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Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Valérie Roberge, 2013

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Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera

Mémoire

Valérie Roberge

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Valérie Roberge, 2013

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III

Résumé La Méditation sur la liberté inspirée de Kierkegaard et de Kundera s’interroge d’un

point de vue existentiel sur la liberté. Elle cherche à comprendre pourquoi face à un

choix un individu ne considère pas tous les possibles comme possibles. Sa première

partie est basée sur Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique

préalable au problème du péché originel par Kierkegaard et sa deuxième partie, ayant

pour base théorique la première, s’appuie sur deux romans de Kundera :

L’Immortalité et L’insoutenable légèreté de l’être. C’est { travers ces trois textes que la

réflexion se développe autour de l’angoisse, qui rend possible la liberté, et de la

légèreté, qui est un terme employé pour désigner le moment où l’homme se retrouve

face { tous les possibles qui s’offrent { lui.

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V

Avant-Propos angoissé J’avance vers la fin de l’écriture de ce mémoire. L’angoisse me saisit. Dans ces lignes

que je tente d’écrire, la difficulté m’apparaît. J’ai le goût de laisser tomber, de laisser le

cahier, l{, ouvert sur la table jusqu’au jour où je le rangerai dans une pile plus grosse

dans la bibliothèque. Pourtant, je suis incapable de me lever tout comme je suis

incapable d’écrire. L’angoisse de la page blanche, pourrait-on croire. Cette angoisse de

l’incertitude, celle qui arrive avant de commencer toute chose. Ah ! L’angoisse, comme

le dit Haufniensis, attirante et repoussante à la fois, cette « sympathie anthipathisante

et cette antipathie sympathisante ».

Mais…

Je suis { la fin. Alors pourquoi l’angoisse se fait-elle sentir ? J’ai déj{ presque tout écrit.

Ah ! C’est l’autre angoisse, celle qui pressent la nouvelle angoisse. Cette angoisse qui

sent le saut qui approche. Le saut ? L’action qui s’achève : le dépôt du mémoire. Ce qui

va clore mon action, mon choix des dernières années. Après, je vais encore me trouver

devant l’incertitude. Est-ce vraiment le cas ? Vais-je vraiment me retrouver devant

l’incertitude ? Pas tout à fait. Il y a bien déjà un nouveau problème qui s’ouvre devant

moi : le repentir. Ce qui est dans la suite des choses, car après m’être angoissée et

avoir fait un choix, que me reste-t-il d’autre que le repentir ?

Alors, pourquoi suis-je angoissée?

Parce que c’est la fin ?

***

Toute cette réflexion sur l’angoisse, sur la liberté, sur la légèreté, a commencé par une

réflexion sur l’autonomie amorcée grâce { Johannes et { sa séduction de Cordélia.

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VI

Comment devient-on autonome ? Comment est-ce que l’on arrive { faire ses propres

choix d’une façon consciente, donc libre ?

Déj{ ce n’était pas une réflexion purement abstraite, car elle tentait et elle tente

toujours de s’incarner dans le concret, c’est-à-dire de comprendre, de voir, de saisir,

les difficultés qui apparaissent { un individu qui désire être libre ou qui tente de l’être.

Comment un homme dans tel endroit, à tel moment, dans tel corps, dans telle

situation, fait-il?

En philosophie, on considère que ma réflexion est existentielle, parce qu’elle se pose

sur l’individu et sur les problèmes propres { son existence. Pire ma réflexion prend

même appui sur des personnages de romans, sur vous et sur moi. Il y a quelque chose

de flou et d’a-théorique dans ma réflexion, je vous l’accorde. Je me retrouve dans cette

zone grise où je dois d’abord prendre parti avant de concrétiser ma réflexion. Je dois

prendre parti pour l’imagination, pour la possibilité réelle que des personnes

semblables { des personnages de romans puissent exister. Le seul fait qu’ils soient des

possibles m’oblige { les considérer comme tels. Je dois aussi concéder que ma

réflexion ne sera pas objective, qu’elle est dès son départ subjective de par sa nature.

Non seulement elle est subjective, mais je suppose que mon lecteur, lui aussi un être

humain, la recevra dans sa subjectivité pour arriver à saisir la mienne. Je présuppose

beaucoup de choses, mais n’en va-t-il pas toujours ainsi ? Supposer l’objectivité, n’est-

ce pas supposer que l’on peut être en dehors de la subjectivité, en dehors de sa propre

expérience ?

Je demande simplement au contraire que la réflexion s’ancre dans notre expérience,

dans notre vie. Cette existence qui commence et qui finit, où on doit faire des choix, où

le mal de dents et les accidents sont possibles, où la température varie, où les saisons

changent, où les cycles d’éveil et de sommeil se suivent. Cette existence qui quelques

fois laisse sans voix, quand on est plongé { l’intérieur de soi. C’est cela et même plus

que je présuppose et je suppose aussi que l’on y a accès. De toute façon, ultimement

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c’est cette expérience qui permet de juger ce que j’écris, qui permettra de montrer en

quoi j’ai tort, et qui soulignera tout ce que je ne suis pas arrivé à saisir par manque

d’expérience ou par manque de réflexion sur celle-ci.

***

L’angoisse tranquillement se disperse laissant les mots arriver sur le papier. Le calme

s’installe pour un instant seulement. L’action achevée, elle sera de retour.

En attendant, que dire de plus sur cette méditation sur la liberté ? Une dernière mise

en garde. Comme c’est une méditation sur la liberté, alors quelques fois il y a des

redites, des longueurs. Parce que bien que je médite, je suis loin d’avoir atteint la

sagesse et mon esprit fait des boucles pour avancer.

C’est une méditation certes, mais une méditation qui m’a engagée dans la pratique

philosophique. Elle a transformé ma pensée même et, comme l’une ne va pas sans

l’autre, elle a transformé mon existence même. La véritable angoisse de cette écriture

est peut-être cette révélation à moi-même de ce que je suis devenue. Tant que je

n’achève pas, je suis dans l’ignorance, donc dans l’angoisse. Plus la fin approche, plus

elle se développe, plus je pressens sans voir ; j’attends émue d’angoisse.

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Second Avant-Propos sérieux

Je laisse dans cette partie la place tout entière à Bossuet :

« Entre toutes les passions de l’esprit humain, l’une des plus violentes, c’est le désir de savoir ; et cette

curiosité fait qu’il épuise ses forces pour trouver ou quelque secret inouï dans l’ordre de la nature, ou

quelque adresse inconnue dans les ouvrages de l’art, ou quelque raffinement inusité dans la conduite

des affaires. Mais parmi ces vastes désirs d’enrichir notre entendement par des connaissances

nouvelles, la même chose nous arrive qu’{ ceux qui, jetant bien loin leurs regards, ne remarquent pas

les objets qui les environnent ; je veux dire que notre esprit s’étendant, par de grands efforts, sur des

choses fort éloignées et parcourant pour ainsi dire ciel et terre, passe cependant si légèrement sur ce

qui se présente à lui de plus près, que nous consumons toute notre vie toujours ignorants de ce qui

nous touche, et non seulement de ce qui nous touche, mais encore de ce que nous sommes »1.

1 Bossuet, Oraisons funèbres et sermons 1, Sermon sur la mort, Larousse-Paris (VI

e), 10

e édition, p.9

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Table des matières Résumé ......................................................................................................................................................... III

Avant-Propos angoissé............................................................................................................................. V

Second Avant-Propos sérieux .......................................................................................................... IX

Introduction générale ............................................................................................................................... 1

Étude qui voudrait être sérieuse sur Le concept d’angoisse écrit par Vigilius Haufniensis, un pseudonyme reconnu de SØren Kierkegaard. ................................................ 4

Tentative d’introduction ..................................................................................................................... 4

Chapitre 1 Le sujet .............................................................................................................................. 10

Le titre ................................................................................................................................................. 11

L’homme et l’humanité ................................................................................................................. 17

Chapitre 2 La méthode ou l’observateur ................................................................................... 20

Chapitre 3 L’angoisse et l’homme angoissé ............................................................................. 26

Les angoissés .................................................................................................................................... 29

L’angoissé face au mal................................................................................................................... 30

L’angoissé du bien ou le démoniaque ..................................................................................... 32

Chapitre 4 Le sérieux ........................................................................................................................ 36

Chapitre 5 Le danseur ou le comédien, prise deux................................................................ 41

Conclusion en queue de poisson.................................................................................................... 43

Intermède romanesque ......................................................................................................................... 45

Essai sur la légèreté ................................................................................................................................. 49

Introduction ........................................................................................................................................... 51

Chapitre 1 La légèreté ....................................................................................................................... 54

Chapitre 2 L’immortalité ................................................................................................................. 59

Chapitre 3 L’image ............................................................................................................................. 64

Chapitre 4 La contradiction ou la dualité .................................................................................. 72

Chapitre 5 La fugacité ....................................................................................................................... 76

Chapitre 6 La solitude ....................................................................................................................... 82

Chapitre 7 Le Grund ........................................................................................................................... 88

Conclusion .............................................................................................................................................. 92

Le mot de la fin .......................................................................................................................................... 95

Bibliographie .............................................................................................................................................. 97

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Introduction générale Réfléchir aux choix qui se posent à nous tous les jours semble aller de soi. Méditer sur

la liberté, sur le rapport qu’elle entretient avec tous ces choix, tous ces possibles,

semble alors banal. Quelle fut ma surprise de réaliser qu’il n’en était pas ainsi.

Pourtant, les exemples extrêmes surprenants emplissaient déjà ma mémoire, que je

pense { Jodorowsky qui par deux fois jeta tout ce qu’il possédait pour commencer une

nouvelle vie, à mère Tereza qui quitta le confort de sa maison familiale pour aller

s’occuper des lépreux dans un milieu des plus démunis, { mon grand-père qui s’est re-

divorcé à 70 ans laissant de côté sa famille (sa nouvelle rendue ancienne famille) pour

aller conquérir une nouvelle flamme, à un de mes amis qui pour plaire à ses parents

alla étudier en ingénierie pour aboutir en histoire et ne jamais finir son baccalauréat

car il finit par décider de poursuivre sa carrière de militaire, il y a aussi cette amie qui

a quitté son conjoint qu’elle avait depuis ses quinze ans tout simplement parce qu’elle

n’était plus heureuse. Tous ces exemples, sans compter tous les exemples fictifs, qui

remplissent ce même espace de ma mémoire, à les regarder de haut semblent être

pour la plupart des situations où quelqu’un quitte tout pour recommencer. Pourtant, il

y a toutes ces zones d’ombre qui bougent sans cesse. Ces gens empruntent jour après

jour une nouvelle voie sans raisons extérieures évidentes, simplement parce qu’ils ont

décidé de faire autrement. Faire autrement, on pourrait considérer que c’est arrêter

d’agir par automatisme, pour faire un choix conscient. Cela semble tout aussi banal

que mes premières affirmations, j’en conviens, mais cette raison ne rend pas pour

autant la situation évidente. Comme si la plupart d’entre nous vivions toujours dans

un ensemble de choix restreints, et ce, même pour les plus avertis d’entre nous sur la

question de la liberté. Peut-être même ces derniers le font-ils plus que d’autres, car

justement ceux-là pensent connaître ce qui est bien et quand on suit ce qui est bien on

ne peut pas choisir autre chose, n’est-ce pas ?

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Laissons de côté cet aspect, j’y reviendrai plus tard accessoirement. Ce que je cherche

à montrer pour le moment, c’est mon étonnement qui va grandissant plus je regarde

les hommes agir. Plus je regarde et plus je nous écoute, plus la question revient sans

cesse à mon esprit : pourquoi devant un choix l’homme ne considère-t-il pas tous les

possibles qui s’offrent { lui ? Même celui de refuser ce choix ? Qu’est-ce donc qui l’en

empêche ? Lui-même. Mais pourquoi ? Alors que je me posais ces questions, trois

lectures que j’avais faites auparavant sont venues { mon secours. En premier lieu, Le

concept d’angoisse de Vigilius Haufniensis, dont la première partie de ce mémoire fera

l’étude d’une façon plus théorique, mais toujours avec la question de la liberté comme

point de vue. Le concept d’angoisse est ma base théorique, mais inutile de vous dire

que prendre Haufniensis, un pseudonyme de Kierkegaard, comme base amène à tout

un travail et constitue plutôt un fondement instable, puisque tant par la forme que par

le fond celui-ci ne donne pas une démonstration claire et précise, mais plutôt une

monstration où le lecteur doit prendre part, pour la faire sienne, la constater, la vivre.

C’est exactement comme pour la question de la liberté de la façon dont elle est

envisagée ici, où on doit s’être compris soi-même dans la recherche, dans la

méditation, car réfléchir à la liberté sans se mettre soi-même en jeu, c’est réfléchir {

une liberté abstraite qui n’existe pas. Elle ne sera donc jamais un choix qui se posera à

nous, ni { aucun être humain. Elle sera autre chose. Une amie anglaise m’expliquait

que pour traduire la liberté de choix, il fallait utiliser freedom, car si on utilisait liberty

on ne parlait que d’un point de vue théorique. Le point de vue adopté dans ce texte est

celui du freedom, de l’action, du choix, de tout ce que cela implique. Ainsi ce sera

Kierkegaard, pardon Haufniensis, qui me servira de base théorique.

Ma deuxième partie est un Essai sur la légèreté, qui prend comme point d’appui Le

concept d’angoisse sans l’aborder directement. Cette partie tente de comprendre ce

qui fait un contrepoids à la légèreté. Pour ce faire, elle prend deux romans comme

exemples. Ce qui permet de personnifier le problème d’une façon simple en prenant

les personnages comme références en premier lieu, et en second lieu, de connaitre les

réflexions du narrateur, (elles peuvent être considérer comme celles de l’auteur

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puisque souvent il se présente sous sa figure), qui éclaircissent le problème ou le

présente sous une autre perspective. Cet essai étudie deux romans de Kundera :

L’immortalité et L’insoutenable légèreté de l’être. À l’aide de ces deux romans, j’explore

la question de la liberté, du choix, sous l’angle de la légèreté, qui est un terme que

j’emploie pour signifier le moment où l’homme, comme en suspension, se retrouve

devant tous les choix qui s’offrent { lui.

En plus de ces deux réflexions, j’ajouterai un interlude sur le roman et l’art d’écrire

afin de mieux cerner ce qu’un personnage, un roman, peuvent avoir comme poids

dans la réalité par le biais du poids qu’ils prennent pour l’auteur. Ceci permet aussi de

montrer en quoi le questionnement existentiel philosophique croise le territoire de

l’art du roman à travers quelques exemples tirés des œuvres : Le rideau de Kundera et

de Exit le fantôme de Philip Roth. Ces exemples m’aideront à mieux saisir cette

parcelle de territoire où la fiction et la réalité se complètent et se confondent.

Voilà, ce qui a été ma réflexion principale au cours des dernières années et qui

continue de m’habiter jour après jour dans ma vie.

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Étude qui voudrait être sérieuse sur Le concept d’angoisse écrit par

Vigilius Haufniensis, un pseudonyme reconnu de SØren Kierkegaard.

Tentative d’introduction

Comment ? Mais comment présenter Le concept d’angoisse ? Pardon, comment

introduire un travail de philosophie sur Le concept d’angoisse ? Pardon encore,

comment introduire une étude qui se veut sérieuse, ou désireuse de l’être, sur Le

concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique préalable au problème du

péché originel ?

En commençant par l’année où l’ouvrage est paru : 1844 ? Non, j’aurais l’impression

de copier le quatrième de couverture de mon livre. Alors en mentionnant que le livre

est sorti sous le nom de Vigilius Haufniensis qui est en vérité un des multiples

pseudonymes de Kierkegaard, pour enchaîner ensuite sur la problématique de la

pseudonymie chez cet auteur. Le sujet est fort intéressant, mais comment revenir de

celui-ci pour aboutir au concept d’angoisse et à Haufniensis et réussir à oublier tous

les tours de Kierkegaard pour sauvegarder la vie de ce dernier comme par exemple

quand il se montrait aux entractes de théâtre, alors que durant la pièce, il retournait à

la course chez lui pour écrire. Comment ne pas éclater de rire à ce moment tout en se

disant : « Ah ! Ce Kierkegaard quel sacré farceur, quel homme ingénieux ! » ? Le tout

sans oublier tout le reste ? Sauf peut-être que Les miettes philosophiques et Le concept

d’angoisse « ont été écrits en 1844, la même année où Marx rédigeait ses fameux

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Manuscrits de Paris : cette année est le symbole de la réaction antihégélienne, c’est-à-

dire de la réaction antiphilosophique au sein de laquelle nous sommes encore

plongés » (quatrième de couverture de Gallimard du Concept d’angoisse).

Comment ?

Avec une mise en scène ?

Je suis là assise à ma table de travail en train de me poser cette question quand mon

mal de cou refait surface. Prise de douleur, je dois faire une pause pour aller mettre du

baume sur la partie douloureuse et recouvrir cette même partie d’un foulard pour

bien garder la chaleur. Je reviens.

Affublée d’un affreux cache-cou noir et accompagnée de l’odeur du baume, une parole

de A me revient { l’esprit : « L’état suprême est, je pense, d’être un homme complet. À

présent j’ai des cors au pied, -tout de même c’est toujours un commencement »2. Il est

toujours surprenant de se rappeler ces grandes choses grâce à ces petites choses

comme la douleur ou l’anticipation de la douleur. Avoir mal au cou c’est douloureux,

mais penser { la douleur d’un mal de cou, penser de toutes ses forces qu’on la subit,

c’est autre chose. D’ailleurs, je commence { ressentir l’effet de la chaleur qui détend

les muscles de mon cou. Cet instant de détente me permet de prendre conscience du

fait que je ne me suis pas présentée.

Je m’appelle Karine Martelle. Je suis étudiante { la maîtrise { la faculté de philosophie

de l’Université Laval. Depuis quelque temps, je réfléchis ou plutôt je tente d’examiner

la liberté, ce qui la rend possible, ce qui la contraint et comment l’homme vit avec

celle-ci. Je me demande en gros comment l’homme vit avec celle-ci. Un des livres qui

est l’achoppement de ma réflexion est Le concept d’angoisse. Il est là, sur la table, tout

2 Kierkegaard, Ou bien… Ou bien… , trad.. F. et O. Prior et M. H. Guignot, Gallimard, Paris, 1943, p.25

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près. Je viens de le relire pour la énième fois. Il est toujours pour moi à la fois éclairant

et obscur. Un drôle de paradoxe s’il en est un.

Dès le départ, dans sa préface, son auteur m’apparaît un homme de bon goût quand il

conseille avec justesse de lire tout ce qui se fait sur un sujet avant d’écrire sur le même

sujet, puisqu’il se peut fort bien que quelqu’un ait déj{ fait un exercice similaire et

qu’il s’y soit mieux appliqué que nous. Vigilius Haufniensis est posé, mais pas moi. Je

ne suis pas aussi humble, ni aussi sobre que lui, bien que je comprenne ce qu’il veut

dire. Il est rare que l’on innove dans le domaine de la pensée. On peut se surprendre

soi-même certes, mais il y aura toujours quelqu’un pour vous rappeler que vous n’êtes

pas le premier { y penser. Ce qui n’est pas très grave, car qui insiste vraiment pour

faire quelque chose de différent ! La plupart des gens optent pour quelque chose de

connu ou enfin, de reconnu, d’apprécié de la majorité. Non ? Enfin, Haufniensis semble

être de mon avis. Puis-je en être certaine ? Pas vraiment, mais je dois en tentant de

comprendre ces propos, m’y coller le plus possible, les amener à moi en essayant de

les transformer le moins possible. Kierkegaard suppose quelque chose de semblable

quand il écrit :

La plupart des gens abordent la lecture d’un livre avec une idée de la manière dont ils l’auraient écrit eux-mêmes, ou dont un autre s’en est ou s’en serait tiré ; pareil parti pris joue de même quand ils rencontrent quelqu’un pour la première fois, et de l{ vient que si peu de gens savent au fond quel est l’aspect des autres. Ici l’on touche { la première possibilité de ne pas savoir lire un livre, laquelle passe ensuite par quantités de nuances jusqu’au suprême degré où le livre est mécompris – ici les deux extrêmes de lecteurs se rencontrent… les plus bêtes et les plus géniaux, avec en commun l’incapacité de savoir lire un livre, les uns par indigence d’idées, les seconds par excès. 3

Quel type de lectrice suis-je ? Je vous laisserai en juger par vous-même cher lecteur. Je

vous dirai néanmoins que je ne suis pas trop intelligente, mais un brin acharnée pour

comprendre et pour tenter de mettre en pratique ce que je lis. Je crois, cher lecteur,

que tu trouveras ton compte à me suivre dans cette tentative de compréhension.

3 Kierkegaard, Papirer II, A46 ; trad.. Ferlov et Gateau

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La douleur de mon cou a diminué et il est du coup beaucoup plus facile d’écrire. Un

mal quelconque peut presque tout changer dans notre humeur, dans nos réflexions,

quand on est un être humain. Alors je me concentre, puisque je le peux maintenant, et

je reviens à Haufniensis, le veilleur de nuit à Copenhague comme le dit poétiquement

son nom. Il me semble qu’il suggère une autre approche fort modérée face { la pensée

que l’on saisit bien dans l’extrait suivant : « A chacune, en effet, sa tâche ; et aucune n’a

besoin de tant se mettre en quatre pour celles qui l’ont précédée et qui la suivent. A

chaque homme d’une même génération, comme { chaque jour, sa peine ; c’est assez

pour chacun de prendre garde à soi »4. Un étrange extrait, devrais-je dire, car il ne

conseille pas de s’en remettre à la multitude de la génération, même au contraire on

passe de la tâche d’une génération { la tâche de chaque homme et de la tâche de

chaque homme à sa tâche qui lui revient à chaque jour. Cette tâche se répète et revient

régulièrement pour chaque homme, et ce, dans chaque génération. Le sujet du livre

d’Haufniensis dès la préface fait déjà appel à cette situation de répétition. Donc toi,

moi, vous, nous, sommes tous touchés par son introduction et par sa tâche. Il le

souligne à la fin : « c’est assez pour chacun de prendre garde { soi ». Que peut-il bien

vouloir dire en insistant davantage en écrivant : « c’est assez » ? Je crois qu’il veut dire

que chaque homme qui vit chaque jour avec intérêt en s’occupant bien de cette

journée en a déjà bien assez ! Ou bien, est-ce plutôt que chaque homme ne peut que

s’occuper de lui-même ? Un homme, une tâche, c’est déj{ assez surtout si cet homme

vit pleinement sa tâche. Il ne pourra pas faire plus ni, l{ c’est intéressant, penser qu’il

peut faire plus. Cet homme, par contre, ne conquerra pas sa génération, ni la

génération future, mais il se sera occupé de lui. C’est probablement ce que tente de

dire Haufniensis en écrivant : « j’avoue comme auteur n’être qu’un roi sans

royaume »5. Il est donc le roi de son petit texte humble qui n’a pas besoin qu’une foule

derrière lui scande son nom, ni qu’elle l’applaudisse. Il n’a besoin que de lui-même.

4 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.163 5 Idem, p.164

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Ainsi commence Le concept d’angoisse, un livre qui sait toujours me mettre dans tous

mes états, par une courte préface de ce cher Vigilius Haufniensis. Mais pourquoi

Kierkegaard a-t-il pris un pseudonyme pour ensuite le dénoncer comme tel ? Qu’est-ce

que cela change que le livre soit écrit par Kierkegaard ou non ?

Cela change l’optique du lecteur, en premier lieu mon optique, votre optique. Si on lit

un livre en pensant qu’il vient de Kierkegaard { une époque comme maintenant, on

accorde déjà une valeur « x » à ce livre, un plus, un univers. Mais cet auteur était-il

vraiment comme vous l’imaginez ? Pourtant l’image de Kierkegaard se colle déj{ au

petit livre et va changer d’avance votre rencontre. Puisque ce n’est plus une nouvelle

rencontre, ce n’est plus un simple Vigilius Haufniensis qui vous offre le cœur de sa

réflexion, mais un Kierkegaard célèbre. Vous savez alors d’avance que c’est sérieux !

Tandis que face à un anonyme tel Haufniensis, les appréhensions sont presque nulles.

Nous arrivons avec lui. Puis cela donne une autre atmosphère à la préface, on tombe

dès le départ face à face avec une singularité. On prend déjà la tangente de la citation :

on est face à un homme, certes un personnage, qui donne néanmoins la teneur du

reste. Ce n’est pas un langage théorique universel qui se déploie devant le lecteur,

mais un langage particulier rattaché à un individu qui parle de son expérience

individuelle. Grâce à ce jeu de pseudonymes, le lecteur tombe devant un autre

individu et doit donc parallèlement à cette action se constituer lui-même comme un

individu. On se retrouve donc avec un individu face à un autre individu qui lui

dit : « c’est assez pour chacun de prendre garde à soi ». Ainsi chaque individu se

présente et se retrouve alors face à la tâche qui lui est impartie. Il ne peut fuir et il ne

peut nier que c’est ainsi.

Cette raison montre toute l’importance du jeu de pseudonymie. Aussi comme le

souligne Haufniensis plus loin : « On dénature le concept même en même temps qu’on

en fausse l’atmosphère, car il y a une vérité d’atmosphère correspondant { une vérité

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de concept »6. Assise à ma table, me servant une autre tasse de café, je déduis de cette

phrase que l’atmosphère est importante !

Qu’est-ce que l’atmosphère ? Peut-être cette sorte de sensibilité, de déploiement qui

se place sous les yeux du lecteur et j’oserais dire, { l’intérieur de lui, pour lui faire

sentir où il se trouve. La réflexion doit donc avoir un lieu spécifique pour que celui qui

l’effectue comprenne toute la difficulté et la complexité de celle-ci. Par exemple, si on

veut comprendre la danse on aura besoin de musique, d’espace, de mouvements et

d’un danseur au minimum. Ici, pour comprendre un texte qui porte sur le concept

d’angoisse, il faut une préface pour l’atmosphère, mais surtout un individu particulier

qui l’écrit, qui donne un avant goût sur lui, et sur lui par rapport aux autres quand il

écrit : « je suis un roi sans royaume ». Qui est le roi sans royaume ? L’individu qui

trouve que « c’est assez de prendre garde { soi ».

