Julien Benda, Discours à la Nation Européenne
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Julien BENDA
DISCOURSÀ LA NATION EUROPÉENNE
Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole, Courriel : [email protected]
Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ”fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web : http://classiques.uqac.ca/
Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi
Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/
Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, collaborateur bénévole,
Courriel : [email protected]
à partir de :
DISCOURS À LA NATION EUROPÉENNE, de Julien BENDA (1867-1956)
Collection Folio/Essais, Editions Gallimard, Paris, 1992, 148 pages.Première édition, Gallimard, Paris, 1933.
[L’édition de 1992 contient un avant-propos d’André Lwoff, pages 9-12]
Polices de caractères utilisée : Verdana, 12, 10 et 9 points.Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11’’[note : un clic sur @ en tête de volume et des chapitres et en fin d’ouvrage, permet de rejoindre la table des matières]
Édition complétée le 1er décembre 2006 à Chicoutimi, Québec.
Discours à la nation européenne
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T A B L E D E S M A T I È R E S
I. L'Europe ne se fera que si elle adopte un certain système de valeurs morales. — Nécessité, pour ses éducateurs, de croire à une action morale, transcendante à l'économique; de revenir de Marx à Platon.
II. Des tentatives d’unification de l’Europe avant nos jours : Justinien ; Charlemagne ; les Hohenstaufen ; Innocent III ; Charles Quint ; Napoléon. — Pourquoi elles ont échoué. — L’Europe a souvent existé ; mais l’idée de l’Europe n’existait pas. — L’Europe voulait être désunie. — Cette volonté atteint son apogée au commencement du XXe siècle. — Nécessité de renverser nos jugements sur ces tentatives du passé.
III. Autres renversements de valeurs nécessaires. Glorifions l’attachement des clercs du Moyen Age à l’idée abstraite de l’Empire romain. — L’Europe sera une victoire de l’abstrait sur le concret. — Flétrissons les Bodin, les Machiavel, inventeurs des souverainetés nationales. — Glorifions Érasme.
IV. Déplorons la disparition du latin au profit des langues nationales. — L’Europe devra élever les œuvres de l’intelligence audessus des œuvres de la sensibilité. — Résistances qu’elle trouvera. — Exaltons la culture au sens grécoromain du mot par opposition au sens germanique.
V. Que les éducateurs de l’Europe donnent l’exemple d’une classe d’hommes qui ne se pensent pas dans le national. — Qu’ils détruisent en eux l’œuvre du XIXe siècle. — Poincaré et Maxwell. — De l’attitude que devraient prendre les clercs allemands au sujet de la responsabilité de la dernière guerre.
VI. Rendons le nationalisme ridicule et odieux.
VII. Quelle sera la langue supernationale ? Le français. — Nécessité de revenir à la religion de la clarté, de la rationalité, de l’apollinisme ; de rompre avec la religion du XIXe siècle pour le « dynamisme et l’irrationalité créatrice. — Critique de l’idée de création, d’invention, d’originalité. — Nécessité de revenir à la théologie platonicienne.
VIII.Effort du nationalisme pour diviniser le national. — Réponse de l’Imitation.
IX. De quelques ennemis naturels de l’Europe. — Les artistes. — Les romantiques de l’héroïsme. — Les champions de l’« ordre ».
X. Erreurs et mensonges pacifistes. — Il est faux que les nations puissent faire l’Europe et garder leur attachement à leurs personnalités respectives.
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XI. De l’équivoque fondamentale du nationalisme. — Que l’Europe ne doit pas être un nouveau nationalisme. — Quel sera le statut métaphysique de l’Europe ? L’Europe sera un moment de la réalisation de Dieu dans le monde.
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I
La paix n'est pas l'absence de la guerre,
c'est une vertu qui naît de la force de l'âme.
Spinoza.
L'Europe ne se fera que si elle adopte un certain système de valeurs morales. — Nécessité, pour ses éducateurs, de croire à une action morale, transcendante à l'économique ; de revenir de Marx à Platon.
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Il paraîtra plaisant de parler de nation européenne à l'heure
où certains peuples de l'Europe affirment leur volonté de
s'accroître aux dépens de leurs voisins avec une précision que
l'histoire n'avait jamais vue, où les autres s'attachent, avec une
force accrue d'autant, à conserver leur être menacé, où les
moins appétents, parce que les mieux repus, n'admettent pas de
résigner la plus petite partie de leur souveraineté. Pourtant, au
sein de chacun de ces peuples, il existe des hommes qui veulent
unir les peuples, des hommes qui pensent à « faire l’Europe ».
C’est à eux que je m’adresse. Souhaitant de donner à leur désir
au moins l’incarnation verbale, je les nomme la nation
européenne.
Je ne m’adresse pas à tous. Parmi ces hommes, les uns
cherchent ce que l’Europe, pour gagner l’existence, devra faire
dans l’ordre politique, d’autres dans l’ordre économique, d’autres
dans l’ordre juridique. Je n’ai point qualité pour retenir leur
audience. D’autres pensent à la révolution qu’elle devra
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accomplir dans l’ordre intellectuel et moral. C’est à ceuxlà que je
parle.
Davantage. je parle à ceux qui pensent que cette dernière
révolution est la plus nécessaire. Que le problème européen est,
avant tout, un problème moral. Que, du moins, ce problème doit
être conçu en soi et, pour quelque mesure, indépendamment des
autres.
Mais tout de suite je me demande : Existentils, ceux qui
pensent ainsi ? Existentils autant qu’il faut pour que l’Europe se
fasse ? Et, d’abord, pourquoi le fautil ?
Tout le mouvement de ce discours s’ordonne autour de l’idée
suivante. Que celui qui la repousse ne lise pas plus avant :
L’Europe ne sera pas le fruit d’une simple transformation
économique, voire politique ; elle n’existera vraiment que si elle
adopte un certain système de valeurs, morales et esthétiques ;
si elle pratique l’exaltation d’une certaine manière de penser et
de sentir, la flétrissure d’une autre ; la glorification de certains
héros de l’Histoire, la démonétisation d’autres. Ce système devra
être fait exprès pour elle. Il ne sera pas une rallonge du système
qui sert aux nations, dont il signifiera, au contraire, sur la
plupart des points, la négation.
Ce système sera l’œuvre d’une action proprement morale,
s’adressant à la région proprement morale de la sensibilité
humaine, dans ce que cette région a de spécifique et
d’autonome, dans la volonté qu’elle a — volonté qui est tout le
fait moral — d’être spécifique et autonome. Il ne sera pas
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seulement la projection, dans le plan moral, de la sensibilité
économique de l’Europe.
L’Europe se fera, ici, comme s’est faite la nation. Celleci n’a
pas été un simple groupement d’intérêts matériels. Elle n’a
vraiment existé que le jour où elle a possédé un système de
valeurs approprié à sa nature, le jour où, au XIXe siècle, s’est
constituée une morale nationaliste. Ce n’est pas le Zollverein qui
a fait l’Allemagne, ce sont les Discours à la nation allemande de
Fichte, ce sont les professeurs de morale qui en sont issus. Et le
créateur prussien de la morale nationaliste a donné ses
commandements comme étant d’essence proprement morale,
considérables pour cette raison. Il ne les a pas donnés comme
n’étant que la traduction, en langue morale, d’un catéchisme
économique 1.
*
Il est clair que ce système de valeurs nécessaire à l’Europe ne
pourra lui être inculqué que si ses éducateurs se pénètrent de
leur fonction telle que je viens de la produire, s’ils adoptent
pleinement cette croyance à un monde moral, poursuivant ses
fins propres parmi les autres exigences humaines, et
apparaissant au milieu d’elles comme un empire dans un empire.
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1 Toutefois, Fichte enseignait, à côté de sa morale nationaliste, une économie nationaliste. En 1800, il demandait que la production et la répartition des richesses fussent assurées par l’État en vertu d’un plan d’ensemble. Salaires et profits, fermages et prix de vente auraient été fixés souverainement, de manière à garantir à chacun la satisfaction complète des besoins élémentaires. Des taxes douanières prohibitives auraient, en outre, empêché toute concurrence étrangère de s’exercer au préjudice des nationaux. (Sammtliche Werke : Zur Rechts und Sittenlehre, Berlin, 18451846. Cité par Pierre Ganivet, Subversion de l’économie allemande, Éditions des « Humbles », 1932.)
Je demande donc à ces éducateurs : Adoptezvous cette
croyance ? L’adoptez-vous avec toute la foi nécessaire ?
En vérité, je ne le crois pas. Ce que je crois lire, au contraire,
dans la plupart de vos esprits, c’est que cette autonomie du
monde moral est le propos d’un idéalisme antique et enfantin, à
jamais périmé ; que les affirmations des hommes quant au Bien
et au Mal ne sauraient être autre chose qu’une certaine
expression de leur être animal, s’évertuant à trouver sur cette
terre les meilleurs moyens de se nourrir et de se vêtir. Tant a
triomphé partout, aujourd’hui, le dogme de l’impuissance de
l’idéal et de la souveraineté de la vie matérielle. Tant est morte
la parole du docteur chrétien : L’Homme est avant tout une
chose spirituelle 1. »
Donc, la première réforme qu’il vous faut accomplir pour
atteindre à vos fins, éducateurs moraux qui voulez faire l’Europe,
est une réforme audedans de vousmêmes. C’est de rompre avec
cet état d’humilité où vous vous plaisez à tenir votre fonction par
rapport à l’économique, et de lui restituer sa dignité. C’est de
cesser de vous prosterner au pied des autels de Marx pour
revenir à ceux de Platon. Ce n’est, d’ailleurs, point la seule fois
que l’édification de l’Europe vous demandera de répudier les
mythes germains en faveur des mythes helléniques, de vous
convertir des dieux de la mer du Nord à ceux de la Méditerranée.
*
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1 Homo est maxime mens. (Saint Thomas.) « Toute notre dignité consiste en la pensée. (Pascal.)
Bien entendu, je ne viens pas nier les graves transformations
économiques que l’Europe devra réaliser pour se faire. Je dis que
ces transformations ne lui seront vraiment acquises, ne pourront
être tenues pour stables, que le jour où elles seront liées à un
changement profond de sa moralité, de ses évaluations morales.
J’admets que le sentiment des transformations économiques
dont elle a besoin, et qui déjà se dessinent en elle, indique à
l’Europe la nature du changement moral qu’il lui faut accomplir
pour gagner l’existence ; mais je tiens que, cela fait, c’est le
changement moral, en se réalisant, qui produira vraiment le
changement économique, lui donnera vraiment l’être, et non
l’économique qui, de lui-même et à la longue, créera le
changement moral. La Matière invite l’Esprit à lui donner
l’existence, qu’elle ne peut se donner seule, et peutêtre lui
suggère ce qu’il doit faire pour la lui donner. Mais ce n’est pas la
Matière qui, de sa propre expansion, devient l’Esprit.
Prenons quelquesunes des transformations économiques dont
certains spécialistes disent à l’Europe qu’elle devra les réaliser
pour se faire.
Ils lui disent qu’elle devra renoncer à la forme individualiste
de l’économique — l’individu étant soit la personne, soit la nation
—, mais accéder à une forme collective et concertée. Comment
obtiendrez-vous cette révolution économique sans créer dans
l’âme de l’Europe une dépréciation de l’individualisme, un
respect de l’abolition du moi en faveur d’un grand Tout ? Et
qu’estce que cela sinon une révolution morale ?
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Ils lui disent encore qu’elle devra renoncer à l’exercice illimité
de son pouvoir d’entreprendre, d’exploiter la planète, mais
rationner sa soif d’enrichissement, discipliner sa production. La
meilleure méthode, pour atteindre à cette fin, n’estce pas de
toucher l’homme dans son échelle de valeurs morales ? de lui
enseigner à moins vénérer sa volonté de puissance, à honorer la
modération ?
Ils disent encore à l’Europe qu’il lui faudra changer sa
conception de la monnaie ; comprendre que celleci a pour
garantie, non pas un certain volume de métal encaissé dans des
caves, mais la discipline des peuples qui la manient, la confiance
qu’inspirent au monde les chefs qui les gouvernent. Ce
changement de conception, quelle base solide peutil avoir sinon
un changement dans la religion des hommes, qui devront croire,
non plus à la toutepuissance de la matière, mais à celle de
facteurs moraux ?
Remarquez, d’ailleurs, la forme verbale que prennent ces
commandements : « L’Europe devra renoncer... ; elle devra
cesser de croire... ; elle devra comprendre... Toujours des
appels à des mouvements de l’âme, nullement à des pures
actions matérielles. Un de ces docteurs déclare : « Le monde a à
refaire sa vérité monétaire », montrant que, pour lui, la solution
du problème monétaire réside dans une volonté de l’esprit. Un
autre écrit : « Le fond du problème (économique), c’est
d’éduquer l’esprit afin qu’il reçoive et féconde l’événement de la
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dépendance internationale 1. » Peuton plus nettement dire que la
formation de l’Europe exigera l’intégration des nouvelles réalités
économiques dans des cadres moraux ?
Là encore, l’Europe se fera comme se firent les nations. Les
changements économiques qui semblent avoir formé cellesci n’y
ont vraiment réussi que le jour qu’ils furent soutenus par des
changements moraux. En France l’abolition des douanes
intérieures, en Allemagne le Zollverein ont commencé par se
heurter à de violentes oppositions de la part des provinces, qui
s’en trouvaient lésées. Ces changements économiques ne sont
devenus vraiment constitutifs de ces nations que le jour où
l’enseignement est parvenu à inculquer à chacune d’elles la
religion — morale — de l’unité et le mépris — non moins moral
— du morcellement.
Prenez modèle sur l’Italie, sur la Russie ; bien audelà de
l’économique, leurs chefs s’acharnent à les créer par l’éducation
morale.
Ou encore :
L’Europe se fera comme s’est fait le Parti ouvrier. Celui-ci n’a
pas existé parce que les prolétaires ont éprouvé, un jour,
certains besoins économiques. Il a existé parce qu’à cette
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1 Le premier de ces textes est pris dans l’ouvrage de M. Maurice Kellersohn, intitulé Contre un cataclysme économique (p. 125) ; l’ouvrage est entièrement inspiré de l’idée (cf. pp. 134, 149) que la transformation économique aujourd’hui nécessaire est liée à une transformation morale. — Le second texte est emprunté à l’ouvrage d’Henri Moro, La Dépendance internationale (Encyclopédie Pax). On y lit aussi (p. 22) : « En définitive, c’est une considération d’ordre moral, autant que d’ordre économique, qui est à faire admettre par les hommes, si on veut obtenir la paix entre eux. Ils ont exagéré leurs besoins... »
sensibilité économique l’enseignement a superposé, dans leurs
consciences, une idée morale : l’idée de leur solidarité, de la
grandeur morale de leur solidarité, et une idée religieuse : l’idée
de la certitude d’un lendemain meilleur, d’une nouvelle parousie.
L’action morale doit être transcendante aux phénomènes
économiques, encore que sollicitée par eux.
*
J’ai dit que vous deviez donner à l’Europe un système de
valeurs. C’est dire que votre fonction n’a rien à voir avec la
haute activité intellectuelle, si le propre de celleci est de
chercher la vérité, hors de tout esprit d’évaluation, hors de toute
préoccupation moraliste. Au reste, le véritable homme de l’esprit
ne s’occupe pas de construire l’Europe, pas plus qu’il ne s’est
occupé de construire la France ou l’Allemagne. Il a autre chose à
faire qu’édifier des groupements politiques.
C’est dire encore qu’il ne s’agit nullement pour vous d’opposer
au « pragmatisme » nationaliste la pure raison ; à des idoles, la
vérité. La pure raison n’a jamais rien fondé dans l’ordre
terrestre. Il s’agit d’opposer au pragmatisme nationaliste un
autre pragmatisme, à des idoles d’autres idoles, à des mythes
d’autres mythes, à une mystique une autre mystique. Votre
fonction est de faire des dieux. Juste le contraire de la science.
Vous devez être des apôtres. Le contraire des savants.
Vous ne vaincrez la passion nationaliste que par une autre
passion. Celleci peut être, d’ailleurs, la passion de la raison. Mais
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la passion de la raison est une passion, et tout autre chose que
la raison.
*
Ce que je crois bon que l’Europe entende, je vous le dirai
dans l’absolu, vous laissant le soin de le modifier selon la nature
des auditoires auxquels vous aurez à le redire dans vos patries
respectives. Cette position, elle encore, m’aliène tout de suite
maint des vôtres. Le nationalisme est, en effet, parvenu à vous
faire croire que le Verbe n’est considérable que s’il attache à
valoir pour une portion du globe déterminée, que celui qui
prétend s’élever audessus de ce relatif et parler dans l’universel
ne mérite que notre risée. Comme si le nationalisme n’avait pas,
lui aussi, son Verbe qu’il a élaboré sur la montagne, loin des
nations particulières, et qu’il adapte ensuite à la nature de
chacune d’elles 1 . La réhabilitation de l’Éternel est un des
premiers assauts qu’il vous faudra livrer.
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Discours à la nation européenne
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1 Voici cet enseignement nationaliste transcendant aux nations particulières et qu’elles ont toutes adopté en l’ajustant à leurs génies respectifs : « Dans ses relations avec les autres États, le Prince ne doit connaître ni loi ni droit, si ce n’est le droit du plus fort. Ces relations déposent entre ses mains, sous sa responsabilité, les droits divins du Destin et du gouvernement du monde, et l’élèvent audessus des préceptes de la morale individuelle dans un ordre moral supérieur, dont le contenu est renfermé dans ces mots : Salus populi, suprema lex esto. » (Fichte, Ouvrages posthumes, cité par Andlex, Le Pangermanisme philosophique, p. 33.)
II
L’âme de l’Europe était en eux.
Des tentatives d’unification de l’Europe avant nos jours : Justinien ; Charlemagne ; les Hohenstaufen ; Innocent III ; Charles Quint ; Napoléon. — Pourquoi elles ont échoué. — L’Europe a souvent existé ; mais l’idée de l’Europe n’existait pas. — L’Europe voulait être désunie. — Cette volonté atteint son apogée au commencement du XIXe siècle. — Nécessité de renverser nos jugements sur ces tentatives du passé.
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Cette union que vous rêvez entre les diverses parties de
l’Europe, plusieurs l’ont tentée depuis quinze siècles. Bien que
leurs desseins, d’ailleurs très différents entre eux, n’aient que
fort peu de rapport avec ce qu’il vous faut faire, j’ai pensé qu’il
ne serait peutêtre pas sans fruit de réfléchir un moment sur
leurs tentatives, surtout sur leur échec. Je les rassemblerai dans
un court tableau.
La première — la seule qu’il vous faudra rappeler aux
hommes, car toutes les autres sont populaires — est l’effort
qu’ont fait les empereurs d’Orient, dès la déposition par les
Barbares du dernier empereur de Ravenne, pour détruire les
royaumes fondés par ces derniers et rétablir l’unité romaine,
dont l’Orient s’énonce l’héritier. Cette tentative réussit un
moment, avec Justinien. Mais, dès la mort de ce prince, elle est
condamnée. Ses successeurs, réduits à se défendre contre
l’assaut de l’Asie, ne peuvent empêcher l’Ouest méditerranéen
de recouvrer sa souveraineté. Encore vivace pendant trois
siècles, leur prétention à l’unité romaine s’affirme une dernière
fois par leur refus de reconnaître Charlemagne empereur
Discours à la nation européenne
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d’Occident. Bientôt, conscients de leur impuissance, ils acceptent
le fait accompli, saluent le carolingien, à AixlaChapelle, du titre
de basileus, traduction grecque d’empereur. Leur effort a
complètement échoué. L’unité de l’Europe est à jamais rompue,
l’Orient et l’Occident sont à jamais disjoints.
La deuxième tentative est précisément la fondation par
Charlemagne, ou plutôt par quelques hommes d’Église, d’un
nouvel « Empire d’Occident ». Cette européanisation est une de
celles qui méritent le mieux ce nom, car elle est la réunion de
nombreux peuples de l’Europe, non seulement sous un même
système administratif, non seulement sous une même direction
politique, mais sous une même direction intellectuelle :
l’incitation au culte de l’Antiquité. Maintenue par le grand
Empereur et, pendant quelque temps, par son fils, elle s’effondre
au bout d’un demi-siècle, au partage de Verdun.
L’idée de refaire l’Europe, du moins d’unir sous un même
sceptre l’Allemagne et l’Italie, et aussi le sudest de la France,
voire les rives orientales de la Méditerranée, est reprise par les
empereurs germaniques. Ils la réalisent en partie, par moments.
A plusieurs fois, les Otton, les Barberousse, les Frédéric de Sicile
rassemblent les peuples sous leur empire depuis le Rhône
jusqu’à l’Oder, depuis Lübeck jusqu’à Messine. Eux aussi, ils
tentent d’unir ces hommes sous un même statut juridique, sous
une même direction politique. Mais bientôt les cités italiennes
secouent leur emprise, le royaume d’Arles leur échappe
définitivement, la papauté se libère d’eux pour toujours. Pendant
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deux siècles, ils devront se contenter d’essayer de rassembler
l’Allemagne.
Parallèlement à ces empereurs, mais de sens contraire, les
papes du XIIIe siècle ont voulu, eux aussi, unir l’Europe — la
Chrétienté — sous une même loi. Ils y sont, eux aussi,
momentanément parvenus. Ils la lancent, unie dans le verbe
saint, et à plusieurs reprises, à l’assaut de l’infidèle. Ils
obtiennent que des chefs d’État les prennent pour juges
suprêmes ; qu’un roi d’Angleterre leur demande la charte qui
doit régir ses peuples ; qu’il fasse la guerre à ses voisins ou s’en
abstienne suivant leurs ordres ; qu’un empereur d’Allemagne ne
trouve sa couronne légitime que s’il la tient de leurs mains ;
qu’un autre vienne, au seuil de leur palais et les pieds dans la
neige, en implorer le maintien. Mais, très vite, l’Europe cesse
d’obéir à celui qui la poussait unie contre l’Asie. Si elle l’écoute
encore, elle ne voit plus dans la croisade (je pense à la
quatrième) qu’une occasion d’accroître ses divisions. Très vite,
les chefs d’État, voire les peuples, repoussent avec violence
l’intervention d’un tribunal suprême dans leurs affaires,
prononcent la volonté de se jeter à leur gré, sans consulter
personne, les uns contre les autres. Moins de cent ans après la
mort d’Innocent III, non seulement la papauté n’a pas uni
l’Europe, mais elle a épousé ses divisions et (grand schisme
d’Occident) se déchire de ses propres mains.
C’est maintenant Charles Quint qui, tenant sous son sceptre
l’Allemagne, l’Autriche, les PaysBas, l’Espagne, prétend y faire
rentrer l’héritage bourguignon, l’Italie, en tant que vassale du
Discours à la nation européenne
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Saint Empire, bref, refaire, comme Charlemagne, l’Europe
occidentale unie sous une seule loi. A la différence des
précédentes, cette tentative ne réussit pas même un court
moment. Elle se solde par un formidable accroissement du
morcellement de l’Europe : l’indépendance des PaysBas, du
Portugal, la rupture de la maison d’Autriche en deux tronçons,
l’affermissement de l’autonomie française, la vigilance de
l’Angleterre à exploiter désormais les dissensions du continent, à
les faire naître.
