n’est plus que de
l’habitude. L’homme sérieux l’est justement par l’originalité avec laquelle il se répète
dans la répétition »61. Que peut bien vouloir dire Haufniensis quand il parle
d’originalité ? Est-ce que c’est se répéter toujours comme si c’était la première fois ?
Recommencer sans cesse sans en être blasé ? Se répéter dans une joie qui ne cesse de
se renouveler ? Peut-être toutes ces réponses à la fois ?
Il semble que oui, que l’homme sérieux ne prenne rien pour acquis. Donc il ne peut pas
tomber dans l’habitude. Alors il se répète avec originalité sans cesse. Il se saisit lui-
même sans cesse dans l’intériorité et sa certitude est comme une anti-certitude sur le
lendemain. L’homme sérieux se comprenant comme libre comprend que rien n’est
sûr, que tout reste toujours à faire, et encore à faire. Il se répète donc dans la
répétition. Il ne peut pas alors se prendre lui-même pour acquis, bien qu’il se saisisse
et qu’il soit son propre objet ; il comprend dans ce mouvement sa totalité et son
devenir. En somme, l’homme sérieux fait face à sa liberté : il se fait face. C’est pourquoi
ce cher Vigilius écrit, un sourire en coin : « Mais cet objet, nous l’avons tous, car c’est
nous-mêmes et l’homme qui n’est pas devenu sérieux à ce propos mais sur autre chose,
61
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.321
40
sur quelque grandeur tapageuse, c’est, nonobstant tout son sérieux, un farceur, et
même si quelques temps il trompe l’ironie, il finira toujours volente deo par devenir
comique ; car l’ironie est jalouse du sérieux »62.
Si je comprends bien, le message que répète Haufniensis depuis le début de son écrit
ne change pas : individu soyez individu. Pourquoi vouloir avoir un royaume, une cour
et des adorateurs, voire même des terres, des serviteurs, une femme et des enfants, si
nous ne comprenons pas profondément que nous sommes libres, que tout est
toujours { recommencer. Le royaume ne signifie rien, il n’a aucun sens aux yeux du
sérieux. Ce n’est rien, on peut le perdre mille fois. Comment même perdre quelque
chose qui ne nous a jamais appartenu ? Mais soi-même, pourquoi se laisse-t-on si
facilement déporter loin de soi ? Seul le sérieux, l’intériorité, la certitude peuvent se
répéter, être ré-appropriés. Rien d’autre. Eux seuls permettent d’atteindre le bien, la
liberté.
Je vais laisser les derniers mots de ce chapitre { l’auteur : « Quand au contraire on est
devenu sérieux au bon endroit, on prouvera justement la santé de son esprit en
sachant traiter n’importe quoi aussi bien par sentiment que par blague, même si les
fats de la sériosité ont froid dans le dos à vous voir plaisanter avec ce qui les
rengorgeait de sérieux » (p.322).
Ai-je besoin d’ajouter quelque chose ?
62
Idem, p.322
41
Chapitre 5 Le danseur ou le comédien, prise deux
Il ne me reste plus qu’une seule figure { explorer : celle de l’homme qui va vivre
l’éducation par l’angoisse. Cet apprentissage n’est pas commun et il est plutôt difficile
à maîtriser. Il est étrangement un apprentissage de rien, car il est la formation de
l’homme par tous les possibles. L’angoisse comme maîtresse de l’individu va donc lui
présenter tour à tour toutes les possibilités qui peuvent lui arriver sans aucune
exception. Ce dernier devra alors affronter de multiples morts, de nombreuses
douleurs et souffrances imaginaires, la perte d’êtres chers. L’angoisse se présentera {
lui sans cesse, il voudra hurler. Elle lui présentera aussi la déception, le bonheur, la
joie, les refus, l’échec, la peur, la conquête, la victoire, la connaissance, la réussite, etc.
Elle lui présentera tout ce qui peut arriver à un être humain et le lui fera vivre.
L’homme sera tour { tour bafoué et honoré, adulé et détesté. Chaque émotion sera
vécue dans le flot des situations qui pourraient se présenter à lui. Toutes les situations
possibles deviendront son éducation avec l’angoisse toujours présente. Cette angoisse
profonde accompagne l’incertitude de toute joie et de toute déception, celle de
comprendre que tout passe et qu’on ne sait jamais quand cela va s’arrêter. L’angoisse
alliée avec le possible va tout ronger sur son passage comme l’écrit l’auteur :
« L’angoisse est le possible de la liberté, seule cette angoisse-là forme par la foi
l’homme absolument, en dévorant toutes les incertitudes, en dénudant toutes leurs
déceptions »63.
Cet homme formé par l’angoisse l’est par le possible, et le possible, selon Haufniensis,
est la plus lourde des catégories64. Elle écrase tout sur son passage. Rien ne peut lui
résister, rien ne peut rester { l’homme quand elle intervient. Qu’arrive-t-il { l’homme
qui subit ce désenchantement, ce carnage aussi bien que cette extase, qui maltraité
63
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.329 64
Idem, p.328
42
par l’angoisse, survit ? « Mais ce n’est qu’après avoir passé par l’angoisse du possible
qu’on est formé { ne pas être sa proie ; non qu’on évite les horreurs de la vie, mais
parce que celles-ci seront toujours faibles à côté de celles du possible »65. Comment le
possible peut-il présenter quelque chose de plus horrible que la vie ? C’est parce qu’il
amplifie sa proposition, tout comme l’angoisse a lieu dans une réalité abusive, c’est-à-
dire que le possible lui aussi se présente comme infini et comme seul incident qui
arrive. Ce qui n’arrive jamais dans la réalité. Le désespoir dans la réalité ne vient
jamais seul, dans le possible oui. Il peut arriver comme possible que le monde en
entier soit plongé dans le désespoir, que tout soit désolé. Il n’en sera jamais ainsi dans
la réalité, de même pour la joie. Ce possible élimine dans une certaine mesure toutes
nuances et rend tout à son maximum dans une forme singulière de brutalité. En
d’autres mots, il épuise l’homme. Alors le possible est vraiment la plus lourde des
catégories et l’individu qui subit son poids, s’il ne craque pas, ne se brise pas, pourra {
peu près survivre à tout dans la réalité.
L’individu peut aussi se briser sous le poids de cette éducation, et même alors il peut
encore survivre. Sa victoire sera presque totale comme le décrit Haufniensis : « Il a
sombré { pic, mais c’est pour resurgir de l’abîme, plus léger que toutes les lourdeurs et
horreurs de la vie »66. L’homme alors qui a affronté l’angoisse est prêt { tout dans la
réalité. Il est devenu si léger, tel un roi sans royaume, qu’il est là prêt, peu importe ce
qui arrive. C’est pourquoi notre auteur ajoute ce passage si clair que je ne sens aucun
besoin d’en dire davantage : « Au contraire quand on fait de celle-ci le vrai
apprentissage, on est sûr d’avancer en dansant { l’heure où les angoisses du fini
commenceront leur musique, et que les apprentis de la finité perdront tête et
courage »67.
65
Idem, p.330 66
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.332 67
Idem, p.335
43
Alors, nous, moi, vous, que nous reste-t-il à faire ? Comment le faire ? Car il semble
bien qu’une chose s’impose { l’homme qui veut vivre en étant libre, en ne devenant
pas la proie de l’angoisse, mais en devenant l’élève de celle-ci : devenir léger, tel un
comédien qui aurait affronté tous les rôles qui s’offrent { lui sans sortir de sa maison,
parcourir le monde en esprit, se condamner afin de se repentir pour se transformer en
danseur léger sur la finitude. Que doit faire l’homme qui veut affronter sa liberté ?
« L’homme qui ne souhaite pas alors de sombrer dans la misère des finitudes n’a pas
d’issue, il lui faut hardiment affronter l’infini»68.
Il lui faut recommencer, recommencer, recommencer et recommencer…
Il se répétera dans la répétition. S’il le peut originalement pour ne pas tomber dans
l’habitude. Sinon, il aura peut-être un royaume devant lui, mais il ne sera pas un roi
sans royaume.
Conclusion en queue de poisson
Tout commence par moi, Karine Martelle, qui présente Vigilius Haufniensis. Un
pseudonyme de Kierkegaard face à un autre pseudonyme. Un individu qui doit se
présenter comme tel face à un autre individu. Sa tâche est simple : « c’est assez de
s’occuper de soi ». Quel est ce soi ? Tout au long de cette réflexion sur l’angoisse, il
apparaît comme quelque chose d’insaisissable. Pourtant, il est la seule chose que l’on
puisse réellement saisir en tant que soi. Le soi qui se saisit lui-même. L’homme qui
devient sérieux sur le contenu le plus concret qui soit, sur lui-même. Le reste ne
68
Idem, p.334
44
devient que balivernes sans pour autant perdre toute importance, il devient plus
relatif.
En posant le péché originel, au départ, la dogmatique permet d’entrevoir
différemment la tâche de l’éthique, la tâche qui échoit { chaque homme. Par ce biais
aussi tout homme sera pécheur et il ne pourra se défier du péché. Le péché est le saut
qualitatif que l’homme accomplit grâce à sa liberté, une liberté que l’angoisse rend
possible. L’angoisse en ce sens est l’ignorance, que l’homme doit aussi accepter
comme son lot pour agir. Le bien prend alors la couleur de la liberté, et le mal, celle du
refus de la liberté, c’est-à-dire la fuite désespérée dans le néant de l’angoisse.
Comment accepter sa liberté ? Par le sérieux, la certitude et l’intériorité. Ainsi
l’individu fait face à sa tâche : s’occuper de lui-même.
En s’occupant de lui-même, il ne peut oublier qu’il est toujours lui-même et l’humanité
à la fois. Il commence son histoire dans l’histoire de l’humanité. Il recommence,
pourrait-on dire, la tâche. À chaque homme échoit sa vie et il ne peut dissocier celle-ci
de celles des autres.
Afin d’affronter la réalité pour accomplir sa liberté, il doit affronter l’infini. L’éducation
par l’angoisse, qui lui présentera tous les possibles reflète cet infini. Il peut alors
sombrer et se perdre, ou arriver à être un danseur réel dans la réalité. Pour cela il doit
devenir l’acteur de tous les possibles. La vanité et la vacuité de toutes choses lui
apparaîtront. Alors, il sera prêt pour affronter la réalité d’un pas léger. Il sera prêt {
commencer et à recommencer, à se répéter originalement dans la répétition. Il pourra
peut-être alors devenir un roi sans royaume, un individu.
45
Intermède romanesque
L’observateur de Vigilius Haufniensis qui a une élasticité sans pareil arrive sans
grande difficulté à trouver les exemples autour de lui et à leur donner une « vraie
autorité psychologico-poétique »69. Mais moi, qui suis incapable d’une telle élasticité,
d’une telle capacité { me confondre, voire à me fondre, avec l’autre en face de moi, où
puis-je trouver une telle autorité ?
Ma proposition est simple, cher lecteur, je cherche cette autorité et je crois la trouver
non pas dans les études psychologiques ou historiques ou biographiques ou
sociologiques, mais bien dans les romans. Puisque certains d’entre eux semblent avoir
ce que Haufniensis recommande, c’est-à-dire une vérité de concept qui correspond à
une vérité d’atmosphère. Les romans se déroulent dans un lieu, dans un temps précis,
et ils donnent toujours l’atmosphère de diverses façons. C’est pourquoi, { mon avis ils
peuvent servir d’exemples pour un observateur moyen.
Car comme l’écrit Kundera dans Le rideau : « La prose : ce mot ne signifie pas
seulement un langage non versifié ; il signifie aussi le caractère concret, quotidien,
corporel de la vie »70. En d’autres termes, le roman se plonge au cœur de la vie même
dans son concret banal, dans tout ce qu’elle a de quotidien ; il ne se retrouve en
aucune façon dans un idéal quelconque, il est au contraire au cœur de la réalité. Aucun
personnage de roman dans cette optique ne peut donc représenter une valeur, un
principe, ni être totalement bon ni totalement méchant. Chacun est présenté comme
un être humain affrontant la réalité dans sa banalité comme dans sa grandeur. De ce
69
Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,
Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.217 70
Kundera, Le rideau, Gallimard, Paris, 2005, p.21
46
point de vue, on voit pourquoi le roman et ses personnages peuvent aider à la
recherche de l’observateur et l’aider { saisir l’homme dans ses parties, car les romans
montrent une bonne quantité de possibles qui s’offrent { chacun de nous. Ils sont donc
{ la fois, la possibilité d’observer et celle de vivre quelques possibles qui s’offrent {
l’homme. Ils peuvent dans cette mesure permettre { l’homme qui s’applique { les lire
en bon observateur de commencer son éducation par l’angoisse. Puisque chacun des
personnages peut exister et donc chacune de leurs vies, dans le possible, peut nous
arriver.
Ainsi quand le lecteur lit, il peut lire ses possibles, les devenir et se transformer lui-
même par cette lecture. Certes le roman ne présente pas une réalité abusive, mais il
permet néanmoins de mieux percevoir de quoi peuvent se composer ces possibles par
lesquels l’angoisse éduque. À ce sujet, le rôle du lecteur ressemble { s’y méprendre
pour moi { celui de l’auteur qui crée. Les deux doivent se plonger toujours plus dans
la fiction pour mieux saisir, mieux comprendre ce qui se passe dans la tête de leur
personnage, ou même pour saisir la portée d’une situation. Philip Roth dans Exit le
fantôme, un roman qui porte sur le roman et surtout sur le dernier roman d’un auteur,
fait dire par son personnage écrivain : « Parce que les écrivains peuvent être détruits
par l’écriture. La prééminence de la vie imaginative peut avoir cet effet, et davantage
encore »71. La vie imaginative, telle l’éducation par l’angoisse, peut devenir si
importante qu’elle évacue tout le reste. Alors seul reste { l’homme angoissé tout
comme { l’écrivain ce sur quoi il écrit ou ce à propos de quoi il s’angoisse. Si le sujet
est la perte d’un être cher, alors ces deux compères peuvent s’affaisser dans la douleur
imaginative que leur procure cette mort : l’écrivain en la cherchant de toutes ses
forces de ce fait, la vivant comme peut l’éprouver l’homme qui s’angoisse. Le lecteur à
leur suite m’apparaît capable de la même action en se plongeant lui-même au cœur du
roman comme s’il s’agissait de lui.
71
Roth P., Exit le fantôme, Folio Gallimard, trad., par M.-C. Pasquier, Paris, 2009, p.337
47
Ce saut dans la fiction peut alors servir d’appui { une réflexion qui porte sur
l’existence humaine dans la mesure où comme le suggère Haufniensis chaque homme
est à la fois lui-même et l’humanité. Ainsi chaque homme est { la fois lui-même et
chaque possible de l’homme. Il peut devenir une infinité de possibles. Pourquoi alors
ne pas commencer par découvrir ceux-ci au cœur d’un roman écrit par un romancier
qui s’exerce { l’observation et à la création depuis des années.
48
49
Essai sur la légèreté
Journal le 28 avril 2010
Je suis seule, assise sur mon balcon. J’ai devant les yeux l’autoroute et plus loin
l’horizon, infini. Le ciel se dégage tranquillement pendant que le soir tombe. Je viens
de trouver le passage que je cherchais dans l’œuvre de Kundera où il y avait cette
description d’une toile de Picasso. Je me souvenais de l’image des jambes dans les airs
et de la liberté reliée { cet âge, l’âge de Picasso au moment de la création de la toile.