C’est un roi sans royaume qui se gouverne lui-même, prêt à suivre les mouvements de

la foule tout en sachant que celle-ci agit sottement. Le roi sans royaume ne parle pas

au lecteur en tant que roi qui veut se faire adorer, mais plutôt en tant qu’individu qui

se gouverne lui-même et qui n’en demande pas moins à son lecteur face à lui. Être un

roi sans royaume, telle est déjà la tâche donnée par Haufniensis à tout individu qui le

voit. D’autant que cette tâche est la tâche, celle de chaque homme dans sa vie { chaque

jour.

Individu individualisé, le lecteur, se retrouve face à un autre individu, un pseudonyme

qui s’apprête { lui parler, { lui faire lire Le concept d’angoisse. Tous deux se retrouvent

donc { faire cette recherche…

6 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.171

Page 22: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

10

Et moi, Karine Martelle, je vous propose de suivre mon étude sur Le concept d’angoisse

en cinq chapitres : le sujet, la méthode, l’angoisse et l’angoissé, le sérieux, le danseur,

où je me pencherai sur la proposition de base de l’auteur : la tâche, où également, je

tenterai de dresser différents portraits de l’homme qui tente de vivre sa vie en

affrontant ou non l’angoisse, prémisse à la liberté.

Chapitre 1 Le sujet

Afin de comprendre le sujet de ce livre Le concept d’angoisse et de saisir dans un

même mouvement la base de ma réflexion pour ma méditation sur la liberté, je vais

commencer par regarder de plus près le titre du livre. L’avantage de cette méthode

consiste en ce qu’elle permet de situer les thèmes exposés par Haufniensis sans pour

autant entrer dans la bataille d’idées par laquelle il les introduit. Je ne m’attarderai pas

sur sa réponse officielle ou non { Hegel, mais bien plutôt sur ce qu’il propose et ce que

cela implique pour le reste du raisonnement. Cette méthode permet aussi de

reconstruire le territoire où Haufniensis se situe pour examiner l’angoisse et les

répercussions de cet examen sur l’étude globale et parallèlement sur ma réflexion

elle-même. Je ne rejette donc pas la discussion entre Hegel et Haufniensis, mais je

désire plutôt aller au cœur du problème tel qu’il est posé par notre auteur.

Page 23: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

11

Le titre

Le concept d’angoisse. Simple éclaircissement psychologique préalable au problème du

péché originel.

Le titre principal donne le sujet du livre. Pourtant en insistant sur le mot « concept »,

on pressent que l’angoisse est étudiée sous un autre angle que d’habitude, c’est-à-dire

autrement que sous le point de vue poétique. Par l’association de l’angoisse { son

concept, le sujet devient plus sérieux. Il ne sera pas seulement question des

manifestations de l’angoisse, mais aussi de ses implications du point de vue éthique,

donc existentiel. Mais déj{, je m’avance un peu trop.

Le sous-titre, plus complexe, montre en quel sens le concept d’angoisse va être étudié

et ce qu’il signifie dans cette mesure. En fait, il indique qu’une étude plus globale

devrait suivre celle-ci ou sous-entend une étude plus globale sur le péché originel. Il

souligne aussi le lien entre l’angoisse et le péché originel, lien qui peut paraître pour le

moins surprenant. L’autre aspect surprenant est que, bien que le sujet soit le concept,

il est considéré sous l’angle d’un simple éclaircissement psychologique. Ainsi le

territoire du concept de l’angoisse sera étudié dans les limites du champ de la

psychologie. Un autre point intéressant est le lien qui peut se faire entre le point de

vue psychologique et Haufniensis qui se présente comme un individu. Cela soulève la

question : quel type de psychologie utilisera-t-il dans cette étude, est-ce que ce sera la

psychologie en tant que science objective ou la psychologie plus subjective, qui prend

le point de vue d’un individu ?

Maintenant que le titre commence à être un peu mieux cerné, il semble que lui même

demande encore un éclaircissement sur les concepts utilisés : l’angoisse, la

psychologie et le péché originel. Pour ce faire, j’examinerai chacun de ceux-ci en

Page 24: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

12

commençant par le péché pour aller vers l’angoisse, qui dans cette partie-ci ne sera

pas encore abordée clairement, et finir avec la psychologie.

Le péché

Le péché originel, comme l’écrit Haufniensis : « n’est pas du ressort de l’intérêt

psychologique »7. Le péché originel se trouve l{ où l’étude psychologique s’arrête. Cela

semble tout à fait logique vu le titre. Toutefois cela n’est pas si évident. Il ajoute { ce

sujet : « On dénature le concept en même temps qu’on en fausse l’atmosphère, car il y

a une vérité d’atmosphère correspondant { une vérité de concept »8. Grâce à ce

passage, il souligne l’importance de l’atmosphère et surtout, le fait qu’{ chaque

concept correspond une atmosphère, ce qui n’est pas banal. Ainsi pour traiter le

concept d’angoisse d’un point de vue psychologique, il faut que l’atmosphère lui soit

particulière. Elle doit donc à la fois être individuelle et universelle, créant du même

coup une sorte de paradoxe dont il faudra tenir compte dans l’explication du concept

d’angoisse et pour celui du péché. Elle devra être universelle, car elle est un

éclaircissement au problème du péché originel. Ce dernier dans son concept même

inclut tous les hommes. Il doit s’appliquer { tous les hommes de tout temps et de tous

lieux. Quelle sera donc l’atmosphère du péché ? Haufniensis répond « le sérieux », et le

sérieux n’est pas du ressort de la psychologie. Au contraire, il appartient { l’éthique. La

différence entre psychologie et éthique est frappante : la psychologie montre le

mouvement intérieur qui a lieu chez un individu et l’éthique, «accuse, juge, agit »9 .

Pour cette raison, la psychologie ne peut pas observer le péché et l’éthique non plus,

car elle le juge. Ainsi l’on pourrait dire que quand l’éthique regarde le péché, il est déjà

commis, c’est seulement une fois le saut passé qu’elle peut intervenir. Tandis que la

psychologie peut se rendre jusqu’au saut seulement. Le péché est le saut, l’action qui

7 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.170 8 Idem, p.170

9 Idem, p.179

Page 25: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

13

se commet. C’est pourquoi, le roi sans royaume écrit : « Le péché devant bien être en

effet surmonté, mais non pas comme une chose que la pensée ne puisse faire vivre,

mais comme ce qui existe et, comme tel, nous touche tous »10. On en revient à ce qui

fut dit plus haut, le péché n’est pas dans la pensée. Il est bien un quelque chose qui

existe, d’où découle le fait que l’éthique puisse le juger et que la psychologie puisse

l’approcher sans l’atteindre. De plus, ce passage appuie ce que j’ai sous-entendu plus

haut pour l’angoisse et le fait qu’elle nous touche tous. On peut donc conclure

brièvement, ici, que le péché se trouve dans l’existence de chacun. Nul ne peut donc

s’en sauver. Mais alors, { quoi appartient le péché originel si ce n’est ni { l’éthique, ni {

la psychologie.

Il est à noter au passage que, encore une fois, l’éthique touche au péché dans la

mesure où « elle échoue, grâce aux remords »11 sur celui-ci. Ce ne peut pas être

l’inverse, car sinon « l’éthique qui engendre le péché, elle tombe du même coup de son

idéalisme ». Ce qui amène Haufniensis plus loin à ajouter : « le péché originel, qui rend

encore tout plus désespéré, supprime en effet la difficulté, cette fois non par l’éthique,

mais par la dogmatique » 12. Une petite explication s’avère nécessaire !

La petite explication implique une autre citation pour comprendre ce qui fait tomber

la difficulté et surtout quelle est cette difficulté en plaçant le péché originel dans la

dogmatique. La voici : « L’éthique pose l’idéal comme but et préjuge que l’homme a les

moyens de l’atteindre. Mais { en dégager précisément la difficulté et l’impossibilité,

elle développe par là même une contradiction »13. Ainsi l’éthique pose l’idéal comme

but. Le péché est donc un achoppement dans cet idéal. D’autre part il est fort simple {

comprendre que l’idéal n’est pas réel ! D’où le passage suivant : « Elle prétend

10

Idem, p.171 11

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.173-174 12

Idem, p.176 13

Idem, p.173

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14

introduire de l’idéal dans le réel, mais elle est incapable du mouvement contraire, de

hausser le réel { l’idéal »14. Le réel où existe le péché est ce qui est ; l’éthique de son

point de vue idéal en descendant de cet idéal dans le réel montre ce qui devrait être.

De par sa position, elle peut alors facilement se permettre de juger, d’accuser et d’agir,

car elle est l’étalon de mesure { cause de son idéalité. Puisqu’elle sous-entend que

l’homme peut atteindre cet idéal, elle ne peut en même temps que faire ressortir la

difficulté, c’est-à-dire l’impossibilité de l’atteindre dans la réalité. Pour anticiper, c’est

pour cela que pour l’éthique : « L’homme est toujours coupable », et de ce point de

vue, elle a raison. Ce qui explique la phrase d’Haufniensis où le péché originel rend

tout plus désespéré. Comment alors la dogmatique arrive-t-elle à faire disparaître la

difficulté ? Tout simplement parce que : « la dogmatique part du réel […] pour le

hausser { l’idéal »15. En présupposant le péché originel, en l’attribuant { l’homme, elle

explique le réel et peut alors le hausser { l’idéal. Alors l’homme est compris dans cet

idéal avec l’idée de péché originel. Cette position nouvelle permet une forme de

retournement. Ce n’est plus l’éthique qui pose l’idéal et qui échoue sur le péché

rendant en retour impossible l’éthique, c’est-à-dire l’existence éthique, ou pour le dire

autrement, l’existence morale.

La dogmatique, en mettant au départ le péché originel dans l’existence, permet de

concevoir au contraire la possibilité d’une telle existence morale. Alors le sens de

l’éthique change et son idéal aussi. À ce sujet, Haufniensis écrit : « Ici l’éthique

retrouve sa place légitime de science morale posant, comme la dogmatique, la

conscience du réel pour but à la réalité »16. Ce retournement permet { l’homme de se

retrouver face { un nouveau but. Même si l’homme est toujours présupposé coupable

ou fautif, le péché originel s’appliquant de facto, elle permet de considérer l’existence

humaine sous un nouveau jour. Puisque la faute n’est plus le « mal », si je puis dire,

elle fait dorénavant partie de la réalité humaine. Si l’éthique donne « La conscience du

14

Idem, p.173 15

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.176 16

Idem, p.177

Page 27: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

15

réel pour but à la réalité » alors peut être la conscience de l’homme qui existe peut-elle

prendre conscience de ses fautes et les assumer, car c’est seulement après avoir été

admise, comme une faute qu’une faute peut être réparée. En allant encore plus loin, je

dirais que c’est en assumant sa culpabilité, en la vivant, que l’homme peut atteindre le

repentir et donc atteindre une certaine forme d’idéal éthique. Pour y arriver, il faut

premièrement que l’homme commette une faute, et pour être fautif, l’homme doit

assumer sa liberté.

Angoisse

En quoi alors l’angoisse devient-elle un simple éclaircissement face au problème du

péché originel, puisque ce dernier est présupposé par la dogmatique. L’angoisse

devient l’endroit du possible, du péché, dans l’individu, ou comme l’auteur l’écrit :

« Mais cet élément stable d’où naît constamment le péché, non avec nécessité (car une

naissance nécessaire est un état, comme par exemple tout le cycle de la plante en est

un) mais avec liberté, ce stable élément, cette disposition préalable, cette possibilité

réelle du péché, voil{ ce qui s’offre { l’intérêt de la psychologie »17 . Sans l’angoisse, nul

péché possible dans la réalité. Elle est ce moment, non pas où la décision se prend,

sinon, l’éthique est là prête à juger, mais juste avant. Il est aussi à souligner que le

péché nait toujours par liberté d’un élément stable que l’on peut retrouver chez tout

homme : l’angoisse. Le péché n’est pas nécessaire, mais il arrive et pour cela il a besoin

d’une disposition particulière chez l’individu. Celle-ci permet au péché de devenir

possible, mais elle ne le rend pas pour autant réel, que « l’humaine nature doive être

telle qu’elle rende le péché possible, c’est, psychologiquement, incontestable ; mais

vouloir faire de cette possibilité du péché sa réalité révolte l’éthique et, pour la

dogmatique, résonne comme un blasphème, car la liberté n’est jamais possible, dès

17

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.178

Page 28: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

16

qu’elle est, elle est réelle »18. Ainsi ce qu’il reste { étudier se déroule dans le réel, est

libre et permet la naissance du péché.

Psychologie

Le péché est inatteignable pour la psychologie, mais le réel, lui, est accessible. Elle

peut donc étudier cette base stable qui lui permet de naitre. Le champ de la

psychologie est le réel, mais surtout, ici, l’observation de cette possibilité du péché

jusqu’{ ce que l’action commence. Ensuite c’est l’éthique qui prend le relais.

Si on récapitule, on voit alors que « Le concept d’angoisse. Simple éclaircissement

psychologique préalable au problème du péché originel » implique de considérer le

péché originel comme présupposé par la dogmatique et de revoir la tâche de l’éthique

concernant la réalité. Le péché originel considéré de cette façon fait partie de la nature

humaine, et tout ce que l’on peut étudier en tant que psychologue est l’élément stable

qui permet la possibilité du péché. Pourquoi en psychologue ? Parce que l’éthique juge

et surtout parce que le péché n’est pas l’objet d’une connaissance, mais plutôt quelque

chose que tout le monde peut vivre. C’est donc la perspective psychologique qui

permet de se pencher sur ce possible du péché originel : l’angoisse. Ce qui explique

sans difficulté le titre du chapitre 1 : L’angoisse condition préalable du péché originel et

moyen rétrograde d’en expliquer l’origine.

Ce premier court survol du titre du volume donne un aperçu du sujet, bien qu’il ne

définisse en aucune façon l’angoisse en elle-même. Avant d’approcher de plus près

celle-ci, il reste un dernier détail à spécifier : comment l’angoisse { cause du péché

originel peut-elle viser { la fois le tout, l’humanité, et la partie, l’individu ? Puisqu’elle

explique et présuppose le péché chez l’homme.

18

Idem, p.179

Page 29: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

17

L’homme et l’humanité

Il y a donc le péché originel, qui prévaut pour tout homme, et le péché, que chaque

homme peut commettre, qui a permis de dire plus haut que le péché originel était à la

fois individuel et universel, le même dédoublement étant valable pour l’angoisse, que

l’on n’a pas encore définie, mais dont le territoire a été défini. Que peut bien impliquer

ce rapport entre l’individuel et l’universel propre au péché ? Plus précisément, qu’est-

ce que cela implique du point de vue de la recherche psychologique qui se penche sur

l’individu ?

Cela permet en premier lieu de mieux saisir l’ambivalence de l’existence humaine en

saisissant ce rapport entre l’homme et l’humanité, tout comme celui de l’humanité et

de l’homme. L’observateur acquiert alors un point de vue plus juste quand comme ici,

il questionne et interroge l’homme du point de vue de son existence. Ce jeu homme-

humanité est dévoilé avec ampleur quand Haufniensis tente de montrer en quoi le

péché d’Adam est certes le premier péché commis, mais qu’il ne diffère en rien

pourtant de tout autre péché qu’un homme, peut importe qui, peut commettre. Il se

plait à le répéter, le péché d’Adam diffère du point de vue de la quantité, mais non de

la qualité, gardant ainsi l’essence même du péché préservée. Celui-ci est le même qu’il

soit commis par Adam ou par un autre homme quelque deux mille années plus tard.

Cette différenciation de la qualité est impossible pour Haufniensis, qui dit en termes

très clairs : « chose impossible d’ailleurs dont la raison profonde vient de l’essence

même de l’existence humaine, du fait que l’homme est individu et, comme tel, est { la

fois lui-même et tout le genre humain, de sorte que ce dernier participe en entier à

l’individu et l’individu { tout le genre humain »19. Ce qui implique pour Adam comme

pour chacun de nous, pris en tant qu’individu qui le suit, qu’aucun de nous ne peut

être retranché du genre humain { cause d’une de ses caractéristiques, qui par essence

19

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.178

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18

le rendrait différent du reste de l’humanité. L’exemple du texte sur l’importance de ce

lien est celui d’Adam. S’il avait commis un péché tel qu’il n’y en aura plus de possible

comme lui dans sa qualité, donc dans son essence, il ne serait pas un être humain.

Puisque ce qui fait d’Adam un être humain est que toutes ses possibilités sont

possibles pour le genre humain, si on le considère comme qualitativement différent, il

devient dès lors qualitativement autre dans son essence. Alors soit il est un être

humain ou il n’en est pas un ! L’auteur conclut : « Ainsi si un individu pouvait être

retranché tout à fait du genre humain, ce retranchement même donnerait au genre

humain une autre détermination, tandis que si un animal était retranché de son

espèce, l’espèce n’en serait pas modifiée »20. Donc chaque homme peut commettre le

péché et en fait, aucun de nous ne peut penser qu’il ne peut pas le commettre, ni qu’il

en commet un profondément différent, ni que son péché est moins grave que les

autres vu la quantité de péchés commis avant lui. Au contraire, chaque homme se

retrouve avec son propre péché qui possède la même qualité, le saut, que chaque être

humain qui a vécu, vivra et vit. Ceci signifie aussi que, bien que chaque homme vive

dans l’histoire de l’humanité, qu’il soit situé dans celle-ci, que chacun recommence

toujours l’histoire au complet dans son histoire personnelle, pour ce qui est du péché

du moins. Ce qui, pour me répéter, vaut aussi pour l’angoisse. Permettant ainsi à

Haufniensis de dire de bien des façons : « Pendant que se déroule l’histoire de

l’humanité, l’individu commence toujours da capo, parce qu’il est lui-même et le genre

humain, et par l{ encore l’histoire du genre humain »21 et plus loin encore, « car

l’histoire du genre humain poursuit son bonhomme de chemin, et dans cette histoire

jamais personne n’en vient { commencer au même endroit qu’un autre, tandis qu’au

contraire chaque individu recommence da capo, en même temps qu’il se trouve au

point où il devrait avoir son commencement dans l’histoire »22.

20

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.186 21

Idem, p.187 22

Idem, p.193

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19

Je répète la répétition d’Haufniensis, car je crois tout comme lui qu’il est important de

bien saisir cette particularité de l’essence de l’existence humaine et ce qu’elle implique

pour toute réflexion sur le péché et l’angoisse, donc aussi sur la liberté, c’est-à-dire

encore que chaque homme recommence l’histoire dans son histoire. Ainsi aucun

homme dans sa vie ne peut nier ce qui se passe dans sa vie ni ce qui se passe dans la

vie des autres. Puisque chaque homme refait son chemin et peut, a la possibilité, de

faire comme son voisin, il peut être à la fois aussi malheureux et aussi heureux que ce

dernier. Il doit prendre conscience de ce fait et l’assumer. En fait, il n’est pas obligé

d’en prendre conscience, mais il ne peut pas croire que cela ne lui arrivera pas ou que

lui ne pêchera pas. Sinon, il ne serait plus un être humain, et alors, comme il fut

mentionné plus haut, il faudrait changer la détermination du genre humain. C’est

pourquoi : « À tout instant donc l’individu est lui-même et le genre humain. C’est la

perfection de l’homme considéré comme état »23 et ainsi, fait tout aussi important

dont on vient de discuter, « chacun des individus est essentiellement intéressé à

l’histoire de tous les autres, non moins essentiellement qu’{ la sienne. La perfection

personnelle consiste donc à participer sans réserve à la totalité »24. Toute réserve

suppose que l’on peut être différent du genre humain. En redéfinissant ainsi l’état de

l’homme et en le posant de cette façon, Haufniensis réitère sa tâche du départ : « c’est

assez pour chacun de prendre garde à soi » en montrant comment cette tâche est plus

complexe qu’il n’y paraît. Elle reste toutefois centrale, car si le raisonnement est juste :

que chaque individu est essentiellement intéressé { l’histoire des autres, non moins

essentiellement qu’{ la sienne ; alors la nôtre est suffisante dans la mesure où elle

implique chacune des autres, d’autant plus que chaque individu dans la répétition

propre { son histoire, qu’il ne connaît pas, doit s’intéresser { celle-ci pour comprendre

celle-l{. Ainsi le mouvement va dans les deux sens. On ne peut pas que s’occuper de sa

vie, sinon on ne s’occupe pas de sa vie, puisqu’elle inclut celle des autres. On ne peut

pas que s’occuper de la vie des autres non plus, sinon on ne s’occupe pas de sa vie.

23

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.187 24

Idem, p.187

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20

Prendre garde { soi c’est aussi prendre garde aux autres. Il semble que la tâche n’en

soit pas plus facile.

Je récapitule. Chaque individu doit se prendre en compte en tant qu’il recommence

toujours sa propre histoire et il doit prendre en compte les autres, parce qu’il s’inscrit

dans une histoire. Non seulement il s’y inscrit, mais chaque autre étant un être

humain, il doit considérer que tout ce qui peut leur arriver peut lui arriver et vice-

versa. À chaque homme, l’humanité recommence en somme. Chaque homme

recommence aussi sur le terrain du péché. Chaque péché est nouveau par le saut

qualitatif qu’il pose, la quantité de la génération n’y change rien.

L’étude que Vigilius mène cherche { mieux comprendre le péché originel en se posant

sur l’angoisse qui en est le possible stable que chacun d’entre nous a. L’angoisse est

cette étrange chose qui permet l’arrivée de la liberté, donc parallèlement du péché.

Celle-ci n’est pas plus définie pour le moment. Notre auteur se propose de l’aborder

grâce à un éclaircissement psychologique. Ce dernier doit se poser sur l’homme

comme individu qui à chaque fois représente le genre humain. Il doit le suivre

jusqu’au saut, jusqu’au choix.

Chapitre 2 La méthode ou l’observateur

Avant d’aller plus loin dans l’approche de l’angoisse et afin de rester dans l’angoisse

de celle-ci en homme angoissé, je vais arrêter ma réflexion quelques secondes pour

mieux saisir comment on peut atteindre une « vraie autorité psychologico-poétique »

(p.217) selon le terme d’Haufniensis. Dans un long passage, il fait la présentation de

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l’état d’esprit ou de la disposition d’esprit que l’on doit avoir quand l’on veut s’occuper

de psychologie. Pendant cette explication, je ferai un court détour pour faire un lien

entre sa méthode et l’art du roman.

Haufniensis commence par un petit rappel de ce qu’il tente de faire : « Ce n’est pas

mon propos d’écrire un livre savant ou de perdre mon temps { dénicher des preuves

dans la littérature »25. Il semble qu’il insiste pour rappeler la teneur de son écrit qui,

n’étant pas savant, ne contient pas une foule de références littéraires, ni historiques,

ni bibliographiques ou autres pour appuyer ses dires. Ce qui se passe ici c’est autre

chose. Le lecteur doit lui aussi se trouver dans cet autre état, dans cet ailleurs, pour

arriver à comprendre ce qui lui sera proposé. Après s’être fait apostropher par

l’auteur au début, le voil{ qui doit de nouveau, tout en demeurant un individu,

pratiquer son esprit { autre chose qu’{ la lecture d’un livre savant. Comment doit-il

être ? Comment doit-on être en tant que lecteur ?

« Mais quand on s’occupe sérieusement de psychologie et d’observation, on

s’acquiert une élasticité qui vous rend capable d’improviser des exemples sans

authenticité matérielle sans doute, mais cependant d’une autre autorité »26 (p.217).

Le mot qui me frappe en premier dans cet extrait est élasticité, que peut-il bien

vouloir dire dans une telle proposition ? Est-ce simplement { dire qu’il faut être tel

un élastique : souple, flexible, étirable, enroulable ? Il semble dans une certaine

mesure que oui. L’observateur doit pouvoir se confondre avec ce qu’il étudie, à la

limite devenir ce qu’il étudie. Ce que confirme Haufniensis en spécifiant ceci :

Et comme il faut { l’observateur plus de souplesse qu’{ un danseur de corde pour se plier aux hommes et épouser leurs attitudes, comme son silence { l’heure de la confidence veut de la séduisance et de la volupté pour que les secrets puissent se plaire à montrer la tête et chuchoter avec eux-mêmes dans ce calme artificiel et sûr où ils se croient inaperçus, de même il lui faut aussi dans l’âme une

25

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.217 26

Idem, p.217

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22

primitivité pour savoir créer soudain une totalité, une règle, avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours

que partiel et intermittent 27 .

L’observateur doit avoir une élasticité d’un certain type qui permet non-seulement

de se confondre avec les hommes qui l’entourent, mais en plus avec leurs attitudes.

Ainsi il a accès { certaines zones qui chez l’homme sont d’habitude laissées dans

l’ombre. Pourquoi ? Parce que quand on épouse une attitude, on prend conscience de

ce qui la compose certes, mais aussi de ses limites, de ses contradictions, de ses

difficultés. Par exemple en jouant aux grands chefs les enfants prennent conscience

de la position privilégiée où ils se retrouvent, mais aussi du fait que la responsabilité

de choisir, de punir, de trancher, leur incombe et que les enfants qui jouent ses

sujets, dans leur rôle, doivent prendre une certaine distance avec l’enfant roi. Le jeu

d’épouser une attitude permet donc de saisir la complexité de cette même attitude,

de même que de percevoir ses ressorts, ses contradictions et sa force motrice, qu’elle

soit positive ou non. L’observateur qui se plie { une attitude n’est plus seulement

frappé par ce qui apparaît d’autrui, il n’est plus { la merci de l’apparence de l’autre

serait-on tenté de dire. Il devient plutôt ce qui permet cette apparition. C’est

pourquoi Haufniensis ajoute : « son silence { l’heure de la séduisance et de la volupté

pour que les secrets puissent se plaire à montrer la tête et chuchoter avec eux-

mêmes dans ce calme artificiel et sûr où ils se croient inaperçus ».

L’observateur est silencieux. Il observe. Il y a quelque chose de plus, d’inaudible qui lui

permet d’être séduisant et inspiré. Il semble que l’observateur soit déj{ { ce moment

en train de se confondre avec l’autre, qu’il s’efforce déj{ de ne plus rien faire

apparaître de lui-même. Il ferme les lumières de son apparition et il se tient dans

l’ombre laissant l’autre se révéler pleinement. Il ne peut pas dans ces conditions

discuter de son point de vue. Au contraire, il se montrera comme celui qui peut

écouter, celui qui est disposé à écouter, celui qui veut écouter, qui n’attend que ça.