Enfin, c’est Napoléon qui, vraie réincarnation de
Charlemagne, rassemble pendant quelques années l’Europe sous
un même statut administratif, sous une même direction
politique, sous une même loi économique (blocus continental),
voire sous une même idée morale (l’Université impériale) ; puis
dont l’œuvre s’effondre, en laissant les morceaux de l’Europe
comme exaspérés d’avoir été un moment réunis et plus que
jamais décidés à s’affirmer l’un contre l’autre, ainsi que l’a
amplement montré l’histoire de ces soixante dernières années.
*
Pourquoi tous ces essais d’unification ontils échoué ? J’y vois
deux grandes raisons. La première tient aux unificateurs. La
seconde à la matière qu’ils voulaient unifier.
La première, ceux qui me suivent l’ont tout de suite énoncée.
Ces unificateurs de l’Europe en ont été les tyrans, ont, du moins,
voulu l’être.
Discours à la nation européenne
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Ils ont voulu en être les propriétaires, en posséder la terre
avec ses hommes et ses revenus, la posséder pour eux, pour
leurs parents, pour leur institution. Cela est évident d’un
Charlemagne, d’un Hohenstaufen, d’un Charles Quint. Cela ne
l’est pas moins d’un Napoléon, qui distribue des trônes à sa
famille dans le même esprit que Clovis donnait des terres à ses
compagnons de chasse. Et cela l’est tout autant, bien qu’on le
sache moins, d’un Innocent III, qui se veut possesseur terrien de
la Sicile, qui, au lendemain de la réduction des Albigeois,
organise méthodiquement l’exploitation fiscale de leur pays,
répond aux gens de Toulouse qu’il prétend à la possession
féodale de leur ville, réclame une suzeraineté féodale sur toutes
les terres chrétiennes, sur l’Aragon, sur la Hongrie, la Bulgarie.
Princes germaniques au cœur « fieffeux », empereur français
issu des « immortels principes », papes héritiers du divin Maître,
tous ces unificateurs de l’Europe entendent qu’elle satisfasse leur
soif d’empire charnel.
Aussi bien, s’ils parviennent à la posséder, ils la font servir à
leurs passions personnelles, aux préjugés de leur caste, ne se
demandent nullement ce qu’exigeraient ses vrais intérêts. Quand
le carolingien, au IXe siècle, l’entraîne contre les Avars, le Pontife
chrétien, au XIIe, contre le Turc, le grand Empereur, en 1812,
contre le Russe, aucun ne recherche un instant si c’est là
vraiment les mouvements dont elle doit se trouver bien.
Davantage, ils n’hésitent pas, quand leurs affaires l’exigent, à la
diviser contre ellemême, à exploiter les haines entre ses
peuples, entre ses races. Particulièrement remarquable est ici le
Discours à la nation européenne
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cas des papes, dont on attendait le moins cet art d’utiliser la
haine interhumaine ; des papes qui, pour parfaire leur mainmise
sur l’Angleterre et sur l’Allemagne, les lancent, à Bouvines, en
bloc contre la France ; qui, pour garder leur fief de Sicile, se
dressent de toute leur force contre l’union de l’Allemagne et de
l’Italie ; qui, contre le Hussite, font jouer la haine de race du
Hongrois, contre l’Albigeois celle du Français du Nord ; qui
décrètent croisades religieuses, aussi saintes que contre le Turc,
des actions purement politiques qu’ils déchaînent contre des
Français, ou autre chrétiens, à seule fin de défendre leurs
intérêts personnels ; qui, si ces chrétiens sont vaincus,
remercient Dieu comme d’une victoire sur l’infidèle 1 ; qui, si
leurs intérêts le demandent, feront appel aux pires ennemis du
monde chrétien, au Turc, au Sarrasin, au Lombard. Dante et
Érasme ont assez dit la stupeur de l’Europe.
Et ces unificateurs ont voulu que l’âme de l’Europe leur
appartînt. Ils se sont appliqués à unifier sa conscience par des
moyens militaires ; princes espagnols aux PaysBas, pontifes
romains dans l’Albigeois, dans le Vaudois. L’Europe s’est
insurgée. Elle a voulu l’inviolabilité du spirituel. Chose admirable,
elle l’a voulue pour Rome elle-même, quand Rome vraiment n’a
signifié que l’Esprit. Quand le Hohenstaufen, par fureur politique,
a jeté dans les cachots de Naples d’innocents prêtres capturés
Discours à la nation européenne
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1 Quand Léon X apprit la défaite des Français à Pavie, il fit célébrer un service public d’action de grâces, malgré les observations de son maître de cérémonie, lui rappelant que cela n’était pas d’usage pour les victoires remportées sur des puissances chrétiennes. (Pastor, Histoires des papes, VII, 390.)
par surprise ; quand le soldat corse a levé la main sur le pieux
vieillard de Fontainebleau, elle s’est indignée.
Et ces unificateurs ignorent tout de l’âme de leurs peuples,
sont résolus à en ignorer tout, leur histoire, leurs idées, leur
langue. Un Justinien, empereur d’Orient, ne sait que le latin,
professe un total mépris de l’hellénisme. Charles Quint ne parle
couramment pas une seule des langues de ses sujets. Pour
autant qu’ils ont rassemblé l’Europe, ils l’ont fait en blessant ses
sensibilités les plus chères, ses aspirations les plus justes. En
vérité, la chrétienté n’a pas eu de chance. Alors que le monde
païen a trouvé pour unificateurs des Auguste, des Marc Aurèle,
des Trajan, le monde chrétien n’a rencontré que de forcenés
dompteurs ou de sombres sectaires, qui ont rendu l’unité
odieuse et fait que l’effort des peuples pour y échapper et se
désunir est apparu comme un aspect de la volonté de l’homme
de revendiquer sa liberté et de sauvegarder sa dignité. Ajoutons
que ces efforts d’indépendance ont le plus souvent servi de
couvert à des ambitions exactement de même ordre que celles
qu’elles combattaient et qui ont, grâce à ce couvert, capté le
respect de l’histoire. Il est triste que l’impérialisme de François
1er, parce qu’il fut l’arme dont s’est servie l’Europe pour briser
celui de Charles Quint, doive recevoir notre hommage.
*
Mais ne chargeons pas trop ces mauvais bergers. Eussentils
été compréhensifs et désintéressés, ils n’auraient pas davantage
fait l’Europe. Parce que l’Europe ne voulait pas être faite. Parce
Discours à la nation européenne
20
qu’elle ne concevait même pas qu’elle pût l’être. C’est la raison
profonde de leur échec.
On l’a dit : l’idée que les hommes se font de leurs actes est,
en histoire, plus féconde encore que ces actes. Rien ne paraît le
montrer mieux que l’histoire de l’Europe en ces derniers quinze
siècles. A de très fréquentes reprises, on pourrait presque dire
sans interruption, depuis que la chute de Rome a laissé tomber
l’Europe en morceaux, les habitants de ces morceaux ont
éprouvé des sentiments communs, accusé de réelles
simultanéités passionnelles, affecté des mouvements
proprement européens. Tout le monde en nommera un : la
croisade. Il y en a bien d’autres. Pour rester dans l’ordre de la
guerre, c’est bien un mouvement européen, celui qui, au IXe
siècle, dresse contre l’incursion normande les riverains du
Jutland comme ceux de l’Andalousie, les mariniers de la Seine
comme ceux de l’Adige ; cet autre qui, trois cents ans plus tard,
fait courir l’épouvante, devant l’invasion mongole, depuis les
champs de l’Ukraine jusqu’à ceux de l’Ilede-France ; — dans
l’ordre politique, l’instauration du système féodal, plus tard
l’établissement de la monarchie absolue sur les ruines des
pouvoirs locaux, sont des mouvements qui, bien qu’échelonnés
dans le temps selon les lieux, affectent toute l’Europe et donnent
tout de suite à son ensemble, pardessous les différences du
détail, une physionomie homogène, qui la distingue
profondément des autres continents ; j’en dirai autant de l’effort
que font très vite les peuples, et presque simultanément cette
fois, pour tempérer ce pouvoir absolu par quelque organe de
Discours à la nation européenne
21
contrôle ; c’est bien un mouvement européen, celui qui produit
la grande charte anglaise, en 1215, la Bulle d’Or hongroise, en
1222, la Charte danoise en 1282, les États Généraux français en
1302 ; je le dirai encore de la crise par laquelle, quatre cents ans
plus tard, les nations détruisent totalement le pouvoir absolu,
crise qui, partie de l’Angleterre en 1688, ébranle la France, puis
le continent entier, pendant cent cinquante ans ; et je le dirai
encore de ce mouvement par lequel, à partir de 1848, le monde
ouvrier s’élève contre la classe bourgeoise, et dont on
conviendra qu’il est bien difficile de ne pas le reconnaître sur
tous les points de l’Europe ; — dans l’ordre intellectuel, c’est
bien un mouvement européen, celui que manifestent, dès le XIe
siècle, des institutions comme Cluny, comme Camaldoli, avec
leurs centaines de couvents formant, pardessus les royaumes,
un vaste corps spirituel, animé d’un unique esprit, régi par une
seule impulsion, c’est bien une activité européenne, celle des
Universités du XIIIe siècle, avec leurs mêmes programmes
d’études, leurs studia generalia, leur latin international, leur
rébellion d’un bout de l’Europe à l’autre contre l’autorité
pontificale ; c’est bien un mouvement européen, celui qui, deux
siècles plus tard, s’élève contre le dogme romain en Angleterre
avec Wyclif, au Luxembourg avec Lollard, en Bohême avec Jan
Hus ; qui, cent années après, depuis l’Océan jusqu’à l’Elbe,
prétend mettre les esprits, sans l’entremise du prêtre, en face du
Verbe saint lui-même et fait qu’à quelques mois de distance
Luther traduit la Bible en allemand et Lefèvre d’Étaples l’Évangile
en français ; qui, bientôt, va arracher à l’Église catholique
ensemble la Grande-Bretagne, les PaysBas, la Suisse, la Suède,
Discours à la nation européenne
22
le Danemark, une immense partie de l’Allemagne et de la
France ; — enfin, dans l’ordre économique, c’est bien l’Europe
dans sa totalité qui éprouve, au XIIe siècle, la poussée
commerciale que lui valent les croisades ; qui, au XVe siècle,
accomplit le mouvement d’expansion hors d’ellemême que lui
impose la découverte des nouveaux mondes. Eh bien, tous ces
mouvements vraiment européens n’ont rigoureusement rien fait
pour l’unité de l’Europe. Pourquoi ? Parce que l’Europe, en les
accomplissant, ne prenait pas conscience d’eux en tant
qu’européens ; parce que ses peuples subissaient la
communauté de leurs intérêts, vivaient l’identité de leurs
sentiments, mais ne la pensaient pas. Parce que, si l’Europe
existait ou, du moins, si elle exista très souvent, l’idée de
l’Europe n’existait pas.
Cette absence de l’idée de l’Europe me semble constatable
chez les Européens d’alors, même quand la communauté de
leurs intérêts ou de leurs passions les rassemblait
matériellement. On peut assurer que les foules européennes qui,
en septembre 1096, marchaient par les plaines de l’Europe
centrale vers le tombeau du Christ ne se disaient pas, comme
elles se le diraient aujourd’hui, dans une circonstance analogue :
« Nous voilà réunis en un seul groupe, dans une seule volonté,
en dépit de nos nationalités diverses et en les oubliant ! » En
avril 1532, un congrès de protestants appartenant à toutes les
nations de l’Occident eut lieu dans un palais de Genève ; nul
doute que le caractère européen de ce congrès a très peu occupé
la pensée de ses membres, alors qu’il l’occupe toute chez les
Discours à la nation européenne
23
représentants de ces mêmes nations rassemblés aujourd’hui
dans la même ville. C’est cette absence de l’idée d’Europe qui
explique que certaines communautés de péril, pourtant très
fortement senties, n’ont rien fait d’important pour l’union.
Témoin ce péril mongol 1 , dont je rappelais qu’il fit trembler
toutes les nations du continent, qui fit même un moment qu’elles
tournèrent toutes les yeux vers Rome, comme vers leur unique
loi, qu’elles décidèrent le principe d’une croisade, et qui, avant
même qu’il fût vraiment conjuré, les laissa s’entretuant comme
devant.
Discours à la nation européenne
24
1 Le Pape et l’Empereur, au lieu de s’unir contre les Mongols, s’accusaient mutuellement de les avoir jetés sur l’Europe. La retraite des Mongols a été l’effet d’une décision des envahisseurs, nullement d’une réaction de l’Europe. Celleci en est demeurée stupéfaite. « Pour quelle raison se sontils éloignés des frontières chrétiennes, dit un chroniqueur du temps, Dieu seul le sait. » (Qualiter a finibus christianorum recesserint, ipse solus Deus arbiter novit.)Il est très suggestif d’observer que, encore à l’heure actuelle, l’Europe n’a pas l’idée des dangers qu’elle a courus, en tant qu’Europe, au cours de l’histoire. Le péril mongol est ignoré de presque tous les Européens. je suis convaincu que la page suivante sera une révélation pour beaucoup d’Européens cultivés, et que la leçon qui la termine leur paraîtra justifiéeIl s’en faut que le danger asiatique soit conjuré à la fin du XIIIe siècle. Si le monde arabe est hors de cause, grâce aux Espagnols, reste le monde turc, plus terrible que jamais avec Timour (qui n’est mongol que par convention), puis avec les Osmanlis. Ce point de vue pourrait rénover l’histoire universelle. On s’attache aux luttes stériles de la France et de l’Angleterre aux XIVe et XVe siècles. Ce qui importe à l’histoire européenne, c’est la résistance aux Turcs des Grecs, des Serbes, des Hongrois, des Valaques, des Moldaves, des Russes enfin, du XIIIe au XVIe siècle. C’est grâce à l’immolation des « Balkaniques » et des Slaves de l’Est que la civilisation occidentale a pu se continuer dans l’Europe occidentale, et c’est ce dont Allemands, Italiens, Français, etc., ne se rendent pas suffisamment compte. (Ferdinand Lot, Revue historique, nov. 1932, à propos de l’ouvrage de M. Louis Halphen : L’Essor de l’Europe.)On pourrait dire que, tout récemment encore, nous avons vu plusieurs nations de l’Europe animées d’une communauté d’intérêt, dont elles se montraient tout à fait impuissantes à prendre conscience ; je veux parler de leur application à composer, en ordre dispersé, avec leur commun créancier d’Amérique, sans avoir jamais songé, jusqu’à ces dernières semaines, à tirer parti de leur flagrante solidarité.
Pourquoi l’idée de l’Europe n’existaitelle pas ? Ici, je serai
nettement hégélien. Une idée politique, dirai-je, ne naît que si
l’idée à laquelle elle s’oppose logiquement, et qui a réussi à
s’imposer aux hommes, a épuisé sa valeur, est devenue
malfaisante, et demande, pour leur bien, à être dépassée. Or, au
début du Moyen Age, l’idée de l’unité n’était nullement dans ce
cas. L’idée à laquelle elle s’oppose logiquement, l’idée de la
désunion de l’Europe, de sa division en nations indépendantes,
n’avait nullement accompli son destin, ne faisait nullement pâtir
les hommes. Bien au contraire, c’était à elle, à ce moment de
l’histoire, qu’il appartenait, dialectiquement, de s’actualiser et
d’anéantir l’idée de morcellement féodal qui, elle, leur portait
dommage. On peut donc dire que, durant la période qui me tient
ici, non seulement les habitants de l’Europe ne voulaient pas
faire l’Europe, mais qu’ils voulaient ne pas la faire. J’ai parlé,
dans un récent ouvrage, de la volonté qu’eurent les Français de
faire la France ; je pourrais parler de la volonté qu’eurent les
Européens de ne pas faire l’Europe.
L’affirmation croissante de cette volonté me semble constituer
toute l’histoire de l’Europe, en tant qu’Europe, jusqu’à nos jours.
C’est elle qui, dès le VIe siècle, fait échouer la tentative des
empereurs d’Orient. Les premiers rois barbares ont beau se
déclarer des « fédérés » de l’Empire, un Théodoric se dire
officiellement le délégué de Byzance, le peuple lui-même
acclamer l’officier impérial, Bélisaire, entrant vainqueur dans
Rome, il n’en est pas moins vrai que les établissements
germaniques nouvellement nés manifestent dès alors la
Discours à la nation européenne
25
prétention de vivre leur vie propre, ce que certains historiens ont
cru pouvoir appeler déjà des mouvements nationaux. C’est eux
qui renversent la fille de Théodoric, directrice d’un parti romain ;
qui font que la reprise de l’Italie a, à elle seule, demandé à
l’Empire dix-huit ans de guerre ; que les royaumes occidentaux
recouvrent l’indépendance, dès que les successeurs de Justinien
détournent d’eux leur attention. — Cette volonté de l’Europe
s’affirme nettement trois siècles plus tard, lors de la dislocation
de l’unité créée par Charlemagne, au partage de Verdun.
Quelques hommes — des clercs — pleurent ce partage, mais la
majorité s’en réjouit. Elle se réjouit, dans chacun des trois lots,
de penser qu’elle pourra désormais réaliser une destinée
indépendante. Les diverses parties de l’Empire, prononce un
historien en s’appuyant sur un texte des plus nets, prennent
désormais conscience d’ellesmêmes et donc de leurs
Discours à la nation européenne
26
oppositions 1 . A partir de ce moment, la tendance de l’Europe
vers des groupes séparés n’ira qu’en se précisant. Comme il
arrive pour les poussées humaines profondes, tout ce qu’on fera
pour l’entraver ne réussira qu’à la servir. Les prétentions
universalistes des Hohenstaufen, plus tard de Charles Quint, ne
font que précipiter la volonté de sécession de la France, de
l’Autriche, des cités italiennes, des cantons suisses, des Flandres.
Celles de la papauté produisent le même effet sur les diverses
parties de la chrétienté. Toutes se signent dans ce cri de l’une
Discours à la nation européenne
27
1 « A ce moment (à la mort de Charles le Gros), les diverses parties de l’Empire prennent conscience d’elles-mêmes et veulent avoir chacune son roi à soi. Ce n’est point là une supposition inventée pour les besoins d’une thèse. Un contemporain, l’abbé de Prüm, Réginon, l’a constaté dans sa chronique (ad ann. 888) en des termes dont la clarté et l’énergie ne laissent rien à désirer : « Post cuius mortem, regna quae eius ditioni paruerant, veluti legitimo destitua haerede, in partes a sua compage resolvuntur, et iam non naturalem dominum praestolantur, sed unumquodque de suis visceribus regem sibi creari disposuit. » S’il est faux de voir dans l’esprit d’indépendance nationale une des premières causes de la dissolution de l’Empire sous Louis le Pieux et ses fils, il est bien difficile de ne pas lui accorder une part d’influence dans les événements de la fin du IXe siècle et dans ceux du Xe...« Au Xe siècle, les divergences nationales entre l’Allemagne et la France s’accentuèrent encore. Le chroniqueur Richer, l’ami de ce Gerbert, qui était pourtant un vassal fidèle des Ottons, nous en fournit le plus curieux témoignage. S’il reprend les dénominations classiques de Gallia, Belgica, Germania, ce n’est pas par fantaisie de lettré. C’est parce que la France, la Lorraine, l’Allemagne représentent pour lui les pays qui ont, chacun, leurs caractères individuels, leur nationalité, peuton dire. Richer a de la vanité nationale ; il altère effrontément la vérité historique pour satisfaire ce que nous appellerions son chauvinisme. Il attribue à Henri l’Oiseleur, qui n’est pour lui qu’un duc de Saxe, des actes de Gislebert de Lorraine, uniquement pour nous le représenter comme un vassal du roi de France. Il ne dissimule pas sa joie quand Lothaire prend AixlaChapelle en 978, et tourne vers l’est l’aigle de bronze que Charlemagne avait placé sur le faîte de son palais. Il nous donne comme la principale raison qui doit empêcher Charles de Lorraine de devenir roi de France qu’il est devenu vassal d’un roi étranger : externo regi servire non horruerit. Enfin, lorsque Hugues Capet est élu, Richer énumère les peuples qui le reconnaissent pour roi : les Gaulois, les Bretons, les Normands, les Aquitains, les Goths, les Espagnols, les Gascons. » (Gabriel Monod, Du rôle de l’opposition des races et des nationalités dans la dissolution de l’Empire carolingien. — Publié dans l’Annuaire de l’École pratique des Hautes Études, section des sciences historiques et philologiques, 1896.)
d’elles : « Nous sommes d’abord vénitiens, ensuite chrétiens. »
Toutes peu à peu veulent que leur clergé soit national. Toutes
peu à peu repoussent autant qu’elles peuvent la langue
européenne, le latin, exaltent leur langue particulière, leur
littérature particulière, dans ce qu’elles ont de particulier.
Bientôt, au XVIe siècle, elles briseront en morceaux distincts
l’autorité chrétienne suprême. Chaque prince d’un État
protestant, aton pu dire, devient un pape localisé. Enfin, avec le
XIXe siècle, après la Révolution et son grand héritier impérial, qui
prétendait « dénationaliser » les peuples (particulièrement
l’Allemagne !), la volonté de l’Europe d’être désunie et de former
des nations indépendantes les unes des autres touche à sa
Discours à la nation européenne
28
perfection 1 . Elle se traduit par une furie de séparation, la
Discours à la nation européenne
29
1 Ce violent contraste entre la volonté de Napoléon, qui était de refaire l’empire de Charlemagne, et la volonté de l’Europe, qui était, plus que jamais, de constituer des nationalités indépendantes, a été admirablement mis en relief par Lavisse : Charlemagne a rendu des services à Napoléon ; il l’a aidé à penser et à sentir gravement ; il lui a fourni les raisons de ses actes ; il a donné à ses violences le prétexte d’un droit imaginaire. En cela, l’idéal a fait son office de serviteur ; mais en même temps, il lui a fait croire que l’impossible était facile, voire tout naturel. Il lui a dicté cette prodigieuse réponse à une députation du département de la Lippe : « La Providence, qui a voulu que je rétablisse l’Empire de Charlemagne, vous a fait naturellement entrer avec la Hollande et les villes hanséatiques dans le sein de l’Empire. »Charlemagne enfin a été, pour sa part d’homme, d’homme fantôme, dans la restauration des « capucinades » et des antiquités.Ce serait un curieux chapitre à écrire que celui-ci : « Napoléon égaré par Charlemagne » ; mais il suffit de dire ici que la survivance de l’Empire romain à travers les âges ne s’arrête pas à l’abdication de l’Empire par François II. Il est vrai, Napoléon ne s’est pas fait élire empereur à Francfort, selon les anciens rites, par le collège électoral ; il n’a pas construit une annexe au Roemer, pour mettre son portrait à la suite de ceux de César, d’Auguste, d’Otton, de Barberousse. Il l’eût fait peutêtre, si lors de l’abdication du dernier des Césars, il n’avait été déjà César. Du moins, il a interprété à sa façon le plébiscite et le senatusconsulte qui l’ont fait empereur. La nation française ne pouvait disposer que pour ellemême ; elle n’avait point qualité, comme le collège des électeurs, pour élire la « tête temporelle du monde », mais Napoléon ne se croyait pas contenu dans la France ; il n’a point localisé sa dignité, il n’est pas l’empereur des Français : il est Napoléon empereur. Il réside à Paris, si tant est qu’il réside quelque part, mais il est empereur à Rome comme à Paris. Son imagination est si fort occupée de son universalité qu’il donne à son fils le titre de roi de Rome. Par là encore, il se rattache à la tradition du Saint Empire, puisque les héritiers désignés des empereurs s’appelaient : « Roi des Romains ».