Dans mon esprit, cette image était vivante et je voulais revoir comment l’auteur la
présentait. Alors, j’ai cherché une première fois, en vain. Pourtant, je savais que cela
devait se trouver dans Les testaments trahis, parce que cette image était accolée au
souvenir de mon divan de l’époque de cette lecture et de la lumière qui entrait par
l’unique fenêtre de cet appartement. J’ai donc repris Les testaments trahis et j’ai pris
mon temps. J’ai alors trouvé ce premier passage (je le mets en entier) : « Je me
souviens de l’exposition Picasso { Prague au milieu des années soixante. Un tableau
m’est resté en mémoire. Une femme et un homme mangent de la pastèque ; la femme
est assise, l’homme couché { même la terre, les jambes levées au ciel dans un geste de
joie indicible. Et tout cela peint avec une délectable insouciance qui m’a fait penser
que le peintre, en peignant le tableau, a dû éprouver la même joie que l’homme qui
lève les jambes. Le bonheur du peintre peignant l’homme qui lève les jambes est un
bonheur dédoublé ; c’est le bonheur de contempler (avec le sourire) un bonheur »72.
Ce passage ne me satisfait pas en entier. Je continue à chercher en me disant que si ça
ne se trouve pas dans Les testaments ça doit être dans Le rideau. Pour chercher plus
72
Kundera, Les testaments trahis, éd. Folio pour Gallimard, Paris, 1993, p.107
50
judicieusement, je regarde les titres des chapitres et je trouve ce que j’aurais dû voir {
ma première recherche : Liberté du matin, Liberté du soir. Voilà, où se trouve mon idée
de liberté associée aux jambes en l’air, elle est là dans ce second passage : « Puis le
moment vient où Picasso est vieux. Il est seul, abandonné par sa bande, abandonné
aussi par l’histoire de la peinture qui a pris entre-temps une autre direction. Sans
regret, avec un plaisir hédoniste (jamais sa peinture n’a débordé { tel point de bonne
humeur), il s’installe dans la maison de son art, sachant que le nouveau ne se trouve
pas seulement en avant, sur la grande route, mais aussi à gauche, à droite, en haut, en
bas, en arrière, dans toutes les directions possibles de son monde inimitable qui n’est
qu’{ lui (car personne ne l’imitera : les jeunes imitent les jeunes ; les vieux n’imitent
pas les vieux). Il n’est pas facile pour un jeune artiste novateur de séduire le public et
de se faire aimer. Mais quand plus tard, inspiré par sa liberté vespérale, il transforme
encore une fois son style et abandonne l’image qu’on se faisait de lui, le public hésite à
le suivre »73. Voil{. Voil{ d’où me vient cette idée de liberté avec des jambes en l’air.
J’ai associé deux passages dans l’œuvre de Kundera et comme la dernière période de
peinture de Picasso comporte des toiles semblables à celle décrite dans Les testaments
trahis mon esprit avec le temps a fait de ces deux passages un seul passage, une seule
image. Je dis « image » parce que je vois la toile en esprit. Je sens la légèreté de ses
traits, la fluidité des lignes et moi aussi, je pressens le plaisir hédoniste de Picasso.
C’est ainsi que la liberté reste attachée dans mon esprit { la légèreté, { la joie d’un
homme qui lève les jambes mangeant une pastèque. Un rayon de soleil éclaire mon
visage. Je souris et je me laisse absorber dans le moment… Mais Kundera, a-t-il
raison ? Est-ce que l’on est seulement capable de connaître cette liberté quand on est
rendu vieux ? J’ai le goût de répondre : non. Ai-je raison ? Pourtant, il me semble que
c’est quelque chose de ce genre que nous propose Climacus ou même Haufniensis
c’est-à-dire de refaire ce mouvement de liberté encore et encore, à chaque moment, à
tout moment. Je regarde la journée s’achever et je me demande : « le pouvons-nous
vraiment ? » Je ferme les yeux et je pense à cet homme qui a les jambes levées.
73
Kundera, Le rideau, éd nrf Gallimard, Paris, 2005, p.168
51
Introduction
Le titre est plutôt simple et indique avec clarté de quoi il sera question : un essai sur la
légèreté. Pourtant, ce n’est pas si simple. Il y a tout d’abord le fait que ce soit un essai.
Je m’essaie { la tâche. Rien n’est moins sûr que ma réussite. Je n’ai pas réussi non plus
dans le sens classique du terme, c’est-à-dire avoir réussi à analyser, scruter à la loupe,
à définir et à saisir pleinement mon sujet d’étude : la légèreté. Mais, j’ai réussi dans la
mesure où je me suis bel et bien essayé, je m’essaie toujours d’ailleurs { mieux cerner
celle-ci. Je suis sur le chemin d’une meilleure contemplation de la légèreté ou d’une
meilleure compréhension ou de l’une et l’autre ? Ma difficulté à expliquer ce que je
saisis mieux de la légèreté tout comme ce que je tente de vous transmettre dans ce
travail montre la difficulté de cet essai : la légèreté elle-même. Pourquoi ? Parce que la
légèreté est à la fois un mouvement et un état. Un état qui est rapide, voire
fragmentaire. La légèreté se situe { la croisée des chemins, c’est un lieu de
changements ou plutôt c’est un lieu où le changement a lieu. En peu de phrases, je
tente déjà de saisir, de montrer, cette légèreté et il est déjà possible de constater le
peu de précision que j’obtiens. D’où, je le répète, le titre : « essai sur la légèreté ».
Pourquoi alors vouloir mieux cerner cette légèreté, si je peux m’exprimer ainsi ? Cette
recherche existe { cause { la fois d’une inspiration et d’une réflexion sur la liberté -
une réflexion qui tentait et qui tente toujours de comprendre la liberté non pas du
point de vue de la responsabilité, donc une fois l’acte commis, mais plutôt du point de
vue de la possibilité, donc de la liberté qui précède l’acte. Je pourrais dire juste avant
que l’acte prenne une connotation positive ou négative, avant qu’il soit bien ou mal.
C’est { ce moment que l’inspiration arrive : c’est quand la liberté est légèreté, légèreté
parce qu’il n’y a pas encore de responsabilité même si la responsabilité du choix est
déjà présente, donc parce qu’il n’y a pas encore de responsabilité concrète et surtout
parce qu’il n’y a pas encore de culpabilité attachée { cette responsabilité. La légèreté
52
aussi parce que c’est le moment où tous les possibles affluent et qu’ils sont encore
possibles !
La légèreté est donc la liberté envisagée du point de vue du choix avant que le choix se
fasse. Voil{ pourquoi il m’était difficile plus haut de la définir simplement comme un
état. Car cet état implique un mouvement. Ou est-ce plutôt un mouvement qui
implique un état ? La question reste ouverte. Il ne sera donc pas question de
responsabilité, ni de culpabilité dans cet essai, mais de choix, de la façon dont ils se
font et des raisons pour lesquelles ils se font. Il sera donc aussi question de l’homme
qui fait ces choix, de l’homme qui vit cette légèreté. C’est un essai { connotation
existentielle, dans la mesure où il se situe à un point de vue existentiel, humain. C’est
d’ailleurs ce point de vue qui est à la base de mon inspiration et qui forme l’appui
principal de ce texte, lui-même appuyé sur trois textes en particulier : Le concept
d’angoisse de Kierkegaard, L’insoutenable légèreté de l’être de Kundera et finalement
L’immortalité de Kundera. Tout d’abord Le concept d’angoisse de Haufniensis, un des
pseudonymes de Kierkegaard, est comme la trame de fond de cet essai. C’est le livre
sur lequel prend appui la réflexion sur la liberté du point de vue du choix avant que
l’action soit posée. Si je suis brève, l’angoisse est ce que l’homme ressent face aux
possibles, c’est en quelque sorte le pressentiment de la liberté. La liberté est l’action
qui suit ce pressentiment. L’angoisse comprise de la sorte par Haufniensis montre que
l’homme est incertain de son avenir, son incapacité de savoir de quoi le lendemain
sera fait et que malgré cela, un choix s’impose { lui. C’est pourquoi le titre complet est
Le concept de l’angoisse, simple éclaircissement psychologique préalable au problème du
péché originel, puisque après l’angoisse il y a la liberté accompagnée de la
responsabilité de l’action suivie inévitablement de la culpabilité, ou pour la nommer
autrement du péché originel. Parce que l’homme ne sait pas et qu’il doit passer {
l’action, il se trompe. C’est ici que j’arrête cette réflexion sur Le concept d’angoisse et ce
bref résumé du texte avant de trop me tromper moi-même. Par contre, ce résumé
montre bien en quoi ce texte d’Haufniensis est la trame de fond de ma réflexion sur la
liberté du point de vue de la légèreté. Il ne faut donc pas s’attendre au cours de cet
53
essai à trouver une étude détaillée et fort savante sur Le concept d’angoisse, mais
plutôt une tentative de réflexion sur son sujet d’étude : l’angoisse comme expérience
psychologique. Il est naturel de ce fait que mes deux autres sources pour cet essai
soient des romans. Parce que le roman se prête bien à ce point de vue psychologique.
Ce qui permet une certaine cohérence à mon essai et qui permet de prendre ce point
de vue existentiel, le point de vue humain de cette réflexion inachevée.
D’un autre côté, les romans de Kundera aident ma réflexion dans la mesure où eux-
mêmes sont truffés de réflexions sur les thèmes abordés dans chaque livre et sur les
personnages eux-mêmes. Ces réflexions alimentent ainsi ma propre réflexion, qui
prend naissance en elles et dans l’exemple donné par la vie des personnages. Car sans
eux, sans l’existence possible de leur vie, ces réflexions perdraient de leur force et
surtout pourraient être prises à la légère ! Ce que confirme Haufniensis : « Mais quand
on s’occupe sérieusement de psychologie et d’observation, on s’acquiert une élasticité
qui vous rend capable d’improviser des exemples sans authenticité matérielle sans
doute, mais cependant d’une autre autorité »74. C’est ainsi que les deux romans,
L’insoutenable légèreté de l’être et L’immortalité, seront considérés.
Tout d’abord, pourquoi avoir choisi L’insoutenable légèreté de l’être ? Parce que,
comme son titre l’indique, ce roman traite de la légèreté. Bien sûr, j’ai un peu triché,
j’ai un peu rusé maladroitement, pour employer la légèreté de Kundera comme
légèreté-liberté, mais finalement elles ont néanmoins beaucoup plus d’affinités qu’il
n’y paraît au premier abord. Pour bien montrer l’ensemble de celles-ci, il faudrait
toutefois que j’aie achevé ma réflexion sur le sujet, qui je vous le rappelle chemine
toujours. Le second roman de Kundera sur lequel prend appui ma réflexion est
L’immortalité, pour la simple raison que l’auteur lui-même, presque à la fin de ce texte,
en pleine conversation avec le professeur Avenarius, fait la confidence que voici :
« Avenarius garda un silence embarrassé, puis me demanda gentiment : « Et quel sera
74
Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques
Gateau, Paris, 1990, p.217
54
le titre de ton roman ? –L’Insoutenable Légèreté de l’être. –Mais ce titre est déjà pris. –
Oui, par moi ! Mais { l’époque, je m’étais trompé de titre. Il devrait appartenir au
roman que j’écris en ce moment. » »75. Si on prend au sérieux l’auteur de cette
confidence, il faut alors considérer L’immortalité comme l’aboutissement de la
réflexion qui prend naissance dans L’insoutenable légèreté de l’être. J’ai décidé de me
servir des deux romans pour avoir le commencement et la fin de cette réflexion, si on
peut nommer cela ainsi.
Avant de plonger dans le vif du sujet, il ne me reste plus qu’{ faire quelques
commentaires sur la forme de cet essai. Il est divisé en sept chapitres et non sept
parties, parce qu’il y a bien un certain ordre entre eux, mais un ordre relatif. Cette
division en chapitres permet aussi de montrer une vue d’ensemble, tout comme elle
permet de saisir la totalité de cet essai et de montrer l’indépendance propre { chacun
d’eux. Une réflexion entière peut être faite sur chacun de ces chapitres. Ils sont donc {
la fois autonomes et dépendants, parce qu’ils touchent tous le thème de la légèreté
prise comme forme de liberté. C’est la position que j’ai adoptée, pour mieux saisir la
légèreté afin d’arriver { voir ses limites, ses ramifications et ses implications. J’ai tenté
de l’approcher sur son propre terrain, celui de l’expérience, de l’essai.
Chapitre 1 La légèreté
La légèreté dont il est question est la liberté prise du point de vue de la décision ou
plutôt prise de sa possibilité. La légèreté, pour me répéter, est la liberté envisagée non
pas du point de vue de la responsabilité, car déj{ de ce point de vue l’action est
75
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, Paris, 1990, p.353
55
commise, mais plutôt envisagée au moment même où cette action peut s’exercer. C’est
un peu comme si on se trouvait en suspension face aux possibles qui s’offrent à nous.
La légèreté, autrement dit, est ce court moment où la liberté apparaît et laisse sentir
sa possibilité. C’est un moment court et fugace, qui peut facilement passer inaperçu et
qui souvent préoccupe peu.
Rappelons l’idée que je tire du Concept d’angoisse, qui se veut un simple
éclaircissement psychologique préalable au problème du péché originel : l’association de
l’angoisse { la légèreté comme liberté. En effet, « l’angoisse est la réalité de la liberté
parce qu’elle en est le possible »76. En d’autres termes, l’angoisse est le possible de la
liberté, ou encore : ce qui permet { la liberté de se réaliser c’est l’angoisse. Aussi
surprenant cela soit-il, l’angoisse est le départ, elle est l’émergence de quelque chose
et sans cette émergence, il n’y a point de liberté. Dans la mesure où la liberté naît dans
cette émergence, en l’absence de celle-ci, la liberté ne peut se réaliser. Mais l’angoisse
est ce qui pressent la liberté, et elle ne peut donc être la liberté. C'est pourquoi on peut
parler de « l’angoissante possibilité de pouvoir »77, puisque la liberté est pouvoir
choisir ! Sans liberté fatalement il n’y a pas de choix, pas de possibilités. La liberté
pour un homme est un état : c’est être libre. L’homme est libre, il peut donc faire un
choix ou des choix. Bref, l’homme peut. L’angoisse est ce moment ou cet état, qui
pressent les possibles de l’homme. L’homme angoissé pressent les possibles sans
savoir ce qu’ils sont. Au moment du choix, l{ où la liberté s’exerce, l’homme réalise un
de ces possibles. C’est ce point en suspension avant l’action, avant la réalisation du
possible, qui prend le nom de légèreté dans cet essai. La légèreté est donc la liberté
quand elle s’exerce, si on peut le dire ainsi, dans le moment de réflexion sur le choix
qui se propose. Ce n’est pas l’action de choisir et la réalisation de ce possible, ni tout à
fait l’angoisse qui perçoit les possibles sans les connaître, c’est le moment entre les
deux où les possibles se présentent { l’esprit et où l’esprit les aperçoit. Je vais prendre
une image pour mieux montrer ce moment. Il suffit de penser à un vol plané, court et
76 Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-
Jacques Gateau, Paris, 1990, p.202
77 Idem, p.205
56
intense, où tout à coup tous les possibles apparaissent. C’est ce moment, ce vol, que
l’on nomme légèreté. L’instant d’après, le vol est fini et on retombe sur un possible qui
alors se concrétise.