Déj{, dans cette position, il montre { l’autre son ouverture, mais surtout la possibilité

de pouvoir se confier sans jugement, sans comparaison, sans justification. C’est

27

Idem, p.217

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23

pourquoi les secrets vont pouvoir se montrer, car ils ne se sentiront pas menacés de

punitions. Ainsi l’attitude se détachera de son apparition, de son image. En d’autres

mots, il semble que l’observateur pour bien faire son travail doive effacer son image le

plus possible afin qu’aucun renvoi d’images ne puisse avoir lieu. Ainsi ce ne sera pas

deux images qui vont discuter entre elles, mais ce sera plutôt la révélation d’une

apparition et de ses structures cachées. Les secrets confortables oublient l’autre,

l’observateur face { eux, qui peut enfin les voir. Puisque bien qu’il s’efface et garde le

silence, il ne cesse de surveiller. Tout ce travail est son goût, son désir de saisir

l’autre : son œuvre.

La dernière remarque d’Haufniensis apparaît d’ailleurs { ce sujet étrange : « de même

il lui faut aussi dans l’âme une primitivité pour savoir créer soudain une totalité, une

règle, avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours que partiel et intermittent ». De

nouveau, je m’étonne, que peut-il bien vouloir dire par primitivité ? J’avoue me le

demander encore. Ma seule façon de comprendre ce terme est de le comprendre

comme si au fond de l’observateur il y avait quelque chose, « une primitivité », une

matière brute qui peut prendre la forme de ce qui se présente à elle. De cette forme

apparue dans cette matière brute, il peut tirer, créer : « une totalité, une règle » à

partir de l’individu qui se trouve face { lui. Dans le silence de son élasticité prête { se

former et grâce à cette forme brute, il peut créer, devenir, trouver une règle qui anime

un homme. Tel un acteur qui saisit de l’intérieur, comme par anticipation, qui est son

personnage. Cela va lui permettre de lui donner vie d’une façon surprenante et de

faire croire au spectateur { l’illusion de la comédie.

Une dernière remarque sur ce passage, car il est intéressant de noter que notre auteur

ajoute qu’il s’agit de créer une règle « avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours que

partiel et intermittent ». Il suppose donc que la règle créée peut bel et bien exister

chez l’individu, mais qu’elle ne peut en aucun cas le définir de façon absolue.

L’individu n’est pas régi par elle, car l’observateur la crée avec ce qui est partiel et

intermittent. Celui-ci est donc présenté comme un être changeant apparaissant

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24

différemment selon les situations, pouvant lui-même avoir une certaine part

d’élasticité, de modelage. L’individu est indéfinissable dans ce sens et inatteignable en

sa totalité. La règle créée, ou la totalité créée, n’est alors qu’un pan de l’individu, qui

est toujours beaucoup plus complexe et fragmenté, étant en constant changement et

aperçu en diverses positions. Cette perception de l’individu chez Haufniensis est

intéressante puisqu’elle exprime les limites de l’observation psychologico-poétique et

qu’elle montre en quoi l’individu dépasse toujours la règle, comment en ce sens, on ne

peut jamais faire le tour d’une personne, on ne peut que tenter de s’en approcher le

plus possible. L’observateur sait donc qu’il triche en quelque sorte, mais il sait aussi

qu’il n’a pas le choix s’il veut observer son sujet : l’individu.

Je continue dans le texte et me devance moi-même en ajoutant l’extrait suivant :

« Cette virtuosité une fois acquise, quel besoin de tirer ses exemples de répertoires

littéraires et de réminiscences morts-nées »28. Cela est vrai si on a vraiment toute

l’élasticité requise pour la tâche, mais s’il en manque encore beaucoup comme cela

vaut pour moi, alors il vaut mieux se plonger au cœur des livres dont l’auteur a

justement cette élasticité. C’est pourquoi dans mon Essai sur la légèreté, je vais

m’appuyer sur deux romans de Kundera. Ceci n’était qu’un court arrêt !

L’observateur { l’élasticité vive, lui, n’a pas besoin d’exemples sur lesquels s’appuyer

car : « Ce dont il a besoin, il peut le former de suite ; tout le nécessaire, il l’a sous la

main grâce à son métier, à son entraînement »29. Si moi, je ne suis pas encore prête,

l’observateur, lui, l’est toujours. Il est prêt et il trouve sans cesse, puisqu’il est

constamment { l’affut de ce qui se passe autour de lui. Il trouve toujours alors un

exemple qui peut lui servir. L’observateur regarde sans cesse, car « l’intérêt, pour la

psychologie, c’est tout ce qui existe, tout ce qui se passe tous les jours »30.

28

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.217 29

Idem, p.218 30

Ibid

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25

Toujours tapi dans l’ombre ou presque comme il est dans le silence séduisant et dans

le retrait le plus possible en lui-même permettant { l’individu en face de lui de

s’épancher et de pouvoir ainsi dévoiler ses secrets, il doit être en mesure aussi

d’imiter sur lui-même « toute émotion, tout état psychique qu’il découvre chez un

autre »31. Il est plus qu’un simple observateur, car il doit être comme le comédien et

être capable de recréer en lui ce que révèle l’individu en face de lui afin de montrer {

ce dernier son jeu. Si le jeu est bien fait, l’homme en face de lui en sera soulagé32. Pour

ce faire, l’observateur-comédien doit s’exercer { différents sujets, recommencer et

même quelquefois échouer.

Kierkegaard propose par le truchement d’un pseudonyme, lui-même une ébauche, la

possibilité de devenir un observateur et de devenir ensuite l’acteur principal de son

observation. Pour s’accommoder de ce traité qui ne se veut pas savant, le lecteur doit

non seulement se présenter face à celui-ci en tant qu’individu, il doit aussi tenter le

plus possible d’acquérir cette élasticité et pratiquer sur lui-même ses observations. Ce

que chaque individu peut, puisqu’il est toujours lui-même et l’humanité.

Après cette présentation de la méthode psychologique et après avoir redessiné le

sujet du livre grâce à son titre et le propre de chaque individu, voici enfin venu le

moment de se prêter au jeu et de regarder en fin psychologue-poétique, en

observateur-acteur, ce que sont l’angoisse et l’homme angoissé.

31

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.218 32

Idem, p.218

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26

Chapitre 3 L’angoisse et l’homme angoissé

L’angoisse est ce moment trouble qui est présent juste avant le saut qualitatif et la

possible arrivée du péché. Avant de plonger dans l’observation des deux types

angoissés, celui du mal et celui du bien, dont dérivent tous les autres, une approche

plus exhaustive du concept d’angoisse est de mise.

D’abord on aperçoit l’angoisse et on la pressent. La plupart, sinon chacun, d’entre nous

connaît l’état dans lequel elle nous plonge : un calme trouble ou un trouble calme. Elle

ressemble { l’eau d’un lac qui en surface est lisse et placide, mais dont on sent le

courant, ce puissant mouvement qui a lieu sous la surface. Haufniensis pour décrire

cet état dit : « il y a calme et repos ; mais en même temps il y a autre chose qui n’est

cependant pas trouble et lutte ; car il n’y a rien contre quoi lutter. Mais qu’est-ce

alors ? Rien. Mais l’effet de ce rien ? Il enfante l’angoisse. C’est l{ le mystère profond de

l’innocence d’être en même temps de l’angoisse »33. Ainsi dans cet état d’innocence

même l’angoisse est présente, puisqu’elle est ce pressentiment de rien ! De ce rien,

paradoxalement, naît l’angoisse. Avant donc le saut qualitatif, l’apparition du péché,

l’homme innocent est angoissé. À cet effet notre auteur ajoute : « L’angoisse est une

détermination de l’esprit rêveur, et, { ce titre, a sa place dans la psychologie »34 . Avant

l’action, il va sans dire cela semble un lieu commun, il y a l’angoisse ; l’esprit qui rêve

n’est pas l’esprit qui agit. Aussi l’utilisation du terme de rêveur souligne l’atmosphère

dans laquelle l’individu est plongé, celle des songes incertains où il rêve encore sans

trop savoir à quoi. Car dans le rêve certes il n’y a pas d’action et aucune décision n’a

encore été prise. L’individu n’a pas encore décidé de prendre un chemin en particulier.

33

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.201 34

Idem, p.202

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27

Il rêve sans trop savoir ce qui s’offre { lui. On pourrait dire en appuyant sur les traits

qu’il est innocent et encore indéterminé.

Cet état de l’individu, celui de l’angoisse, ne la précise pas pour autant. Quelle est donc

alors cette angoisse ? « L’angoisse est la réalité de la liberté parce qu’elle en est le

possible »35. Elle est ce qui permet le péché, par conséquent elle va de pair avec la

liberté. En l’absence de liberté nul péché ne peut se produire et sans angoisse aucune

liberté n’est possible. L’angoisse est cet étrange moment où rien ne se passe, mais tout

se prépare. Les possibles ne sont pas encore présents aux yeux de l’homme innocent.

Il ne peut donc pas encore savoir, d’où son innocence, encore moins faire un choix. Il

n’a pas non plus conscience de sa liberté, puisqu’elle n’est pas encore présente.

Pourtant, elle se fait sentir par son absence. Ce face à face avec ce rien fait monter

l’angoisse et permet l’arrivée de la liberté. C’est pourquoi cet étrange moment place

l’individu dans une position particulière d’attente et d’impatience, de confort et de

désir de bouger. « L’angoisse est une antipathie sympatisante et une sympathie

anthipatisante »36 comme le soutient Haufniensis. J’ajouterais un désir indésiré ou un

indésirable désir. Elle pousse et tire l’homme qui la subit. Elle le fait basculer.

L’homme est pris au piège face { celle-ci, puisque « fuir l’angoisse, il ne le peut, car il

l’aime ; l’aimer vraiment, non plus, car il la fuit »37. Ce basculement proche d’un

étourdissement où la tête reste néanmoins lucide est le moment où l’innocence

culmine tout comme l’ignorance qui va main dans la main avec elle. L’intéressant est

qu’{ ce moment, il n’y a toujours pas de connaissance du bien et du mal, l’auteur le

décrit magnifiquement : « toute la réalité du savoir se projette dans l’angoisse comme

l’immense néant de l’ignorance »38. La liberté n’est pas encore apparue, encore moins

ce qu’il va être possible à notre individu de faire ou de comprendre ou de voir.

L’emploi du terme néant montre aussi ce vide immense que pressent l’individu, de

35

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.202 36

Ibid 37

Op. cite p.204 38

Ibid

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28

même qu’il fait voir qu’il n’y a aucune connaissance de la connaissance. Elle est

absente à elle-même, elle ne peut pas être { ce moment autre chose qu’un néant,

qu’une absence. En la voyant de cette façon, on comprend pourquoi l’angoisse est de

l’angoisse, qu’elle est cet état trouble et calme. C’est un vide dans un endroit encore

inconnu à notre individu, mais comme il est une totalité, il pressent néanmoins ce

vide. Il va de soi que le savoir de l’aboutissement de l’action est lui aussi secret,

inconnu.

L’angoisse grandit et l’ignorance croît avec elle. Plus elle grandit, plus elle a de prise et

plus elle se répand. Haufniensis ajoute : « Ce qui s’offrait { l’innocence comme le néant

de l’angoisse est maintenant entré en lui-même, et ici encore reste un néant :

l’angoissante possibilité de pouvoir »39. La liberté c’est de pouvoir, pouvoir se tromper,

pouvoir choisir, pouvoir vouloir. L’angoisse pressent cette puissance du pouvoir et ce

pouvoir en évoque un autre : « La possibilité infinie de pouvoir, qu’éveillait la défense

a grandi du fait que cette possibilité en évoque une autre comme sa conséquence »40.

La boucle infinie des choix se fait sentir, pouvoir vouloir, vouloir pouvoir. Une infinité

de possibilités entraîne une autre infinité de possibilités, à l’image de ces toiles

d’araignée qui ne cessent de grandir. Si le néant le pouvait, on dirait qu’il s’agrandit. Le

néant ne le pouvant, l’angoisse, elle, le peut. Alors elle se propage, elle entre plus

profondément dans l’individu. Elle le pourchasse et le traque. Il n’y a encore aucun

possible de présent, tout se joue sur l’absence de présence. C’est { cette limite, avant

que les possibles n’apparaissent et que le saut ne puisse s’effectuer, qu’en tant que

psychologue je peux me rendre. Cet étrange domaine où le néant domine est le terrain

de recherche. L’angoisse est l{. Après vient le saut, où le psychologue n’a plus rien à

observer. Ce n’est plus de son ressort, mais avant, oui. L’observateur est présent au

moment où l’individu angoissé s’approche furtivement.

39

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.205 40

Ibid

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29

Un dernier arrêt avant de se lancer pour expliquer, pourquoi je me lance tout de suite

dans l’observation de l’homme angoissé au lieu de suivre le livre et de parler de

l’angoisse dans l’a-spiritualité. C’est tout simplement parce que mon interrogation

principale porte sur la difficulté à exercer sa liberté par soi-même. L’homme a-

sprirituel et la notion de destin à laquelle il se rapporte ne sont donc pas nécessaires

dans cette étude, bien qu’il soit fort pertinent du point de vue de l’observation de nos

comportements quand ceux-ci sont régis par ce que l’on considère comme des signes.

Les angoissés

Un premier problème se pose puisque l’angoisse a lieu dans la réalité et que la réalité

ne peut pas être réduite à un seul moment. La réalité posée ainsi est une « réalité

abusive » (p.280) selon le terme d’Haufniensis. Retour au départ : l’angoisse est l{.

Elle se fait sentir. Ensuite, il y a le saut. Celui-ci permet la naissance du péché. Ce

dernier est posé dans la réalité. Et une fois posée, celle-ci permet de faire renaître

l’angoisse. Celle-ci peut maintenant se tourner vers cette réalité, le passé qui contient

le saut, et vers l’avenir, où les possibles sont encore inconnus. L’individu peut alors

agir différemment face à cette réalité posée, à cette apparition du péché.

Cette réalité est une réalité abusive, car elle ne couvre pas tous les plans de l’existence

humaine et en même temps, elle sort de son rôle. Elle sort de son rôle dans la mesure

où elle finit par prendre toute la place, l{ où elle n’est qu’une parmi tant d’autres.

Chaque réalité de chaque saut est comme grossie { la loupe. Tandis qu’elle devrait être

plus minime, parce qu’elle est toujours entourée d’autres sauts, d’autres réalités. Il

semble qu’elle soit abusive aussi parce qu’elle prétend définir le tout l{ où elle n’est

qu’une partie. De ce fait même, elle peut déformer la réalité en la concentrant sur elle-

même, à l’exemple d’une jeune fille qui oublie tout le reste de sa soirée, parce que sa

robe a un faux pli. Le faux pli est la réalité abusive.

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30

Tout angoissé, de ce fait, tourne son esprit vers cette réalité abusive, que ce soit vers

un saut futur, qu’il peut commettre, ou vers un saut passé, qu’il a commis. Il déforme

de ce fait la réalité, sa réalité. L’observateur que je tente d’être garde { l’esprit cette

donnée afin de mieux les démasquer.

L’angoissé face au mal

Ce premier type, en bon angoissé, ne se laisse pas facilement percevoir, il est celui qui

s’angoisse { l’idée de recommencer un péché, d’être { nouveau un pécheur. L’individu

se fige alors dans l’angoisse qui cherche alors { nier ce péché tout en étant incapable

de le nier entièrement. Il va sans dire que s’il pouvait le nier totalement l’angoisse

disparaîtrait. Comme dans le phénomène du désir-fuite que l’homme ressent face {

l’angoisse, celui qui est angoissé { l’idée de recommencer n’est pas capable de nier

totalement son péché, car il l’aime et le déteste { la fois. Il se retrouve dans une drôle

de position où il a peur de recommencer, c’est-à-dire de reproduire le même saut, et

en même temps il contemple ce dernier et concentre son angoisse sur son passé. Sa

réalité abusive est le fait que ce saut devient le sujet central de l’angoisse. Il annihile

presque tous les autres possibles, car il concentre l’individu sur un moment en

particulier. L’image qu’emploie Haufniensis montre bien la difficulté où se retrouve

l’angoissé face au mal : « Tandis que la réalité du péché tient comme le commandeur

une main de la liberté dans sa droite glacée, l’autre gesticule avec l’illusion, la

tromperie et les appels charmeurs du mirage »41. L’individu { la cime de cette

situation craint { la fois d’un côté le péché et son retour { cause de la liberté, il craint

donc de refaire le mal ; et de l’autre côté, il s’imagine se résignant, se repentant et ainsi

de suite. Le mirage du commandeur est le plus fort, il hypnotise l’homme angoissé.

41

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.282

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31

Il tombe alors dans un état particulier où : « Il est ravalé à un possible par rapport au

péché, autrement dit le repentir, incapable d’abolir le péché, ne peut que s’en

attrister »42. La phrase suivante d’Haufniensis décrit bien l’impossible de la situation

et de la boucle malsaine qui se crée { l’intérieur de l’individu : « Le remords a perdu la

raison, et l’angoisse s’est condensée en remords »43. L’individu dans cet état ne cesse

d’échouer face { lui-même et devient presque incapable de se ressaisir. La seule chose

capable de l’aider dans un cas semblable est la foi. Ainsi pour déjouer ce que l’auteur

nomme le « repentir dément »44 c’est « la foi, le courage de croire que notre état même

est un nouveau péché, le courage de renoncer { l’angoisse sans angoisse, ce que seule

peut la foi, sans cependant pour cela qu’elle la détruise, mais éternellement jeune elle-

même, elle ne cesse de se dénouer des affres de l’angoisse»45. Que peut-il bien vouloir

dire avec cette citation ? Que la foi peut faire cesser l’angoisse, mais encore ? Que la foi

permet d’accepter la situation telle qu’elle est et d’admettre aussi que cette situation

est de l’angoisse. Il faut donc admettre aussi qu’elle-même est un péché, que l’angoisse

du péché est un péché ! La foi est ce mouvement où on accepte que cette angoisse est

du péché sans pour autant s’angoisser { l’idée que c’est du péché. C’est accepter la

situation sans s’angoisser, ce qui permet de sortir de ce repentir dément. L’angoisse

réapparaîtra sans cesse comme le dit la citation, et la foi refera sans cesse son travail

d’arrêter l’angoisse pour continuer, car elle aussi se renouvelle sans cesse. Sinon

l’angoisse prédispose { l’angoisse qui redevient de l’angoisse et le repentir dément

poursuit sa route. Seule la foi peut donc permettre { l’individu de se calmer, avec la foi

le repentir peut survenir.

Cet individu est angoissé donc à la fois par son passé qui a posé le péché et par la

possibilité que le péché revienne dans son futur, ce qui est inévitable ou presque. Il se

42

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.284 43

Ibid 44

Idem, p.285 45

Idem, p.286

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32

fige alors dans cette position angoissée face au mal. Il se transforme en angoisse et il

s’affaisse sous le poids du remords, de ce repentir dément.

En tant qu’observateur novice, le seul exemple qui me vient en tête est celui d’un

homme qui aurait trompé sa femme. Depuis longtemps, elle le sait et elle lui a

pardonné. Lui, par contre, n’arrive pas { se pardonner et il ne cesse de repenser { cet

unique moment. Alors sans qu’il le veuille, parce qu’il est obnubilé par ce fait ancien, il

délaisse sa femme. La peur, l’angoisse de recommencer le tenaille et il ne sort plus, ne

parle plus à ses collègues féminines, évite les amies de sa femme, évite ses propres

amies. Il s’enferme { l’intérieur de peur de ce qu’il pourrait faire. Je comprends alors

ce que dit Haufniensis, car si cet homme pouvait faire fi de ce fait, de cette réalité

abusive, il pourrait vraiment s’occuper de son présent et prendre réellement soin de

sa femme. La tâche que pose la nouvelle éthique me revient en tête : se donner « la

conscience du réel pour but à la réalité ».

L’angoissé du bien ou le démoniaque

Avant de regarder l’homme qui s’angoisse face au bien, voici l’explication de l’angoisse

du bien et la définition de ce dernier : « l’angoisse du bien ; car l’angoisse use aussi

bien, pour s’exprimer, du mutisme que du cri. Le Bien signifie naturellement la

réintégration de la liberté, la rédemption, le salut, etc. »46. Le bien prend une

signification intéressante dans ce cas-ci, puisqu’il est défini comme la liberté. Le bien

c’est donc être libre ou plutôt user de sa liberté. Ce qui ramène, encore, au tout début

du travail sur la tâche de l’éthique. Cette définition permet de mieux comprendre cette

tâche et de considérer l’homme comme non éthique, dans le mal, quand il n’use pas de

46

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.289

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33

sa liberté. Le bien ne peut donc pas être l’absence de péchés, ce qui est impossible,

mais bien cette possibilité de liberté que nous avons tous ; ce qui donne à nouveau

une autre idée de ce qu’est l’existence humaine.

Notons aussi le rappel qu’Haufniensis fait que chaque homme est { la fois lui-même et

l’humanité. Chaque possible humain est donc un possible pour chacun d’entre nous.

C’est pourquoi il réitère : « Si le démoniaque est un destin, il peut arriver à tout le

monde »47. Dès lors, même l’angoisse du bien peut être notre destin { tous. Ce

démoniaque reste problématique, car il craint la liberté et si cela peut être notre

destin à tous, cela veut dire qu’il se peut que nous n’usions pas de notre liberté.

Enfin sur l’ampleur du démoniaque et de sa signification, Haufniensis ajoute : « Mais il

faut d’abord s’être rendu compte de cette ampleur pour voir peut-être que nombre

même de ceux qui prétendaient traiter le démoniaque en relèvent eux-mêmes et qu’il

y en a des traces en nous tous. S’il est vrai que l’homme est un pécheur »48. Le

démoniaque en étant angoissé du bien refuse, comme on l’a mentionné plus haut, la

liberté. Ce n’est pas tant que l’individu ait peur de refaire les mêmes péchés ou de faire

des péchés, il serait plutôt dans l’angoisse de faire autre chose. C’est pourquoi

Haufniensis écrit : « Le démoniaque est la non-liberté qui veut se circonscrire »49, en

d’autres mots une non-liberté qui veut rester une non-liberté. Le démoniaque

s’enferme en lui-même, il coupe tout accès avec la réalité dans la mesure où plus il se

retranche de la réalité plus il tombe profondément en lui-même. La chute en lui-même

apparaît comme son désir réel, mais on ne peut même pas le dire ainsi parce qu’un

désir réel impliquerait un choix de sa volonté, ce qui n’est pas le cas.

47

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.290 48

Idem, p.292 49

Idem, p.293

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34

Le démoniaque est pour cette raison considéré comme « l’hermétisme et l’ouverture

involontaire »50. L’ouverture en étant involontaire est justement le contraire de la

liberté, car la liberté élargit. Puisque pour le démoniaque c’est involontaire, on voit

qu’il se fait faux bond { lui-même, et ce au cœur même de son enfermement. L{, il est

seul, seul avec lui-même. C’est un fait du hasard si le démoniaque se met { parler,

quand cela lui arrive, c’est qu’il s’échappe lui-même. Le démoniaque se tait pour rester

enfermé dans sa non-liberté, enfermé en lui-même, et d’un autre côté, dès qu’il en a

l’occasion il ne peut s’empêcher de s’épancher. Haufniensis ajoute : « L’hermétique

est justement le muet qui n’y arrive pas ; le langage, la parole sont des libérateurs,

ceux-l{ même qui délivrent de l’abstraction vide de l’hermétisme »51. En lui-même le

démoniaque se perd et il devient une sorte d’abysse de vide et l’angoisse s’approche

englobant tout sur son passage. Le vide, l’angoisse et son néant vont de pair. Le

démoniaque étourdi se plaît à parler involontairement pour récupérer son souffle si

l’on peut dire. Il est muet le plus longtemps qu’il le peut, car plus il est muet, plus il se

convainc dans son hermétisme d’avoir raison, et plus il sombre. Cette chute dans son

rien le propulse de plus en plus profondément en lui-même, le coupant davantage de

la réalité { mesure qu’il tombe. Alors même s’il parle de temps en temps et qu’il libère

sa conscience momentanément, rien ne change. Ce qui fait dire à Haufniensis que

quand le démoniaque parle il monologue, car « il parle avec lui-même »52 . Autrement

dit, le démoniaque enfermé en lui-même se parle à lui-même. L’autre n’est qu’une

excuse, un semblant qui n’est pas considéré pour lui-même. L’autre pour le

démoniaque est une extension de lui-même, un miroir.

Cette attitude permet de voir à quel point, le démoniaque se retranche non seulement

de la liberté, mais aussi de la réalité. En effet en agissant de la sorte, il brise la

continuité, et ce même s’il continue de tourner { vide en lui-même. Ce qui permet à

Haufniensis de parler de celui-ci comme le « subit ». D’ailleurs, il ne peut pas y avoir

50

Ibid 51

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.294 52

Idem, p.298

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35

d’autres possibilités puisqu’il est la non-liberté : « L’hermétisme était l’effet d’un

comportement négatif du moi dans la personnalité. Il ne cessait de retrancher de plus

en plus contre la communication. Mais communiquer, c’est exprimer la continuité, et

nier le contenu, c’est le subit »53. La boucle se boucle tranquillement et se referme

autour du démoniaque, le poussant de plus en plus loin des autres et de lui-même.

C’est pourquoi la situation peut très bien se décrire ainsi : « Un instant il est là, un

autre il n’y est plus, et tout comme il vient de disparaître, il est de nouveau l{, tout

entier et intact. Il ne se laisse ni incorporer, ni imprégner dans aucune continuité »54.

En se laissant sombrer en lui-même, il perd de vue les autres et il se perd lui-même de

vue. Il devient incapable de toute forme de communication réelle et il se fige dans

cette attitude muette. En se figeant, il oublie la liberté, il la met de côté, la refuse. Il est

en quelque sorte son propre esclave attaché solidement { l’angoisse, car toute

possibilité devient une possibilité de s’ouvrir aux autres et d’user de sa liberté, ce que

l’hermétisme ne veut { aucun prix.

