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L'europe est-elle laïque ? quelle laïcité dans chaque état ? François Greze-Rueff historien (teste non relu par le conférencier) Le titre de cette conférence proposé par mes amis du GREP est un piège: en effet, si comme le dit Benda, toute l'humanité est laïque, à fortiori l'Europe, et alors ma conférence est finie. Mais en réalité les choses ne sont pas aussi sim- ples, il y a eu un vif débat (et on peut partir de là) au moment de la rédaction du préambule du projet de Constitution européenne, en 2002-2003, à propos de l'in- troduction d'une référence explicite à la religion chrétienne comme élément de l'identité européenne. Un texte de compromis faisait référence aux héritages cultu- rels, religieux et humanistes de l'Europe, mais les Eglises chrétiennes étaient plutôt mécontentes de cette allusion trop vague à leur goût, le pape était même intervenu auprès de Giscard d'Estaing à l'époque pour demander une référence plus précise au christianisme, ce qui par contrecoup avait déclenché une forte réaction française qui, au nom des principes laïques, s'opposait à une telle référence. Et le texte final n'évoque pas le religieux mais seulement le patrimoine spirituel et moral. Mais même ainsi édulcoré, ce texte vient s'opposer à l'affirmation de L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ? 91 Les Idées contemporaInes

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L'europe est-ellelaïque?

quelle laïcité danschaque état?

François Greze-Rueffhistorien

(teste non relu par le conférencier)

Le titre de cette conférence proposé par mes amis du GREP est un piège: eneffet, si comme le dit Benda, toute l'humanité est laïque, à fortiori l'Europe, etalors ma conférence est finie. Mais en réalité les choses ne sont pas aussi sim-ples, il y a eu un vif débat (et on peut partir de là) au moment de la rédaction dupréambule du projet de Constitution européenne, en 2002-2003, à propos de l'in-troduction d'une référence explicite à la religion chrétienne comme élément del'identité européenne. Un texte de compromis faisait référence aux héritages cultu-rels, religieux et humanistes de l'Europe, mais les Eglises chrétiennes étaientplutôt mécontentes de cette allusion trop vague à leur goût, le pape était mêmeintervenu auprès de Giscard d'Estaing à l'époque pour demander une référence plusprécise au christianisme, ce qui par contrecoup avait déclenché une forte réactionfrançaise qui, au nom des principes laïques, s'opposait à une telle référence. Et letexte final n'évoque pas le religieux mais seulement le patrimoine spirituel etmoral. Mais même ainsi édulcoré, ce texte vient s'opposer à l'affirmation de

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Benda, aucune nation, aucune société ne correspond à cette vision absolue de lalaïcité qui écarte complètement tout héritage religieux. De toute façon, même laFrance, en dépit de sa constitution, multiplie les accommodements divers entrel'Etat et les cultes, et dans des proportions finalement similaires à ceux des autrespays européens. De ce point de vue donc, aucun Etat européen n'est laïque, et j'aidonc fini ma conférence!

Mais je ne m'en tiendrai bien entendu pas là, pour ne pas décevoir l'attente duGREP mais aussi parce que je suis un historien, et non pas un philosophe quimanie des concepts absolus, intemporels, valables en tous temps et en touslieux, pas non plus un juriste qui mesure les conséquences d'un membre dephrase inclus dans une constitution, pouvant avoir une portée très importantepour les individus, ni un militant qui souhaiterait l'utiliser pour faire avancer soncombat. Et l'historien a la malencontreuse manie de contextualiser, c'est-à-dire derelativiser les notions, de les affadir, de les tremper dans le contexte de la réalité,dans l'état de la société, dans l'héritage, dans les débats politiques, donc de les abî-mer quelque peu, de montrer que les concepts sont variables dans le temps, qu'ilsdépendent de l'occasion, de l'état de la société à un moment donné, donc d'uneconjoncture sociale et culturelle. Bref, et spécialement pour la laïcité (et c'estpourquoi je prends quelques précautions), il y a un certain relativisme desconcepts, qui gêne la solidité des constructions idéologiques.

Le raisonnement que je vais vous exposer se déroulera en trois temps : d'abordil faudra retrouver, sur la longue durée, un très lent processus de sécularisation(terme que je préfère à laïcisation, je vous expliquerai la différence), qui a tendu àdissocier, dans la société comme dans la culture de chacun, la composante reli-gieuse (les pratiques et les mentalités religieuses) des autres formes de culture. Ilne s'agit pas de l'instruction de la religion ni même peut-être d'affaiblissement dela religion, mais de la fabrication d'autres formes culturelles dans la vie civile,qui ne relèvent pas directement de la religion. De ce point de vue, tous les payseuropéens ont connu le même trajet historique vers des sociétés sécularisées, eton pourra en conclure que, même si ce n'est pas exactement la version française,l'Europe est très profondément sécularisée, donc d'une certaine façon laïque. Etc'est même une marque de la culture européenne. Dans un deuxième temps, j'es-saierai d'y opposer l'idée que la définition française de la laïcité, celle que nousavons intégrée dans notre parcours, notre histoire, notre héritage, notre formationscolaire, qui a été élaborée dans un contexte de conflit violent entre l'Eglise etl'Etat, et qui s'affirme donc comme beaucoup plus hostile dans son principe (maispas toujours dans la réalité) à tout ce qui semble afficher une influence des cultessur la vie collective, cette définition de la laïcité donc est plus difficilement trans-posable à des pays européens qui n'ont pas eu la même expérience historique, etdonc se heurte à une certaine incompréhension de nos partenaires européens. Et,dans un troisième temps, il me faudra revenir au présent, travailler sur l'histoireimmédiate, et confronter ces analyses historiques à ce qui fait l'actualité, commeaboutissement d'une réflexion sur le passé, pour constater que ces visions

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diverses du statut des religions et de la sécularisation se trouve, en France commedans la plupart des pays européens, confrontée à des défis similaires, à uneconjoncture culturelle fortement contradictoire, marquée parla concomitance entrela poursuite de cette sécularisation (avec même une déchristianisation assezrapide) et le renouveau ou le réveil religieux, avec des apparitions très visibles decroyances minoritaires : la confrontation à ces difficultés peut éventuellementamener l'Europe à élaborer une nouvelle notion de laïcité.

Les logiques de la sécularisation.

Le concept de sécularisation (que l'on trouve pour la première fois chez MaxWeber au début du siècle) repose, comme celui de laïcisation, sur l'autonomisa-tion d'une sphère de culture, d'éléments de la vie sociale qui ne sont plus liés à lareligion. Analysé sur la longue durée, ce mécanisme de sécularisation isole desactivités profanes : par exemple, les logiques politiques se détachent peu à peu ducontexte religieux qui leur était indissociable auparavant, le moment clé étant lapublication des écrits de Machiavel (qui énonce des principes politiques qui nesont plus directement reliés avec la morale religieuse); de même que s'en déta-chent des activités culturelles ou de loisirs : les romans populaires, la poésiecourtoise, les rencontres sportives… autant d'activités qui se trouvent sans lienavec l'environnement religieux. Dans la société traditionnelle, toutes les activitésne pouvaient se séparer de leur dimension religieuse, non qu'elles soient cérémo-nielles, mais parce qu'elles gardent toujours un élément qui relève de la logiquereligieuse et qui cimente le lien social. Religion vient du mot latin qui veut direrelier donc faire du lien social. Et toutes ces activités culturelles ou de loisir (lesfoires et les marchés qui avaient lieu à l'occasion de la fête d'un saint patron…)étaient donc reliées à la religion.