La seconde œuvre, qui a contribué { cette association d’idées, permet de prime abord
de voir les gens dans cet état de légèreté, dans cette posture de légèreté, pour ensuite
les voir faire un choix. Tomas est un des premiers à qui je pense, entre autre, parce
que cela lui arrive très souvent tout au long du roman : partir ou s’excuser et rester
médecin à Prague, retourner à Prague pour rejoindre Tereza ou non, être médecin ou
ne plus l’être, etc. À chaque fois, ce n’est pas une immensité de possibles qui s’ouvre
devant lui (souvent seulement deux : rester ou partir) et Tomas doit choisir. Mais on
voit ou plutôt on pressent ce léger mouvement, l’hésitation qu’il a avant de faire son
choix. Ensuite, il y a cette phrase de Beethoven qui lui vient en tête : « Es muss sein ! Il
le faut ! ». Très souvent, Tomas résiste et décide de faire autre chose, ou pour mieux
montrer la situation de Tomas, il décide de faire autre chose que ce qu’il croit être ce
qu’il faut. Il choisit sans suivre cette obligation du Es muss sein. On pourrait objecter,
ici, qu’il agit par obligation en ne choisissant pas les obligations ! Comme s’il s’était
donné pour obligation de ne pas suivre les obligations. Il se peut que cela soit vrai.
Mais soutenu ainsi, l’argument dit : il s’est obligé { agir librement ; sous-entendant
qu’il n’était pas vraiment libre parce qu’il agissait par obligation de liberté ! Pourtant,
si on pousse ce raisonnement jusqu’au bout, on doit dire qu’il a choisi d’agir par
obligation, donc par un geste libre il s’est obligé { être libre ! La discussion pourrait
continuer encore longtemps sur ce point. Je vais donc laisser le narrateur trancher sur
cette question : « Je crois qu’au fond de lui Tomas s’irritait depuis déj{ longtemps de
cet agressif, solennel et austère « Es muss sein ! » et qu’il y avait en lui un désir profond
de changer, selon l’esprit de Parménide, le lourd en léger »78. Voilà, me semble-t-il,
d’où vient cette association d’idées : changer « le lourd en léger ». Ainsi l’attitude de
Tomas peut refléter la légèreté.
78
Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel,
Paris, 1989, p.281
57
En quelque sorte, mais commençons tout d’abord par retourner au début du roman,
au deuxième paragraphe pour être plus précis : « Le mythe de l’éternel retour affirme,
par la négation, que la vie qui disparaît une fois pour toutes, qui ne revient pas, est
semblable à une ombre, est sans poids, est morte d’avance, et fût-elle atroce, belle,
splendide, cette atrocité, cette beauté, cette splendeur ne signifient rien »79. On peut
déjà affirmer que cette citation souligne le côté éphémère de notre vie, le peu
d’importance que notre vie a, quand on la prend sous cet angle, puisqu’il ne faut pas
oublier l’angoisse qui fut mentionnée plus haut. Cela ne sonne-t-il pas étrange ? Être
angoissé et même être extrêmement angoissé face à ces possibles inconnus, face au
néant (puisque ce n’est pas encore), être angoissé dis-je pour quelque chose qui ne
perdure pas, qui comme le dit Kundera, pris sous ce point de vue, en l’absence de
retour : « ne signifie rien ». Sur ceci, il ajoute au chapitre suivant : « Dans le monde de
l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité »80.
J’arrête un instant. Il est vrai que sous l’éternel retour notre responsabilité serait
insoutenable. Insoutenable dans le sens de lourde, très lourde, écrasante, foudroyante.
D’ailleurs Nietzsche met au défi de ne pas pleurer, ni de crier sous son poids, mais
plutôt d’être capable de rire. La question posée devient : comment survivre à cette
insoutenable responsabilité ? Par ce biais, elle demande aussi de prendre garde à
chacune de nos actions. L’angoisse dans une telle situation apparaît clairement,
semble aller de soi. Pourtant, il n’en est pas ainsi. Cette vie passe et finit. La conclusion
de ceci comme l’ajoute l’auteur est : « Si l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos
vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté »81.
La question demeure, pourquoi alors s’angoisser si tout passe et passera ? Dans ce
passage, on peut pressentir une autre forme d’insoutenable, mais cette fois-ci
l’insoutenable légèreté. Elle n’est pas insoutenable, parce qu’elle dépasse nos forces,
qu’elle nous écrase. Non, elle est insoutenable, parce qu’on ne peut la tenir. Elle est si
79
Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel,
Paris, 1989, p.13 80
Idem, p.15 81
Idem, p.15
58
légère qu’elle échappe { notre emprise. Elle est insoutenable comme il est possible de
dire qu’elle est insaisissable. Aurait-elle pu s’appeler l’insaisissable légèreté de l’être ?
Il me semble que non, car ainsi on perdrait le contrepoids de l’insoutenable de
l’éternel retour. Pourtant, elle reste insoutenable comme insaisissable et elle est si
légère qu’elle s’envole toujours plus haut. Elle porte le titre insoutenable aussi avec
justesse, puisque cela fait référence à un soutien. Et ce qui se soutient ou ne se
soutient pas (est insoutenable) repose sur quelque chose ou du moins sous-entend un
fondement pour nous qui sommes. Il y a donc un lien entre la légèreté de l’être, son
fondement et l’angoisse. Pour le moment, je laisserai ce lien imprimer sa trace dans
mon esprit. Je note toutefois qu’un fondement d’une insoutenable légèreté pourrait
permettre de mieux comprendre l’angoisse. L’angoisse, pour paraphraser Haufniensis,
c’est être face { de l’inconnu, et si cet inconnu est un fondement, cela rend le
fondement léger ou encore, comme je me plais à le dire, insaisissable. Il apparaît donc
plus « normal » sous cet angle que cette situation produise de l’angoisse ou du moins
un vertigineux saut en hauteur : la légèreté.
La légèreté avant l’action, la légèreté comme liberté, c’est cette légèreté que je veux
approcher et en tentant d’approcher les difficultés qui s’y rattachent. Parce que
malgré cet insoutenable, cette légèreté passe { l’action. Elle choisira et la question
reste : comment choisir ? Car comme le souligne Kundera : « Il n’existe aucun moyen
de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison »82. De la
légèreté insoutenable, avons-nous dit ! J’aimerais ajouter une autre citation, car elle
donne une tonalité, une couleur à cette insoutenable légèreté : « C’est ce qui fait que la
vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même « esquisse » n’est pas le mot juste,
car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau,
tandis que l’esquisse qu’est notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans
tableau »83. Ceci me porte à divaguer. Une esquisse sans tableau, il me semble voir
dans cette métaphore les dernières toiles de Picasso. Les toiles de la fin de sa vie,
82
Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel,
Paris, 1989, p.20 83
Idem, p.20
59
complètes, simples, des esquisses-toiles faites d’un coup. Les traits épurés, le tracé
joyeux, ces toiles qui sentent le goût de la vie. Des toiles qui sont légères et libres. La
légèreté comme liberté, la liberté-légèreté comme dans une toile esquisse de Picasso.
Picasso était un maître. Pouvons-nous devenir des maîtres du même type, des maîtres
de légèreté ? Les difficultés semblent poindre { l’horizon. Comment soutenir
l’insoutenable ou plutôt comment se soutenir sur de l’insoutenable ?
J’ai une dernière pensée pour Nietzsche en ce moment. Peut-être que ce qu’il voulait
nous dire en nous demandant de rire de la répétition, au lieu de nous en accabler, c’est
que la réelle difficulté est dans l’absence de répétition, dans cette « esquisse de rien,
cette ébauche sans tableau » ? Une seule vie qui passe. Kundera le souligne « « Einmal
ist keinmal », une fois ne compte pas, une fois c’est jamais »84. Essayons de rire
maintenant, car tout ce qui passe, tout ce qui est passé ne reviendra jamais et tout ce
qui arrivera ne pourra arriver qu’une seule fois, une seule chance courte et brève,
l’insoutenable liberté : la légèreté.
Chapitre 2 L’immortalité
La légèreté comme liberté telle que l’on a tenté de la montrer, tout en tentant de la
définir d’une façon plus précise, pourrait sembler au premier coup d’œil aller de soi.
Elle est un geste, une attitude spontanée qui s’effectue sans qu’on ait { y porter une
réelle attention. Il semble d’autant plus évident que tout le monde a accès { celle-ci.
Pourquoi alors est-ce que je ne continue pas mon chemin d’un pas léger sans m’y
attarder ? Il y a d’abord la possibilité, que bien que chacun puisse vivre l’angoisse qui
84
Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel,
Paris, 1989, p.20
60
annonce la légèreté et donc vivre celle-ci ensuite, ce ne soit pas pour autant tout le
monde qui la vive. Ici vivre est employé dans le sens de vivre pleinement. Je pourrais
ajouter être conscient de ressentir, ce qui n’est pas nécessaire, car nul besoin de savoir
que l’on est angoissé pour s’angoisser. Il se peut donc que certains ne perçoivent pas
ni l’angoisse, ni la légèreté. Voil{ déj{ une raison pour m’y attarder, puisque si on ne
ressent pas l’angoisse il n’y a pas d’accès { la légèreté. En l’absence de possibles
encore inconnus, nulle liberté n’est possible. Il y a donc apparemment des embûches
sur la route pour atteindre la légèreté. Plus haut, on a mentionné son côté
insoutenable. Maintenant, on va s’attarder { un autre mouvement, ou si on préfère à
un autre fait humain, qui semble aller de soi : l’immortalité. En quoi l’immortalité est-
elle liée à la légèreté, c’est ce que l’on va tenter de comprendre.
Le point de départ est cet extrait qui m’a fait ajouter L’immortalité à ma réflexion en
plus de L’insoutenable légèreté de l’être. Le revoici encore :
[Avenarius] « Et quel sera le titre de ton roman ? - L’insoutenable légèreté de l’être. –Mais ce titre est déjà pris. –Oui, par moi ! Mais { l’époque, je m’étais
trompé de titre. Il devrait appartenir au roman que j’écris en ce moment85.
La première explication simple de cet extrait est de dire qu’effectivement il a dû se
tromper de titre. La difficulté de cette première explication est alors : pourquoi le faire
savoir ? Est-ce simplement un geste manqué ou un simple désir de confession ? Il
semble que non, bien que cela reste toujours possible. Mais on va supposer que non.
On va aussi supposer que l’auteur avait une intention cachée en incluant cette partie
dans son roman. Si on la considère comme telle, cette intention pourrait souligner
deux choses. La première : L’insoutenable légèreté de l’être n’a pas comme sujet ou
plutôt comme trame de fond l’insoutenable légèreté de l’être (l’auteur s’est vraiment
trompé, ce qui est une thèse déjà rejetée). La première déduction est donc que
L’immortalité parle mieux ou plus justement de l’insoutenable légèreté de l’être. La
seconde implication est que si L’Immortalité devrait être nommé L’insoutenable
85
Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel,
Paris, 1989, p.353
61
légèreté de l’être, il y a un lien entre l’immortalité et l’insoutenable légèreté de l’être ou
bien l’auteur s’est { nouveau trompé ! Ou pire encore, l’auteur a pris le premier titre
qui lui tombait sous la main ! Néanmoins, si on admet qu’il ne s’est pas trompé et qu’il
a choisi un autre titre avec raison ; on peut penser que la trame de fond de
L’immortalité est l’insoutenable légèreté de l’être et qu’il y a un lien entre la légèreté
comme liberté et l’immortalité. Je me permets de faire encore une supposition : qu’il y
a non seulement un lien, mais que c’est la même réflexion qui s’est poursuivie et
affinée pour devenir ce nouveau livre, L’immortalité. Pour la petite histoire,
L’immortalité est un roman que Kundera a écrit quatre ans après L’insoutenable
légèreté de l’être. Sa réflexion a peut-être perduré dans le temps et si on suppose qu’il
ne s’est pas trompé dans L’insoutenable légèreté de l’être où l’accent est mis sur
l’absence de répétition, sur l’esquisse sans tableau, on peut se demander en quoi son
nouveau livre lui apparaît plus juste, lui qui porte sur l’immortalité, une fois qui dure
toujours. Où va-t-on avec tout ce charabia ? Soit il y a une esquisse sans tableau ou
soit il y a un tableau ? Il semble que ce soit complètement différent. À moins de
supposer d’emblée l’immortalité de l’âme et dans ce cas de dire que Kundera n’avait
pas encore compris ou saisi cette vérité. Par contre, si c’était le cas, il ne se serait pas
trompé de titre et il ne laisserait pas sous-entendre que L’immortalité devrait
s’appeler L’insoutenable légèreté de l’être. L’immortalité serait L’Immortalité tout
court. Alors, il faut imaginer que c’est le même problème posé différemment.
L’insoutenable légèreté de l’être montre une vie unique et fugace sous le point de vue
des choix (de la légèreté) et une seule fois équivaut à jamais. Tandis que L’immortalité
montre l’insoutenable légèreté de l’être qui cherche { être immortelle, ou pour le dire
autrement, c’est l’insoutenable vie unique et fugace qui désire l’immortalité. Ce qui
pose le problème que l’on étudie sous un autre angle : la légèreté qui désire
l’immortalité ou encore la légèreté qui cherche { être lourde. En effet ce désir
d’immortalité est le désir profond qu’une fois ne soit pas rien, mais que celle-ci puisse
rester, qu’elle devienne, qu’elle se prolonge dans le temps. Alors dans ce mouvement
où tous les possibles apparaissent, l’homme qui vit cet état d’apesanteur cherche la
pesanteur et fait son choix en conséquence. Il est possible d’ajouter qu’il ne fait pas de
choix, ou une sorte de choix biaisé, car il ne se laisse pas agir sans arrière-pensées,
62
puisque son désir d’immortalité l’emporte. Ainsi la liberté pourrait être biaisée par ce
désir d’immortalité. Comment ?
Pour commencer disons que l’homme, tout homme, a comme point de départ dans
l’existence la liberté, et que jumelée à elle, se trouve le désir d’immortalité. Chaque
homme a en son for intérieur ce couple unique d’un côté léger, très léger et de l’autre
lourd, très lourd. Ainsi pour employer une image : l’homme parcourt le chemin de sa
vie en titubant. Pourquoi, titube-t-il ? Parce que sa liberté ne va pas dans le même sens
que son désir d’immortalité. Il finit bien sûr par agir librement. Alors en quoi titube-t-
il ? Il titube parce qu’il choisit très souvent, sinon tout le temps, en fonction de son
désir d’immortalité. Il titube, parce que désirer l’immortalité, qu’est-ce que cela peut
être, sinon de vouloir perdurer dans les mémoires ou encore, si l’on préfère, de
vouloir perdurer dans la mémoire commune ? Le désir d’immortalité dépend pour sa
réalisation, ou si on préfère pour sa transformation en immortalité, des autres. Tandis
que la liberté d’un homme qui veut être totalement libre doit dépendre seulement de
son for intérieur. Ainsi l’homme reste autonome dans son choix. Dès le départ
pourtant, cette liberté désire l’immortalité, qui, elle, repose sur les autres. La liberté se
met donc à dépendre d’une cause extérieure, ce qui transforme la liberté du départ en
une tout autre liberté.