C’est pourquoi, il est aussi le « vide et l’ennui »55. Seul en lui-même en tête-à-tête avec

l’angoisse, que lui reste-t-il sinon ce rien ? Rien d’autre. On voit dès lors son étrange

mouvement de retrait et de repli sur soi : le subit. Puisqu’il refuse l’ouverture dans ce

repli, que lui reste-t-il sinon l’angoisse et l’angoisse de cette angoisse. Alors l’individu

démoniaque se retrouve à tourner en lui-même sans fin, comme Haufniensis le dit,

comme une toupie toujours sur sa pointe.

Un exemple facile de démoniaque est celui de l’individu qui se retrouve dans un bar

soir après soir. Il boit pour se souler et une fois très soul, il répète sans cesse ce qu’il

pense de la vie, de ses amours et il se demande pourquoi. Un soir, il boit tout autant et

il rencontre quelqu’un. Ils pourraient se plaire, mais au lieu de cela il raconte son

histoire et il recommence. La personne reste ou part, peu lui importe, il va

53

Idem, p.300 54

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.300 55

Idem, p.303

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36

recommencer son histoire. Si par malheur quelqu’un lui dit qu’il devrait faire autre

chose, il lui répond : « tu ne comprends pas. D’ailleurs personne ne me comprend » et

rien ne change.

Une brève conclusion s’impose face { l’angoisse que le péché donne, ou face à la

possibilité de pécher pourrait-on dire. On voit que l’individu peut avoir une tendance

plus ou moins forte { sombrer dans l’angoisse et { laisser tomber d’une certaine façon

sa liberté. Comment retrouver celle-ci ? Cela semble plutôt difficile à accomplir.

Comment bien se repentir pour refaire à nouveau le saut en toute liberté ?

Chapitre 4 Le sérieux

Le démoniaque est une figure pour le moins banale, parce que répandue. Il n’en reste

pas moins que quand on s’occupe un tant soit peu de la question de la liberté, cet état

apparaît comme complètement problématique. Qu’est-ce qui peut bien nous

permettre de faire la différence entre un individu qui n’est pas démoniaque et un

démoniaque ? Haufniensis répond : « La certitude, l’intériorité qui ne s’obtient que par

l’action et qu’en elle, tranche si l’individu est démoniaque ou non »56.

Hum la certitude ! Il semble que plus on réfléchit { ce qu’est la certitude, moins on le

sait et plus elle nous échappe. L’auteur semble être d’accord plus : il y a de réflexion

sur quelque chose, moins on est certain de cette chose. Dès que la réflexion se pose, la

certitude s’embrouille. Elle devient moins claire. Dans la citation comme on attribue à

la certitude l’intériorité, cette dernière de ce fait deviendra donc elle aussi plus

56

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.310

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difficile plus il y a aura de réflexions. L’exemple qu’emploie Haufniensis pour parler du

problème de la certitude semble montrer le problème de la réflexion. Il explique que

plus on réfléchit { l’existence de Dieu et plus on tente de la démontrer, moins on a de

certitude sur celle-ci. Ce principe peut s’appliquer à plusieurs raisonnements, comme

celui sur le « moi » d’un individu. Il semble que plus on tente de saisir celui-ci, de

l’expliquer, d’en donner une définition complète, et moins on a de certitude sur ce

qu’il est réellement. La réflexion dans ce sens semble éloigner de nous la certitude de

l’objet. Particulièrement la réflexion abstraite qui fait fi de la réalité, celle-ci, en

distanciant l’objet, sème le doute. L’augmentation du doute parallèlement { l’angoisse

fera aussi augmenter la réflexion créant ainsi une spirale réflexive, qui s’entraine elle-

même dans l’incertitude. Elle crée problème. D’autant plus que comme il le fut

mentionné plus haut, la certitude est une intériorité qui s’obtient par l’action et la

réflexion, dont il est question, éloigne de l’action. Il faut alors pour qu’il y ait présence

d’intériorité qu’il y ait une présence de concret. La certitude a alors besoin de concret

et comme le mot « intériorité » l’indique, elle doit se dérouler { l’intérieur de

l’individu.

L’auteur ajoute : « L’intériorité est une compréhension »57. Une compréhension de

quoi, de qui, en rapport direct avec un acte concret ? Quel pourrait bien être ce

contenu le plus concret donnant accès { l’intériorité ? « Le contenu le plus concret que

puisse avoir la conscience est la conscience de soi, de l’individu lui-même, non pas la

conscience du moi pur mais d’un moi si concret qu’aucun écrivain, même le plus riche

en mots, même le plus puissant peintre, n’a jamais pu en décrire un pareil, alors que

chacun de nous en est un »58 . Ce contenu le plus concret est donc ce moi insaisissable

dont déjà Haufniensis parlait à propos de l’observateur qui tirait ses conclusions

comme s’il y avait un tout l{ où il n’y en a pas. Le plus surprenant dans cette remarque

est qu’il considère que l’individu qui fait cette action de l’intériorité arrive { se saisir

57

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.314 58

Idem, p.315

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38

lui-même dans son entité sans laisser de détails de côté. Comment y arrive-t-il

pleinement et concrètement ? Je ne saurais le dire avec précision, il semble que je sois

encore trop démoniaque. Pourtant il ressort de cette affirmation d’Haufniensis qu’il y

a quelque chose au cœur de chaque individu, dans ce qui compose l’individu même,

qui est inatteignable et insaisissable pour quiconque n’est pas cet individu même. Il

semble que la tâche ne soit ni facile, ni simple : étrangement, d’autant que l’individu va

pencher vers la complexité réflexive plutôt que vers ce saisissement entier et simple

de lui-même.

Ainsi une nouvelle tâche échoit { l’individu s’il ne veut pas sombrer, ni rester dans le

démoniaque : il doit faire ce mouvement de compréhension { l’intérieur de lui-même

en ayant lui-même comme but. La tâche n’est pas légère ; loin de l{, elle est sérieuse…

Car le sérieux : c’est cette certitude, cette intériorité et on ne peut en donner une

meilleure définition. L’auteur commente cette idée ainsi : « Ainsi du sérieux ; c’est une

chose si grave que même d’en tenter une définition est une légèreté »59. Bien que je

n’arrive pas moi-même à me saisir moi-même dans mon entièreté, la proposition de

cette citation semble aller de soi, car si le contenu le plus concret de la conscience est

la conscience de soi et que celle-ci n’est pas atteignable par personne d’autre que soi

vu son côté indéfinissable, il semble logique que le sérieux qui est l’intériorité ne

puisse pas lui non plus se définir. Ce que l’auteur souligne de façon fort à propos : « en

face des concepts de l’existence c’est toujours un signe de sûreté de tact que de

s’abstenir de définir, parce que, au fond, ce qui doit être compris autrement et qu’on a

soi-même compris en effet et aimé de toute autre façon, il est impossible qu’on ne

répugne pas { le concevoir sous formes de définitions qui l’altèrent si facilement et

vous le rendent étranger »60. Ce qui revient à dire que si on tente une définition du

sérieux, non seulement on en altère le concept, mais aussi on montre que l’on n’a rien

compris au sérieux, et alors on tombe dans une réflexion vide qui nous porte jusqu’au

59

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.319 60

Idem, p.319

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39

démoniaque. Alors pour être sérieux, mieux vaut être sérieux sur le sérieux et ne rien

dire, mais plutôt tenter de se saisir soi-même.

Alors que fait l’homme qui est sérieux ? Quelquefois, je manque de mots pour

l’exprimer, tant l’homme sérieux apparaît sous un aspect banal. L’homme sérieux {

côté de l’homme angoissé est paisible. Non seulement il est paisible mais il semble

recommencer avec plaisir. Il recommence l{ où l’homme angoissé ne sait plus ni

comment, ni pourquoi, recommencer ou pire, commencer. L’homme sérieux échappe

au regard par sa tranquillité, et pourtant un observateur habile pourrait pressentir le

surprenant dans ce calme. Alors que fait l’homme qui est sérieux ? « Quand

l’originalité du sérieux est acquise et conservée, il y a alors du successif et de la

répétition, mais dès que l’originalité manque dans la répétition, ce n’est plus que de

l’habitude. L’homme sérieux l’est justement par l’originalité avec laquelle il se répète

dans la répétition »61. Que peut bien vouloir dire Haufniensis quand il parle

d’originalité ? Est-ce que c’est se répéter toujours comme si c’était la première fois ?

Recommencer sans cesse sans en être blasé ? Se répéter dans une joie qui ne cesse de

se renouveler ? Peut-être toutes ces réponses à la fois ?

Il semble que oui, que l’homme sérieux ne prenne rien pour acquis. Donc il ne peut pas

tomber dans l’habitude. Alors il se répète avec originalité sans cesse. Il se saisit lui-

même sans cesse dans l’intériorité et sa certitude est comme une anti-certitude sur le

lendemain. L’homme sérieux se comprenant comme libre comprend que rien n’est

sûr, que tout reste toujours à faire, et encore à faire. Il se répète donc dans la

répétition. Il ne peut pas alors se prendre lui-même pour acquis, bien qu’il se saisisse

et qu’il soit son propre objet ; il comprend dans ce mouvement sa totalité et son

devenir. En somme, l’homme sérieux fait face à sa liberté : il se fait face. C’est pourquoi

ce cher Vigilius écrit, un sourire en coin : « Mais cet objet, nous l’avons tous, car c’est

nous-mêmes et l’homme qui n’est pas devenu sérieux à ce propos mais sur autre chose,

61

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.321

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40

sur quelque grandeur tapageuse, c’est, nonobstant tout son sérieux, un farceur, et

même si quelques temps il trompe l’ironie, il finira toujours volente deo par devenir

comique ; car l’ironie est jalouse du sérieux »62.

Si je comprends bien, le message que répète Haufniensis depuis le début de son écrit

ne change pas : individu soyez individu. Pourquoi vouloir avoir un royaume, une cour

et des adorateurs, voire même des terres, des serviteurs, une femme et des enfants, si

nous ne comprenons pas profondément que nous sommes libres, que tout est

toujours { recommencer. Le royaume ne signifie rien, il n’a aucun sens aux yeux du

sérieux. Ce n’est rien, on peut le perdre mille fois. Comment même perdre quelque

chose qui ne nous a jamais appartenu ? Mais soi-même, pourquoi se laisse-t-on si

facilement déporter loin de soi ? Seul le sérieux, l’intériorité, la certitude peuvent se

répéter, être ré-appropriés. Rien d’autre. Eux seuls permettent d’atteindre le bien, la

liberté.

Je vais laisser les derniers mots de ce chapitre { l’auteur : « Quand au contraire on est

devenu sérieux au bon endroit, on prouvera justement la santé de son esprit en

sachant traiter n’importe quoi aussi bien par sentiment que par blague, même si les

fats de la sériosité ont froid dans le dos à vous voir plaisanter avec ce qui les

rengorgeait de sérieux » (p.322).

Ai-je besoin d’ajouter quelque chose ?

62

Idem, p.322

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41

Chapitre 5 Le danseur ou le comédien, prise deux

Il ne me reste plus qu’une seule figure { explorer : celle de l’homme qui va vivre

l’éducation par l’angoisse. Cet apprentissage n’est pas commun et il est plutôt difficile

à maîtriser. Il est étrangement un apprentissage de rien, car il est la formation de

l’homme par tous les possibles. L’angoisse comme maîtresse de l’individu va donc lui

présenter tour à tour toutes les possibilités qui peuvent lui arriver sans aucune

exception. Ce dernier devra alors affronter de multiples morts, de nombreuses

douleurs et souffrances imaginaires, la perte d’êtres chers. L’angoisse se présentera {

lui sans cesse, il voudra hurler. Elle lui présentera aussi la déception, le bonheur, la

joie, les refus, l’échec, la peur, la conquête, la victoire, la connaissance, la réussite, etc.

Elle lui présentera tout ce qui peut arriver à un être humain et le lui fera vivre.

L’homme sera tour { tour bafoué et honoré, adulé et détesté. Chaque émotion sera

vécue dans le flot des situations qui pourraient se présenter à lui. Toutes les situations

possibles deviendront son éducation avec l’angoisse toujours présente. Cette angoisse

profonde accompagne l’incertitude de toute joie et de toute déception, celle de

comprendre que tout passe et qu’on ne sait jamais quand cela va s’arrêter. L’angoisse

alliée avec le possible va tout ronger sur son passage comme l’écrit l’auteur :

« L’angoisse est le possible de la liberté, seule cette angoisse-là forme par la foi

l’homme absolument, en dévorant toutes les incertitudes, en dénudant toutes leurs

déceptions »63.

Cet homme formé par l’angoisse l’est par le possible, et le possible, selon Haufniensis,

est la plus lourde des catégories64. Elle écrase tout sur son passage. Rien ne peut lui

résister, rien ne peut rester { l’homme quand elle intervient. Qu’arrive-t-il { l’homme

qui subit ce désenchantement, ce carnage aussi bien que cette extase, qui maltraité

63

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.329 64

Idem, p.328

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42

par l’angoisse, survit ? « Mais ce n’est qu’après avoir passé par l’angoisse du possible

qu’on est formé { ne pas être sa proie ; non qu’on évite les horreurs de la vie, mais

parce que celles-ci seront toujours faibles à côté de celles du possible »65. Comment le

possible peut-il présenter quelque chose de plus horrible que la vie ? C’est parce qu’il

amplifie sa proposition, tout comme l’angoisse a lieu dans une réalité abusive, c’est-à-

dire que le possible lui aussi se présente comme infini et comme seul incident qui

arrive. Ce qui n’arrive jamais dans la réalité. Le désespoir dans la réalité ne vient

jamais seul, dans le possible oui. Il peut arriver comme possible que le monde en

entier soit plongé dans le désespoir, que tout soit désolé. Il n’en sera jamais ainsi dans

la réalité, de même pour la joie. Ce possible élimine dans une certaine mesure toutes

nuances et rend tout à son maximum dans une forme singulière de brutalité. En

d’autres mots, il épuise l’homme. Alors le possible est vraiment la plus lourde des

catégories et l’individu qui subit son poids, s’il ne craque pas, ne se brise pas, pourra {

peu près survivre à tout dans la réalité.

L’individu peut aussi se briser sous le poids de cette éducation, et même alors il peut

encore survivre. Sa victoire sera presque totale comme le décrit Haufniensis : « Il a

sombré { pic, mais c’est pour resurgir de l’abîme, plus léger que toutes les lourdeurs et

horreurs de la vie »66. L’homme alors qui a affronté l’angoisse est prêt { tout dans la

réalité. Il est devenu si léger, tel un roi sans royaume, qu’il est là prêt, peu importe ce

qui arrive. C’est pourquoi notre auteur ajoute ce passage si clair que je ne sens aucun

besoin d’en dire davantage : « Au contraire quand on fait de celle-ci le vrai

apprentissage, on est sûr d’avancer en dansant { l’heure où les angoisses du fini

commenceront leur musique, et que les apprentis de la finité perdront tête et

courage »67.

65

Idem, p.330 66

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.332 67

Idem, p.335

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43

Alors, nous, moi, vous, que nous reste-t-il à faire ? Comment le faire ? Car il semble

bien qu’une chose s’impose { l’homme qui veut vivre en étant libre, en ne devenant

pas la proie de l’angoisse, mais en devenant l’élève de celle-ci : devenir léger, tel un

comédien qui aurait affronté tous les rôles qui s’offrent { lui sans sortir de sa maison,

parcourir le monde en esprit, se condamner afin de se repentir pour se transformer en

danseur léger sur la finitude. Que doit faire l’homme qui veut affronter sa liberté ?

« L’homme qui ne souhaite pas alors de sombrer dans la misère des finitudes n’a pas

d’issue, il lui faut hardiment affronter l’infini»68.

Il lui faut recommencer, recommencer, recommencer et recommencer…

Il se répétera dans la répétition. S’il le peut originalement pour ne pas tomber dans

l’habitude. Sinon, il aura peut-être un royaume devant lui, mais il ne sera pas un roi

sans royaume.

Conclusion en queue de poisson

Tout commence par moi, Karine Martelle, qui présente Vigilius Haufniensis. Un

pseudonyme de Kierkegaard face à un autre pseudonyme. Un individu qui doit se

présenter comme tel face à un autre individu. Sa tâche est simple : « c’est assez de

s’occuper de soi ». Quel est ce soi ? Tout au long de cette réflexion sur l’angoisse, il

apparaît comme quelque chose d’insaisissable. Pourtant, il est la seule chose que l’on

puisse réellement saisir en tant que soi. Le soi qui se saisit lui-même. L’homme qui

devient sérieux sur le contenu le plus concret qui soit, sur lui-même. Le reste ne

68

Idem, p.334

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44

devient que balivernes sans pour autant perdre toute importance, il devient plus

relatif.

En posant le péché originel, au départ, la dogmatique permet d’entrevoir

différemment la tâche de l’éthique, la tâche qui échoit { chaque homme. Par ce biais

aussi tout homme sera pécheur et il ne pourra se défier du péché. Le péché est le saut

qualitatif que l’homme accomplit grâce à sa liberté, une liberté que l’angoisse rend

possible. L’angoisse en ce sens est l’ignorance, que l’homme doit aussi accepter

comme son lot pour agir. Le bien prend alors la couleur de la liberté, et le mal, celle du

refus de la liberté, c’est-à-dire la fuite désespérée dans le néant de l’angoisse.

Comment accepter sa liberté ? Par le sérieux, la certitude et l’intériorité. Ainsi

l’individu fait face à sa tâche : s’occuper de lui-même.

En s’occupant de lui-même, il ne peut oublier qu’il est toujours lui-même et l’humanité

à la fois. Il commence son histoire dans l’histoire de l’humanité. Il recommence,

pourrait-on dire, la tâche. À chaque homme échoit sa vie et il ne peut dissocier celle-ci

de celles des autres.

Afin d’affronter la réalité pour accomplir sa liberté, il doit affronter l’infini. L’éducation

par l’angoisse, qui lui présentera tous les possibles reflète cet infini. Il peut alors

sombrer et se perdre, ou arriver à être un danseur réel dans la réalité. Pour cela il doit

devenir l’acteur de tous les possibles. La vanité et la vacuité de toutes choses lui

apparaîtront. Alors, il sera prêt pour affronter la réalité d’un pas léger. Il sera prêt {

commencer et à recommencer, à se répéter originalement dans la répétition. Il pourra

peut-être alors devenir un roi sans royaume, un individu.

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Intermède romanesque

L’observateur de Vigilius Haufniensis qui a une élasticité sans pareil arrive sans

grande difficulté à trouver les exemples autour de lui et à leur donner une « vraie

autorité psychologico-poétique »69. Mais moi, qui suis incapable d’une telle élasticité,

d’une telle capacité { me confondre, voire à me fondre, avec l’autre en face de moi, où

puis-je trouver une telle autorité ?

Ma proposition est simple, cher lecteur, je cherche cette autorité et je crois la trouver

non pas dans les études psychologiques ou historiques ou biographiques ou

sociologiques, mais bien dans les romans. Puisque certains d’entre eux semblent avoir

ce que Haufniensis recommande, c’est-à-dire une vérité de concept qui correspond à

une vérité d’atmosphère. Les romans se déroulent dans un lieu, dans un temps précis,

et ils donnent toujours l’atmosphère de diverses façons. C’est pourquoi, { mon avis ils

peuvent servir d’exemples pour un observateur moyen.

Car comme l’écrit Kundera dans Le rideau : « La prose : ce mot ne signifie pas

seulement un langage non versifié ; il signifie aussi le caractère concret, quotidien,

corporel de la vie »70. En d’autres termes, le roman se plonge au cœur de la vie même

dans son concret banal, dans tout ce qu’elle a de quotidien ; il ne se retrouve en

aucune façon dans un idéal quelconque, il est au contraire au cœur de la réalité. Aucun

personnage de roman dans cette optique ne peut donc représenter une valeur, un

principe, ni être totalement bon ni totalement méchant. Chacun est présenté comme

un être humain affrontant la réalité dans sa banalité comme dans sa grandeur. De ce

69

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.217 70

Kundera, Le rideau, Gallimard, Paris, 2005, p.21

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point de vue, on voit pourquoi le roman et ses personnages peuvent aider à la

recherche de l’observateur et l’aider { saisir l’homme dans ses parties, car les romans

montrent une bonne quantité de possibles qui s’offrent { chacun de nous. Ils sont donc

{ la fois, la possibilité d’observer et celle de vivre quelques possibles qui s’offrent {

l’homme. Ils peuvent dans cette mesure permettre { l’homme qui s’applique { les lire

en bon observateur de commencer son éducation par l’angoisse. Puisque chacun des

personnages peut exister et donc chacune de leurs vies, dans le possible, peut nous

arriver.

Ainsi quand le lecteur lit, il peut lire ses possibles, les devenir et se transformer lui-

même par cette lecture. Certes le roman ne présente pas une réalité abusive, mais il

permet néanmoins de mieux percevoir de quoi peuvent se composer ces possibles par

lesquels l’angoisse éduque. À ce sujet, le rôle du lecteur ressemble { s’y méprendre

pour moi { celui de l’auteur qui crée. Les deux doivent se plonger toujours plus dans

la fiction pour mieux saisir, mieux comprendre ce qui se passe dans la tête de leur

personnage, ou même pour saisir la portée d’une situation. Philip Roth dans Exit le

fantôme, un roman qui porte sur le roman et surtout sur le dernier roman d’un auteur,

fait dire par son personnage écrivain : « Parce que les écrivains peuvent être détruits

par l’écriture. La prééminence de la vie imaginative peut avoir cet effet, et davantage

encore »71. La vie imaginative, telle l’éducation par l’angoisse, peut devenir si

importante qu’elle évacue tout le reste. Alors seul reste { l’homme angoissé tout

comme { l’écrivain ce sur quoi il écrit ou ce à propos de quoi il s’angoisse. Si le sujet

est la perte d’un être cher, alors ces deux compères peuvent s’affaisser dans la douleur

imaginative que leur procure cette mort : l’écrivain en la cherchant de toutes ses

forces de ce fait, la vivant comme peut l’éprouver l’homme qui s’angoisse. Le lecteur à

leur suite m’apparaît capable de la même action en se plongeant lui-même au cœur du

roman comme s’il s’agissait de lui.

71

Roth P., Exit le fantôme, Folio Gallimard, trad., par M.-C. Pasquier, Paris, 2009, p.337

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47

Ce saut dans la fiction peut alors servir d’appui { une réflexion qui porte sur

l’existence humaine dans la mesure où comme le suggère Haufniensis chaque homme

est à la fois lui-même et l’humanité. Ainsi chaque homme est { la fois lui-même et

chaque possible de l’homme. Il peut devenir une infinité de possibles. Pourquoi alors

ne pas commencer par découvrir ceux-ci au cœur d’un roman écrit par un romancier

qui s’exerce { l’observation et à la création depuis des années.

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Essai sur la légèreté

Journal le 28 avril 2010

Je suis seule, assise sur mon balcon. J’ai devant les yeux l’autoroute et plus loin

l’horizon, infini. Le ciel se dégage tranquillement pendant que le soir tombe. Je viens

de trouver le passage que je cherchais dans l’œuvre de Kundera où il y avait cette

description d’une toile de Picasso. Je me souvenais de l’image des jambes dans les airs

et de la liberté reliée { cet âge, l’âge de Picasso au moment de la création de la toile.

Dans mon esprit, cette image était vivante et je voulais revoir comment l’auteur la

présentait. Alors, j’ai cherché une première fois, en vain. Pourtant, je savais que cela

devait se trouver dans Les testaments trahis, parce que cette image était accolée au

souvenir de mon divan de l’époque de cette lecture et de la lumière qui entrait par

l’unique fenêtre de cet appartement. J’ai donc repris Les testaments trahis et j’ai pris

mon temps. J’ai alors trouvé ce premier passage (je le mets en entier) : « Je me

souviens de l’exposition Picasso { Prague au milieu des années soixante. Un tableau

m’est resté en mémoire. Une femme et un homme mangent de la pastèque ; la femme

est assise, l’homme couché { même la terre, les jambes levées au ciel dans un geste de

joie indicible. Et tout cela peint avec une délectable insouciance qui m’a fait penser

que le peintre, en peignant le tableau, a dû éprouver la même joie que l’homme qui

lève les jambes. Le bonheur du peintre peignant l’homme qui lève les jambes est un

bonheur dédoublé ; c’est le bonheur de contempler (avec le sourire) un bonheur »72.

Ce passage ne me satisfait pas en entier. Je continue à chercher en me disant que si ça

ne se trouve pas dans Les testaments ça doit être dans Le rideau. Pour chercher plus

72

Kundera, Les testaments trahis, éd. Folio pour Gallimard, Paris, 1993, p.107

Page 62: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

50

judicieusement, je regarde les titres des chapitres et je trouve ce que j’aurais dû voir {

ma première recherche : Liberté du matin, Liberté du soir. Voilà, où se trouve mon idée

de liberté associée aux jambes en l’air, elle est là dans ce second passage : « Puis le

moment vient où Picasso est vieux. Il est seul, abandonné par sa bande, abandonné

aussi par l’histoire de la peinture qui a pris entre-temps une autre direction. Sans

regret, avec un plaisir hédoniste (jamais sa peinture n’a débordé { tel point de bonne

humeur), il s’installe dans la maison de son art, sachant que le nouveau ne se trouve

pas seulement en avant, sur la grande route, mais aussi à gauche, à droite, en haut, en

bas, en arrière, dans toutes les directions possibles de son monde inimitable qui n’est

qu’{ lui (car personne ne l’imitera : les jeunes imitent les jeunes ; les vieux n’imitent

pas les vieux). Il n’est pas facile pour un jeune artiste novateur de séduire le public et

de se faire aimer. Mais quand plus tard, inspiré par sa liberté vespérale, il transforme

encore une fois son style et abandonne l’image qu’on se faisait de lui, le public hésite à

le suivre »73. Voil{. Voil{ d’où me vient cette idée de liberté avec des jambes en l’air.

J’ai associé deux passages dans l’œuvre de Kundera et comme la dernière période de

peinture de Picasso comporte des toiles semblables à celle décrite dans Les testaments

trahis mon esprit avec le temps a fait de ces deux passages un seul passage, une seule

image. Je dis « image » parce que je vois la toile en esprit. Je sens la légèreté de ses

traits, la fluidité des lignes et moi aussi, je pressens le plaisir hédoniste de Picasso.

