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J.-H. Rosny aîné

AMBOR LE LOUP,VAINQUEUR

DE CÉSAR

suivi de Dans la forêt gauloise

1931

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AMBOR LE LOUP,

VAINQUEUR DE CÉSAR

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CHAPITRE PREMIER

AMBOR LE LOUP ET VERCINGÉTO-RIX

La grande insurrection gauloise, menée parVercingétorix, surprit César, alors en Italie. Ilassembla rapidement une armée, franchit lesAlpes, les Cévennes, et parut sur le sol mêmedes Arvernes, d’où la révolte était partie.

Son arrivée fut un coup de foudre pour lesGaulois. Menacé par un parti formidable, alliéaux Romains, Vercingétorix fut contraint de re-venir en arrière pour abattre les conspirateurs.

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Or, un matin, sept grands chefs gauloistinrent conseil dans une boucle de rivière, par-mi les saules et les peupliers.

C’étaient Lucter le Cadurque, les rois ouchefs des Aulerques, des Andécaves, des Le-movices, des Bituriges, des Carnutes, et Ver-cingétorix lui-même.

Les gardes étaient à distance, mais une ar-mée campait dans la vallée : les sept avaientvoulu s’assurer une entrevue à l’abri de toutesurprise.

Vercingétorix, beau comme un dieu, cheve-lure solaire et yeux de flamme, exposait sonplan à l’assemblée. Par son éloquence, son ar-deur et son prestige, il entraînait les autres,soutenu par Lucter le Cadurque, lié à lui pourla vie et la mort.

Il vantait l’armée innombrable, levée partoute la Gaule, et qui s’accroissait chaque jour ;il exposait la manœuvre qui attirerait César surun champ de bataille favorable aux Gaulois.

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C’est alors qu’eut lieu la surprise.

Des soldats parurent, légionnaires et Celtessoumis au conquérant, trois fois plus nom-breux que les sept et mieux armés. La trahisonleur avait ouvert ou facilité la route.

Déjà les Grands Chefs tenaient leurs glaivesou leurs piques et leurs boucliers :

— Bas les armes ! La résistance est impos-sible, cria le centurion qui commandait lesagresseurs. Nous n’en voulons qu’à Vercingéto-rix. La route est ouverte aux autres.

— Cherche ailleurs des lâches, fils de laLouve ! répondit le Cadurque en brandissantson glaive.

L’attaque commença, résolue mais pru-dente.

Les hauts boucliers des sept, plus solidesque les boucliers d’osier du commun des Gau-lois, formaient un mur courbe dont les deux ex-trémités jouxtaient la rivière.

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Les glaives lourds des Gaulois, maniés àdeux mains, frappaient de taille ; ceux des Ro-mains courts et mieux trempés, frappaientd’estoc.

Lucter le Cadurque abattit le premier unhomme. Puis un des chefs tomba, tandis queVercingétorix tranchait le cou d’un Romain…

L’issue de la lutte était certaine : le nombreallait l’emporter…

Les roseaux s’écartèrent. Un homme surgit,géant des temps héroïques, suivi de douzeguerriers. En trois bonds, il rejoignit les com-battants.

À chaque coup, son glaive abattait unhomme et ses compagnons, avec des hurle-ments de loups, se ruaient dans la bataille.Les Gallo-Romains, atterrés, passant de l’at-taque à la défense, tentèrent de se masser,mais lorsque le colosse, d’un revers terrible,eut fait voler la tête du centurion, le vent dela défaite glaça les vertèbres des agresseurs :

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ils cessèrent de combattre ou tentèrent de s’en-fuir.

On prit les uns à merci, on extermina lesautres.

Alors seulement le colosse tendit les mainsà Vercingétorix, disant :

— Salut, roi des Arvernes !

Il avait le visage couvert d’un masque deguerre, un masque rouge qui laissait jaillir lespointes de ses longues moustaches.

— Salut, Ambor, chef des Loups Noirs…Salut à toi, notre sauveur ! répondit le grandArverne.

— Tu m’as contraint à être téméraire !s’écria le géant.

De beaux souvenirs étaient entre eux, ladouceur d’une amitié qui remontait à leur en-fance.

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Les chefs, l’un après l’autre, vinrent saluerAmbor, et tous admiraient son corps magni-fique.

Une heure plus tard, dans le camp, Amborle Loup, seul avec Vercingétorix, disait :

— Tu n’as pas le droit d’être imprudent,chef de la Gaule. Vois ! Parce que tu étais malgardé, le roi des Bituriges a péri, celui des Au-lerques a reçu une profonde blessure et j’ai étéentraîné à une attaque téméraire. Ce qui estplus grave encore, tu as failli tomber au pou-voir de l’ennemi.

— Tu n’as pas tort, Ambor le Loup, Amborle Sage ! Pourquoi ne veux-tu pas te joindre ànous ! Ta seule vue exalterait mes guerriers.

— Non ! mon ami, ta manière n’est point lamienne. Tu crois aux grandes armées. Je n’ycrois que pour les Romains.

— Les Gaulois ne valent-ils pas les Ro-mains !

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— Ils valent plus, peut-être, mais ils nesavent pas faire la guerre, comme nos ennemisla font, savante et disciplinée.

— Ils l’apprendront !

— Les Romains mirent des siècles à l’ap-prendre… Leur art est terrible, Vercingétorix,leurs légions marchent comme un seul homme,et leurs armes sont meilleures que les nôtres…Pour les égaler, il faudrait refaire les âmes etles armées, se préparer, comme eux, par depatients exercices, par la formation incessantede nouveaux légionnaires. Tu connais leurscamps ; jamais les Gaulois ne réussirent à enprendre un seul d’assaut !

— On croirait entendre un vieillard cente-naire ! Pourtant, nul n’est plus hardi que toi,nul plus brave…

— La hardiesse aussi est nécessaire, maiscalculée !

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— Ambor le Loup, faut-il nous laissermettre aux chaînes par ce peuple abominable !

— Il faut le combattre à notre manière, enattendant que nous sachions pratiquer lasienne. S’il ne peut y avoir de grandes arméesgauloises, on peut en former mille petites. Noshommes doivent surgir, à l’improviste, des fo-rêts, des montagnes, des marécages, harceler,affamer, surprendre sans cesse l’ennemi, leséclaireurs, détruire les troupes isolées…

Vercingétorix secoua la tête :

— Ils établiraient partout des camps forti-fiés !

— Ils y mourraient de faim !

— Ambor ! Ambor ! ta prudence est pireque la témérité. Ah ! si tu voulais être desnôtres !

— J’en suis ! Je t’aiderai de toutes mesforces, ami, mais je n’accepte pas de me

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joindre à une armée en désordre, vouée à ladéfaite.

— Nous vaincrons ! cria Vercingétorix,d’une voix éclatante et les yeux étincelants…

— Quelle joie si je me trompais !

— Tu l’auras cette joie !

Ambor le Loup regarda le grand Arverneavec douceur. Il avait enlevé son masque deguerre, il apparaissait aussi beau que le fils desrois.

— Tu me retrouveras quand je pourrai teservir ! conclut-il. Allons chacun à notre des-tin !

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CHAPITRE II

LA CLAIRIÈRE DES LOUPS

Cette clairière au fond de la Forêt de Sang,n’avait jamais vu les Romains.

Pour traverser ses halliers et ses maré-cages, braver ses eaux invisibles, il fallait

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connaître les passages mystérieux, parfois sou-terrains, les pistes sans nombre tracées par lesfauves.

Là séjournait Ambor le Loup, avec safemme, ses enfants, son père, ses serviteurs,ses chevaux, ses porcs et ses chiens.

On y trouvait aussi un loup et un ours do-mestiqués.

Ambor avait d’autres demeures. Celle-ciétait sacrée. Depuis mille ans, sa race en faisaitson fort ; aucun ennemi n’y avait pénétré.

Ambor commandait à sept clans disséminésdans la sylve. Nulle part, ses hommes ne semassaient ; la diversion, jointe à la connais-sance des bois, les rendaient inaccessibles auxhommes de César : les légions n’avaient pointd’ennemis plus redoutables.

Parce qu’il avait vu le massacre, la torture,la vente à l’encan des Gaulois, une haine sau-vage dévorait Ambor.

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Vingt légionnaires étaient tombés sous songlaive, sa pique, sa lance ou ses flèches ; descentaines d’autres avaient été massacrés parses clans.

Rusé autant que fort, et d’un bon sens ad-mirable, il ignorait encore la défaite, tant sesexpéditions étaient bien conçues et bienconduites.

Il n’y avait pas de plus beau guerrier, avecses yeux de flamme bleue, sa chevelure cou-leur paille de froment et son teint d’enfant. Im-pétueux, comme toute sa race, il restait maîtrede soi dans le danger comme dans la fureur.

Ce matin-là, debout près de sa maisonronde, avec le loup, l’ours et deux molosses,il regardait trois de ses enfants jouer avec leschiens.

L’ours était énorme et le loup de forte sta-ture : loup du Nord, ours de la montagne. Ilsvivaient de la forêt et de l’homme, respectueuxdes porcs et des provisions d’Ambor qui tenait

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de ses ancêtres la compréhension des bêtes etl’art de les faire obéir.

Une corne sonna dans la futaie profonde.Ambor dressa l’oreille ; son père, presque aussifort que lui, mais qui avait perdu un bras à labataille, sortit de la maison ; sa femme, belleGauloise, au teint d’églantine, parut à son tour.

Les chiens aboyèrent, l’ours grogna et leloup hurla.

— Silence ! fit Ambor. Les bêtes se turent.

La corne tonna encore, plus proche ; unhomme surgit au fond de la clairière, petit, tra-pu, de poil noir, un Carnute de race Ligure.

Quand l’homme fut près d’Ambor, il dit :

— Force et victoire, à toi et à ta race, Am-bor le Loup !

— Autant à toi, fils de Llovack !… Assuré-ment, tu n’es pas venu sans cause dans ma clai-rière.

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— Les Romains ont franchi les Rocs Bleuset les collines… S’ils vont plus loin, tes alliésseront exterminés, leur ville détruite, et ceuxque les soldats laisseront survivre, vendus auxmarchands.

— Les Romains sont-ils nombreux ?

— L’envoyé des Amvars croit qu’ils sontplus de quatre cents.

— C’est beaucoup. Les guerriers de Brogasont prêts ?

— Ils sont prêts, chef invincible.

— Tu ne m’as pas dit à quelle distance ontparu les ennemis.

— À deux journées et demie de la ville.

— Ils doivent ou franchir les défilés desAigles ou tourner les marais… Fils de Llovack,c’est deux jours par les défilés, plus de trois parl’autre voie…

Ambor parut pensif, puis :

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— N’est-ce pas une avant-garde ?

— Les feux ont parlé sur les cimes : les lé-gions suivent une autre route.

— Les Romains sont prudents et le mal queje leur ai fait ils l’ignorent… Plus encoreignorent-ils notre forêt ! Vos guerriers ont suiviVercingétorix : il doit en rester peu dans laville.

La ville, sur les terres latines, ou dans laGaule narbonnaise, n’eût pas même passé pourune bourgade : c’étaient quelques centaines decabanes éparses, construites en bois de hêtreou de sapin.

— La forêt donnera quatre cents guerriers !murmura Ambor. Avec ceux de la ville, nousserions six cents ; ceux des marais seraientpeut-être deux cents.

C’était peu, en regard de la force que don-naient aux Romains leur science militaire etleur armement.

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Ambor était étranger aux illusions desgrands enfants de la Gaule, Celtes et Ligures.Depuis qu’il combattait les Romains, toujoursà grande distance de la forêt, le visage dissimu-lé par un masque, il les avait observés d’un œilterriblement lucide et, parmi eux, il eût été unbrillant chef de guerre.

Nul ne perçut aussi clairement les défautsde sa race ; fougueuse jusqu’à la frénésie, ver-satile, sans discipline, follement brave et neredoutant pas la mort, mais vite découragée,« ennuyée » en quelque sorte quand le combatne tournait pas à son avantage.

« Elle sera forte un jour ! » songeait-il… « ettrès puissante. Elle est encore trop jeune ! »

— Oui, la forêt se lèvera, reprit-il, tu peuxle dire aux envoyés.

— Ils auraient voulu te parler.

— Tu sais bien, fils de Llovack, qu’il n’estpas bon que même nos amis pénètrent en foule

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chez nous. Il y a des cœurs faibles et la fai-blesse est sœur de la trahison. Va ! que les tienssoient prêts. Avant la fin du jour, nous seronsen marche.

Le père et la femme avaient écouté, ardentsmais immobiles ; les enfants, après une pause,s’étaient remis à jouer.

Le Ligure ayant disparu dans la futaie, Am-bor alla prendre la corne des ancêtres. Elleétait vieille de plus d’un siècle, très grande.

Ambor sonna l’appel de guerre, qued’autres sonneurs répétèrent de futaie en fu-taie. Ceux du clan des Loups parurent d’abord.Ils habitaient à distance les uns des autres, ledistrict de la clairière.

Peu à peu, les autres clans suivirent, lesuns avertis directement par l’appel d’Ambor,les autres par les appels qui se succédaientsous les ramures et parmi les marécages.

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Le clan des Loups noirs comptait beaucoupplus de Celtes blonds, de haute stature, auxyeux bleus, gris ou verts, que de bruns Ligures.Dans les autres clans, les deux races s’équili-braient ; il y avait beaucoup de mélanges.

Presque tous ces hommes, fous de bataille,n’avaient jamais, sous le commandementd’Ambor, connu la défaite.

Entraînés par le chef sagace, ils se mon-traient plus aptes à combattre les Romains queles autres Gaulois. Des crises d’indiscipline, ce-pendant, les rendaient parfois peu maniables,et Ambor avait toujours grand’peine à les rete-nir lorsqu’ils apercevaient l’ennemi.

Il y avait, au centre de la clairière, un blocde granit, avec une plateforme au sommet. Lechef y monta avec ses bêtes, chiens, ours etloup, et harangua la foule des guerriers presséstout autour, avec leurs grands chiens de ba-taille.

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— Hommes des Sept Clans, hommes de laForêt Sanglante, clama Ambor, nous allons àla rencontre des bandits romains, bourreauxde femmes et d’enfants, voleurs, incendiaires,plus vils que nos porcs et plus féroces que nosloups ; nous allons au secours de nos frèresde la plaine et du marécage… sinon leur villesera brûlée, eux-mêmes tués, torturés ou ven-dus aux marchands immondes… Hommes dela Forêt Sanglante, vous savez qu’une guerrenouvelle est engagée ; toute la terre deschênes, des hêtres et des sapins se lève. Ésus laprotège ; Taran frappera l’ennemi de la Foudre,et le grand Teutatès l’aveuglera !

Les guerriers, debout derrière leurs hautsboucliers, rugissaient en brandissant despiques ou des épées ; les chiens bondissaienten hurlant.

Ambor contempla la foule en silence, pleinde l’amour de sa race mais craignant son indis-cipline. Il reprit :

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— Je vous ai dix fois conduits à la victoire,hommes des Sept Clans, parce que vousm’avez obéi. Deux fois, vous avez connu la dé-faite, ayant combattu sans moi. Sachez, guer-riers, la force des bandits de César : ils ladoivent à l’ordre, au savoir et à la constance ;ils sont unis comme les abeilles et les fourmis.Connaissons notre faiblesse : nous n’écoutonspas les commandements, nous ne savons pasattendre ; nos peuples s’entre-dévorèrent et,souvent, combattirent avec les légions… Jesuis votre chef. Ce sera votre salut de m’obéir.

Il était si grand, si fort, si beau, que l’en-thousiasme grisa les guerriers. Les voix cla-mèrent :

— On t’obéira, Ambor le Loup !

Tous, furieusement, levaient leurs grandsglaives et secouaient leurs hauts boucliers.

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CHAPITRE III

CEUX DE BROGA ATTENDENT AM-BOR

Ceux de Broga attendaient. Ils se savaientincapables de tenir tête aux Romains. Si lesSept Clans ne venaient à leur aide, il faudraitfuir à travers les landes et les marécages, aban-donner des biens qui seraient pillés et détruitspar les légionnaires.

Aucune grâce à espérer. La révolte de Ver-cingétorix exaltait la férocité romaine. Les ci-tés surprises seraient anéanties, leurs habitantsmassacrés ou vendus. Pour n’être pas traité

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comme des loups, il fallait appartenir aux ré-gions soumises à César, et Broga était isolée.

Elle ne comptait que des maisonsconstruites en bois, rondes, avec des fenêtresminuscules. Seule, la maison d’Amgal, le chef,était spacieuse.

Des champs de froment et de seigle, dé-pouillés par l’hiver, s’étendaient à l’Est, desherbages et des arbres, à l’Occident.D’énormes porcs erraient, et quelques che-vaux, des chiens, des poules. Des nuesépaisses mangeaient la lumière, mais la tempé-rature était douce.

Amgal était soucieux. Il avait fait la guerre,il espérait la victoire de Vercingétorix : lesdeux tiers de ses guerriers – les plus forts –avaient rejoint les armées du chef arverne.

Broga étant trop pauvre, trop petite et troppeu accessible pour tenter les pillards, avaittoujours échappé aux Romains. Les plus aven-

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tureux s’étaient arrêtés aux Défilés du Sanglier,à plusieurs journées de marche.

Amgal, homme mûr, osseux, agile, Ligureplutôt que Celte, avait le poil sombre et lesyeux couleur de châtaigne. Plusieurs crânesétaient suspendus à sa demeure, crânes de Ro-mains et aussi de ces Éduens qui faisaient al-liance avec César.

Féroce à la guerre, mais généralement douxpendant la paix, malgré des accès de fureur, ilaimait passionnément ses fils et sa femme.

— Crois-tu que le Loup viendra ? fit-il ens’adressant à celle-ci, qui se tenait près de laporte ouverte.

S’il était Ligure, elle était Celte, coiffée descheveux dorés de sa race, et le cadet de ses filslui ressemblait, avec sa peau de perle, ses yeuxverts et sa haute stature.

L’aîné était parti avec les confédérés.

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— Il viendra ! affirma-t-elle. N’est-il pas,comme le furent ses pères, l’allié de notre tri-bu ?…

Mais Amgal restait pessimiste. Il savaitqu’Ambor, brave comme les aigles, était aussiprudent que les cerfs.

Le jeune Mengoll, qui écoutait avec ferveur,s’écria :

— Nous l’avons toujours aidé, père !

— Il nous a aidés plus souvent encore…Mais les hommes de la Forêt, en grandnombre, ont rejoint Vercingétorix, et nous-mêmes sommes diminués : le péril est grand !

Amgal regarda anxieusement ses plusjeunes enfants qui jouaient autour de la mai-son.

Des scènes hideuses lui apparurent – lemassacre des vaincus, les femmes et leshommes de sa race chassés à grands coups,vers les marchands d’esclaves : à cause de leur

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abondance, on les vendait moins cher que desbœufs.

— S’il ne vient pas, la ville sera détruite defond en comble ! Notre seule ressource seradans la fuite, car, avec si peu d’hommes forts,comment résister ?