Si quelqu’un dans la longue série des imperatores augusti ressemble aux vrais Césars, ce n’est pas Otton, ni Conrad, ni Frédéric, c’est Napoléon. Il est bien « l’empereur », cet homme au profil antique et au front lauré, qui fut à la fois un général, un législateur, un administrateur et dont le génie était capable d’organiser l’univers. Il ne procède pas des empereurs du Moyen Age qui laissaient les royaumes, les principautés et les territoires vivre chacun selon sa loi, s’accommodaient des droits de tous et revêtaient l’anarchie de formes solennelles. Il veut effacer, comme l’ancienne Rome, les différences et les contrastes. Il prétend « dépayser » les peuples. « Une des maximes de ma politique, ditil, c’est de dénationaliser l’Allemagne. » Sans doute, l’œuvre faite, il se promettait de donner au monde la paix romaine.
Jamais, depuis le IVe siècle, l’Empire n’avait été plus réel, si l’on considère le génie et la force de l’empereur ; jamais il n’avait été plus chimérique si l’on regarde l’état des esprits et des mœurs. Au Moyen Age, la grande illusion
Belgique d’avec la Hollande, la Suède d’avec la Norvège. Elle
s’incarne d’une façon saisissante dans Bismarck qui, contrepied
exact de Napoléon 1, entend, par ses conquêtes, faire sa nation à
lui, rien que sa nation à lui, repousse résolument toute idée
d’Europe, où il ne voit qu’idéalisme stupide. En réponse logique à
son œuvre, du Niémen jusqu’à l’Atlantique, s’établit un régime
où chaque État, encouragé maintenant par ses clercs, s’enferme
dans une religion de lui-même, dans un mépris des autres, tels
qu’on n’en avait pas vu de semblables, cependant que de
nouvelles doctrines philosophiques, acclamées par toutes les
nations, leur enseignent à adorer l’Instinct, qui les divise, à
mépriser l’Intelligence, qui pourrait les unir. Le XXe siècle, qui
verra peutêtre la formation de l’Europe, s’ouvre dans le triomphe
le plus violent de l’anti-Europe.
*
Ces causes, qui firent échouer dans le passé les essais d’unité
de l’Europe, existentelles toujours ?
La première, évidemment non. On peut affirmer qu’on ne
reverra plus l’homme qui, pour unifier l’Europe, pense à la
conquérir et la traite ensuite comme sa chose. Les plus
farouches pangermanistes euxmêmes n’espèrent plus un
Barberousse ou un Charles Quint.
Discours à la nation européenne
30
1 Cette opposition a été fortement marquée par Nietzsche. Ce qui condamne, ditil, les guerres bismarckiennes, c’est qu’il n’en soit sorti qu’une nation plus jalouse et plus formidablement armée qu’aucune des nations du passé ; et que tous les peuples aient, depuis lors, par défiance de l’Allemagne, alourdi à un point encore inconnu leur appareil de défense et d’attaque... Politique criminelle, puisqu’elle ne visait en rien, comme y avait du moins songé celle de Napoléon, à un rapprochement futur... (Cf. Ch. Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, t. V, p. 273.)
On n’en saurait dire autant de la seconde. Il serait plaisant de
prétendre que la volonté de l’Europe de ne point s’unir, mais de
former des groupes indépendants prêts à s’entr’égorger au
moindre froncement de sourcils, soit aujourd’hui éteinte.
Quelquesuns diront même, et les preuves ne leur manqueront
pas, qu’elle s’est grandement perfectionnée depuis vingt ans. Il y
a pourtant quelque chose de changé. L’idée de l’Europe est née.
Le principe hégélien a joué. La désunion de l’Europe lui a
maintenant fait assez de mal pour que l’idée d’union se lève
contre elle. Certes, elle est loin encore de lui en avoir fait assez
pour que cette idée s’impose. Certes, cette idée n’est
qu’embryon. Elle n’apparaît que chez quelquesuns. Mais c’est
ainsi que débutent les idées qui doivent un jour triompher —
encore qu’il ne faille point nous cacher qu’ainsi débutent aussi
celles qui doivent avorter.
C’est à ces quelquesuns que je m’adresse et, parmi eux, à
ceux dont la fonction doit être de faire l’Europe en agissant sur
ses idées, en façonnant ses mythes, ses échelles de valeurs. Je
dirai donc l’enseignement qu’ils doivent adopter à l’égard de ces
grands mouvements historiques dont je viens de rappeler
l’image. Quand les hommes de ma génération étaient sur les
bancs du collège, leurs maîtres leur enseignaient à sourire de
ces empereurs et papes du Moyen Age, de ces « rêveurs » qui
voulurent faire l’« Europe », la « Chrétienté », et à ne prendre
au sérieux que les Capétiens, gens pratiques qui avaient fait la
France, ou encore, quand le maître était d’esprit large, les
Hohenzollern qui avaient fait la Prusse, les Habsbourg qui
Discours à la nation européenne
31
avaient fait l’Autriche, Cavour qui avait fait l’Italie. Il faudra, si
vous voulez construire l’Europe, que vous renversiez ces
jugements ; que vous proclamiez que ce sont ces « rêveurs » qui
furent grands, qu’en dépit de leurs faiblesses et de leurs
aveuglements, l’âme de l’Europe était en eux, et que, dans leurs
folles chevauchées d’un bout du continent à l’autre, ils
représentent un type d’humanité plus pur, plus généreux, que les
petits paysans de l’IledeFrance ou du Brandebourg, occupés, de
père en fils, à arrondir leur champ ; qu’un Innocent III, bien que
payant son tribut aux passions de son époque, qu’un Napoléon,
malgré ses violences, sont des figures autrement hautes qu’un
Louis XI ou qu’un roi-sergent. Surtout, il faudra que vous
changiez votre leçon sur le partage de Verdun ; qu’au lieu
d’exalter cet événement parce qu’il rompit le bloc d’Occident et
permit l’éclosion des nationalités, vous le déploriez pour cette
raison ; que vous citiez avec respect le moine qui pleure : « Au
lieu de roi, on voit maintenant des roitelets ; l’universel est
oublié, chacun ne pense plus qu’à soi 1 ; que vous prononciez
tristement, comme Bossuet devant la dispersion de Babel 2 :
« Dieu laissa alors les nations aller dans leurs voies. » Qu’au lieu
de bénir, avec Renan 3 , l’heure où le Pape et l’Empereur se
brouillèrent, ouvrant ainsi plus grande encore la porte aux
nationalités, vous détestiez cette heure. Il faudra que vous
admiriez Napoléon quand, plus européen que Français, il dit à
Discours à la nation européenne
32
1 Florus, Plaintes sur le partage de l’Empire.
2 Élévations, VIII, 8.
3 Marc Aurèle, XXXIII.
ses ministres, en mal de chauvinisme : « N’oubliez pas que je
suis le successeur de Charlemagne, et non pas de Louis XIV. » Il
faudra que, au lieu de présenter l’échec de ces essais de
rassemblement comme ayant été un bien pour l’Europe (en quoi
le futil ? on ne nous le disait pas, et pour cause), vous montriez
l’immense malheur qui en résulta pour elle ; vous montriez que
cet essor des nationalités, dû au partage de Verdun, lui a coûté
mille ans d’entretuerie, qui vont peutêtre continuer ; que 1914
en sort directement ; que, si les Hohenstaufen avaient su unifier
l’Allemagne et l’Italie, c’était la paix du monde et sa beauté pour
de longs siècles. Voilà un des premiers renversements qu’il vous
faudra produire dans la religion des hommes, vous qui voulez
faire la supernation, et qui avez la chance que les imprudentes
nations vous confient l’âme de leurs enfants.
@
Discours à la nation européenne
33
III
La partie ne s’appartient pas à ellemême :
elle relève du Tout, en tout ce qu’elle est.
Saint Thomas.
Autres renversements de valeurs nécessaires. Glorifions l’attachement des clercs du Moyen Age à l’idée abstraite de l’Empire romain. — L’Europe sera une victoire de l’abstrait sur le concret. — Flétrissons les Bodin, les Machiavel, inventeurs des souverainetés nationales. — Glorifions Érasme.
@
Je dirai encore un mouvement qu’adopta pendant des siècles
toute une classe d’hommes, en Europe, et dont il vous faudra,
pour l’union que vous rêvez, prêcher à vos ouailles le respect. Je
pense au culte que gardèrent, durant tout le Moyen Age et bien
audelà, les hommes d’Église, les historiens, les juristes, les
savants, proprement tous les clercs, pour la mémoire de l’Empire
romain. C’est les yeux fixés sur cette forme, et persuadés qu’ils
la ressuscitaient, qu’une poignée d’ecclésiastiques a, dans une
nuit de Noël du IXe siècle, posé la couronne impériale sur le front
du carolingien. C’est dans la même vision que les clercs des âges
suivants saluèrent les Othons, les Henris, les Frédérics. Ils
voulaient voir en eux les descendants des Constantin et des
Trajan, refusaient de croire à la mort de l’Empire qui leur
apparaissait, selon le mot d’un maître 1 , comme une nécessaire
manière d’être du monde, transcendante aux caprices de
l’histoire. Les statuts juridiques qu’ils forgeaient pour ces
Discours à la nation européenne
34
1 Lavisse.
princes, ils les donnaient comme une suite des constitutions
romaines, et leur foi dans cellesci se maintint si longtemps que,
hier encore, les manuels de droit dont usaient nos recteurs s’en
inspiraient toujours. Si l’on voulait, aton pu dire, dresser l’acte
de décès légal de l’Empire romain, il faudrait descendre au 6
août 1806, heure où François II résigna son titre d’empereur
romain de nation germanique pour prendre celui d’empereur
d’Autriche 1.
La fascination de ces hommes par l’ombre du grand Empire,
leur persistance à prendre pour une survie de cet organisme des
établissements qui n’avaient plus rien de commun avec lui ont
été, elles aussi, objet de sourire pour les éducateurs de ma
génération. Ils nous dressaient à trouver enfantine l’aptitude de
ces âmes à construire dans le fictif, leur étonnante puissance à
méconnaître leur temps et ses réalités. Ce n’est pas sans
quelque pitié que l’un d’eux constatait : « Les penseurs du
Moyen Age ignoraient les chartes de communes, les contrats
féodaux, tous ces droits de pays, conditions et personnes qui
s’écrivaient alors. Ils gardaient le trésor des reliques classiques
et chrétiennes qui, par un effet de la confusion établie entre
l’Église et l’Empire, étaient pour eux également sacrées... Leur
façon de penser était déterminée par l’interprétation d’un
passage de la Bible, d’une parabole du Christ, d’un vers de
Virgile ou d’un texte de loi romaine 2 . » Eh bien, là encore, il
vous faudra, si vous voulez faire l’Europe, obtenir qu’elle adore
Discours à la nation européenne
35
1 F. Lot, La Fin du monde antique, IIIe partie, chap. II.
2 Lavisse, préface au Saint Empire de Bryce.
ce que nous brûlions, brûle ce que nous adorions. Il vous faudra
lui dire que ces hommes d’autrefois furent très grands, avec
leurs yeux fixés sur une Idée, sur un Universel abstrait et
éternel, leur volonté d’ignorer les pactes d’un lieu et d’une heure
par lesquels leurs contemporains consacraient leurs basses
attaches à la terre ; que ceuxlà au contraire furent petits, qui,
comme les légistes des rois de France, et contrairement à leur
devoir de clercs, ont travaillé aux étroites formations locales et
combattu l’Universel. Il vous faudra une fois de plus flétrir ce
partage de Verdun comme étant le malheureux triomphe du local
sur le général, du concret sur l’abstrait, du laïc sur le clérical, de
l’attachement au sol sur le culte de l’idée. Il vous faudra, si vous
voulez faire l’Europe, produire cet enseignement, parce que
l’Europe, si elle se fait, sera nécessairement une idée, exigera de
ses membres l’embrassement d’une idée, aimée en tant qu’idée,
et n’aura rien de commun avec l’amour dont ils étreignent la
portion de terre que leur légua leurs pères, même si cette
portion de terre s’appelle France ou Allemagne.
L’Europe se fera, ici encore, comme se firent les nations. La
France s’est faite parce que, chez chaque Français, à l’amour
pour son champ ou pour sa province s’est superposé l’amour
pour une réalité transcendante à ces choses grossièrement
tangibles, l’amour pour une idée. C’est en fixant leurs yeux sur
l’idée de la France que les Français ont refait leur nation chaque
fois que, dans l’ordre sensible, elle se disloquait : sous le
morcellement féodal, sous l’invasion anglaise, sous les guerres
de religion, sous les déchirements de la Révolution. C’est l’idée
Discours à la nation européenne
36
de l’Allemagne qui a permis aux Allemands de faire leur nation
pardessus douze cents ans d’égoïsmes locaux. Dante et
Pétrarque, en créant l’idée de l’Italie, ont forgé le triomphe de
Cavour. Il en sera de même de l’Europe. Elle sera la victoire
d’une idée sur l’amour des objets directement sensibles que
sont, par rapport à elle, les nations. Elle sera, par rapport à
cellesci, ce que fut la Chrétienté du Moyen Age, qui fut
éminemment, on l’a dit, l’œuvre d’une idée 1.
Dans un de ses dialogues, Platon nous montre Socrate
invitant ses disciples à vénérer ce personnage dont se moquent
les filles de Thrace, qui, les yeux fixés sur l’Idée et méprisant
des choses sensibles, se laisse choir dans un puits 2. Revenez au
système de valeurs socratique. Dites à l’Europe qu’elle ne se fera
pas sans quelque dépréciation du monde sensible, quelque
abaissement de l’esprit pratique. La pure religion du pratique ne
mènera jamais qu’à la guerre.
*
Discours à la nation européenne
37
1 Ce mot est de M. Redslob, dans son Histoire des grands Principes du Droit des Gens, 1923. Il est cité dans un bel article des Études (Chrétienté médiévale et Société des Nations, par J. Lecler, 5 août 1932), dont la conclusion nous semble à méditer : « On peut reprocher à l’unité chrétienne du Moyen Age de s’être un peu trop confinée dans le domaine religieux et intellectuel, de n’être pas assez descendue sur terre pour organiser plus complètement les intérêts matériels de l’humanité. La Société des Nations paraît encourir le grief opposé : née de l’évolution économique et des déceptions du nationalisme, elle fait des efforts méritoires pour organiser temporellement l’humanité ; peutêtre ne se préoccupetelle pas assez de l’effroyable anarchie spirituelle et morale où se débat le monde moderne. Puissetelle, d’accord avec la religion du Christ, faire pénétrer dans la société humaine la paix, l’unité spirituelle et morale sans laquelle tous les règlements, toutes les organisations et toutes les polices du monde resteront impuissants. »
2 Théétète, 174 a [Édition/rechercher : ‘Thalès’].
Voici, dans le passé de l’Europe, un jour qu’il vous faudra
hautement flétrir. C’est lorsque les docteurs de la Renaissance et
de la Réforme — les « humanistes » ! — se sont dressés contre
l’unité chrétienne et ont mis au service des princes et de leurs
orgueils séparatistes, en la travestissant honteusement, l’idée de
l’imperium romanum et la vénération dont elle était l’objet.
Selon cette idée, la souveraineté, avec son attribut essentiel : le
droit de guerre, appartenait à l’Empire et à lui seul ; elle
n’appartenait pas aux parties de l’Empire, entre lesquelles, grâce
à cette clause, Rome réussissait à empêcher la guerre, à faire
régner la sainte pax romana. Cette belle idée avait été
transportée, telle quelle, au double directoire du Pape et de
l’Empereur. Cet Empire à deux têtes, lui aussi, possède seul la
souveraineté, et contrarie par là, en théorie du moins, l’appétit
de guerre mutuelle des royaumes qui le composent. Et tout de
suite, sans doute, les rois repoussent cette clause, entendent se
ruer en liberté chacun sur son voisin, se grossir à ses dépens.
Toutefois, ils sont gênés de sentir que leurs entretueries sont
une injure au droit de l’époque, qu’elles violent cette loi de
l’imperium romanum dont la lettre, du moins, les éblouit
toujours. C’est alors que leurs humanistes ont l’idée de tourner
cette loi à leur profit, d’enseigner que c’est aux rois qu’elle
s’applique, à chacun d’eux séparément, et non plus au pouvoir
qui prime leurs distinctions. C’est alors que les Bodin, les Alciat,
les Machiavel se mettent à conférer aux nations particulières la
souveraineté et le droit de guerre, dont le concept n’avait pas
été fait pour elles, mais formellement contre elles. Si encore, en
niant désormais la hiérarchie des pouvoirs et proclamant l’égalité
Discours à la nation européenne
38
des souverainetés, ils en avaient admis la conséquence logique :
le devoir pour chacune de respecter les autres, le devoir pour les
grandes de respecter les petites. Mais non, ils décernent aux
nations une souveraineté libre de tout frein, qui ne sait d’autre
loi que celle du chacun pour soi. Honte à ceux dont le devoir
était de combattre la passion de l’homme à affirmer son moi au
mépris de tout ce qui n’est pas lui, et qui se sont faits les valets
de cette passion. Honte à la trahison des clercs.
Toutefois ne l’oublions pas : certains de ces humanistes sont
restés vaillamment fidèles au devoir de leur état. Singulièrement
le plus grand d’entre eux : Érasme. Celui-là n’a jamais voulu
signer la charte des égoïsmes nationaux que lui tendaient ses
pairs. Il les rappelle au sens de l’unité chrétienne, est prêt à les
flétrir de déchirer la robe sans couture de Jésus. Il leur mande :
L’esprit de Christ est fort loin de cette distinction entre l’Italien et
l’Allemand, le Français et l’Anglais, l’Anglais et l’Écossais. Qu’est
devenue cette charité qui fait aimer jusqu’aux ennemis,
puisqu’un changement de nom, une couleur d’habit un peu
différente, une ceinture, une chaussure et de semblables
inventions humaines font que les hommes sont odieux les uns et
les autres. Et encore : « Nous avons tous été baptisés par un
même esprit pour être un seul corps ; et nous avons tous bu de
l’eau spirituelle du rocher pour avoir le même esprit 1. Ailleurs 2,
Discours à la nation européenne
39
1 Manuel du soldat chrétien, chapitre intitulé : « Sentiments que doit avoir un chrétien. »
2 Dans l’Adage : « Spartam nactus ».
il dit leur fait aux Louis XII, aux Maximilien, et autres parvenus
de la souveraineté.
J’ai dit, au début de ce discours, qu’il vous faudra proposer à
l’Europe des héros de l’idée européenne. Voilà l’un d’eux tout
désigné. Sa statue, par vos soins, devrait se dresser depuis la
mer du Nord jusqu’à l’Adriatique, à Oxford, à Paris, à Mayence, à
Venise, en tous ces lieux sous la diversité desquels il restait
semblable à lui-même, parce qu’il ne vivait que la vie de l’esprit.
Parfait symbole du citoyen de l’Europe, transcendant à ses
divisions.
@
Discours à la nation européenne
40
IV
Tout ce qui est goût littéraire, charme, poésie,
amusement... peut revêtir une forme locale ; mais la
science est unique, comme l’esprit humain.
Renan,Feuilles détachées.
Déplorons la disparition du latin au profit des langues nationales. — L’Europe devra élever les œuvres de l’intelligence audessus des œuvres de la sensibilité. — Résistances qu’elle trouvera. — Exaltons la culture au sens grécoromain du mots par opposition au sens germanique.
@
Il y a, dans ce passé de l’Europe, un autre jour encore dont
on nous enseigna qu’il fut grand, que nous devions l’honorer.
C’est le jour où les clercs, les savants, les hommes de l’esprit
ont, pour publier leur pensée, abandonné la langue latine, et se
sont mis à adopter la langue de leurs nations respectives. Vous
voyez couramment, dans les manuels d’histoire et de tous les
pays, un chapitre qui porte pour titre : « Éclosion des littératures
nationales », et dans lequel le ton du maître implique
l’admiration qu’il a, qu’il propose à l’enfant d’avoir, pour ce
mouvement « libérateur ». Là encore, si vous voulez faire
l’Europe, il vous faudra renverser l’enseignement. Il vous faudra
dire à vos fils qu’il était beau cet âge où les hommes de pensée,
usant entre eux, d’un bout de l’Europe à l’autre, d’une langue
unique et inaccessible au vulgaire, symbolisaient aux yeux des
hommes l’unité du monde de l’esprit pardessus la diversité
guerroyante du monde de l’intérêt et de la passion ; qu’elle fut
déplorable l’heure où, exprimant désormais leur pensée dans
Discours à la nation européenne
41
leur langue nationale, ils en sont venus à croire que la pensée
ellemême avait une nationalité, et aux injures que les nations
s’assènent au nom de leurs appétits ont ajouté celles, autrement
blessantes, dont elles s’accablent au nom de l’esprit.
Beaucoup d’entre vous se récrient : « Quoi ! Nous allons
condamner le jour où l’écrivain prit un parti d’où devaient sortir
des œuvres admirables, dont la beauté est liée intimement à la
langue particulière où elles se sont exprimées ? L’acte qui nous a
valu La Divine Comédie, les Fables, le Chant de la Cloche ? » Ici,
il vous faudra regarder courageusement en face la vérité. Ces
œuvres que vous m’opposez, qui, pour une grande part, en effet,
valent par ce qu’elles ont de national et d’intraduisible, sont des
expressions de la sensibilité humaine plus que de l’intelligence.
Elles sont œuvres de poètes, non pas œuvres de penseurs.