C’est ainsi que la liberté reste attachée dans mon esprit { la légèreté, { la joie d’un

homme qui lève les jambes mangeant une pastèque. Un rayon de soleil éclaire mon

visage. Je souris et je me laisse absorber dans le moment… Mais Kundera, a-t-il

raison ? Est-ce que l’on est seulement capable de connaître cette liberté quand on est

rendu vieux ? J’ai le goût de répondre : non. Ai-je raison ? Pourtant, il me semble que

c’est quelque chose de ce genre que nous propose Climacus ou même Haufniensis

c’est-à-dire de refaire ce mouvement de liberté encore et encore, à chaque moment, à

tout moment. Je regarde la journée s’achever et je me demande : « le pouvons-nous

vraiment ? » Je ferme les yeux et je pense à cet homme qui a les jambes levées.

73

Kundera, Le rideau, éd nrf Gallimard, Paris, 2005, p.168

Page 63: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

51

Introduction

Le titre est plutôt simple et indique avec clarté de quoi il sera question : un essai sur la

légèreté. Pourtant, ce n’est pas si simple. Il y a tout d’abord le fait que ce soit un essai.

Je m’essaie { la tâche. Rien n’est moins sûr que ma réussite. Je n’ai pas réussi non plus

dans le sens classique du terme, c’est-à-dire avoir réussi à analyser, scruter à la loupe,

à définir et à saisir pleinement mon sujet d’étude : la légèreté. Mais, j’ai réussi dans la

mesure où je me suis bel et bien essayé, je m’essaie toujours d’ailleurs { mieux cerner

celle-ci. Je suis sur le chemin d’une meilleure contemplation de la légèreté ou d’une

meilleure compréhension ou de l’une et l’autre ? Ma difficulté à expliquer ce que je

saisis mieux de la légèreté tout comme ce que je tente de vous transmettre dans ce

travail montre la difficulté de cet essai : la légèreté elle-même. Pourquoi ? Parce que la

légèreté est à la fois un mouvement et un état. Un état qui est rapide, voire

fragmentaire. La légèreté se situe { la croisée des chemins, c’est un lieu de

changements ou plutôt c’est un lieu où le changement a lieu. En peu de phrases, je

tente déjà de saisir, de montrer, cette légèreté et il est déjà possible de constater le

peu de précision que j’obtiens. D’où, je le répète, le titre : « essai sur la légèreté ».

Pourquoi alors vouloir mieux cerner cette légèreté, si je peux m’exprimer ainsi ? Cette

recherche existe { cause { la fois d’une inspiration et d’une réflexion sur la liberté -

une réflexion qui tentait et qui tente toujours de comprendre la liberté non pas du

point de vue de la responsabilité, donc une fois l’acte commis, mais plutôt du point de

vue de la possibilité, donc de la liberté qui précède l’acte. Je pourrais dire juste avant

que l’acte prenne une connotation positive ou négative, avant qu’il soit bien ou mal.

C’est { ce moment que l’inspiration arrive : c’est quand la liberté est légèreté, légèreté

parce qu’il n’y a pas encore de responsabilité même si la responsabilité du choix est

déjà présente, donc parce qu’il n’y a pas encore de responsabilité concrète et surtout

parce qu’il n’y a pas encore de culpabilité attachée { cette responsabilité. La légèreté

Page 64: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

52

aussi parce que c’est le moment où tous les possibles affluent et qu’ils sont encore

possibles !

La légèreté est donc la liberté envisagée du point de vue du choix avant que le choix se

fasse. Voil{ pourquoi il m’était difficile plus haut de la définir simplement comme un

état. Car cet état implique un mouvement. Ou est-ce plutôt un mouvement qui

implique un état ? La question reste ouverte. Il ne sera donc pas question de

responsabilité, ni de culpabilité dans cet essai, mais de choix, de la façon dont ils se

font et des raisons pour lesquelles ils se font. Il sera donc aussi question de l’homme

qui fait ces choix, de l’homme qui vit cette légèreté. C’est un essai { connotation

existentielle, dans la mesure où il se situe à un point de vue existentiel, humain. C’est

d’ailleurs ce point de vue qui est à la base de mon inspiration et qui forme l’appui

principal de ce texte, lui-même appuyé sur trois textes en particulier : Le concept

d’angoisse de Kierkegaard, L’insoutenable légèreté de l’être de Kundera et finalement

L’immortalité de Kundera. Tout d’abord Le concept d’angoisse de Haufniensis, un des

pseudonymes de Kierkegaard, est comme la trame de fond de cet essai. C’est le livre

sur lequel prend appui la réflexion sur la liberté du point de vue du choix avant que

l’action soit posée. Si je suis brève, l’angoisse est ce que l’homme ressent face aux

possibles, c’est en quelque sorte le pressentiment de la liberté. La liberté est l’action

qui suit ce pressentiment. L’angoisse comprise de la sorte par Haufniensis montre que

l’homme est incertain de son avenir, son incapacité de savoir de quoi le lendemain

sera fait et que malgré cela, un choix s’impose { lui. C’est pourquoi le titre complet est

Le concept de l’angoisse, simple éclaircissement psychologique préalable au problème du

péché originel, puisque après l’angoisse il y a la liberté accompagnée de la

responsabilité de l’action suivie inévitablement de la culpabilité, ou pour la nommer

autrement du péché originel. Parce que l’homme ne sait pas et qu’il doit passer {

l’action, il se trompe. C’est ici que j’arrête cette réflexion sur Le concept d’angoisse et ce

bref résumé du texte avant de trop me tromper moi-même. Par contre, ce résumé

montre bien en quoi ce texte d’Haufniensis est la trame de fond de ma réflexion sur la

liberté du point de vue de la légèreté. Il ne faut donc pas s’attendre au cours de cet

Page 65: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

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essai à trouver une étude détaillée et fort savante sur Le concept d’angoisse, mais

plutôt une tentative de réflexion sur son sujet d’étude : l’angoisse comme expérience

psychologique. Il est naturel de ce fait que mes deux autres sources pour cet essai

soient des romans. Parce que le roman se prête bien à ce point de vue psychologique.

Ce qui permet une certaine cohérence à mon essai et qui permet de prendre ce point

de vue existentiel, le point de vue humain de cette réflexion inachevée.

D’un autre côté, les romans de Kundera aident ma réflexion dans la mesure où eux-

mêmes sont truffés de réflexions sur les thèmes abordés dans chaque livre et sur les

personnages eux-mêmes. Ces réflexions alimentent ainsi ma propre réflexion, qui

prend naissance en elles et dans l’exemple donné par la vie des personnages. Car sans

eux, sans l’existence possible de leur vie, ces réflexions perdraient de leur force et

surtout pourraient être prises à la légère ! Ce que confirme Haufniensis : « Mais quand

on s’occupe sérieusement de psychologie et d’observation, on s’acquiert une élasticité

qui vous rend capable d’improviser des exemples sans authenticité matérielle sans

doute, mais cependant d’une autre autorité »74. C’est ainsi que les deux romans,

L’insoutenable légèreté de l’être et L’immortalité, seront considérés.

Tout d’abord, pourquoi avoir choisi L’insoutenable légèreté de l’être ? Parce que,

comme son titre l’indique, ce roman traite de la légèreté. Bien sûr, j’ai un peu triché,

j’ai un peu rusé maladroitement, pour employer la légèreté de Kundera comme

légèreté-liberté, mais finalement elles ont néanmoins beaucoup plus d’affinités qu’il

n’y paraît au premier abord. Pour bien montrer l’ensemble de celles-ci, il faudrait

toutefois que j’aie achevé ma réflexion sur le sujet, qui je vous le rappelle chemine

toujours. Le second roman de Kundera sur lequel prend appui ma réflexion est

L’immortalité, pour la simple raison que l’auteur lui-même, presque à la fin de ce texte,

en pleine conversation avec le professeur Avenarius, fait la confidence que voici :

« Avenarius garda un silence embarrassé, puis me demanda gentiment : « Et quel sera

74

Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques

Gateau, Paris, 1990, p.217

Page 66: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

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le titre de ton roman ? –L’Insoutenable Légèreté de l’être. –Mais ce titre est déjà pris. –

Oui, par moi ! Mais { l’époque, je m’étais trompé de titre. Il devrait appartenir au

roman que j’écris en ce moment. » »75. Si on prend au sérieux l’auteur de cette

confidence, il faut alors considérer L’immortalité comme l’aboutissement de la

réflexion qui prend naissance dans L’insoutenable légèreté de l’être. J’ai décidé de me

servir des deux romans pour avoir le commencement et la fin de cette réflexion, si on

peut nommer cela ainsi.

Avant de plonger dans le vif du sujet, il ne me reste plus qu’{ faire quelques

commentaires sur la forme de cet essai. Il est divisé en sept chapitres et non sept

parties, parce qu’il y a bien un certain ordre entre eux, mais un ordre relatif. Cette

division en chapitres permet aussi de montrer une vue d’ensemble, tout comme elle

permet de saisir la totalité de cet essai et de montrer l’indépendance propre { chacun

d’eux. Une réflexion entière peut être faite sur chacun de ces chapitres. Ils sont donc {

la fois autonomes et dépendants, parce qu’ils touchent tous le thème de la légèreté

prise comme forme de liberté. C’est la position que j’ai adoptée, pour mieux saisir la

légèreté afin d’arriver { voir ses limites, ses ramifications et ses implications. J’ai tenté

de l’approcher sur son propre terrain, celui de l’expérience, de l’essai.

Chapitre 1 La légèreté

La légèreté dont il est question est la liberté prise du point de vue de la décision ou

plutôt prise de sa possibilité. La légèreté, pour me répéter, est la liberté envisagée non

pas du point de vue de la responsabilité, car déj{ de ce point de vue l’action est

75

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, Paris, 1990, p.353

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commise, mais plutôt envisagée au moment même où cette action peut s’exercer. C’est

un peu comme si on se trouvait en suspension face aux possibles qui s’offrent à nous.

La légèreté, autrement dit, est ce court moment où la liberté apparaît et laisse sentir

sa possibilité. C’est un moment court et fugace, qui peut facilement passer inaperçu et

qui souvent préoccupe peu.

Rappelons l’idée que je tire du Concept d’angoisse, qui se veut un simple

éclaircissement psychologique préalable au problème du péché originel : l’association de

l’angoisse { la légèreté comme liberté. En effet, « l’angoisse est la réalité de la liberté

parce qu’elle en est le possible »76. En d’autres termes, l’angoisse est le possible de la

liberté, ou encore : ce qui permet { la liberté de se réaliser c’est l’angoisse. Aussi

surprenant cela soit-il, l’angoisse est le départ, elle est l’émergence de quelque chose

et sans cette émergence, il n’y a point de liberté. Dans la mesure où la liberté naît dans

cette émergence, en l’absence de celle-ci, la liberté ne peut se réaliser. Mais l’angoisse

est ce qui pressent la liberté, et elle ne peut donc être la liberté. C'est pourquoi on peut

parler de « l’angoissante possibilité de pouvoir »77, puisque la liberté est pouvoir

choisir ! Sans liberté fatalement il n’y a pas de choix, pas de possibilités. La liberté

pour un homme est un état : c’est être libre. L’homme est libre, il peut donc faire un

choix ou des choix. Bref, l’homme peut. L’angoisse est ce moment ou cet état, qui

pressent les possibles de l’homme. L’homme angoissé pressent les possibles sans

savoir ce qu’ils sont. Au moment du choix, l{ où la liberté s’exerce, l’homme réalise un

de ces possibles. C’est ce point en suspension avant l’action, avant la réalisation du

possible, qui prend le nom de légèreté dans cet essai. La légèreté est donc la liberté

quand elle s’exerce, si on peut le dire ainsi, dans le moment de réflexion sur le choix

qui se propose. Ce n’est pas l’action de choisir et la réalisation de ce possible, ni tout à

fait l’angoisse qui perçoit les possibles sans les connaître, c’est le moment entre les

deux où les possibles se présentent { l’esprit et où l’esprit les aperçoit. Je vais prendre

une image pour mieux montrer ce moment. Il suffit de penser à un vol plané, court et

76 Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-

Jacques Gateau, Paris, 1990, p.202

77 Idem, p.205

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intense, où tout à coup tous les possibles apparaissent. C’est ce moment, ce vol, que

l’on nomme légèreté. L’instant d’après, le vol est fini et on retombe sur un possible qui

alors se concrétise.

La seconde œuvre, qui a contribué { cette association d’idées, permet de prime abord

de voir les gens dans cet état de légèreté, dans cette posture de légèreté, pour ensuite

les voir faire un choix. Tomas est un des premiers à qui je pense, entre autre, parce

que cela lui arrive très souvent tout au long du roman : partir ou s’excuser et rester

médecin à Prague, retourner à Prague pour rejoindre Tereza ou non, être médecin ou

ne plus l’être, etc. À chaque fois, ce n’est pas une immensité de possibles qui s’ouvre

devant lui (souvent seulement deux : rester ou partir) et Tomas doit choisir. Mais on

voit ou plutôt on pressent ce léger mouvement, l’hésitation qu’il a avant de faire son

choix. Ensuite, il y a cette phrase de Beethoven qui lui vient en tête : « Es muss sein ! Il

le faut ! ». Très souvent, Tomas résiste et décide de faire autre chose, ou pour mieux

montrer la situation de Tomas, il décide de faire autre chose que ce qu’il croit être ce

qu’il faut. Il choisit sans suivre cette obligation du Es muss sein. On pourrait objecter,

ici, qu’il agit par obligation en ne choisissant pas les obligations ! Comme s’il s’était

donné pour obligation de ne pas suivre les obligations. Il se peut que cela soit vrai.

Mais soutenu ainsi, l’argument dit : il s’est obligé { agir librement ; sous-entendant

qu’il n’était pas vraiment libre parce qu’il agissait par obligation de liberté ! Pourtant,

si on pousse ce raisonnement jusqu’au bout, on doit dire qu’il a choisi d’agir par

obligation, donc par un geste libre il s’est obligé { être libre ! La discussion pourrait

continuer encore longtemps sur ce point. Je vais donc laisser le narrateur trancher sur

cette question : « Je crois qu’au fond de lui Tomas s’irritait depuis déj{ longtemps de

cet agressif, solennel et austère « Es muss sein ! » et qu’il y avait en lui un désir profond

de changer, selon l’esprit de Parménide, le lourd en léger »78. Voilà, me semble-t-il,

d’où vient cette association d’idées : changer « le lourd en léger ». Ainsi l’attitude de

Tomas peut refléter la légèreté.

78

Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel,

Paris, 1989, p.281

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57

En quelque sorte, mais commençons tout d’abord par retourner au début du roman,

au deuxième paragraphe pour être plus précis : « Le mythe de l’éternel retour affirme,

par la négation, que la vie qui disparaît une fois pour toutes, qui ne revient pas, est

semblable à une ombre, est sans poids, est morte d’avance, et fût-elle atroce, belle,

splendide, cette atrocité, cette beauté, cette splendeur ne signifient rien »79. On peut

déjà affirmer que cette citation souligne le côté éphémère de notre vie, le peu

d’importance que notre vie a, quand on la prend sous cet angle, puisqu’il ne faut pas

oublier l’angoisse qui fut mentionnée plus haut. Cela ne sonne-t-il pas étrange ? Être

angoissé et même être extrêmement angoissé face à ces possibles inconnus, face au

néant (puisque ce n’est pas encore), être angoissé dis-je pour quelque chose qui ne

perdure pas, qui comme le dit Kundera, pris sous ce point de vue, en l’absence de

retour : « ne signifie rien ». Sur ceci, il ajoute au chapitre suivant : « Dans le monde de

l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité »80.

J’arrête un instant. Il est vrai que sous l’éternel retour notre responsabilité serait

insoutenable. Insoutenable dans le sens de lourde, très lourde, écrasante, foudroyante.

D’ailleurs Nietzsche met au défi de ne pas pleurer, ni de crier sous son poids, mais

plutôt d’être capable de rire. La question posée devient : comment survivre à cette

insoutenable responsabilité ? Par ce biais, elle demande aussi de prendre garde à

chacune de nos actions. L’angoisse dans une telle situation apparaît clairement,

semble aller de soi. Pourtant, il n’en est pas ainsi. Cette vie passe et finit. La conclusion

de ceci comme l’ajoute l’auteur est : « Si l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos

vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté »81.

La question demeure, pourquoi alors s’angoisser si tout passe et passera ? Dans ce

passage, on peut pressentir une autre forme d’insoutenable, mais cette fois-ci

l’insoutenable légèreté. Elle n’est pas insoutenable, parce qu’elle dépasse nos forces,

qu’elle nous écrase. Non, elle est insoutenable, parce qu’on ne peut la tenir. Elle est si

79

Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel,

Paris, 1989, p.13 80

Idem, p.15 81

Idem, p.15

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légère qu’elle échappe { notre emprise. Elle est insoutenable comme il est possible de

dire qu’elle est insaisissable. Aurait-elle pu s’appeler l’insaisissable légèreté de l’être ?

Il me semble que non, car ainsi on perdrait le contrepoids de l’insoutenable de

l’éternel retour. Pourtant, elle reste insoutenable comme insaisissable et elle est si

légère qu’elle s’envole toujours plus haut. Elle porte le titre insoutenable aussi avec

justesse, puisque cela fait référence à un soutien. Et ce qui se soutient ou ne se

soutient pas (est insoutenable) repose sur quelque chose ou du moins sous-entend un

fondement pour nous qui sommes. Il y a donc un lien entre la légèreté de l’être, son

fondement et l’angoisse. Pour le moment, je laisserai ce lien imprimer sa trace dans

mon esprit. Je note toutefois qu’un fondement d’une insoutenable légèreté pourrait

permettre de mieux comprendre l’angoisse. L’angoisse, pour paraphraser Haufniensis,

c’est être face { de l’inconnu, et si cet inconnu est un fondement, cela rend le

fondement léger ou encore, comme je me plais à le dire, insaisissable. Il apparaît donc

plus « normal » sous cet angle que cette situation produise de l’angoisse ou du moins

un vertigineux saut en hauteur : la légèreté.

La légèreté avant l’action, la légèreté comme liberté, c’est cette légèreté que je veux

approcher et en tentant d’approcher les difficultés qui s’y rattachent. Parce que

malgré cet insoutenable, cette légèreté passe { l’action. Elle choisira et la question

reste : comment choisir ? Car comme le souligne Kundera : « Il n’existe aucun moyen

de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison »82. De la

légèreté insoutenable, avons-nous dit ! J’aimerais ajouter une autre citation, car elle

donne une tonalité, une couleur à cette insoutenable légèreté : « C’est ce qui fait que la

vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même « esquisse » n’est pas le mot juste,

car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau,

tandis que l’esquisse qu’est notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans

tableau »83. Ceci me porte à divaguer. Une esquisse sans tableau, il me semble voir

dans cette métaphore les dernières toiles de Picasso. Les toiles de la fin de sa vie,

82

Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel,

Paris, 1989, p.20 83

Idem, p.20

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59

complètes, simples, des esquisses-toiles faites d’un coup. Les traits épurés, le tracé

joyeux, ces toiles qui sentent le goût de la vie. Des toiles qui sont légères et libres. La

légèreté comme liberté, la liberté-légèreté comme dans une toile esquisse de Picasso.

Picasso était un maître. Pouvons-nous devenir des maîtres du même type, des maîtres

de légèreté ? Les difficultés semblent poindre { l’horizon. Comment soutenir

l’insoutenable ou plutôt comment se soutenir sur de l’insoutenable ?

J’ai une dernière pensée pour Nietzsche en ce moment. Peut-être que ce qu’il voulait

nous dire en nous demandant de rire de la répétition, au lieu de nous en accabler, c’est

que la réelle difficulté est dans l’absence de répétition, dans cette « esquisse de rien,

cette ébauche sans tableau » ? Une seule vie qui passe. Kundera le souligne « « Einmal

ist keinmal », une fois ne compte pas, une fois c’est jamais »84. Essayons de rire

maintenant, car tout ce qui passe, tout ce qui est passé ne reviendra jamais et tout ce

qui arrivera ne pourra arriver qu’une seule fois, une seule chance courte et brève,

l’insoutenable liberté : la légèreté.

Chapitre 2 L’immortalité

La légèreté comme liberté telle que l’on a tenté de la montrer, tout en tentant de la

définir d’une façon plus précise, pourrait sembler au premier coup d’œil aller de soi.

Elle est un geste, une attitude spontanée qui s’effectue sans qu’on ait { y porter une

réelle attention. Il semble d’autant plus évident que tout le monde a accès { celle-ci.

Pourquoi alors est-ce que je ne continue pas mon chemin d’un pas léger sans m’y

attarder ? Il y a d’abord la possibilité, que bien que chacun puisse vivre l’angoisse qui

84

Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel,

Paris, 1989, p.20

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annonce la légèreté et donc vivre celle-ci ensuite, ce ne soit pas pour autant tout le

monde qui la vive. Ici vivre est employé dans le sens de vivre pleinement. Je pourrais

ajouter être conscient de ressentir, ce qui n’est pas nécessaire, car nul besoin de savoir

que l’on est angoissé pour s’angoisser. Il se peut donc que certains ne perçoivent pas

ni l’angoisse, ni la légèreté. Voil{ déj{ une raison pour m’y attarder, puisque si on ne

ressent pas l’angoisse il n’y a pas d’accès { la légèreté. En l’absence de possibles

encore inconnus, nulle liberté n’est possible. Il y a donc apparemment des embûches

sur la route pour atteindre la légèreté. Plus haut, on a mentionné son côté

insoutenable. Maintenant, on va s’attarder { un autre mouvement, ou si on préfère à

un autre fait humain, qui semble aller de soi : l’immortalité. En quoi l’immortalité est-

elle liée à la légèreté, c’est ce que l’on va tenter de comprendre.

Le point de départ est cet extrait qui m’a fait ajouter L’immortalité à ma réflexion en

plus de L’insoutenable légèreté de l’être. Le revoici encore :

[Avenarius] « Et quel sera le titre de ton roman ? - L’insoutenable légèreté de l’être. –Mais ce titre est déjà pris. –Oui, par moi ! Mais { l’époque, je m’étais

trompé de titre. Il devrait appartenir au roman que j’écris en ce moment85.

La première explication simple de cet extrait est de dire qu’effectivement il a dû se

tromper de titre. La difficulté de cette première explication est alors : pourquoi le faire

savoir ? Est-ce simplement un geste manqué ou un simple désir de confession ? Il

semble que non, bien que cela reste toujours possible. Mais on va supposer que non.

On va aussi supposer que l’auteur avait une intention cachée en incluant cette partie

dans son roman. Si on la considère comme telle, cette intention pourrait souligner

deux choses. La première : L’insoutenable légèreté de l’être n’a pas comme sujet ou

plutôt comme trame de fond l’insoutenable légèreté de l’être (l’auteur s’est vraiment

trompé, ce qui est une thèse déjà rejetée). La première déduction est donc que

L’immortalité parle mieux ou plus justement de l’insoutenable légèreté de l’être. La

seconde implication est que si L’Immortalité devrait être nommé L’insoutenable

85

Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel,

Paris, 1989, p.353

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61

légèreté de l’être, il y a un lien entre l’immortalité et l’insoutenable légèreté de l’être ou

bien l’auteur s’est { nouveau trompé ! Ou pire encore, l’auteur a pris le premier titre

qui lui tombait sous la main ! Néanmoins, si on admet qu’il ne s’est pas trompé et qu’il

a choisi un autre titre avec raison ; on peut penser que la trame de fond de

L’immortalité est l’insoutenable légèreté de l’être et qu’il y a un lien entre la légèreté

comme liberté et l’immortalité. Je me permets de faire encore une supposition : qu’il y

a non seulement un lien, mais que c’est la même réflexion qui s’est poursuivie et

affinée pour devenir ce nouveau livre, L’immortalité. Pour la petite histoire,

L’immortalité est un roman que Kundera a écrit quatre ans après L’insoutenable

légèreté de l’être. Sa réflexion a peut-être perduré dans le temps et si on suppose qu’il

ne s’est pas trompé dans L’insoutenable légèreté de l’être où l’accent est mis sur

l’absence de répétition, sur l’esquisse sans tableau, on peut se demander en quoi son

nouveau livre lui apparaît plus juste, lui qui porte sur l’immortalité, une fois qui dure

toujours. Où va-t-on avec tout ce charabia ? Soit il y a une esquisse sans tableau ou

soit il y a un tableau ? Il semble que ce soit complètement différent. À moins de

supposer d’emblée l’immortalité de l’âme et dans ce cas de dire que Kundera n’avait

pas encore compris ou saisi cette vérité. Par contre, si c’était le cas, il ne se serait pas

trompé de titre et il ne laisserait pas sous-entendre que L’immortalité devrait

s’appeler L’insoutenable légèreté de l’être. L’immortalité serait L’Immortalité tout

court. Alors, il faut imaginer que c’est le même problème posé différemment.

L’insoutenable légèreté de l’être montre une vie unique et fugace sous le point de vue

des choix (de la légèreté) et une seule fois équivaut à jamais. Tandis que L’immortalité

montre l’insoutenable légèreté de l’être qui cherche { être immortelle, ou pour le dire

autrement, c’est l’insoutenable vie unique et fugace qui désire l’immortalité. Ce qui

pose le problème que l’on étudie sous un autre angle : la légèreté qui désire

l’immortalité ou encore la légèreté qui cherche { être lourde. En effet ce désir

d’immortalité est le désir profond qu’une fois ne soit pas rien, mais que celle-ci puisse

rester, qu’elle devienne, qu’elle se prolonge dans le temps. Alors dans ce mouvement

où tous les possibles apparaissent, l’homme qui vit cet état d’apesanteur cherche la

pesanteur et fait son choix en conséquence. Il est possible d’ajouter qu’il ne fait pas de

choix, ou une sorte de choix biaisé, car il ne se laisse pas agir sans arrière-pensées,

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puisque son désir d’immortalité l’emporte. Ainsi la liberté pourrait être biaisée par ce

désir d’immortalité. Comment ?