Par exemple : on pourrait objecter qu’écrire un livre ou réaliser toute autre œuvre et
vouloir passer { la postérité n’implique pas les autres directement. Mais au final oui. Si
ce ne sont pas nos contemporains ce sera la génération suivante qui jugera du sort
réservé { une œuvre, { savoir si elle sera oubliée ou encensée. Le désir d’immortalité
ne peut pas se passer d’autrui. Il en a besoin, car ultimement c’est en eux qu’il désire
se réaliser. Tout auteur veut que ses livres soient reconnus, mais avant tout, lus. Tout
auteur veut donc des lecteurs, pas seulement que son livre soit au temple de la
renommée du livre (si une telle chose existait), mais surtout qu’un lecteur prenne
encore le temps de le lire et non de lire le 3e commentaire de la 2e préface de son livre
ou pire encore sa biographie. Je crois que c’est cette difficulté de perdurer comme
63
écrivain, mais surtout de la manière dont il perdure que Kundera pose au travers de
L’immortalité, entre autres par le biais du personnage Goethe, le grand romancier.
Tout au long du roman, Goethe lutte avec et pour son image, lutte pour et contre ce
qui restera de lui. Parce que, un brin d’honnêteté est de mise, ce qui perdure, ce que
l’on veut léguer : c’est son image. Goethe, le personnage, le sait très bien et c’est pour
cette même raison qu’il fait attention, très attention, { ce qu’il dit { Bettina, car elle
pourrait changer ce que la postérité dira de lui. Goethe est déjà célèbre, il sait ce que
les gens pensent de lui à son époque ou du moins il en a une bonne idée et il ne veut
pas que leurs pensées changent { son égard. Il veut qu’ils gardent la même image de
lui. Voil{. On pourrait m’objecter que désirer l’immortalité ce n’est pas désirer que
notre image survive, mais beaucoup plus simplement que notre souvenir reste
présent dans la mémoire de nos proches, plus simplement encore, qu’on ne veut pas
être oublié. Alors j’ajouterais, qu’est-ce qu’on ne veut pas qu’ils oublient? De quoi le
souvenir qu’ils ont de nous est-il formé, sinon, de notre image ? Peut-être que je me
trompe ? Il semble néanmoins que ce désir d’immortalité fasse un drôle de
contrepoids à la légèreté, faisant du même coup tituber l’homme qui avance sur le
chemin de sa vie.
J’ai une petite pensée pour Montaigne que je veux partager avant de clore ce chapitre.
Dans son chapitre III, de son premier Essais, intitulé Nos affections s’emportent au delà
de nous, il suggère de rappeler au Roi et à tous ceux qui gouvernent qu’ils peuvent
bien être cruels ou injustes de leur vivant, mais que leurs actions seront racontées à la
postérité comme telles et ils font donc mieux de bien se tenir. Montaigne suggère que
pour que ce que l’on dit d’eux { titre posthume soit { leur goût, les hommes d’États
sont prêts à faire beaucoup de compromis ! Ah ! Le désir d’immortalité comme façon
de régir les hommes d’États ! Sur ce même désir d’immortalité voici ce que dit
Montaigne : « La crainte, le désir, l’espérance nous eslancent vers l’advenir, et nous
desrobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui
sera, voire quand nous ne serons plus »86.
86
Montaigne, Essais livre I, GF-Flammarion, Paris, 1969, p.47
64
Chapitre 3 L’image
La légèreté va main dans la main avec le désir d’immortalité et ce désir d’immortalité
s’appuie sur l’image qui va être laissée aux autres. L’image est en quelque sorte le
moyen de rester immortel. Bien sûr, il y a l’image pour la plupart d’entre nous et pour
certains il y a leurs œuvres qu’ils laissent { la postérité. Une œuvre semble bien moins
dépendante des autres que l’image. Pourtant le constat que fait Kundera, qui semble
se vérifier de nos jours, est que l’on prend de plus en plus en considération l’auteur et
ce au détriment de l’œuvre. Une métaphore qui se trouve dans un rêve, que Kundera
emploie, est particulièrement révélatrice { ce sujet. Il s’agit du rêve que Goethe
raconte à Hemingway quand ils sont au paradis. Voici ce rêve :
Imaginez une petite salle de théâtre de marionnettes. Je suis derrière la scène, je dirige les pantins et récite moi-même le texte. C’est une représentation de Faust. De mon Faust. À propos, savez-vous que Faust n’est nulle part aussi beau qu’au théâtre de marionnettes ? C’est pourquoi j’étais si heureux qu’il n’y eût pas d’acteurs et de pouvoir réciter moi-même les vers qui résonnaient ce jour-l{ avec plus de beauté que jamais. Et puis, tout { coup, j’ai regardé la salle et j’ai constaté qu’elle était vide. Cela m’a déconcerté. Où sont les spectateurs ? Mon Faust est-il si ennuyeux que tout le monde soit parti ? Je ne valais même pas la peine d’être sifflé ? Embarrassé, j’ai regardé tout autour de moi et j’ai été frappé de stupeur : je m’attendais { les trouver dans la salle, et ils étaient tous derrière la scène ! Les yeux écarquillés, ils m’observaient avec curiosité. Dès que nos regards se sont rencontrés, ils se sont mis { applaudir. Et j’ai compris que le spectacle qu’il voulait voir, ce n’était pas les marionnettes, mais moi-même87.
Ce moment onirique de Goethe imaginé par Kundera, qui n’est pas retranscrit en
entier dans ce passage, souligne deux choses. La première, que Faust même dans sa
meilleure représentation donnée par l’auteur même, voire la plus belle
représentation, (je vous en prie, vous pouvez douter que le théâtre de marionnettes
soit la meilleure façon de présenter Faust, mais si Goethe la décrit comme telle,
faisons-lui confiance), n’intéresse plus personne et ce qui les intéresse c’est Goethe
lui-même. La deuxième, c’est que la foule applaudit Goethe et non Faust, elle ne
regarde que lui, ce que la foule apprécie ce n’est pas seulement Goethe en train de
87
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990
, p.129
65
créer, mais Goethe tout court (ce que le reste du rêve confirme). Ceci embarrasse
fortement Goethe, qui ne sait plus quoi faire ! Ce sont ses œuvres qu’il voulait léguer à
l’immortalité, pas lui-même. Et pourtant ! Il devait bien s’en douter vous dites-vous,
mais pas au point de se douter que la foule en oublierait Faust. Goethe se sent traqué.
Si on remonte plus haut dans sa discussion avec Hemingway, on comprend bien le
piège qui se referme sur Goethe. C’est Hemingway alors qui raconte :
L’homme peut bien mettre fin { sa vie. Mais il ne peut mettre fin { son immortalité. Une fois qu’elle vous a pris à bord, vous ne pouvez plus jamais redescendre, et même si vous vous brûlez la cervelle, comme moi, vous restez { bord avec votre suicide, et c’est l’horreur, Johann, c’est l’horreur. J’étais mort, couché sur le pont, et autour de moi je voyais mes quatre épouses accroupies, écrivant tout ce qu’elles savaient de moi, et derrière elles était mon fils qui écrivait aussi, et Gertrude Stein, la vieille sorcière, était là et écrivait, et tous mes amis étaient là et racontaient tous les cancans, toutes les calomnies qu’ils avaient pu entendre { mon sujet, et une centaine de journalistes, micros braqués, se pressaient derrière eux, et dans toutes les universités d’Amérique une armée de professeurs classaient tout cela, l’analysaient, le développaient, fabriquant des milliers d’articles et des centaines de livres88
Dans cette citation, on voit { quel point l’image d’Hemingway s’est enflée, s’est
hypertrophiée et est devenue le centre d’intérêt au mépris de son œuvre. Ce qu’il y a
d’intéressant aussi { noter c’est le début de la citation : « L’homme peut mettre fin { sa
vie. Mais il ne peut mettre fin à son immortalité ». Ce qui se passe après sa mort,
l’homme ne peut le contrôler. Il ne peut pas dire : « C’est assez ». Alors que peut-il faire
face à son immortalité pour tenter un temps soit peu de la contrôler ? Il tente de
contrôler l’image qu’il projette durant sa vie. Montaigne avait peut-être raison en
suggérant que la seule façon de contrôler un tyran ou un roi cruel était de lui rappeler
que ce ne sera pas lui qui aura la parole après sa mort. Limiter ainsi l’action, est-ce que
cela ne revient pas { limiter la liberté de l’individu, { l’encadrer ? La légèreté est donc
de plus en plus difficile à atteindre de ce point de vue. Comment arriver à considérer
tous les possibles et { les prendre comme de réels possibles, quand vous sentez l’œil
de la foule, l’œil de l’immortalité braqué sur vous ? Ne pas y penser tout simplement !
Mais encore n’avons-nous pas dit que le désir d’immortalité était presque inné en
nous, qu’il était le désir de donner un sens à cette vie qui ne reviendra jamais ? En fait
nous n’avons pas dit que cela donnait un sens, mais plutôt que cela permettait de
88
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.127-128
66
soutenir l’insoutenable légèreté. Non, même pas. Nous avons simplement dit que ce
désir d’immortalité était un désir de survivre en tant que souvenir dans la mémoire
d’autrui. Pourquoi ce désir est si fort, nous ne l’avons point dit ! Peut-être est-il si fort
parce que notre vie est si vaine ! Si elle n’est que cette esquisse de rien, peut-être faut-
il quelque chose pour s’attacher solidement { elle, l’aimer, la vivre ? Sinon,
ultimement, nous serions tous bons pour le suicide, puisque mort ou vif, cela ne
changerait rien au fond ! On peut maintenant dire que le désir d’immortalité donne un
sens à la vie. Mais celui-ci, vu le peu de contrôle que nous avons sur notre immortalité
elle-même, oblige à contrôler, à limiter notre liberté dans la mesure où tous les
possibles ne nous apparaissent plus comme tels ! Nous venons à penser en gros : « Je
ne peux pas faire ceci, parce que sinon on dira ceci de moi, on pensera cela de moi… »
Mais je m’égare, direz-vous, et je vous égare par le fait même, car je tire ces
conclusions sur l’immortalité et ces conséquences d’une réflexion d’un auteur sur
deux auteurs. Les conclusions ne peuvent donc en aucun cas nous affecter, si nous ne
léguons pas d’œuvre { la postérité. Nous n’aurons pas comme Hemingway de
professeurs d’université { nos trousses, ni de spectateurs derrière la scène comme
pour Goethe. En sommes-nous si sûrs ? Le désir d’immortalité n’influence-t-il que la
vie des « célébrités » et non notre simple vie qui n’a rien d’illustre ?
Avant de revenir dans le droit chemin, écartons-nous encore un peu en insistant sur la
figure de Bettina présente tout au long de L’immortalité en filigrane avec celle de
Goethe. Bettina est la jeune femme, qui devient ensuite la femme, qui désirait faire
connaître au monde entier son amour pour Goethe, et non seulement faire connaître
son amour pour Goethe, mais aussi sa rencontre avec Beethoven et une pléthore
d’autres hommes célèbres. Pour Kundera, Bettina ne s’intéresse pas { ces hommes en
tant qu’hommes et elle n’est pas vraiment amoureuse de Goethe. On devrait plutôt
dire qu’elle aime se voir aimer Goethe. Bettina aime se voir { l’œuvre dans ses
relations avec les grands hommes. Bettina aime son moi selon les mots de Kundera :
Car Bettina n’est jamais sortie de son moi. Où qu’elle soit allée, son moi a flotté derrière elle comme un drapeau. Ce qui l’a incitée à prendre fait et cause pour les montagnards du Tyrol, ce ne
67
sont pas les montagnards, mais la captivante image de Bettina passionnée pour la lutte des montagnards du Tyrol. Ce qui l’a incitée { aimer Goethe, ce n’est pas Goethe, mais la séduisante image de l’enfant Bettina amoureuse du vieux poète 89
Bettina est amoureuse de son moi, de son moi qui se déploie dans le temps et qu’elle
tente de rendre immortel. Bettina est amoureuse de son image. Elle la cajole et en
prend grand soin. Bettina, ainsi perçue, est presque seulement un désir d’immortalité.
Elle vit sa vie comme si c’était une œuvre. Au contraire d’Hemingway, qui s’affole en
voyant tous ces gens qui écrivent sur lui à sa mort, Bettina, elle, vit déjà pour eux et
elle est la première à écrire sur elle-même avant l’heure de sa mort. À la place
d’Hemingway, qui sentait cette foule écrivant près de lui et qui ne l’appréciait guère,
on a l’impression que Bettina aurait sourit discrètement pour ne pas le montrer. Si
Goethe et Hemingway ont déjà une liberté réduite, leur immortalité les rendant plus
lourds, Bettina, elle, est la lourdeur en personne, rien de ce qu’elle fait n’est léger, tout
est prévu, analysé, calculé, même sa spontanéité et son image d’enfant ! La légèreté est
presque invisible chez elle, tant elle regarde peu les possibles qui s’offrent { elle. Bien
sûr, elle doit en avoir conscience, les apercevoir du coin de l’œil, mais jamais il ne lui
viendrait { l’esprit de les transformer en actes ou de les considérer comme tels. Elle ne
peut pas se permettre d’être sympathique avec Christiane, la femme de Goethe, ni
d’être bien élevée et de ne plus s’asseoir { terre, car ce n’est pas « elle ». Elle n’est pas
comme ça, son moi est autrement. Dans une sorte de boucle, que l’on pourrait
qualifier d’infernale, Bettina s’enferme pour assouvir son désir d’immortalité : son
moi est ainsi, parce que son moi doit être ainsi, et si son moi est ainsi, il doit rester
ainsi pour être son moi. C’est une boucle assez tautologique et elle est hautement
efficace. Dans son amour inconditionnel pour les immortels qu’elle a côtoyés, elle
déploie surtout l’amour inconditionnel qu’elle se porte { elle-même en tant
qu’immortelle. La légèreté de Bettina est presque entièrement disparue sous le poids
de cet amour. Je sais, je divague encore, car ce n’est pas tout le monde qui est comme
Bettina, qui a côtoyé des immortels et qui est passée { l’histoire. Alors sa situation et
son exemple ne s’appliquent pas { la majorité d’entre nous ? Est-ce si vrai ?
89
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.314
68
Avenarius fait une blague dans une discussion avec le personnage-auteur Kundera
dans le roman. Il s’agit d’un sondage qu’il aimerait faire où la question serait de savoir
ce que les gens préfèreraient entre : être vu en compagnie d’une actrice célèbre sans
jamais avoir la chance de passer la nuit avec elle ou passer une nuit d’amour avec
celle-ci sans que jamais personne ne puisse le savoir. Avenarius sous-entend que tout
le monde dirait une nuit d’amour avec la femme, mais qu’en réalité ce serait le
contraire. Que choisiriez-vous : être vu et que tout le monde sache ou ne pas être vu et
avoir ? … Mais je suis d’accord avec vous, c’est une blague de mauvais goût et ce genre
de situation n’arrive pas dans la vie de tous les jours.