Le fait que se développe, non pas contre la religion mais à côté d'elle, desactivités qui n'ont plus de dimension religieuse marque la sécularisation. Cettelente sécularisation, patrimoine commun des sociétés européennes, est une com-posante essentielle de l'identité européenne. Et donc si on assimile laïcité et sécu-larisation (comme une forme de traduction française) cela signifie que, même sansséparation de l'Eglise et de l'Etat on peut avoir de la laïcité alors même que l'on aune Eglise officielle (alors que, dans l'idée que nous faisons de la laïcité, c'estincompatible !). Pour l'illustrer, je vais prendre un cas très concret, celui duDanemark. C'est un pays intéressant parce qu'on y trouve une Eglise d'Etat,luthérienne, constitutionnellement liée à l'Etat, et officiellement chargée d'un cer-tain nombre de fonctions d'Etat, en particulier de l'état civil. On semble donc êtrelà à l'opposé complet d'une logique laïque, et pourtant c'est le pays d'Europe lemoins religieux, où l'on trouve le moins de pratiquants, et donc le plus sécula-risé. La religion occupe dans la vie sociale des Danois une très faible place parrapport aux autres pays européens. En fait, si l'on a une Eglise d'Etat, c'est qu'au

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xvIIe siècle on a voulu que l'Etat arbitre entre différentes sectes luthériennes quis'opposaient et menaçaient d'entraîner la guerre civile. Et c'est par esprit de tolé-rance que l'on a construit une Eglise d'Etat, pour obliger ces gens à cohabiter etrendre l'Etat responsable de cette police religieuse. Alors, une Eglise d'Etat, char-gée de fonctions de service public, fondée pour des raisons de tolérance dans unesociété largement déchristianisée, on voit bien que c'est un fonctionnement diffé-rent de la France!

Quels ont été les moments historiques de cette sécularisation ? Le point dedépart (cela peut sembler paradoxal) est lié très étroitement à l'éthique chrétienne.Pour éviter qu'on me reproche de vouloir christianiser la laïcité, je ferai référenceà la contribution de mon ami Paul SEFF dans un ouvrage collectif sur la perma-nence de la laïcité. Le christianisme en effet se singularise dès ses origines parune logique de séparation entre le spirituel et le temporel (rendez à César ce quiest à César et à Dieu ce qui est à Dieu…), dans les Evangiles, sous l'effet d'un tri-ple héritage.

D'abord l'héritage juif, qui valorise la responsabilité de l'homme qui, dans lapensée juive, n'est pas écrasé par la volonté divine, et est donc libre de développersa construction sociale par le dialogue entre le peuple et son Dieu, et qui n'estdonc pas une simple conséquence de la volonté divine, puisqu'il y a liberté dechoix (et qu'il leur arrive même de s'opposera leur Dieu). Cet héritage là contientdéjà dans son principe une distinction entre l'action des hommes et l'actiondivine, une distinction entre le spirituel et le temporel.

Ensuite l'héritage des évangiles et des premiers chrétiens, c'est à dire d'unesecte juive minoritaire qui refuse, au nom de cette séparation entre la foi et la loi,de s'incliner devant le culte civique (culte des cités et culte de l'empereur) et c'estcela qui développe à la fois l'isolement des premiers chrétiens et leur martyro-loge, car refuser le culte civique c'est se mettre en dehors de la société du mondeantique, se couper de ce qui fait le lien social de l'époque.

Et le troisième héritage est l'héritage de saint Paul qui, en s'adressant à l'en-semble des hommes et des femmes, juifs et non juifs, hommes libres et esclaves,en proclamant leur identité et leur égalité de croyant, oppose, là encore, lalogique individuelle de la foi à la logique collective de l'Etat ou du peuple deDieu, le temporel et le spirituel. Enfin, cette marque de l'origine a été renforcéepar la construction autonome du pouvoir de l'Eglise romaine qui, héritière del'Empire antique, s'est structurée comme un quasi-état et ne pouvait donc, de cefait, être confondue avec le pouvoir temporel en place. Par sa construction même,l'Eglise catholique promouvait donc l'idée de séparation. Et de ce point de vue, ona pu dire que la sécularisation était une sorte d'hérésie du christianisme, ou devariante du christianisme dont elle est directement issue et qui a été forgée à partirdes concepts du christianisme.

Le deuxième moment historique de la sécularisation a été la période de l'hu-manisme, et de l'époque moderne en général. L'humanisme naît dans ce contexte

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d'opposition entre l'Eglise et l'Etat (même si c'est un anachronisme de le direcomme cela!) qui apparaît en Italie aux xIIe et xIIIe siècles, quand les armées descités, du Pape et de l'Empereur n'arrêtent pas d'en découdre, dans un conflit dura-ble où s'affrontent le temporel et le spirituel. C'est là que prend son essor la civi-lisation individualiste et marchande de Florence, venise, Gênes et Pise,civilisation qui déjà multiplie les activités profanes, commerciales en particulier,non directement reliées à la religion. Et c'est là que les logiques de sécularisationdonnent naissance, j'en parlais tout à l'heure, au Prince de Machiavel, (qui pro-pose la première théorisation véritable d'une logique de laïcité d'un Etat), puisaux idées de Galilée:

C'est au cœur de l'identité culturelle européenne que l'on trouve les prémissesde la sécularisation et de la laïcité, qu'il ne faut pas confondre avec l'irréligion,j'insiste bien sur ce point. Ni la sécularisation ni la laïcité ne sont la déchristiani-sation. La célèbre thèse de Lucien Fèvre sur la religion au temps de Rabelais amarqué l'historiographie en essayant d'expliquer que l'irréligion et l'athéismeétaient impensables au xvIe siècle. Cette sécularisation réelle de l'humanisme adonc lieu dans une société entièrement religieuse. Et le développement de sphèresde pensées non directement reliées à la religion n'empêche pas qu'il soit, àl'époque, impensable d'imaginer un homme sans Dieu.

L'exemple de cette mentalité, qui nous paraît aujourd'hui paradoxale, seretrouve à l'époque des Lumières et de la Révolution française. Bien sûr, laRévolution française fonde, comme on l'a souvent répété, les bases de la laïcitéen proclamant la liberté des cultes et la neutralité de l'Etat, mais, dès qu'elle setrouve confrontée à une crise religieuse (et cela montre bien l'ambiguïté de la laï-cité), l'opposition avec le Pape, elle commence par une sorte de nationalisationdes clercs : constitution civile du clergé, clergé jureur… Il n'y a donc pas neutra-lité de l'Etat mais fabrication d'une sorte de religion d'Etat suivant la traditionroyale et absolutiste la plus pure, avec le culte de l'être suprême qui s'établitquand la rupture avec le pape et le christianisme est consommée. Preuve s'il enfaut qu'au moment de la Révolution l'idée même de laïcité, de séparation del'Eglise et de l'Etat n'est pas imaginable: le premier réflexe des révolutionnairesest de fabriquer une nouvelle religion reliée à l'Etat. On a donc bien une réellesécularisation, une avancée de ce qui va développer un autre type de lien social endehors du religieux, mais on n'a pas du tout un réflexe de séparation ni un réflexelaïque.

En revanche ce qui marque une étape de plus vers la sécularisation c'est qu'ondéveloppe un nouveau type de lien social à côté de la religion, autour de l'idée denation, qui va être doté de son propre imaginaire, de sa propre transcendance: lanation vaut plus que la vie, on crée des grandes fêtes (14 juillet), on honore desgrands hommes mis au Panthéon (laïcisation de la sainteté!). autrement dit, etc'est très important, les révolutionnaires créent toute une instance spirituelle

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concurrente de la religion, même si elle n'en est pas tout à fait séparée, et quipeut remplir les mêmes fonctions symboliques de lien entre les citoyens, et quidonc être appelée (c'est ce qui arrivera plus tard) à prétendre remplacer la religion.On retrouve donc ici (comme pour l'Europe) un problème de définition : si laRévolution est laïque, c'est que la laïcité n'implique pas la séparation de l'Egliseet de l'Etat. Et si l'on veut s'en tenir à une définition plus stricte, qui souligne lesaspects confessionnels dans de nombreux Etats européens, alors il faut rejeter laRévolution française dans l'obscurantisme et l'absolutisme!