Pour commencer disons que l’homme, tout homme, a comme point de départ dans

l’existence la liberté, et que jumelée à elle, se trouve le désir d’immortalité. Chaque

homme a en son for intérieur ce couple unique d’un côté léger, très léger et de l’autre

lourd, très lourd. Ainsi pour employer une image : l’homme parcourt le chemin de sa

vie en titubant. Pourquoi, titube-t-il ? Parce que sa liberté ne va pas dans le même sens

que son désir d’immortalité. Il finit bien sûr par agir librement. Alors en quoi titube-t-

il ? Il titube parce qu’il choisit très souvent, sinon tout le temps, en fonction de son

désir d’immortalité. Il titube, parce que désirer l’immortalité, qu’est-ce que cela peut

être, sinon de vouloir perdurer dans les mémoires ou encore, si l’on préfère, de

vouloir perdurer dans la mémoire commune ? Le désir d’immortalité dépend pour sa

réalisation, ou si on préfère pour sa transformation en immortalité, des autres. Tandis

que la liberté d’un homme qui veut être totalement libre doit dépendre seulement de

son for intérieur. Ainsi l’homme reste autonome dans son choix. Dès le départ

pourtant, cette liberté désire l’immortalité, qui, elle, repose sur les autres. La liberté se

met donc à dépendre d’une cause extérieure, ce qui transforme la liberté du départ en

une tout autre liberté.

Par exemple : on pourrait objecter qu’écrire un livre ou réaliser toute autre œuvre et

vouloir passer { la postérité n’implique pas les autres directement. Mais au final oui. Si

ce ne sont pas nos contemporains ce sera la génération suivante qui jugera du sort

réservé { une œuvre, { savoir si elle sera oubliée ou encensée. Le désir d’immortalité

ne peut pas se passer d’autrui. Il en a besoin, car ultimement c’est en eux qu’il désire

se réaliser. Tout auteur veut que ses livres soient reconnus, mais avant tout, lus. Tout

auteur veut donc des lecteurs, pas seulement que son livre soit au temple de la

renommée du livre (si une telle chose existait), mais surtout qu’un lecteur prenne

encore le temps de le lire et non de lire le 3e commentaire de la 2e préface de son livre

ou pire encore sa biographie. Je crois que c’est cette difficulté de perdurer comme

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écrivain, mais surtout de la manière dont il perdure que Kundera pose au travers de

L’immortalité, entre autres par le biais du personnage Goethe, le grand romancier.

Tout au long du roman, Goethe lutte avec et pour son image, lutte pour et contre ce

qui restera de lui. Parce que, un brin d’honnêteté est de mise, ce qui perdure, ce que

l’on veut léguer : c’est son image. Goethe, le personnage, le sait très bien et c’est pour

cette même raison qu’il fait attention, très attention, { ce qu’il dit { Bettina, car elle

pourrait changer ce que la postérité dira de lui. Goethe est déjà célèbre, il sait ce que

les gens pensent de lui à son époque ou du moins il en a une bonne idée et il ne veut

pas que leurs pensées changent { son égard. Il veut qu’ils gardent la même image de

lui. Voil{. On pourrait m’objecter que désirer l’immortalité ce n’est pas désirer que

notre image survive, mais beaucoup plus simplement que notre souvenir reste

présent dans la mémoire de nos proches, plus simplement encore, qu’on ne veut pas

être oublié. Alors j’ajouterais, qu’est-ce qu’on ne veut pas qu’ils oublient? De quoi le

souvenir qu’ils ont de nous est-il formé, sinon, de notre image ? Peut-être que je me

trompe ? Il semble néanmoins que ce désir d’immortalité fasse un drôle de

contrepoids à la légèreté, faisant du même coup tituber l’homme qui avance sur le

chemin de sa vie.

J’ai une petite pensée pour Montaigne que je veux partager avant de clore ce chapitre.

Dans son chapitre III, de son premier Essais, intitulé Nos affections s’emportent au delà

de nous, il suggère de rappeler au Roi et à tous ceux qui gouvernent qu’ils peuvent

bien être cruels ou injustes de leur vivant, mais que leurs actions seront racontées à la

postérité comme telles et ils font donc mieux de bien se tenir. Montaigne suggère que

pour que ce que l’on dit d’eux { titre posthume soit { leur goût, les hommes d’États

sont prêts à faire beaucoup de compromis ! Ah ! Le désir d’immortalité comme façon

de régir les hommes d’États ! Sur ce même désir d’immortalité voici ce que dit

Montaigne : « La crainte, le désir, l’espérance nous eslancent vers l’advenir, et nous

desrobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui

sera, voire quand nous ne serons plus »86.

86

Montaigne, Essais livre I, GF-Flammarion, Paris, 1969, p.47

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Chapitre 3 L’image

La légèreté va main dans la main avec le désir d’immortalité et ce désir d’immortalité

s’appuie sur l’image qui va être laissée aux autres. L’image est en quelque sorte le

moyen de rester immortel. Bien sûr, il y a l’image pour la plupart d’entre nous et pour

certains il y a leurs œuvres qu’ils laissent { la postérité. Une œuvre semble bien moins

dépendante des autres que l’image. Pourtant le constat que fait Kundera, qui semble

se vérifier de nos jours, est que l’on prend de plus en plus en considération l’auteur et

ce au détriment de l’œuvre. Une métaphore qui se trouve dans un rêve, que Kundera

emploie, est particulièrement révélatrice { ce sujet. Il s’agit du rêve que Goethe

raconte à Hemingway quand ils sont au paradis. Voici ce rêve :

Imaginez une petite salle de théâtre de marionnettes. Je suis derrière la scène, je dirige les pantins et récite moi-même le texte. C’est une représentation de Faust. De mon Faust. À propos, savez-vous que Faust n’est nulle part aussi beau qu’au théâtre de marionnettes ? C’est pourquoi j’étais si heureux qu’il n’y eût pas d’acteurs et de pouvoir réciter moi-même les vers qui résonnaient ce jour-l{ avec plus de beauté que jamais. Et puis, tout { coup, j’ai regardé la salle et j’ai constaté qu’elle était vide. Cela m’a déconcerté. Où sont les spectateurs ? Mon Faust est-il si ennuyeux que tout le monde soit parti ? Je ne valais même pas la peine d’être sifflé ? Embarrassé, j’ai regardé tout autour de moi et j’ai été frappé de stupeur : je m’attendais { les trouver dans la salle, et ils étaient tous derrière la scène ! Les yeux écarquillés, ils m’observaient avec curiosité. Dès que nos regards se sont rencontrés, ils se sont mis { applaudir. Et j’ai compris que le spectacle qu’il voulait voir, ce n’était pas les marionnettes, mais moi-même87.

Ce moment onirique de Goethe imaginé par Kundera, qui n’est pas retranscrit en

entier dans ce passage, souligne deux choses. La première, que Faust même dans sa

meilleure représentation donnée par l’auteur même, voire la plus belle

représentation, (je vous en prie, vous pouvez douter que le théâtre de marionnettes

soit la meilleure façon de présenter Faust, mais si Goethe la décrit comme telle,

faisons-lui confiance), n’intéresse plus personne et ce qui les intéresse c’est Goethe

lui-même. La deuxième, c’est que la foule applaudit Goethe et non Faust, elle ne

regarde que lui, ce que la foule apprécie ce n’est pas seulement Goethe en train de

87

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990

, p.129

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créer, mais Goethe tout court (ce que le reste du rêve confirme). Ceci embarrasse

fortement Goethe, qui ne sait plus quoi faire ! Ce sont ses œuvres qu’il voulait léguer à

l’immortalité, pas lui-même. Et pourtant ! Il devait bien s’en douter vous dites-vous,

mais pas au point de se douter que la foule en oublierait Faust. Goethe se sent traqué.

Si on remonte plus haut dans sa discussion avec Hemingway, on comprend bien le

piège qui se referme sur Goethe. C’est Hemingway alors qui raconte :

L’homme peut bien mettre fin { sa vie. Mais il ne peut mettre fin { son immortalité. Une fois qu’elle vous a pris à bord, vous ne pouvez plus jamais redescendre, et même si vous vous brûlez la cervelle, comme moi, vous restez { bord avec votre suicide, et c’est l’horreur, Johann, c’est l’horreur. J’étais mort, couché sur le pont, et autour de moi je voyais mes quatre épouses accroupies, écrivant tout ce qu’elles savaient de moi, et derrière elles était mon fils qui écrivait aussi, et Gertrude Stein, la vieille sorcière, était là et écrivait, et tous mes amis étaient là et racontaient tous les cancans, toutes les calomnies qu’ils avaient pu entendre { mon sujet, et une centaine de journalistes, micros braqués, se pressaient derrière eux, et dans toutes les universités d’Amérique une armée de professeurs classaient tout cela, l’analysaient, le développaient, fabriquant des milliers d’articles et des centaines de livres88

Dans cette citation, on voit { quel point l’image d’Hemingway s’est enflée, s’est

hypertrophiée et est devenue le centre d’intérêt au mépris de son œuvre. Ce qu’il y a

d’intéressant aussi { noter c’est le début de la citation : « L’homme peut mettre fin { sa

vie. Mais il ne peut mettre fin à son immortalité ». Ce qui se passe après sa mort,

l’homme ne peut le contrôler. Il ne peut pas dire : « C’est assez ». Alors que peut-il faire

face à son immortalité pour tenter un temps soit peu de la contrôler ? Il tente de

contrôler l’image qu’il projette durant sa vie. Montaigne avait peut-être raison en

suggérant que la seule façon de contrôler un tyran ou un roi cruel était de lui rappeler

que ce ne sera pas lui qui aura la parole après sa mort. Limiter ainsi l’action, est-ce que

cela ne revient pas { limiter la liberté de l’individu, { l’encadrer ? La légèreté est donc

de plus en plus difficile à atteindre de ce point de vue. Comment arriver à considérer

tous les possibles et { les prendre comme de réels possibles, quand vous sentez l’œil

de la foule, l’œil de l’immortalité braqué sur vous ? Ne pas y penser tout simplement !

Mais encore n’avons-nous pas dit que le désir d’immortalité était presque inné en

nous, qu’il était le désir de donner un sens à cette vie qui ne reviendra jamais ? En fait

nous n’avons pas dit que cela donnait un sens, mais plutôt que cela permettait de

88

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.127-128

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soutenir l’insoutenable légèreté. Non, même pas. Nous avons simplement dit que ce

désir d’immortalité était un désir de survivre en tant que souvenir dans la mémoire

d’autrui. Pourquoi ce désir est si fort, nous ne l’avons point dit ! Peut-être est-il si fort

parce que notre vie est si vaine ! Si elle n’est que cette esquisse de rien, peut-être faut-

il quelque chose pour s’attacher solidement { elle, l’aimer, la vivre ? Sinon,

ultimement, nous serions tous bons pour le suicide, puisque mort ou vif, cela ne

changerait rien au fond ! On peut maintenant dire que le désir d’immortalité donne un

sens à la vie. Mais celui-ci, vu le peu de contrôle que nous avons sur notre immortalité

elle-même, oblige à contrôler, à limiter notre liberté dans la mesure où tous les

possibles ne nous apparaissent plus comme tels ! Nous venons à penser en gros : « Je

ne peux pas faire ceci, parce que sinon on dira ceci de moi, on pensera cela de moi… »

Mais je m’égare, direz-vous, et je vous égare par le fait même, car je tire ces

conclusions sur l’immortalité et ces conséquences d’une réflexion d’un auteur sur

deux auteurs. Les conclusions ne peuvent donc en aucun cas nous affecter, si nous ne

léguons pas d’œuvre { la postérité. Nous n’aurons pas comme Hemingway de

professeurs d’université { nos trousses, ni de spectateurs derrière la scène comme

pour Goethe. En sommes-nous si sûrs ? Le désir d’immortalité n’influence-t-il que la

vie des « célébrités » et non notre simple vie qui n’a rien d’illustre ?

Avant de revenir dans le droit chemin, écartons-nous encore un peu en insistant sur la

figure de Bettina présente tout au long de L’immortalité en filigrane avec celle de

Goethe. Bettina est la jeune femme, qui devient ensuite la femme, qui désirait faire

connaître au monde entier son amour pour Goethe, et non seulement faire connaître

son amour pour Goethe, mais aussi sa rencontre avec Beethoven et une pléthore

d’autres hommes célèbres. Pour Kundera, Bettina ne s’intéresse pas { ces hommes en

tant qu’hommes et elle n’est pas vraiment amoureuse de Goethe. On devrait plutôt

dire qu’elle aime se voir aimer Goethe. Bettina aime se voir { l’œuvre dans ses

relations avec les grands hommes. Bettina aime son moi selon les mots de Kundera :

Car Bettina n’est jamais sortie de son moi. Où qu’elle soit allée, son moi a flotté derrière elle comme un drapeau. Ce qui l’a incitée à prendre fait et cause pour les montagnards du Tyrol, ce ne

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sont pas les montagnards, mais la captivante image de Bettina passionnée pour la lutte des montagnards du Tyrol. Ce qui l’a incitée { aimer Goethe, ce n’est pas Goethe, mais la séduisante image de l’enfant Bettina amoureuse du vieux poète 89

Bettina est amoureuse de son moi, de son moi qui se déploie dans le temps et qu’elle

tente de rendre immortel. Bettina est amoureuse de son image. Elle la cajole et en

prend grand soin. Bettina, ainsi perçue, est presque seulement un désir d’immortalité.

Elle vit sa vie comme si c’était une œuvre. Au contraire d’Hemingway, qui s’affole en

voyant tous ces gens qui écrivent sur lui à sa mort, Bettina, elle, vit déjà pour eux et

elle est la première à écrire sur elle-même avant l’heure de sa mort. À la place

d’Hemingway, qui sentait cette foule écrivant près de lui et qui ne l’appréciait guère,

on a l’impression que Bettina aurait sourit discrètement pour ne pas le montrer. Si

Goethe et Hemingway ont déjà une liberté réduite, leur immortalité les rendant plus

lourds, Bettina, elle, est la lourdeur en personne, rien de ce qu’elle fait n’est léger, tout

est prévu, analysé, calculé, même sa spontanéité et son image d’enfant ! La légèreté est

presque invisible chez elle, tant elle regarde peu les possibles qui s’offrent { elle. Bien

sûr, elle doit en avoir conscience, les apercevoir du coin de l’œil, mais jamais il ne lui

viendrait { l’esprit de les transformer en actes ou de les considérer comme tels. Elle ne

peut pas se permettre d’être sympathique avec Christiane, la femme de Goethe, ni

d’être bien élevée et de ne plus s’asseoir { terre, car ce n’est pas « elle ». Elle n’est pas

comme ça, son moi est autrement. Dans une sorte de boucle, que l’on pourrait

qualifier d’infernale, Bettina s’enferme pour assouvir son désir d’immortalité : son

moi est ainsi, parce que son moi doit être ainsi, et si son moi est ainsi, il doit rester

ainsi pour être son moi. C’est une boucle assez tautologique et elle est hautement

efficace. Dans son amour inconditionnel pour les immortels qu’elle a côtoyés, elle

déploie surtout l’amour inconditionnel qu’elle se porte { elle-même en tant

qu’immortelle. La légèreté de Bettina est presque entièrement disparue sous le poids

de cet amour. Je sais, je divague encore, car ce n’est pas tout le monde qui est comme

Bettina, qui a côtoyé des immortels et qui est passée { l’histoire. Alors sa situation et

son exemple ne s’appliquent pas { la majorité d’entre nous ? Est-ce si vrai ?

89

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.314

Page 80: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

68

Avenarius fait une blague dans une discussion avec le personnage-auteur Kundera

dans le roman. Il s’agit d’un sondage qu’il aimerait faire où la question serait de savoir

ce que les gens préfèreraient entre : être vu en compagnie d’une actrice célèbre sans

jamais avoir la chance de passer la nuit avec elle ou passer une nuit d’amour avec

celle-ci sans que jamais personne ne puisse le savoir. Avenarius sous-entend que tout

le monde dirait une nuit d’amour avec la femme, mais qu’en réalité ce serait le

contraire. Que choisiriez-vous : être vu et que tout le monde sache ou ne pas être vu et

avoir ? … Mais je suis d’accord avec vous, c’est une blague de mauvais goût et ce genre

de situation n’arrive pas dans la vie de tous les jours.

Mais alors que reste-t-il dans la vie de tous les jours pour comprendre l’influence de

cette image ? Il reste Paul et Laura, entre autres. Laura, la sœur d’Agnès dans

L’immortalité, pose le même geste que Bettina, celui qui part du cœur et va vers le

lointain. Laura est-elle pour autant comme Bettina ? Non, mais Laura a elle aussi son

désir d’absolu, le désir de s’inscrire dans le souvenir de l’autre { moins grande échelle

toutefois. Est-ce bien vrai ? Je laisse la question en suspens ici. C’est surtout par la

relation qu’elle entretient avec sa chatte siamoise, entre autres, que le problème de

l’image ou pour le dire autrement le problème du moi refait surface. Ce problème est

présent dans ce texte dans la mesure où il entre en collision avec la légèreté. J’appelle

ce problème l’extension du moi et c’est une idée qui vient directement du chapitre

intitulé : l’addition et la soustraction dans L’immortalité. L’extension du moi fait

référence { l’addition, il va de soi, et { l’exemple de Laura et de sa chatte siamoise. Au

fil du temps, une relation particulière entre elle et sa siamoise s’est créée ; relation, qui

s’est transformée tranquillement en l’identification de Laura avec cette dernière. Par

exemple : « Elle vit en elle la belle indépendance, la fierté, la liberté d’allure et la

permanence d’un charme (bien différent du charme humain, qui alterne toujours avec

des moments de maladresse et de disgrâce) ; elle vit un modèle en sa siamoise ; elle se

vit en elle »90. Cette addition devient une partie intégrante de Laura, elle devient son

extension. Elle la considère maintenant comme le prolongement de son moi. Elle ne

90

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.152

Page 81: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

69

peut plus être en contradiction avec celle-ci. Ainsi la siamoise de Laura dicte en

quelque sorte sa conduite. Par exemple, quand son amant du moment tente de

caresser la chatte et que celle-ci répond en sifflant et en griffant, il a le goût de frapper

ladite chatte, mais il arrête son geste en plein vol quand il voit Laura qui le regarde.

Celle-ci s’empresse alors de le gronder sur l’attitude qu’il a avec la chatte, c’est-à-dire

qu’elle lui explique qu’il ne peut pas être distrait en la caressant comme il ne peut pas

l’être avec elle. La chatte a donc agi exactement comme il le faut, exactement comme

Laura se sent. Laura, { ce moment, ne peut plus faire autrement, c’est-à-dire qu’elle ne

peut plus s’enquérir auprès de son amant de ce qui le tracasse. Elle a depuis

longtemps décidé qu’il avait une maîtresse et donc elle ne peut pas se tromper, pas

plus que la chatte, qui ne peut pas non plus se tromper. Cette addition, au départ,

permet { l’individu « de rendre son moi plus visible, plus facile à saisir, pour lui

donner plus d’épaisseur »91. Le moi de Laura acquiert plus d’épaisseur, il contient

maintenant la chatte siamoise. Cette méthode additive apparaît problématique à

Kundera, parce que ceux qui font les additions désirent la reconnaissance et l’amour

de ces additions par leur entourage. L’exemple que nous venons d’employer le

démontre bien. Par contre du point de vue de la légèreté, ce besoin de reconnaissance

et d’amour est problématique, mais pas autant que cette extension que le moi subit.

Comment pouvons-nous apercevoir les possibles, les considérer comme tels et les

survoler légèrement, sentir la fugacité de notre vie avant de choisir, si notre moi est de

plus en plus grand et gros, plein de présuppositions, qui prennent un air impératif de

devoir ? Le problème est que ceux qui agrandissent leur moi veulent garder leur moi

ainsi. Cela les définit et propose une image d’eux qu’ils aiment. Ainsi pour en revenir {

Laura, elle ne peut plus agir autrement sans avoir l’impression d’enlever quelque

chose à son moi, de changer son moi siamoise, qui est représenté dans

« l’indépendance, la fierté, la liberté d’allure et la permanence d’un charme ». Ce

mouvement est presque normal, ou si banal qu’il apparaît comme allant de soi. Parce

que toute extension permet de « mieux saisir et définir notre moi », il permet de saisir

notre identité ou plutôt, défini ainsi le moi devient identifiable. « Je suis celui qui… ou

91

Idem, p.151

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70

je suis celui qui ne… ». Voici ce que peut maintenant se dire cet individu au moi

identifié. L’addition s’accomplit de cette façon et peut continuer ainsi très longtemps.

La légèreté s’apparente davantage { la soustraction telle que décrite dans ce chapitre.

Celle-ci s’applique, dans le roman, { Agnès, la sœur de Laura. À l’inverse de cette

dernière : « Agnès soustrait de son moi tout ce qui est extérieur et emprunté, pour se

rapprocher ainsi de sa pure essence (en courant le risque d’aboutir { zéro, par ces

soustractions successives) »92. Plus Agnès soustrait, plus elle devient légère, plus il est

difficile de la distinguer des autres, plus son identité devient mince et floue. Agnès est

proche de la légèreté. D’ailleurs elle pense tout quitter, mari et enfant. On voit

comment elle devient légère dans le roman par l’abandon qu’elle fait successivement

de ses gestes ou de ses attributs qu’elle trouvait significatifs, jusqu’au moment où sa

sœur les copie, les répète. Elle les laisse, car les voyant repris par sa sœur, elle perçoit

ce qu’ils ont d’impersonnel et ce qu’ils peuvent signifier ou représenter pour un autre.

Elle ne peut donc plus s’y identifier. On pourrait dire qu’Agnès bat en retraite et que sa

sœur continue la conquête. L’identité d’Agnès devient de plus en plus ténue pendant

que celle de sa sœur gonfle. Cela montre une autre difficulté pour atteindre la légèreté.

Il y a certes notre image, mais surtout cette image devient notre identité. De par son

désir d’immortalité, l’homme se forge une image, qui devient son identité et celle-ci

s’ancre dans le souvenir des autres. Ainsi l’homme s’attache { son image et devient

plus lourd. On peut même dire que la légèreté lui répugne, parce qu’elle le renvoie {

autre chose.

Il ne me reste qu’{ vous parler de Paul, le mari d’Agnès et le mari de Laura après le

décès de la première. Paul a une certaine image de lui-même sur laquelle je

n’insisterai pas. Je dirai seulement au passage que Paul aime se voir dans les yeux de

sa fille. Il aime être aimé de la jeune génération, car cet amour lui permet selon lui

d’être en accord avec la phrase de Rimbaud : « Il faut être absolument moderne ».

L’extension principale de Paul est cette phrase. Paul aime son identification à celle-ci.

92

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.151

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71

Paul aime son image, j’ajouterais même que Paul est conscient de l’amour qu’il porte {

son image et c’est pourquoi c’est lui qui réalise que « les gens le voyaient autrement

qu’il ne se voyait lui-même, autrement qu’il croyait être vu »93. Et c’est bien l{ le

charme ou la difficulté de l’image : on ne projette jamais l’image que l’on pense et

même ce qui est projeté ne sera jamais perçu comme tel. On se leurre toujours sur son

image. Est-ce à dire qu’on se leurre toujours sur son identité ? Peut-être. Peut-être

tout simplement parce que l’on oublie la légèreté. Trop tourné vers notre immortalité

et préoccupé par ce que l’on va projeter ou par ce que l’on projette, on oublie la part

d’incertitude reliée { cette projection. On n’a pas le contrôle comme le montraient plus

haut Hemingway et Goethe. Le désir d’immortalité, la petite ou la grande, nous met {

la merci de la perception des autres, et leur perception est déjà à la merci de leurs

propres désirs et de leur propre image. C’est ce que nous essayons tant bien que mal

de peaufiner, de contrôler au péril de la légèreté ou encore au péril de couler à pic

sous le fardeau de la tâche. L’image, l{, où tout se corse.

93

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.189

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72

Chapitre 4 La contradiction ou la dualité

Ce chapitre porte sur la contradiction, celle qui est inhérente à la vie humaine si on la

regarde du point de vue de la légèreté comme liberté. Il y a déj{ la légèreté, d’un côté ;

le désir d’immortalité, de l’autre côté, et l’homme qui titube entre les deux. D’un côté,

rien ne reviendra jamais, tout ne se passe qu’une fois ; de l’autre côté, tout se

perpétuera infiniment dans notre immortalité. D’un côté, on a le choix face aux

possibles ; de l’autre, on tente de choisir selon l’image que l’on a de soi-même. Ici, il est

toujours possible d’argumenter qu’il y a quand même un choix qui s’effectue, donc

qu’il y a toujours présence de libre arbitre. Je suis d’accord et c’est pour cette raison

que nous ne parlons pas simplement de liberté, mais de légèreté. Le désir

d’immortalité qui se perpétue dans le problème relatif à notre image montre

l’enfermement que l’on peut se faire subir { soi-même. C’est un enfermement dans la

mesure où l’on s’astreint { certains choix, { certaines attitudes. On se limite. Ce

mouvement pose un problème non pas dans la mesure où la liberté doit être sans

limite, mais plutôt parce qu’ainsi le terrain de la liberté n’est pas { sa pleine

expansion. Une image qui pourrait montrer cet enfermement est celle d’une autoroute

que l’on s’astreint { suivre. On peut bien sûr aller à un certain nombre d’endroits et

cela peut même être surprenant, mais le chemin est en quelque sorte tracé d’avance. Il

y a moins de surprises, moins d’inattendus. On pourrait même ajouter que sur une

autoroute, on n’est jamais seul et que plusieurs connaissent le chemin. Il y a quelque

chose de rassurant sur l’autoroute. Il y a une structure, de la lumière, des panneaux

indicateurs. Notre image, celle qui nous astreint, est comme cette autoroute qui nous

enferme, bien que ce soit un enfermement très peu restrictif. On peut parcourir

beaucoup de pays grâce { l’autoroute. Néanmoins, cela reste un enfermement, ce qui

est contradictoire avec la légèreté.