Cellesci, dans la mesure où elles sont vraiment de la pensée, ont
une valeur qui, pour autant que l’esprit est indépendant de la
matière, est indépendante de la forme accidentelle dans laquelle
elles s’expriment. Je ne vois pas ce que le Discours de Descartes
ou la Critique de Kant gagnent, en tant que pensée, d’avoir été
écrits dans des langues nationales, moins encore ce que perd
l’œuvre de Thomas d’Aquin, de Spinoza ou de Newton à ne l’être
point. Je dirai même que l’œuvre des poètes, dans ce qu’elle
porte de beauté intellectuelle, dans la justesse de ses vues sur
les choses, dans la force interne de son plan, dans le bonheur de
ses proportions, est indépendante, elle aussi, de la langue où
elle s’exprime ; la perfection architecturale d’une tragédie de
Racine, la vérité d’une page de Faust existent abstraction faite
Discours à la nation européenne
42
des langues où elles s’incarnent. Or, il faut vous l’avouer : vous
ne ferez l’Europe que si vous placez résolument les œuvres de
l’intelligence audessus de celles de la sensibilité, le philosophe et
le savant audessus du poète et de l’artiste, précisément parce
que l’intelligence des peuples peut, pour une grande mesure, se
rendre indépendante de leurs génies particuliers, tandis que leur
sensibilité le sait beaucoup moins. Vous pouvez déjà voir
combien ils communient davantage dans l’étude de la physique
ou de l’astronomie que dans leurs réactions devant un paysage
ou devant la vie courante. Votre enseignement, l’exemple que
vous donnerez par vos goûts personnels, devront se modeler sur
cette idée : l’Europe sera plus scientifique que littéraire, plus
intellectuelle qu’artistique 1, plus philosophique que pittoresque.
Et, pour maint d’entre vous, cet enseignement sera cruel. Ces
poètes sont autrement savoureux que ces savants ! ces artistes
autrement enivrants que ces penseurs ! Il faut vous résigner :
l’Europe sera sérieuse ou ne sera pas. Elle sera beaucoup moins
« amusante » que les nations, lesquelles l’étaient déjà moins que
Discours à la nation européenne
43
1 Voici une page qui montre excellemment combien l’esprit de science est, plus que l’esprit littéraire, propre à créer de l’accord entre les hommes. L’exaspération qu’elle produira, notamment chez les littérateurshistoriens, et particulièrement par son dédain pour l’originalité, prouve une fois de plus combien l’artiste est organiquement hostile à cet accord :
Toute science travaille à établir des propositions incontestables sur lesquelles l’accord puisse être complet entre tous les hommes ; l’idéal est d’arriver à une formule si impersonnelle qu’elle ne puisse être rédigée autrement ; une proposition marquée de l’empreinte personnelle d’un homme n’est pas encore une vérité scientifique prête à entrer dans ie domaine commun. Aussi, tandis que l’artiste cherche à mettre sur son œuvre la marque de sa personnalité, le savant doitil s’efforcer d’effacer la sienne. Les historiens commencent à sentir confusément cette nécessité ; ils ont renoncé à la recherche romantique des formes originales et s’efforcent d’adopter un ton impersonnel et abstrait. (Ch. Seignobos, L’Orientation de l’histoire ; Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature françaises, t. VIII, p. 305.)
les provinces. Il faut choisir : ou faire l’Europe ou rester
d’éternels enfants.
Les nations auront été de belles Clorindes, heureuses d’être
des objets sensibles et charnellement aimés. L’Europe devra
ressembler à cette jeune savante du XIIIe siècle qui enseignait la
mathématique à l’Université de Bologne, et se montrait voilée
devant ses auditeurs pour ne les point troubler par sa beauté.
*
Cette résolution d’élever les œuvres de l’Intelligence audessus
de celles de la sensibilité, je ne la vois guère chez les éducateurs
actuels de l’Europe, fussentils les moins acquis aux passions
particularistes, les plus soucieux d’unir les peuples. Ce que je
vois chez presque tous, c’est, au contraire, le désir d’humilier
l’Intelligence dans sa prétention à l’universel, de l’identifier à la
scolarité ; d’honorer la sensibilité dans ce qu’elle a de plus
personnel, de plus inexprimable, de plus intransmissible, de plus
antisocial ; d’en faire le mode suprême de la connaissance, voire
de la connaissance « scientifique , en équivoquant sur ce mot. Il
y a là comme une vénération de la sensation, propre à une
époque décadente, dont les palais blasés sont devenus
insensibles aux âpres produits de la pure pensée. Il vous faudra,
si vous voulez faire l’Europe, rompre avec ces byzantinismes et
revenir à l’exaltation des productions de l’Intelligence dans la
volonté qu’elles ont d’ignorer les appels de la sensibilité
individuelle, en vous attachant à montrer ce qu’une telle volonté
implique de victoire sur la chair et de moralité.
*
Discours à la nation européenne
44
Un des vôtres — car il veut sincèrement faire l’Europe — a
exprimé avec toute la netteté souhaitable, et sous une forme
frappante, le rebut qu’est pour lui l’œuvre de science. Très
exactement il définit la science le domaine des problèmes où l’on
ne parle du réel qu’à la troisième personne, le domaine du lui.
Tant que nous restons dans ce domaine, déclaretil, « il y a en
nous cette absence d’intérêt sur les choses, cette teinte
objective qui fait l’ennui 1 ». Au contraire, dans le domaine de la
véritable existence, qui est celui des moi et des toi et de leur
dialogue, voire du dialogue des moi avec euxmêmes, nous
trouvons un inépuisable intérêt. On ne saurait dire plus
franchement qu’on est totalement fermé aux émotions que
peuvent causer les pures idées, et uniquement capable de celles
que peut créer l’intérêt que nous portons à notre personne
concrète ou à d’autres semblables à elle. Or, je tiens que c’est en
devenant capables d’intérêt pour le domaine du lui que les
habitants de l’Europe feront l’Europe ; ce lui sera l’Europe
ellemême, faite sans doute des toi et des moi, mais s’élevant
audessus d’eux et étant autre chose qu’eux, de la même
manière qu’un plan est autre chose que l’ensemble des droites
qui le composent. Tant qu’ils ne sortiront pas du domaine des toi
et des moi, du domaine de la « vraie existence », ils ne feront
pas l’Europe, parce qu’ils seront, comme le dit fort bien le même
penseur, dans le domaine de l’amour, mais seront du même coup
dans le domaine de la haine, qui est le même domaine ; parce
qu’ils ne seront pas dans le domaine de la justice, dans le
Discours à la nation européenne
45
1 G. Marcel, d’après J. Wahl, Vers le Concret, p. 249.
domaine du juge, qui est essentiellement le domaine —
ennuyeux — du lui, transcendant au toi et au moi. La guerre est
éminemment un dialogue du toi et du moi.
Il y a des hommes qui ne trouvent aucun « ennui », mais au
contraire leur intérêt suprême, dans le domaine des choses
étrangères au toi et au moi : le chimiste Davy se mit à danser
dans son laboratoire quand il découvrit le potassium ; Hamilton
quand il trouva sa théorie des quaternions ; ceux qui ont connu
Charles Hermite content que ses yeux exprimaient la passion
quand il parlait de certaines fonctions mathématiques. « Mon
enfant, disait Biot à Pasteur, j’ai tant aimé les sciences dans ma
vie que cela m’en fait battre le cœur. » C’est en conviant les
peuples à vénérer cette forme d’âme que vous pouvez espérer
de faire l’Europe ; ce n’est pas en leur donnant comme modèles
ceux qui ne connaissent que le moi humain.
*
L’esprit scientifique, on l’a dit excellemment 1 , c’est
l’identification du divers. On pourrait ajouter que,
symétriquement, l’esprit littéraire (du moins moderne), c’est la
diversification de l’identique. Ai-je raison de croire que l’Europe,
pour se faire, devra être plus scientifique que littéraire ?
Platon dirait que l’Europe n’aura nullement pour principal
ressort, comme certains le veulent, le respect de la catégorie de
l’Autre ; elle sera la superposition de la catégorie du Même à
celle de l’Autre, de celle de l’Un à celle du Plusieurs.
Discours à la nation européenne
46
1 E. Meyerson.
*
Et il ne s’agit pas du tout de détruire l’Autre ; il s’agit d’inviter
les hommes à porter leur attention sur le Même. Quand l’apôtre
s’écrie : « Il n’y a plus ni Grec, ni juif, ni Scythe, mais Christ est
en toutes choses », il n’entend nullement que ces différences
nationales n’existent plus ; il entend que les hommes doivent
s’efforcer de se sentir dans une région d’euxmêmes où elles
s’effacent.
*
J’ai dit qu’il vous fallait exalter les œuvres de la pensée pour
autant qu’elles sont indépendantes de la langue accidentelle
dans laquelle elles s’expriment, c’estàdire pour autant que
l’esprit est indépendant de la matière. Acceptezvous cette
indépendance ? Du moins pour quelle mesure ? Vos goûts
philosophiques du jour m’en font douter, mais croire que vous ne
concevez l’esprit que joint à la matière, que l’esprit « incarné ».
Vous ne m’accorderez pas, je crois, que la vérité d’une page de
Faust existe, abstraction faite de la langue où elle s’est signifiée.
Votre métaphysique me parait être celle d’Innocent III, qui se
réjouissait de la soumission de Jean sans Terre parce que,
déclaraitil, « les puissances royale et sacerdotale se trouvent
ainsi unies, comme sont unis l’âme et le corps, pour le plus
grand profit de l’une et de l’autre 1 ». Mot inouï dans la bouche
d’un chrétien : l’âme trouvant son profit par son union au corps !
Discours à la nation européenne
47
1 Ad magnum utriusque commodum et augmentum. (Lettre d’Innocent III à Jean sans Terre, 11 novembre 1213.)
Si telle est votre foi, jamais vous n’inciterez les peuples de
l’Europe à se dégager de leurs incarnations particulières pour
s’élever à l’esprit, qui pourrait les unir. Là encore, la première
conversion que requiert votre ouvrage devra se faire dans vos
cœurs.
*
Élevez vos écoliers à vénérer l’Église pour avoir si longtemps
travaillé à empêcher le spirituel de choir dans le national.
Honorezla, quels qu’aient été ses mobiles, quand, au concile de
Trente, elle repousse l’emploi des langues nationales pour la
messe, maintient le latin.
Honorez l’ordre des Jésuites quand, en pleine guerre de
Trente Ans, parmi le frisson naissant des orgueils nationaux, leur
général commande à ses collègues : « Ne disons pas : ma
patrie. Cessons de parler un langage barbare ; quand, à la
même époque et déjà depuis cent ans, leur plan d’études impose
le latin dans les cours, dans la correspondance, dans la
conversation ; quand, encore au XVIIIe siècle, ils enseignent en
latin les langues nationales : quand, quelques années avant la
Révolution et la furie des « nationalités », ils se font réprimander
par le gouvernement de l’Autriche parce qu’ils ignorent
l’orthographe allemande 1.
Ne glorifiez pas le jour où la prière s’est nationalisée.
*
Et je vous dirai encore, si vous voulez faire l’Europe :
Discours à la nation européenne
48
1 A. Mater, Les Jésuites, p. 159.
Élevez vos écoliers dans le respect des humanités comme les
ont comprises les Jésuites, les studia humanitatis, l’étude de
l’essentiellement humain. Montrezleur que les grands
adversaires de cette discipline ont été les Allemands, au
lendemain de leur victoire de 1870, par leur désir de repousser
une éducation valable pour l’homme universel, et de s’affirmer
en tant que distincts du reste du monde et supérieurs à lui.
Montrezleur, en janvier 1871, les gorges chaudes de Bismarck,
dans ses causeries avec son secrétaire, au château de Ferrières,
à propos de l’humanisme ; les sorties du jeune Guillaume II
contre les « philologues » ; sa volonté de faire « de jeunes
Allemands et non de jeunes Grecs ou Romains » ; sa déclaration
selon laquelle les grandes journées de l’Antiquité doivent être
considérées par rapport à celles de l’Empire allemand et
l’enseignement de l’histoire désormais « de Sedan à
Marathon » 1.
Élevez vos écoliers dans le respect de la culture, au sens
grécoromain, tel qu’il a été admirablement exprimé par un
maître qui, d’ailleurs, se trouve être un Allemand : le culte du
Bien et du Beau « qui n’appartient à aucun pays (Goethe).
Élevezles surtout dans le respect de la culture en tant qu’elle est
un luxe, une inutilité, une valeur non pratique. Flétrissez le sens
qu’en ont donné certains Allemands de ce dernier demi-siècle,
suivis, hélas ! par tant de Latins : l’art de tirer de chaque
individu le maximum de rendement pour l’État.
Discours à la nation européenne
49
1 Cf. Michel Bréal, « La tradition du latin en France », Revue des Deux Mondes, 1er juin 1891.
Clercs français, prêchez la culture grécoromaine pour tous les
hommes, afin qu’ils se sentent dans une région d’euxmêmes
transcendante au national. Ne la prêchez pas, comme tels de vos
compatriotes, exclusivement pour les Français, afin qu’ils se
sentent encore plus Français, plus distincts de ce qui n’est pas
eux.
@
Discours à la nation européenne
50
V
Leur langage appartenait à toutes les nations.
Actes, II, 6.
Que les éducateurs de l’Europe donnent l’exemple d’une classe d’hommes qui ne se pensent pas dans le national. — Qu’ils détruisent en eux l’œuvre du XIXe siècle. — Poincaré et Maxwell. — De l’attitude que devraient prendre les clercs allemands au sujet de la responsabilité de la dernière guerre.
@
J’ai parlé de l’unité de la vie de l’esprit, que symbolisait jadis
l’emploi de la langue latine par tous les penseurs de l’Europe. Il
est clair qu’il s’agit ici de la vie profonde de l’esprit, des principes
qui font son essence. Pour ce qui est de l’application de ces
principes, de l’activité pratique de l’esprit, c’est la diversité qui
est la loi, et éminemment la diversité selon les nations. Qui niera
que la conduite d’un travail scientifique, l’exposition d’une
doctrine, l’exploitation d’une idée, soient différentes selon
qu’elles sont d’un Français, d’un Allemand, d’un Anglais ?
Ces différences, bien entendu, existaient au sein de ce que
j’ai appelé l’unité spirituelle de l’Europe d’autrefois. Dans une
même Université du XIIIe siècle, où se coudoyaient des étudiants
et des docteurs de toutes nations, le commentaire d’un texte des
Sentences ou d’un verset des Décrétales n’était pas le même
selon qu’il était mené par un homme de la Saxe, de l’Irlande ou
de l’Auvergne. L’usage du latin n’empêchait pas ces divergences,
qui se faisaient jour ne fûtce que par les manières diverses dont
on traitait cette langue. Encore aujourd’hui, il suffit de lire le
discours latin d’un docteur de Marbourg et d’un autre de
Discours à la nation européenne
51
Bordeaux pour constater qu’il existe un latin allemand, très
distinct du latin français.
Oui, ces différences existaient, mais les penseurs d’alors ne
portaient pas leur attention sur elles, du moins la portaient
beaucoup moins que sur ce qui, parderrière elles, les unissait
entre eux. Sans doute, dans l’intérieur de chaque école, les
étudiants se groupaient en « nations » 1 et il serait bien difficile
d’admettre, même si les faits ne témoignaient du contraire, que
chacun de ces groupes n’ait point très vite senti la différence du
tour de son esprit — et différence, ici, s’appelle tout de suite
supériorité — par rapport à celui des autres. Mais il est très
visible aussi que l’impression de ces différences s’évanouissait
chez eux dans le sentiment, beaucoup plus fort, de l’identité de
leurs spéculations, de leurs méthodes, de leurs idéaux ; surtout
s’ils comparaient ces méthodes et ces idéaux avec ceux des
laïcs. L’opposition des uns aux autres, selon leurs nations dans
l’intérieur d’une même école, était beaucoup moins réelle à leurs
yeux que l’opposition d’eux tous au monde des fonctionnaires et
des marchands. C’est en bloc, et sans distinction de nationalité,
qu’ils se ruaient à tout instant, dans les villes universitaires, sur
Discours à la nation européenne
52
1 Les nations universitaires ne correspondaient nullement, d’ailleurs, aux divisions politiques de l’Europe ; elles étaient des groupements que les étudiants avaient créés librement parmi eux selon leurs affinités de race et de langue. Ainsi, dans l’Université de Vienne, au XIVe siècle, la nation d’Autriche comprend les étudiants d’Italie ; la nation de Hongrie, les Slaves ; la Rhénanie, les Français ; la Saxe, tous les Scandinaves et les Britanniques.
Les Universités du Moyen Age plaçaient l’étude au-dessus de la guerre. Elles invitaient les sujets de nations ennemies à poursuivre leur travail « malgré toutes hostilités, toutes guerres, toutes représailles. » (Statuts de l’Université de Florence, 1387.)
J’emprunte ces renseignements à l’excellente étude de M.A. Rastoul : « L’Internationale universitaire et la Coopération intellectuelle au Moyen Age. (Encyclopédie Pax, 1932.)
le monde des nonétudiants. Quant aux maîtres, le droit que leur
donnait leur grade d’« enseigner par toute la chrétienté » (jus
ubique docendi) les haussait, même aux yeux de leurs élèves, à
un véritable caractère supernational. Il ne venait à l’idée d’aucun
étudiant parisien de s’étonner d’avoir pour directeur l’Allemand
Albert le Grand ou l’Italien Thomas d’Aquin, ni d’aucun bachelier
viennois de trouver mauvais de confier la formation de son esprit
au Français Jean Gerson 1. On peut dire que ce peu d’attention
des intellectuels aux désinences ethniques de leur esprit se
poursuit jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, malgré l’abandon par eux
du latin et l’adoption des langues nationales. On ne voit guère,
avant cette date, les penseurs d’outreRhin s’employer à montrer
que Leibniz ou Kant sont des cerveaux essentiellement
germaniques, ni les docteurs français à établir que Descartes ou
Racine ne pouvaient être nés que de ce côté des Vosges. Voltaire
pouvait écrire en 1767 : « Il se forme en Europe une république
immense d’esprits cultivés. »
Or, au début du XIXe siècle, vous avez renversé cet ordre.
Vous vous êtes mis à ouvrir les yeux tout grands sur les
manières diverses dont vous exercez l’esprit selon vos
nationalités. Vous vous êtes mis à brandir ces modalités
nationales, clamant chacun que la vôtre était précellente, celle
de votre voisin misérable. Vous vous êtes ingéniés à en fixer les
traits, à en saisir les sources, à en prendre conscience dans leurs
articulations les plus ténues. Vous avez méprisé le fonds
Discours à la nation européenne
53
1 Bien mieux, dans certaines universités italiennes, à Pérouse, à Florence, à Padoue, le maître doit être un étranger ; la Commune entend par là qu’il demeure supérieur aux querelles des factions. (Rastoul, op. cit., pp. 35-36.)
commun de l’activité intellectuelle pour n’en retenir que ces
incarnations particulières, et statuer qu’elles seules méritaient
vos respects. Les penseurs de l’Allemagne ont commencé avec
Lessing, avec Niebuhr ; puis ce fut ceux de l’Italie, avec Gioberti,
ceux de la France, avec Barrès. Les peuples vous ont suivis. On
n’a plus entendu parler que de science française, de science
allemande, de culture latine, de culture germanique. Vous savez
ce qui en advint, combien vous avez réussi à transformer les
rivalités simplement politiques des nations en des haines
essentielles, à rendre leurs guerres inexpiables.
Qu’allezvous faire maintenant, vous qui voulez créer l’Europe,
enseigner l’unité ? Abolir, dans vos cœurs, l’ortie de ces
caractéristiques nationales ? Vous ne le pouvez pas. Vous êtes
dans l’état de ces époux qui ont eu entre eux une explication
terrible où ils se sont jeté à la face l’opposition profonde des
maisons d’où ils sortent et jamais ne l’oublieront. La conscience
que vous avez prise de vos différences, la violence dont chacun
de vous les a clamées à l’autre en ont centuplé la réalité. Ce qu’il
vous faut faire maintenant, c’est accepter ces différences, les
supporter, cesser de vous les assener furieusement l’un à l’autre,
reconnaître la valeur de ce qui ne vous ressemble pas ; c’est
pratiquer ce que vous avez nommé vousmêmes le désarmement
intellectuel ; c’est surtout porter vos regards sur les principes
fondamentaux de l’activité de l’esprit, sur ces principes dont la
garde, toujours si difficile, est votre fonction propre en même
temps que votre éminente dignité et qui siègent, eux, dans une
région de votre être transcendante à vos diversités nationales.
Discours à la nation européenne
54
Ici encore, il vous faut détruire en vous l’œuvre impie du XIXe
siècle. Je vous donnerai un bel exemple de cette maîtrise.
Une des formes les plus graves de la mésentente de vos
esprits en raison de leurs marques nationales est la stupeur
qu’éprouve l’esprit français en face du manque de logique de
l’anglais, de son acceptation du contradictoire, du noncoordonné.
Cette stupeur a été sentie avec une profondeur particulière et
nettement formulée par Henri Poincaré, lors de sa rencontre
avec le Traité d’électricité de Maxwell. Le grand mathématicien a
décrit dans une page célèbre le sentiment de malaise et même
de défiance qui s’empare du lecteur français quand il ouvre ce
traité où tel chapitre, ditil, pourrait être supprimé sans que le
reste du volume en devînt moins clair et moins complet, où tel
autre, à peu près incompatible avec les idées fondamentales de
l’ouvrage, ne tente même pas de s’y accorder 1. Mais, à la page
suivante, il déclare : « Deux théories contradictoires peuvent,
pourvu qu’on ne les mêle pas, et qu’on n’y cherche pas le fond
des choses, être toutes deux d’utiles instruments de recherche,
et, peutêtre, la lecture de Maxwell seraitelle moins suggestive,
s’il ne nous avait pas ouvert tant de voies nouvelles
divergentes. » Poincaré reconnaît donc la valeur de l’esprit
anglais dans son acceptation de théories contradictoires, pourvu
qu’on ne mêle pas ces théories et qu’on n’y cherche pas le fond
des choses, c’estàdire pourvu que l’on conserve le respect du
principe d’identité et qu’on ne cesse pas de croire qu’une
véritable explication des choses doit être cohérente. Or, le savant
Discours à la nation européenne
55
1 H. Poincaré, Électricité et Optique, I : Les théories de Maxwell et la théorie électromagnétique de la lumière, Introduction.
anglais homologue ce jugement ; car, bien loin de se glorifier —
comme certains romantiques le voudraient — de n’avoir pas
concilié ses contradictoires, il le déplore et visiblement pense que
son œuvre en porte une marque d’imperfection. « Je n’ai pas été
capable, ditil avec regret et comme honteux de lui-même, de
faire le pas suivant : d’étendre aux faits dont je vais parler
maintenant l’explication que j’ai donnée jusqu’ici. » Ainsi, dès
qu’ils portent leurs yeux sur les devoirs essentiels de l’esprit, les
deux savants, si hostiles l’un à l’autre par leurs formations
nationales, se trouvent en communion.
Revenez à l’éternel, et toutes les criailleries du nationalisme
s’éteindront dans vos cœurs.