La haine et l’horreur emplissaient le cœurdu jeune Mengoll ; il s’efforçait vainement decomprendre que des hommes venus de si loinfussent plus forts que les Gaulois, et l’idéequ’on pourrait vendre sa mère l’affolait.

Les heures passèrent. Le jour était près deson déclin lorsque les messagers de Broga,partis pendant la nuit, se montrèrent. Ilsétaient recrus de fatigue mais joyeux ; l’und’eux dit à Amgal, qui s’avançait pour les rece-voir :

— Le fils de Llovack nous a promis qu’Am-bor le Loup et quatre cents guerriers seraientdemain matin à Broga.

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De toutes parts, des hommes, des femmeset des petits, avec une horde de chiens, s’as-semblaient. Aux paroles de l’envoyé, des cla-meurs répondirent, triomphantes : Ambor leurparut invincible. Tels des enfants, déjà lesguerriers oubliaient leur angoisse.

Amgal, joyeux aussi, n’oubliait pas la puis-sance des Romains, leur courage, leur habiletéet leurs stratagèmes. Avec eux, ni les forts niles rusés n’étaient sûrs du lendemain.

— Que les guerriers soient en armes à lapointe du jour ! cria-t-il, monté sur un bloc er-ratique… N’oubliez pas d’assembler beaucoupde flèches.

Emportés par leur goût pour le corps àcorps, les Gaulois négligeaient souvent lesarmes de jet, mais Ambor y tenait beaucoup etavait su persuader Amgal de leur utilité.

Le Loup enviait aux Romains leurs bonsarchers, leurs catapultes, leurs balistes, leurs« onagres », leurs faux de siège. Grâce à son

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impulsion, les hommes de la Forêt Sanglanteavaient peut-être les meilleurs arcs de laGaule.

Ceux de Broga applaudirent le chef : la ra-pide confiance, les espoirs démesurés,conformes à l’esprit de la race, dilataient leurscœurs.

Ivre de joie, le jeune Mengoll, pour qui Am-bor était un dieu, s’écriait :

— Broga est sauvée… Nous détruirons lessoldats de Rome !

Le père le regarda avec mélancolie et unpeu de cette ironie que les Gaulois, quoiqueencore à demi-barbares, avaient en communavec les Grecs.

Tout le soir, des feux brillèrent dans labourgade. Vers minuit, trois flammes rougespalpitèrent sur une colline lointaine. Amgalmurmura :

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— Les Romains ont pris la route des défi-lés…

Sans l’approche d’Ambor, l’épouvante au-rait rempli son âme.

Peu après l’aube, des guetteurs se présen-tèrent devant Amgal, disant :

— Ambor arrive.

La nouvelle se répandit en éclairs ; la foulese massa vers le nord, agitée et curieuse. Desjeunes hommes coururent au-devant des alliés.

Amgal, soudain joyeux, sentit grandir saconfiance et devint aussi crédule que la foulequand les hommes de la Forêt parurent. Ilsavançaient en bon ordre, la plupart bienconstruits et de taille élevée. Les grands bou-cliers leur donnaient un aspect plus redou-table ; leurs rangs, bien alignés, semblaient desmurailles marchantes.

On les accueillit avec frénésie ; hommes etfemmes couraient vers eux avec des pots de

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cervoise, veillant à ce qu’aucun n’eût une parttrop copieuse.

Amgal et Ambor se retirèrent dans la mai-son du chef :

— Tes hommes sont-ils prêts ? demanda leLoup.

— Ils s’assembleront au premier signal.

— Donne-le sans tarder ! fit Ambor, qui au-rait voulu trouver les guerriers en armes.

Amgal, un peu confus, saisit la corne deguerre et sonna trois fois.

— Bien ! reprit le chef des Sept Clans. Etceux des Marécages ?

— Ils nous attendent.

— As-tu visité les défilés ? Tout y est-il enordre ?

— Je les ai visités avec Mengoll. Il lesconnaît peut-être mieux que moi, car il a pé-

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nétré partout. Si aucun esprit mauvais ne sedresse, les rocs obéiront.

Ambor, ayant détaché son masque, consi-dérait avec plaisir le jeune Mengoll, mince en-core, allongé et flexible.

— Alors, tu connais bien les rocs ? deman-da-t-il.

Parce que le chef légendaire lui parlait,l’adolescent rougit de joie et de confusion ; sesgrands yeux flambèrent.

Il répondit :

— J’aime courir dans les rocs, descendredans les cavernes et ramper sous la terre…

— Veux-tu venir avec moi ?

— Avec toi ! fit-il, d’une voix sombrée. Oui !Oui !

Voyant sa poitrine bondir, Ambor souritavec indulgence.

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— Parce que tu connais si bien les rocs ! dit-il.

Et s’adressant à Amgal :

— Il convient de marcher sans retard ! Meshommes ont dormi trois heures dans les bois…Vois si les tiens sont prêts !

Les guerriers de Broga s’assemblaient en tu-multe, mélangés de femmes, de chiens et d’en-fants. Ambor, avec un sourire ironique, recon-nut le désordre de la race.

Cependant, à la voix d’Amgal, un triagecommença de se faire ; les femmes et les en-fants s’écartèrent ; les hommes formèrent unemasse compacte. Comme l’avait recommandéleur chef, ils emportaient une abondante provi-sion de flèches.

Tandis qu’ils achevaient de se préparer, leLoup rangeait ses guerriers. Ils étaient quatrecents, avec beaucoup de molosses.

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Le clan des Loups Noirs devait ouvrir lamarche : il était de beaucoup le mieux discipli-né ; ses chiens, élevés avec soin, savaient, se-lon les signaux, garder le silence ou multiplierles aboiements.

Son armement aussi valait mieux que celuides autres, les boucliers, protégés par despeaux épaisses ou des bandes de fer, les arcs àlongue portée, les glaives aiguisés et épointésavec soin. Enfin, les hommes portaient des cui-rasses de cuir.

Dans les autres clans, on avait commencé àprendre modèle sur le premier mais la transfor-mation était incomplète : la plupart n’avaientpas encore de cuirasse.

Chaque clan était commandé par deuxchefs, qu’il fallait consulter pour les opérationsde guerre, mais l’ascendant d’Ambor les incli-nait à l’obéissance, pourvu qu’on observât lesrègles d’une déférence séculaire.

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Les cornes sonnèrent le départ. Les Gau-lois, précédés d’éclaireurs et mis à l’abri dessurprises par des flancs-gardes, à l’instar desRomains, se mirent en marche.

Des hommes de Broga et du Marécage ex-ploraient les défilés, depuis la veille.

La cavalerie ne comportait qu’une ving-taine d’hommes, le terrain où Ambor comptaitsurprendre les Romains ne se prêtant pas auxévolutions des chevaux : mais il fallaitquelques rapides batteurs d’estrade.

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CHAPITRE IV

LES DÉFILÉS DU TARAN

Aulus Lutatius atteignit, après le milieu dujour, les défilés de Taran. D’origine samnite,jeune encore, il était ambitieux, habile et hardi.Plus d’une fois, il avait réussi des entrepriseshasardeuses.

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César, habile à choisir ses hommes, luiconfiait de préférence des expéditions d’avant-garde.

Lutatius connaissait l’existence de Brogapar des prisonniers qui avaient exagéré les res-sources de cette cité, si bien que le Romaincomptait ouvrir une voie à l’armée et trouverun beau butin.

Devant lui s’étendait une ligne de rocs ba-saltiques d’un noir funèbre, inaccessibles, si-non par un défilé qui aboutissait à une cuve ;ensuite s’ouvrait une deuxième fissure.

C’était une route dangereuse ; Aulus Luta-tius le savait d’avance, mais mal. Dans cette ré-gion où les soldats de Rome n’avaient point pé-nétré encore, il comptait surprendre les Gau-lois. Sa marche avait été soigneusement cou-verte par des avant-gardes qui, trouvant par-tout la route libre, exploraient maintenant lesdéfilés.

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Pour le demeurant, Lutatius se fiait à sachance. Nulle guerre sans risque ! Qu’avait étél’invasion romaine sinon une suite de coupsd’audace ?

D’ailleurs, le chef comptait, non sans rai-son, sur l’imprévoyance gauloise.

En attendant le rapport des éclaireurs, ilavait accordé du repos à ses soldats. C’étaientde rudes fantassins, accoutumés aux longuesmarches et aux travaux pénibles, bien armés,bien équipés et bien nourris : jusqu’à présent,le pillage avait produit des vivres en abon-dance. Quand les habitants avaient réussi àprendre la fuite, les vieux légionnaires, richesd’expérience, savaient découvrir les provisionscachées.

La vue de ses belles centuries remplit Luta-tius d’une confiance orgueilleuse. Sans cesse,il les avait conduites au succès. Elles étaientadaptées à toutes les formes de la guerre.

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Les soldats travaillaient, marchaient,tuaient avec indifférence. Rien n’émouvaitleurs cœurs aguerris aux massacres ; ils ver-saient le sang humain, ils assistaient aux sup-plices sans plus de trouble que s’il se fût agide bœufs ou de chiens. Seuls les exaltaient lesbeaux pillages et la vente des esclaves dont leschefs leur faisaient don après victoire.

Un vieux centurion se tenait auprès d’Au-lus. Il avait un visage tanné, hâlé par le soleilet les vents, des yeux sombres, rusés et froids :

— Nous atteindrons demain leur ville ! fitLutatius avec un sourire.

— Les hommes seront contents ; depuisune semaine, nous n’avons rencontré que deshuttes misérables.

— Mais auparavant, quelles aubaines !… ÀBroga, tous trouveront leur récompense.

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Le centurion se mit à rire. Il ne ressemblaitpas mal à un vieux corbeau flairant l’odeur descadavres.

Deux hommes débouchèrent du défilé, l’ungrand et glabre, l’autre de moyenne taille et ve-lu.

Ils tendirent la main droite devant eux,dans le geste de la salutation, et le grand dit :

— Nous n’avons trouvé aucun homme surnotre route. Au sortir du second défilé, laplaine est déserte et stérile, avec quelques ma-rais.

Le second éclaireur approuva d’un signe detête.

Lutatius résolut alors d’occuper rapidementla seconde issue. Mais fallait-il lancer destroupes espacées ou franchir les défilés enmasse ?

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Lutatius résolut d’envoyer d’abord une cen-turie, par quatre groupes, mais, auparavant, ildemanda :

— Vous avez laissé des éclaireurs devant laplaine ?

— Au nombre de quatre…

Donc, en cas d’alerte, la centurie seraitavertie et pourrait battre en retraite... Si elleatteignait le but sans encombre, les deux is-sues des défilés seraient aux mains de Lutatius,et les troupes pourraient librement déboucherdans la plaine.

Ne fallait-il pas, cependant, craindrequelque attaque du haut des roches ? C’étaitpossible. Alors, la centurie se replierait entoute hâte. Si on ne l’attaquait point, c’est que,vraisemblablement, les cimes n’étaient pasplus occupées que les défilés mêmes.

Pour plus de sécurité, quelques légion-naires, bons grimpeurs, furent dépêchés vers

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les hauteurs. Ces éclaireurs, s’étant avancésaussi loin qu’ils le purent, se trouvèrent arrêtéspar une chaîne farouche de pics et de parois in-accessibles… Aucune trace humaine.

Leurs rapports rassurèrent d’autant plusLutatius que les habitants du pays, n’ayant ja-mais eu à faire aux Romains, ne devaient at-tendre aucune attaque, et la marche de la co-horte avait été dissimulée avec soin, sous lecouvert des flancs-gardes.

Bientôt, des coureurs annoncèrent que lacenturie avait traversé les défilés sans obstacleet débouché dans la plaine.

Lutatius lança le reste de ses troupes.

La dernière centurie venait de s’engouffrerparmi les rocs, lorsque des clameurs hurlantes,des rauquements de molosses et des sonneriesde cornes retentirent.

Frémissant, stupéfait, sidéré, Aulus Luta-tius écoutait.

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CHAPITRE V

LES ROCS DE TARAN ET LA BA-TAILLE

Guidé par le jeune Mengoll, Ambor avaitexploré de toutes parts les Rocs de Taran. En-suite, il avait disposé trois groupes de cin-quante hommes, des hommes d’élite, dans lesréduits qui dominaient les défilés. Des guer-riers de Broga et des Marécages, qui connais-saient à fond le pays des pierres, leur étaientjoints pour guider la manœuvre.

Les ordres étaient formels et précis : souspeine de mort, Ambor défendait toute attaque

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jusqu’à ce que la grande corne de guerre duClan des Loups Noirs donnât, par trois fois, lesignal.

Quand il eut fini aux Rocs, Ambor disposases troupes parmi les blocs erratiques, ou par-mi les saules et les roseaux qui bordaient lemarécage.

Les Gaulois, tapis dans les Rocs de Taran,virent avec fureur les Romains envahir les dé-filés, d’abord les éclaireurs, puis la premièrecenturie, plus tard enfin, toute la cohorte.

L’impatience les dévorait ; elle devintpresque irrésistible lorsque les ennemis défi-lèrent en grand nombre, et beaucoup de guer-riers, surtout les hommes de Broga et des Ma-récages, craignaient qu’on laissât impunémentenvahir la plaine…

Enfin, par trois fois, la grande corne desLoups Noirs sonna l’attaque.

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— En avant ! cria le jeune Mengoll, aussiimpatient que les autres.

Ambor l’avait placé dans le réduit le plusredoutable, afin qu’il surveillât les manœuvresdes hommes. Un réduit voisin était commandépar Amgal ; ailleurs, des familiers des Rocsrenseignaient les guerriers.

Une formidable avalanche de blocs et degrosses pierres roula dans les défilés ; des pansde murailles basaltiques s’écroulèrent, au mi-lieu des clameurs, des cris d’épouvante ou dedouleur, des hurlements de molosses, de lasonnerie funèbre de cornes…

Terrorisés, saisis de vertige, les Romains es-sayaient de battre en retraite ou de se sauverpar l’issue la plus proche : ceux qu’on ne pou-vait atteindre par les pierres étaient extermi-nés par les flèches…

À l’arrière, Lutatius avait toutefois réussi àretirer des défilés une soixantaine d’hommes.

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À l’autre issue, la centurie d’avant-gardeétait sauve ; plus de cent autres soldatsl’avaient rejointe, pêle-mêle. Cela faisait unbloc de deux cents hommes dont aucun n’eûtosé reprendre la route des défilés.

Malgré la disparition du chef, ces Romainsse reformèrent sous le commandement descenturions et s’apprêtèrent à la bataille.

Ambor, sachant qu’ils étaient encore redou-tables, ordonna de les combattre d’abord à dis-tance.

Les Sept Clans comptaient des archersadroits et leurs arcs étaient à longue portée.Une nuée de flèches s’abattit sur les légion-naires. Comme il y avait peu d’archers(1) etque les Gaulois étaient presque tous abrités, lariposte demeurait inefficace.

Déjà, une trentaine de légionnaires étaienttombés lorsque les Hommes du Marécage,exaltés par le massacre, incapables de secontenir plus longtemps, bravèrent les ordres

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d’Ambor et se ruèrent sur les ennemis. Ilsétaient environ cent cinquante, mal armés,étrangers à toute discipline, à moitié nus.

Le choc fut rude et la riposte ferme.

D’une part, le désordre, les clameurs fu-rieuses, les abois des molosses, les grandscoups frappés au hasard, les armes médiocres.

D’autre part, une science séculaire, le sang-froid des armes bien trempées. Les glaives pe-sants, mal forgés, des Gaulois, peu maniablespour les coups de pointe, se faussaient sur lescuirasses et les durs boucliers, tandis que lesépées romaines, légères et d’acier fin, portaientdes coups mortels aux poitrines découvertes.

Les cadavres et les blessés des Hommes duMarécage s’accumulèrent ; la défaite apparutinévitable.

Ambor le Loup regardait avec dédain etamertume ce combat inégal… Redoutant unede ces paniques qui, si souvent, avaient donné

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la victoire à une faible troupe latine contre desmasses incohérentes, il disposa les Sept Clanset ceux de Broga pour une attaque calculée.

Parce qu’il connaissait l’importance des ac-tions successives, il forma trois colonnes. Lapremière comportait les hommes de troisclans. La seconde, trois clans aussi, contenaitles Loups Noirs. La troisième enfin se compo-sait d’un clan et des hommes de Broga.

La corne sonna le premier assaut. Il étaittemps. Les Hommes du Marécage, plus décou-ragés encore qu’effrayés, pliaient devant les lé-gionnaires ; beaucoup fuyaient.

Tous reprirent courage en voyant arriverceux de la Forêt.

L’attaque se fit d’abord à la lance. Un chocd’ensemble fit reculer les légionnaires. Ils réus-sirent pourtant à rétablir le combat et, se rap-prochant sous le couvert des boucliers, ilscontraignaient les assaillants à combattre parle glaive.

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Ce fut une belle mêlée. Mieux exercés queleurs devanciers, mieux armés aussi, leshommes des Clans perdaient à peine plusd’hommes que les ennemis…

Les Romains, alors, reculèrent lentement,en bon ordre, imposants encore, tandis que lesGaulois poussaient des cris de triomphe. Maisun des centurions, vieux routier de guerre,avait secrètement amassé une réserve qui tom-ba sur le flanc des Gaulois.

Ce fut la victoire. Étonnés, imaginant unrenfort imprévu, les Hommes de la Forêt re-culèrent, quelques-uns avec précipitation. Uneviolente poussée des Romains fut décisive.

La fuite commença…

La corne de guerre sonna la troisième at-taque. Cette fois, c’était l’élite, menée par leClan formidable des Loups Noirs : Ambor lui-même les commandait.

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Ces hommes-là valaient presque les Ro-mains par la discipline et les dépassaient par laforce, l’élan et la souplesse. Une énorme piqueau poing, Ambor clama :

— Mort à la vermine romaine… Mort auxbourreaux !

Ce fut épouvantable. Le géant abattait unlégionnaire à chaque coup, ses hommes seruaient comme une bande d’aurochs et tous lesGaulois de la première et de la deuxième at-taque revenaient pour la curée…

Tout fut dit. La résistance devint impos-sible ; la fatalité accabla les fils de la Ville Sou-veraine. Saisis d’une stupeur semblable à cellede l’herbivore sous la griffe du félin, ils se lais-sèrent égorger sans résistance.

Le combat était terminé. Tous les Romainsgisaient sur le champ de bataille, sauf une qua-rantaine à qui l’on avait laissé la vie sauve…Pour quelques heures seulement ! Ils devaientêtre offerts en sacrifice à Ésus, dieu de la

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Guerre, à Taran, dieu de la Foudre, et à Teuta-tès, le plus grand des dieux.

Le jour baissait ; les feux du crépuscule al-laient remplir les nuages.

Debout sur une pierre erratique, Amborcontemplait le champ de bataille.