Mais alors que reste-t-il dans la vie de tous les jours pour comprendre l’influence de
cette image ? Il reste Paul et Laura, entre autres. Laura, la sœur d’Agnès dans
L’immortalité, pose le même geste que Bettina, celui qui part du cœur et va vers le
lointain. Laura est-elle pour autant comme Bettina ? Non, mais Laura a elle aussi son
désir d’absolu, le désir de s’inscrire dans le souvenir de l’autre { moins grande échelle
toutefois. Est-ce bien vrai ? Je laisse la question en suspens ici. C’est surtout par la
relation qu’elle entretient avec sa chatte siamoise, entre autres, que le problème de
l’image ou pour le dire autrement le problème du moi refait surface. Ce problème est
présent dans ce texte dans la mesure où il entre en collision avec la légèreté. J’appelle
ce problème l’extension du moi et c’est une idée qui vient directement du chapitre
intitulé : l’addition et la soustraction dans L’immortalité. L’extension du moi fait
référence { l’addition, il va de soi, et { l’exemple de Laura et de sa chatte siamoise. Au
fil du temps, une relation particulière entre elle et sa siamoise s’est créée ; relation, qui
s’est transformée tranquillement en l’identification de Laura avec cette dernière. Par
exemple : « Elle vit en elle la belle indépendance, la fierté, la liberté d’allure et la
permanence d’un charme (bien différent du charme humain, qui alterne toujours avec
des moments de maladresse et de disgrâce) ; elle vit un modèle en sa siamoise ; elle se
vit en elle »90. Cette addition devient une partie intégrante de Laura, elle devient son
extension. Elle la considère maintenant comme le prolongement de son moi. Elle ne
90
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.152
69
peut plus être en contradiction avec celle-ci. Ainsi la siamoise de Laura dicte en
quelque sorte sa conduite. Par exemple, quand son amant du moment tente de
caresser la chatte et que celle-ci répond en sifflant et en griffant, il a le goût de frapper
ladite chatte, mais il arrête son geste en plein vol quand il voit Laura qui le regarde.
Celle-ci s’empresse alors de le gronder sur l’attitude qu’il a avec la chatte, c’est-à-dire
qu’elle lui explique qu’il ne peut pas être distrait en la caressant comme il ne peut pas
l’être avec elle. La chatte a donc agi exactement comme il le faut, exactement comme
Laura se sent. Laura, { ce moment, ne peut plus faire autrement, c’est-à-dire qu’elle ne
peut plus s’enquérir auprès de son amant de ce qui le tracasse. Elle a depuis
longtemps décidé qu’il avait une maîtresse et donc elle ne peut pas se tromper, pas
plus que la chatte, qui ne peut pas non plus se tromper. Cette addition, au départ,
permet { l’individu « de rendre son moi plus visible, plus facile à saisir, pour lui
donner plus d’épaisseur »91. Le moi de Laura acquiert plus d’épaisseur, il contient
maintenant la chatte siamoise. Cette méthode additive apparaît problématique à
Kundera, parce que ceux qui font les additions désirent la reconnaissance et l’amour
de ces additions par leur entourage. L’exemple que nous venons d’employer le
démontre bien. Par contre du point de vue de la légèreté, ce besoin de reconnaissance
et d’amour est problématique, mais pas autant que cette extension que le moi subit.
Comment pouvons-nous apercevoir les possibles, les considérer comme tels et les
survoler légèrement, sentir la fugacité de notre vie avant de choisir, si notre moi est de
plus en plus grand et gros, plein de présuppositions, qui prennent un air impératif de
devoir ? Le problème est que ceux qui agrandissent leur moi veulent garder leur moi
ainsi. Cela les définit et propose une image d’eux qu’ils aiment. Ainsi pour en revenir {
Laura, elle ne peut plus agir autrement sans avoir l’impression d’enlever quelque
chose à son moi, de changer son moi siamoise, qui est représenté dans
« l’indépendance, la fierté, la liberté d’allure et la permanence d’un charme ». Ce
mouvement est presque normal, ou si banal qu’il apparaît comme allant de soi. Parce
que toute extension permet de « mieux saisir et définir notre moi », il permet de saisir
notre identité ou plutôt, défini ainsi le moi devient identifiable. « Je suis celui qui… ou
91
Idem, p.151
70
je suis celui qui ne… ». Voici ce que peut maintenant se dire cet individu au moi
identifié. L’addition s’accomplit de cette façon et peut continuer ainsi très longtemps.
La légèreté s’apparente davantage { la soustraction telle que décrite dans ce chapitre.
Celle-ci s’applique, dans le roman, { Agnès, la sœur de Laura. À l’inverse de cette
dernière : « Agnès soustrait de son moi tout ce qui est extérieur et emprunté, pour se
rapprocher ainsi de sa pure essence (en courant le risque d’aboutir { zéro, par ces
soustractions successives) »92. Plus Agnès soustrait, plus elle devient légère, plus il est
difficile de la distinguer des autres, plus son identité devient mince et floue. Agnès est
proche de la légèreté. D’ailleurs elle pense tout quitter, mari et enfant. On voit
comment elle devient légère dans le roman par l’abandon qu’elle fait successivement
de ses gestes ou de ses attributs qu’elle trouvait significatifs, jusqu’au moment où sa
sœur les copie, les répète. Elle les laisse, car les voyant repris par sa sœur, elle perçoit
ce qu’ils ont d’impersonnel et ce qu’ils peuvent signifier ou représenter pour un autre.
Elle ne peut donc plus s’y identifier. On pourrait dire qu’Agnès bat en retraite et que sa
sœur continue la conquête. L’identité d’Agnès devient de plus en plus ténue pendant
que celle de sa sœur gonfle. Cela montre une autre difficulté pour atteindre la légèreté.
Il y a certes notre image, mais surtout cette image devient notre identité. De par son
désir d’immortalité, l’homme se forge une image, qui devient son identité et celle-ci
s’ancre dans le souvenir des autres. Ainsi l’homme s’attache { son image et devient
plus lourd. On peut même dire que la légèreté lui répugne, parce qu’elle le renvoie {
autre chose.
Il ne me reste qu’{ vous parler de Paul, le mari d’Agnès et le mari de Laura après le
décès de la première. Paul a une certaine image de lui-même sur laquelle je
n’insisterai pas. Je dirai seulement au passage que Paul aime se voir dans les yeux de
sa fille. Il aime être aimé de la jeune génération, car cet amour lui permet selon lui
d’être en accord avec la phrase de Rimbaud : « Il faut être absolument moderne ».
L’extension principale de Paul est cette phrase. Paul aime son identification à celle-ci.
92
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.151
71
Paul aime son image, j’ajouterais même que Paul est conscient de l’amour qu’il porte {
son image et c’est pourquoi c’est lui qui réalise que « les gens le voyaient autrement
qu’il ne se voyait lui-même, autrement qu’il croyait être vu »93. Et c’est bien l{ le
charme ou la difficulté de l’image : on ne projette jamais l’image que l’on pense et
même ce qui est projeté ne sera jamais perçu comme tel. On se leurre toujours sur son
image. Est-ce à dire qu’on se leurre toujours sur son identité ? Peut-être. Peut-être
tout simplement parce que l’on oublie la légèreté. Trop tourné vers notre immortalité
et préoccupé par ce que l’on va projeter ou par ce que l’on projette, on oublie la part
d’incertitude reliée { cette projection. On n’a pas le contrôle comme le montraient plus
haut Hemingway et Goethe. Le désir d’immortalité, la petite ou la grande, nous met {
la merci de la perception des autres, et leur perception est déjà à la merci de leurs
propres désirs et de leur propre image. C’est ce que nous essayons tant bien que mal
de peaufiner, de contrôler au péril de la légèreté ou encore au péril de couler à pic
sous le fardeau de la tâche. L’image, l{, où tout se corse.
93
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.189
72
Chapitre 4 La contradiction ou la dualité
Ce chapitre porte sur la contradiction, celle qui est inhérente à la vie humaine si on la
regarde du point de vue de la légèreté comme liberté. Il y a déj{ la légèreté, d’un côté ;
le désir d’immortalité, de l’autre côté, et l’homme qui titube entre les deux. D’un côté,
rien ne reviendra jamais, tout ne se passe qu’une fois ; de l’autre côté, tout se
perpétuera infiniment dans notre immortalité. D’un côté, on a le choix face aux
possibles ; de l’autre, on tente de choisir selon l’image que l’on a de soi-même. Ici, il est
toujours possible d’argumenter qu’il y a quand même un choix qui s’effectue, donc
qu’il y a toujours présence de libre arbitre. Je suis d’accord et c’est pour cette raison
que nous ne parlons pas simplement de liberté, mais de légèreté. Le désir
d’immortalité qui se perpétue dans le problème relatif à notre image montre
l’enfermement que l’on peut se faire subir { soi-même. C’est un enfermement dans la
mesure où l’on s’astreint { certains choix, { certaines attitudes. On se limite. Ce
mouvement pose un problème non pas dans la mesure où la liberté doit être sans
limite, mais plutôt parce qu’ainsi le terrain de la liberté n’est pas { sa pleine
expansion. Une image qui pourrait montrer cet enfermement est celle d’une autoroute
que l’on s’astreint { suivre. On peut bien sûr aller à un certain nombre d’endroits et
cela peut même être surprenant, mais le chemin est en quelque sorte tracé d’avance. Il
y a moins de surprises, moins d’inattendus. On pourrait même ajouter que sur une
autoroute, on n’est jamais seul et que plusieurs connaissent le chemin. Il y a quelque
chose de rassurant sur l’autoroute. Il y a une structure, de la lumière, des panneaux
indicateurs. Notre image, celle qui nous astreint, est comme cette autoroute qui nous
enferme, bien que ce soit un enfermement très peu restrictif. On peut parcourir
beaucoup de pays grâce { l’autoroute. Néanmoins, cela reste un enfermement, ce qui
est contradictoire avec la légèreté.
73
La légèreté, c’est être face à tous les possibles, pouvoir réitérer le choix à chaque
instant. C’est la possibilité { chaque instant de devenir autre, car la légèreté laisse
ouverte la possibilité de devenir un autre, de laisser notre image floue et mince. Elle
est ce qui permet { notre identité d’être dans le même état et ce qui permet à celle-ci
de se transformer encore et encore. La légèreté est le contraire de la fixité, de ce qui
est toujours le même. Pourtant, c’est ce que l’on recherche en quelque sorte cette
stabilité d’être un uni en devenir ! C’est l{ que réside la contradiction au cœur de notre
vie même, de notre désir. On veut bien devenir, mais jusqu’{ un certain point et on
pourrait ajouter à une certaine vitesse. Cette attitude paraît légitime vu la vitesse à
laquelle les choses changent, vu le temps qui passe. On veut ralentir la course des
choses, du temps. La légèreté dans cette mesure donne le vertige, car elle se modifie
sans cesse.
Un être qui ne serait que cette légèreté semblerait ne pas avoir de sens, ni d’identité. Il
serait proche du constat que Kundera pose sur l’attitude de la soustraction : arrivé à
zéro. Il semblerait ne plus rien rester et c’est ce vide qui donnerait le vertige. Puis trop
de légèreté rendrait impossible ou presque le choix d’un possible pour le réaliser, car
alors tous les possibles sembleraient être équivalents et ne seraient plus vraiment
différenciables les uns des autres. Que resterait-il de l’individu en de telles
circonstances ?
Par contre, garder la légèreté et la prendre au sérieux permet de mettre fin ou de
trouver une solution à certains de nos problèmes récurrents. La légèreté peut trouver
la solution, qui était insoupçonnée jusqu’alors. La légèreté permet aussi { l’individu
de penser par-del{ les lois et les habitudes. On pourrait dire que l’équilibre est atteint
quand on sait faire la part des choses. Par exemple : reconnaître les lois comme des
lois, tout en étant capable de reconnaître une loi problématique. Dans ce sens, on
pourrait dire que la légèreté permet de se réformer par l’intérieur. Elle peut nous
aider à réaliser quand nous faisons fausse route et surtout elle nous permet de
changer de route.
74
La légèreté dans ce sens ressemble à la voix de la conscience, car elle permet
d’entrevoir ce qui peut être. En rendant les possibles visibles, la légèreté permet à
l’homme de sortir de l’impression de nécessité qu’il aurait pu ressentir quelques fois
en faisant un choix. Ce qui se résume en général dans un énoncé contradictoire qui
ressemble à ceci : « Je n’ai pas le choix de faire ça, parce que.. » Énoncé contradictoire
dans la mesure où celui qui le dit sait qu’il a le choix. D’ailleurs souvent si vous lui
proposez autre chose, il dira qu’il ne peut pas faire cela. Il a donc choisi de ne pas avoir
de choix ou pire, il préfère se donner l’impression qu’il n’a pas le choix. L’homme qui
en général aime la liberté, quelquefois décide volontairement de la mettre de côté. La
liberté a son poids difficile à porter quelquefois, c’est-à-dire celui de la légèreté.
La légèreté vécue sérieusement demande la réflexion constante de l’individu sur ses
choix, surtout de regarder les conséquences et de faire avec celles-ci, quitte à refaire
un autre choix. J’avais pourtant dit que je ne parlerais pas de responsabilité ! Ceci sera
mon seul moment d’égarement ! La légèreté, pour le dire autrement d’une façon très
redondante, donne la possibilité des possibles. Elle montre que rien n’est certain. Elle
fait hésiter et dans cette mesure, elle fait réfléchir. Mais voil{, l’homme n’est pas
toujours prêt à réfléchir, à prendre au sérieux la légèreté ! Souvent, il préfère réfléchir
dans les limites de son enfermement. Il préfère rester sur l’autoroute même s’il doit
manquer de carburant, que de penser à une autre façon de voyager, parce qu’il connaît
l’autoroute. L’incertitude marche main dans la main avec la légèreté.
Pourtant même notre désir d’immortalité finit par marcher main dans la main avec
l’incertitude, mais comme cette marche est moins visible on en a un sentiment moins
fort. On en est que plus rassuré. Pourtant cette incertitude est alors hors de notre
portée. Elle est plus difficile { saisir, car c’est les autres { la fin qui ont le dernier mot
sur notre image et sur notre immortalité, tandis que l’incertitude de la légèreté
exhorte à agir en connaissance de cause, ou si l’on préfère en connaissance de
l’incertitude. Ceci ressemble au mouvement de la simple et de la double ignorance
75
socratique ; celui qui sait qu’il ne sait pas et celui qui ne sait pas qu’il ne sait pas.
Quelle incertitude choisir ? Dans le cas qui nous intéresse nous avons l’incertitude de
la légèreté, celle qui sait qu’elle est incertaine, et l’incertitude du désir d’immortalité,
celle qui ne sait pas qu’elle est incertaine. Il y a bel et bien une certaine similitude. De
plus, la légèreté sait que l’incertitude de son action, de ses possibles, ne sera jamais
résorbée, qu’elle restera toujours incertaine.
Notre vie oscille entre ces deux pôles : celle dont l’on a conscience et l’autre qui peut
rester inconnue. Deux contraires, deux façons de se voir, deux raisons pour agir, la
contradiction est l{, au cœur même de la vie. Est-ce que cela signifie qu’il faut arriver {
supprimer cette contradiction ? Non. Est-ce que cela signifie qu’il y a quelque chose
d’imparfait chez l’être humain ? Oui. Est-ce que cela signifie que cette imperfection est
négative, mauvaise ? Pas nécessairement. Cette imperfection est-elle le signe de notre
faiblesse ? Sûrement. Quelle est donc cette grande faiblesse ? L’incertitude. D’où vient
cette incertitude ? De notre ignorance de ce qui se passera, d’avoir le choix, d’être libre
et de n’avoir qu’une vie { vivre. Notre imperfection tient { l’absence de répétition, {
cette esquisse sans tableau. Peut-on faire autrement ? Non. Cette contradiction fait de
notre vie, fait de nous des êtres humains : libres, incertains, mortels et qui désirent
l’immortalité.