*
Vous aurez à lutter grandement pour obtenir des vôtres ce
désarmement intellectuel. Je ne parle pas de ceux qui font des
livres pour bien établir que le Geist est autre chose que l’Esprit.
Ceuxlà, quoi qu’ils prétendent, ne pensent qu’à entretenir
l’orgueil de leur nation et son refus de se fondre aux autres. Mais
que dire de celui-ci 1 qui semble vouloir vraiment faire l’Europe
et intitule une étude : « Un précurseur français de Copernic :
Nicolas Oresme ». Pourquoi un précurseur « français » ? —
Pourquoi pas simplement : « Un précurseur de Copernic » ? De
cet autre 2 qui, venant de montrer les excellents travaux que des
savants allemands ont récemment produits sur l’histoire de
l’Alsace, souhaite que la France ne laisse pas « accaparer » par
Discours à la nation européenne
56
1 P. Duhem.
2 Ch. Pfister, in Revue historique, juillet 1932.
ses voisins l’étude de cette histoire et déclare que l’Université
française de Strasbourg et les sociétés savantes de cette ville
« ont le devoir de monter la garde du Rhin » ? Qu’estce que
l’idée d’accaparement vient faire ici ? Et la garde du Rhin ? Les
sociétés savantes, françaises ou allemandes, ont le devoir de
monter la garde de l’esprit, et, dès l’instant que de bons travaux
sont faits sur l’histoire de l’Alsace, un vrai prêtre de la science
n’a pas à s’occuper s’ils sont l’œuvre de Français ou d’Allemands.
Il y a quelques semaines, j’entendais un docteur écossais faire
honte à ses compatriotes parce que les meilleures éditions de
leur poète national, Dunbar, étaient faites par des Allemands.
Comme si l’important, pour ce ministre de l’esprit, ne devait pas
être qu’il y eût de bonnes éditions de Dunbar, et non pas qu’elles
fussent l’œuvre de ses concitoyens. Ce n’est pas avec des cœurs
si mal déliés de leur sol que vous créerez l’Europe.
*
Je vous dis : « Ne vous pensez pas dans le national. » Je ne
vous dis point : « Ne soyez pas dans le national. »
D’aucuns vous ont prêché : C’est en étant le plus nationale
qu’une œuvre sert le mieux l’universel. Quoi de plus espagnol
que Cervantes, de plus anglais que Shakespeare, de plus italien
que Dante, de plus français que Voltaire ou Montaigne, que
Descartes ou que Pascal... ; et quoi de plus universellement
humain que ceuxlà 1 ? » — D’abord, estil bien sûr que tel
écrivain de terroir et de renommée étroitement locale ne soit pas
plus proprement français que Pascal, plus proprement anglais
Discours à la nation européenne
57
1 André Gide.
que Shakespeare, plus proprement espagnol que Cervantes ?
Mais surtout, estil vrai que ce soit en étant nationaux que ces
maîtres ont servi l’universel ? Non. Ils ont servi l’universel, parce
qu’ils ont prêché l’universel, parce qu’ils ont parlé dans
l’universel. S’ils avaient prêché le national, ils eussent eu beau
être les plus nationaux des écrivains, ils eussent servi le
national, et non l’universel. Treitschke et Barrès étaient
éminemment nationaux ; ils n’ont nullement servi l’universel.
Érasme et Spinoza l’ont servi, et n’avaient pas de nation. Vous
ferez l’Europe par ce que vous direz, non par ce que vous serez.
L’Europe sera un produit de votre esprit, de la volonté de votre
esprit, non un produit de votre être. Et si vous me répondez que
vous ne croyez pas à l’autonomie de l’esprit, que votre esprit ne
peut être autre chose qu’un aspect de votre être, alors je vous
déclare que vous ne ferez jamais l’Europe. Car il n’y a pas d’Être
européen.
*
La cité permanente, non la cité terrestre.
Saint Augustin.
Et je vous dirai encore, voulant toujours que vous donniez au
monde le spectacle d’une race d’hommes qui ne pensent pas
dans le national : Désintéressezvous de vos nations,
désintéressez-vous de leur histoire, de leurs guerres, de leurs
victoires, de leurs traités, de leurs apogées, de leurs
décadences. Revenez à Thomas More et à Budé qui discutaient
Discours à la nation européenne
58
de théologie et de linguistique pendant que leurs patries jouaient
leur vatout audelà des Alpes ; à Hegel dont le seul souci, au
lendemain d’Iéna, était de trouver un coin pour philosopher ; à
Goethe et à Schiller dont la correspondance, durant vingt ans, ne
contient pas dix lignes sur les guerres où se joue l’existence de
leur pays ; à Renan qui déclarait ne ressentir aucune fierté de
l’épopée napoléonienne, et assez peu de souffrance de la défaite
de 1870. Soyez ces hommes chez qui la seule région vraiment
sensible et vulnérable est la région de l’esprit 1 . Vous, clercs
français, ne soyez pas glorieux de Jeanne d’Arc ou de la Marne ;
soyez glorieux si votre intelligence est bonne, si elle est, comme
voulait un des vôtres 2 , une belle balance de précision. Vous,
clercs allemands, ne soyez pas honteux de la capitulation du 11
novembre ; soyez honteux de mal raisonner, de mal penser.
Répudiez la furie de vos nations à se glorifier ellesmêmes, à
humilier les autres : leur pont d’Austerlitz, leur pont d’Iéna, leur
Trafalgar Square, leur Waterloo Bridge, leurs avenues de Sedan.
Et ne vous laissez pas accuser pour cela d’un stupide
individualisme ; ne laissez pas dire que vous croyez sottement
que chacun de vous ne relève que de lui-même, n’est le captif
d’aucun passé, n’a été façonné par aucune ascendance.
Discours à la nation européenne
59
1 Il est à remarquer que Fichte pose l’échelle de valeurs exactement contraire. « Celui pour qui la vie invisible, mais non point la vie visible, apparaît comme éternelle, peut bien avoir un ciel qui lui servira de patrie (ce « ciel qui lui servira de patrie » sera, pour certains, la pure spiritualité) ; mais il ne saurait avoir de patrie terrestre... L’homme qui n’a pas reçu en partage cette patrie terrestre est bien à plaindre. » (Discours, VIII.) Ainsi, pour ce professeur de vie spirituelle, Thomas d’Aquin, l’auteur de l’Imitation, Érasme, Spinoza, sont « bien à plaindre » !
2 Taine.
Répondez que ceux qui vous ont faits sont ceux qui vous ont
appris à penser ; c’est Socrate, c’est Bacon, c’est Descartes,
c’est Kant. Dites à ces patriotes que, tout comme eux, vous avez
vos ancêtres, dont vous portez fièrement l’héritage, et
quelquefois durement, mais que votre héritage, à vous, est
audessus de la nation. S’ils vous disent que, quoi que vous
prétendiez, votre esprit porte la marque des penseurs de votre
pays, que vous n’y pouvez rien, que, quoi que vous fassiez, vous
êtes des leurs, répondez qu’il la porte dans ses formes
extérieures, non dans sa réalité profonde ; que la puissance, qui
est votre propre, de demander vos jugements à autre chose
qu’aux émois de votre cœur ou aux éblouissements de votre
cerveau, vous a été léguée par des hommes qui survolent les
frontières de votre patrie.
Ce désintéressement que je vous demande, pour beaucoup il
n’ira pas sans douleur. C’était facile à un Goethe, à un Leibniz, à
un Érasme, de ne point se penser comme citoyens de
l’Allemagne ; à un Galilée, à un Thomas d’Aquin, de placer leur
vulnérabilité ailleurs qu’en leurs cœurs d’Italiens. L’Allemagne,
l’Italie, la plupart des nations, n’existaient pas alors. Aujourd’hui
vos patries sont nées ; vous les avez aimées ; vous vous êtes
associés, dans vos cœurs, à leurs triomphes, à leurs
humiliations. Une pâture s’est offerte à votre orgueil de vie ; et
cette pâture, vous l’avez prise. Confessonsle ; depuis quinze ans,
de ce côtéci du Rhin, les meilleurs d’entre nous ont éprouvé une
mauvaise joie, au fond d’euxmêmes, d’appartenir à un pays
vainqueur. Il vous faut à tout prix rompre cette solidarité que les
Discours à la nation européenne
60
patries, dans la monstrueuse razzia spirituelle qu’elles mènent
depuis cent ans et que vous leur avez laissé mener, ont su créer
entre elles et vous. Là encore, il vous faut détruire l’œuvre folle
du XIXe siècle.
*
Et ceci m’amène à vous dire, clercs allemands, le langage que
vous devriez tenir dans la question de la responsabilité de la
dernière guerre, si vous étiez de vrais clercs, soucieux de
l’intérêt du supernational. Au lieu de vous montrer blessés au
plus vif de vousmêmes parce qu’on porte cette responsabilité au
compte de votre pays, au lieu de vous acharner à l’en décharger
par des moyens dont aucun ne vous paraît trop bas, vous
devriez dire à la face des hommes : Il est très probable, en
effet, que l’Allemagne a voulu cette guerre ; si elle ne l’a pas
voulue, elle était certainement capable de la vouloir, parce que
ces capacitéslà font partie de l’essence de toutes les nations qui
se veulent fortes, y compris cette France qui, aujourd’hui qu’elle
est satisfaite, clame qu’on ne les vit jamais que dans le monde
germanique. Mais cette vilenie de l’Allemagne ne nous intéresse
pas. Nous n’existons qu’au spirituel, et ne ressentons point la
gloire ou l’infamie des entreprises auxquelles doivent se livrer,
pour la prospérité de leurs affaires, les bandes terrestres qui
nous incorporent. » Et ne répondez pas qu’il s’agit là d’un
problème de vérité, qui regarde le spirituel. Vous savez bien que
vous n’avez tant d’émoi à discuter ce problème que parce que la
nation qu’on y accuse est votre nation. L’auriezvous si elle était
Discours à la nation européenne
61
la France ou la Patagonie ? Recherchezvous la responsabilité de
la guerre de Crimée, ou de la guerre russoturque ?
Clercs de tous les pays, vous devez être ceux qui clament à
vos nations qu’elles sont perpétuellement dans le mal, du seul
fait qu’elles sont des nations. Vous devez être ceux qui font
qu’elles gémissent, au milieu de leurs manœuvres et de leurs
réussites : « Ils sont là quarante justes qui m’empêchent de
dormir. »
Plotin rougissait d’avoir un corps. Vous devez être ceux qui
rougissent d’avoir une nation.
Ainsi vous travaillerez à détruire les nationalismes. A faire
l’Europe.
*
J’entends vos soupirs : « Nous ne pouvons plus nous
désintéresser de nos nations. Elles nous engagent aujourd’hui
dans leurs guerres. Elles nous arrachent à nos cellules, nous
mettent un sac au dos, un fusil dans la main ! »
Je réponds qu’elles ne peuvent engager que vos corps. Si
vous avez donné vos âmes, c’est que vous le vouliez. Sous ce
sac et ce fusil, votre jugement vous reste. Rendez à César ce qui
revient à César, avec tout ce que signifie cette parole, c’estàdire
en jugeant César et le méprisant. Imitez ces anciens chrétiens
qui ont fait sauter l’État antique, non pas en refusant d’accepter
ses lois, mais en refusant d’accepter ses dieux, et en concentrant
sur leurs temples le mépris de l’univers.
*
Discours à la nation européenne
62
Mais où prendsje que vos nations, partant pour leurs guerres,
vous arrachent à vos cellules ? Elles vous arrachent à vos foyers.
Car vous avez maintenant des foyers, des épouses, des enfants,
des biens, des revenus, des places. Ces choses — que vous avez
voulues, car nul ne vous les imposait — vous lient à vos nations,
vous rendent solidaires de leur sort. Ce n’est pas ainsi que vous
ferez l’Europe. L’Europe est une idée. Elle se fera par des dévots
de l’Idée, non par des hommes qui ont un foyer. Les hommes qui
ont fait l’Église n’avaient pas d’oreiller pour reposer leur tête.
@
Discours à la nation européenne
63
VI
Il faut rendre les passions ridicules et méprisables.
Malebranche, Morale, 1, 7.
Rendons le nationalisme ridicule et odieux.
@
Un docteur chrétien, qui certainement vous eût aidé à faire
l’Europe, enseigne qu’un des meilleurs moyens pour ruiner les
passions est de les couvrir de ridicule. Appliquez son précepte.
Appelez de toutes vos forces le ridicule sur la passion
nationaliste. Montrez qu’elle fait de ses tributaires de véritables
pantins, capables des palinodies les plus comiques, telles que le
vaudeville les exploite chez les femmes et chez les enfants, des
raisonnements les plus grotesques, des indignations les plus
bouffonnes. Je vous signale quelques exemples. Il y a une
dizaine d’années, les pays de langue allemande, annexés par
l’Italie grâce au traité de Versailles, protestèrent contre leur
nouveau sort. Les nationalistes français signifièrent à ces
mécontents que la paix de l’Europe était impossible si tout le
monde ne s’inclinait devant les traités. Or, ces Français étaient
les mêmes qui, pendant cinquante ans, avaient clamé leur
vénération pour l’AlsaceLorraine parce qu’elle n’acceptait pas le
traité de Francfort. En même temps, les nationalistes allemands
qui, pendant les mêmes cinquante ans, n’avaient répondu que
par un long éclat de rire aux protestations des Alsaciens, des
Polonais, des Schleswigois, se mettaient soudain à prononcer
Discours à la nation européenne
64
que l’Italie ne garderait pas longtemps ses nouvelles acquisitions
parce qu’on n’agit pas longtemps contre les droits de la
conscience humaine » ! — En 1918, un nationaliste français,
désireux que sa nation s’accrût de la Rhénanie, expliquait que
cette annexion était juste en raison du « génie du Rhin », parce
qu’il suffit, disaitil, de regarder une carte pour voir que l’Eifel est
le prolongement naturel des Vosges. Ce vigoureux logicien ne
semblait pas se douter que, si l’Eifel est le prolongement naturel
des Vosges, les Allemands peuvent aussi bien dire que les
Vosges sont le prolongement naturel de l’Eifel, et même plus
justement, car les montagnes se prolongent » en s’abaissant
vers la mer, non pas en remontant vers les terres. — Un autre
nationaliste français conjure depuis trente ans ses compatriotes
de ne pas perdre de vue qu’une nation qui veut vivre doit
s’efforcer de demeurer ellemême, elle seule, se soustraire de
tout son pouvoir à l’influence de l’étranger. Mais, le jour où ce
docteur apprend que la Hollande et la Roumanie ne donnent plus
à la culture française la place qu’elles lui donnaient jadis, il
s’indigne et se lamente, comme si ces nations faisaient là autre
chose que suivre son enseignement et s’appliquer à demeurer
ellesmêmes. — N’oubliez pas les nationalistes anglais, qui jugent
l’esprit protectionniste odieux quand ils le trouvent chez leurs
voisins ; qui présentent leur abandon de l’étalonor comme un
acte de liberté, alors qu’il leur a été imposé par l’erreur de leur
politique ; les nationalistes italiens, pour qui l’irrédentisme est
sacré quand il s’agit de la Savoie, mais infâme quand il s’agit du
Tyrol ; les nationalistes français, qui ne veulent à aucun prix
chez eux d’un gouvernement socialiste, mais trouvent inouï que
Discours à la nation européenne
65
les Allemands n’en veuillent point. Rappelez aussi qu’il y a trente
ans, aux fêtes du centenaire de Pétrarque, on ne convia point les
nations de Goethe et de Shakespeare, lesquelles « ne sont pas
latines », mais on convia les Roumains, peutêtre bien aussi
l’Uruguay... Précepteurs de l’Europe, amoncelez de tels
exemples, présentezles systématiquement, construisez
fortement la risée du nationalisme.
*
Et faites encore ceci :
Ameutez les hommes contre la lâcheté du nationalisme,
contre son manque d’honneur, son refus d’accepter ses
responsabilités. Ameutezles contre ces nationalistes allemands,
qui ont voulu cette dernière guerre de toute la force de gens qui
se croyaient les plus forts, et qui content, aujourd’hui, qu’ils
furent de doux agneaux paisibles, assaillis par des loups. Contre
ces impérialistes français, qui avaient voulu, non moins que leur
adversaire, la guerre de 1870 et qui, pendant cinquante ans, se
sont employés à se donner pour d’innocentes victimes d’un
barbare agresseur. Contre ces nationalistes hongrois, qui ont fait
sculpter sur la grande place de leur capitale les statues des
provinces odieusement arrachées à leur mère , alors qu’ils ont
perdu ces provinces dans une guerre qu’ils ont saluée de tout
leur cœur et dont ils comptaient tirer de grands accroissements.
Sonnez le mépris public sur tous ces mauvais joueurs dont pas
un n’a la dignité de dire : « Cette partie que nous avons perdue,
oui, nous l’avons voulue. Honte à qui n’ose rien. Notre sort est
celui que nous aurions infligé aux autres si nous avions vaincu. »
Discours à la nation européenne
66
Montrez que ce fier langage, même s’ils voulaient le tenir, ils ne
le pourraient pas, parce que les nations, qui divinisent leurs
chefs pour avoir joué quand ils les font gagner, les massacrent
pour la même raison quand ils les font perdre. Montrez la
mauvaise foi, l’injustice inhérentes au nationalisme.
@
Discours à la nation européenne
67
VII
Je t’ai établi pour la fédération humaine et pour la
lumière des nations.
Isaïe, XLII, 6.
Quelle sera la langue supernationale ? Le français. — Nécessité de revenir à la religion de la clarté, de la rationalité, de l’apollinisme ; de rompre avec la religion du XIXe siècle pour le « dynamisme » et l’irrationalité créatrice. — Critique de l’idée de création, d’invention, d’originalité. — Nécessité de revenir à la théologie platonicienne.
@
Les habitants de l’Europe devront, s’ils veulent s’unir, adopter
une langue commune, qui se superpose à leurs langues
nationales, comme, dans chacune de leurs nations, la langue
nationale s’est superposée aux parlers locaux, et à laquelle ils
conféreront une sorte de primauté morale, comme les habitants
de la France la confèrent au français par rapport au picard ou au
provençal, les habitants de la GrandeBretagne à l’anglais par
rapport au gallois ou à l’écossais. Ils vous demanderont alors :
« Qu’avezvous à nous proposer, comme langue supernationale ?
Car vous ne prétendez pas revenir au latin, qui ne fut jamais,
d’ailleurs, que la langue des savants. »
Je réponds que cette langue est toute trouvée. C’est le
français. — Quoi ! Cette langue si peu propre à exprimer le
tréfonds de l’être humain, cette langue éminemment rationnelle,
c’est elle dont vous voulez faire la langue de l’Europe, dont vous
prétendez qu’elle l’accepte ? — Je dis que vous devrez obtenir
Discours à la nation européenne
68
qu’elle l’accepte, si vous voulez faire l’Europe, et qu’elle l’accepte
précisément à cause de sa rationalité.
Là encore, il vous faudra détruire l’œuvre du XIXe siècle.
Admettons la psychologie courante et qu’il existe, dans l’âme
humaine, deux zones distinctes : l’une — sombre et « profonde »
— où tout n’est que volonté, appétit, attachement à soi-même,
où la pensée et son langage, se confondant avec l’action, lui
empruntent sa nature pathétique et irrationnelle ; l’autre —
claire et « superficielle » — où la pensée, parvenue à se dégager
de l’action et vivant de sa vie propre, se livre à l’activité
désintéressée du jugement et de la raison. On peut dire que,
durant dixhuit siècles, l’Europe pensante, héritière des traditions
de ce monde romain dont elle a politiquement pris la place,
honora souverainement cette seconde zone et enseigna aux
hommes à l’honorer : ce fut le respect qu’elle professa pour le
rationalisme hellénique, pour le génie dialecticien des
théologiens catholiques, pour l’âme critique de la Renaissance ;
ce fut l’estime suprême qu’elle conféra à la langue française,
parce que, disait encore au XVIIIe siècle une publication
internationale, « elle exprime avec clarté ce que les vues de
l’esprit ont de plus abstrait », parce que, déclarait dans le même
temps un docteur d’outreRhin, elle présente une « moindre
idiosyncrasie » et offre ainsi « à une plus grande variété
d’hommes un terrain d’entente et de rencontre » — cette
« moindre idiosyncrasie », qui fait d’elle un lieu de communion
humaine, n’étant pas autre chose, précisément, que sa
rationalité ; parce que, disait encore un contemporain, « elle
Discours à la nation européenne
69
représente nos idées sans le moindre nuage 1 ». Cette
considération de l’Europe pour la langue française était d’autant
plus remarquable qu’elle ne s’accompagnait souvent d’aucune
sympathie pour la France ; un Français admirait, en 1710, chez
l’étranger dans ses rapports avec la France, « tant de
condescendance pour la langue joint à tant de jalousie pour la
nation 2 ».
Or, au XIXe siècle, sous le commandement de l’Allemagne,
l’Europe s’est mise à renverser ces valeurs. Elle s’est mise à
honorer la zone instinctive de l’âme humaine, à vénérer les
littératures anglogermaniques, la langue allemande — la langue
primitive — qui lui paraît l’expression la plus pure de cette
racine de l’être. (Par un restant de pudeur, Fichte tient à appeler
cette racine la raison.) Elle s’est mise à professer le mépris pour
l’âme proprement rationnelle ; à humilier le génie grec à dater
du criticisme socratique, à déprécier l’esprit de la Renaissance, à
rabaisser la langue de la France et sa littérature. C’est le fameux
procès de la « clarté française » entonné par la Dramaturgie de
Hambourg, repris par Herder, par Fichte, très souvent par
Nietzsche, et soutenu, depuis, par toute l’Europe 3. Vous savez
Discours à la nation européenne
70
1 C’est bien aussi la rationalité de la langue française que signalait cet étranger qui croyait voir qu’« elle est plus faite pour les sciences que pour les arts ». Toutes ces citations sont empruntées d’une étude de F. Baldensperger.
2 F. Brunot, Histoire de la langue française, t. V, p. 139.
3 En revendiquant pour soi la clarté. « La philosophie allemande possède la réflexion soutenue et clarifiée en ellemême » ; chose dont est absolument incapable la philosophie adverse « qui ne sait que papillonner ». (Fichte, Discours, VIII.) Toutefois, cet hommage à l’idée de clarté est, chez Fichte, un relent de son admiration pour la Révolution française. On ne le trouverait plus chez Nietzsche.
ce que nous devons à cette nouvelle prédication. Les peuples se
sont appliqués à se sentir dans la partie la plus irrationnelle de
leur être, dans leur race, dans leur langue, dans leur terroir,
dans leurs légendes, c’estàdire dans ce qui les rive le plus
décidément à leurs personnalités inéchangeables, dans ce qui les
oppose le plus inaltérablement l’un à l’autre. Telle est l’œuvre du
XIXe siècle. Nous en avons vu les effets.