Les noirs oiseaux de la mort, corbeaux, cor-neilles et freux, planaient, avec de longs croas-sements, au-dessus des cadavres ; les auda-cieux s’abattaient et commençaient le festin ;de petits carnassiers accouraient sournoise-ment ; des loups montraient au loin leursgueules fauves. Bientôt, tous se repaîtront àloisir de chair humaine !…

Les guerriers achevèrent de dépouiller leslégionnaires de leurs épées solides, de leurscasques, de leurs boucliers. Ambor en armeraitses troupes d’élite.

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Des lamentations, des hurlements, des crisd’agonie : glaives, piques et lances mettaientfin aux souffrances des vaincus.

— Vois, disait Ambor au jeune Mengoll, quise tenait près de lui… Vois et n’oublie point !Les voilà vaincus, ces vainqueurs ! Mais si l’onavait suivi l’exemple des Hommes du Maré-cage, c’est nous qui serions exterminés ou quiaurions pris la fuite. Oui, souviens-toi, Men-goll. La Gaule sera vaincue, si les Gaulois nefont pas ce que nous venons de faire !

Le jeune homme regardait Ambor comme ilaurait regardé un dieu.

La funèbre besogne terminée, les Gauloisn’avaient plus qu’à ensevelir leurs morts et àpanser vaille que vaille leurs blessés.

Pour les Romains, ils demeureraient sanssépulture livrés aux bêtes.

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— Si les Romains n’avaient pas été impi-toyables, reprit Ambor, nous ne l’aurions pasété non plus.

Il se fit amener les prisonniers. Les malheu-reux connaissaient leur sort ; les plus bravesmêmes montraient des visages pâles et desyeux agrandis par l’épouvante.

Ambor cria :

— Y a-t-il parmi vous des hommes quisachent tremper et forger le fer à la manière ro-maine ? Ceux-là auront la vie sauve.

Deux hommes levèrent les bras. Le premierdit :

— J’ai forgé le fer avec mon aïeul.

Et l’autre :

— Je sais fabriquer des charrues de fer, plusdures que les épées… Mes ancêtres étrusquesétaient habiles à travailler les métaux.

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— Vous forgerez pour Ambor le Loup, votremaître.

Puis, parce que c’était son devoir, maisguère à son goût, Ambor choisit douze légion-naires pour être noyés dans de grandes cuves,selon que le voulait Teutatès, douze autrespour être branchés dans les bois, ainsi que lepréférait Ésus, et douze encore qui, selonl’usage millénaire, seraient brûlés vifs en l’hon-neur de Taran, dieu de la Foudre.

Un immense soleil rouge sombrait à l’Occi-dent tandis qu’une lune aussi vaste s’élevait àl’autre bout du firmament.

Les oiseaux noirs s’emparaient du champde bataille, les grands loups, plus proches quenaguère, hurlaient frénétiquement.

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CHAPITRE VI

AMBOR DANS LA SYLVE SANSHOMMES

Ambor achevait son repas de jambon fumé,avec des tranches de ce pain blanc que cui-saient les Gaulois, cultivateurs du blé.

La claie qui fermait la demeure était ou-verte ; des rais de lumière éclairaient lesconvives, la table primitive, les murailles tapis-sées de peaux de loups, de chèvres, de renardset d’ours. Hier, il gelait ; aujourd’hui, la tempé-rature était adoucie…

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Le père occupait la place du chef, quoique,à cause de son bras coupé, il ne participât plusaux guerres ; les enfants s’asseyaient à mêmele sol et Mera, la belle Gauloise, se tenait à côtéd’Ambor, car, dans les Sept Clans, la femmeétait tenue pour l’égale de l’homme. Il y avaitaussi le jeune Mengoll pour qui Ambor s’étaitpris d’affection et qui vivait avec la famille.

Hissos, le père, dit :

— Il n’est venu aucune nouvelle de Vercin-gétorix.

— Aucune, dit Ambor… Je ne sais si monmessage lui est parvenu.

— Il lui parviendra ! dit Mera… Il seracontent de ta victoire.

— Vercingétorix ne croit qu’aux grandesbatailles.

— La Gaule peut-elle être sauvée autre-ment ? demanda Hissos.

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— Elle ne sait pas faire la grande guerre…Mais cent combats comme le nôtre épouvante-raient les Romains.

— Toi, tu sauverais la Gaule ! fit Mera, avecorgueil.

Elle tournait vers Ambor son visage blancaux yeux lumineux ; elle l’admirait autrementmais autant que le jeune Mengoll, et, commelui, elle était prête à donner sa vie pour le chef.

— Avec une grande armée, répondit Am-bor, je ne saurais mieux faire que Vercingéto-rix. Lui, peut tout apprendre et, chez les Ro-mains, ce serait un rival de César. Mais il fau-drait un dieu et des prodiges pour maintenirl’union parmi les grands chefs gaulois ou ladiscipline parmi des guerriers en si grandnombre… Nos clans feront à l’ennemi deuxfois plus de torts que s’ils rejoignaient Ver-cingétorix, ainsi serviront-ils le mieux nospeuples…

Ambor le Loup, Vainqueur de César 59/263

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— Tu viens d’exterminer cinq cents Ro-mains ! fit Mera, frémissante d’enthousiasme.

— Ambor, murmura Mengoll, Ambor esttout puissant.

Pour ces paroles, Mera l’enveloppa d’un re-gard amical.

Hissos méditait. Il jugeait son fils admirablemais le laissait à peine paraître.

— Que vas-tu faire ? demanda-t-il.

— Du côté de Broga… et très loin au-delà,il n’y a rien à faire. C’est par hasard qu’unetroupe romaine est venue par là. Ceux qui nousont échappé sont cernés par les hommes de lamontagne : ils sont en trop petit nombre pourne pas succomber. C’est de l’autre côté des fo-rêts, plus loin que les bois-sans-hommes, quej’aimerais combattre. D’ailleurs, je trouverai làdes retraites sûres. Demain, je me mettrai enroute, non pour combattre, mais pour préparerl’avenir. Tu viendras avec moi, Mengoll.

Ambor le Loup, Vainqueur de César 60/263

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Mengoll se mit à rire de joie.

Ambor s’était levé. Dehors, il trouva le loup,ses grands molosses et l’ours. Ils se pressaientautour de lui et lorsqu’il caressa l’ours, leschiens grognèrent. Mais il les caressa à leurtour. Tous étaient de grande race, puissants etinlassables.

Il avait résolu d’emmener l’ours, le loup ettrois chiens, en même temps que deux guer-riers, Koûm et Remix, dont le flair égalait celuides bêtes et qui ne craignaient pas la sylve-sans-hommes, plus sauvage que la forêt desang. Elle était située loin des terres arvernes ;aucun peuple ne la revendiquait : on racontaitqu’elle contenait des habitants humains, trèsrares et de races étranges. Certains lescroyaient parents des animaux, d’autres en fai-saient des dieux inférieurs, inféodés à laDéesse Suprême, la Terre… Peu de Gaulois yavaient pénétré.

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Une tradition ancienne faisait respecter leurdomaine qui était âpre, plein d’eaux funesteset d’esprits redoutables. Il n’était pas défendude la parcourir, mais au risque de dangers mor-tels.

Ambor sonna de sa corne légère, dépouilled’un taureau.

Après quelque temps, deux hommes pa-rurent, dissemblables.

L’un, Koûm, était d’une paume moins grandque le Loup. Ses cheveux, rouges comme lepoil du renard, lui descendaient jusqu’auxomoplates ; ses yeux sauvages, aussi verts quela feuille nouvelle, luisaient dans les pé-nombres. Son sayon et ses braies étaient faitsavec des peaux de cuir brut.

L’autre, Remix, de taille plus brève, très tra-pu, les yeux jaunes, les cheveux noirs et leteint bistre, portait une saie de laine pourpre,un collier de corail et d’or.

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Au lieu du glaive gaulois, ils s’armaientd’épées romaines, dépouilles des vaincus, etc’étaient des archers d’élite, pourvus d’arcspuissants.

— Êtes-vous toujours résolus à m’accompa-gner dans la Forêt-sans-hommes ? demanda lechef.

— Où tu iras, j’irai ! répondit Koûm.

Et Remix :

— Remix n’a pas deux paroles et ne craintpas la mort.

Ambor affirma, pour accroître leur cou-rage :

— Il y a des paroles pour apaiser les dieuxde la sylve. Je les connais.

Ce n’était pas un mensonge. Ambor tenaitles paroles d’un ancêtre, mais, dans le fond del’âme, il y croyait peu :

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— Nous partirons demain, à la premièreheure !

Comme il parlait, une corne sonna dans lesfutaies.

— Les messagers ! exclama Ambor, avecun frémissement.

Ils étaient trois qui venaient du camp deVercingétorix.

Le plus âgé dit :

— Ambor le Loup, Vercingétorix te salue ; ilfait savoir que ta victoire l’a rempli de joie, etqu’il souffre de ne pas te voir avec lui…

Ambor écoutait avec mélancolie ; rien n’au-rait été plus selon son cœur que de joindre leroi des Arvernes.

— Son armée est immense, reprit le mes-sager ; chaque jour, de nouveaux rois arriventavec leurs guerriers. Vercingétorix est sûr devaincre les Romains.

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Ambor dit :

— Puisse Ésus venir à son aide !

Et il songeait :

— Si je pouvais m’emparer de César !

C’était sa pensée secrète, depuis le jour oùil avait secouru les Sept.

— C’est bien, fit-il à voix haute. Vous êtesvaillants, et heureux dans vos entreprises.Nous aiderons Vercingétorix en harcelant lesRomains bien mieux qu’en nous mêlant à sonarmée.

Pendant plusieurs jours, Ambor, Koûm, Re-mix et le jeune Mengoll voyagèrent dans lepays des arbres.

Ils avaient dépassé la région des SeptClans ; les hommes devenaient toujours plusrares. Aucun lien ne les unissait ; les uns vi-vaient solitaires ; les autres formaient une fa-mille aux assises fragiles. C’étaient, pour la

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plupart, des Ligures, descendants de ceux quivivaient là avant l’invasion celtique.

Les bêtes fauves pullulaient, à peine chas-sées.

Puis, pendant une semaine, on ne rencontraplus un seul humain.

Vers le déclin d’un jour, Ambor arriva dansune clairière très vaste. Tout autour, la sylvedense, où les voyageurs avaient lutté depuis lematin contre les pièges de l’eau souterraine ;dans la clairière, d’étranges demeures, dont letoit seul, avec un faible pan de mur, sortaitde la terre. Des pierres géantes, dressées parles ancêtres, formaient un demi-cercle de fan-tômes.

Les compagnons contemplaient ce terroiravec étonnement. Cependant, Ambor et Koûmavaient déjà vu de telles demeures. Deshommes qui, jadis, formaient des tribus et despeuples, les avaient habitées. Et les pierresétaient dressées en l’honneur des dieux…

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Un ours parut, dont la taille émerveilla Am-bor : il devait avoir trois fois le poids d’un oursordinaire ; sa tête était ronde ; un poil couleurde terre couvrait son torse, et ses mâchoires,en s’écartant, montraient des dents terri-fiantes…

À sa vue, l’ours d’Ambor poussa un longgrognement, le loup hurla et les molossess’élancèrent.

Un ordre bref d’Ambor les arrêta : cet oursles aurait écrasés.

Les quatre hommes préparaient leursarmes, surtout les arcs, mais Ambor dit :

— Il ne nous attaquera point. L’ours le plusféroce est sage et celui-ci nous a comptés…

Là-bas, à demi dressé, formidable, l’ours fitentendre un grondement aussi puissant quel’appel d’une grande corne de guerre et, brus-quement, il disparut…

Alors, on vit un homme surgir de terre.

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Petit, bas sur jambes, la face courte et trèslarge, le crâne circulaire, la peau couleur feuillemorte, les yeux énormes et très écartés, ilépiait les Gaulois.

À peine venait-il de paraître, d’autreshommes se dressèrent, tous trapus, la facelarge et les yeux écartés.

Ils étaient maintenant une douzaine. Ja-mais Ambor ni ses compagnons n’avaient vudes humains à leur ressemblance. Koûm et Re-mix craignirent que ce ne fussent des dieuxinférieurs, dieux de la forêt, redoutables auxhommes.

Un par un, il en vint encore, au nombred’une dizaine, tous armés d’arcs, de sagaies, dehaches de bronze.

Un souvenir monta dans l’âme d’Ambor :quand il était petit, l’aïeul de son aïeul, hommevieux comme les grands chênes, disait que, ja-dis, la terre des Arvernes appartenait à deshommes qui vivaient sous la terre. Or, l’aïeul

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de l’aïeul, dans son enfance, l’avait appris desanciens, qui le savaient par les Ligures desBois. On parlait aussi d’hommes qui vivaientsur les eaux.

Ambor, ayant recommandé à ses compa-gnons de ne pas le suivre, marcha vers le plusproche des Hommes-de-la-Terre. L’homme leregarda venir, puis brandit sa hache de bronze,et dix autres haches se levèrent.

Quand il fut à portée de flèche, Ambor, po-sant son glaive, son arc, sa pique et son bou-clier sur la terre, cria d’une voix musicale :

— Ambor le Loup ne veut pas faire laguerre aux hommes qui vivent dans la Terre.

Ils comprirent le geste, étant, plus que lesGaulois, proches des temps où les hommess’exprimaient par signes. À leur tour, ils dépo-sèrent leur hache et l’un d’eux demanda, en ac-compagnant ses paroles de mouvements :

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— Que vient faire l’étranger chez les Fils del’Ours ?

Ambor ne comprit pas ces paroles, pronon-cées dans une langue inconnue, mais il pensaqu’on l’interrogeait sur ses desseins, et il ré-pondit :

— Ambor veut aller au-delà des forêts…

Il y avait maintenant des femmes et des en-fants, tous trapus, avec les mêmes faces larges,les yeux écartés et les cheveux pareils à de lalaine noire. La race semblait pacifique mais dé-fiante.

Celui qui avait parlé le premier reprit :

— Toute la terre et tous les lacs étaient ànos pères… Les hommes bruns et pâles sontvenus plus nombreux que les sauterelles, puisles grands hommes aux cheveux d’or. Ils ontpris nos terres et nos lacs !… Nous craignonsles hommes bruns et pâles, nous craignonsplus encore les grands hommes aux cheveux

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d’or… Étranger, si tu apportes la guerre, nousnous battrons jusqu’à la mort.

Ambor secoua la tête, désemparé. Ce dis-cours n’avait pas plus de sens pour lui que levent du soir ou le chant de la rivière. Il répéta,en montrant ses armes étendues :

— Ambor vient à vous comme un ami !

Comme il disait, un homme sortit de la forêtet demeura un moment immobile, au fond dela clairière. Tous se tournèrent vers lui, avecde grands signes. Il était plus élancé que lesautres, les yeux éclairés d’une lumière vive.Ayant considéré Ambor, puis ses compagnons,les molosses, le loup et l’ours, il cria :

— Akr l’Élaphe peut te comprendre : il achassé avec les Gaulois, loin, loin, jusqu’auxLacs Bleus. Mes frères font bien de craindre tarace, comme ta race fait bien de craindre ceuxqui viennent avec des glaives courts et indes-tructibles. Car ceux-là sont les plus dangereuxde tous.

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— À ceux-là seuls, nous voulons du mal !répondit Ambor. Tous ceux qui habitent laGaule doivent devenir frères. Ainsi pense Am-bor le Loup.

— Ainsi pense Akr ! répondit le chasseur.

Il clama dans sa langue originelle :

— Le géant aux cheveux d’or n’est pasnotre ennemi, mais seulement celui de cesguerriers terribles qui viennent pour tout tueret tout détruire.

Alors, les hommes de la clairière dépo-sèrent leurs armes.

Akr s’avança vers Ambor.

— Tes compagnons et tes chiens sont main-tenant les amis des fils du Grand Ours. Nosdemeures leur sont ouvertes, mais non à cesbêtes sauvages qui feraient trembler lesfemmes et les enfants !

L’Élaphe, examinant l’ours et le loup, de-manda :

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— Es-tu le sorcier de ta tribu ?

— Je suis le chef !

— Souvent, le chef est sorcier. Tu connaisles mots et les signes pour dompter les bêtes ?

Ambor se mit à rire :

— Les bêtes obéissent à celui qu’ellesaiment ou craignent, et mieux, à ceux qu’ellesaiment et craignent à la fois.

Il appela :

— Ici, Imra !… Doug…

L’ours s’avança, lourd et souple, à l’aisedans sa fourrure, le loup arriva de biais, sour-noisement, et, à quelques pas, s’allongeacomme s’il allait bondir sur Akr. Ses yeuxjaunes phosphoraient dans la lumière décli-nante.

— Celui-là est le plus redoutable ! dit Akr,qui n’avait pu s’empêcher de saisir sa hache.

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— Ne frappe pas ! dit vivement Ambor. Tun’as rien à craindre.

Il passa la main sur la nuque musculeuse duloup. Les grands molosses grognèrent.

— Les tiens ont-ils toujours habité sous laterre ? demanda le Gaulois.

— Nos pères, et les pères de nos pères y ha-bitaient… et aussi sur les eaux…

— Oui, fit Ambor, je l’ai appris quand j’étaisun petit enfant.

— Nous étions les maîtres du monde ! re-prit orgueilleusement Akr. Tu aurais voyagétout un été et, partout, tu aurais rencontré nostribus… Mais il est dangereux de parler de cestemps, tes pères furent sans pitié, ils massa-crèrent ou chassèrent les nôtres, plus loin quene va le soleil !

Akr baissa la tête, la rancune pesa sur soncœur puis, résigné :

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— Ainsi font les hommes aux glaives courtsavec les vôtres !

— Nous les exterminerons ! cria Ambor.

— Non sans l’aide des Vies Cachées !… Sielles ne veulent pas, Ambor le Loup, les Gau-lois souffriront les mêmes maux que nos an-cêtres.

Ambor soupira ; un souffle rauque jaillit desa vaste poitrine ; des visions d’épouvante pas-sèrent. Mais, chassant son inquiétude, il dit :

— N’est-ce pas triste de vivre dans la terre ?

— Il y fait plus frais l’été et plus chaud l’hi-ver.

Pendant qu’ils causaient, un à un et pas àpas des hommes s’étaient approchés. Chaquepas augmentait un peu leur confiance, et parcequ’ils avaient l’imagination simple, ils ne tar-dèrent pas à être complètement rassurés.

Bientôt, une quinzaine d’hommes et defemmes se trouvèrent près du Gaulois. Ambor,

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ayant trois fois parlé aux bêtes, le loup, l’oursni les chiens ne bronchèrent. Mais le loup guet-tait d’un air équivoque.

Akr, ayant interrogé celui qui avait le pre-mier adressé la parole aux voyageurs, dit àAmbor :

— Owar le chef t’offre des provisions etl’abri dans nos demeures.

— Nous avons de la chair fraîche et nousdormons sur la terre et sous le ciel nu. Maisnous n’oublierons pas que nous avons été ac-cueillis comme des amis.

Comme il parlait, l’ours géant qui était déjàapparu naguère se montra au bout de la clai-rière.