Ceci me fait penser { une histoire qu’Hérodote raconte dans son premier livre
Enquête, dont je n’ai malheureusement pas retrouvé l’extrait. Mais voici l’histoire
selon mon souvenir : un majestueux banquet était donné en l’honneur d’un roi perse
qui allait partir { la conquête d’un territoire ennemi proche. Un sage qui assistait { la
fête lui demanda ce qu’il allait faire après cette conquête. Le roi lui répondit qu’il allait
conquérir le territoire ennemi suivant. Le sage demanda de nouveau « Et qu’allez-vous
faire après avoir conquis ce nouveau territoire ? » Le roi répondit : « Je vais conquérir
le territoire suivant ». Le sage continua : « Et après celui là ». Le roi : « Je conquerrai le
suivant ». Le sage posa la question que l’on sait encore et encore. Le roi donna la
même réponse encore et encore. Le monde pour eux à cette époque étant beaucoup
76
plus petit, le sage finit par demander : « Et que ferez-vous quand vous aurez conquis le
monde ? ». Le roi répondit : « Je ferai un majestueux banquet ». Le sage demanda
alors : « Mais pourquoi dans ce cas partez-vous ainsi à la conquête, puisque nous
avons déjà un majestueux banquet ? ». Le roi ne répondit pas et s’en alla.
Chapitre 5 La fugacité
La fugacité de notre existence, la vitesse à laquelle notre vie passe est une chose à
laquelle on ne s’habitue jamais tout à fait. Nous nous savons mortels, mais la plupart
du temps nous vivons comme si nous avions tout notre temps. Pourtant, il y a bien
certains âges qui marquent certaines crises, que ce soit celle de la trentaine, de la
quarantaine et plus récemment les médias discutent régulièrement de la crise de la
cinquantaine. On appelle ces moments des crises parce qu’elles sont des moments de
remise en question où l’homme pense { sa vie, { ce qu’il a fait, { ce qu’il fait et { ce qu’il
lui reste à faire. À chaque décennie, un constat se fait et certaines fois, il y a l’angoisse
du constat. Ces crises peuvent même s’accompagner de prises de décision assez
importantes : changer de travail, laisser son amoureux, avoir des enfants ou pas, etc.
Les plus grands changements habituellement se font à la crise de la trentaine, et même
maintenant à celle de la quarantaine ! Pourquoi ont-ils lieu à la trentaine ? Peut-être
tout simplement parce que ce que l’on nomme « la vie active » est déjà parcourue à
moitié ou presque. Parce que biologiquement le déclin des forces se fait sentir. Pas
énormément, mais déj{ on ne se sent plus immortel comme { l’adolescence. Le temps
avance et notre anniversaire nous le rappelle cruellement, nous mettant ainsi dans un
état d’urgence. Bien sûr certains le sentent plus que d’autres, certains n’y penseront
même pas ! Et la légèreté que lui arrive-t-il dans tout ça ?
77
C’est comme si elle s’effaçait doucement. Pourtant c’est l’époque des choix voire des
changements importants. Alors pourquoi la légèreté s’efface-t-elle ? Peut-être tout
simplement parce que plus on sent le temps qui passe, plus on sent la fin qui approche
et plus on désire l’immortalité. Alors cette période est celle qui est la plus tournée vers
notre image, vers ce que l’on veut devenir. Elle est l’époque où le moi désire se
réaliser, où on ne veut plus simplement être, mais où l’on veut laisser sa trace dans la
mémoire des autres. C’est un processus que Kundera nomme le cadran de la vie. La
première phase est composée de notre enfance, de notre adolescence et de la jeune
vingtaine (cette dernière n’est pas toujours incluse). Elle est décrite ainsi : « Jusqu’{ un
certain moment, la mort reste quelque chose de trop éloignée pour que nous nous
occupions d’elle. Elle est non-vue, elle est non-visible. C’est la première phase de la vie,
la plus heureuse »94. C’est la phase où l’on ne comprend pas la mort. J’ajouterais même
que la vie elle-même n’est pas encore très bien comprise, c’est-à-dire que la tâche
qu’elle implique n’est pas encore saisie ou plutôt qu’on ne considère pas encore que la
vie a une tâche. La première phase est celle de l’innocence face { notre propre mort et
même parfois face à la mort en général. Si tout se passe bien, on ne pensera même pas
à la mort. Kundera dit que c’est la phase de la vie la plus heureuse, peut-être tout
simplement parce que sans image de la mort, il n’y a pas de désir d’immortalité, donc
pas de réflexion sur notre image. Le temps peut ainsi passer tranquillement, il peut
même procurer cette sensation de longueur reliée { l’impression qu’il ne finira jamais
de finir. On pourrait penser que la légèreté est très présente à cette époque, puisque
aucun désir d’immortalité ne vient la contrecarrer. Mais c’est le contraire, la légèreté
comme liberté ne se fait pas encore sentir, mais l’angoisse qui la pressent commence {
se montrer, elle commence à se faire sentir.
La deuxième phase est celle où : « tout à coup, nous voyons notre propre mort devant
nous et il est impossible de l’écarter de notre champ visuel. Elle est avec nous. Et
puisque l’immortalité est collée { la mort comme Hardy { Laurel, on peut dire que
l’immortalité est avec nous, elle aussi. À peine avons-nous découvert sa présence que
94
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.112
78
nous commençons fiévreusement à prendre soin d’elle »95. La deuxième phase
pourrait être nommée celle de l’image, celle du désir d’apparaître et on pourrait
ajouter d’apparaître tel que l’on croit qu’il faut apparaître. Un leurre immense naît {
cette époque, celui où l’on pense pouvoir contrôler son immortalité comme on pense
pouvoir contrôler son image. L’homme pense fort { sa mort et alors il travaille fort
pour son immortalité. C’est le moment où l’on se met { courir après soi-même, où le
temps passe plus vite, où la brutalité des choses est la plus frappante et où l’homme
doit continuer de plus en plus rapidement. La deuxième phase étant hantée par le
désir d’immortalité, l’immortalité, elle, est hantée par sa jumelle, la légèreté. Cette
légèreté va souvent se manifester par le désir de tout arrêter ou encore par le désir de
faire des changements significatifs. Parallèlement, plus le travail sur l’immortalité est
important, plus la manifestation possible de la légèreté est puissante. Je dis bien
possible, parce qu’il se peut qu’elle ne se manifeste pas, qu’elle reste écrasée sous le
poids du désir d’immortalité. La deuxième phase est la phase la plus active sur tous les
plans. C’est le moment de la chance { saisir ou de l’ultimatum : « maintenant ou
jamais ». Bien sûr, toute notre existence est ainsi (une seule fois et après plus rien),
mais cette phase accentue cet effet. Elle le concentre et, comme le temps que l’on a
devant soi diminue constamment, cela permet de prendre conscience d’une façon plus
radicale que c’est peut-être la dernière chance. Car avant de sentir la présence de la
mort tout près, il semble qu’on puisse toujours se dire : « J’ai encore le temps ». Mais
plus elle approche, plus on se dit : « Maintenant ou jamais ». Enfin cette dernière
phrase se transforme en : « Il est trop tard pour… ». Si on reprend l’image de
l’autoroute employée plus haut, cette phase est le moment où il faut se rendre { un
endroit x pour telle heure. Alors on pèse sur l’accélérateur. Le plus drôle et aussi le
plus triste, c’est qu’il arrive qu’on accélère tellement que l’on ne voit plus rien. C’est le
moment où nous souhaitons tellement réaliser notre vie, nos projets, qu’{ la limite
nous ne vivons plus notre vie. La course { l’immortalité est lancée.
95
Idem,p.112
79
Pourtant, nous parlions de la légèreté plus haut, celle-ci peut-elle encore faire
surface ? Oui, elle est comme le frein de l’automobile. Il semble toutefois plus rare que
quelqu’un appuie fortement sur le frein, mais il n’empêche que cela peut arriver. Il
suffit de prendre l’exemple d’Agnès. Mais avant d’aller retrouver Agnès regardons
comment Kundera décrit la troisième période du cadran de la vie :
une troisième, la plus courte et la plus secrète, dont on sait très peu de chose et dont on ne parle pas. Ses forces déclinent et une désarmante fatigue s’empare de l’homme. Fatigue : pont silencieux qui mène de la rive de la vie { la rive de la mort. La mort est si proche qu’on s’ennuie à la regarder. Comme autrefois, elle est non-vue et non-visible. Non-vue, comme les objets trop familiers, trop connus. […] L’immortalité est une illusion dérisoire, un mot creux, un souffle de vent qu’on poursuit avec un filet { papillons, si on la compare { la beauté du peuplier que le vieil homme fatigué regarde par la fenêtre. L’immortalité, le vieil homme fatigué n’y pense plus du tout96.
L’homme rendu { la troisième phase est fatigué, après la course folle de la deuxième. Il
observe les choses simplement et elles lui apparaissent dans toute leur beauté.
L’homme fatigué n’a que faire de son image ou de ce que pensent les autres. Le temps
précieux qu’il lui reste, il le passe entièrement dans le présent. Le futur est sa mort
certaine, rien ne sert de se fatiguer davantage en y pensant. Elle viendra bien assez
vite. Dans ce peu de temps alors se contracte la beauté, le goût du monde qui
l’entoure. L’homme qui n’a plus de temps peut enfin être, être sans l’immortalité, être
très léger malgré la fatigue. L’homme qui atteint cette phase est légèreté. Il se laisse
enfin être libre. Kundera montre cette liberté par un mot que Goethe emploie au sujet
de Bettina au cours de cette troisième phase. Avant, sans cesse, dans le roman, il se
préoccupait de son immortalité et Bettina ne cessait de le poursuivre avec son amour.
Il traitait cette dernière avec prudence, car il avait conscience du pouvoir qu’elle
pouvait avoir sur son immortalité. En sa présence, il se retient donc toujours pour ne
pas faire de faux pas et nuire à son immortalité. Mais devenu un « vieil homme
fatigué », il écrit en parlant d’elle : « taon insupportable ». Kundera insiste sur ses
mots et il écrit : « Les mots « taon insupportable » n’étaient en accord ni avec son
œuvre, ni avec sa vie, ni avec son immortalité. Ces mots, c’était de la liberté pure. Seul
a pu écrire ces mots un homme qui, parvenu à la troisième phase de la vie, a cessé de
96
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.113
80
gérer son immortalité et ne la tient pas pour une chose sérieuse. Il est rare de parvenir
jusqu’{ cette extrême limite, mais celui qui l’atteint sait que là et nulle part ailleurs se
trouve la véritable liberté »97. Goethe dans ce geste a fait usage d’une liberté pure. Il ne
s’est pas empêché, ni contraint { quoi que ce soit et voici ce qui en est sorti : « taon
insupportable ». Cet homme ne pouvait effectivement plus penser à son immortalité.
La mort proche, l’homme ne pense plus { sa vie après celle-ci, mais il pense à la vie
qu’il lui reste avant, c’est dorénavant sa seule préoccupation, sa seule certitude. Alors
si notre vie est incertitude par rapport à nos actions, elle est certitude par rapport à
une seule chose : notre mort. On ne sait où, ni quand, ni comment, mais on sait qu’elle
viendra. Alors pourquoi est-ce que l’on ne vit pas toujours dans cette certitude de la
troisième phase ? Pourquoi est-ce que l’on ne goûte pas pleinement à cette beauté de
la vie ? Peut-être parce que pour la goûter pleinement, il faut tout d’abord tout
simplement la goûter, c’est-à-dire prendre le temps et ne pas simplement passer en
vitesse. Je ne sais pas. Toutefois, il semble qu’il y ait des moments dans la vie qui se
rapprochent de cette liberté pure. C’est maintenant le temps de revenir { Agnès.
Agnès est dans la deuxième phase de la vie. Elle pratique, au contraire de sa sœur
Laura, la soustraction. Elle ne cherche pas { s’individualiser, ni { se démarquer. On
pourrait même dire qu’Agnès préférait se faire oublier. Elle est d’ailleurs un de ces
rares cas qui décident de tout quitter pour aller vivre ailleurs. Elle veut quitter mari et
enfant pour aller vivre en Suisse. Elle n’y arrivera jamais, puisqu’elle meurt avant dans
le roman. Agnès décide d’aller en Suisse pour retrouver la solitude et réaliser le
dernier vœu secret de son père. Puisque c’est lui qui lui a fait découvrir les chemins
dans les montagnes et que c’est lui aussi qui lui a légué en secret assez d’argent pour
qu’elle puisse s’y établir. Grâce { cette somme d’argent, Agnès a pu retourner en
Suisse deux fois par année. Plus le temps passait, plus elle y allait et plus elle voulait y
rester. Alors elle s’est elle-même surprise un jour par son « oui » qu’elle a accordé sans
hésitation { une proposition d’un poste en Suisse. Elle a accepté l’emploi et elle est
heureuse, plutôt soulagée, car cela lui donne une excuse valable pour déménager loin
97
Idem, p.114
81
de son mari et de sa fille. Il ne faut pas oublier qu’Agnès est dans la deuxième phase et
que sans une explication jugée valable aux yeux des autres, elle ne pourrait pas partir
sans complication. Ce qu’elle ne veut pas, ne veut plus, mais elle sait que simplement
dire : « Je pars, mais je vous aime pareil, donnez moi de vos nouvelles de temps en
temps » semblerait particulièrement contradictoire, irresponsable, d’une légèreté
folle, comme on l’a expliqué au chapitre précédent. Agnès est un des rares cas, qui se
soient laissés emporter par un désir autre que celui de son immortalité. Agnès désire
la solitude, une solitude entourée de montagnes et de chemins. Agnès fait ce choix qui
apparaît comme irrationnel, mais qu’elle désire de tout son être. Mais ce choix ne se
réalisera pas dans le roman, on ne peut donc pas savoir ce qui arrive d’elle en Suisse
car elle ne s’y rendra jamais. Avant de partir et de mourir dans un accident de voiture,
elle fait néanmoins une expérience particulière que voici : « Parvenue à un ruisseau,
elle s’était allongée dans l’herbe. Longtemps, elle était restée étendue là, croyant
sentir le courant la traverser, emportant toute souffrance et toute saleté : son moi.
Étrange, inoubliable moment : elle avait oublié son moi, elle avait perdu son moi, elle
en était libérée ; et là il y avait le bonheur »98. Délestée de son moi, Agnès est
heureuse. Tout comme l’était Goethe quand il écrivait : « taon insupportable », car il
ne s’occupait plus de son immortalité, et au cœur de l’immortalité il y a le moi. Ces
deux moments de bonheur différents sur plusieurs points se rapprochent au plus haut
point par l’absence du moi et sur la beauté de la vie qui les entoure. Goethe et Agnès
saisissent cette beauté. Goethe est perpétuellement en train de la saisir dans la
troisième phase et Agnès en fait une étrange expérience pendant un moment. Cette
expérience aurait pu se révéler marquante pour le reste de sa vie. Agnès en est déjà
marquée et en tire la conclusion suivante : « Ce qui est insupportable dans la vie, ce
n’est pas d’être, mais d’être son moi »99. À force d’user de soustraction, elle est arrivée
à vivre cet étrange moment où pour une fois elle ne sent plus le poids de son image, de
son moi. En réalité elle sent ce poids que peu d’entre nous peuvent sentir ou même
considérer comme un poids. C’est le poids du désir d’immortalité, qui ne pèse plus sur
Agnès. Elle est devenue à ce moment légèreté. Elle est si légère que même si tous les
98
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p. 381 99
Idem, p.381
82
possibles s’étalaient devant elle, elle comprendrait que peu importe ce que l’on vit,
l’important c’est d’être, de goûter à la beauté du monde, de se sentir uni à lui. Du
moins c’est ce que l’on peut supposer grâce { ce qu’elle dit : « Vivre, il n’y a l{ aucun
bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux. Être : se transformer en
fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède »100.