Le troisième moment important de cette sécularisation c'est le xIxe siècle: etje résume ici la classification et la clarification établies par René Rémond qui,dans Religions et sociétés en Europe, décrit les trois étapes de la sécularisation auxIxe siècle.

Première étape, l'abrogation des discriminations confessionnelles, en gros laliberté de conscience. On commence par là, car même dans les pays les plus libé-raux de l'époque, comme l'Angleterre que voltaire présentait comme un modèle detolérance, les confessions minoritaires, si elles n'étaient pas opprimées (commec'était le cas sous l'Ancien Régime où les pasteurs étaient envoyés aux galères)subissaient néanmoins une discrimination légale, d'ailleurs graduée. EnAngleterre, seuls les Anglicans étaient des citoyens à part entière, les seuls éligi-bles, les seuls à pouvoir être officiers dans l'armée et à avoir accès à l'université.Les autres confessions protestantes n'avaient aucun de ces droits, mais étaientconsidérés comme des Britanniques, citoyens de seconde zone. Et les catholiqueset les juifs étaient spécialement discriminés, mis au ban de la société, ne pouvantpas occuper d'office public ou de fonction municipale, et considérés comme juri-diquement mineurs. L'abrogation des discriminations se produit en 1828avecl'émancipation des catholiques (le terme émancipation est révélateur de leur situa-tion antérieure), en 1830 une loi permet aux juifs de commercer dans la City deLondres, mais ce n'est qu'en 1871 que les tests d'anglicanisme pour accéder àOxford ou Cambridge sont supprimés, et qu 'en 1880 qu'est supprimé le sermentsur la Bible pour pouvoir siéger à la chambre des Communes. voilà l'exemplemême de la suppression progressive des discriminations.

Les autres Etats européens connaissent la même évolution mais plus tardive-ment (égalité des cultes instaurée en 1845 en Norvège, en 1849 au Danemark, en1867 en Autriche), et il reste des exceptions durables : jusqu'à une période récentela constitution espagnole de 1835 en vigueur sous le franquisme dit que la reli-gion catholique et romaine est la religion du royaume et que les autres religionssont permises aux seuls étrangers (qui peuvent pratiquer leur religion à domicilemais sans aucune forme extérieure de temple), mais son application était de plusen plus libérale. Même schéma en Roumanie, où la constitution de 1866 fixe unlien obligatoire (jusqu'en 1945) entre la religion orthodoxe et la nationalité rou-maine. Cependant, globalement, et mises à part ces deux exceptions, les discri-minations sont pratiquement abolies dans tous les pays d'Europe vers 1900.

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La deuxième étape (toujours d'après René Rémond) est le désétablissement(terme qui vient d'Angleterre): cela concerne les religions établies, non pas reli-gions d'Etat mais qui (au-delà de la non-discrimination) étaient particulièrementfavorisée par l'Etat (anglicanisme en Angleterre et Pays de Galles, Eglise presby-térienne en Ecosse…), auquel elles étaient formellement liées. L'abolition de cet« établissement » correspond donc à un effort de neutralité, d'abolition d'un privi-lège. C'est l'Irlande qui pose le principal problème, car les catholiques y sontmécontents de voir favorisée l'Eglise anglicane à laquelle ils n'appartiennent pas,et ce n'est qu'en 1869 que les Irlandais obtiennent le désétablissement de l'Egliseanglicane en Irlande (et le Pays de Galles en 1914). Ce désétablissement conduiten particulier à un nouvel état civil où toute marque distinctive d'appartenancereligieuse est exclue, mais cela se fait lentement : même en France, dans uncontexte de neutralité théorique puisque depuis 1792 l'état civil a été entièrement« nationalisé » sinon laïcisé, il faut attendre 1881 pour que le cimetière quientoure l'église ne soit plus considéré comme un domaine religieux, et pour quel'on puisse avoir une sépulture dans le cimetière du village sans être catholique.

Et cette étape du désétablissement n'est parfois franchie que très récemment,voire pas du tout : il n'y a que deux ans qu'en Grèce on ne fait plus mention de lareligion orthodoxe sur la carte d'identité, à la suite d'importantes pressions euro-péennes d'ailleurs. Ceci montre bien que l'Europe n'est totalement indifférente nià la question religieuse ni à la question laïque, puisqu'elle a réitéré à maintesreprises au nom de ses principes la demande faite à la Grèce de ne plus mention-ner la religion sur la carte d'identité. Et, comme je l'ai déjà indiqué, l'enregistre-ment des actes d'état civil au Danemark reste confié à l'Eglise luthérienne, mêmesi cette Eglise tient ces actes aussi pour les athées (et ne baptise pas systémati-quement les enfants qui naissent !).

La troisième étape de cette sécularisation (toujours suivant René Rémond) estla séparation (pour un Français, la laïcité proprement dite). Cette phase est d'ins-piration libérale, il s'agit de promouvoir le clivage le plus net possible entrepublic et privé, et de réduire autant que possible le domaine public, ceci valantpour toutes les activités. La neutralité de l'Etat ne suffit plus, il faut qu'il ne semêle pas du tout du religieux, qui ne relève que du privé (comme les contratscommerciaux…). Et la religion ne doit donc plus intervenir dans le domainepublic. C'est le principe de lis de laïcité, votées progressivement en France entre1880 et 1905, qui aboutissent à la séparation. Mais tous les pays, on l'a vu, sontloin d'avoir abouti à cette conclusion, la séparation n'a pas eu lieu en Angleterre,ni en Grèce ni au Danemark. Mais la logique de la séparation, même lorsqu'ellen'est pas complètement réalisée, est à l'œuvre (et c'en est le marqueur principal)lorsqu'un Etat fixe une loi en désaccord explicite avec les prescriptions d'une reli-gion dominante. Cela signifie que lorsqu'il y a opposition entre une moralelaïque en construction et une morale religieuse c'est la morale laïque qui l'em-porte. Par exemple, dans les pays catholiques, c'est l'adoption du divorce qui a été

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cette pierre de touche, qui a marqué la première rupture entre une morale d'Etat etla morale catholique: il a fallu attendre 1887 pour que la loi Naquet autorise ledivorce en France (et 1974 en Italie). Et même un pays comme l'Irlande, si mar-qué par l'influence du catholicisme longtemps religion d'Etat, est rentré dans cettelogique de séparation en acceptant le divorce depuis 1994.

Au xxe siècle, on voit enfin se produire une forte déchristianisation, et plusgénéralement une banalisation des problèmes religieux. Si la sécularisation est lamarque du xIxe siècle, sa poursuite au xxe siècle porte plus sur l'essor de l'in-croyance ou du moins d'une certaine indifférence à la religion. On a beaucoup troptendance, dans nos représentations, à anticiper cette évolution, c'est à dire à proje-ter sur le xIxe siècle une tendance à la déchristianisation qui n'arrive qu'au xxe siè-cle. Jusqu'en 1914, tous les pays européens sont profondément religieux, il n'y apas vraiment déchristianisation, et il faut en être conscient pour bien comprendrecomment s'est instaurée la laïcité. En effet, en 1914 tout le monde ou presque estbaptisé, les autres rites de passage (communion, mariage, obsèques) restent defaçon extrêmement majoritaire des cérémonies religieuses (à part victor Hugo quirefuse l'enterrement religieux, ce qui pose de gros problèmes car on lui fait desobsèques nationales).