C’était presque le soir. Le crépuscule mou-rait dans les nuées ; on eût dit un lac de cuivrerouge derrière les grands chênes et les hêtres ;l’ours paraissait plus colossal encore.

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Il s’avança jusqu’aux premiers toits, sansque les gens de la clairière parussent y prendregarde.

Les Gaulois apprêtèrent leurs arcs, le loupet les chiens se dressèrent en grondant :

— N’attaquez pas le Fils-Géant des An-cêtres, cria Akr avec effroi. Nos guerriers se-raient forcés de vous combattre.

— Et pourquoi ? demanda Ambor, Stupé-fait.

— C’est notre grand frère ! Il descend del’Ours Ancêtre comme nous-mêmes ! affirmaAkr.

Ambor écoutait sans comprendre. Et il dit :

— Les ours sont dangereux !

— Le Grand Ours n’est pas dangereux pourqui le laisse vivre en paix. Regarde, Ambor, ilne ressemble pas à celui que tu emmènes…il ne mange pas de chair, il n’attaque pas les

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bêtes qui, toutes, le remettent, car il est plusfort que le bœuf sauvage.

L’ours était maintenant près d’un grouped’hommes, de femmes et d’enfants. Des voixs’élevèrent qui lui parlaient avec douceur.

— Je n’ai jamais vu un ours comme celui-là ! fit Ambor.

— C’est le dernier. Quand il sera mort, nousserons les seuls descendants du Grand Ours,répondit Akr avec fierté. Enfant, j’en ai vu deuxcomme lui : le père de mon père connut letemps où il y en avait douze. Dans les bois,il n’y a plus que des ours comme le vôtre,et ceux-là mêmes sont maintenant en petitnombre.

— Parce qu’ils se réfugient dans la mon-tagne.

Pendant qu’Ambor et Akr parlaient, Koûmet Remix ayant choisi un endroit autour duquella terre était nue, de sorte qu’elle ne pût ré-

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pandre la flamme, avaient allumé un feu quidevenait plus éclatant à mesure que la lumièremourait au fond du ciel.

Les premières étoiles étaient venues. Am-bor, levant les yeux, vit l’astre bleu de Teutatèset, plus loin, l’astre rouge d’Ésus. C’était unbon présage et il se sentit joyeux. Mais, étonnéde la croyance d’Akr :

— Tu crois vraiment descendre d’un ours ?demanda-t-il.

Akr répondit avec force :

— C’est vrai comme ces arbres, vrai commece feu.

Ambor comprit qu’il fallait respecter cettecroyance. Il savait, lui, que les hommes sontfils de la Terre, déesse plus puissante que tousles dieux. Il savait aussi qu’il y avait en luiune vie qui ne périrait pas et qui, après lamort, verrait en face Teutatès, Taran, Ésus, le

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monde mystérieux et énorme où s’assemblentles nuages.

Akr accepta de manger avec les Gaulois. Lechef des fils de l’Ours, ayant senti l’odeur ex-cellente de la viande rôtie, accepta aussi : ensigne d’alliance, il étendit le bras vers l’Orient,disant :

— Au nom des ancêtres venus avec le so-leil, Owar devient le frère du Géant aux che-veux de lumière…

Akr ayant traduit ces paroles, Ambor ré-pondit :

— Ambor le Loup sera à jamais l’ami desFils de l’Ours… et ses clans respecteront sapromesse.

Alors, Koûm et Remix servirent les viandeschaudes qu’Ambor coupa en parts équitableset les six hommes goûtèrent la joie que donneune nourriture savoureuse.

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Les bêtes eurent leur part de chair crue etde viscères.

— Akr, demanda Ambor, toi qui connais lesdétours de ces forêts, ne veux-tu pas nous ac-compagner ?

— Je le veux, dit Akr… Je te montrerai deshommes et des bêtes que, sans doute, tu n’asjamais vus.

Le feu jetait au loin ses lueurs sur les toitsétranges, qui semblaient plus encore les toitsde maisons ensevelies dans un cataclysme. Akret Owar, dans la lumière rouge, avaient des vi-sages de cuivre, le jeune Mengoll contemplaittoutes choses avec émerveillement : il n’avaitpas eu peur ; devant Ambor, les choses et lesêtres devaient toujours fléchir ou être rompus.

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CHAPITRE VII

SUR LA COLLINE ÉPOUVANTABLE

Deux jours après avoir quitté la clairière,les voyageurs se trouvèrent dans une régionde marécages. Sans Akr, et malgré le flair deKoûm, comparable à celui des loups, les Gau-

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lois auraient dû perdre une semaine en dé-tours, mais Akr connaissait les passages.

On rencontrait des sangliers presque aussiforts que des ours ; des taureaux accoutumésà une vie mi-palustre ; des loups, des lynx, desrenards, en abondance. De grands aigles pla-naient dans le ciel d’hiver et fondaient brus-quement sur des proies invisibles…

Le gibier était abondant ; les poissons pul-lulaient ; l’ours et le loup trouvaient la proiesans effort.

La quatrième nuit, Remix, qui était deveille, entendit une rumeur étrange. On eûtdit les mugissements et les rauquements d’untroupeau innombrable. Il écouta quelquetemps en silence, étonné, et, comme la rumeuraugmentait, il éveilla Ambor et Koûm.

— Écoutez !

Ambor, après un moment, dit :

— C’est le bruit des eaux.

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— Mêlé au bruit du vent, ajouta Koûm.

Le vent, en effet, commençait à souffler.Dressé à son tour, Akr, dès qu’il eut tendul’oreille, s’écria :

— C’est l’inondation. Les eaux, venues dela montagne, sont aussi rapides que des che-vaux au galop. Elles seront ici avant une demi-heure…

Les bêtes, inquiètes, soufflaient et gron-daient. Le loup fit entendre une plainte lu-gubre…

— Il faut partir… vite ! vite ! s’écria Akr. Sinous n’atteignons pas la Colline Noire avant leseaux, nous ne leur échapperons point.

Il ramassa un caillou pointu, traça un tri-angle sur le sol, et fit entendre une sorte de mé-lopée. Ambor comprit que c’était une défensemagique contre l’inondation. Et lui-même mur-mura, les mains étendues :

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— Grand Teutatès, et toi, Taran, dieu de lafoudre, si vous nous sauvez, Ambor vous offri-ra de beaux sacrifices !

Déjà, ayant saisi leurs armes et leurssayons, les Gaulois s’élançaient, guidés parAkr, vers la Colline Noire.

Ils ne pouvaient douter que les eaux al-laient plus vite qu’eux : la clameur ne cessaitde croître.

De toutes parts surgissaient des bêtes affo-lées dont le nombre ne cessait de s’accroître.Les taureaux des marais, les urus, les cerfsélaphes, les sangliers, les loups, les ours bon-dissaient éperdument, mêlés d’animaux pluspetits, daims, chevreuils, renards, lynx, blai-reaux, lièvres, lapins, belettes, fouines, putois.

Un même instinct les poussait dans la direc-tion que suivaient les hommes…

Cependant, la cataracte grondait, plus ra-pide ; le vent devint formidable, et les deux

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éléments grondant, tonnant, mugissant etsoufflant, semblaient on ne sait quel effroyabletroupeau de montres.

Les hommes fuyaient à toute vitesse. Am-bor était le plus véloce ; il aurait pu luttercontre les élaphes ou les loups, mais il ne vou-lait pas devancer ses compagnons. Très ra-pides aussi, Akr et le jeune Mengoll précé-daient Koûm et Remix…

Un tiers de lune pâle, apparaissant entre lesnuées, éclairait cette course fantastique. Lesbêtes se multipliaient encore. Il y avait main-tenant de véritables hordes de taureaux desmarais, de loups, de cerfs élaphes et de che-vreuils.

Beaucoup venaient de loin, peut-être descontreforts de la montagne. Un homme à piedaurait mis plusieurs jours à franchir cette dis-tance.

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De-ci de-là, un animal s’affaissait, terrassépar la fatigue, puis se remettait péniblement enmarche…

Soudain, il y eut aussi des hommes, en petitnombre, avec des femmes, qui traînaient desenfants.

On discernait des visages cuivreux, delongues chevelures sombres.

Ambor et ses compagnons les devancèrent.

Les eaux étaient proches. Il ne semblaitplus possible de leur échapper. On entendaitcraquer des arbres déracinés par les vagues fu-rieuses ou par la tempête.

— Vite ! Plus vite ! cria encore Akr.

Il ne parlait ni pour Ambor ni pour Mengoll,mais pour les deux autres, surtout Koûm,homme d’âge mûr qui s’épuisait…

Les eaux bondirent. Il semblait qu’elles al-laient enlever les fugitifs. Mais Akr avait menéses compagnons sur une arête, d’où ils

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voyaient filer les flots blancs d’écume, à droiteet à gauche. Ils emportaient des bêtes, destroncs d’arbres, peut-être des hommes…

Sur l’arête, c’était un pullulement de créa-tures folles d’épouvante, qui se heurtaient, semordaient, se griffaient. Beaucoup étaient pré-cipitées dans les flots ; d’autres, après avoirroulé, revenaient en rampant.

— Sommes-nous perdus ? demanda Am-bor.

Un désespoir sombre était en lui. Il n’avaitpas peur de mourir, mais il voulait vivre pourcombattre les ennemis de sa race.

— Nous sommes sauvés ! répondit tran-quillement Akr.

La crête s’était élargie ; elle devenait unechaussée immense, qui montait en pentedouce d’abord, puis rapide.

— La Colline Noire.

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Une masse ténébreuse se dressait dans leblême clair de lune et se révélait Spacieuse :les bêtes la gravissaient en hurlant, bramant,mugissant ou rauquant ; une nuée de rapacesvolait à sa cime.

Un ours renversa Koûm, des loups pas-sèrent en bondissant sur le corps de Remix, ungrand taureau des marais heurta violemmentAmbor qui, d’une secousse énorme, l’écarta etle fit trébucher…

Soudain, l’Élaphe s’arrêta, en disant :

— Ici, les eaux sont impuissantes !

On les voyait contourner la base de la col-line, envahie de toutes parts par un grouille-ment d’animaux.

Ambor, jetant un coup d’œil sur ses compa-gnons, n’aperçut pas Mengoll. Il l’appela d’unevoix retentissante. Aucune voix d’homme nerépondit…

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Était-il perdu parmi les animaux sansnombre ou tombé en route ? Le chef cherchaitdu regard dans le chaos de créatures palpi-tantes, qu’éclairaient trop faiblement lesrayons lunaires.

En vain. Aucune forme humaine n’apparais-sait en dehors du groupe formé par Akr et lesGaulois.

Alors, une tristesse amère saisit Ambor : ilconnut qu’il aimait Mengoll comme un jeunefrère, presque comme un fils. Et il se reprochaitviolemment et injustement de n’avoir pasmieux veillé sur lui.

Koûm et Remix ne se souvenaient de rien ;peut-être Mengoll avait-il disparu au momentoù l’un avait été renversé par l’ours, l’autre parles loups. Akr avait vu Mengoll, pour la der-nière fois, lorsque des taureaux des marécagesl’avaient forcé, ainsi que ses compagnons, àfaire un détour.

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— L’eau ne pouvait plus l’atteindre, remar-qua-t-il… Des bêtes ont pu le renverser et leblesser.

Ambor essaya de se frayer passage. Il falluty renoncer. On ne pouvait faire un pas sansheurter des vivants. Il y en avait des milliersentassés sur le pourtour de la colline. La plu-part gisaient sur le sol, tellement épuisés qu’ilsdemeuraient incapables de se mouvoir, main-tenant que l’épouvante avait cessé de les sou-tenir.

D’ailleurs, pendant quelque temps, cetteépouvante ne les redresserait plus. Ils avaientdépensé leur énergie et perdu toute excitabili-té. On eût pu égorger les taureaux des maré-cages, les ours, les loups, sans qu’ils tentassentde se défendre. Le cerf s’affaissait près du loup,l’urus à portée de la mâchoire des ours ; de-cide-là, un rapace descendait jusqu’au sol et em-portait quelque proie de menue stature.

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La faune que nourrissaient des lieues et deslieues de forêt était ici, sauf des milliers debêtes exterminées par les eaux.

Ambor sentit la force de la Terre, mère desdieux et Akr reconnaissait l’œuvre des puis-sances néfastes, ennemies des vivants…

Ambor ne put dormir ; Koûm, Remix, Akr,le loup, les chiens et l’ours avaient succombé àun sommeil de mort.

Le géant se leva avant l’aube. Il vit pâliret disparaitre les étoiles tandis qu’une lumièremorne envahissait l’Orient. Elle s’accrut. Lesnues jouèrent la féerie de l’aurore ; la collines’éclaira de rayons rosés. Le vent se taisait ;les eaux, au bas de la colline, formaient un lacdormant et les bêtes se dressaient avec len-teur ; quelques-unes étaient parvenues près dela cime, la plupart s’étageaient sur les pentes,et Ambor estima qu’il y en avait dix fois autantque d’hommes, de femmes et de petits dans lesSept Clans.

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La stupeur du cataclysme les accablait.Elles étaient encore inoffensives. Ambor, tour-menté par l’espoir tenace de retrouver Men-goll, scrutait cette faune disparate.

Parfois, il croyait discerner une silhouettehumaine, mais, reconnaissant son erreur, ilsoupirait.

Les compagnons, à leur tour, s’éveillèrent.Akr fut le premier debout… Et la lutte pour lavie commença.

Un loup, suivi par trois autres, se précipitasur un chevreuil.

Le malheureux herbivore n’eut pas le tempsde se défendre ; la gorge ouverte, d’où le sangcoulait en abondance, il croula, tandis que lesfauves le dévoraient vivant.

Ce fut le signal de mort. Partout, les car-nivores affamés se jetèrent sur la proie. Re-nards et lynx étranglaient les lièvres, les lapinset les chevreaux. Les loups et les ours terras-

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saient les cerfs, les daims, les bouquetins lesplus proches.

Tous hésitaient à s’attaquer aux taureauxdes marécages et aux sangliers. Cependantcinq loups noirs enveloppèrent un solitaire auxdéfenses aiguës. Trapu, rugueux comme unvieil arbre, la tête énorme, il se défendait avecde sourds grognements…

Un des loups lui bondit à l’échine ; il s’endébarrassa d’une secousse, lui fit jaillir les en-trailles à coups de boutoir et s’élança, en ren-versant un autre loup qui lui barrait le passage.

Les loups alors cherchèrent un gibier moinsredoutable.

Ailleurs, un vaste taureau des marais, me-nacé par deux ours, projeta le premier à dixcoudées et terrassa le deuxième, tandis qu’uncerf dix cors tenait magnifiquement tête à unflot d’assaillants.

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Ce n’étaient que des épisodes. Les herbi-vores succombaient par centaines ; le sangruisselait ; l’herbe était rouge ; les corps palpi-taient ; les crocs dévoraient ; les entrailles cou-laient sur le sol comme des reptiles bleuâtres.

Une clameur immense montait du carnage,plainte de la bête égorgée, chevrotement deschèvres, bramée des cerfs ; les loups hurlaient,les ours grognaient, les grands taureaux mu-gissaient avec frénésie ; les glapissements desrenards se mêlaient aux bêlements des bou-quetins, et, dans le ciel, des vols noirs de cor-beaux, des planements d’aigles ou d’éperviersannonçaient de nouveaux convives.

Si accoutumé qu’il fût aux morts violentes,ce hideux spectacle levait le cœur d’Ambor.

Cependant, des loups et des ours guettaientla petite troupe des hommes. Ambor, avisantun roc qui s’élevait à quatre fois la hauteur d’unhomme au-dessus de la plateforme qu’avait at-teinte les fugitifs, ordonna à ses compagnons

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de s’y adosser. Avec leurs boucliers dressés,leurs piques, leurs glaives et leurs bêtes deguerre, ils formaient un groupe formidable : ileût fallu dix ours ou cinquante loups pour lesmettre en péril.

Instinctivement, les carnivores le per-çurent. Les ours s’éloignèrent les premiers ; lesloups bientôt les suivirent. Alors, des bêtes tra-quées se pressèrent sur la plateforme et ren-dirent tout passage impossible.

À leur tour, l’ours Imra, le loup Doug et leschiens affamés entrèrent en chasse. Ambor neles arrêta point, jugeant que c’était leur droit ;il n’empêcha pas non plus Akr et Koûm d’égor-ger un bouquetin pour le repas du matin, maislui-même ne toucha pas à ces bêtes qui sem-blaient s’être mises sous sa protection.

Ces immolations passèrent inaperçues dansl’immense troupeau sidéré que menaçaient detoutes parts les mangeurs de chair.

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À grand’peine, Koûm et Remix, aidés parAkr, avaient allumé un feu d’herbes sèches etde ramilles, qui ne brûla que le temps de cuireà moitié la viande. Le repas fut sinistre. Aucundes quatre hommes n’entrevoyait l’issue del’aventure. À la vérité, les eaux avaient cesséde monter depuis la veille au soir, mais ellesdemeuraient étales et enveloppaient le bas dela colline. Akr, consulté sur les inondations dela sylve, répondit :

— Il y a eu de grandes inondations ; celle-ciest beaucoup plus grande que les autres… Au-cune n’avait atteint la colline.

— Les eaux restent-elles longtemps, aprèsles inondations ?

— Plusieurs jours… et pour celle-ci…

Il fit un signe d’ignorance en montrant,dans la plaine et à l’orée d’une forêt, l’immensenappe – un lac qui s’étendait jusqu’où le regardpouvait se porter.

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— Pour celle-ci, reprit-il, d’un ton morne,beaucoup plus longtemps…

Le carnage avait presque cessé, chaquebête carnassière ayant choisi sa proie dans cetroupeau innombrable. C’était une dévorationfurieuse ; un peuple de mourants gémissait ourâlait, sous les gueules insatiables.

Ce spectacle devint insupportable aux Gau-lois, et, d’autre part, il semblait impossible dese frayer un passage.

— Il faut monter plus haut ! dit Ambor.

Le roc où ils étaient adossés semblait in-accessible, mais, en le contournant, ils aper-çurent une sorte de voie, une arête, qui per-mettrait d’atteindre une région relativementdéserte. Quelques herbivores grimpeurss’étaient sauvés par là, et aussi deux ours qu’onapercevait plus loin, dans une niche granitique,où ils déchiquetaient une chèvre.

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Pour les hommes, la voie était accessible ;pour l’ours aussi, moins pour les chiens et leloup : on les aidait aux passages les plus diffi-ciles.

Après de grands efforts, la petite troupeparvint plus haut que la niche.

À l’arête succédait une côte très dure, quieût, par endroits, été inaccessible, sans des an-fractuosités qui permettaient de s’accrocher ouaidaient à la marche. Puis le sol s’égalisa ets’amollit, couvert d’une herbe hivernale, flétrie,– parfois sèche, parfois pourrie – et de raresarbres aux branches nues.

Quelques bouquetins étaient parvenusjusque-là et trois ou quatre ours qui, repus,avaient cessé pour quelques heures d’être me-naçants.