Agnès a fait l’expérience particulière de faire un avec le monde, comme Goethe fatigué
certes, se sent uni avec la nature. C’est dans ces moments exceptionnels que l’homme
est pleinement, ou, comme le dit Agnès, ne se préoccupe pas de sa vie ; puisque penser
sa vie c’est penser { son immortalité, c’est apercevoir sa vie en dehors de sa vie, c’est
oublier le temps qui passe et la certitude de notre mort, c’est penser constamment {
celle-ci sans la penser concrètement, c’est vivre sans compter sur la fugacité de la vie.
Mais peut-on faire autrement ?
Chapitre 6 La solitude
Agnès désire être seule. Elle est seule quand elle fait l’étrange expérience d’être.
Goethe est fatigué, vieux et seul quand il écrit dans un moment de liberté pure : « taon
insupportable ». Avenarius, dont on a peu parlé, est seul face à Diabolum. Tomas a
plusieurs choix à faire, il est seul face à eux à chaque fois. Sabina de L’insoutenable
légèreté de l’être fait des choix, qui finalement l’amènent toujours à être seule. Elle le
sait, c’est par un geste conscient qu’elle fait ses choix dont elle connaît la
conséquence : la solitude. La liberté s’exerce seul. Chacun doit faire face { ses propres
choix, { sa propre liberté. Nous sommes seuls { l’intérieur de nous-mêmes. C’est peut-
100
I Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p. 381
83
être aussi la seule façon de devenir léger comme le remarque Haufniensis, ce cher
pseudonyme de Kierkegaard, en parlant du génie religieux : « En se tournant alors au-
dedans de lui-même, il découvre la liberté »101. Cet homme qui possède le génie
religieux prend alors conscience de sa liberté intrinsèque. Il prend conscience qu’il est
liberté. Que cet homme soit religieux peu importe, ce que souligne l’extrait c’est que
chaque homme a la possibilité de découvrir la liberté. Cette première action de se
tourner vers soi-même, chacun des personnages que l’on vient d’énumérer l’a vécue.
Ils ont tous senti ce vertige de la liberté. Ils ont tous senti leur légèreté. Ils ont tous été
seuls face { l’angoisse qui accompagne cette situation. L’angoisse et l’incertitude allant
main dans la main et ils devaient faire un choix. Ils étaient seuls. La question se pose
alors : doit-on être seul pour être libre ? Il ne s’agit pas d’être absolument seul, sans
personne qui nous entoure, mais certainement d’être seul comme celui qui s’est
tourné vers lui-même.
L’autre est-il pour autant devenu facultatif ? La question ainsi posée envisage mal le
problème. Car tous ceux que nous avons nommés plus haut sont dans la solitude
pendant le moment de choisir, et pourtant il suffit de penser à Tomas pour voir que
tous ses choix le rapprochent davantage de Tereza. Quant à Avenarius, il veut toujours
que son ami Kundera l’accompagne dans ses escapades nocturnes. Goethe écrit « taon
insupportable » dans une lettre pour un de ses amis. La solitude dont il s’agit ici, n’est
pas la solitude mondaine, mais plutôt la solitude prise comme intériorité. Ainsi pour
être plus juste, il faut dire : nulle légèreté sans intériorité. Toujours dans Le concept
d’angoisse, Kierkegaard nous éclaire en écrivant : « l’intériorité est une
compréhension »102. L’intériorité prise dans ce sens est une compréhension de soi. De
plus, si on analyse le mot compréhension, qui implique de saisir et d’emmener vers
soi, l’intériorité devient un saisissement de soi-même { l’intérieur de soi. C’est le cœur
du mouvement et on peut ajouter le cœur du problème. Ainsi perçu l’homme qui se
tourne { l’intérieur de lui-même découvre la liberté, il s’est donc saisi lui-même
101
Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques
Gateau, Paris, 1990, p.276 102
Idem, p.314
84
comme liberté. Ce soi-même comme liberté implique beaucoup de légèreté vu
l’incertitude sous-jacente. Haufniensis y insiste : plus l’incertitude est grande plus
l’angoisse vécue est grande. Face { soi-même, il y a donc ce double mouvement de
crainte et d’envie. La liberté n’est pas ce qui est le plus rassurant, car elle montre notre
incertitude c’est-à-dire notre devenir. L’homme n’est pas « fixé » à être ainsi, il
devient, mais devenir implique les possibles et la liberté. La liberté ainsi acquise fait
sentir l’extrême légèreté de l’homme. Cette liberté apparaît comme légèreté. Elle peut
apparaître insoutenable, car l’individu qui se perçoit ainsi perd aussi la certitude de
son identité. À l’image d’Agnès et de Laura qui pratiquaient la soustraction et
l’addition, cet individu ressent au plus profond de son être la soustraction maximale :
il n’est que légèreté. Ce manque d’appui et l’instabilité, qu’il fait naître, peuvent le
pousser { chercher les assises d’un moi plus étendu, qui apparaît plus solide en usant
de l’addition.
C’est { ce moment, que la contradiction refait surface. La contradiction est ici le
balancement entre les deux pôles d’incertitude certaine et de certitude incertaine.
C’est du pareil au même serait-on tenté de dire ? Du point de vue théorique : oui. Mais
du point de vue pratique : non. Ainsi il peut être aisé de comprendre l’absurdité de
notre désir d’immortalité, mais peut-on vraiment en faire fi en pratique ? Je crois que
non. Il suffit de penser { Agnès et { ce moment où elle vit la plénitude de l’être sans le
poids de son moi. C’est un moment et celui-ci passe. Après elle y réfléchit certes, mais
elle n’oublie pas son mari ni sa fille. On pourrait ajouter que ce n’est qu’un moment,
que ce n’est pas sa vie entière qu’elle a vécue de la sorte. On pourrait toujours objecter
qu’il doit bien y avoir certains moines qui arrivent { mener ce type d’existence. Il faut
alors souligner qu’ils y arrivent après des années d’efforts et de luttes incessantes
avec eux-mêmes. De plus, cette lutte s’effectue le plus souvent dans un environnement
contrôlé : le monastère, un lieu où il y a une routine bien établie, un maître pour aider
le disciple et des textes sacrés à leur portée. Les moines peuvent donc être
entièrement tournés vers leur tâche : d’être, ou pour le dire autrement, d’abolir leur
moi. Alors si pour eux c’est une lutte qui peut durer plusieurs années, on peut
85
imaginer que cela ne soit pas si facile pour le commun des mortels. Agnès vit un
moment particulier qui va la marquer à jamais. Aurait-elle pu le revivre ? On ne le
saura jamais, mais on peut imaginer qu’elle aurait pu en vivre une variante ou du
moins chercher à en vivre une. Ceci apparaît probable parce qu’Agnès pratique la
soustraction. Son moi et son désir d’immortalité sont déj{ amoindris par cette action.
Par contre, la même situation vécue par Laura serait improbable. On a l’impression
que pour que cela se produise, Laura ne devrait plus être Laura. Elle a trop de moi
pour sentir l’être comme Agnès. Son moi l’empêche d’arriver { cette intériorité.
Étrange paradoxe que ce soit le moi qui empêche le moi de se saisir lui-même de
l’intérieur. C’est le résultat dû au fait que ce moi reflète toutes les additions
conscientes ou inconscientes que l’on y a mises et ainsi il est pris dans ses restrictions
et il ne peut plus plonger { l’intérieur de lui-même.
La solitude de la liberté est la solitude du soi que l’on porte en soi. Ce n’est pas ce moi
social qui reflète une image, ni ce désir d’immortalité qui refuse la mort. Cette solitude
est la liberté qui accepte la mort, qui la voit et qui ne s’en soucie pas comme Goethe.
Elle est celle qui plonge si profondément dans l’instant présent qu’elle pressent
l’éternité et le monde qui l’entoure comme ne faisant qu’un. Cette solitude n’est pas
solitaire. Ceci est un autre paradoxe de cette condition : autant on peut avancer avec
son moi, désirer se faire remarquer, se faire aimer par le plus grand nombre et se
sentir profondément seul au monde ; autant en laissant son moi de côté, en
disparaissant presque aux yeux du monde, on peut se sentir profondément uni au
monde qui nous entoure. C’est du moins ce que semble se dire Agnès quand elle se
souvient de son expérience et qu’elle tente de la définir : « Vivre, il n’y a l{ aucun
bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux. Mais être, être est
bonheur. Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers
descend comme une pluie tiède »103. C’est aussi cette idée qui semble animer Kundera
quand il parle de la troisième phase de la vie : « L’homme fatigué regarde par la
fenêtre et contemple le feuillage des arbres dont il prononce mentalement le nom :
103
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.381
86
marronnier, peuplier, érable. Ces noms sont beaux comme l’être même. Le peuplier
est grand et ressemble à un athlète levant le bras vers le ciel. Ou bien il ressemble à
une haute flamme pétrifiée. Le peuplier, oh, le peuplier »104 et ce passage continue
avec un passage que l’on a déj{ cité : « L’immortalité est une illusion dérisoire, un mot
creux, un souffle de vent qu’on poursuit avec un filet { papillons, si on la compare { la
beauté du peuplier que le vieil homme fatigué regarde par la fenêtre. L’immortalité, le
vieil homme fatigué n’y pense plus du tout »105. L’homme fatigué est. Le temps passe si
vite, l’homme fatigué n’a plus le temps d’y penser, ni { son futur, ni { son passé, son
présent est donc libre, il peut alors seulement être. C’est la solitude certes, mais quelle
sublime solitude.
Au sujet de celle-ci, il me reste pour clore ce chapitre une seule image { explorer. C’est
une image que Kundera emploie : le chemin. Le chemin et aussi tous ces petits
chemins qu’Agnès emprunte dans les forêts suisses. Le chemin est le contraire de
l’autoroute. Il a un je-ne-sais-quoi de solitaire. Voici en quels termes Kundera le
décrit :
Chemin : bande de terre sur laquelle on marche à pied. La route se distingue du chemin non seulement parce qu’on la parcourt en voiture, mais en ce qu’elle est une simple ligne reliant un point { un autre. La route n’a par elle-même aucun sens ; seuls en ont les deux points qu’elle relie. Le chemin est un hommage { l’espace. Chaque tronçon du chemin est lui-même doté d’un sens et nous invite { la halte. La route est une triomphale dévalorisation de l’espace, qui aujourd’hui n’est plus rien d’autre qu’une entrave aux mouvements de l’homme, une perte de temps106.
Le chemin est une halte présente à chaque pas. Il est la beauté de la nature
constamment présente { nos côtés. Nul n’a le goût d’accélérer dans un chemin. Le
chemin appelle la lenteur, il éveille les sens. Il a aussi quelque chose d’intime. Il est
rare que l’on soit plusieurs en même temps sur le même chemin. Le plus souvent on y
est seul, il peut arriver qu’on y soit deux comme pour Agnès et son père, rarement
trois. Plus le nombre de promeneurs augmente moins le chemin se laisse percevoir
104
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.113 105
Idem, p.113 106
Idem, p.330
87
comme un chemin. Tandis que sur l’autoroute c’est la multitude, le moins de haltes
possibles et la nature qui disparaît sous tout ce béton. On prend la route pour aller
vite. D’ailleurs rouler lentement sur une autoroute est bien souvent assommant.
Tandis que pour le chemin le plaisir est de le parcourir et non d’arriver { destination.
Le chemin est l’occasion rêvée pour prendre son temps, la route pour ne pas le perdre.
La route ou le chemin ; de quelle façon décide-t-on de vivre ? Kundera considère que
la question est en partie réglée, car il ajoute :
Avant même de disparaître du paysage, les chemins ont disparu de l’âme humaine : l’homme n’a plus le désir de cheminer et d’en tirer une jouissance. Sa vie non plus, il ne la voit pas comme un chemin, mais comme une route : comme une ligne menant d’un point { un autre, du grade de capitaine au grade de général, du statut d’épouse au statut de veuve. Le temps de vivre s’est réduit { un simple obstacle qu’il faut surmonter { une vitesse toujours croissante107.
Alors ne reste-t-il que des routes ? Peut-être pas. Pensons à ce même Kundera, qui
pendant le roman, déguste du canard avec son ami Avenarius. Il est encore possible de
déguster. Mais alors il faut lutter ou du moins si on est sur la route mettre les freins, ce
qui ne va pas de soi. Le chemin permet de goûter à la vie et encore une fois il est l’acte
de prendre le temps. La route, elle, permet la vitesse et elle donne l’impression de
gagner du temps. Mais qui gagne vraiment du temps en roulant sur la route de sa vie à
une vitesse folle en passant du point A au point B ? Le point A étant notre naissance et
le point B étant notre mort. Est-il vraiment si pressant d’atteindre le point B dans cette
situation, de vivre ainsi sa vie à toute allure ? Ne vaut-il pas mieux la déguster,
prendre le temps de faire le plus de haltes possibles ? On n’a qu’une seule vie. Une
seule. Alors pourquoi se dépêcher de la finir ? Pourquoi ne pas profiter de la beauté du
monde qui nous entoure ? Qu’est-ce qu’il y a de si pressant ? Qu’est-ce qu’il y a de si
pressant à faire ? Et pourquoi ?
Rubens, le personnage principal de la cinquième partie de L’immortalité, semble
proposer une réponse : « Jamais Rubens ne doutera de la totale inutilité de son travail.
Au début, il en fut attristé et se reprocha son immoralisme. Mais il finit par se dire : au
107
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.330
88
fond que signifie « être utile » ? La somme de l’utilité de tous les humains de tous les
temps se trouve entièrement contenue dans le monde tel qu’il est aujourd’hui. Par
conséquent : rien de plus moral que d’être inutile »108. Le désir d’immortalité de
chacun semble désirer l’utilité. L’utilité de notre vie pour arriver { parfaire notre
immortalité. L’utilité permet de ne pas être vivant en vain. Elle est la contrainte qui
donne un sens. L’autoroute qui mène de A { B. L’inutilité, elle, est la perte de sens d’un
moi qui a subi beaucoup de soustractions. L’immortalité perd alors de son attrait au
profit de l’instant. Cet instant où on est pleinement, celui où on est frappé par la
beauté de la nature. L’instant où on fait une halte : le chemin.
Chapitre 7 Le Grund
Seule avec elle-même, Agnès a vécu un moment particulier où elle a été « un » avec la
nature. Son moi absent, elle a pu goûter pleinement au simple fait d’être. Elle était
extrêmement légère. C’était un moment de sa vie, de cette vie qui s’achève dans un
accident de la route. Pourtant après réflexion, et il en fut question plus haut, il semble
toujours qu’Agnès était plus disposée { vivre cette expérience qu’un personnage
comme sa sœur Laura. La différence paraît provenir du fait qu’Agnès pratique la
soustraction et Laura, elle, l’addition. Mais qu’est-ce qui fait qu’Agnès use de la
soustraction et Laura de l’addition ? Est-ce ainsi parce qu’Agnès désire passer
inaperçue et que Laura est plus ambitieuse ? Pourquoi Laura est-elle plus ambitieuse ?