Bien sûr, on peut relever dès le tournant du siècle des indices d'une évolutionvers un déclin de l'appartenance religieuse: la participation aux offices baisse àpartir de 1900, de même que les vocations de prêtres. Mais on ne peut guère entirer une affirmation certaine de déclin de la foi. Les Européens baptisés restentchrétiens, mais les réponses qu'ils font aux premiers sondages d'opinion sur lesujet sont assez ambiguës, on se déclare catholique ou orthodoxe par traditionculturelle ou sentiment d'appartenance, souvent par une référence vague à l'adhé-sion à une transcendance, sans que cela signifie une pratique régulière ni l'obser-vation de règles morales. La vraie rupture, constatable historiquement, se produitbien plus tard, aux environs de 1960, lorsque ce n'est plus seulement une toutepetite minorité qui se dispense des églises et des rites de passage, lorsque nom-breux sont ceux qui ne se marient pas à l'église ou ne font pas baptiser leursenfants, lorsque l'incroyance est affirmée comme une norme et non plus commeune originalité, lorsque la religion perd son statut d'incarnation du lien socialpour rester au niveau d'une opinion.

Ce tournant s'opère dans les années 1960, et on assiste là à ce qu'on pourraitappeler une laïcisation culturelle qui constitue une rupture anthropologiquemajeure, et ceci se passe dans toutes les sociétés européennes. On dispose d'unsondage important sur les opinions religieuses qui date de 1999 et qui concernel'ensemble des pays européens. En 1999, 77 % des Européens déclaraient croireen Dieu (96 % au Portugal, 95 % en Irlande, 93 % en Grèce. Mais 61 % enFrance et 53 % en Suède: c'est le chiffre le plus bas, avec une Eglise toujoursfortement liée à l'Etat !). En 99, 53 % seulement des gens croyaient en une vieaprès la mort, (on peut donc croire en Dieu sans croire en l'immortalité de l'âme!La laïcisation culturelle est quelque chose de complexe!), mais 75 % déclaraient

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appartenir à une religion (10 % de moins qu'en 1980). 90 % des Irlandais et 88 %des Danois déclarent appartenir à une religion, et seulement 57 % des Français etdes Hollandais : mais ces chiffres ne collent pas avec la pratique religieuse (saufpour l'Irlande où l'on trouve 65 % de pratiquants) car au Danemark, on ne trouveque 2 % de pratiquants, le pourcentage le plus faible d'Europe (l'identité religieuseet la pratique religieuse sont donc bien deux choses différentes), alors que laFrance et l'Angleterre ont un taux de pratique moyen de l'ordre de10 % (à compa-rer aux 40 % de l'Italie et aux 33 % de l'Espagne).

Pour conclure sur ce point, il faut donc distinguer trois logiques de laïcisa-tion : d'abord une logique culturelle et mentale, qui s'inscrit sur une très longuedurée, qui progresse en Europe sans chercher à combattre les religions mais enproposant de nouveaux espaces de pensée et de loisirs en dehors de la sphère reli-gieuse, ce qui amène un déclin du pouvoir des religions sur l'horizon culturel.Ensuite une logique politique, à penser sur une durée moyenne de deux siècles,qui est ce l'on entend en général par laïcisation, et qui aboutit à la séparation (trèsrécemment pour la Suède on l'a vu : en 2000), de façon plus ou moins conflic-tuelle selon les nations (en Suède c'est pratiquement passé inaperçu, çà a semblénaturel de séparer l'Eglise et l'Etat vu l'état de la société, et la presse françaisen'en a même pas fait état), et donc à la fin du pouvoir religieux sur l'Etat. Enfinune troisième logique, la logique sociale, beaucoup plus récente (en gros les cin-quante dernières années) et qui amène au déclin effectif des pratiques et des céré-monies religieuses, sans doute des croyances, bref la fin du pouvoir de la religionsur l'individu. Ces trois étapes, ces formes de sécularisation et de laïcisation ontconcerné toute l'Europe, ce qui permettrait de conclure que l'Europe est laïque.

spécificités de la laïcité française

Cependant, si la sécularisation n'est pas la laïcité, voyons maintenant en quoibien des aspects de l'Europe, bien des Etats européens ne correspond pas vraimentà l'idée que nous nous faisons de la laïcité. Cette vision de la laïcité est inscritedans notre patrimoine historique, constitutionnel, mental, et se caractérise entreautre par une affirmation absolue, assez idéologique et intransigeante, de l'opposi-tion entre religion et domaine public, présentés presque comme antagonistes.Mais dans son application concrète les choses sont beaucoup plus nuancées, dèsla loi de 1905 qui est une loi de compromis, très contradictoire, et marquée par demultiples accommodements pragmatiques.

Ce qui caractérise cette vision-là de la laïcité, c'est que ce qui compte, c'est deproclamer les principes : après quoi on fait ce qu'il faut pour pouvoir gérer. Etc'est pourquoi cette notion est difficile à faire comprendre à nos partenaires euro-péens, moins enclins à dissocier théorie et réalité. Et c'est aussi pourquoi lesformes variées de compromis européens nous paraissent souvent choquantes parcequ'ils semblent attaquer les principes. Ceci provient de la marque d'un conflitavec l'Eglise.

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Les pays qui emploient le mot « laïcité » dans leur constitution sont les paysqui ont eu à faire cette sécularisation dans un cadre conflictuel : la Turquie, leMexique, la France. Ainsi, l'idée de laïcité se développe et comprend cette dimen-sion conflictuelle en France entre 1880 et 1905, dans un pays profondément reli-gieux, où tous les électeurs sont croyants, et catholiques à une très grandemajorité, mais où l'Eglise s'oppose au régime, où la hiérarchie catholique mani-feste un réflexe de raidissement un peu intégriste face aux institutions républi-caines. Dans ce contexte, le régime est obligé de combattre l'influence del'Eglise, mais surtout pas de s'opposer à la religion sous peine de perdre ses élec-teurs ! pour résoudre ce conflit, la solution inventée a été l'anticléricalisme: ons'attaque au clergé, pas à la religion, et cela a bien fonctionné: l'idée laïque estnée de cet affrontement, et on rencontre cette curieuses schizophrénie de militantslaïques qui sont en même temps de très bons catholiques. J'avais un arrière-grand-père en Aveyron, fonctionnaire, instituteur, radical, correspondant de la Dépêche(une caricature) mais bon catholique et allant à la messe tous les dimanches, touten se disputant sans cesse avec le curé: laïque, mais pas religieux.

Et si l'école est au centre du conflit, c'est que la culture scolaire en formationidentifie très précisément les éléments nouveaux qui échappent à la religion, cemécanisme de sécularisation que l'on a déjà vu : l'idée d'un nouveau type de liensocial autour de la nation développée à l'école primaire (sous une forme quasi-religieuse qui concurrence la religion catholique), l'idée d'une morale autonome,qui ne se réfère pas explicitement à la transcendance (bien que les choses soientun peu plus compliquées puisqu'on a une morale laïque qui fait allusion auxdevoirs envers Dieu : jusqu'en 1942, cela figure dans le programme de morale,même si beaucoup d'instituteurs ne l'enseignent pas !), l'idée surtout de connais-sances culturelles (l'histoire, les sciences) qui ne dépendent pas de la partie reli-gieuse.

Ces contradictions font qu'il en résulte une laïcité tissée de compromissionsdès le début, dans la loi de 1905 : dans son article premier, « la République garan-tit le libre exercice des cultes », mais dans l'article 2, « la République ne recon-naît aucun culte » : or, pour pouvoir garantir l'exercice des cultes, il faut bien lesreconnaître quelque part ! À l'intérieur de l'article 2, « sont supprimées des bud-gets de l'Etat, des départements et des communes toutes les dépenses relatives àl'exercice des cultes ». Mais à l'alinéa suivant : « toutefois, pourront être inscritesaux dits budgets les dépenses relatives aux aumôneries de lycées, collèges etécoles ». On sent bien qu'il n'est pas facile d'appliquer le principe de séparationdans un pays entièrement religieux. Il en est de même pour les lois laïques deJules Ferry, qui tolèrent tout à fait la prière, le crucifix et le catéchisme à l'école.En 1907, deux ans après la promulgation de la loi, on prend les décrets d'applica-tion pour l'Algérie: par un décret dérogatoire on prévoit qu'il sera possible derémunérer les imams, et la République laïque va donc rémunérer en Algérie(département français) l'ensemble des imams. Comme c'est tout de même un peu

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gênant, le décret précise que ce n'est que pour dix ans : mais le décret sera renou-velé tous les dix ans, jusqu'à l'indépendance! En général, qui cherche des prin-cipes généraux doit régler des problèmes particuliers. Et récemment encore, la loisur le voile islamique est typique des lois laïques : on fait une loi basée sur unprincipe général (la prohibition des signes religieux ostensibles) qui est destinéeen fait à régler le problème du port du voile. Et n'oublions pas le statut del'Alsace et la Moselle, où la France apparaît comme le dernier pays où l'Etatnomme un évêque catholique.