Les compagnons continuèrent leur routejusqu’à la cime. Elle formait un plateau ovale,avec des échancrures, où cent hommes

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eussent tenu sans trop de peine, et qui domi-nait un vaste paysage.

Autour de la colline, une terre inondée figu-rait un vaste lac ; plus loin, le pays des arbress’abaissait au nord et s’élevait au sud : pour yatteindre, il fallait franchir les eaux, à moinsqu’on ne découvrît quelque voie libre.

« Peut-on construire un radeau ? » se de-mandait Ambor.

Parce que l’on n’avait point d’outils, rienque des armes, la tâche serait dure et longue,si longue que, peut-être, il vaudrait mieux at-tendre l’écoulement des eaux…

Par surcroît, Ambor prétendait n’abandon-ner aucun de ses compagnons d’infortune, pasmême les animaux.

Il songea de nouveau à Mengoll. Fallait-ilrenoncer à l’espérance de le revoir ? Un flot detendresse et de regret envahit le Chef. Il évo-quait le visage frais, les yeux de feu de l’ado-

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lescent, il entendait sa voix claire qui trahissaittoutes ses émotions.

Soudain, il poussa un grand cri.

Mengoll venait d’apparaître…

Il avait grimpé au sommet d’une roche.Deux ours cherchaient à le rejoindre ; le jeunehomme tenait sa pique prête pour le combat…

Déjà, Ambor dévalait, appelant l’ours Imraqui se mit à galoper avec lui.

Ambor criait :

— Courage, mon fils, nous arrivons !

Koûm, Remix et Akr suivirent, mais Amborparvint au roc quand ils étaient encore à unedistance de cent coudées.

À la vue du géant, les ours s’arrêtèrent. Im-ra et Ambor escaladèrent le roc.

Les ours semblaient réfléchir ; c’étaient descombattants redoutables : un poil touffu, cou-leur d’argile, couvrait leurs corps et leurs

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membres ; leurs gueules coniques, entr’ou-vertes, montraient des dents puissantes, etleurs pattes trapues annonçaient une forceénorme.

Ils firent entendre un grondement rauque,tandis que leurs yeux, petits mais lucides, exa-minaient les agresseurs et aussi le groupe deKoûm, Remix, Akr, les deux molosses et leloup Doug qui accouraient.

D’autre part, la proie qu’ils convoitaientsemblait résolue à se défendre.

Ce n’étaient point de jeunes ours sans ex-périence. Ils avaient vu passer chacun cinq ousix hivers, bravé des périls, souffert de la faim,assisté à des événements nombreux. L’homme,pourtant, leur était presque inconnu. Jamaisils ne l’avaient chassé, jamais lui-même ne lesavait attaqués.

Ils étaient surpris par ce mélange d’êtres di-vers qui, tous, semblaient vouloir les assaillir.

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Ambor n’était plus qu’à quelques coudéesde son adversaire, Imra presque aussi près dusien ; les autres hommes, les molosses et Dougle loup, accouraient en criant, hurlant,aboyant…

Alors, le plus grand des deux ours secouala tête, ouvrit la gueule en montrant toutes sesdents et, après une courte hésitation, tourna leflanc du roc. Son compagnon, jugeant qu’il al-lait être seul contre tous, écouta les conseils dela sagesse et détala à son tour.

Quelques instants plus tard, ils dégringo-laient du roc et filaient sur la colline à bonneallure.

Ambor et Mengoll riaient. La joie du chefétait aussi naïve que celle de l’adolescent, joied’une race jeune où les vieillards mêmesconservaient une fraîcheur d’impressionsqu’on retrouvait rarement chez les Romains.

Mengoll raconta son aventure. Amborl’avait pressenti, c’est une ruée d’animaux qui

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l’avait séparé de ses compagnons, puis entraî-né. Parvenu à la colline, il s’était mis à la gra-vir, poussé par des hordes frénétiques, puis ilavait continué sa route dans une région plusfavorable, plus accessible que celle parcouruepar Ambor et ses compagnons. Harassé, ils’était enfin laissé choir sur le sol, pour ne seréveiller qu’au matin.

Ensuite, il avait exploré la colline. Une ca-verne s’était trouvée sur sa route ; il y pénétra,il avança quelque temps dans des ténèbres tou-jours plus épaisses. Craignant de se perdre, ilrevint sur ses pas. C’est alors que les deux ourss’étaient mis à sa poursuite.

— Conduis-nous à cette caverne, fit Amboraprès que le jeune homme, à jeun depuis laveille, eut apaisé sa faim.

La caverne s’ouvrait sur le flanc sud de lacolline. Aidé par le flair des bêtes, d’Akr et deRemix, familiers avec la vie souterraine, Am-bor y pénétra.

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C’était un long couloir, d’abord horizontal,puis en pente ; le silence y était profond, inter-rompu parfois par un cri étrange ; à deux outrois reprises, une sorte d’aile frôla le visage dugéant.

Comme on n’avait pas de lumière, il parutbientôt préférable de rétrograder.

— Dans nos forêts, dit Ambor à l’Élaphe, ily a beaucoup de routes souterraines.

— Et aussi dans les nôtres, répondit Akr…Celle-ci va peut-être jusqu’au bas de la colline.

Ambor se demandait si elle n’allait pas plusloin encore :

— Il faudrait de la lumière !

— Nous pouvons en avoir, dit Remix. J’aivu des arbres à feu.

Il désignait ainsi de petits conifères richesen résine, avec le bois desquels les Gaulois syl-vestres faisaient des torches pour s’éclairer la

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nuit, lorsqu’ils exploraient la forêt obscure oupénétraient dans les cavernes.

On s’en servait aussi pour des pêches noc-turnes : les torches attiraient et éblouissaientles poissons.

Au sortir de la caverne, il se trouva qu’unplus grand nombre d’animaux, surtout des her-bivores, s’étaient sauvés vers la cime.

L’eau, en bas, demeurant étale, il fallaitabandonner toute espérance de la voir s’écou-ler avant bien des jours, peut-être des se-maines. Durant ce temps, la famine éclaterait,les bêtes de proie ayant dévoré les herbivores.Alors les hordes de loups et les ours affamésdeviendraient de plus en plus dangereux pourles hommes.

L’âme d’Ambor était prévoyante. Il se « ron-geait », à la pensée de demeurer si longtempsinactif, alors qu’il voulait passionnément com-battre les ennemis de la Gaule. L’espoir de dé-

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couvrir une issue semblant chimérique, Amborrésolut de construire un ou deux radeaux.

Avec des outils, les naufragés eussent taillédes pirogues, guidés par Koûm, qui excellaitdans cette industrie, tandis que Remix étaitplutôt travailleur du fer et du feu : à défautd’outils, il fallut se contenter d’esquifs plus ru-dimentaires.

Le temps était clair ; le soleil d’hiver sillaitdans un ciel sans nuages. Tandis que les nau-fragés ramenaient du bois sec, Koûm assuraque la construction des radeaux serait moinsdifficile qu’il ne le croyait d’abord ; Remix pro-mit des torches en abondance.

Pendant que Koûm allumait le feu pour yfaire sécher quelque peu les torches, les autresdétachaient de grosses branches aux arbres.

La journée passa ainsi. Les herbivorescontinuaient à se répandre tout au long despentes, espérant fuir le voisinage des fauvesmeurtriers, mais ceux-ci ne tardaient guère à

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les suivre. C’était, autour des hommes, une in-vasion, un grouillement, un tumulte qui lesrendait soucieux.

Vers le soir, Ambor déclara :

— Nous serons plus en sûreté, la nuit, dansla caverne. Ici, le feu même ne suffirait pas.Des bêtes effrayées fuyant devant les loups oules ours et devenues folles, pourraient se jeterdessus et l’éteindre.

Akr approuva, ayant vu, un jour, dans uneclairière, un feu écrasé par des animaux frap-pés d’épouvante.

Déjà, des ours et des loups rôdaient autourdu campement. Comme la proie abondait en-core, ils se retiraient bientôt, pressentant unerésistance puissante.

Les naufragés, emportant une provision debois sec, se dirigèrent vers la caverne. Koûmavait préparé plusieurs torches : il en allumadeux lorsqu’ils arrivèrent à la fissure d’entrée

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et, tenant l’une d’elles, il prit la tête de l’expé-dition... Presque tout de suite, il recula, disant :

— Des ours !

— Encore ! exclama le chef.

Une torche à la main, il s’avança à son tour :dans la lumière rouge, il aperçut trois corps ve-lus et le cadavre d’un grand animal, à moitiédévoré.

Hommes et ours s’observaient en silence.Puis un premier ours gronda en projetant unegueule féroce ; tout de suite, les autres l’imi-tèrent.

Imra répondit avec force, Doug hurla, leschiens aboyèrent énergiquement.

Ambor retint Mengoll qui se portait enavant et, d’un cri rude, aux intonationsconnues par ses bêtes, les fit taire. Puis il ditaux compagnons :

— Ne faites rien avant que je le commande.

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Les ours ne barraient pas positivement lepassage. Ils étaient massés dans un renfon-cement et laissaient libre une bande de terreassez large pour que la troupe, s’ils ne bou-geaient pas, pût marcher plus avant.

Après un instant de réflexion, Ambor re-prit :

— Prends une torche, Mengoll, allume-la àla mienne. Koûm et toi ferez face aux ours,comme je vais le faire. Tous deux à ma gauche,à un pas de distance. Vous dirigerez lesflammes vers eux, tandis qu’Akr et Remix seglisseront entre le roc et nous…

Lorsque Mengoll eut allumé sa torche, Am-bor fit trois pas, non dans la direction des oursmais obliquement ; puis il darda sa torche versles gueules grondantes, imité tout de suite parl’adolescent et par Koûm.

Ces trois flammes sidéraient les fauves ;leurs paupières clignotaient, leurs grogne-

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ments devenaient spasmodiques – on eût ditqu’ils bégayaient.

— N’oubliez pas le bois ! ordonna le chefd’une voix calme.

Akr et Remix se glissaient le long de laparoi. Les ours continuaient à regarder lestorches, éblouis, furieux, saisis d’une craintequi, chez des hommes, eût été superstitieuse.Deux d’entre eux étaient de puissante enco-lure, le troisième se décelait plus élancé et plusbas sur pattes.

Si fort que fût le plus puissant des ours, Am-bor était sûr de l’abattre. Les deux autres suc-comberaient à l’assaut des hommes et de leursauxiliaires. Mais, dans cette lutte, un ou deuxhommes risquaient de périr, ou des chiens, leloup, Imra… et le chef tenait à garder l’expédi-tion intacte.

Il dit, se tournant vers Remix :

— N’avancez pas à plus de dix pas !

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Akr et Remix obéirent.

— Nous n’avons pas pu emporter tout lebois, fit le dernier.

— Ne craignez pas de le prendre…

Quand tout le bois eut été transporté, Am-bor dit à ses deux compagnons :

— Nous allons reculer… Imitez-moi.

Après s’être avancé de trois pas vers Remixet Akr, il fit demi-tour, en montrant à Koûm età Mengoll, les places qu’il leur assignait.

Maintenant, ils ne faisaient plus face auxfauves mais ils barraient le passage vers lesprofondeurs de la caverne.

Les ours, à moitié rassurés, en voyant lestorches moins proches, se secouèrent. Ambor,avec le sens ironique des Celtes, s’écria :

— Il ne suffit pas de vous secouer, amis ! Ilfaudra déguerpir.

Et, s’adressant à Remix :

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— Donne-nous des rameaux de bois sec.Bien !… Maintenant, Mengoll et toi, Koûm,faites ce que je fais !

Il mit le feu à une poignée de rameaux et,lorsqu’ils lui parurent suffisamment enflam-més, il les lança sur le plus grand des ours qui,d’abord étonné, puis saisi de crainte, recula…

Remix et Mengoll jetèrent la flamme à leurtour, et le fauve, saisi de panique, se sauvahors de la caverne, immédiatement suivi parles deux autres, tous trois meuglant avec fré-nésie.

Les naufragés riaient aux éclats, commed’une farce : plus encore que les Hellènes, lesGaulois goûtaient le comique de la vie.

— Ils ne reviendront plus !

— Non, appuya Akr, l’ours ne revient ja-mais à l’endroit d’où il a fui, même après plu-sieurs saisons.

— D’autres peuvent venir.

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— Le feu les éloignera.

Tout en parlant, Ambor éleva sa torche, etconsidéra les parois.

La surprise le tint muet : la roche était cou-verte de peintures étranges.

On y voyait des bœufs(2) avec une grandebosse et des animaux fabuleux(3) dont la têteportait une queue épaisse et très longue, tandisque deux cornes, dix fois grandes commecelles de l’urus, semblaient sortir de leurgueule.

— C’est un antre de sorciers ! fit-il, saisid’un effroi superstitieux.

— Il y a, dans nos forêts, plus d’une ca-verne semblable ! fit Akr. Elles ne portent pasmalheur, car les sorciers qui les habitaient,sont morts depuis longtemps.

— Comment le sait-on ?

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— Mon père y est entré, et le père de monpère… Ils n’ont pas trouvé les sorciers… etrien de funeste ne leur est arrivé.

— Ce sont peut-être des dieux ?

Koûm, secouant gravement la tête, ajouta :

— Il y a des dieux de la terre profonde !…

Ambor fit les signes qui conjurent le sort,imité par ses compagnons, sauf Akr, qui faisaitd’autres signes, plus anciens. Tous murmu-raient des paroles transmises par les ancêtres.

Puis, Akr et Remix allumèrent le feu où Am-bor s’apprêtait à rôtir les viandes.

Parce qu’ils avaient des corps pleins deforce et des âmes jeunes, ils trouvèrent du plai-sir à savourer les chairs chaudes et, hors leveilleur, ils oublièrent bientôt leur propre exis-tence dans la mort heureuse du sommeil.

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CHAPITRE VIII

DANS LES PROFONDEURS DE LATERRE

Le lendemain, au sortir de la caverne, Am-bor vit que le nombre des animaux venus desrégions basses avait encore augmenté et qu’ils’était fait de grands massacres. Les ourstuaient avec quelque modération, mais lesloups, les renards, les putois, les loutres, lesbelettes, les chats sauvages, les lynx égor-geaient, aveuglément entraînés par l’impré-voyante volupté du meurtre.

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Déjà, le petit gibier diminuait considérable-ment et des milliers de corbeaux, de freux, decorneilles, s’abattaient sur des cadavres pour-rissants, dont les carnassiers n’avaient pu dé-vorer qu’une faible partie.

Les grands herbivores subissaient demoindres pertes. Les cerfs persistaient engrand nombre, les sangliers et les taureaux desmarais défiaient les attaques, mais un autredanger les menaçait : il n’y avait plus d’herbes,de racines ni de plantes tendres sur la colline.Aux fauves implacables se joignait la famine,plus implacable encore.

On voyait les têtes misérables chercher avi-dement la pâture sur une terre dépouillée, re-cherche vaine qu’interrompaient les bonds desmeurtriers tombant sur la proie… Une odeurde charnier empoisonnait l’atmosphère.

La rareté des arbres et l’afflux des carni-vores qui, partout, barraient la route, rendaient

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le travail des hommes plus pénible : il fallaitconquérir chaque branche…

Au milieu du troisième jour, le chef résolutd’explorer encore la caverne. Il n’espérait riende précis ; il obéissait à un instinct qui lui com-mandait de tenter les moindres chances. Aprèsavoir réuni ses compagnons, il leur aida à ré-tablir un campement à moitié protégé par dessaillies naturelles, et ne prit avec lui qu’Akr etun des chiens.

Comme ils avaient des torches, la marchefut rapide. La pente du souterrain (ce qu’Am-bor savait déjà) était rapide, et le sol, quoiqueraboteux, se prêtait bien à la marche.

Deux ou trois fois, à la lueur de la torche,Ambor vit ces peintures et ces sculpturesétranges qui l’avaient frappé l’avant-veille,mais il ne perdit pas de temps à les regarder.

Brusquement, il s’arrêta. Le sol montraitune large fissure ; un bruit léger montait, quisemblait provenir d’une eau souterraine. At-

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tentifs, la tête penchée, les oreilles tendues, lesdeux hommes écoutaient :

— C’est bien de l’eau ! fit Ambor… Dansnos forêts, plus d’une rivière coule sous lesrocs !

Akr hocha la tête :

— Vers le soleil levant, les Fils de l’Oursconnaissent, au fond de la terre, un lac remplide poissons aveugles…

Une corniche permit d’atteindre l’autrebord de la fissure, et, bientôt, la route cessa dedescendre ; les deux hommes se trouvèrent de-vant un passage surbaissé qu’ils craignaient dene pouvoir franchir.

Il fallut ramper quelque temps, mais lavoûte se releva, tandis que la pente reprenait,mais en sens inverse.

La première torche étant presque consu-mée, Ambor en alluma une autre… À la fin,une lueur parut ; on vit pâlir celle de la torche.

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— L’issue de la caverne ! fit Akr.

Ambor continua d’avancer, en silence, crai-gnant d’attirer la malchance en se réjouissant,mais ses derniers doutes ne tardèrent pas à sedissiper : la sortie était là et le pays des arbres,si sombre, si sauvage, qu’on pouvait croire quel’homme n’y était jamais venu.

Alors seulement, Ambor osa dire :

— Nous sommes sauvés !

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CHAPITRE IX

LES BÊTES MONSTRUEUSES ET LESHOMMES DU LAC

Depuis deux jours, Ambor et ses hommesmarchaient dans la sylve. Ils n’en connais-saient pas d’aussi farouche. Peuplée d’arbresplus vieux que vingt générations d’hommes,elle vivait libre, mystérieuse et magnifique.

— Cette forêt est peut-être aussi vieille quele monde, songeait le chef.

Après des côtes et des vallées, un plateaus’étendit où l’on aurait avancé rapidement sans

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les obstacles accumulés par les végétaux in-nombrables.

Parfois, une lande sinistre entrecoupait lesfutaies, ou bien un marécage qu’il fallaitcontourner.

— As-tu voyagé par ici ? demanda Ambor àl’Élaphe.

L’autre répondit :

— Pas ici… mais à l’ouest… où j’ai vu lesHommes qui vivent sur les lacs.

Mengoll, qui marchait en avant, poussa uneexclamation, en tendant la main.

Ils étaient dans une lande fauve, pleine depièges ; des mares la parsemaient, bordées desaules et de vernes difformes, peuplées debêtes molles.

Tous s’arrêtèrent, dans un grand saisisse-ment. Deux bêtes venaient de surgir, ef-froyables.

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— Les bêtes de la caverne ! murmura Am-bor.

Auprès d’eux, les taureaux des marécageseussent à peine paru plus grands que deschiens. Ils avaient la couleur de la terre ; despoils roides retombaient sur leurs cous ; leurspattes étaient des troncs d’arbres ; leurstrompes des serpents colosses, et leurs dé-fenses avaient deux fois la longueur d’unhomme. Chacun devait peser autant que centsangliers.

— D’où viennent-ils ? fit le chef. Jamaismon père, ni le père de mon père, ni le plusvieil homme de nos clans n’en a parlé !