Qu’est-ce qui fait qu’un individu devient tel ou tel individu ? Est-ce contingent tout
simplement ? Les circonstances favorisent sans doute certaines dispositions, mais pas
la manière dont l’individu décide de réagir face à celles-ci. Autrement dit, qu’est-ce qui
108
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.428
89
pousse un individu dans telle direction ? Qu’est-ce qui l’attire ? Qu’est-ce qui
l’oriente ? Son moi ? Non, parce que c’est déj{ dans la façon de vivre avec leur moi qui
différencie les deux sœurs. C’est donc quelque chose de plus profond. L’intériorité, qui
est ce mouvement qui permet de se saisir soi { l’intérieur de soi, donne une forme de
réponse { la question. Ce qui fait la différence entre Agnès et sa sœur, ce n’est pas leur
moi, mais leur soi, c’est-à-dire pas le moi de l’image, mais le « moi » qui est réellement.
Haufniensis explique ceci: « Le contenu le plus concret que puisse avoir la conscience
est la conscience de soi, de l’individu lui-même, non pas la conscience du moi pur mais
d’un moi si concret qu’aucun écrivain, même le plus riche en mots, même le plus
puissant peintre, n’a jamais pu en décrire un pareil, alors que chacun de nous en est
un »109. On peut aller plus loin et dire « voici l’inaccessible dans chaque individu, voici
la singularité même, ce sur quoi l’individu en entier repose, même le « moi-image » ».
Voici ce qui entre en relation avec la contingence, qui se façonne avec elle. On pourrait
dire que c’est ce qui se trouve au fondement de l’individu. Comment décrire cette
fondation de l’individu, surtout si elle est indescriptible, parce qu’elle est trop
concrète ? On peut commencer par tenter de mieux saisir ce concept de fondement
grâce à ce que Kundera nomme le grund.
Il présente ce terme par le biais d’une histoire. L’histoire d’une jeune fille qui tente de
se suicider en s’assoyant au milieu de l’autoroute et qui pour une raison inconnue
change d’idée ; elle se lève alors et part. Kundera discute de cette histoire avec
Avenarius et il souligne qu’il n’y a aucune raison logique pour expliquer son geste ou
plutôt aucune raison raisonnable. Il dit : « Aussi la raison en tant que cause est-elle
toujours perçue comme rationnelle. Une raison dont la rationalité n’est pas
transparente paraît incapable de causer un effet »110. Il semble déraisonnable que la
jeune fille ait agi de la sorte sans raison raisonnable. Que cela paraisse évident, voilà
qui fait surtout ressortir l’évidence de notre façon de penser. C’est notre façon de
penser la « raison » qui est mise de l’avant, car la racine du mot est sous-entendue
109
Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques
Gateau, Paris, 1990, p.315 110
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.350
90
dans notre façon de penser. La racine de ce mot renvoie au logos grec et donc à la
raison, ainsi elle est reliée avec la rationalité et surtout avec la logique. Alors dans
notre usage courant la raison implique une raison logique, une cause rationnelle. Nous
comprenons mal ou plutôt il nous est difficile de comprendre une raison
déraisonnable, puisque nous sommes français et que notre langue a pour fondement
le latin. Pourtant, il est possible de comprendre la raison autrement. Ce que Kundera
explique ainsi : « Or, en allemand, la raison en tant que cause se dit Grund, mot qui n’a
rien { voir avec la ratio latine et qui désigne d’abord le sol, puis un fondement. Du
point de vue de la ratio latine, le comportement de la jeune fille assise sur la route
semble absurde, démesuré, sans raison, pourtant il a sa raison, c’est-à-dire son
fondement, son Grund »111. Le Grund est le sol sur lequel chacun d’entre nous repose.
Chaque Grund est particulier et comme le mentionnait Haufniensis indescriptible,
impossible à saisir en entier.
Pourquoi Agès décide-t-elle de quitter son mari et sa fille ? À cause de son père, mais
encore… Pourquoi Tomas quitte-t-il la Suisse ? Pour Tereza, mais encore… Pourquoi
Tereza quitte-t-elle tout pour aller rejoindre Tomas ? À cause d’un roman de
Dostoïevski et d’une pièce de Beethoven, mais encore… C’est alors dire que Tomas
quitte la Suisse pour Tereza qui a quitté son village natal { cause d’un roman et d’une
pièce ! Et Agnès ne fait-elle qu’honorer la mort de son père ou est-ce l’appel de la
solitude qui l’enchante ? Mais encore, est-ce que l’appel de la solitude l’enchanterait
autant si elle n’était pas mariée ?... Toutes ces réponses sont des raisons certes, mais
elles sont toutes des raisons dont la raison est questionnable. Ce sont des raisons non
transparentes dues au Grund de chacun de ces personnages. Saisir ce Grund d’une
façon logique devient impossible quand on y regarde de plus près. Il n’a pas { être
raisonnable, pourtant c’est ce qui est le fondement, « qui est la cause permanente de
nos actes, qui est le sol sur lequel croît notre destin »112. Kundera ajoute : « J’essaye de
saisir chez chacun de mes personnages son Grund et je suis de plus en plus convaincu
111
Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.351 112
Idem, p.351
91
qu’il a le caractère d’une métaphore »113. En lui donnant le caractère d’une métaphore
Kundera rend le Grund à la fois plus saisissable et plus insaisissable, car la métaphore
est à la fois inclusive et ouverte. Elle a aussi la souplesse requise pour rester la même
face aux différentes situations que vit un individu. Puis, si on y regarde de plus près,
une métaphore n’est pas nécessairement logique ! Par contre, elle est ce qui permet le
mieux de saisir un Grund , ou pour le dire autrement, elle montre le lien qui unit un
individu à son fondement. Par conséquent, on arrive à mieux comprendre la relation
que l’individu entretient avec le monde ou comme le dit Kundera : « le sol sur lequel
croît notre destin ». De ce sol naît la singularité. Quand, comment, cela se fait-il ? Je ne
sais trop. Quand est-ce que la métaphore se cristallise? Pour Kundera, ce moment
arrive quand sa compréhension de l’individu qu’il observe trouve enfin le sol, donc la
métaphore et qu’elle lui paraît expliquer les agissements de l’homme devant lui. Mais
pour l’individu même, quand est-ce que ce sol se précise ? Quand est-ce qu’il devient
ainsi ? Est-ce dès le départ ou au gré des contingences ou de ces choix ? Nous ne le
saurons jamais, car l’individu devient et ne cesse de devenir. On ne sait pas d’où vient
ce Grund, ni comment il se crée. On sait seulement qu’il est l{ et qu’on est en relation
constante avec celui-ci. Quand on le saisit mieux, on arrive { cet état qu’Haufniensis
nomme l’intériorité et on trouve la liberté.
Peut-être que quand on en arrive l{, c’est la liberté parce que la lutte cesse. On ne lutte
plus avec soi-même, on se saisit soi-même comme soi, on pourrait dire que l’on
s’accepte. Accepter dans ces circonstances revient { accepter notre incertitude et
notre mort certaine. Accepter : c’est aussi cesser de lutter et se laisser être léger.
Accepter ultimement : c’est accepter la légèreté, notre liberté et ce qu’elle implique.
Accepter, c’est l’acte de faire face aux possibles et { l’angoisse qui les accompagne.
Accepter dans ce moment : c’est ce que fait l’homme qui se laisse être. Être libre : c’est
être.
113
Idem, p.351
92
Conclusion
Cet essai sur la légèreté tire à sa fin. Je ne crois pas avoir épuisé le sujet, ni montré que
je le maîtrisais pleinement, mais il me semble avoir réussi à montrer un peu plus
clairement ce mouvement, cet état. Je me suis essayé à comprendre cette légèreté
variable. Où quelquefois on est très léger, d’autres fois seulement léger, et d’autres fois
encore lourds. Et il faut ajouter notre lourdeur naturelle : notre désir d’immortalité. Ce
désir si puissant façonne notre image. Il forme une image qui nous échappe sans cesse.
Au cœur de l’homme, il y a l’incertitude. Alors comment soutenir l’insoutenable
légèreté de l’être ? En prenant appui sur son moi, le futur, le passé, l’homme tente de
se donner un sens, alors que le présent permet de tout recommencer ou du moins de
faire d’autres choix. Mais recommencer le voulons-nous vraiment ? Sommes-nous
prêts à laisser notre identité devenir plus floue, plus transparente ? Sommes-nous
prêts à retourner au chemin ? D’ailleurs, comme demande Kundera, le chemin est-il
encore possible ? Peut-il revenir? Serons-nous morts avant ?
Si philosopher c’est apprendre { mourir, être léger dans le sens d’être libre c’est
apprendre à vivre avec notre contradiction profonde, notre dédoublement, notre désir
qui cherche { la fois la liberté et l’immortalité. Si philosopher c’est apprendre à
mourir, être léger c’est cet apprentissage, c’est le survol { chaque instant des possibles
qui s’offrent { nous. C’est l’homme qui s’éduque grâce { ces possibles, qui selon
Haufniensis dans Le concept d’angoisse, viennent de pair avec l’angoisse, que l’homme
doit affronter ensemble : « L’homme formé par l’angoisse l’est par le possible et seul
celui que forme le possible l’est par son infinité »114. Parce que les possibles ne sont
114
Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques
Gateau, Paris, 1990, p.329
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pas qu’heureux, ils sont aussi incertains. Ils incluent aussi toutes les difficultés, la
souffrance et la douleur propre { l’homme. Quand l’homme se retrouve ainsi face {
ceux-ci, il se retrouve face à lui-même, face { l’incertitude, face { demain. L’éducation
par les possibles permet { l’homme d’anticiper, de vivre, de présupposer que tout peut
lui arriver. Elle lui rappelle qu’effectivement tout peut arriver. L’angoisse saisit alors
l’individu. Face { cet infini possible l’homme peut être pris de vertige et il peut :
« sombrer { pic, mais c’est pour ressurgir de l’abîme, plus léger que toutes les
lourdeurs et horreurs de la vie »115. L’homme formé par le possible réalise que la vie
est toujours douce pour lui par comparaison à tous ses possibles, ce qui fait dire à
Haufniensis : « Redouter le destin matériellement, ses vicissitudes, ses défaites, un
croyant formé par l’angoisse en est exempt, car elle-même a déjà formé en lui le destin
et l’a déj{ dépouillé absolument de tout ce qu’aucun destin peut lui enlever »116. Cet
homme peut donc aller léger dans la vie, sans peur du lendemain, il devient libre. C’est
pourquoi, à la toute fin, Haufniensis en parlant de l’apprentissage de l’angoisse écrit :
« Au contraire quand on fait de celle-ci le vrai apprentissage, on est sûr d’avancer en
dansant { l’heure où les angoisses du fini commenceront leur musique, et que les
apprentis de la finité perdront tête et courage »117. J’ai le goût d’ajouter en dansant
d’un pas léger. L’homme éduqué par l’angoisse transforme sa vie en danse légère.
115
Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques
Gateau, Paris, 1990, p.332 116
Idem, p.333 117
Idem, p.335
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Journal le 6 novembre 2011
Il est tôt. De mon balcon, j’observe le givre sur les voitures plus bas. L’autoroute est
presque déserte. Les premiers rayons du soleil percent tranquillement le ciel et
viennent réchauffer mon visage en même temps que le froid, lui, perce un peu ma
peau. L’air est bon, je prends une grande respiration. Je suis dans un accoutrement
digne de Goethe au paradis, le vieux Goethe. Je ris doucement de moi. De petites mains
viennent frapper dans la porte vitrée derrière moi. J’entrevois un sourire. Je regarde
une dernière fois l’horizon et je rentre pour continuer…
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Le mot de la fin
Je quitte ce texte, mais pas cette méditation sur la liberté. Dorénavant, elle me suivra.
Elle pourra me revenir à chaque instant ou presque. Est-ce que je vais réussir à
affronter l’angoisse ? Vais-je en faire mon éducation ? Je ne le sais.
Ma dernière pensée avant de quitter ce texte sera pour la foi, que l’on pourrait
nommer aussi acceptation ou une sorte de confiance, que ce cher Haufniensis
nommerait sans problème Providence. Pendant l’angoisse ou après l’angoisse ou en
état d’angoisse face { l’angoisse, ne faut-il pas tout simplement pour apaiser celle-ci
l’accepter comme partie intégrante de notre existence. C’est plus qu’accepter, car il
nous faut arriver { souhaiter qu’il en soit ainsi, à aimer, si je puis dire, notre
incertitude. Puisque si l’on savait de quoi notre lendemain sera fait aucun choix ne se
poserait, la liberté nous serait inutile. Mais l’incertitude qui nous terrorise est aussi ce
qui permet de choisir librement, la preuve de notre liberté. Pourquoi ne vivons-nous
pas tout simplement avec ?
Accepter de ne pas savoir, accepter de se tromper et donc de sûrement commettre un
péché ! Pourtant si j’ai bien compris ce que suggère Haufniensis, on fait le bien en
vivant sa liberté. Alors accepter nous permet en quelque sorte d’être libre et de
pouvoir désirer librement. Est-ce si facile à faire ? Est-ce si simple ?
Il me semble que non, pour toutes les raisons énumérées plus haut et pour toutes les
autres raisons que je n’ai pas énumérées. Je finirai en répétant Haufniensis : « A
chaque homme d’une même génération, comme { chaque jour, sa peine ; c’est assez
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pour chacun de prendre garde à soi, sans besoin d’embrasser tous ses contemporains
de sa patriarcale inquiétude ». Après cette ultime répétition c’est ici que je te laisse
cher lecteur. Bonne route.
97
Bibliographie Kierkegaard -Œuvres complètes de SØren Kierkegaard (OC), trad. P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau, Paris, Édition de l’Orante, 1966-1986, 20 volumes. -SØren Kierkegaards Papirer [Papiers de SØren Kierkegaard] (Pap), éd. Par P. A. Heiberg, V. Khur et E. Torsting, reproduite et augmentée par N. Thulstrup, indexée par N. J. Cappelorn, Copenhague, Gyldendal, 1968-1978, 16 volumes -Journal (Extraits), trad., Knud Ferlov et J.-J. Gateau, Paris, Gallimard, 1941-1961, 5 volumes. Pour ce travail les extraits viennent de :
-Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov
et Jean-Jacques Gateau, Paris, 1990
-Kierkegaard, Ou bien… Ou bien… , trad.. F. et O. Prior et M. H. Guignot, Gallimard,
Paris, 1943
Ouvrage de références :
-Clair, A., Kierkegaard penser le singulier, Ed. du cerf, Paris, 1993. -Clair, A., Pseudonymie et paradoxe, la pensée dialectique de Kierkegaard, librairie philosophie J. Vrin, Paris, 1976. -Delecroix, V., Singulière philosophie, Essai sur Kierkegaard, Ed. du Félin, Paris, 2008. -Deschênes, J.-G., Le concept de fondement ou les confessions d’un hypocrite –Réflexion à la manière de Kierkegaard à partir du concept d’angoisse, Ed. du Grand midi, Québec, Zurich, 1999 -Grimault, M., Kierkegaard et l'érotisme, le monde en 10/18, Paris, 1966. -LeBlanc, C., Kierkegaard, Les belles lettres, Paris, 1998. -Wahl, J., Études Kierkegaardiennes, deuxième édition, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1949.
Kundera
-Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris,
1990
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-Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque
François Kérel, Paris, 1989
-Kundera, Les testaments trahis, Folio, Gallimard, Paris, 1993
-Kundera, L’art du roman, Folio, Gallimard, Paris, 1986
-Kundera, Le rideau, nrf, Gallimard, Paris, 2005
-Bossuet, Oraisons funèbres et sermons 1, Classique Larousse, Paris, 10e édition.
-Roth Philip, Exit le fantôme, trad. M.-C. Pasquier, Folio, Gallimard, 2009
-Roth Philip, The Ghost Writer, Vintage Books, 1995