La notion de laïcité « à la française » apparaît ainsi comme une forme desécularisation liée à une situation de conflit ; et, comme pour toute situationconflictuelle, elle procède par affirmations intransigeantes et par aménagementspragmatiques. Et elle reste l'héritière d'une conception ancienne de l'Etat, quiremonte avant la Révolution, à la constitution absolutiste relayée par la visionjacobine qui ne peut pas renoncer, dans la pensée française de l'Etat, à prendre encharge le lien social et l'imaginaire des gens. Dans la vision française de la souve-raineté, l'Etat doit agir sur la pensée des citoyens, doit construire une mémoirecollective, doit fabriquer des valeurs collectives. Cela se fera soit par l'intermé-diaire de l'Eglise à condition qu'elle soit docile (le cléricalisme de l'ancien Régimeou le clergé organisé par la Révolution) soit contre l'Eglise, par l'intermédiaire del'éducation. La laïcité française se caractérise ainsi par l'exigence d'un lien directentre la nation et le citoyen, qui exclut les corps intermédiaires, et empêche doncle citoyen de se reconnaître dans les religions comme corps intermédiaire.

La laïcité en europe.

En Europe, on va rencontrer des formules très variées de relations entre lesEglises et l'Etat. On a d'abord le cas des Eglises nationales, dans des pays où lareligion a servi à construire la Nation, et où on ne peut donc pas trouver (commeen France) d'opposition entre une religion nationale et une « religion religieuse »puisque la nationalité s 'y est définie à travers une religion. C'est le cas del'Irlande, dont l'identité nationale s'est définie, contre le protestantisme anglais,sur la religion catholique. De même en Pologne où, historiquement, elle s'estconsidérée comme un rempart catholique contre l'orthodoxie russe: dans l'identitépolonaise, le catholicisme joue un rôle essentiel, qui a été revivifié et re légitimépar le rôle qu'a joué l'Eglise catholique dans la résistance au communisme et àl'hégémonie soviétique. Quant à la Grèce, elle a vu son identité se forger contrel'Empire Ottoman, par l'affirmation de l'Eglise orthodoxe contre un environne-ment musulman.

Il n'est donc pas étonnant que la constitution irlandaise soit établie au nom dela très Sainte Trinité, et impose aux autorités (fonctionnaires, juges…) un ser-ment qui en fait les défenseurs de l'Eglise d'état. De même qu'en Grèce la consti-

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tution est aussi adoptée au nom de La Trinité sainte, consubstantielle et indivisi-ble, et confère au mariage religieux la même valeur qu'au mariage civil.

Deux autres pays où existe une Eglise d'état procèdent cependant de logiquesplus séculières : le Danemark et l'Angleterre. En Angleterre, l'anglicanisme restereligion d'Etat, son chef est la reine d'Angleterre, il y a au Parlement 24 Lordsecclésiastiques qui sont des évêques, les évêques de Canterbury et d'York sontnommés par le Premier Ministre; et pourtant c'est en Angleterre qu'on subven-tionne le moins la religion anglicane. En particulier, les églises sont le patri-moine de la religion anglicane qui les entretient comme elle peut, avec le denierdu culte, ce qui explique un état de délabrement assez général (alors qu'en France,les églises appartiennent en général aux mairies et sont très bien entretenues). Onretrouve bien ici l'opposition entre les principes et la réalité, et les Anglais affir-ment que, ce que les Français disent, eux le font.

On trouve aussi, en Europe, des Etats qui reconnaissent les cultes sous uneforme contractuelle, dans un contexte multiconfessionnel, c'est le cas de la majo-rité des pays européens, et l'archétype en est l'Allemagne, où le système fédéraldonne toute autonomie aux Lander dans ce domaine. Chaque Land définit ainsilibrement ses relations avec les Eglises et passe des accords (sous forme deConcordat avec les catholiques, de contrats avec les protestants..). On a même enThuringe et en Saxe des contrats passés avec des communautés de… libres pen-seurs ! On érige ainsi les libres penseurs en une sorte de confession, pour pouvoirleur donner les mêmes avantages matériels et financiers qu'aux Eglises. Ontrouve ceci aussi en Belgique, où l'on subventionne un groupe de laïques (les« Laïques Organisés ») alors que la laïcité n'y est pas une valeur constitutionnellecomme chez nous, c'est une famille spirituelle comme une autre. Et dans lesécoles publiques belges on a le droit entre cours de religion ou cours de libre pen-sée!

Et enfin il y a le cas des Etats où existe une religion fortement majoritaire, lecatholicisme en l'occurrence. Cela concerne l'Italie, l'Espagne, le Portugal etl'Autriche, où la séparation est presque totale, ce qui les rapproche assez de notrelaïcité. Dans aucun de ces pays le catholicisme n'est religion d'Etat, il existe desconcordats qui accordent à l'Eglise un certain nombre d'avantages particuliers, etpour compenser cela, pour rétablir une sorte de neutralité ou d'égalité de traite-ment, les Etats passent d'autres contrats avec des religions minoritaires.

Quelles conclusions peut-on tirer de ce bref inventaire? D'abord, qu'en dépit detoutes ces variantes liées à l'histoire tous les Etats européens organisent la libertéde pratique des cultes, et les subventionnent à des degrés variables, et sous desformes apparemment diverses mais au fond pas si différentes qu'il y paraît.Ensuite que l'Europe n'est donc pas laïque, si on définit la laïcité comme la sépa-ration complète entre Etat et Eglises (mais alors la France ne l'est pas nonplus !). Que les évolutions récentes et en cours tendent à la neutralité des Etats,qui cherchent à traiter de façon de plus en plus égalitaire les différentes confes-sions, et à se rendre de plus en plus insensibles à l'influence des Eglises sur leurs

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orientations et leurs législations. Donc, sans être totalement laïque, on peut doncaffirmer que l'Europe participe à un mouvement de laïcisation qui fait partie deson identité.

conclusion

Cette contradiction entre une Europe sécularisée et une Europe pas totalementlaïque étant posée, existe-t-il des éléments qui peuvent conduire à la fabricationd'une laïcité européenne. Il y a une série de défis que les Etats européens ont àaffronter, ce qui peut les amener à construire une culture commune de la séculari-sation.

Le premier défi porte sur l'identité de l'Europe. On l'a vu dans le débat sur lepréambule du projet de Traité européen, comme on l'a vu dans le débat sur l'inté-gration de la Turquie: l'Europe est-elle chrétienne? Et si oui, comment conciliercela et la laïcité? et si non, comment fixer les limites de l'Europe. Autrement dit,l'Europe peut-elle subsister en tant que culture spécifique sans référence à la reli-gion qui a organisé cette culture. Et, s'il n'y a pas de référence à cette identité cul-turelle religieuse, quels critères peut-on adopter pour définir ce qu'est l'Europe. Enposant la question de la laïcité de l'Europe, on pose bien la question de son iden-tité, et la réponse n'est pas évidente.