— Ils furent inconnus aussi à mes ancêtres,répliqua Akr. Peut-être vivaient-ils en cestemps très anciens où vivait le Grand Ours.

Les bêtes fabuleuses s’étant arrêtées,épiaient les hommes. Puis, l’une d’elles, parl’extrémité de sa trompe, saisit une tige de ro-seau et la porta à sa gueule :

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— Ce n’est pas une queue, c’est un bras ! fitMengoll Stupéfait.

— Avec des doigts au bout, dit Koûm.

Brusquement, Remix, entraîné par unesorte de vertige, tendit son arc et tira. La flècheatteignit un des colosses au milieu du corps,mais ne pénétra aucunement dans le cuir épaiset retomba sur le sol.

Le monstre eut un léger tressaillement, il neparut pas s’apercevoir d’où venait le projectile.

— Qu’as-tu fait ! gronda Ambor. Tu voisbien qu’ils nous écraseraient comme des four-mis. Nos épées et nos piques les égratigne-raient à peine…

— Je ne savais pas ! dit Remix en baissantla tête.

Le chef n’insista point : il estimait en Remixun guerrier discipliné non seulement par ha-bitude mais par caractère et, après tout, songeste était naturel.

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Là-bas, une des trompes plongea dansl’eau, puis déversa cette eau dans une gueulebéante… Effarés, les Gaulois et Akr firent desgestes conjuratoires.

— Ce sont les dieux de cette forêt ! fitKoûm à voix basse.

Comme il parlait, une des trompes fit en-tendre un son étrange, membraneux, aussi fortque le mugissement d’un bœuf. Et les hommesconnurent que cette queue prodigieuse, quiétait une main et une bouche, était aussi unecorne de guerre.

Les mammouths se remirent en route. Je nesais quelle mélancolie accompagnait leur dé-marche. Ils semblaient errer dans un mondeinhospitalier, où leur race avait peine à vivre.Dédaignant la présence des hommes et deleurs bêtes, ils passèrent comme s’ils ne lesvoyaient pas.

— Leur puissance ne les rend pas féroces !remarqua Ambor avec sympathie.

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Et Remix se mit à dire :

— Ne sont-ce pas ces montres énormes qui,dans des pays lointains, portent des tours surleur dos ?

Des souvenirs vagues montaient en lui, desrécits de voyageurs, entendus chez les Éduensoù, encore enfant, il avait été avec son père.Mais ni Ambor le Loup, ni Koûm n’avaient en-tendu rien de semblable.

La forêt continua, pleine de pièges etd’énigmes. Ambor en aimait la solitude im-mense, plus immense sous le dur ciel d’hiverappesanti sur les ramures dépouillées.

Ce monde terrible, où jamais ne pénétre-raient les Romains, serait une bonne retraitepour les guerriers quand il faudrait se déroberà l’ennemi.

Le lendemain du jour où l’on avait rencon-tré les mammouths, les arbres s’écartèrent, unlac parut, et les voyageurs aperçurent des mai-

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sons dressées sur les flots. Il y en avait plusd’une centaine. Elles s’étendaient sur des plan-chers de bois, les unes reliées directement auxvoisines, les autres communiquant par desponts étroits, quelques-unes solitaires. Lesplus proches étaient à mille coudées du ri-vage…

Des femmes et des hommes bistres s’épar-pillaient, aux yeux larges plus noirs que l’ailedes hirondelles, aux mains petites. Une mul-titude d’enfants nus jouaient dans les eaux,comme s’ils avaient été amphibies.

Au large, on voyait flotter quelques pi-rogues.

Ambor et ses compagnons se dissimulaientparmi les végétaux. Il ne fallait pas songer àcombattre : les hommes du lac étaient tropnombreux.

— Il doit y avoir au moins cent guerriers !dit Ambor. Il convient de battre en retraite.

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Il était trop tard. Des guetteurs les avaientvus et signalaient leur présence. Une vive agi-tation se manifesta parmi les Lacustres.

De toutes parts, des pirogues s’assem-blèrent ; il y en eut bientôt plus de vingt, cha-cune chargée de plusieurs hommes armés desagaies, d’arcs, de flèches barbelées, de hachesformées par des pierres encastrées dans desmanches de bois. Aucune des armes n’était enmétal…

Ambor avait donné ses ordres : Koûm, Re-mix, Akr et Mengoll devaient rétrograder dansla forêt, en ligne droite et de manière à ne pou-voir être cernés, sans dépasser tout d’abordla distance où la corne d’Ambor se faisait en-tendre.

Lui, les rejoindrait, ou les rappellerait, selonles circonstances, en les avertissant de sa réso-lution par une sonnerie simple ou par une son-nerie double. Il gardait le loup et un molosse.

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— Je voudrais rester avec toi ! fit Mengolld’une voix suppliante.

Ambor regarda l’adolescent avec douceur.Et, songeant que Mengoll était très agile, il se-coua la tête.

La flottille se divisa, de manière à permettrele débarquement sur plusieurs points. Amborsupposa que c’était une manœuvre d’envelop-pement : les Hommes du Lac se croyaient-ilssûrs de n’avoir affaire qu’à un petit nombred’hommes ?…

Sur la terre ferme, les Lacustres formèrenttrois détachements qui s’avancèrent sans hâtevers la forêt. Le détachement du centre, plusnombreux que les deux autres, se dirigeait versl’endroit même où Ambor et Mengoll étaienttapis. Deux éclaireurs, ayant pris de l’avance,examinaient le sol, comme pour y chercher destraces.

Quand ils furent tout près de la futaie, Am-bor bondit.

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Ni l’un ni l’autre des éclaireurs n’eut letemps de se défendre : d’un même mouve-ment, le géant les avait terrassés… Profitant deleur stupeur, il les désarma rapidement et lesemporta comme il eût emporté deux enfants.

Cet exploit frappa tellement les autres guer-riers qu’ils s’arrêtèrent, avec le sentiment d’unprodige.

Quand Ambor eut rejoint Mengoll, le loupDoug et le molosse, il relâcha ses captifs et leurdit avec douceur :

— Ambor veut faire alliance avec lesHommes du Lac.

Les gestes complétaient la phrase. Les pri-sonniers écoutaient, sidérés, frappés d’épou-vante, mais le sourire d’Ambor les rassuraitconfusément.

Alors, il les prit chacun par la main et leurfit signe qu’ils étaient libres… Ils ne compre-

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naient point, ils se regardaient, puis regar-daient Ambor, Mengoll, le loup.

— Venez ! dit-il.

Il les entraîna jusqu’à l’orée…

Là-bas, les Hommes du Lac s’avançaientprudemment, avec une lenteur extrême, domi-nés par une crainte mystique qui pouvait setransformer en terreur : la stature et l’exploitd’Ambor leur semblaient surhumains.

Quand ils virent reparaître le Gaulois, avecles éclaireurs qui, auprès de lui, semblaient desnains, ils s’immobilisèrent. Le Gaulois poussalégèrement les prisonniers, puis tendit le brasvers le lac.

Il souriait toujours ; sa douceur était si évi-dente qu’ils sourirent à leur tour. Cependant,mi-effrayés encore, ils n’osèrent fuir résolu-ment ; ils se bornèrent à faire quelques pas,avec lenteur, hésitant, s’arrêtant, se retour-nant.

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Quand ils virent qu’il ne les suivait point, ilsavancèrent plus vite, prirent enfin leur élan etrejoignirent les Lacustres.

L’un d’eux déclara :

— L’homme géant est plus fort que dixours !

— Et plus rapide que les aigles ! fit l’autre.

— Les loups lui obéissent comme deschiens…

Ambor se tenait à la lisière de la sylve, avecle loup et le molosse. Les Lacustres le contem-plaient avidement et, là-bas, sur les eaux, onvoyait gesticuler les femmes.

Un chef lacustre murmura :

— C’est plus qu’un homme !

De proche en proche, ces paroles se répé-tèrent.

Les Lacustres étaient très religieux, au sensfétichiste. Ils imaginaient un nombre infini de

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vies, dont beaucoup demeuraient cachées, etcroyaient plus fortement aux choses surnatu-relles qu’aux choses réelles.

Affaiblis, derniers vestiges de peuples qui,en des temps très lointains, avaient victorieu-sement occupé la Gaule, leur lac était un su-prême refuge. Retenus par une crainte super-stitieuse et traditionnelle, ni Celtes, ni Ibèresne venaient par là ; si quelque chasseur témé-raire et aventureux y passait, à de lointains in-tervalles, ses récits ne déterminaient personneà s’y rendre.

Les chefs, ayant conféré avec un vieillardqui détenait la tradition des formules et dessignes magiques, trois hommes furent députésvers Ambor, avec des quartiers de chair, desvases pleins de blé ou de miel et des poissonsdu lac.

Quand ils furent près de l’orée, ils se pros-ternèrent et l’un d’eux, qui était un chef, clama,sur un ton de mélopée :

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— Les Fils de l’Aigle et du Lynx recon-naissent ta puissance, Esprit venu du mondeinconnu, et t’offrent la chair du bœuf, les grainsde la plaine fertile, les poissons de l’eau pro-fonde…

À ces offrandes, presque pareilles à cellesqu’eussent envoyées des Gaulois de la forêt,Ambor connut que les Lacustres lui propo-saient leur alliance.

Il se montra et répondit :

— Ambor le Loup et les Hommes du Lac se-ront des frères.

Puis, s’avançant sans crainte, suivi de Men-goll, du loup et du chien, il accepta les présentset, détachant son collier de corail, il le tenditau chef.

Le chef, charmé par ces pierres rouges, mê-lées d’or, riait d’allégresse.

Ainsi fut conclue l’alliance entre leshommes qui habitaient sur les eaux et Ambor

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le Loup qui, par une double sonnerie de cor, in-vita Remix, Koûm et Akr à le rejoindre.

Les Gaulois passèrent deux jours au borddu lac. Parce que Akr était habile dans l’art dessignes, on échangea des idées simples avec lesLacustres.

Ils se croyaient issus, les uns de l’Aigle desMontagnes, les autres du Lynx des premierstemps. L’Aigle et le Lynx avaient envoyé lesAncêtres vers le lac. Des jours sans nombres’écoulèrent ; les générations moururent aprèsles générations, puis des envahisseurs vinrentpour s’emparer des eaux ; le Lynx et l’Aigle lesavaient chassés.

Les Lacustres étaient indolents et paci-fiques. Ils travaillaient avec lenteur et pas-saient beaucoup d’heures, immobiles, dans undemi-rêve. Toutefois, ils cultivaient le blé, lelin, élevaient des bœufs, des porcs, des chienset des moutons.

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L’abondance des pâturages et la féconditédes eaux rendaient la vie facile. Peut-être leurrace était-elle déchue : leurs muscles étaientinférieurs en force à ceux des Gaulois et desIbères.

Ambor, avec un peu de dédain pour leurfaiblesse et leur inertie, trouvait pourtant leurvie agréable. Il aimait ces demeures fixées surles eaux, il observait avec curiosité les travauxqu’ils exécutaient habilement avec des outilsde pierre, de bois ou d’os, se demandait si lesGaulois sauraient les imiter.

Un jour, il vit un aigle énorme s’abattre surun troupeau de moutons qui broutaient aubord du lac, et s’emparer d’un agneau… Il ten-dit son arc pour abattre le rapace, mais, au mo-ment où il tirait, un des gardiens du troupeaudétourna la flèche, qui se perdit dans le sol.

Puis cet homme se courba jusqu’à terre, di-sant :

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— Dieu de la Forêt… tu sais bien que noussommes les Fils de l’Aigle…

Le Gaulois regardait cet homme prosternéet ne comprenait point, mais Akr accourut etdit :

— Un Aigle est leur ancêtre…

Et Ambor, se souvenant de la clairière auxdemeures souterraines, épargna l’aigle.

La halte des Gaulois ne fut pas vaine : ils ré-parèrent et complétèrent leur armement, aidéspar les Lacustres qui leur donnaient d’excel-lentes pointes de flèches en pierre, aussi duresque du métal, et des haches solides en diorites.

Les Fils de l’Aigle et du Lynx, continuant àcroire qu’Ambor était un dieu, et ses compa-gnons, même le loup et l’ours, des êtres ma-giques, regrettaient de les voir partir : les troisgrands chefs des clans les accompagnèrentquelque temps dans la forêt.

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Et des jours nouveaux succédèrent auxjours innombrables de la terre.

Enfin, la sylve s’ouvrit, on vit une plaine im-mense où paissaient les chevaux, les bœufs etles brebis, où, aux saisons propices, croissait lebeau blé de la Gaule. Mais l’hiver avait arrachéles feuilles des arbres et l’herbe sèche était tas-sée dans les greniers.

Ambor s’arrêta aux abords d’une bourgadefortifiée. À la vue de l’ours, des femmes et desenfants s’enfuirent ; un berger fit précipitam-ment partir ses bêtes ; une troupe d’hommesparut dont le chef, de haute stature et de mineimpérieuse, considérant Ambor et les siensd’un air farouche, s’écria :

— D’où venez-vous, étrangers, avec cesbêtes sauvages ? Et quelle terre vous a vusnaître ?

Ambor répondit, orgueilleux :

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— Je suis Ambor le Loup… chef de septclans et vainqueur des Romains… Nous avonstraversé la forêt immense…

— Donc, tu es de ceux qui, comme nous,combattent César.

— Vercingétorix est mon ami !

À ces mots, les yeux du chef sourirent et iladmira le corps magnifique du Loup.

— Toi et les tiens, soyez les bienvenus dansHelgomar. Et si tu l’ignores, sache que César,ayant rassemblé une armée très puissante, estentré en lutte avec Vercingétorix. Mais legrand chef commande une armée innom-brable… Presque tous nos jeunes hommesl’ont rejoint avec notre roi ! Et toi, fort commeles Taureaux des Marais, que vas-tu faire ?

— Ne t’ai-je pas dit, répondit fièrement Am-bor, que j’ai vaincu les Romains ? Les hommesde mon clan, avec ceux de Broga, ont extermi-né cinq cents légionnaires.

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— Pourquoi ne rejoins-tu pas Vercingéto-rix ?

— Tu le verras, si nous vivons l’un etl’autre. Je suis venu par ici avec l’espoir deréussir ce que je veux faire.

— Toi seul ? fit le chef presque railleur.

— Avec mes clans !

— Ne peux-tu pas réussir ailleurs ?

— Peut-être, mais pas dans ma forêt, niprès de Broga. Les légions n’y passent point.Elles passeront là-bas ! poursuivit-il, en dési-gnant l’horizon. César agit vite et va par le pluscourt.

— Pourquoi n’as-tu pas emmené tes guer-riers ?

— Ne le devines-tu pas ? Il fallait d’abordsavoir…

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Les deux chefs se regardèrent. Celui d’Hel-gomar se senti dominé par l’inconnu et baissala paupière.

— Tu peux entrer dans la ville, et c’est moi-même, Marovix, fils de Cenovar, qui te donne-rai le sel et le pain… Sache, Ambor le Loup,que nos terres, depuis le départ des jeuneshommes, sont infectées de bandits. Ilsviennent de partout. Ce sont des déserteurs ro-mains ou alliés de Romains. Parmi eux, deshommes presque aussi grands que toi-même,qui viennent des terres du Nord et qui serventdans la cavalerie de César.

— Il faut les détruire ! fit Ambor.

— Ils sont nombreux, répondit Marovix,d’un air soucieux, et nous avons peu de guer-riers solides !

— Tes hôtes t’aideront !

Marovix servit à ses hôtes de grands quar-tiers de bœuf rôti, le pain d’orge, le pain blanc

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et la cervoise. Puis il raconta ce qu’il savait dela guerre.

César avançait, s’emparant des villes surson passage, et Vercingétorix marchait à sarencontre. Peut-être étaient-ils aux prises,mais aucun feu ne l’avait encore annoncé surles montagnes.

Ambor raconta la bataille dans le défilé etsur la plaine : Marovix s’émerveillait et consi-dérait avec plus d’admiration la stature colos-sale de son hôte…

Puis, les portes de la ville étant closes, tousse confièrent à l’anéantissement du sommeil,où le corps et l’âme reprennent leur force.

Vers le milieu de la nuit, Ambor s’éveilla.Des molosses aboyaient avec fureur… Unecorne sonnait l’alarme. Le Loup, se levant enhâte, apparut tout armé à l’entrée de la de-meure… Derrière lui suivirent Mengoll, Maro-vix, Akr, Koûm et Remix.

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Au clair de la lune, se livrait un combat ex-traordinaire.

L’ours Imra étouffait un homme, le loupDoug en attaquait un second et les molossestenaient en respect trois autres malandrins.

Un serviteur de Marovix sonnait de la cornetout en excitant les bêtes :

— Ce sont les bandits ! cria-t-il à l’appari-tion d’Ambor et des autres.

À peine il avait parlé, une troupe armée sur-git, puis recula, surprise par la vue des ani-maux plus encore que par celle des hommes.

— À mort ! clamèrent Ambor et Marovix.

Ils bondirent, suivis par les compagnons duLoup et les serviteurs de l’hôte.

Ce fut la foudre. Ambor tombait sur les rô-deurs comme un aigle sur des corbeaux. Avantque ses compagnons l’eussent rejoint, trois en-nemis gisaient sur le sol ; puis un quatrièmetomba sous la hache de diorite que Koûm avait

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reçue des Hommes du Lac ; Marovix en abattitun cinquième et Mengoll plantait sa pique dansle ventre d’un adversaire.

La terreur glaça les bandits ; trois s’en-fuirent ; trois furent encore anéantis par Am-bor, Marovix et un serviteur.

Pendant ce temps, l’ours Imra finissaitd’étrangler son adversaire ; le loup, ayant ter-rassé le sien, buvait son sang, avec des grogne-ments de joie, tandis que les molosses d’Am-bor, joints aux six molosses de Marovix,avaient égorgé deux adversaires et mis lesautres en fuite.

— C’est Teutatès et la Terre-Mère qui t’ontconduit sous mon toit ! disait Marovix à sonhôte. Sans toi, cette nuit aurait été la dernièrede ma vie…

On avait fait trois prisonniers. Marovix lesinterrogea, avant de les faire pendre ou noyeren l’honneur des dieux. L’un d’eux, farouche etconnaissant son sort, ne voulut rien répondre.

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Les autres, essayant, par leur soumission,d’avoir la vie sauve, trahirent leur chef, Hemle Rouge, qui ravageait la contrée. Marovixconnut ses gîtes et ses stratagèmes ; il appritaussi l’avance des Romains, dans le pays desBituriges, à sept journées de marche romaine.

— Aucun feu n’a brillé sur les cimes ! mur-mura Marovix, concerné.

— On dit qu’ils marchent vers Gergovie…

À cette époque, Gergovie, naguère alliéedes Romains, était au pouvoir de Vercingéto-rix.

« Sept journées de marche d’une armée,songeait Ambor, c’est trois jours pour deshommes libres de leurs mouvements. »

Il résolut de voir l’armée romaine, n’ayantjusqu’alors aperçu que des détachements dontles plus nombreux n’atteignaient pas deux co-hortes(4).