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73

La légèreté, c’est être face à tous les possibles, pouvoir réitérer le choix à chaque

instant. C’est la possibilité { chaque instant de devenir autre, car la légèreté laisse

ouverte la possibilité de devenir un autre, de laisser notre image floue et mince. Elle

est ce qui permet { notre identité d’être dans le même état et ce qui permet à celle-ci

de se transformer encore et encore. La légèreté est le contraire de la fixité, de ce qui

est toujours le même. Pourtant, c’est ce que l’on recherche en quelque sorte cette

stabilité d’être un uni en devenir ! C’est l{ que réside la contradiction au cœur de notre

vie même, de notre désir. On veut bien devenir, mais jusqu’{ un certain point et on

pourrait ajouter à une certaine vitesse. Cette attitude paraît légitime vu la vitesse à

laquelle les choses changent, vu le temps qui passe. On veut ralentir la course des

choses, du temps. La légèreté dans cette mesure donne le vertige, car elle se modifie

sans cesse.

Un être qui ne serait que cette légèreté semblerait ne pas avoir de sens, ni d’identité. Il

serait proche du constat que Kundera pose sur l’attitude de la soustraction : arrivé à

zéro. Il semblerait ne plus rien rester et c’est ce vide qui donnerait le vertige. Puis trop

de légèreté rendrait impossible ou presque le choix d’un possible pour le réaliser, car

alors tous les possibles sembleraient être équivalents et ne seraient plus vraiment

différenciables les uns des autres. Que resterait-il de l’individu en de telles

circonstances ?

Par contre, garder la légèreté et la prendre au sérieux permet de mettre fin ou de

trouver une solution à certains de nos problèmes récurrents. La légèreté peut trouver

la solution, qui était insoupçonnée jusqu’alors. La légèreté permet aussi { l’individu

de penser par-del{ les lois et les habitudes. On pourrait dire que l’équilibre est atteint

quand on sait faire la part des choses. Par exemple : reconnaître les lois comme des

lois, tout en étant capable de reconnaître une loi problématique. Dans ce sens, on

pourrait dire que la légèreté permet de se réformer par l’intérieur. Elle peut nous

aider à réaliser quand nous faisons fausse route et surtout elle nous permet de

changer de route.

Page 86: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

74

La légèreté dans ce sens ressemble à la voix de la conscience, car elle permet

d’entrevoir ce qui peut être. En rendant les possibles visibles, la légèreté permet à

l’homme de sortir de l’impression de nécessité qu’il aurait pu ressentir quelques fois

en faisant un choix. Ce qui se résume en général dans un énoncé contradictoire qui

ressemble à ceci : « Je n’ai pas le choix de faire ça, parce que.. » Énoncé contradictoire

dans la mesure où celui qui le dit sait qu’il a le choix. D’ailleurs souvent si vous lui

proposez autre chose, il dira qu’il ne peut pas faire cela. Il a donc choisi de ne pas avoir

de choix ou pire, il préfère se donner l’impression qu’il n’a pas le choix. L’homme qui

en général aime la liberté, quelquefois décide volontairement de la mettre de côté. La

liberté a son poids difficile à porter quelquefois, c’est-à-dire celui de la légèreté.

La légèreté vécue sérieusement demande la réflexion constante de l’individu sur ses

choix, surtout de regarder les conséquences et de faire avec celles-ci, quitte à refaire

un autre choix. J’avais pourtant dit que je ne parlerais pas de responsabilité ! Ceci sera

mon seul moment d’égarement ! La légèreté, pour le dire autrement d’une façon très

redondante, donne la possibilité des possibles. Elle montre que rien n’est certain. Elle

fait hésiter et dans cette mesure, elle fait réfléchir. Mais voil{, l’homme n’est pas

toujours prêt à réfléchir, à prendre au sérieux la légèreté ! Souvent, il préfère réfléchir

dans les limites de son enfermement. Il préfère rester sur l’autoroute même s’il doit

manquer de carburant, que de penser à une autre façon de voyager, parce qu’il connaît

l’autoroute. L’incertitude marche main dans la main avec la légèreté.

Pourtant même notre désir d’immortalité finit par marcher main dans la main avec

l’incertitude, mais comme cette marche est moins visible on en a un sentiment moins

fort. On en est que plus rassuré. Pourtant cette incertitude est alors hors de notre

portée. Elle est plus difficile { saisir, car c’est les autres { la fin qui ont le dernier mot

sur notre image et sur notre immortalité, tandis que l’incertitude de la légèreté

exhorte à agir en connaissance de cause, ou si l’on préfère en connaissance de

l’incertitude. Ceci ressemble au mouvement de la simple et de la double ignorance

Page 87: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

75

socratique ; celui qui sait qu’il ne sait pas et celui qui ne sait pas qu’il ne sait pas.

Quelle incertitude choisir ? Dans le cas qui nous intéresse nous avons l’incertitude de

la légèreté, celle qui sait qu’elle est incertaine, et l’incertitude du désir d’immortalité,

celle qui ne sait pas qu’elle est incertaine. Il y a bel et bien une certaine similitude. De

plus, la légèreté sait que l’incertitude de son action, de ses possibles, ne sera jamais

résorbée, qu’elle restera toujours incertaine.

Notre vie oscille entre ces deux pôles : celle dont l’on a conscience et l’autre qui peut

rester inconnue. Deux contraires, deux façons de se voir, deux raisons pour agir, la

contradiction est l{, au cœur même de la vie. Est-ce que cela signifie qu’il faut arriver {

supprimer cette contradiction ? Non. Est-ce que cela signifie qu’il y a quelque chose

d’imparfait chez l’être humain ? Oui. Est-ce que cela signifie que cette imperfection est

négative, mauvaise ? Pas nécessairement. Cette imperfection est-elle le signe de notre

faiblesse ? Sûrement. Quelle est donc cette grande faiblesse ? L’incertitude. D’où vient

cette incertitude ? De notre ignorance de ce qui se passera, d’avoir le choix, d’être libre

et de n’avoir qu’une vie { vivre. Notre imperfection tient { l’absence de répétition, {

cette esquisse sans tableau. Peut-on faire autrement ? Non. Cette contradiction fait de

notre vie, fait de nous des êtres humains : libres, incertains, mortels et qui désirent

l’immortalité.

Ceci me fait penser { une histoire qu’Hérodote raconte dans son premier livre

Enquête, dont je n’ai malheureusement pas retrouvé l’extrait. Mais voici l’histoire

selon mon souvenir : un majestueux banquet était donné en l’honneur d’un roi perse

qui allait partir { la conquête d’un territoire ennemi proche. Un sage qui assistait { la

fête lui demanda ce qu’il allait faire après cette conquête. Le roi lui répondit qu’il allait

conquérir le territoire ennemi suivant. Le sage demanda de nouveau « Et qu’allez-vous

faire après avoir conquis ce nouveau territoire ? » Le roi répondit : « Je vais conquérir

le territoire suivant ». Le sage continua : « Et après celui là ». Le roi : « Je conquerrai le

suivant ». Le sage posa la question que l’on sait encore et encore. Le roi donna la

même réponse encore et encore. Le monde pour eux à cette époque étant beaucoup

Page 88: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

76

plus petit, le sage finit par demander : « Et que ferez-vous quand vous aurez conquis le

monde ? ». Le roi répondit : « Je ferai un majestueux banquet ». Le sage demanda

alors : « Mais pourquoi dans ce cas partez-vous ainsi à la conquête, puisque nous

avons déjà un majestueux banquet ? ». Le roi ne répondit pas et s’en alla.

Chapitre 5 La fugacité

La fugacité de notre existence, la vitesse à laquelle notre vie passe est une chose à

laquelle on ne s’habitue jamais tout à fait. Nous nous savons mortels, mais la plupart

du temps nous vivons comme si nous avions tout notre temps. Pourtant, il y a bien

certains âges qui marquent certaines crises, que ce soit celle de la trentaine, de la

quarantaine et plus récemment les médias discutent régulièrement de la crise de la

cinquantaine. On appelle ces moments des crises parce qu’elles sont des moments de

remise en question où l’homme pense { sa vie, { ce qu’il a fait, { ce qu’il fait et { ce qu’il

lui reste à faire. À chaque décennie, un constat se fait et certaines fois, il y a l’angoisse

du constat. Ces crises peuvent même s’accompagner de prises de décision assez

importantes : changer de travail, laisser son amoureux, avoir des enfants ou pas, etc.

Les plus grands changements habituellement se font à la crise de la trentaine, et même

maintenant à celle de la quarantaine ! Pourquoi ont-ils lieu à la trentaine ? Peut-être

tout simplement parce que ce que l’on nomme « la vie active » est déjà parcourue à

moitié ou presque. Parce que biologiquement le déclin des forces se fait sentir. Pas

énormément, mais déj{ on ne se sent plus immortel comme { l’adolescence. Le temps

avance et notre anniversaire nous le rappelle cruellement, nous mettant ainsi dans un

état d’urgence. Bien sûr certains le sentent plus que d’autres, certains n’y penseront

même pas ! Et la légèreté que lui arrive-t-il dans tout ça ?

Page 89: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

77

C’est comme si elle s’effaçait doucement. Pourtant c’est l’époque des choix voire des

changements importants. Alors pourquoi la légèreté s’efface-t-elle ? Peut-être tout

simplement parce que plus on sent le temps qui passe, plus on sent la fin qui approche

et plus on désire l’immortalité. Alors cette période est celle qui est la plus tournée vers

notre image, vers ce que l’on veut devenir. Elle est l’époque où le moi désire se

réaliser, où on ne veut plus simplement être, mais où l’on veut laisser sa trace dans la

mémoire des autres. C’est un processus que Kundera nomme le cadran de la vie. La

première phase est composée de notre enfance, de notre adolescence et de la jeune

vingtaine (cette dernière n’est pas toujours incluse). Elle est décrite ainsi : « Jusqu’{ un

certain moment, la mort reste quelque chose de trop éloignée pour que nous nous

occupions d’elle. Elle est non-vue, elle est non-visible. C’est la première phase de la vie,

la plus heureuse »94. C’est la phase où l’on ne comprend pas la mort. J’ajouterais même

que la vie elle-même n’est pas encore très bien comprise, c’est-à-dire que la tâche

qu’elle implique n’est pas encore saisie ou plutôt qu’on ne considère pas encore que la

vie a une tâche. La première phase est celle de l’innocence face { notre propre mort et

même parfois face à la mort en général. Si tout se passe bien, on ne pensera même pas

à la mort. Kundera dit que c’est la phase de la vie la plus heureuse, peut-être tout

simplement parce que sans image de la mort, il n’y a pas de désir d’immortalité, donc

pas de réflexion sur notre image. Le temps peut ainsi passer tranquillement, il peut

même procurer cette sensation de longueur reliée { l’impression qu’il ne finira jamais

de finir. On pourrait penser que la légèreté est très présente à cette époque, puisque

aucun désir d’immortalité ne vient la contrecarrer. Mais c’est le contraire, la légèreté

comme liberté ne se fait pas encore sentir, mais l’angoisse qui la pressent commence {

se montrer, elle commence à se faire sentir.

La deuxième phase est celle où : « tout à coup, nous voyons notre propre mort devant

nous et il est impossible de l’écarter de notre champ visuel. Elle est avec nous. Et

puisque l’immortalité est collée { la mort comme Hardy { Laurel, on peut dire que

l’immortalité est avec nous, elle aussi. À peine avons-nous découvert sa présence que

94

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.112

Page 90: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

78

nous commençons fiévreusement à prendre soin d’elle »95. La deuxième phase

pourrait être nommée celle de l’image, celle du désir d’apparaître et on pourrait

ajouter d’apparaître tel que l’on croit qu’il faut apparaître. Un leurre immense naît {

cette époque, celui où l’on pense pouvoir contrôler son immortalité comme on pense

pouvoir contrôler son image. L’homme pense fort { sa mort et alors il travaille fort

pour son immortalité. C’est le moment où l’on se met { courir après soi-même, où le

temps passe plus vite, où la brutalité des choses est la plus frappante et où l’homme

doit continuer de plus en plus rapidement. La deuxième phase étant hantée par le

désir d’immortalité, l’immortalité, elle, est hantée par sa jumelle, la légèreté. Cette

légèreté va souvent se manifester par le désir de tout arrêter ou encore par le désir de

faire des changements significatifs. Parallèlement, plus le travail sur l’immortalité est

important, plus la manifestation possible de la légèreté est puissante. Je dis bien

possible, parce qu’il se peut qu’elle ne se manifeste pas, qu’elle reste écrasée sous le

poids du désir d’immortalité. La deuxième phase est la phase la plus active sur tous les

plans. C’est le moment de la chance { saisir ou de l’ultimatum : « maintenant ou

jamais ». Bien sûr, toute notre existence est ainsi (une seule fois et après plus rien),

mais cette phase accentue cet effet. Elle le concentre et, comme le temps que l’on a

devant soi diminue constamment, cela permet de prendre conscience d’une façon plus

radicale que c’est peut-être la dernière chance. Car avant de sentir la présence de la

mort tout près, il semble qu’on puisse toujours se dire : « J’ai encore le temps ». Mais

plus elle approche, plus on se dit : « Maintenant ou jamais ». Enfin cette dernière

phrase se transforme en : « Il est trop tard pour… ». Si on reprend l’image de

l’autoroute employée plus haut, cette phase est le moment où il faut se rendre { un

endroit x pour telle heure. Alors on pèse sur l’accélérateur. Le plus drôle et aussi le

plus triste, c’est qu’il arrive qu’on accélère tellement que l’on ne voit plus rien. C’est le

moment où nous souhaitons tellement réaliser notre vie, nos projets, qu’{ la limite

nous ne vivons plus notre vie. La course { l’immortalité est lancée.

95

Idem,p.112

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79

Pourtant, nous parlions de la légèreté plus haut, celle-ci peut-elle encore faire

surface ? Oui, elle est comme le frein de l’automobile. Il semble toutefois plus rare que

quelqu’un appuie fortement sur le frein, mais il n’empêche que cela peut arriver. Il

suffit de prendre l’exemple d’Agnès. Mais avant d’aller retrouver Agnès regardons

comment Kundera décrit la troisième période du cadran de la vie :

une troisième, la plus courte et la plus secrète, dont on sait très peu de chose et dont on ne parle pas. Ses forces déclinent et une désarmante fatigue s’empare de l’homme. Fatigue : pont silencieux qui mène de la rive de la vie { la rive de la mort. La mort est si proche qu’on s’ennuie à la regarder. Comme autrefois, elle est non-vue et non-visible. Non-vue, comme les objets trop familiers, trop connus. […] L’immortalité est une illusion dérisoire, un mot creux, un souffle de vent qu’on poursuit avec un filet { papillons, si on la compare { la beauté du peuplier que le vieil homme fatigué regarde par la fenêtre. L’immortalité, le vieil homme fatigué n’y pense plus du tout96.

L’homme rendu { la troisième phase est fatigué, après la course folle de la deuxième. Il

observe les choses simplement et elles lui apparaissent dans toute leur beauté.

L’homme fatigué n’a que faire de son image ou de ce que pensent les autres. Le temps

précieux qu’il lui reste, il le passe entièrement dans le présent. Le futur est sa mort

certaine, rien ne sert de se fatiguer davantage en y pensant. Elle viendra bien assez

vite. Dans ce peu de temps alors se contracte la beauté, le goût du monde qui

l’entoure. L’homme qui n’a plus de temps peut enfin être, être sans l’immortalité, être

très léger malgré la fatigue. L’homme qui atteint cette phase est légèreté. Il se laisse

enfin être libre. Kundera montre cette liberté par un mot que Goethe emploie au sujet

de Bettina au cours de cette troisième phase. Avant, sans cesse, dans le roman, il se

préoccupait de son immortalité et Bettina ne cessait de le poursuivre avec son amour.

Il traitait cette dernière avec prudence, car il avait conscience du pouvoir qu’elle

pouvait avoir sur son immortalité. En sa présence, il se retient donc toujours pour ne

pas faire de faux pas et nuire à son immortalité. Mais devenu un « vieil homme

fatigué », il écrit en parlant d’elle : « taon insupportable ». Kundera insiste sur ses

mots et il écrit : « Les mots « taon insupportable » n’étaient en accord ni avec son

œuvre, ni avec sa vie, ni avec son immortalité. Ces mots, c’était de la liberté pure. Seul

a pu écrire ces mots un homme qui, parvenu à la troisième phase de la vie, a cessé de

96

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.113

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gérer son immortalité et ne la tient pas pour une chose sérieuse. Il est rare de parvenir

jusqu’{ cette extrême limite, mais celui qui l’atteint sait que là et nulle part ailleurs se

trouve la véritable liberté »97. Goethe dans ce geste a fait usage d’une liberté pure. Il ne

s’est pas empêché, ni contraint { quoi que ce soit et voici ce qui en est sorti : « taon

insupportable ». Cet homme ne pouvait effectivement plus penser à son immortalité.

La mort proche, l’homme ne pense plus { sa vie après celle-ci, mais il pense à la vie

qu’il lui reste avant, c’est dorénavant sa seule préoccupation, sa seule certitude. Alors

si notre vie est incertitude par rapport à nos actions, elle est certitude par rapport à

une seule chose : notre mort. On ne sait où, ni quand, ni comment, mais on sait qu’elle

viendra. Alors pourquoi est-ce que l’on ne vit pas toujours dans cette certitude de la

troisième phase ? Pourquoi est-ce que l’on ne goûte pas pleinement à cette beauté de

la vie ? Peut-être parce que pour la goûter pleinement, il faut tout d’abord tout

simplement la goûter, c’est-à-dire prendre le temps et ne pas simplement passer en

vitesse. Je ne sais pas. Toutefois, il semble qu’il y ait des moments dans la vie qui se

rapprochent de cette liberté pure. C’est maintenant le temps de revenir { Agnès.

Agnès est dans la deuxième phase de la vie. Elle pratique, au contraire de sa sœur

Laura, la soustraction. Elle ne cherche pas { s’individualiser, ni { se démarquer. On

pourrait même dire qu’Agnès préférait se faire oublier. Elle est d’ailleurs un de ces

rares cas qui décident de tout quitter pour aller vivre ailleurs. Elle veut quitter mari et

enfant pour aller vivre en Suisse. Elle n’y arrivera jamais, puisqu’elle meurt avant dans

le roman. Agnès décide d’aller en Suisse pour retrouver la solitude et réaliser le

dernier vœu secret de son père. Puisque c’est lui qui lui a fait découvrir les chemins

dans les montagnes et que c’est lui aussi qui lui a légué en secret assez d’argent pour

qu’elle puisse s’y établir. Grâce { cette somme d’argent, Agnès a pu retourner en

Suisse deux fois par année. Plus le temps passait, plus elle y allait et plus elle voulait y

rester. Alors elle s’est elle-même surprise un jour par son « oui » qu’elle a accordé sans

hésitation { une proposition d’un poste en Suisse. Elle a accepté l’emploi et elle est

heureuse, plutôt soulagée, car cela lui donne une excuse valable pour déménager loin

97

Idem, p.114

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81

de son mari et de sa fille. Il ne faut pas oublier qu’Agnès est dans la deuxième phase et

que sans une explication jugée valable aux yeux des autres, elle ne pourrait pas partir

sans complication. Ce qu’elle ne veut pas, ne veut plus, mais elle sait que simplement

dire : « Je pars, mais je vous aime pareil, donnez moi de vos nouvelles de temps en

temps » semblerait particulièrement contradictoire, irresponsable, d’une légèreté

folle, comme on l’a expliqué au chapitre précédent. Agnès est un des rares cas, qui se

soient laissés emporter par un désir autre que celui de son immortalité. Agnès désire

la solitude, une solitude entourée de montagnes et de chemins. Agnès fait ce choix qui

apparaît comme irrationnel, mais qu’elle désire de tout son être. Mais ce choix ne se

réalisera pas dans le roman, on ne peut donc pas savoir ce qui arrive d’elle en Suisse

car elle ne s’y rendra jamais. Avant de partir et de mourir dans un accident de voiture,

elle fait néanmoins une expérience particulière que voici : « Parvenue à un ruisseau,

elle s’était allongée dans l’herbe. Longtemps, elle était restée étendue là, croyant

sentir le courant la traverser, emportant toute souffrance et toute saleté : son moi.

Étrange, inoubliable moment : elle avait oublié son moi, elle avait perdu son moi, elle

en était libérée ; et là il y avait le bonheur »98. Délestée de son moi, Agnès est

heureuse. Tout comme l’était Goethe quand il écrivait : « taon insupportable », car il

ne s’occupait plus de son immortalité, et au cœur de l’immortalité il y a le moi. Ces

deux moments de bonheur différents sur plusieurs points se rapprochent au plus haut

point par l’absence du moi et sur la beauté de la vie qui les entoure. Goethe et Agnès

saisissent cette beauté. Goethe est perpétuellement en train de la saisir dans la

troisième phase et Agnès en fait une étrange expérience pendant un moment. Cette

expérience aurait pu se révéler marquante pour le reste de sa vie. Agnès en est déjà

marquée et en tire la conclusion suivante : « Ce qui est insupportable dans la vie, ce

n’est pas d’être, mais d’être son moi »99. À force d’user de soustraction, elle est arrivée

à vivre cet étrange moment où pour une fois elle ne sent plus le poids de son image, de

son moi. En réalité elle sent ce poids que peu d’entre nous peuvent sentir ou même

considérer comme un poids. C’est le poids du désir d’immortalité, qui ne pèse plus sur

Agnès. Elle est devenue à ce moment légèreté. Elle est si légère que même si tous les

98

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p. 381 99

Idem, p.381

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possibles s’étalaient devant elle, elle comprendrait que peu importe ce que l’on vit,

l’important c’est d’être, de goûter à la beauté du monde, de se sentir uni à lui. Du

moins c’est ce que l’on peut supposer grâce { ce qu’elle dit : « Vivre, il n’y a l{ aucun

bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux. Être : se transformer en

fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède »100.

Agnès a fait l’expérience particulière de faire un avec le monde, comme Goethe fatigué

certes, se sent uni avec la nature. C’est dans ces moments exceptionnels que l’homme

est pleinement, ou, comme le dit Agnès, ne se préoccupe pas de sa vie ; puisque penser

sa vie c’est penser { son immortalité, c’est apercevoir sa vie en dehors de sa vie, c’est

oublier le temps qui passe et la certitude de notre mort, c’est penser constamment {

celle-ci sans la penser concrètement, c’est vivre sans compter sur la fugacité de la vie.

Mais peut-on faire autrement ?

Chapitre 6 La solitude

Agnès désire être seule. Elle est seule quand elle fait l’étrange expérience d’être.

Goethe est fatigué, vieux et seul quand il écrit dans un moment de liberté pure : « taon

insupportable ». Avenarius, dont on a peu parlé, est seul face à Diabolum. Tomas a

plusieurs choix à faire, il est seul face à eux à chaque fois. Sabina de L’insoutenable

légèreté de l’être fait des choix, qui finalement l’amènent toujours à être seule. Elle le

sait, c’est par un geste conscient qu’elle fait ses choix dont elle connaît la

conséquence : la solitude. La liberté s’exerce seul. Chacun doit faire face { ses propres

choix, { sa propre liberté. Nous sommes seuls { l’intérieur de nous-mêmes. C’est peut-

100

I Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p. 381

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être aussi la seule façon de devenir léger comme le remarque Haufniensis, ce cher

pseudonyme de Kierkegaard, en parlant du génie religieux : « En se tournant alors au-

dedans de lui-même, il découvre la liberté »101. Cet homme qui possède le génie

religieux prend alors conscience de sa liberté intrinsèque. Il prend conscience qu’il est

liberté. Que cet homme soit religieux peu importe, ce que souligne l’extrait c’est que

chaque homme a la possibilité de découvrir la liberté. Cette première action de se

tourner vers soi-même, chacun des personnages que l’on vient d’énumérer l’a vécue.

Ils ont tous senti ce vertige de la liberté. Ils ont tous senti leur légèreté. Ils ont tous été

seuls face { l’angoisse qui accompagne cette situation. L’angoisse et l’incertitude allant

main dans la main et ils devaient faire un choix. Ils étaient seuls. La question se pose

alors : doit-on être seul pour être libre ? Il ne s’agit pas d’être absolument seul, sans

personne qui nous entoure, mais certainement d’être seul comme celui qui s’est

tourné vers lui-même.

L’autre est-il pour autant devenu facultatif ? La question ainsi posée envisage mal le

problème. Car tous ceux que nous avons nommés plus haut sont dans la solitude

pendant le moment de choisir, et pourtant il suffit de penser à Tomas pour voir que

tous ses choix le rapprochent davantage de Tereza. Quant à Avenarius, il veut toujours

que son ami Kundera l’accompagne dans ses escapades nocturnes. Goethe écrit « taon

insupportable » dans une lettre pour un de ses amis. La solitude dont il s’agit ici, n’est

pas la solitude mondaine, mais plutôt la solitude prise comme intériorité. Ainsi pour

être plus juste, il faut dire : nulle légèreté sans intériorité. Toujours dans Le concept

d’angoisse, Kierkegaard nous éclaire en écrivant : « l’intériorité est une

compréhension »102. L’intériorité prise dans ce sens est une compréhension de soi. De

plus, si on analyse le mot compréhension, qui implique de saisir et d’emmener vers

soi, l’intériorité devient un saisissement de soi-même { l’intérieur de soi. C’est le cœur

du mouvement et on peut ajouter le cœur du problème. Ainsi perçu l’homme qui se

tourne { l’intérieur de lui-même découvre la liberté, il s’est donc saisi lui-même

101

Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques

Gateau, Paris, 1990, p.276 102

Idem, p.314

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comme liberté. Ce soi-même comme liberté implique beaucoup de légèreté vu

l’incertitude sous-jacente. Haufniensis y insiste : plus l’incertitude est grande plus

l’angoisse vécue est grande. Face { soi-même, il y a donc ce double mouvement de

crainte et d’envie. La liberté n’est pas ce qui est le plus rassurant, car elle montre notre

incertitude c’est-à-dire notre devenir. L’homme n’est pas « fixé » à être ainsi, il

devient, mais devenir implique les possibles et la liberté. La liberté ainsi acquise fait

sentir l’extrême légèreté de l’homme. Cette liberté apparaît comme légèreté. Elle peut

apparaître insoutenable, car l’individu qui se perçoit ainsi perd aussi la certitude de

son identité. À l’image d’Agnès et de Laura qui pratiquaient la soustraction et

l’addition, cet individu ressent au plus profond de son être la soustraction maximale :

il n’est que légèreté. Ce manque d’appui et l’instabilité, qu’il fait naître, peuvent le

pousser { chercher les assises d’un moi plus étendu, qui apparaît plus solide en usant

de l’addition.