Le deuxième défi concerne la question de l'individualisme et des religions. Lasécularisation telle que je vous l'ai décrite, et l'idée même de la laïcité de sépara-tion, supposent qu'une partie de l'éducation des enfants et qu'une partie de la viesociale soient prises en charge par les instances religieuse. C'est ainsi que cela aeu lieu en France, l'école a pu se centrer sur les connaissances et l'enseignementparce qu'une part de lien social était fabriquée par le catéchisme, la première com-munion, les rites de passages religieux… : on pouvait ignorer dans l'éducationcette dimension de fabrication de la personne dès lors qu'elle était assurée ailleurs.Cependant, avec le développement de l'individualisme et de l'irréligion, cette ins-tance de fabrication de lien social autonome dans la société n'existe plus, et doncune demande de plus en forte est adressée à l'Etat pour fabriquer ce lien social, àl'école en particulier. Et donc, dans l'élaboration du lien social et la constructionde la personne, le clivage instauré par la laïcité entre public et privé commence à

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moins bien fonctionner. Les individus, les élèves, doivent être reconnus dans leurpersonne et pas seulement dans leur part publique. Le clivage de base entre la par-tie personnelle privée (réservée à la famille, la religion..) et la partie de viepublique devient difficile à appliquer, et pose à l'ensemble des pays européens unproblème de redéfinition.

Le troisième défi est tout aussi classique et tout aussi gênant, c'est le défiposé par ce qu'on appelle « le retour du religieux » (expression qui me gêne unpeu car, si l'on en croit les statistiques que je vous ai présentées, la sécularisationet la déchristianisation continuent bien de s'opérer). Ce qui est vrai, c'est qu'il y aun retour de l'affirmation religieuse, comme cela s'est vu à plusieurs reprises dansl'histoire (souvenons-nous au début du xxe siècle des conversions de Claudel,Huysmans..). C'est vrai de l'ampleur des manifestations sectaires, qui traduisentun besoin de transcendance qui, ponctuellement, entre en opposition avec lesvaleurs séculières de l'Europe. C'est vrai bien sûr de l'Islam, qui pose le mêmeproblème que posait le catholicisme dans les années 1880, c'est à dire celui d'unereligion qui est en train de faire son travail d'historicisation, de relativisation, quiest en train de commencer à réfléchir sur ses textes, et qui peut avoir le réflexe,comme l'ont eu les catholiques, de se dire qu'à relativiser les choses on risque dedétruire l'essence de la religion. Les catholiques du xIxe siècle ont émis leSyllabus, une Encyclique qui déclarait que tout ce qui était moderne était dange-reux pour la religion, et on retrouve cette attitude dans l'Islam contemporain. Cedécalage ne tient pas à la spécificité de l'Islam mais à sa situation historique: ilfait aujourd'hui ce qu'ont fait les catholiques en 1880, mais cela multiplie lesproblèmes posés à l'évolution laïque de la société.

La confrontation à ces défis communs à toutes les nations européennes nepeut conduire qu 'à des formulations communes des rapports nouveaux entre letemporel et le spirituel. En ce sens, l'Europe n'est sans doute pas totalementlaïque, mais elle est contrainte par la force de l'histoire de se construire en com-mun une définition renouvelée de la relation entre le temporel et le spirituel dansles nations modernes.

débat

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Une participante - Avant de parler de déchristianisation, peut-on considérerque la christianisation est terminée?

François Greze-Rueff - C'est pour cela que j'ai beaucoup insisté sur le poidsdes croyances religieuses à la fin du xIxe siècle: c'est probablement le xIxe quiachève la christianisation : tout le réveil protestant, comme la reconquête catho-lique des années 1830-1880, relèvent d'une volonté d'épurer la religion (ce quidéplait d'ailleurs au public de paysans auxquels cela s'adresse: on voit par exem-ple en Limousin, région qui va se déchristianiser très tôt, des paysans qui chas-sent leurs curés parce qu'ils ne veulent pas bénir leurs récoltes ! Les curéstrouvent cela superstitieux, comme on leur a appris au séminaire, et cela choqueles paysans ! On est bien là dans une logique de christianisation, et il est probableque les années 1880 marquent l'apogée du christianisme: c'est le moment où lafoi est la plus épurée, avec cette propagande, cette prise en main des esprits, cettereconstruction de la pensée religieuse, c'est le moment où l'on construit le plusd'églises (et où elles sont les plus pleines. Et cela au moment même où sedéroule le débat sur la laïcité. Et c'est au début du xxe siècle que commence ladéchristianisation, de façon très lente.

Un participant - Avant de poser ma question, je voudrais préciser par rap-port à ce qui vient d'être dit que cela ne concerne en rien la laïcité: que le christia-nisme soit en expansion ou en repli, ce n'est pas l'affaire de la laïcité ! Maquestion : quand on parle de l'influence de la religion dans la culture (on en aencore parlé à propos du préambule de feu la Constitution européenne), il fautdire que la religion est loin d'être la seule source des cultures et des mentalités. Ily en beaucoup d'autres en Europe, et ce sont précisément ces éléments constitu-tifs des cultures et des mentalités qui permettent de distinguer un pays comme laTurquie des autres pays d'Europe. Et l'on aurait pu accepter que la Constitutionfasse référence au christianisme, si on y avait ajouté la culture des lumières, l'hé-ritage gréco-latin… et même la culture islamique, qui a fortement influencé, nel'oublions pas, la culture européenne (ne serait-ce qu'en faisant connaître lestextes des penseurs grecs qui sans l'Islam auraient été perdus !). Et on pourraitparler aussi des cultures païennes pré chrétiennes d'Europe du Nord (Scandinaves,Celtes..) qui ont beaucoup pesé sur la culture du Moyen Age. Et ce sont pourmoi les éléments non religieux qui différencient le plus la Turquie des autres payseuropéens. La Turquie n'a par exemple pas eu d'expérience du type de la Réforme,avec l'intrusion dans les mentalités du libre arbitre, du recours à la raison..

F. G-R. - Concernant le préambule de la Constitution européenne, une pre-mière version très contestée (et non reprise dans le texte final) faisait référenceaux héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe. La formule finaleparle de patrimoine spirituel et moral. Et concernant la Turquie, elle a connu saréforme, avec Ataturk et ses jeunes turcs qui ont fabriqué une version de l'islam

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très particulière, beaucoup plus laïque, laissant une part importante à la viecivile: en Turquie le voile islamique est interdit à l'université (alors qu'il ne l'estpas en France).

Une participante - vous avez dit que l'Angleterre, la Grèce et le Danemarkétaient les trois seuls pays où il n'y avait pas de séparation Eglise-Etat. Il mesemble aussi que ce sont trois pays qui n'ont pas adhéré çà l'Euro : faut-il y voirun lien?

F. G-R. - La Grèce a adopté l'Euro! Alors, je ne pense pas qu'il y ait un rap-port !

La participante - D'autre part, à propos de l'Alsace et de la Moselle, vous avezdit qu'il y avait la loi, et qu'après on essayait de l'accommoder en créant des casparticuliers. Ce qui s'est passé en 1924, quand le cartel des Gauches a essayé deles faire rentrer dans le droit commun, sans succès, n'a jamais été repris par lasuite, même si on recommence d'en parler. Si je ne trompe, les religieux catho-liques, dans ces départements, sont considérés comme des fonctionnaires et payéspar l'Etat : le même statut est-il attribué aux pasteurs des autres religions ?

F. G-R. - Ce statut s'applique aussi aux protestants et aux juifs, mais pasaux musulmans (en 1920 il n'y en avait pas). Mais on trouve des accommode-ments, dans l'enseignement en particulier (ici les prêtres et pasteurs viennent offi-ciellement enseigner la religion dans les établissements scolaires), avec l'accorddes parents. Et donc, bien que cela ne soit pas dans le Concordant, on autoriseaussi des musulmans à faire de même. Et c'est une des raisons pour lesquellesNicolas Sarkozy voulait revoir la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

Un participant - Je suis très gêné quand on veut ramener l'identité indivi-duelle à l'appartenance à une religion. Il n'y a pas que la religion qui crée du liensocial (et quand c'est le cas, cela s'appelle du communautarisme!). Alors, existe-t-il des cultures et des civilisations qui ont évolué en dehors de la religion : sinon,toute acculturation, tout mélange de cultures serait impossible. Et le retour dureligieux doit être vu comme une sorte de compétition : avec la montée de l'islamon « réactive » les autres religions pour se défendre, et je ne suis pas aussi opti-miste que vous sur la généralisation de la laïcisation.