Je dis qu’il vous faudra détruire cette œuvre ; restaurer chez
les membres de l’Europe l’estimation suprême pour la partie
rationnelle de l’homme, pour l’esprit socratique, pour le génie
français. Cela en vertu d’une vérité d’école, que vous ne devez
quitter des yeux : parce que cette partie rationnelle est la seule
dans l’embrassement de laquelle les hommes peuvent espérer
sentir l’évanouissement de leurs oppositions, le levain de leur
réconciliation. Rappelezvous la proposition du maître : « Les
hommes ne sont en conformité de nature qu’en tant qu’ils vivent
selon le régime de la raison... C’est à cette condition seulement
que la nature de chaque homme s’accorde nécessairement avec
celle d’un autre homme 1. » Aussi bien, les ennemis de la paix,
les Treitschke, les Barrès, ne s’y sont pas trompés ; leur bête
noire est le rationalisme ; leur religion, l’Instinct.
Si vous me répondez qu’il vous sera impossible de ramener
les hommes à ce souverain respect du rationnel, que
vousmêmes l’avez perdu, qu’il vous faut leur trouver un terrain
d’entente dans la religion du vouloirvivre, la seule à quoi ils
soient maintenant sensibles, alors je dis que vous parviendrez
Discours à la nation européenne
71
1 Éthique, pars IV, prop. 35 et cor.
peutêtre à établir entre eux une espèce d’amalgame d’égoïsmes,
qui durera quelque temps pendant lequel ils laisseront de
s’entretuer, mais dont la base sera toujours l’égoïsme avec sa
virtualité de guerre et qui n’aura rien de commun avec la paix.
*
Certains d’entre vous trouveront étrange que je vienne, moi
Français, plaider l’hégémonie de l’esprit français, alors que, par
ailleurs, je prêche l’affranchissement du préjugé national. C’est
le lieu de nous expliquer sur cet affranchissement et de
proclamer qu’il ne consiste pas seulement à savoir reconnaître
les torts et les infirmités de notre nation avec autant de
sangfroid que s’il s’agissait d’une autre, mais aussi ses valeurs et
son droit s’ils nous semblent évidents. C’est ce second degré de
liberté auquel, depuis vingt ans, certains de mes compatriotes
ont manqué, en s’obstinant à contester le droit de la France dans
le conflit de 1914, alors qu’on peut assurer — surtout lorsqu’on
songe combien leur âme toute littéraire est généralement peu
difficile en fait de preuve — qu’ils l’eussent tout de suite admis si
elle n’eût été leur pays. Les sévérités d’un Romain Rolland pour
la France en cette affaire ne furent nullement dictées à ce
docteur par un besoin de juge impartial ou de rigoureux historien
dont on ne lui avait jamais connu l’aiguillon, mais par la volonté,
toute passionnelle, d’échapper au nationalisme, dont il se fût cru
tributaire s’il eût approuvé sa patrie. Il ne les eût certainement
point conçues s’il eût été hollandais ou suédois. Elles sont un
frappant exemple, bien que sous un mode inattendu, de la
déformation de jugement que peut produire chez un homme son
Discours à la nation européenne
72
impuissance à oublier qu’il est d’une certaine nation. Au surplus,
l’adoption de la langue française comme organe supernational,
et par égard pour sa rationalité, a été proposée, et encore
récemment, par certains penseurs qui n’étaient pas de ma
nation 1. J’ajoute que je suis tout prêt à en admettre une autre si
on me montre qu’elle possède plus de vertu encore pour
conjoindre les hommes dans la clarté et la raison.
*
Détruire l’actuelle vénération de l’irrationnel sera difficile. Elle
est partout. J’ai le sentiment qu’une des principales causes de la
présente impopularité de la France, on peut dire près du monde
entier, est sa rationalité, son entêtement à demeurer « la nation
qui raisonne ». Bien mieux, depuis quelque temps, la France
s’est dressée contre ellemême pour condamner son attachement
aux régions claires de l’être. Le XVIIIe siècle français est devenu,
pour maints docteurs de cette nation, non des moins écoutés, un
véritable objet de haine et de mépris. L’un d’eux 2 a osé déclarer
que ce siècle « n’était pas français ». Il y a une vingtaine
d’années un autre, parcourant la Grèce, sommait la France de ne
plus adopter pour éducatrice la lumineuse Athènes et de
demander dorénavant ses nourritures à Sparte, sombre et
pratique. Tout récemment, les descendants de Voltaire et de
Renan se délectaient d’un Essai sur la France, œuvre d’un
docteur d’outreRhin, qui ne faisait que redire, bien que sous une
forme cette fois éminemment courtoise, le rang secondaire où,
Discours à la nation européenne
73
1 Cf. Baldensperger, loc. cit., p. 17.
2 Faguet.
depuis deux cents ans, ses compatriotes tiennent la clarté
française. La nuit peut être fière ; elle a obtenu que la lumière
ait honte d’être la lumière et n’admire plus que la nuit.
*
M’adressant aux clercs français, je leur dis :
Je trouve grave l’effort que vous menez depuis deux siècles
pour nier que l’âme française, en tant qu’institutrice de clarté et
de raison, soit incapable de ces étonnantes profondeurs
d’invention, de ces merveilleux arrachements de réalité dont
l’âme germanique et anglosaxonne a tant de fois donné
l’exemple. Et d’abord, vous vous insurgez contre l’évidence. La
France n’a pas de Shakespeare, pas de Goethe, pas de Marx, pas
de Beethoven, pas de Wagner. Les esprits spécifiquement
français, ceux qui forment chez vous une lignée ininterrompue et
dont les autres peuples n’ont point l’équivalent, les Descartes,
les SaintÉvremond, les Voltaire, les Renan, les Ingres, les
SaintSaëns, sont des inventeurs de méthode, des créateurs
d’ordonnancement ; des critiques. Les Français proprement
extracteurs de réel, les Pascal, les SaintSimon, les Balzac, les
Delacroix, les Berlioz, avec l’absence d’ordre qui accompagne
leurs arrachements, demeurent des scandales pour la vraie
tradition spirituelle de votre nation. Un Racine, à la fois si
merveilleusement pénétrant et si parfaitement lumineux, est un
cas dont vous ne citerez pas deux exemples. Au surplus, sa vraie
valeur est moins dans les profondeurs qu’il découvre que dans
son art à les placer sous une lumière d’éternité, à les monter en
lois. Mais surtout votre effort m’attriste parce qu’il me prouve
Discours à la nation européenne
74
que vous ne comprenez pas — et qui alors la comprendra ? — la
haute valeur morale et civilisatrice de l’esprit apollinien,
précisément dans ce qu’il a de purement compréhensif, de
purement ordonnateur et de non acquisitif. Vous ne comprenez
pas que c’est seulement en exaltant cet esprit que vous inviterez
les hommes à honorer une activité proprement pacifique, et
pourrez créer entre eux quelque union. Clercs français, vos
responsabilités seront lourdes devant l’histoire. L’Europe ne se
fera que si vous parvenez à rejeter cette religion de l’invention
dont vous ont infectés vos voisins, et trouvez l’énergie de revenir
à vousmêmes.
*
Clercs de toutes les nations, si vous voulez faire l’Europe, il
vous faudra mourir à la religion barbare de l’invention, de la
création, de l’originalité. Allez au fond de vousmêmes et vous
reconnaîtrez que l’idée de création implique nécessairement
l’idée de violence, de discontinuité, de chose imposée au monde
par un acte arbitraire. Le dieu créateur qu’adore la Bible devait
devenir nécessairement le dieu des armées.
La religion de l’originalité est la religion de ce qui ne se
rattache à rien » et toise l’univers du haut de cet Unique. C’est la
religion de l’orgueil et du mépris.
En tout cela, ce qu’il vous faut faire, c’est encore détruire
l’œuvre insensée du XIXe siècle, qui s’est mis à élever la
Discours à la nation européenne
75
spontanéité audessus de la réflexion, l’invention audessus de
l’ordre, l’originalité au-dessus de la vérité.
Vous devrez placer le critique audessus de l’artiste, le
jugement, audessus de l’action, la raison audessus du génie.
Vous me dites : « C’est pourtant un homme de génie qui fera
l’Europe. » Certes, mais non pas en prêchant la religion du
génie.
Si l’invention et l’originalité ont vos souverains hommages, il
vous faut humilier toute la civilisation de l’Occident : l’art des
Scythes et des Cafres en contient sans doute plus que l’art de
Sophocle et de Racine, voire de Shakespeare et de Wagner.
Il ne s’agit point, ici, de déshonorer la puissance créatrice ; il
s’agit d’enseigner que d’autres sont audessus d’elle. Vous ne
ferez une terre de paix qu’en proclamant, avec les Grecs, que la
sublime fonction des dieux n’est pas d’avoir créé le monde, mais,
sans plus rien créer, d’y avoir porté de l’ordre, d’avoir fait un
Cosmos.
*
Un aspect de votre culte pour la partie irrationnelle de
l’Homme est votre culte pour son « dynamisme », pour sa force
interne d’expansion, d’accroissement aux dépens de l’extérieur,
sa puissance à toujours « avoir plus », sa pléonexie, dit Platon ;
puissance qui, en effet, plonge dans la région la plus sombre, la
Discours à la nation européenne
76
plus irréfléchie de son être. Quelles que soient vos nations, je
vous vois tous éminemment soucieux de ce dynamisme, attentifs
à le mettre en première ligne dans vos prêches, à déprécier tous
les systèmes qui ne lui rendent pas assez d’hommage. J’entends
constamment qu’on reproche aux Français, et qui en semblent
gênés : « Vous ne faites pas assez de place au dynamisme ! » Je
crois bien que tous vous êtes jaloux de l’Allemand quand il
s’écrie : « Dans la nation qui, jusqu’à ce jour, s’intitule le peuple
allemand, c’estàdire le peuple par excellence, nous avons, du
moins ces derniers temps, assisté à la manifestation d’une force
originelle, productrice de choses nouvelles 1 . » Peutêtre
clameriezvous avec lui que le devoir de l’Homme est de s’élancer
à la conquête du « plus que l’infini » 2 ? Croyezvous vraiment
que vous unirez les peuples avec une telle morale ? Ne
voyezvous pas que, par l’essence même de l’objet qu’elle
honore, elle ne peut conduire qu’à la guerre, du moins à l’esprit
de guerre, à la religion de la force. Je cherche, d’ailleurs, ne
fûtce qu’à l’état d’ébauche, la doctrine pacificatrice que vous
avez fondée, et que vous annoncez depuis quinze ans, en
exaltant ce dynamisme. Je vois très bien, en revanche, celle que
vous pouvez produire par l’enseignement contraire.
« La paix n’est pas l’absence de la guerre ; c’est une vertu qui
naît de la force de l’âme. » Quelle est cette vertu ? C’est
précisément la volonté d’enfreindre ce dynamisme, de rationner
cet appétit de domination, cette soif d’empire de l’Homme sur
Discours à la nation européenne
77
1 Fichte, Discours à la nation allemande, VII.
2 Fichte, Discours à la nation allemande, VII.
son ambiance ; c’est le consentement, chez l’Homme, à ne pas
jouir de tout son pouvoir d’accroissement, de toute sa potentia
agendi. Cette force de l’âme, c’est la modération. C’est la
modération que vous devez prêcher aux peuples, si vous voulez
abolir dans leurs cœurs l’esprit de guerre. La paix, disait la vieille
Chaldée, est suspendue à deux crochets : bienveillance et
modération. Et observez qu’ici la loi morale vient s’unir à
l’économique. Que dit celleci ? Que le premier devoir des
hommes, s’ils veulent cesser de s’entretuer, est de « rationaliser
leur production , c’estàdire modérer la passion qu’ils éprouvent à
s’accroître aux dépens du monde extérieur. Ici encore, que
Platon nous guide : « Au premier rang des vertus, ditil, sont la
sagesse et la tempérance ; le courage ne vient qu’ensuite 1. » Le
courage : la substance même du « dynamisme ».
*
Prêcheurs de la modération, vous trouverez des ouailles peu
dociles. Rendu proprement fou d’orgueil par ses récentes
conquêtes, l’Homme professe aujourd’hui pour sa propre
puissance un culte qu’on n’avait jamais vu, et n’a d’audience que
pour ceux qui viennent sanctifier sa volonté illimitée
d’accroissement matériel. Il s’applique même à interpréter en ce
sens les enseignements les plus nettement hostiles à cette
passion, les plus nettement épris de biens tout spirituels. Ne
voiton pas de nos jours des docteurs enseigner que l’essence du
christianisme est de glorifier l’esprit de production, de surexciter
l’instinct acquisitif ? Selon une certaine école américaine, ce que
Discours à la nation européenne
78
1 Les Lois, liv. Ier.
Jésus serait venu apporter aux pauvres pêcheurs du lac de
Tibériade, c’est une « organisation du travail », dont
JeanBaptiste avait en vain essayé de les doter 1 . Telle est
l’humanité qu’il vous faut inviter à la modération de ses volontés
de puissance. L’apôtre devra s’armer de courage...
*
Je vous dirai encore un autre aspect de ce changement de
valeurs qui s’est fait dans vos âmes, en ces derniers cent ans, et
qu’il vous faudra à tout prix effacer, si vous voulez construire
l’Europe : le changement de votre idée de Dieu, du Souverain
Bien, des attributs dont vous le dotez.
Depuis Platon, et durant deux mille ans, vous définissiez Dieu
par différence d’essence avec le réel, par négation des attributs
qui conditionnent la vie pratique. Dieu, pour vous, consistait
dans un « absolu », ce mot impliquant une rupture de continuité
entre ce qu’il prétend désigner et le plan des choses sensibles, le
monde des désirs et des haines. — Au XIXe siècle, vous vous
êtes mis à concevoir l’idéal comme sortant du réel par voie de
Discours à la nation européenne
79
1 Je pense ici à l’ouvrage de Bruce Barton, The man nobody knows, ouvrage qui m’a été révélé par M. André Siegfried et a été tiré aux ÉtatsUnis à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. En voici la table des matières : I. L’exécutif ; II. L’homme de plein air ; III. L’homme de société ; IV. Sa méthode ; V. Sa publicité ; V I. Le Christ comme fondateur des affaires modernes (sic) ; VII. Le maître.Voici ce qui y est dit de JeanBaptiste : « Il était la sensation de la saison ; les gens élégants des villes venaient en foule à la rivière Jourdain pour entendre ses dénonciations. Sa réputation s’accrut... mais il ne savait pas organiser. Il attirait les foules ; elles attendaient de lui qu’il les organisât pour quelque service effectif. Jean n’était pas organisateur, ses disciples se détournèrent de lui. »Sur le Christ comme fondateur des affaires modernes : « Ne savezvous pas, disaitil déjà tout enfant, qu’il me faut m’occuper des affaires de mon père ? » Ainsi, conclut l’auteur, il pensait à sa vie comme à une affaire, etc.
continuité, par « évolution ». Entre le terrestre et le divin, il y
eut, désormais, différence de degré, non de nature. L’éternel,
enseignent maintenant vos écoles, « s’amorce dans le
temporel ». Et vous me direz que, déjà chez l’auteur du Timée,
chez ses disciples alexandrins, dans la théologie chrétienne, il y
avait continuité entre Dieu et ce monde. Que le monde était une
« émanation » de Dieu, un « épandement de son amour ». Et,
en effet, on apprenait aux hommes, dans ces systèmes, que le
divin, par une condescendance de sa nature (condescendance
que Platon, d’ailleurs, juge inexplicable), devient l’humain. Mais
on ne leur a jamais dit que l’humain, par un haussement de la
sienne, devient le divin. Or, c’est ce que, maintenant, vous leur
dites.
Jadis, vous disiez aux hommes qu’ils ne pouvaient connaître
Dieu que par un renoncement à la vie, du moins à la vie
pratique, avec ses appétits et ses orgueils. « On ne peut le voir
et vivre », prononçait, au XVIIe siècle, un des vôtres 1 .
Aujourd’hui, vous leur enseignez que c’est par l’exercice total de
la vie qu’ils peuvent coïncider avec Dieu.
Autrefois, Dieu était l’objet, supérieur aux hommes, vers
lequel ils tendaient. Aujourd’hui, il est cette tension même.
*
Cette humanisation du divin vous a menés à le doter
d’attributs fort nouveaux.
Discours à la nation européenne
80
1 Malebranche.
D’abord, le divin est aujourd’hui lié aux circonstances. Mieux.
Il doit être adapté à ces circonstances. jadis, c’étaient les
circonstances qui devaient regarder vers l’idéal. Maintenant,
c’est l’idéal qui doit « s’inspirer des circonstances ». C’est tout le
marxisme.
Étant circonstancié, le divin varie avec les circonstances. Il se
développe avec le temps. Mieux. Il se perfectionne avec le
temps, s’affirme de plus en plus en tant que divin. Dieu
aujourd’hui est progressif.
Et comment progressetil ? Rencontrant incessamment des
obstacles, il entre en lutte avec eux et les surmonte. D’où ce
troisième attribut : le divin est maintenant du genre guerrier et
conquérant. Évident chez Hegel, chez Marx, chez Nietzsche, pour
qui le Souverain Principe est celui par lequel l’Être « doit toujours
se dépasser », ce trait éclate dans la fameuse fanfare, chère à
maints d’entre vous : « Tous les vivants se tiennent, et tous
cèdent à la même formidable poussée. L’animal prend son point
d’appui sur la plante, l’homme chevauche sur l’animalité, et
l’humanité entière, dans l’espace et dans le temps, est une
immense armée qui galope à côté de chacun de nous ; en avant
et en arrière de nous, dans une charge entraînante capable de
culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles,
même peutêtre la mort 1. »
Et d’autres idéaux sont honorés maintenant pour les mêmes
traits. La justice est estimée en tant qu’elle consent à se définir,
non plus dans l’absolu, mais en fonction de l’Histoire. La Raison
Discours à la nation européenne
81
1 Henri Bergson, L’Évolution créatrice, p. 94.
est exaltée dans la mesure où elle cesse de se croire
transcendante à l’expérience, mais accepte de varier avec elle.
Mieux : dans la mesure où, en sa rencontre avec l’expérience,
elle recherche l’angoisse de la lutte et connaît l’émoi de la
conquête. Toutes vos valeurs sont du type militaire.
*
Quel est l’effet de ce nouvel enseignement ? Un enfant
trouverait la réponse.
C’est l’approbation donnée nécessairement aux dogmes que
brandissent les groupes humains — nations ou classes — dans
leur soif de s’accroître et de se livrer aux violences qu’exige cet
accroissement.
Quand je vois un peuple, se ruant sur une nation voisine pour
lui prendre les terres dont il a besoin, proclamer qu’il adopte une
morale dictée par les circonstances et ne sait pas d’autre morale,
je demande comment vous pourrez le flétrir, vous qui, depuis
cent ans, statuez, du haut de vos chaires, que la justice ne
saurait être que relative à des conditions données, et que toute
croyance à un absolu, en de telles matières, est d’une âme
enfantine.
Quand je vous vois enseigner que Dieu se développe dans le
temps, quand je vous entends — vous, catholiques — chanter
avec un barde qui vous est cher :
Et l’éternité même est dans le temporel,
je demande ce que vous répondrez à ces masses qui, pour
justifier leurs appétits et leurs coups de force, décrètent, en
Discours à la nation européenne
82
récitant Hegel s’il s’agit de la nation, Marx s’il s’agit de la classe,
qu’elles sont un moment de la réalisation de Dieu dans le
monde.
Quand je vois les peuples et leurs meneurs porter au haut de
l’échelle morale les vertus qui assurent l’accroissement : la
volonté, le courage, le goût de l’action, la discipline, et n’avoir
pas assez de mépris pour le renoncement aux empires de la
chair et l’embrassement du spirituel, je cherche comment vous
pourrez nier que vous les fortifiez de vos suffrages, vous qui
dotez le Souverain Bien de ces mêmes attributs producteurs de
conquête, déclarez la Raison méprisable dans la mesure où elle
connaîtrait la sérénité et le désintéressement, et divinisez l’Être
en tant qu’il se livre à un dépassement de lui-même dont vous
ne trouvez rien de mieux, pour nous en signifier l’essence, que
de le comparer à une charge de cavalerie.
*
D’ailleurs les peuples ne s’y sont point trompés. Alors qu’ils
n’ont jamais songé à placer leurs violences sous le patronage
d’un Platon, d’un Thomas d’Aquin, d’un Descartes, ils les
donnent aujourd’hui comme exactement conformes aux
conceptions du Bien que leur ont enseignées les docteurs du
XIXe siècle. L’agression de 1914, les volontés de puissance du
fascisme italien, du bolchevisme russe, sont dédiées aux Hegel,
aux Marx, aux Nietzsche, aux Georges Sorel.
*
Discours à la nation européenne
83
J’entends dire que, par toute l’Europe, il existe une jeunesse
qui en a assez de ces philosophies dont elle sent que, sous des
allures plus ou moins franches, elles ne sont que des déifications
de la force, qui voit où elles ont mené l’Europe, et veut, à tout
prix, autre chose. Dites à ces assoiffés que cet « autre chose »
est tout trouvé, vu qu’en matière métaphysique l’esprit humain
invente fort peu. Que si donc ils sont vraiment las de ce culte de
la force, il leur faudra revenir, sous une forme quelconque, à la
philosophie des essences éternelles, à l’idéalisme platonicien, au
Dieu parfait d’emblée, et donc sans devenir, de la théologie
chrétienne 1 . Que si, comme je le crains, ils trouvent cette
philosophie décidément trop « périmée », trop irrecevable pour
des esprits « modernes », alors il faut qu’ils se l’avouent : sous
quelque mot nouveau — car, en fait de mots, l’humanité est très
féconde, — ils retourneront à la métaphysique de la force et l’ère
du sang et de la tuerie se maintiendra.
@
Discours à la nation européenne
84
1 Ce Dieu sans devenir et au sein duquel rien ne se crée est aussi le Dieu de Descartes. Descartes, dans sa crainte d’être accusé de panthéisme, en convenait mal (voir sa réponse embarrassée aux Secondes Objections) ; mais Spinoza l’a formellement déduit des principes cartésiens. (Renati Des Cartes principiorum philosophiæ more geometrico demonstratæ, pars I, prop. X, XI, XII et coroll. I, II, III.) — Dieu, « incessante création », « incessante nouveauté », est éminemment, du moins avec la puissance d’affirmation qu’on lui voit aujourd’hui, une invention de la philosophie allemande du XIXe siècle.
VIII
La nature dispute avec chaleur pour ses intérêts.
Imitation, III, 54.
Effort du nationalisme pour diviniser le national. — Réponse de l’Imitation.
@
Il est une manœuvre du nationalisme qu’il faut vous efforcer
de déjouer ; c’est le raisonnement par lequel il essaye de
diviniser le national et de tirer ainsi à lui les âmes pieuses, de
retenir celles qu’il a su capter.
Je prendrai ce raisonnement tel qu’il s’exprime dans le
catéchisme du nationalisme, dans les Discours à la nation
allemande de Fichte. Les déclarations des autres nationalistes,
touchant le même objet, n’en sont que des variantes.