C’est { ce moment, que la contradiction refait surface. La contradiction est ici le

balancement entre les deux pôles d’incertitude certaine et de certitude incertaine.

C’est du pareil au même serait-on tenté de dire ? Du point de vue théorique : oui. Mais

du point de vue pratique : non. Ainsi il peut être aisé de comprendre l’absurdité de

notre désir d’immortalité, mais peut-on vraiment en faire fi en pratique ? Je crois que

non. Il suffit de penser { Agnès et { ce moment où elle vit la plénitude de l’être sans le

poids de son moi. C’est un moment et celui-ci passe. Après elle y réfléchit certes, mais

elle n’oublie pas son mari ni sa fille. On pourrait ajouter que ce n’est qu’un moment,

que ce n’est pas sa vie entière qu’elle a vécue de la sorte. On pourrait toujours objecter

qu’il doit bien y avoir certains moines qui arrivent { mener ce type d’existence. Il faut

alors souligner qu’ils y arrivent après des années d’efforts et de luttes incessantes

avec eux-mêmes. De plus, cette lutte s’effectue le plus souvent dans un environnement

contrôlé : le monastère, un lieu où il y a une routine bien établie, un maître pour aider

le disciple et des textes sacrés à leur portée. Les moines peuvent donc être

entièrement tournés vers leur tâche : d’être, ou pour le dire autrement, d’abolir leur

moi. Alors si pour eux c’est une lutte qui peut durer plusieurs années, on peut

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imaginer que cela ne soit pas si facile pour le commun des mortels. Agnès vit un

moment particulier qui va la marquer à jamais. Aurait-elle pu le revivre ? On ne le

saura jamais, mais on peut imaginer qu’elle aurait pu en vivre une variante ou du

moins chercher à en vivre une. Ceci apparaît probable parce qu’Agnès pratique la

soustraction. Son moi et son désir d’immortalité sont déj{ amoindris par cette action.

Par contre, la même situation vécue par Laura serait improbable. On a l’impression

que pour que cela se produise, Laura ne devrait plus être Laura. Elle a trop de moi

pour sentir l’être comme Agnès. Son moi l’empêche d’arriver { cette intériorité.

Étrange paradoxe que ce soit le moi qui empêche le moi de se saisir lui-même de

l’intérieur. C’est le résultat dû au fait que ce moi reflète toutes les additions

conscientes ou inconscientes que l’on y a mises et ainsi il est pris dans ses restrictions

et il ne peut plus plonger { l’intérieur de lui-même.

La solitude de la liberté est la solitude du soi que l’on porte en soi. Ce n’est pas ce moi

social qui reflète une image, ni ce désir d’immortalité qui refuse la mort. Cette solitude

est la liberté qui accepte la mort, qui la voit et qui ne s’en soucie pas comme Goethe.

Elle est celle qui plonge si profondément dans l’instant présent qu’elle pressent

l’éternité et le monde qui l’entoure comme ne faisant qu’un. Cette solitude n’est pas

solitaire. Ceci est un autre paradoxe de cette condition : autant on peut avancer avec

son moi, désirer se faire remarquer, se faire aimer par le plus grand nombre et se

sentir profondément seul au monde ; autant en laissant son moi de côté, en

disparaissant presque aux yeux du monde, on peut se sentir profondément uni au

monde qui nous entoure. C’est du moins ce que semble se dire Agnès quand elle se

souvient de son expérience et qu’elle tente de la définir : « Vivre, il n’y a l{ aucun

bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux. Mais être, être est

bonheur. Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers

descend comme une pluie tiède »103. C’est aussi cette idée qui semble animer Kundera

quand il parle de la troisième phase de la vie : « L’homme fatigué regarde par la

fenêtre et contemple le feuillage des arbres dont il prononce mentalement le nom :

103

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.381

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marronnier, peuplier, érable. Ces noms sont beaux comme l’être même. Le peuplier

est grand et ressemble à un athlète levant le bras vers le ciel. Ou bien il ressemble à

une haute flamme pétrifiée. Le peuplier, oh, le peuplier »104 et ce passage continue

avec un passage que l’on a déj{ cité : « L’immortalité est une illusion dérisoire, un mot

creux, un souffle de vent qu’on poursuit avec un filet { papillons, si on la compare { la

beauté du peuplier que le vieil homme fatigué regarde par la fenêtre. L’immortalité, le

vieil homme fatigué n’y pense plus du tout »105. L’homme fatigué est. Le temps passe si

vite, l’homme fatigué n’a plus le temps d’y penser, ni { son futur, ni { son passé, son

présent est donc libre, il peut alors seulement être. C’est la solitude certes, mais quelle

sublime solitude.

Au sujet de celle-ci, il me reste pour clore ce chapitre une seule image { explorer. C’est

une image que Kundera emploie : le chemin. Le chemin et aussi tous ces petits

chemins qu’Agnès emprunte dans les forêts suisses. Le chemin est le contraire de

l’autoroute. Il a un je-ne-sais-quoi de solitaire. Voici en quels termes Kundera le

décrit :

Chemin : bande de terre sur laquelle on marche à pied. La route se distingue du chemin non seulement parce qu’on la parcourt en voiture, mais en ce qu’elle est une simple ligne reliant un point { un autre. La route n’a par elle-même aucun sens ; seuls en ont les deux points qu’elle relie. Le chemin est un hommage { l’espace. Chaque tronçon du chemin est lui-même doté d’un sens et nous invite { la halte. La route est une triomphale dévalorisation de l’espace, qui aujourd’hui n’est plus rien d’autre qu’une entrave aux mouvements de l’homme, une perte de temps106.

Le chemin est une halte présente à chaque pas. Il est la beauté de la nature

constamment présente { nos côtés. Nul n’a le goût d’accélérer dans un chemin. Le

chemin appelle la lenteur, il éveille les sens. Il a aussi quelque chose d’intime. Il est

rare que l’on soit plusieurs en même temps sur le même chemin. Le plus souvent on y

est seul, il peut arriver qu’on y soit deux comme pour Agnès et son père, rarement

trois. Plus le nombre de promeneurs augmente moins le chemin se laisse percevoir

104

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.113 105

Idem, p.113 106

Idem, p.330

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comme un chemin. Tandis que sur l’autoroute c’est la multitude, le moins de haltes

possibles et la nature qui disparaît sous tout ce béton. On prend la route pour aller

vite. D’ailleurs rouler lentement sur une autoroute est bien souvent assommant.

Tandis que pour le chemin le plaisir est de le parcourir et non d’arriver { destination.

Le chemin est l’occasion rêvée pour prendre son temps, la route pour ne pas le perdre.

La route ou le chemin ; de quelle façon décide-t-on de vivre ? Kundera considère que

la question est en partie réglée, car il ajoute :

Avant même de disparaître du paysage, les chemins ont disparu de l’âme humaine : l’homme n’a plus le désir de cheminer et d’en tirer une jouissance. Sa vie non plus, il ne la voit pas comme un chemin, mais comme une route : comme une ligne menant d’un point { un autre, du grade de capitaine au grade de général, du statut d’épouse au statut de veuve. Le temps de vivre s’est réduit { un simple obstacle qu’il faut surmonter { une vitesse toujours croissante107.

Alors ne reste-t-il que des routes ? Peut-être pas. Pensons à ce même Kundera, qui

pendant le roman, déguste du canard avec son ami Avenarius. Il est encore possible de

déguster. Mais alors il faut lutter ou du moins si on est sur la route mettre les freins, ce

qui ne va pas de soi. Le chemin permet de goûter à la vie et encore une fois il est l’acte

de prendre le temps. La route, elle, permet la vitesse et elle donne l’impression de

gagner du temps. Mais qui gagne vraiment du temps en roulant sur la route de sa vie à

une vitesse folle en passant du point A au point B ? Le point A étant notre naissance et

le point B étant notre mort. Est-il vraiment si pressant d’atteindre le point B dans cette

situation, de vivre ainsi sa vie à toute allure ? Ne vaut-il pas mieux la déguster,

prendre le temps de faire le plus de haltes possibles ? On n’a qu’une seule vie. Une

seule. Alors pourquoi se dépêcher de la finir ? Pourquoi ne pas profiter de la beauté du

monde qui nous entoure ? Qu’est-ce qu’il y a de si pressant ? Qu’est-ce qu’il y a de si

pressant à faire ? Et pourquoi ?

Rubens, le personnage principal de la cinquième partie de L’immortalité, semble

proposer une réponse : « Jamais Rubens ne doutera de la totale inutilité de son travail.

Au début, il en fut attristé et se reprocha son immoralisme. Mais il finit par se dire : au

107

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.330

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fond que signifie « être utile » ? La somme de l’utilité de tous les humains de tous les

temps se trouve entièrement contenue dans le monde tel qu’il est aujourd’hui. Par

conséquent : rien de plus moral que d’être inutile »108. Le désir d’immortalité de

chacun semble désirer l’utilité. L’utilité de notre vie pour arriver { parfaire notre

immortalité. L’utilité permet de ne pas être vivant en vain. Elle est la contrainte qui

donne un sens. L’autoroute qui mène de A { B. L’inutilité, elle, est la perte de sens d’un

moi qui a subi beaucoup de soustractions. L’immortalité perd alors de son attrait au

profit de l’instant. Cet instant où on est pleinement, celui où on est frappé par la

beauté de la nature. L’instant où on fait une halte : le chemin.

Chapitre 7 Le Grund

Seule avec elle-même, Agnès a vécu un moment particulier où elle a été « un » avec la

nature. Son moi absent, elle a pu goûter pleinement au simple fait d’être. Elle était

extrêmement légère. C’était un moment de sa vie, de cette vie qui s’achève dans un

accident de la route. Pourtant après réflexion, et il en fut question plus haut, il semble

toujours qu’Agnès était plus disposée { vivre cette expérience qu’un personnage

comme sa sœur Laura. La différence paraît provenir du fait qu’Agnès pratique la

soustraction et Laura, elle, l’addition. Mais qu’est-ce qui fait qu’Agnès use de la

soustraction et Laura de l’addition ? Est-ce ainsi parce qu’Agnès désire passer

inaperçue et que Laura est plus ambitieuse ? Pourquoi Laura est-elle plus ambitieuse ?

Qu’est-ce qui fait qu’un individu devient tel ou tel individu ? Est-ce contingent tout

simplement ? Les circonstances favorisent sans doute certaines dispositions, mais pas

la manière dont l’individu décide de réagir face à celles-ci. Autrement dit, qu’est-ce qui

108

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.428

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pousse un individu dans telle direction ? Qu’est-ce qui l’attire ? Qu’est-ce qui

l’oriente ? Son moi ? Non, parce que c’est déj{ dans la façon de vivre avec leur moi qui

différencie les deux sœurs. C’est donc quelque chose de plus profond. L’intériorité, qui

est ce mouvement qui permet de se saisir soi { l’intérieur de soi, donne une forme de

réponse { la question. Ce qui fait la différence entre Agnès et sa sœur, ce n’est pas leur

moi, mais leur soi, c’est-à-dire pas le moi de l’image, mais le « moi » qui est réellement.

Haufniensis explique ceci: « Le contenu le plus concret que puisse avoir la conscience

est la conscience de soi, de l’individu lui-même, non pas la conscience du moi pur mais

d’un moi si concret qu’aucun écrivain, même le plus riche en mots, même le plus

puissant peintre, n’a jamais pu en décrire un pareil, alors que chacun de nous en est

un »109. On peut aller plus loin et dire « voici l’inaccessible dans chaque individu, voici

la singularité même, ce sur quoi l’individu en entier repose, même le « moi-image » ».

Voici ce qui entre en relation avec la contingence, qui se façonne avec elle. On pourrait

dire que c’est ce qui se trouve au fondement de l’individu. Comment décrire cette

fondation de l’individu, surtout si elle est indescriptible, parce qu’elle est trop

concrète ? On peut commencer par tenter de mieux saisir ce concept de fondement

grâce à ce que Kundera nomme le grund.

Il présente ce terme par le biais d’une histoire. L’histoire d’une jeune fille qui tente de

se suicider en s’assoyant au milieu de l’autoroute et qui pour une raison inconnue

change d’idée ; elle se lève alors et part. Kundera discute de cette histoire avec

Avenarius et il souligne qu’il n’y a aucune raison logique pour expliquer son geste ou

plutôt aucune raison raisonnable. Il dit : « Aussi la raison en tant que cause est-elle

toujours perçue comme rationnelle. Une raison dont la rationalité n’est pas

transparente paraît incapable de causer un effet »110. Il semble déraisonnable que la

jeune fille ait agi de la sorte sans raison raisonnable. Que cela paraisse évident, voilà

qui fait surtout ressortir l’évidence de notre façon de penser. C’est notre façon de

penser la « raison » qui est mise de l’avant, car la racine du mot est sous-entendue

109

Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques

Gateau, Paris, 1990, p.315 110

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.350

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dans notre façon de penser. La racine de ce mot renvoie au logos grec et donc à la

raison, ainsi elle est reliée avec la rationalité et surtout avec la logique. Alors dans

notre usage courant la raison implique une raison logique, une cause rationnelle. Nous

comprenons mal ou plutôt il nous est difficile de comprendre une raison

déraisonnable, puisque nous sommes français et que notre langue a pour fondement

le latin. Pourtant, il est possible de comprendre la raison autrement. Ce que Kundera

explique ainsi : « Or, en allemand, la raison en tant que cause se dit Grund, mot qui n’a

rien { voir avec la ratio latine et qui désigne d’abord le sol, puis un fondement. Du

point de vue de la ratio latine, le comportement de la jeune fille assise sur la route

semble absurde, démesuré, sans raison, pourtant il a sa raison, c’est-à-dire son

fondement, son Grund »111. Le Grund est le sol sur lequel chacun d’entre nous repose.

Chaque Grund est particulier et comme le mentionnait Haufniensis indescriptible,

impossible à saisir en entier.

Pourquoi Agès décide-t-elle de quitter son mari et sa fille ? À cause de son père, mais

encore… Pourquoi Tomas quitte-t-il la Suisse ? Pour Tereza, mais encore… Pourquoi

Tereza quitte-t-elle tout pour aller rejoindre Tomas ? À cause d’un roman de

Dostoïevski et d’une pièce de Beethoven, mais encore… C’est alors dire que Tomas

quitte la Suisse pour Tereza qui a quitté son village natal { cause d’un roman et d’une

pièce ! Et Agnès ne fait-elle qu’honorer la mort de son père ou est-ce l’appel de la

solitude qui l’enchante ? Mais encore, est-ce que l’appel de la solitude l’enchanterait

autant si elle n’était pas mariée ?... Toutes ces réponses sont des raisons certes, mais

elles sont toutes des raisons dont la raison est questionnable. Ce sont des raisons non

transparentes dues au Grund de chacun de ces personnages. Saisir ce Grund d’une

façon logique devient impossible quand on y regarde de plus près. Il n’a pas { être

raisonnable, pourtant c’est ce qui est le fondement, « qui est la cause permanente de

nos actes, qui est le sol sur lequel croît notre destin »112. Kundera ajoute : « J’essaye de

saisir chez chacun de mes personnages son Grund et je suis de plus en plus convaincu

111

Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p.351 112

Idem, p.351

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qu’il a le caractère d’une métaphore »113. En lui donnant le caractère d’une métaphore

Kundera rend le Grund à la fois plus saisissable et plus insaisissable, car la métaphore

est à la fois inclusive et ouverte. Elle a aussi la souplesse requise pour rester la même

face aux différentes situations que vit un individu. Puis, si on y regarde de plus près,

une métaphore n’est pas nécessairement logique ! Par contre, elle est ce qui permet le

mieux de saisir un Grund , ou pour le dire autrement, elle montre le lien qui unit un

individu à son fondement. Par conséquent, on arrive à mieux comprendre la relation

que l’individu entretient avec le monde ou comme le dit Kundera : « le sol sur lequel

croît notre destin ». De ce sol naît la singularité. Quand, comment, cela se fait-il ? Je ne

sais trop. Quand est-ce que la métaphore se cristallise? Pour Kundera, ce moment

arrive quand sa compréhension de l’individu qu’il observe trouve enfin le sol, donc la

métaphore et qu’elle lui paraît expliquer les agissements de l’homme devant lui. Mais

pour l’individu même, quand est-ce que ce sol se précise ? Quand est-ce qu’il devient

ainsi ? Est-ce dès le départ ou au gré des contingences ou de ces choix ? Nous ne le

saurons jamais, car l’individu devient et ne cesse de devenir. On ne sait pas d’où vient

ce Grund, ni comment il se crée. On sait seulement qu’il est l{ et qu’on est en relation

constante avec celui-ci. Quand on le saisit mieux, on arrive { cet état qu’Haufniensis

nomme l’intériorité et on trouve la liberté.

Peut-être que quand on en arrive l{, c’est la liberté parce que la lutte cesse. On ne lutte

plus avec soi-même, on se saisit soi-même comme soi, on pourrait dire que l’on

s’accepte. Accepter dans ces circonstances revient { accepter notre incertitude et

notre mort certaine. Accepter : c’est aussi cesser de lutter et se laisser être léger.

Accepter ultimement : c’est accepter la légèreté, notre liberté et ce qu’elle implique.

Accepter, c’est l’acte de faire face aux possibles et { l’angoisse qui les accompagne.

Accepter dans ce moment : c’est ce que fait l’homme qui se laisse être. Être libre : c’est

être.

113

Idem, p.351

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Conclusion

Cet essai sur la légèreté tire à sa fin. Je ne crois pas avoir épuisé le sujet, ni montré que

je le maîtrisais pleinement, mais il me semble avoir réussi à montrer un peu plus

clairement ce mouvement, cet état. Je me suis essayé à comprendre cette légèreté

variable. Où quelquefois on est très léger, d’autres fois seulement léger, et d’autres fois

encore lourds. Et il faut ajouter notre lourdeur naturelle : notre désir d’immortalité. Ce

désir si puissant façonne notre image. Il forme une image qui nous échappe sans cesse.

Au cœur de l’homme, il y a l’incertitude. Alors comment soutenir l’insoutenable

légèreté de l’être ? En prenant appui sur son moi, le futur, le passé, l’homme tente de

se donner un sens, alors que le présent permet de tout recommencer ou du moins de

faire d’autres choix. Mais recommencer le voulons-nous vraiment ? Sommes-nous

prêts à laisser notre identité devenir plus floue, plus transparente ? Sommes-nous

prêts à retourner au chemin ? D’ailleurs, comme demande Kundera, le chemin est-il

encore possible ? Peut-il revenir? Serons-nous morts avant ?

Si philosopher c’est apprendre { mourir, être léger dans le sens d’être libre c’est

apprendre à vivre avec notre contradiction profonde, notre dédoublement, notre désir

qui cherche { la fois la liberté et l’immortalité. Si philosopher c’est apprendre à

mourir, être léger c’est cet apprentissage, c’est le survol { chaque instant des possibles

qui s’offrent { nous. C’est l’homme qui s’éduque grâce { ces possibles, qui selon

Haufniensis dans Le concept d’angoisse, viennent de pair avec l’angoisse, que l’homme

doit affronter ensemble : « L’homme formé par l’angoisse l’est par le possible et seul

celui que forme le possible l’est par son infinité »114. Parce que les possibles ne sont

114

Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques

Gateau, Paris, 1990, p.329

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pas qu’heureux, ils sont aussi incertains. Ils incluent aussi toutes les difficultés, la

souffrance et la douleur propre { l’homme. Quand l’homme se retrouve ainsi face {

ceux-ci, il se retrouve face à lui-même, face { l’incertitude, face { demain. L’éducation

par les possibles permet { l’homme d’anticiper, de vivre, de présupposer que tout peut

lui arriver. Elle lui rappelle qu’effectivement tout peut arriver. L’angoisse saisit alors

l’individu. Face { cet infini possible l’homme peut être pris de vertige et il peut :

« sombrer { pic, mais c’est pour ressurgir de l’abîme, plus léger que toutes les

lourdeurs et horreurs de la vie »115. L’homme formé par le possible réalise que la vie

est toujours douce pour lui par comparaison à tous ses possibles, ce qui fait dire à

Haufniensis : « Redouter le destin matériellement, ses vicissitudes, ses défaites, un

croyant formé par l’angoisse en est exempt, car elle-même a déjà formé en lui le destin

et l’a déj{ dépouillé absolument de tout ce qu’aucun destin peut lui enlever »116. Cet

homme peut donc aller léger dans la vie, sans peur du lendemain, il devient libre. C’est

pourquoi, à la toute fin, Haufniensis en parlant de l’apprentissage de l’angoisse écrit :

« Au contraire quand on fait de celle-ci le vrai apprentissage, on est sûr d’avancer en

dansant { l’heure où les angoisses du fini commenceront leur musique, et que les

apprentis de la finité perdront tête et courage »117. J’ai le goût d’ajouter en dansant

d’un pas léger. L’homme éduqué par l’angoisse transforme sa vie en danse légère.

115

Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques

Gateau, Paris, 1990, p.332 116

Idem, p.333 117

Idem, p.335

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94

Journal le 6 novembre 2011

Il est tôt. De mon balcon, j’observe le givre sur les voitures plus bas. L’autoroute est

presque déserte. Les premiers rayons du soleil percent tranquillement le ciel et

viennent réchauffer mon visage en même temps que le froid, lui, perce un peu ma

peau. L’air est bon, je prends une grande respiration. Je suis dans un accoutrement

digne de Goethe au paradis, le vieux Goethe. Je ris doucement de moi. De petites mains

viennent frapper dans la porte vitrée derrière moi. J’entrevois un sourire. Je regarde

une dernière fois l’horizon et je rentre pour continuer…

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Le mot de la fin

Je quitte ce texte, mais pas cette méditation sur la liberté. Dorénavant, elle me suivra.

Elle pourra me revenir à chaque instant ou presque. Est-ce que je vais réussir à

affronter l’angoisse ? Vais-je en faire mon éducation ? Je ne le sais.

Ma dernière pensée avant de quitter ce texte sera pour la foi, que l’on pourrait

nommer aussi acceptation ou une sorte de confiance, que ce cher Haufniensis

nommerait sans problème Providence. Pendant l’angoisse ou après l’angoisse ou en

état d’angoisse face { l’angoisse, ne faut-il pas tout simplement pour apaiser celle-ci

l’accepter comme partie intégrante de notre existence. C’est plus qu’accepter, car il

nous faut arriver { souhaiter qu’il en soit ainsi, à aimer, si je puis dire, notre

incertitude. Puisque si l’on savait de quoi notre lendemain sera fait aucun choix ne se

poserait, la liberté nous serait inutile. Mais l’incertitude qui nous terrorise est aussi ce

qui permet de choisir librement, la preuve de notre liberté. Pourquoi ne vivons-nous

pas tout simplement avec ?

Accepter de ne pas savoir, accepter de se tromper et donc de sûrement commettre un

péché ! Pourtant si j’ai bien compris ce que suggère Haufniensis, on fait le bien en

vivant sa liberté. Alors accepter nous permet en quelque sorte d’être libre et de

pouvoir désirer librement. Est-ce si facile à faire ? Est-ce si simple ?

Il me semble que non, pour toutes les raisons énumérées plus haut et pour toutes les

autres raisons que je n’ai pas énumérées. Je finirai en répétant Haufniensis : « A

chaque homme d’une même génération, comme { chaque jour, sa peine ; c’est assez

Page 108: Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et …...Méditation sur la liberté Inspirée de Kierkegaard et de Kundera Mémoire Valérie Roberge Maîtrise en philosophie

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pour chacun de prendre garde à soi, sans besoin d’embrasser tous ses contemporains

de sa patriarcale inquiétude ». Après cette ultime répétition c’est ici que je te laisse

cher lecteur. Bonne route.

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Bibliographie Kierkegaard -Œuvres complètes de SØren Kierkegaard (OC), trad. P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau, Paris, Édition de l’Orante, 1966-1986, 20 volumes. -SØren Kierkegaards Papirer [Papiers de SØren Kierkegaard] (Pap), éd. Par P. A. Heiberg, V. Khur et E. Torsting, reproduite et augmentée par N. Thulstrup, indexée par N. J. Cappelorn, Copenhague, Gyldendal, 1968-1978, 16 volumes -Journal (Extraits), trad., Knud Ferlov et J.-J. Gateau, Paris, Gallimard, 1941-1961, 5 volumes. Pour ce travail les extraits viennent de :

-Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, éd. Tel Gallimard, trad. du danois par Knud Ferlov

et Jean-Jacques Gateau, Paris, 1990

-Kierkegaard, Ou bien… Ou bien… , trad.. F. et O. Prior et M. H. Guignot, Gallimard,

Paris, 1943

Ouvrage de références :

-Clair, A., Kierkegaard penser le singulier, Ed. du cerf, Paris, 1993. -Clair, A., Pseudonymie et paradoxe, la pensée dialectique de Kierkegaard, librairie philosophie J. Vrin, Paris, 1976. -Delecroix, V., Singulière philosophie, Essai sur Kierkegaard, Ed. du Félin, Paris, 2008. -Deschênes, J.-G., Le concept de fondement ou les confessions d’un hypocrite –Réflexion à la manière de Kierkegaard à partir du concept d’angoisse, Ed. du Grand midi, Québec, Zurich, 1999 -Grimault, M., Kierkegaard et l'érotisme, le monde en 10/18, Paris, 1966. -LeBlanc, C., Kierkegaard, Les belles lettres, Paris, 1998. -Wahl, J., Études Kierkegaardiennes, deuxième édition, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1949.

Kundera

-Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris,

1990

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98

-Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque

François Kérel, Paris, 1989

-Kundera, Les testaments trahis, Folio, Gallimard, Paris, 1993

-Kundera, L’art du roman, Folio, Gallimard, Paris, 1986

-Kundera, Le rideau, nrf, Gallimard, Paris, 2005

-Bossuet, Oraisons funèbres et sermons 1, Classique Larousse, Paris, 10e édition.

-Roth Philip, Exit le fantôme, trad. M.-C. Pasquier, Folio, Gallimard, 2009

-Roth Philip, The Ghost Writer, Vintage Books, 1995