F. G-R. - Une identité collective ne se forge que lentement, et la France enest un bon exemple, qui a fait preuve de volontarisme pour la forger sur des basesautres que religieuses (le débat sur la laïcité n'a jamais cessé depuis laRévolution), et on a cherché à inventer des cérémonies civiles et des rites collec-tifs (le 14 juillet, le Panthéon…), on a magnifié une « Histoire de France » nonreligieuse, mais cela n'a pas encore suffi : nos jours fériés consacrent toujours desfêtes religieuses catholiques ! Une identité garde une force historique profonde, quivient de loin, et intègre forcément un passé religieux : ce n'est pas simplement

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une page qu'on tourne! Et même si on peut imaginer très facilement des identitésnon religieuses, elles restent cependant tributaires des nombreux siècles placéssous l'emprise de la religion. Les pays communistes ont prétendu détruire lesidentités religieuses du jour au lendemain, pendant 70 ans : dès la chute du com-munisme, on s'est aperçu qu'il avait fabriqué en fait un conservatoire religieux.Et en Pologne par exemple, la religion catholique s'est régénérée instantanément.L'identité nationale ou collective ne se manipule pas si facilement ! Il en est demême pour le lien social. La Démocratie a inventé beaucoup de liens sociaux quine relèvent pas de la religion, alors qu'avant, et pendant très longtemps, l'ensem-ble du lien social était confié à la religion : il est difficile de penser qu'il n'en resterien. voyez la difficulté qu'on a de trouver un rite civil pour les obsèques : quandon assiste à une crémation, on a l'impression qu'il manque quelque chose, que lerite de passage n'est pas assez élaboré pour aider à réconforter les familles : dansce domaine, l'Eglise sait mieux faire, et beaucoup de gens préfèrent un enterre-ment religieux pour cette raison là.

Un participant - Je crois que l'historien, ici, est aux franges de la sociolo-gie et de l'anthropologie. Et la relation entre la société et la religion est un faitanthropologique écrasant, car cela vient des origines de l'humanité, l'homme estun animal religieux. On peut aujourd'hui le regretter mais le fait est là. Cela dit,je ne pense pas nécessaire de l'inscrire dans une constitution, même s'il existe unlien historique entre christianisme et civilisation européenne. Mais vous avezintroduit l'idée que la sécularisation, et même la laïcité, seraient une conséquencede l'évolution du religieux, et je ne le crois pas : toute une série de phénomènesliés à la modernité, comme le progrès technique, le développement du commerce,la politique elle-même ont échappé, par leur développement propre, à l'influencede la religion. Et surtout, à partir du xvIIIe siècle, se pose le problème de la sécu-larisation de la société, et donc d'une laïcisation qui va s'accélérer avec l'idéologiedes lumières (qui aurait pu figurer à bon droit dans la Constitution !). vous avezparlé des luttes très dures par lesquelles s'est imposée la laïcité, mais ce fut parceque la religion avait pris un caractère totalitaire, ce qui est intrinsèque à sa nature.

Un participant - Le problème avec l'identité basée sur la religion c'estqu'on attribue les caractéristiques de la religion à tout une société: on dira parexemple les pays musulmans, alors qu'il y a une grande diversité dans l'Islam(comme dans la chrétienté), et qu'il existe des athées dans le monde arabe (et queles pays dits musulmans font implicitement référence au monde arabe, alors quel'Islam est très implanté en Asie et en Afrique!). Autre point : vous avez parléd'une enquête de 1999 qui a mon avis est déjà dépassée car, depuis le 11 septem-bre en particulier, on assiste à une montée de l'influence religieuse au sommet desétats et dans les médias (nomination par Bush d' « intégristes » à des postes clés,nouveau prédisent iranien…). Autre question : vous avez dit qu'en France leséglises sont propriétés municipales : or j'ai entendu récemment une polémique surun maire qui avait financé la construction d'un clocher! Enfin, vous avez dit que

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l'Eglise du Danemark avait été fondée pour des raisons de tolérance: pouvez-vousexpliciter cela?

F. G-R. - Pour le clocher, cela dépend de la date de la construction : toutesles églises qui existaient en 1905 ont été versées aux patrimoines municipaux,mais pour les églises construites plus tard, elles appartiennent à l'Eglise, et yfaire payer les réparations par la municipalité peut être considéré comme une sub-vention indue.

Pour le Danemark, il y a eu une série d'affrontements entre des sectes luthé-riennes, qui menaçait de dégénérer en guerre civile: la solution trouvée a été decréer une Eglise d'Etat qui permette de réglementer et faire cohabiter différentes« sectes », et il y a eu un retour de la tolérance!

Un participant - Cette Eglise avait pourtant un caractère totalitaire et théo-cratique!

F. G-R. - Théocratique peut-être, mais je ne suis pas d'accord avec le termetotalitaire: c'est un concept qui a été forgé pour décrire les sociétés du xxe siècle,et on ne peut pas le projeter sur les sociétés du xvIIIe siècle, cela choque l'histo-rien, c'est comme si on disait que l'Empire Romain était totalitaire.

Le participant - N'empêche que les Eglises ont toujours eu une emprisetrès forte, non seulement sur la vie privée des gens mais aussi dans l'espace poli-tique, et ce n'est que très récemment que l'Eglise catholique a abandonné cettevolonté d'emprise (en la remplaçant par l'influence!)

F. G-R. - Pour le retour du religieux, on en parlait déjà en 1999 au momentdu sondage auquel j'ai fait référence. Ce que j'ai essayé de montrer c'est qu'onavait en même temps une plus grande « visibilité » du religieux dans la sphèrepublique et une poursuite du mouvement de sécularisation, et les deux phéno-mènes ne sont qu'en apparence contradictoires. Plus la religion décline dans lasociété, plus sa réapparition devient visible, grâce en particulier à la médiatisa-tion.

Quant à la société musulmane, je n'ai peut-être pas suffisamment explicitémon propos quand j'ai fait la comparaison avec la société catholique du xIxe siè-cle. Il y a eu, au xIxe siècle, dans un monde chrétien d'une très grande diversité,un sursaut catholique effrayé par la modernité. Et ce n'est pas nier la diversitéd'une religion que de dire que le phénomène le plus visible aujourd'hui pourl'Islam, qui traduit bien son hésitation, est ce moment de durcissement par rap-port à la modernité, comparable au durcissement catholique du xIxe siècle. Celane veut pas dire qu'à l'intérieur du monde musulman tout le monde suive ce mou-vement, bien au contraire: mais on a bien vu aussi que ce sursaut catholique a étébattu en brèche et a échoué.

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Un participant - Il faudrait parler de la Chine, dont la civilisation et la cul-ture sont bien plus anciennes que celles de l'Europe, et qui a pu exister sans véri-table religion instituée: quelques grandes religions, comme le bouddhisme et letaoisme ont pu s'implanter, mais elles n'ont jamais été dominantes. Il y a euaussi une vague religion chamanique, où l'Empereur intercédait avec le Ciel,mais il n'y a jamais eu de divinités, ni même de monothéisme. On peut donc direque la civilisation chinoise s'est développée en dehors de l'influence des religionscomme on a pu le voir en Occident.

F. G-R. - Le culte des Ancêtres, et la croyance en une certaine immortalitéde l'âme sont quand même une forme de religiosité, et cela génère toute une sériede rites ou de rituels qui créent du lien social. C'est dans ce sens que je disais quela laïcité pouvait être considérée comme une hérésie chrétienne et comme uneforme de religion, parce que cela organise une série de liens sociaux : c'est ce quedit Régis Debray, et tout dépend de ce que l'on met derrière le mot religion.