Fichte commence par s’insurger contre le christianisme en
tant qu’il prône comme véritable esprit religieux le
désintéressement complet à l’égard des affaires de l’État et de la
nation. Un tel détachement, s’indignetil, est entièrement contre
nature. « Ce qui, chez l’homme, est naturel (remarquez bien ce
mot ; car, dans tout ce morceau qui doit nous enseigner le divin,
on ne parle que du naturel), ce qui, chez l’homme, est naturel et
à quoi il ne doit renoncer qu’à la dernière extrémité, c’est de
trouver le ciel dès cette terre et d’imprégner sa besogne
terrestre de quelque chose de durable ; c’est de semer et de
cultiver dans le temporel un élément impérissable, non pas
seulement d’une façon inintelligible qui ne se relie à l’éternité
Discours à la nation européenne
85
que par un abîme insondable pour les yeux mortels, mais d’une
façon visible.
Fichte prend alors pour point de départ le désir qu’a, paraîtil,
tout individu de revivre dans ses enfants et petitsenfants. « Qui
n’aspire, s’écrietil, en échange de sa place sur la terre et du
temps minime qui lui est départi, à donner quelque chose qui
vive éternellement ici-bas ? » Il poursuit :
« Mais en quoi cet individu aux nobles sentiments trouveratil
pour ses aspirations et sa croyance à la nature éternelle et
impérissable de ses œuvres la garantie nécessaire ? Ce ne peut
être que dans un ordre de choses qu’il reconnaît lui-même
éternel et capable de recevoir quelque chose d’éternel. Un pareil
ordre de choses est constitué par la nature intellectuelle
particulière que nulle conception ne saurait préciser, mais qui
n’en existe pas moins dans le milieu humain d’où cet homme est
issu lui-même avec toute son intelligence, son activité et sa
croyance à l’éternité ; je veux dire le peuple d’où il tire son
origine et au sein duquel il a grandi et est devenu ce qu’il est à
l’heure actuelle 1. »
Cette argumentation qui, encore une fois, est celle de tous
ceux qui prétendent diviniser le national (notamment de maint
pasteur protestant) revient à l’affirmation suivante :
Notre vie terrestre n’a aucunement besoin, pour accéder au
divin, de se renoncer ellemême. Il existe un moyen de trouver le
ciel dès cette terre ; c’est de nous unir de toutes les forces de
Discours à la nation européenne
86
1 Discours à la nation allemande, pp. 120122, trad. Molitor, 1923. Cf. aussi p. 37.
notre cœur à cette chose durable, impérissable — éternelle —
qu’est le peuple d’où nous sommes sortis.
En d’autres termes :
Nous pouvons, sans quitter le monde terrestre, accéder à
l’éternel ; sans renoncer à l’état de nature, toucher à l’état de
grâce. Il suffit pour cela de nous adonner à cette chose terrestre
qui dure et qu’est notre nation. Le national est déjà de l’éternel.
Toute l’habileté du raisonnement consiste à identifier une
chose terrestre qui dure avec l’éternité divine.
A ceux que troublent de tels discours, faites relire le chapitre
de l’Imitation intitulé : « La grâce ne se communique pas à ceux
qui ont le goût des choses terrestres 1 » ; et demandezleur si la
nation n’est pas une chose terrestre ?
Les mauvais disputeront. Ils brandiront le blasphème de saint
Thomas : « La grâce perfectionne la nature, mais ne la détruit
pas. » Les bons baisseront la tête et penseront qu’il leur faut
changer quelque chose dans leur cœur s’ils veulent connaître
Dieu.
@
Discours à la nation européenne
87
1 Imit., III, 53.
IX
Les dieux ont voulu toutes ces tueries pour fournir une
matière aux poètes.
Odyssée, VIII, 579.
De quelques ennemis naturels de l’Europe. — Les artistes. — Les romantiques de l’héroïsme. — Les champions de l’« ordre ».
@
L’Europe, du fait qu’elle veut être l’effacement des frontières
entre les nations et la diminution des possibilités de guerre,
rencontre des hommes qui lui sont hostiles en quelque sorte
organiquement, par un déclic mathématique de leur
tempérament ou de leur état social. Certains sont bien classés :
les militaires, les marchands de fonte et d’acier, les prêteurs d’or.
J’en dirai d’autres, non moins réels, bien que moins patentés.
D’abord les artistes, en tant que, par essence, ils ne sont
sensibles qu’au déterminé, au particulier, au différent. Sachons
voir que, en vertu de cette essence, ils sont, dans le fond de leur
cœur, déjà hostiles à la nation, réalité abstraite qui a noyé la
province, chose particularisée, vrai objet de leurs amours. Dans
une célèbre pièce française de ces dernières années 1, un poète
des plaines de l’Oder pleure la saveur des petites principautés
allemandes d’autrefois, maudit le béotisme de ce Bismarck, qui a
tout unifié. Croyons que ceux du pays de Loire, s’ils n’étaient
déformés par l’éducation, clameraient que, pour eux aussi,
Discours à la nation européenne
88
1 Siegfried de Jean Giraudoux.
l’unification de la France fut un jour néfaste et que cette terre
était autrement savoureuse quand on y changeait de loi en
changeant de chevaux de poste. De même, certains artistes
peuvent aujourd’hui, croyant qu’il y va de leur honneur de
souscrire aux idées du jour, chanter l’union de l’Europe. Soyez
sûrs que, dans leurs racines, tous n’aiment que la nation,
devenue maintenant l’objet concret et saisissable aux sens par
rapport à ce qu’on leur propose. Constructeurs de l’Europe, ne
vous y trompez pas : tous les sectaires du pittoresque sont
contre vous.
Il y a quelque temps, un savant anglais déclarait plaisamment
que ses compatriotes ne pouvaient consentir le tunnel sous la
Manche, parce que, disaitil, si nous cessons d’être une terre
isolée du reste du monde, notre poésie perd tout son sens . Cet
humoriste exprimait là, sans le vouloir, la raison pour quoi les
poètes — les poètes du concret — sont essentiellement hostiles à
l’Europe. Ils ne peuvent que haïr ce qui tend à volatiliser le
cercle dont ils entourent la succulente particularité de leur
nation.
*
Tenez pour ennemis naturels de l’Europe et de la paix toutes
les âmes assoiffées d’émoi et de sensation. Rappelezvous ce
frémissant éphèbe qui répondait à Agathon, en 1913 : « La
guerre, pourquoi pas ? Ce serait amusant » ; ce fougueux maître
— auteur de Maximes sur la guerre — qui voyait venir le drame
de 1914 en s’écriant : « On mangera sur l’herbe ! » Ne croyez
point que de tels états de l’âme soient devenus impossibles
Discours à la nation européenne
89
après le genre d’ébats que fut la dernière guerre. Soyez sûrs
qu’il y a toujours des hommes qui aiment mieux risquer vingt
fois par jour d’être tués que de mener ce qu’ils trouvent une vie
plate. Et ne croyez pas que la guerre devienne jamais assez
cruelle pour décourager ceux qui l’aiment. D’autant plus que
ceux qui l’aiment ne sont pas nécessairement ceux qui la font.
Tous ceux dont l’essentiel est de « s’amuser » sont contre
vous.
Croyez aussi que ceux qui admirent les pics, les gouffres, les
trombes, les torrents, les tempêtes, sont organiquement hostiles
à la paix. Rappelezvous, et répandezla, cette admirable vue d’un
philosophe « Ceux auxquels le spectacle des phénomènes
terribles inspire l’admiration sont peutêtre développés du point
de vue esthétique. A coup sûr, ils sont sans culture du point de
vue moral 1. »
Austerlitz est autrement « sensationnel » que la paix
romaine ; l’Iliade que l’Odyssée ; l’Enfer de Dante que le Paradis.
*
D’autres ennemis instinctifs de la paix et de l’Europe sont les
moralistes de l’héroïsme, ceux qui ne révèrent que la conception
tragique de la vie, et n’ont pas assez de mépris pour la
recherche du bonheur, dont le désir de la paix leur apparaît le
symbole. Peutêtre seraitil bon de dénoncer que cette religion de
Discours à la nation européenne
90
1 Stuart Mill, Essais sur la religion, p. 25 (trad. fr.).
l’héroïsme, dont le nationalisme se réclame constamment, en est
profondément distincte. Que, poussée à son plein, elle mène
directement à l’internationalisme. Ainsi, un de ses plus purs
adeptes a, très logiquement, pu écrire :
« L’armée n’a pas pour idéal la nation ; elle a pour idéal
l’héroïsme. Elle est une caste internationale 1. » D’autres de ses
fidèles ont été, à leurs heures, de francs antipatriotes. Nietzsche
a maintes fois crié sa haine pour l’Allemagne. L’auteur des
Réflexions sur la violence a salué la chouannerie comme « une
des pages les plus honorables de l’Histoire de France ». Il eût
certainement enseigné que le connétable de Bourbon est un
exemplaire humain fort supérieur à un tas de petites gens sans
épée qui ont servi la France. En quoi il eût été parfaitement
conséquent, sa loi étant de mettre l’homme d’armes audessus de
tout. Ce qui sauve les patries, c’est que les apôtres de l’héroïsme
ont rarement tant de logique.
Un de vos soins devra être de ne point vous laisser confisquer
par l’adversaire la religion de l’héroïsme ; de montrer que
l’héroïsme guerrier n’est pas tout l’héroïsme ; qu’il existe des
victoires de l’homme sur son attachement à lui-même qui, bien
qu’elles ne se traduisent point nécessairement par la marche à la
mort, n’en sont pas moins de l’héroïsme, et sont précisément
celui dont il devra faire preuve s’il veut s’élever de ses passions
nationales à l’européanisme. Répondez à Fichte, flétrissant la
raison comme incapable d’héroïsme 2, qu’il existe fort bien des
Discours à la nation européenne
91
1 Les Cahiers de Barrès, t. II, p. 242.
2 Discours à la nation allemande, VII.
héros de la raison, et qui ne sont pas seulement ceux qui ont
accepté pour elle la ciguë ou le bûcher, mais ceux qui, comme un
Spinoza ou un Kepler, ont renoncé pour la servir à toutes les
joies du monde, ou simplement, comme un Zola ou un Picquart,
ont sacrifié leur repos à ce qui leur semblait le droit. Montrez que
les nations ellesmêmes ne se sont faites que parce que, à
l’héroïsme militaire, elles ont superposé un héroïsme d’un genre
tout autre, qui est l’acceptation pour tous — y compris le
militaire — de limiter l’affirmation de soi-même par le respect du
droit d’autrui ; qu’au fond, toutes se sont faites, dans la mesure
où elles sont des États et non des bandes armées, par la
subordination de l’héroïsme militaire à l’héroïsme civil. Là
encore, il vous faudra reprendre l’échelle de valeurs hellénique :
Au premier rang des héroïsmes sont la sagesse et la
tempérance ; l’héroïsme guerrier ne vient qu’ensuite.
*
Voici maintenant d’autres ennemis naturels de la paix, qui
sont mus par des ressorts plus pratiques. Je veux parler des
champions de l’« ordre », de ceux qui défendent la « hiérarchie
sociale » dont ils entendent, eux ou leurs ouailles, occuper les
sommets. On l’a dit : ce que ceuxlà défendent dans la guerre, ce
n’est pas la guerre ellemême, c’est l’autorité 1. Et, en effet, ces
conservateurs bourgeois n’ont aucun goût pour l’héroïsme,
aucune vocation spéciale pour se faire tuer et faire quintupler
leurs impôts. Tout ce qu’ils veulent, c’est faire planer sur leur
Discours à la nation européenne
92
1 A. Siegfried, Les Partis en France.
nation la menace de la guerre, c’est agiter le spectre de la
guerre. C’est qu’en effet la menace de la guerre suscite dans une
nation une sorte d’esprit militaire en permanence. Elle crée, chez
le peuple, une facilité latente à admettre la hiérarchie, à
accepter un commandement, à reconnaître un supérieur, bref
exactement les dispositions que veulent lui voir ceux qui
entendent qu’il continue à les servir. Je dirais volontiers que la
pensée des classes appliquées à garder leur hégémonie sociale
est la suivante : « Il faut que le peuple craigne. Or, il ne craint
plus Dieu. Il faut qu’il craigne la guerre. Cela obtenu, tâchons de
garder la paix. »
*
Ce qui prouve bien que le bellicisme de ces conservateurs leur
est un moyen d’essayer de maintenir leur autorité, c’est qu’il est
apparu chez eux précisément au moment où leur autorité a paru
menacée. Pour ce qui est de la France, par exemple, on ne
saurait trop remarquer que le bellicisme de ce parti y est de date
très récente et ne répond nullement à sa tradition historique.
Pendant toute la Restauration et sous la monarchie de juillet, ce
sont les démocrates qui sont guerriers, c’est eux qui réclament
la guerre pour relever l’« honneur national » et déchirer les
traités de 1815, c’est eux qui font honte de leur pacifisme aux
gouvernants de la nation, aux Villèle, aux La Ferronays, aux
Guizot. Les conservateurs, au contraire, ne veulent entendre
parler d’aucune action militaire. C’est avec beaucoup de peine
que Chateaubriand parvient à leur faire accepter la guerre
d’Espagne, qui le rend tout de suite prodigieusement populaire
Discours à la nation européenne
93
auprès de la jeunesse libérale. De même, durant tout le second
Empire, les champions de l’ordre s’opposent violemment aux lois
renforçant l’armée. Ils provoquent cette indignation du prince
Napoléon (août 1859) : Nous sommes rivés à cet ignoble parti
conservateur qui hait la Révolution et veut la paix à tout prix 1. »
A partir de 1875 tout change. La bourgeoisie ne cesse plus de
harceler les chefs de la France parce qu’ils ne préparent pas « la
revanche », du moins parce que l’objet de leur préoccupation
n’est pas exclusivement la guerre. Que s’estil donc passé ? Sans
doute que l’Empire allemand a surgi et que la guerre, qui, ainsi
que l’a bien remarqué un historien 2, apparaissait jusqu’alors aux
Français sous l’aspect de l’expédition, leur apparaît maintenant
sous l’aspect de l’invasion. Mais surtout, il s’est passé que la
démocratie est née et que, dès lors, les classes intéressées à
maintenir l’esprit de hiérarchie sentent qu’elles ne sauraient
mieux faire pour y atteindre que d’exalter l’armée et, par suite,
de constamment évoquer la guerre, qui en est la raison d’être.
Sachons bien voir que, sous ces deux attitudes successives et
apparemment contradictoires, les classes qui se veulent
dominantes restent parfaitement fidèles à ellesmêmes et à leurs
intérêts. Au XIXe siècle, le nationalisme est une forme de la
volonté d’émancipation des peuples. Sauf en France et en
Angleterre, où l’unité est faite depuis longtemps, les révolutions
de l’Europe sont nationales. Elles sont les insurrections des
masses contre leurs maîtres pour former des nations, en exiger
Discours à la nation européenne
94
1 Darimon, Histoire d’un parti, p. 284.
2 Ch. Seignobos.
la grandeur. Dès lors, les classes qui ont tiré du mouvement
révolutionnaire tout ce qu’elles en désiraient combattent le
nationalisme. Ainsi, en 1860, la bourgeoisie française est très
hostile à la formation de l’unité italienne, et non pas uniquement
parce qu’elle y pressent un danger pour la France, mais parce
qu’elle y voit une volonté de libération d’un peuple. Le pape
Pie IX ayant refusé de reconnaître le royaume d’Italie, « création
de la Révolution », Lamoricière, commandant de l’armée
pontificale, prononce : « Partout où la Révolution montre le bout
de l’oreille ou du nez, il faut l’assommer comme un chien
enragé 1. » Au contraire, au XXe siècle, la volonté d’émancipation
des classes inférieures s’exprime, chez certains peuples, par un
affaiblissement de l’idée de nation et une tendance à
l’internationalisme. Les hautes classes défendent alors le
nationalisme. Dans les deux cas, elles se dressent, comme c’est
leur loi, contre la volonté d’affranchissement des masses.
Seulement, cette volonté a changé de forme.
Les classes privilégiées ont encore une autre raison, très
voisine, d’ailleurs, de la précédente, pour souhaiter l’éternel
maintien du spectre de la guerre. Il leur permet de constamment
dire aux petits : « L’heure est à l’obéissance ; elle n’est pas aux
réformes sociales. Ajoutons que si l’on prône, avec certains
partis, les gouvernements autocratiques parce qu’ils sont (ce qui
est absolument exact) particulièrement bien adaptés à l’état de
guerre, il s’ensuit que l’état de guerre, du moins la perspective
d’un tel état, devient indispensable pour justifier le retour à de
Discours à la nation européenne
95
1 Cf. Seignobos, Histoire politique de l’Europe contemporaine, t. Ier , p. 442.
tels régimes. Les partisans de ces gouvernements ont
parfaitement le sens de leur intérêt en ne cessant de proclamer
que la guerre est à nos portes, qu’il faut la stupidité ou la félonie
de nos gouvernants pour le nier. Quand on veut rétablir les
lieutenants de louveterie, il faut crier que les loups sont là.
D’ailleurs, si on le crie tous les jours, il se peut qu’un jour on
dise vrai.
*
Voici encore un autre ennemi de la paix constitué par l’esprit
hiérarchique dans sa défense contre la démocratie. Je pense à
un certain catholicisme. Il est indéniable que la position d’un de
Maistre, fulminant que la guerre est voulue par Dieu, qu’en
conséquence la recherche de la paix est impie, n’eût jamais été
prise par un Bossuet ou un Fénelon, mais qu’elle est intimement
liée à l’avènement de la démocratie, c’estàdire à la prétention
des peuples d’être heureux ; prétention, qui comme l’a très bien
vu le même de Maistre, les mène directement à
l’insubordination. Elle est tout à fait parente de la position de ce
ministre bourgeois 1 déclarant, sous la seconde République, qu’il
fallait « rendre toute-puissante l’influence du clergé sur l’école »,
parce qu’il propage « la bonne philosophie », celle qui dit à
l’homme qu’il est ici-bas « pour souffrir », ou encore de celle de
ce pape condamnant récemment des démocrates chrétiens parce
qu’ils oublient que l’essence de l’Église est de magnifier ceux qui
remplissent ici-bas leur devoir « dans l’humilité et dans la
Discours à la nation européenne
96
1 Thiers défendant la loi Falloux.
patience chrétienne 1 ». La misère, disait Napoléon, est l’école
du bon soldat. Elle est aussi, apparemment, celle du bon
chrétien. Rappelonsnous le mot de SaintJust : « Le bonheur est
une idée nouvelle. » La croyance à la possibilité de la paix est
une forme de cette idée nouvelle, et ceux qui veulent maintenir
les masses en servitude entendent qu’elles ne l’adoptent pas.
Enfin, certains catholiques se dressent contre la paix hors de
tout calcul politique. C’est dans toute la sincérité de leur foi qu’ils
pensent : « Race humaine, race déchue, condamnée au péché,
ton lot est de te battre et de t’entretuer. Ta prétention à la paix
n’est qu’une forme de ta révolte contre la volonté divine, une
forme de ton monstrueux orgueil. »
Connaissez ces ennemis de l’Europe, qui ne sont mus par
aucune soif de conquête, par aucune avidité mercantile, mais
par des raisons artistiques, morales, sociales, métaphysiques. Là
n’est pas votre moindre adversaire.
@
Discours à la nation européenne
97
1 Condamnation du « Sillon », 25 août 1910.
X
L’erreur est toujours volontaire.
Descartes.
Erreurs et mensonges pacifistes. — Il est faux que les nations puissent faire l’Europe et garder leur attachement à leurs personnalités respectives.
@
Certains qui prétendent exhorter les hommes à la paix leur
disent, peutêtre de bonne foi, des choses fausses, qui tournent
contre la paix.
D’abord, ils les invitent à attendre beaucoup trop des
institutions officielles en faveur de la paix, de la Société des
Nations, de la bonne volonté de leurs gouvernants. Ils ne disent
pas assez aux peuples que ces institutions n’auront d’efficace
que dans la mesure où elles seront soutenues par eux ; que ce
qui créera la paix, c’est le désir qu’ils en auront, par l’effet du
changement de leur moralité ; que la paix est un don qu’ils se
feront à euxmêmes, non que leur dispensera quelque aréopage ;
que leurs gouvernants ne sauraient être ici que leurs exécuteurs
intelligents, non leurs bienfaiteurs transcendants.
Si j’observe alors à quel point la moralité des peuples, même
les meilleurs, est loin de ce qu’elle devrait être pour un réel
établissement de la paix, beaucoup me répondent — et ils
l’enseignent — que l’amélioration viendra avec le temps, ou
encore avec l’« évolution », ou encore avec les nouvelles
« conditions économiques », qui contraindront les hommes à la
Discours à la nation européenne
98
paix, comme les anciennes les forçaient à la guerre ; bref, que la
paix sera donnée à l’humanité par le développement fatal de
l’histoire, par le déroulement automatique du monde, c’estàdire
d’une manière mécanique, sans qu’elle ait rien à faire pour
l’obtenir. Cet enseignement invite tout simplement les hommes à
négliger le seul facteur qui pourrait leur donner la paix — et
qu’ils ne demandent qu’à négliger : l’effort de leur volonté.
On me dira que j’exige trop ; que, sans atteindre à ce
changement de moralité publique, dont la réalisation est
problématique, on peut pourtant espérer la paix. En effet, on
peut, sans atteindre à ce changement, concevoir une Europe où
l’habileté des diplomates, la vigilance des chefs d’États, une
concession arrachée un jour à celui-ci, le lendemain à celui-là,
peuvent assurer au monde quelques années, peutêtre de
longues années, exemptes de conflit armé. Mais je leur
demande : estce la paix, ce régime où l’épée de l’entretuerie
demeure toujours suspendue sur le monde, où l’esprit de guerre
ne désarme pas un instant ? Ne cessons de le redire : La paix
n’est pas l’absence de la guerre.
*
D’autres enseignent aux hommes qu’ils doivent s’abstenir de
la guerre parce qu’elle est contraire à leurs intérêts ; parce que,
même victorieuse, elle se solde nécessairement par une perte ;
parce que la guerre « ne paye pas ». Je laisse de côté l’insigne
Discours à la nation européenne
99
bassesse de cette raison 1 , de tout point semblable à celle que
j’entendais au régiment : « Il ne faut pas voler, parce qu’on
serait puni. » Ce que je veux marquer, c’est qu’elle est
entièrement fausse. Qui soutiendra que l’Allemagne ait fait une
mauvaise opération avec la guerre de 1870 ? la Russie avec sa
guerre contre les Turcs ? l’Angleterre avec celle du Transvaal ?