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Marovix se rassurait à demi, en songeantque sa bourgade n’était pas sur la route des Ro-mains.

La voix d’un serviteur lui fit dresser la tête :

— Maître, la crête des Éperviers est allu-mée…

Marovix se dressa. Au loin, deux flammesrougeâtres luisaient sous les étoiles. Tous lesregardaient, et Marovix murmura :

— Ce bandit a raison… Les Romains ar-rivent ! Pourvu que Vercingétorix aille à leurrencontre et les batte !

— Il ira à leur rencontre ! fit Ambor avecmélancolie.

Il ne douta pas qu’une bataille en rase cam-pagne fût prochaine, et il en était affligé.

— Tu nous donneras un bon guide, dit-il àl’hôte, pour nous conduire au pays des Bitu-riges et je te rapporterai des nouvelles avant de

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retourner dans nos forêts. Plus tard, peut-être,passerai-je par ici avec mes guerriers.

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CHAPITRE X

LA BATAILLE

Ambor arriva dans la nuit, sur une hauteur,non loin de Noviodun(5), ville des Bituriges,défendue par de puissants remparts. Des feuxbrillaient dans la plaine, d’autres dans la ville.

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Les premiers éclairaient mal, de-ci de-là, unvaste campement : Ambor connut que c’étaitl’armée romaine qui assiégeait Noviodun, maisaucun détail précis ne se révélait. Dans la ville,quelques ombres s’agitaient ; des guerriers bor-daient les remparts…

À la pointe du jour, le Loup put considérer àl’aise l’ennemi et la ville. La vue du camp l’em-plit d’une admiration haineuse : c’était touteune cité, comme jaillie de la terre. Elle compor-tait deux régions distinctes, chacune abritanttrois légions. L’une et l’autre étaient fortifiéespar des retranchements, fossés, parapets, pa-lissades, et accessibles par quatre portes biengardées au dehors comme au dedans.

On voyait, vers le centre, une grande tentequi était celle de l’Imperator, et, proche, letribunal. Les tentes des soldats formaient degrands rectangles ; des étendards signalaientcelles des chefs.

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Le dur et industrieux génie de Rome revi-vait dans cette double cité, construite en peud’heures par les rudes soldats, grands ma-nieurs de terre, grands constructeurs, endurcisau travail comme à la bataille.

Il avait fallu des siècles de guerre métho-dique pour arriver à cette perfection. Sur lestrente mille hommes enfermés là, chacun avaitsa place assignée d’avance, comme chacunavait sa place dans les combats. Au premier si-gnal, tous étaient prêts. Pour forcer ce campformidable, une armée de soixante millehommes aussi bien armée, exercée et discipli-née que l’armée romaine aurait à peine suffi.

Ambor considéra longtemps, ébloui, cechef-d’œuvre de l’art militaire. Il compritmieux que jamais l’immense supériorité ro-maine.

Tandis qu’il songeait, des trompettes son-nèrent ; on vit survenir des cavaliers-éclai-

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reurs ; et le grand chef, César, invaincu, peut-être invincible, sortit de sa tente.

Il portait une cuirasse étincelante, sur unetunique plissée à partir de la ceinture. L’œild’aigle d’Ambor le vit comme s’il était proche,le visage fripé, les paupières lourdes, unmasque ensemble las et sévère. Des officiers sepressaient autour de lui et on lui amenait deuxéclaireurs…

Alors, il donna des ordres, et l’admirationdu Gaulois s’accrut encore…

Car, avec une rapidité prodigieuse, et sansqu’ils se hâtassent, les soldats étaient sortis ducamp et rangés en ordre de bataille.

Dans le lointain, une nuée de cavaliers pa-rurent en qui le Loup reconnut des hommesde sa race et que suivaient des hordes de fan-tassins. Dédaignant la protection du camp, quieût rendu l’action plus lente, et moins décisive,César offrait hardiment la bataille à ses adver-saires.

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Un rire de mépris montait aux lèvres d’Am-bor, le mépris de l’homme dans sa puissancepour une créature débile qu’il jugeait presqueinfirme. Ce fut court.

Ambor savait reconnaître la force mentale,supérieure à celle des muscles. Et il n’ignoraitpoint que ce chef au visage flétri était un tacti-cien incomparable.

Il put bientôt comparer les deux arméesavec précision.

L’ordre de bataille des Romains, immuabledepuis des siècles, les trois légions de hastati,principes et triarii, avec la cavalerie aux ailes,lui imposait le respect… Les légions étaientaussi calmes, aussi rigides et ordonnées ques’il s’agissait d’un simple exercice.

Au rebours, les Gaulois accouraient endésordre, et, encore à distance, poussaient desclameurs frénétiques, mêlées aux aboiementsde leurs chiens. Leur aspect était saisissant :au début de l’invasion, il terrifiait les Latins.

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La poitrine nue, la tête couverte d’un muflede bête, ou de quelque masque fantastique,accompagnés de molosses parfois plus grandsque des loups, ils étaient prêts à se jeter d’unélan sur l’ennemi.

Malgré les ordres de Vercingétorix, il yavait trop de bagages, trop de femmes et au-cune cohésion. Les cavaliers, vêtus de cou-tumes éclatants, parés de corail et d’or, évo-luaient sur le front et sur les ailes.

Vercingétorix multipliait en vain les ordres :trop de chefs n’obéissaient pas ou guère, et l’ar-mée gauloise avait l’air d’une horde sauvagedevant les troupes impassibles de César.

Cette horde n’avait qu’une seule chance devictoire : se ruer en masse sur l’ennemi et frap-per aveuglément, sans se laisser intimider parla fermeté des légions. Le plus souvent, cesruées finissaient en panique.

Dans son grand manteau rouge, César, his-sé sur une plateforme, considéra ses soldats,

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examina la position des ennemis et donnal’ordre d’attaque à la cavalerie de l’aile gauche.La charge se fit en bon ordre, mais, alorsqu’une première ligne de la cavalerie gauloisecédait du terrain, Vercingétorix commanda uneattaque de flanc.

Elle fut foudroyante ; dans ce premier élan,les Gaulois montrèrent l’audace magnifique quiles rendait si redoutables pour des adversairessurpris, et qui avait jadis vaincu les Romainssur l’Allia. La cavalerie de César se disloqua, sereplia, prit la fuite, poursuivie par des adver-saires ivres de victoire.

Alors les hastati lancèrent une nuée de ja-velots, les archers et les frondeurs baléaresmultiplièrent les pierres et les flèches, et l’im-perator commanda la même manœuvre quiavait réussi aux Gaulois : des escadrons ger-mains tombèrent sur le flanc des agresseurs…

En un éclair, la fureur de la victoire tomba ;les cavaliers de la Gaule se crurent aux prises

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avec toute une armée, tournèrent bride et s’en-fuirent en désordre ; les poursuivants n’avaientque la peine d’abattre ceux qu’ils parvenaientà atteindre…

Quand le gros de l’armée gauloise vit ladéconfiture de sa cavalerie, elle passa de laconsternation à une frayeur superstitieuse. Undésordre vertigineux fit disparaître les tracesd’une vague formation militaire ; il n’y eut plusqu’une foule démente qui tournoyait, clamait,hurlait…

Vercingétorix comprit l’impossibilité de li-vrer bataille. Il réussit à rassembler une élitequ’il plaça entre les deux armées, en avant-garde, tandis que les cornes de guerre son-naient la retraite.

L’avant-garde, devenue l’arrière, intimidaquelque temps les cavaliers germains, las àforce de tuer, et l’armée gauloise mit rapide-ment entre elle et les légions une distance suf-

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fisante pour que César ne poussât pas à fond lapoursuite.

La bataille n’avait pas duré deux heures !

Ambor avait assisté aux événements avecdes sursauts d’indignation, de fureur, de mé-pris, d’ironie noire, mais sans surprise. Ledésordre fou des Gaulois, l’ordre formidabledes légions, d’emblée lui annonçaient l’issuede la rencontre. Il avait craint une défaite plusécrasante et louait Vercingétorix d’avoir or-donné la retraite assez tôt pour éviter un dé-sastre complet.

« A-t-il compris enfin, songeait-il, que ja-mais il ne battrait une armée romaine en rasecampagne ? »

Il tendit le poing vers César qui, la bataillefinie, allait châtier les malheureux habitants deNoviodun pour avoir, du haut de leurs rem-parts, acclamé l’armée gauloise.

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— Ambor le Loup mourra, ou te tiendrasous son genou, bourreau de la Gaule.

Déjà, il filait par des chemins détournés,avec ses hommes : en moins d’une heure, il re-joignit les hordes gauloises.

Étonnés par les fauves, des guerriers les en-veloppèrent. Sans l’ours et le loup, les voya-geurs eussent passé inaperçus. Quelques arcsse tendirent. Ambor cria :

— Prenez garde, frères ! Je suis l’ami devotre chef.

De partout, des soldats accoururent, cu-rieux et indécis. Quoiqu’il y eût là beaucoupd’hommes de grande stature, Ambor les éton-nait autant que l’ours et leur semblait admi-rable.

Cependant des flèches sifflèrent ; les versa-tiles Gaulois étaient également prêts à la colèreet à la sympathie. Un cavalier se fraya passageet, d’une voix retentissante :

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— Malheur à qui frappera Ambor le Loup !

Ambor reconnut Lucter le Cadurque, quiexclama :

— Salut à qui m’a sauvé de la mort !… Soisle bienvenu, Ambor, dans cette armée malheu-reuse…

Il parlait d’une voix amère, honteux de ladéfaite des siens. Mélange de Celte et de Li-gure, il détenait la légèreté gauloise, étant lui-même opiniâtre et d’une constance inébran-lable dans ses amitiés, ses actes, ses projets.Nul n’était plus attaché à Vercingétorix pourqui il avait parfois risqué sa vie.

— Tu veux sans doute voir Vercingétorix ?Il est là ! fit le Cadurque, en tendant une mainvers le Nord.

Tandis que Lucter guidait les voyageurs,Ambor voyait mieux l’effrayante débandade decette armée, le chaos de chars, de bœufs, dechevaux, d’hommes et de bêtes. Heureuse-

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ment, tous fuyaient vers le Nord, hors de l’at-teinte des Romains, qui se bornaient à unepoursuite simulée.

Vercingétorix essayait vainement de canali-ser cette retraite. Sans relâche, il envoyait descavaliers porteurs de commandements. À lavue d’Ambor, il pâlit d’émotion :

— C’est toi, Ambor ! Viens-tu combattreavec nous ?

Ambor, des deux mains, montra la multi-tude chaotique et répondit avec une rude iro-nie :

— Combattre, roi des Arvernes !

— Ne juge pas mal nos guerriers !

— Ils savent mourir, grand chef, quand ilssont en petit nombre.

— Je les dresserai !

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— Ta vie n’y suffirait point. Les chefs se dis-puteraient, les soldats retourneraient chez eux.Ah ! le bourreau romain les connaît !

Vercingétorix se tut, pensif. Chaque jour, ilpercevait mieux l’énorme distance morale quiséparait les Gaulois des Romains. Il avait es-péré, il espérait encore, une autorité absolue.Seule, elle lui eût permis de créer une armée,mais il se heurtait à la turbulence, à l’instabili-té, aux querelles, à la jalousie des chefs. Beau-coup supportaient à peine sa prééminence,d’autres rêvaient de le remplacer, d’autres en-core étaient entrés contre leur vouloir dans laconfédération.

On ne pouvait guère compter sur lesÉduens, naguère alliés de Rome, et divisés endeux factions ; beaucoup d’hommes, venus desrégions les plus sauvages, où le légionnairen’avait pas pénétré, comprenaient mal le butde cette guerre.

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D’ailleurs, avant la conquête latine, lesGaulois ne songeaient pas qu’ils fussent deshommes de même race(6) ; les peuplades voi-sines se battaient entre elles, le vainqueurpillait le vaincu et ramenait des captifs desti-nés à l’esclavage. La cruauté et la rapacité ro-maines ne les frappaient que par leur caractèreméthodique. En sorte qu’un seul lien les unis-sait : la haine contre ceux qui les avaient vain-cus et humiliés, qui avaient dévasté leurs villeset leurs champs, massacré les habitants, ven-du par myriades, comme des porcs, les jeuneshommes, les jeunes femmes, les enfants vigou-reux…

— J’y ai pensé, reprit Vercingétorix, aprèsun silence. Je vais essayer la guerre commetu l’entends, Chef des Loups Noirs, après avoirsauvé mon armée… Si nous ne réussissonspas, nous reprendrons la grande guerre.

— Tu réussiras ! Je t’aiderai selon mesforces. Avant un mois, mes clans seront en

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campagne : ceux-là sont presque aussi discipli-nés que les Romains.

— Tu as l’âme d’un grand chef, Ambor…

Quelques jours plus tard, la retraite de sonarmée effectuée en désordre mais sans pertes,Vercingétorix assembla les rois et les chefs deguerre, pour proposer son nouveau plan. L’as-semblée fut d’abord tumultueuse ; les discou-reurs abondaient, doués de l’éloquence natu-relle aux Gaulois ; puis Vercingétorix, ayantpris place sur une façon de plate-forme, parla àson tour. Sa haute stature, son éclatante beau-té, sa voix ensemble mâle et harmonieuse,s’imposaient aux uns et séduisaient les autres.

Il commença par blâmer l’indiscipline desGaulois, leurs perpétuelles disputes, qui entra-vaient le commandement et rendaient impos-sible un exercice régulier des soldats…

— À Noviodun, nous devions vaincre, nousdevions écraser l’armée romaine. Nous étionsde beaucoup les plus nombreux. Nous pou-

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vions envelopper les légions : il a suffi d’uncombat de cavalerie, un combat d’avant-garde,pour jeter le désordre et la panique dans toutel’armée. Des hommes pleins de courage, dé-daigneux de la mort, ont été saisis par unecrainte superstitieuse, cette crainte qui vientdu désordre même, du tumulte, des cris, desparoles insensées, et qui se répand comme unemaladie… Renonçons à une guerre qui n’estpossible qu’avec des troupes bien exercées,avec des chefs qui obéissent sans vaines dis-putes à celui qui a été élu pour les commander.

« Divisons-nous. Harcelons les Romains.Par tous les moyens, coupons-leur les vivreset le fourrage. Nous le pouvons. N’avons-nouspas beaucoup plus de cavaliers qu’eux, ne pou-vons-nous rapidement nous porter partout plusvite qu’eux ? Pour se procurer les provisionsnécessaires aux hommes et aux chevaux, lesRomains devront se disperser : nous détruironsles détachements. Affamés, poursuivis, guet-tés, ils seront forcés de battre en retraite. Et

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s’ils rencontrent partout la même résistance,ils retourneront dans leur pays… C’est un dursacrifice que je réclame à la Gaule, car il faudrabrûler des villes, des places fortes, des récoltesqui offriraient une ressource à l’ennemi… Oui,un dur sacrifice, moins dur pourtant que d’êtremassacrés en masse, vendus aux marchands,ou de vivre en esclaves sur vos propres terres !

Les chefs, d’abord hésitants, adoptèrent tu-multueusement le plan de Vercingétorix.

Avant de quitter le roi des Arvernes, Amborlui dit :

— Tu as bien parlé, grand chef !… Et si turestes fidèle à ton plan, César et ses soldatsmaudits quitteront la Gaule !

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CHAPITRE XI

AMBOR LE LOUP

Depuis que Vercingétorix avait forcé les Ro-mains à abandonner le siège de Gergovie, Am-bor le Loup harcelait l’armée romaine. Il tenaitcampagne avec quatre cents hommes, tantôtréunis, tantôt disséminés dans des terres fa-rouches (marais, landes, rocs, forêts denses),où les Romains étaient impuissants à les pour-suivre, et plus encore à les capturer.

Le Loup fondait comme la foudre sur desdétachements isolés, ou bien tendait des em-buscades : des centaines de Romains périrent

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sous les glaives, les piques et les flèches de seshommes, dont les pertes étaient légères.

C’étaient les plus terribles guerriers de laGaule, jeunes, la plupart de grande stature,braves jusqu’à l’héroïsme. Le chef leur impo-sait une discipline aussi dure que la disciplinelégionnaire. Ils maniaient, avec une adresseégale, le glaive gaulois et l’épée romaine, ti-raient à merveille de l’arc et lançaient incom-parablement le javelot.

Tous cavaliers accomplis, c’étaient aussides fantassins infatigables, grimpeurs d’arbreset de rochers, nageurs agiles, coureurs augrand souffle.

Aucune élite romaine ne leur était compa-rable ; en nombre égal, aucune troupe ne tenaitcontre eux. Ils le savaient ; pleins d’un orgueilsauvage et connaissant ce qu’ils devaient auLoup, ils lui étaient dévoués jusqu’à la mort.

Ambor avait eu raison, dès l’abord, de leurarmement. Le prisonnier samnite et le prison-

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nier étrusque capturés aux Rocs de Taran,avaient appris aux forgerons des clans latrempe d’un acier supérieur à l’acier gaulois.Épées, boucliers, piques, arcs et javelotsétaient d’une qualité égale à celle des armesromaines…

De celles-ci, au cours de nombreux com-bats, ils avaient pris de quoi se réarmer plu-sieurs fois et leur butin était caché dans des re-traites profondes.

Ambor avait divisé sa petite armée enquatre centuries, chacune sous le commande-ment d’un chef renommé pour son endurance,son esprit d’initiative, sa ruse et sa science mi-litaire.

Le dévouement de ces quatre hommes auLoup allait jusqu’au fanatisme. L’un d’eux étaitKoûm, plein d’astuce et de flair, qui, guidé parun instinct extraordinaire, surprenait les Ro-mains plus souvent que tous les autres. Le plus

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agile était Obraz aux yeux de lynx, qui, pour lacourse, tenait tête à Ambor même.

Soloûn, géant roux, atteignait presque lastature et la force du grand chef. Le dernier,petit, dense, des yeux noirs comme basalte, lesjambes arquées, était grand inventeur d’em-buscades. Taciturne, il passait des jours entierssans dire une parole.

Or, c’était un soir, dans une gorge étroitequi séparait la terre marécageuse d’une valléefertile. De grands feux éclairaient les pentesvêtues d’une végétation indigente où domi-naient les bruyères ; on n’apercevait qu’unlambeau de ciel, brodé d’étoiles. Les lueurspalpitantes enveloppaient les hommes de mys-tère, les uns presque dans l’ombre, les autresbaignés de pourpre, certains secouant des che-velures semblables aux flammes.

Aucune force romaine n’évoluait à moinsd’un plein jour de marche. Ambor, toutefois,faisait veiller des sentinelles, près des marais

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et aux abords de la vallée. Menacés par desforces supérieures, ces hommes auraient graviles pentes, avec la vélocité des bouquetins, seseraient dispersés, puis retrouvés dans une re-traite choisie d’avance. Pour parer à l’imprévu,un second refuge était désigné, dans la profon-deur des bois. Seule, une marche convergentedes ennemis eût pu les mettre en danger.