Un participant - Je crois que je vais avoir du mal à formuler clairement maquestion ! Ne fait-on pas une erreur en généralisant la réflexion sur les hommes àtravers leur appartenance religieuse. Est-ce qu'en définitive chaque être humainn'est pas tellement spécifique, tellement compliqué, que vouloir le classer, l'éti-queter, se révèle dangereux : on a montré que le concept de race n'a aucune basescientifique, et pourtant le racisme s'est développé parce qu'on a considéré descatégories nommées races ? Et pensez-vous que la sécularisation, qui enseigne lerespect des autres, puisse être un antidote?

F. G-R. - C'est un problème général en histoire. Quand on étudie l'histoired'un petit village sur une certaine durée au xvIIe siècle, on a affaire à une collec-tion d'individus, mais on est obligé d'en faire des généralités, sinon on ne fait pasde l'Histoire mais de la biographie. C'est donc simplificateur par construction,peut-être réducteur, mais si on veut parler des tendances du passé on est bienobligé de faire des catégories, des généralisations…, toujours plus ou moinsfausses d'ailleurs : c'est pour cela que les historiens se contredisent d'une généra-tion à l'autre, car on n'opère pas les mêmes synthèses ! Et c'est ce que les roman-ciers reprochent aux historiens, car le romancier s'attache aux « vraies » gensalors que l'historien a plutôt tendance à considérer des moyennes.

Un participant - Deux questions brèves : l'émergence de la laïcité n'est-ellepas à mettre en parallèle avec l'émergence de l'esprit critique. Et le « 20 heures deTF1 » n'est-il pas une nouvelle forme de religion (rires dans la salle).

F. G-R. - Oui, ce que l'on appelle esprit critique fait partie (comme l'huma-nisme, le rationalisme..) du processus de sécularisation que j'ai essayé de vousdécrire, et la laïcité est la version française de ce processus.

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A propos du Journal télévisé, c'est un phénomène intéressant et typique: lacivilisation moderne se fabrique ses rites, et produit un lien social différent dulien social religieux, mais peut-être du même ordre. C'est typique de la logique desécularisation, c'est un rituel, c'est peut-être une religion au sens chinois !

Un participant - Je suis en France depuis plus de 40 ans (je viens de l'autrecoté de la Méditerranée) et je voudrais revenir sur l'Islam. On dit : il y a 5 mil-lions de musulmans en France, parce qu'on a mis une étiquette sur tous ceux quisont bruns et venus de là-bas et je trouve que c'est un processus dangereux.Quand on va au restaurant, on se demande ce que vous allez manger! Et le faitreligieux est de plus en plus utilisé par la politique: on parle de musulmans alba-nais, de musulmans kosovars… plutôt que de parler des problèmes économiqueset sociaux de ces populations qui expliquent plus l'effervescence que les pro-blèmes religieux. On peut d'ailleurs constater que les pays qui affichent le plushaut leur obédience religieuse sont les plus grandes dictatures !

Une participante - Je me souviens que dans les années 80 la France socialisteavait financé en partie la Cathédrale d'Evry. Après on a eu une loi sur le finance-ment des écoles privées (surtout catholiques). Puis la loi sur le voile islamique…Tous ces sujets ont créé des débats houleux et prolongés en France. Trouve-t-onles mêmes réactions dans les autres pays européens.

F. G-R. - C'est très variable, j'ai cité le cas de la Suède où l'on a séparéEglises et Etat en 2000 sans faire une vague. Mais par exemple le problème del'avortement fait de gros débats en Irlande pour des raisons religieuses. Sur cessujets, je pense qu'il serait difficile d'avoir une idée européenne. Ce qui donnel'impression qu'en France il y a plus de débats sur ces sujets, c'est peut-être que,d'une manière générale, on débat beaucoup sur les sujets de société, et on a ten-dance à poser les choses en principe autant qu'en réalité: c'est sur le principe qu'ily a débat, mais on s'arrange après !

Un participant - Le conférencier précédent (dans le cadre de ce cycle surl'Europe) nous a parlé de l'Europe des nations. Il a dit en particulier qu'on avaitpu faire la Révolution parce que les gens s'étaient réunis derrière l'idée de nation,en citant l'institution du Soldat Inconnu comme une nouvelle tradition destinée àconsolider cette idée. Alors, pour qu'on puisse faire l'Europe, il faudrait que lesEuropéens puissent se réunir derrière une idée commune: est-ce si vrai ? Car oncrée pour cela des choses artificielles (l'hymne européen, qui est la 9e deBeethoven). Ne pourrait-on pas se réunir sans cela?

F. G-R. - Historiquement c'est bien un fait, et il a bien fallu faire la nationpour pouvoir faire la démocratie (peut-il exister la démocratie sans nation?). Onpourrait peut-être imaginer des constructions sans idée commune, mais pour ras-sembler les gens il faut un prétexte en général, même pour une simple réunionentre amis. Pour faire société il faut bien un contenu, un lien social, et la reli-

FranÇoIs GreZe-rueFF

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gion a pendant longtemps fourni ce contenu. Et c'était bien commode: ce n'étaitpas nécessairement qu'on croie en Dieu ou en la religion, mais il fallait bien quele village se réunisse, et l'église était un endroit commode pour cela! Il ne fautpas minimiser ce rôle!

Un participant - En dehors de la religion, ce qui fait lien entre les gensc'est la langue, et l'incident récent où Chirac s'est fâché contre le Baron Seillère,qui présentait une communication en anglais devant une instance européenne, l'il-lustre bien : c'était peut-être un peu ridicule, mais cela traduit quelque chose detrès profond, que chacun tient à sa langue. Je suis née dans un petit village desPyrénées où l'on était bilingue (patois-français) et ma mère a été obligée d'aban-donner sa langue maternelle pour pouvoir être considérée comme une française àpart entière, et cela ne date que d'un siècle! Et je pense qu'au niveau européen,plus que l'économie ou la religion, c'est le problème linguistique qui rendra l'in-tégration quasiment impossible. Ou alors faudra-t-il revenir au latin, qui avaitjustement permis à l'Eglise catholique d'unifier ses fidèles ?

F. G-R. - Peut-être sommes-nous toujours marqués par cette expériencefrançaise qui a détruit les langues régionales pour assurer l'unité de la République.Mais on voit aussi des langues qui ressuscitent (comme le Catalan, l'Hébreu…).Et des nations plurilinguistiques qui réussissent !

Un participant - vous avez parlé tout à l'heure de pays comme la Pologneou l'Irlande qui se sont construits en s'opposant à ceux qui les entouraient. Et ona un peu l'impression aujourd'hui qu'on nous pousse à construire l'Europe sur lesmêmes bases : il faut s'unir pour résister au reste du monde qui nous entoure, etc'est pour cela que, plus ou moins consciemment on cherche les idées qui peu-vent unir les Européens.

F. G-R. - Historiquement, pour ce qui concerne les nations, vous avez rai-son, mais c'est en cela que l'Europe n'est pas une nation, c'est une constructionqui n'est pas nationale.

Le 29 mars 2006

NB : François Greze-Rueff a présenté à Saint-Gaudens une confé-rence intitulée « Sécularisation, laïcisation et logique scolaire » quicomplète la conférence ci-dessus : après une première partie qui propo-sait une contextualisation géographique et historique des idées de sécu-larisation et de laïcisation, traitée ci-dessus de façon plus détaillée,François Greze-Rueff a ensuite développé en Comminges les consé-

L'europe est-eLLe Laïque ? queLLe LaïcIté dans chaque état ?

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quences, en France, de la laïcisation de la société sur l'enseignement etle fonctionnement de l'école publique. C'est cette partie, suivie dudébat commingeois, que vous pourrez retrouver dans Parcours n° 33-34saison 2005-2006.

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