On me répond qu’aujourd’hui, avec les sacrifices qu’elle exige, la
guerre, quelle qu’en soit l’issue, est nécessairement ruineuse ;
que celle de 1914 l’a amplement montré. Mais c’est parce qu’elle
a duré cinq ans. Si elle se fût réglée en quelques semaines,
comme ceux qui l’ont voulue l’espéraient, elle eût certainement
profité au vainqueur. Quant à ce qu’on puisse vaincre
rapidement, c’est ce qui, même aujourd’hui, ne me semble
nullement inconcevable. D’autant que l’Allemagne ne fut pas si
loin d’y réussir. Dire que son échec a démontré que cela est
impossible témoigne qu’on est vraiment peu sévère sur la
preuve, surtout si l’on observe que l’agresseur ne sera pas
toujours tenu de faire, dès le début des hostilités, tout ce qu’il
faut pour ameuter contre lui le monde entier. En somme, il n’est
nullement prouvé que, pour un peuple, se jeter, encore de nos
jours, dans une guerre soit nécessairement une folie. D’ailleurs,
Discours à la nation européenne
100
1 Je lis chez un théologien catholique du XVIe siècle (Victoria, De potestate civili, 13)
Aucune guerre ne peut être regardée comme juste s’il est évident qu’elle doit amener à l’État plus de maux que de biens ou d’utilités, quand bien même d’autre part il y aurait de justes titres pour l’entreprendre. L’État, en effet, n’a le pouvoir de déclarer la guerre que pour se protéger et se défendre, lui et les biens qu’il possède : si donc la guerre doit avoir comme résultat sa diminution et son affaiblissement, et non sa prospérité, la guerre sera injuste, que ce soit l’État ou le roi qui la déclare.
On voit que la doctrine n’est pas nouvelle, selon laquelle l’utilité d’un acte est le critérium de sa moralité. (Comparer avec la doctrine thomiste, selon laquelle le Prince peut faire la guerre simplement pour punir l’injustice, et hors de tout intérêt personnel.)
l’agissement de certaines nations, comme l’Italie ou le Japon,
montre assez bien que cette preuve leur semble encore à venir.
Ceux qui proscrivent la guerre par des raisons de cette sorte
obtiennent surtout comme résultat de faire passer les
prédicateurs de la paix pour des imposteurs ou des niais.
*
D’autres, pour servir la paix, invitent les peuples à se
fréquenter davantage, à se visiter les uns les autres, les assurant
qu’ils éteindront ainsi dans leurs cœurs le sentiment de leurs
différences, prendront conscience de leur communauté de
nature. Rien ne me semble moins prouvé. On peut admettre, au
contraire, que la fréquentation de l’étranger ne nous fait sentir
que plus vivement notre différence avec lui. Ce qu’il faut
enseigner aux hommes, c’est à abolir le sentiment de leurs
différences en s’appliquant à se sentir chacun dans sa région
d’humanité supérieure à ces différences ; chose qu’ils peuvent
fort bien faire, et peutêtre mieux, en demeurant chacun à son
foyer. La paix sera, pour les hommes, le fruit d’un travail de vie
intérieure, non de promenades à la surface du globe. Mais c’est
toujours le même esprit : prétendre donner la paix aux hommes
par des moyens mécaniques, et en n’exigeant rien de leur force
d’âme.
*
Je dénoncerai encore l’enseignement suivant. J’entends la
plupart des docteurs pacifistes assurer les nations que la
formation de l’Europe ne les empêchera nullement d’affirmer
Discours à la nation européenne
101
comme par le passé leur âme particulière, de conserver leurs
Discours à la nation européenne
102
« physionomies respectives » 1 , de demeurer attachées aux
Discours à la nation européenne
103
1 Certains vont même plus loin et enseignent que c’est en accentuant encore ces physionomies respectives, et dans ce qu’elles ont de plus distinct, qu’on pourra le mieux faire l’Europe. (« Distinguer pour unir ».) C’est la thèse de Durkheim, selon laquelle la différenciation est un facteur de paix. Elle est critiquée par Ch. Gide en ces termes :
Quant à la thèse de Durkheim que la division du travail, et plus généralement toute différenciation, serait un facteur de paix, qu’elle éviterait les conflits, la lutte entre les individus, elle est bien peu confirmée par les faits. Où existetil un égoïsme plus féroce que l’égoïsme professionnel, que l’esprit de corps ? Tous les conflits sociaux, tout ce qu’on appelle la lutte de classes, c’est le résultat de la différenciation. C’est parce qu’il y a d’un côté des patrons et de l’autre des ouvriers, d’un côté des prêteurs et de l’autre des emprunteurs, d’un côté des propriétaires et de l’autre des fermiers ou locataires, d’un côté le capital et de l’autre le travail, que le monde économique donne l’image d’un champ de bataille.
Il faut remarquer, d’autre part, que la différenciation c’est l’inégalité. Or, sans être communiste égalitaire, on doit accorder cependant qu’il y a certaines formes de l’inégalité qui, par leur caractère excessif, vont à contrefin de la solidarité et ne sauraient par conséquent être approuvées par une école qui la prend pour devise. L’extrême richesse, en effet, comme l’extrême pauvreté peuvent avoir ce résultat fâcheux de rompre le lien qui les unit entre eux. S’il y a entre Lazare et le riche un fossé aussi profond que celui qu’Abraham montrait au mauvais riche de la parabole : « Entre vous et nous s’ouvre un grand abîme, afin que ceux qui veulent passer d’ici vers vous ne le puissent point et qu’on ne traverse pas non plus de vous vers nous », il est clair qu’en ce cas toute solidarité sociale est rompue. Pour le pauvre qui est très pauvre, qui couche à la belle étoile et qui vit de maraude, il n’y a pas de lien social : que lui importe que Paris brûle ! Et pour le riche qui est très riche, qui a des villas au bord de la mer et châteaux sur la montagne et son portefeuille garni de titres de rentes de tous pays, celui-là aussi peut s’affranchir de tout lien social. Il n’a cure de l’épidémie, de la révolution, de la guerre : ces fléaux ne l’atteignent pas : il peut, quand il lui plaît, s’enfermer dans sa tour d’ivoire et regarder brûler Rome, comme Néron, en jouant de la lyre.
Et ce qui va surtout à l’encontre de la solidarité sociale, c’est moins l’inégalité sociale en ellemême que le désir de l’inégalité, c’estàdire le désir de se distinguer de ses semblables en montant audessus d’eux, ou en dressant contre eux certaines barrières sociales, en créant ces petits cercles que ceux qui en font partie appellent comiquement « le monde », et même « le grand monde ».
S’il est vrai que l’amour soit le résultat de la plus fondamentale des différenciations, celle des sexes, il faut reconnaître que l’amitié, au contraire, naît plutôt de l’assimilation et y tend. Or, l’amitié est d’une qualité supérieure, précisément parce qu’elle n’a pas, comme l’amour, une base physiologique freudienne, pour employer l’expression à la mode, mais qu’elle a une base purement psychique. Le sentiment de l’amitié est moins fort que l’amour sexuel, mais c’est précisément parce que ce sentiment est dégagé de l’instinct et de la tyrannie des sens : la solidarité qu’il crée est plus noble parce qu’elle est plus libre. [Dans son beau livre, le professeur Lalande dit : « La suprême perfection, c’est la suppression de tout ce qui est accidentel et par conséquent différence. » (Note de Ch. Gide.)]
On peut dire comme conclusion que les deux formes de l’évolution dont nous venons de parler sont nécessaires et d’ailleurs inséparables, complémentaires. Ainsi le patriotisme implique en même temps une ferme, et souvent haineuse volonté de différenciation visàvis de l’étranger et une forte homogénéité entre concitoyens. Sans
systèmes de valeurs, aux conceptions morales qui sont propres à
leur race et les distinguent des autres races. En faisant partie de
la Société des Nations, disait le ministre de l’Allemagne lors de
l’entrée de cette nation dans cette association, « les peuples
n’abandonnent pas leur moralité nationale 1 ». Ces docteurs
ajoutent généralement que l’Europe sera une « harmonisation »
de ces physionomies, pareille à l’harmonieux accord que donnent
des notes distinctes ; comme si le cas général n’était pas que
des notes distinctes, si on ne les a pas choisies d’avance pour cet
effet, ne donnent point d’« accord harmonieux ». Tout cet
enseignement me semble parfaitement mensonger. L’Europe, si
vraiment elle se fait, exigera l’éclosion d’une âme européenne
qui dominera — et, en grande part, amortira — les âmes
nationales, de même que la France a exigé l’apparition d’une
âme française qui dominât et amortit les âmes bretonne et
provençale, l’Allemagne l’avènement d’une âme allemande qui
dominât et amortit les âmes saxonne et bavaroise. Le
renoncement aux douceurs du particulier est un héroïsme qu’ont
dû accepter toutes les collections d’hommes qui se sont élevées
à quelque unité politique ; les habitants de l’Europe devront le
pratiquer s’ils veulent faire une Europe qui soit autre chose qu’un
artificieux assemblage de particularismes toujours prêts à
s’entr’égorger. Mais, là encore, on veut assurer les peuples qu’ils
obtiendront la paix sans rien sacrifier de ce qu’ils aiment, éviter
tout appel à leur volonté.
Discours à la nation européenne
104
1 Stresemann, 10 septembre 1926.
Vous me répondez que ces mensonges sont absolument
nécessaires, que les nations entendent ne rien renoncer de leur
personnalité, que la moindre allusion à un démantèlement en ce
sens les trouve inexorablement hostiles. Si vous dites vrai,
épargnez vos peines : même avec vos mensonges, vous ne ferez
pas l’Europe.
@
Discours à la nation européenne
105
XI
Il faut que vous naissiez de nouveau.
Jean, III, 7.
De l’équivoque fondamentale du nationalisme. — Que l’Europe ne doit pas être un nouveau nationalisme. — Quel sera le statut métaphysique de l’Europe ? L’Europe sera un moment de la réalisation de Dieu dans le monde.
@
Il importe, si vous voulez vraiment atteindre le nationalisme
dans le cœur des hommes, de bien reconnaître l’essence
profonde de cette passion.
Il m’apparaît que, en son principe, cette passion se compose
de deux mouvements successifs qu’on ne distingue pas assez.
Par le premier, l’homme prononce dans son cœur une certaine
ressemblance, une certaine communion de lui à d’autres
hommes. Il dit : « Ces hommes sont de la même race que
moi. » Ou bien : « Ils parlent la même langue que moi. » Ou
bien : « Ils ont les mêmes intérêts que moi, les mêmes
souvenirs, les mêmes espoirs. » Il dit : « Ils sont mes frères. »
Par le second, il rassemble ces hommes semblables à lui,
trace un cercle autour d’eux, et les sépare de « ce qui n’est pas
ses frères ».
Par le premier mouvement, il abandonne son égoïsme,
abdique sa volonté d’être une individualité unique, séparée de
Discours à la nation européenne
106
toutes les autres. Par le second, il récupère cette volonté au nom
du groupe dont il se fait membre. Ce n’est plus lui, mais c’est sa
nation qui est une chose « distincte du reste du monde ». Par le
premier, il détend l’affirmation de son moi contre un nonmoi,
relâche son orgueil d’être. Par le second, il le ressaisit, sur un
nouveau plan 1.
Toute formation de nation comporte ces deux mouvements.
Le semblable s’unit au semblable, puis se sépare du
dissemblable. C’est, d’une part, le problème de l’unité ; d’autre
part, le problème des frontières. De même dans tous les ordres.
Que ce soit la formation d’une amibe ou la constitution d’une
œuvre d’art, d’abord des éléments épars, émus par leur
croyance à une certaine communauté de nature, s’unissent entre
eux ; puis affirment leur union contre ce qui n’est pas eux. Tout
être collectif suppose une volonté d’association et une volonté
d’opposition. Un amour et une haine.
*Ceux qui pour quelque raison, politique ou sentimentale,
veulent concilier le nationalisme avec ce que le sens courant
nomme la moralité ne retiennent de ces deux moments que le
premier. Ainsi, la plupart des docteurs chrétiens protestent que
le nationalisme est éminemment moral, puisqu’il est un
mouvement par lequel l’homme cesse de s’aimer lui seul pour
Discours à la nation européenne
107
1 « L’homme doit savoir mourir pour sa nation afin qu’elle vive et que lui-même continue en elle la seule existence qu’il ait jamais souhaitée. » (Fichte, Discours à la nation allemande, VIII.) Cette « seule existence qu’il ait jamais souhaitée », c’est (ibid.) la transformation « du court espace de notre vie terrestre en une vie devant durer toujours ici-bas ». On ne peut avouer plus naïvement que, dans le national, l’individu ne cherche qu’une affirmation plus assurée de son moi personnel.
pratiquer l’amour d’une collectivité, qu’il est donc
essentiellement une école d’altruisme, de charité. Bossuet
assure que le patriotisme n’est qu’une forme de l’amour de
l’homme pour ses semblables. Renan, dans sa fameuse étude,
montre presque uniquement, dans le nationalisme, l’acte par
lequel l’homme accède à un sentiment de fraternité, de
similitude de cœur, à l’égard d’autres hommes. Ces psychologues
passent sous silence le second geste du nationaliste, celui par
lequel il arrête son mouvement de fraternisation et se pose, lui
et ses frères, contre le reste des hommes, ou tout au moins en
contraste implacable avec eux 1.
Or, c’est ce second geste qui fait vraiment le nationalisme. La
force de cette passion réside bien moins dans l’amour de
l’homme pour ses compatriotes que dans sa volonté de dresser
leur société contre ce qui n’est pas elle, et certains nationalistes
modernes ne font que témoigner de leur sens du réel quand ils
flétrissent cette école qui prétend servir la nation en prêchant
uniquement l’amour interhumain et enseignent à leurs ouailles
qu’un de leurs premiers devoirs est de pratiquer « la haine de
l’étranger 2 ». Aussi bien, les deux composantes du nationalisme
que je viens de décrire comme successives sontelles, en réalité,
simultanées, et la première, le mouvement d’union de l’homme à
Discours à la nation européenne
108
1 Pourtant Renan, dans son Histoire du peuple d’Israël (t. Ier, liv. I, chap. XI) : « Ces douces familles de pasteurs, dont les populations sédentaires accueillaient le passage avec bénédiction, deviennent un peuple dur, obstiné, « à la nuque résistante »... Il est féroce pour quiconque se trouve sur son chemin. La transformation est opérée ; Israël n’est plus une tribu, c’est déjà une nation. Hélas ! depuis le commencement du monde, on n’a pas encore vu une aimable nation !
2 Maurras, Dilemme de Marc Sangnier.
d’autres hommes, n’a lieu, au fond, qu’en vue de la seconde,
pour opposer cette union à d’autres unions. La vraie racine du
nationalisme, c’est l’élément que je dénonçais plus haut : la
volonté de l’homme de se poser comme distinct du reste du
monde, mais de se poser comme tel dans sa nation, non plus
dans sa personne.
*Or, il est évident que l’orgueil dont s’accompagne, chez
l’homme, la volonté de se poser comme distinct du reste du
monde est infiniment plus fort quand il prononce cette volonté
au nom de sa nation qu’au nom de sa personne. Il la prononce
alors, en effet, au nom d’un être qui lui semble éternel, qui
occupe une grande surface terrestre, dispose d’une grande
puissance pour signifier son existence à ce qui n’est pas lui, et
non plus au nom d’une pauvre réalité d’un jour, qui n’atteint pas
deux mètres d’espace et que le poing d’un homme ivre peut
détruire. En même temps, les moyens qu’il adopte pour
satisfaire cette volonté deviennent chez lui l’objet d’un jugement
tout spécial. Alors qu’il rougit de certains actes qu’il commet
pour la prospérité de sa personne, il vénère ces mêmes actes
s’ils ont pour fin l’intérêt de sa nation. Le vol, le mensonge,
l’injustice, sont alors des vertus. L’égoïsme, en devenant
national, est devenu de l’égoïsme sacré .
Cette volonté a pris de nos jours une force dont on n’avait pas
connu l’exemple. Jadis, c’était une partie seulement de chaque
nation — les rois, les grands, les riches, les classes instruites —
qui se clamait distincte des autres hommes en tant
qu’appartenant à cette nation. Les humbles, les travailleurs ne
Discours à la nation européenne
109
se mêlaient que de loin en loin à cette fanfare, mais prenaient
généralement d’euxmêmes et de leur misère une vague
conscience internationale, peu traversée par la notion de
frontière. Aujourd’hui, en de nombreux pays, ces classes se sont
jointes aux autres pour se poser dans le national. L’âge moderne
a inventé le nationalistesocialiste, la nation s’affirmant, dans son
opposition à l’étranger, par le « faisceau » de toutes ses classes,
la nation « totalitaire ». Le noble s’est évertué à nier son
cosmopolitisme avec une force qui doit faire frémir dans leurs
tombes Maurice de Saxe et le prince de Ligne. Le savant, le
philosophe, ont décidé de se penser dans leur nation. De petits
peuples sont nés qui jettent leur personnalité à la face des
autres avec plus d’âpreté encore que les grands. C’est un
nationalisme comme on n’en a jamais vu de tel dans l’histoire
que vous avez à combattre.
*
Donc, si vous voulez atteindre cette passion, sachez où il vous
faut frapper. Démasquez la fausse abnégation dont elle se pare.
Montrez l’excellente opération d’orgueil que font les hommes en
se niant dans ces réalités précaires et passagères que sont leurs
individus, et transportant l’affirmation d’eux-mêmes dans cette
chose puissante et durable qu’est leur nation. Montrez combien
le brave Martin et le pauvre Conrad sont passés maîtres dans
l’art du « se sentir », quand ils renoncent à se sentir dans leurs
personnes, qui ne sont rien, pour se sentir dans ces grandes
réalités historiques que sont la France ou l’Allemagne. Dénoncez
l’hypocrisie de l’homme à se nier en faveur d’un « prochain »,
Discours à la nation européenne
110
qui n’est autre chose que lui-même, et lui-même dans un
particulier qui lui est cher, mais démesurément grandi et, de
surcroît, divinisé. Commentez l’aveu de ce docteur 1 , déclarant
cyniquement que le patriotisme, c’est « tout l’amour qu’on a
pour soi-même, pour ses parents et pour ses amis », c’estàdire
toujours pour soi-même. Et dénoncez cette fausse abnégation
sous tous les beaux noms qu’elle sait prendre. Dénoncezla
singulièrement sous le nom d’esprit de famille. Montrez que, là
aussi, l’individu renonce l’orgueil du moi pour son compte
personnel, mais qu’il le récupère au centuple dans le groupe au
profit de quoi il l’abandonne et qu’il dresse, gonflé d’arrogance,
contre les autres groupes. Destructeurs de l’esprit qui sépare,
attaquez le fond du mal : attaquez la primordiale volonté de
l’homme de se poser dans le distinct ; attaquez sa science, sa
ruse diabolique à paraître abdiquer cette passion par l’acte
même où il l’affirme le plus sûrement.
*
Mais attaquer cette passion, c’est, ditesvous, attaquer la vie
même, le ressort même de l’existence. Exister, c’est être distinct.
En effet, l’Europe sera un certain renoncement de l’homme à
lui-même, une certaine défection de sa part à l’existence sous le
mode réel. C’est pourquoi l’Europe trouve ligués contre elle tous
les fanatiques du réel — singulièrement l’artiste — , tous les
sectaires du monde sensible, comme jadis les trouva ligués la
nation, parce qu’elle était moins réelle que la province, moins
concrète que le village. L’Europe sera éminemment un acte
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1 Bossuet, Politique tirée de l’Écriture sainte, I, VI.
moral, si la moralité consiste, pour l’Être, à cesser de se penser
sous le mode du réel, du distinct, du fini, pour se penser sous le
mode de l’infini ou du divin.
*
Beaucoup m’arrêtent alors : « L’Europe, si l’on adopte votre
acception de la moralité, ne sera pas plus morale que la nation.
Elle sera, elle aussi, la volonté de l’homme de se poser dans le
distinct et de s’y poser dans un groupe où il regagnera au
centuple ce qu’il renonce comme individu : ce groupe sera
l’Europe, au lieu d’être la nation. L’Europe sera, elle aussi,
l’affirmation d’une souveraineté : la souveraineté européenne. »
Je réponds que c’est précisément ce qu’il faut qu’elle ne soit pas,
ce que vous devez vouloir qu’elle ne soit pas. C’est là qu’il vous
faudra faire tout autre chose que ce que firent les ouvriers de la
nation. Ceuxci ont invité les hommes à renoncer le sentiment de
leur distinction dans l’intérieur du groupe qu’ils voulaient faire,
puis à arrêter ce mouvement à la frontière de ce groupe, pour lui
rendre la distinction avec toute l’énergie dont ils l’avaient
renoncée pour leurs individus. Vous devrez, vous, les exhorter à
prolonger ce mouvement, à considérer la frontière européenne
comme n’étant qu’une immobilité illusoire dans une évolution qui
ne saurait s’interrompre, semblable à l’un de ces cercles
concentriques que l’erreur de nos sens solidifie à la surface d’une
onde dont le progrès vibratoire ne connaît pas l’arrêt. L’Europe
n’aura de portée morale que si, loin d’être une fin à ellemême,
elle n’est qu’un moment de notre retour en Dieu, où doivent
Discours à la nation européenne
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sombrer tous les distincts, avec tous les orgueils et tous les
égoïsmes.
*Dites, d’ailleurs, à l’Europe que, ne fûtce que pour l’intérêt de
son être matériel, elle ne doit pas s’arrêter à ellemême, s’enclore
dans un nationalisme à la deuxième puissance. Montrezlui
l’exemple de Rome, qui a péri le jour où elle a contrarié le
principe extensif dont elle se nourrissait depuis des siècles et où
elle a refusé aux Barbares de s’insérer dans son orbite. L’Empire
serait peutêtre encore debout et deux mille ans de tuerie
eussent été épargnés aux hommes s’il eût franchement accordé
le droit de cité, comme sa loi le lui commandait, aux Goths et
aux Allemands 1.
Toutefois si même, pour des raisons pratiques, parce que les
hommes ne vous suivront qu’à ce prix, vous devez immobiliser la
vague d’abnégation qui portera l’Europe, souffrir que l’Europe se
bloque, elle aussi, dans l’orgueilleuse conscience de soi, même
alors vous aurez fait œuvre rédemptrice. Parce que l’Europe,
même impie, sera nécessairement moins impie que la nation.
Parce qu’elle sera la dévotion de l’homme à un groupe moins
précis, moins individualisé, et par conséquent moins
humainement aimé, moins charnellement embrassé. L’Européen
sera fatalement moins attaché à l’Europe que le Français à la
France, que l’Allemand à l’Allemagne. Il sentira d’un lien
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1 Fichte répond (Discours, VIII) que ce sont les Allemands qui ont refusé ce droit de cité que l’Empire leur offrait, qu’ils l’ont refusé afin de rester de purs Allemands, et qu’ils ont ainsi sauvé le monde. Dieu jugera.
beaucoup plus lâche sa détermination par le sol, sa fidélité à la
terre. Faites l’Europe, même souveraine, et le dieu de
l’Immatériel déjà vous sourira.
Juindécembre 1932.
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