Ambor avait laissé les hommes achever lerepas du soir avant de faire venir Koûm etObraz, pour leur exposer son plan.

Près du feu central, il n’y avait que ces deuxhommes, le jeune Mengoll et Ambor lui-mêmequi, tendant une main vers l’Occident, dit :

— Nous devons atteindre le sommet duMont des Aigles avant que le soleil de demainsoit au milieu de sa route. Pour aller plus vite,Koûm et ses hommes iront par le sentier degauche ; Obraz et les siens à droite, avec moi.Nous serons en haut un peu avant Koûm…Trois montagnards nous guideront, qui seront

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ici à l’aube. Il faut atteindre, plus tôt que lesRomains, une bourgade où sont réunies degrandes provisions de blé et du bétail.

— Les Romains sont donc en route ? de-manda Koûm.

— Dans la plaine, à l’autre versant du Montdes Aigles. Ils y barrent la route aux Gaulois…L’ascension est plus difficile par là que par ici,les sentes plus étroites. Ils n’enverront sansdoute pas plus de trois centuries.

— Nous sommes deux cents ! murmuraObraz.

— Obraz, je loue ta méfiance… Sache queles Romains ne peuvent déboucher que par unevoie étroite et escarpée, donc en petit nombre.

— S’ils arrivent avant nous ?

— Que ferais-tu ?

— Je battrais en retraite.

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Ambor mit sa main puissante sur l’épauledu chef.

— Crois-tu donc, Obraz, que je ferais au-trement ? Ai-je jamais combattu lorsqu’on ris-quait la vie de beaucoup des nôtres ? Bienavant de parvenir en haut, nous saurons si lesRomains ont chance de nous devancer. Maisvoici l’étoile de Taran…

Une étoile rouge venait de surgir à l’Orient.Ambor se dressa, fit quelques pas vers l’issueouest de la gorge et s’écria :

— Regarde, Obraz !

Obraz se leva à son tour, et vit trois feux surle Mont des Aigles.

— Nos amis sont à leur poste, dit Ambor.Ésus veuille que nous exterminions beaucoupd’ennemis.

Il traversa la gorge, passant de feu en feu,et jetant au passage quelque parole amicale.Bientôt, dépassant le dernier bûcher, il s’enga-

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gea dans l’ombre. Les roches s’écartèrent ; desténèbres argentines laissaient entr’apercevoirl’étendue creuse que barrait, au loin, une mu-raille immense.

Ambor demeura quelque temps là, rêveur,aspirant la brise chargée d’arômes sauvages.Une neige d’étoiles scintillait au firmament,traversé par la blême voie lactée. Ambor son-geait à sa forêt natale, aux siens groupés dansla Clairière des Loups, sous le commandementdu père.

Parfois, il tremblait à la pensée qu’ils selaisseraient surprendre, puis leur vigilance,leur flair et celui des animaux, les mille re-traites de la forêt le rassuraient.

Une forme élancée se glissa près de lui. Am-bor, se tournant à demi, vit la face blanche deMengoll. Il ne faisait plus de différence entrel’adolescent et ses propres enfants, et sa ten-dresse, souvent, le troublait douloureusementlorsque Mengoll l’accompagnait à la bataille.

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Pourtant, il ne le ménageait point, il l’em-ployait même à des tâches périlleuses. Nuln’était plus subtil que ce jeune Gaulois, pourescalader les rocs, pour se glisser par des fis-sures étroites ou se tenir en équilibre sur unecime aiguë. Ses dons naturels s’étaient parfaitsà la guerre. Il avait presque autant de flairque Koûm, et son agilité le disputait à celled’Obraz.

— Maître, demanda Mengoll, ne crains-tupas que les Romains n’arrivent le long du ma-récage ?

— On peut le craindre, Mengoll, mais nonqu’ils arrivent demain avant les deux tiers dujour… Si nous réussissons là-haut, nous auronsplusieurs lignes de retraite. Si nous ne réussis-sons pas, si les Romains descendent du Montdes Aigles…

Il mit la main sur la tête de Mengoll :

— … et s’il en arrivait d’autres le long dumarécage… eh bien ! Mengoll, toi seul peux

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deviner la suite… Sans doute, nous courons degrands risques…

Il montra une étoile bleue, plus brillanteque toutes les autres :

— L’étoile de Teutatès brille de tout sonéclat. Les Druides pensent que c’est signe debonheur…

— Mais, répondit Mengoll, un brouillardcache l’étoile d’Ésus.

Ambor haussa ses épaules musculeuses :

— Nous connaîtrons notre sort demain, audéclin du jour.

Les hommes d’avant-garde avaient franchiles deux tiers de la montagne, lorsqu’une son-nerie de corne retentit sur la hauteur. Tous, re-connaissant la sonnerie d’alarme, s’arrêtèrent.

Une grande inquiétude envahit l’âme d’Am-bor, et qui s’accrut lorsque, à trois reprises, lasonnerie se répéta :

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— Les Romains ? murmura-t-il… C’est im-possible ! Ou nous sommes trahis…

Il s’était arrêté, comme ses guerriers, etquelques-uns faisant mine de se remettre enroute, il ordonna la halte.

— Crois-tu que ce soient les Romains ? de-manda-t-il au guide montagnard.

Celui-ci était un personnage fantastique, –des yeux nocturnes, le thorax aplati, le nez enspirale, des joues immenses, couleur d’argile,et des pieds aussi courts que les sabots d’uncheval.

— Oui, dit l’homme, je crois que c’est eux.

— Mais les feux, cette nuit, annonçaientqu’ils étaient loin encore.

— Ils ont pu venir par la Montagne Noire, siceux de la Montagne Noire ont trahi.

Comme il parlait encore, un homme accou-rut, hors d’haleine :

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— Les Romains arrivent !

— Par la Montagne Noire ?

— Oui.

— Ils n’étaient pourtant pas encore là-hautquand tu as commencé de descendre.

— On les voyait seulement sur la grandearête. Maintenant même, ils ne doivent pas en-core être chez nous.

— Pouvons-nous arriver avant eux ?

— C’est impossible !

Deux autres coureurs venaient de surgir,qui confirmaient la nouvelle. Déjà, les habi-tants s’étaient sauvés, emportant tout ce qu’ilspouvaient, dans les bois de sapins.

La corne de guerre les interrompit…

Pour avertir Koûm et ses hommes, Ambor,à son tour, sonna l’alarme. Puis, il appela Men-goll, pour lui dire :

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— Va, mon fils, dis à Koûm qu’il faut battreen retraite.

Il médita, sombre et humilié, surtout trou-blé par la trahison des hommes de la MontagneNoire, qui, pourtant, l’étonnait à peine. Centfois, la trahison avait servi César. L’argent n’enétait pas la cause essentielle mais plutôt lahaine, la jalousie, les rivalités des Gaulois, par-fois la crainte. Peut-être ceux de la MontagneNoire et ceux du Mont de l’Aigle se détestaient-ils ?

Il ne s’attarda pas à la songerie. La retraiteavait commencé. Elle exaspérait les hommes,mais aucun n’accusa le chef, tous persuadés desa sagesse autant que de sa force.

La descente se fit rapidement : le soleil étaitau milieu de sa route, lorsque les deux centshommes se trouvèrent réunis dans la vallée.

Ambor ne leur laissa point de répit ; il lesmena rapidement dans la gorge où ils avaientcampé durant la nuit.

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Il pressentait un péril plus grave que tousceux jusqu’alors surmontés. Tant d’exploits, leslégionnaires sans cesse surpris et massacrés,les convois de vivres interceptés, avaient finipar éveiller la colère de César.

Comme pour Ambiorix, roi des Éburons,la tête du Loup Noir était mise à prix, seshommes traqués par des forces dix fois supé-rieures. César achetait, à prix d’or, les servicesdes traîtres, ou suscitait des rivalités féroces.

Le proconsul, depuis quelques semaines,préparait une expédition massive dirigéecontre celui qui, avec quelques centainesd’hommes, causait autant de ravages qu’unearmée. Connaissant le dangereux enthou-siasme que les exploits d’Ambor éveillaientdans les âmes, il avait résolu d’en finir, à toutprix, avec ce redoutable adversaire.

L’affaire du Mont de l’Aigle était le préluded’une campagne acharnée, et en aurait peut-

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être été la fin, si les Gaulois n’avaient pas battuen retraite.

Ambor, pressentant que le deuxième épi-sode allait suivre, ne laissa qu’à regret seshommes se reposer, mais la rude escalade etla descente vertigineuse avaient duré plus desept heures : tous étaient affamés et recrus defatigue.

Suivi de Mengoll, le chef se rendit jusqu’àl’issue occidentale de la gorge. Une plaines’étendait à droite ; à gauche, un marécage bor-dé d’une infranchissable muraille basaltique.

La configuration du pays voulait que l’en-nemi débouchât par la droite. Non que les ré-gions de gauche fussent inaccessibles, mais ilfallait, pour les atteindre, suivre des voies trèspénibles et détournées, ce qui eût fait perdrepour le moins une journée.

La plaine s’étendait jusqu’à une arête ro-cheuse, deux fois échancrée…

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— S’ils viennent… ils viendront par là !songeait Ambor.

La plaine était presque nue. Aucune troupen’aurait pu s’y rendre invisible.

Si, au-delà de l’arête, la route était libre,plusieurs directions permettaient une retraiterapide, en ordre diverse.

Ambor quitta l’entrée de la gorge, rejoignitses hommes et en choisit trois parmi les plussagaces et les plus agiles : chacun d’eux devaitexplorer une des ouvertures de l’arête. Il leuradjoignit Mengoll, en lui disant :

— Tu rapporteras plus vite qu’eux ce qu’ilsauront vu…

Les quatre hommes s’éloignèrent à grandeallure, mais Mengoll prit rapidement uneavance qu’il accroissait de minute en minute.Ambor ne le regardait pas courir sans inquié-tude, tout en se fiant au flair de l’adolescentqui, jamais encore, ne s’était laissé surprendre.

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Mengoll arriva, bien avant ses trois compa-gnons, près du but, et disparut par l’une deséchancrures. Les autres arrivaient à peine de-vant l’arête, lorsque l’adolescent reparut, bon-dissant et gesticulant. Tous quatre reprirent augalop la route du défilé…

— Les Romains sont là ! murmura Ambor.Une rumeur le fit se retourner ; deux monta-gnards accouraient hors d’haleine.

L’un d’eux s’écria :

— Les Romains, après avoir incendié labourgade, descendent vers la vallée.

— C’est bien ! fit Ambor.

— Nous sommes cernés, fit Obraz, qui ve-nait de rejoindre le chef.

Ambor eut un rire farouche et ne réponditpoint. Quelques instants plus tard, Mengoll ar-rivait et d’une voix haletante :

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— L’ennemi s’avance en grand nombre…Déjà, la nouvelle se répandait de proche enproche.

Koûm et Obraz se tenaient près du chef,consternés. Ambor garda un instant encore lesilence, puis :

— Que les hommes se tiennent prêts au dé-part !

— Où irons-nous ? demanda Obraz… Nousne serons nulle part mieux qu’ici pour com-battre.

— Ni pour être pris au piège !

— Le serons-nous moins dans la vallée ?

— Nous ne passerons pas par la vallée.

— Je ne vois pas d’autre passage.

— Il y a le marécage.

Obraz regarda le chef, Stupéfait, maisKoûm approuva d’un mouvement de tête.

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— Seulement, reprit Ambor, il faut d’abordque les Romains aient franchi la moitié de ladistante qui nous sépare de l’arête.

Cette fois, Koûm parut aussi surpris quel’autre chef. Ambor leva les épaules :

— Sinon, ils auraient le temps de revenirsur leurs pas et de nous rejoindre sur l’autrerive !

Il se passa plusieurs minutes avant que pa-rût l’avant-garde romaine, une trentaine de ca-valiers, suivis bientôt par l’infanterie.

Les cavaliers s’avançaient sur deux lignes,au petit trot.

— Les archers à l’avant ! ordonna le chef.

À la vérité, tous les hommes de sa petite ar-mée étaient bien exercés au tir de l’arc, maisune quarantaine d’entre eux formaient unetroupe d’élite, étant aussi les plus adroits lan-ceurs de javelot.

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Les archers furent rangés au seuil du défilé,tout en restant invisibles aux arrivants…

Là-bas, l’infanterie romaine débouchait pardeux échancrures, et reprenait rapidement sesrangs, rompus aux passages étroits. C’étaittoujours le même ordre, la même souplessedans la discipline, mais Ambor se flattaitd’avoir des hommes plus forts, plus agiles etaussi bien dressés que les légionnaires.

Toutefois, il considéra avec appréhensionces petits hommes trapus, aux corps endurcispar les épreuves et si redoutables par leursang-froid. Plusieurs centuries jaillirent del’arête et, enfin rangées comme il fallait, semirent en route rapidement.

— Y en avait-il d’autres ? demanda Ambor,en se tournant vers Mengoll.

— Je ne crois pas !

Ambor estima que l’ensemble formait au to-tal, près de six cents légionnaires : et point

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d’autres cavaliers que ceux qui avaient parud’abord.

Retranchés comme ils l’étaient, les Gauloisauraient pu combattre avec avantage, malgréleur infériorité numérique, mais les Romainsn’eussent pas risqué la bataille avant l’arrivéedes légionnaires venus de la Montagne Noire.

Ils étaient là pour un siège, non pour uneaction immédiate.

Les cavaliers, au lieu d’accélérer, ralentis-saient maintenant l’allure, et l’infanterie appro-chait de la limite assignée par Ambor. Soudain,une dizaine de cavaliers prirent le galop et par-vinrent jusqu’à une portée de flèche du défilé.

Les archers gaulois avaient reçu l’ordre dene tirer qu’au commandement… Une formi-dable émotion immobilisait les Gaulois ; l’ins-tinct de guerre palpitait dans leurs poitrines ;ils craignaient moins la mort que la défaite.

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Ambor, impassible, attendait le momentfixé par lui-même. Quand enfin l’infanterie ro-maine parvint à la limite, il cria d’une voixéclatante :

— Archers, visez bien !

Une nuée de flèches s’abattit sur les ca-valiers ; six d’entre eux roulèrent sur le sol ;des chevaux tournoyèrent ; la troupe se rabat-tit vers les centuries, en laissant deux hommesde plus sur le terrain…

— Au marécage ! clama Ambor… Qu’on mesuive et qu’on suive Mengoll !

Il s’élança le premier avec l’adolescent, surla rive occidentale du marécage, étroite et si-nueuse, alors que les Romains bordaient, versle milieu, une partie de la rive méridionale.

Le chef de la colonne romaine considéraitcette fuite avec ébahissement : les Gaulois, ser-rés entre l’eau et les rocs, devaient fatalement

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se heurter à la muraille de basalte, infranchis-sable, qui barrait la voie.

Aussi bien, les Romains continuèrent leurmarche, ce qui semblait, provisoirement, laseule manœuvre utile.

Arrivé à deux portées de flèche de la mu-raille, Mengoll entra dans le marécage : il avaitde l’eau jusqu’à la ceinture. Ambor le suivit,immédiatement imité par d’autres :

— Ne vous écartez ni à droite ni à gauche !commanda le Loup.

Pendant une centaine de pas, la profondeurde l’eau demeura égale, puis elle décrût, et, enmême temps, le sous-sol guéable s’élargit, demanière à permettre le passage simultané deplusieurs hommes.

Mengoll ne cessait de renseigner ses com-pagnons.

Le capitaine romain demeura encorequelque temps indécis : la manœuvre restait

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énigmatique. Y avait-il quelque passage incon-nu dans la muraille basaltique, ou bien les Gau-lois voulaient-ils rallier la rive occidentale ? Vi-siblement, la ligne guéable obliquait au nord-est. Si les fugitifs y abordaient, les Romains nepourraient les rejoindre qu’en suivant une lignebeaucoup plus longue que la route de retraite :il leur faudrait longer d’abord la rive qu’ils oc-cupaient et qui s’infléchissait fortement vers lesud-est, puis tourner à gauche pour suivre larive orientale.

Plein d’incertitude, le tribun militaire pritpourtant une première résolution en arrêtant lamarche de la cohorte et en ordonnant aux ca-valiers qui restaient – environ vingt-cinq – deprendre chacun un homme en croupe et de serendre sur la rive orientale, afin d’arrêter oude retarder l’atterrissage, encore peu probable,des Gaulois.

Ambor vit l’accomplissement de cette ma-nœuvre : elle serait désastreuse, si l’atterris-

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sage tardait, les Gaulois étant contraints debondir trois par trois sur la rive.

De part et d’autre, on lutta de vitesse. Lescavaliers arrivaient au tournant, alors que lesGaulois étaient encore à cinq cents pas du ri-vage.

Ambor et Mengoll accélérèrent la marche,imités par tous les guerriers. De-ci, de-là, unhomme chavirait et tombait à l’eau : on le re-pêchait aussitôt…

Deux cents pas… cent pas… Les chevauxarrivaient au galop ; les Gaulois faisaient desefforts surhumains.

Enfin, Ambor et Mengoll abordèrent… Lachevauchée accourait, bride abattue.

Dix Gaulois, vingt Gaulois, cinquante ; lescavaliers étaient à portée de flèche ; les guer-riers d’Ambor vidaient leurs carquois…

Bientôt, il y eut près de cent Gaulois sur larive… Et ce fut la mêlée, mais un enchevêtre-

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ment de pierres contrariait la charge des Ro-mains, et il avait fallu, sous la nuée de flèches,déposer les fantassins.

Les piques, les glaives répondaient auxépées et aux lances… Ambor, dieu effrayantde cette bataille, abattait les petits Romainscomme des fruits mûrs. Son glaive, bien trem-pé, enlevait les têtes, arrachait les membres ;les géants blonds et roux hurlaient, mugis-saient, les chevaux se cabraient, frappés auxnaseaux ; d’instant en instant, de nouveauxcombattants jaillissaient du marécage.

Cependant, la trompette romaine retentitsur la rive méridionale. Les Légionnaires ac-couraient, mais à peine parvenaient-ils àl’angle du marécage, les derniers cavalierstournaient bride, tandis que les Gaulois massa-craient les survivants.

— Trop tard, fils de la Louve ! clama Am-bor, entraînant ses hommes vers le Nord, après

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avoir chargé ses blessés sur des chevaux dontles cavaliers agonisaient sur le sol.

Cinq Gaulois étaient morts, mais trente en-nemis ne verraient plus la lumière.

Les cornes de guerre sonnent la victoire :une fois de plus, Ambor a vaincu !

Bientôt, les Gaulois ont gagné une régionrugueuse où la poursuite serait si périlleuseque le Tribun militaire, humilié et la rage aucœur, préféra accepter la décision du sort.

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CHAPITRE XII

AVANT LA TEMPÊTE

C’est un soir, à l’heure où le crépusculeagonisait dans les nuées. Les premières étoilesfleurirent, d’autres s’allumèrent une à une dansl’abîme des cieux.

César, à la lueur d’une lampe romaine, ins-crivit quelques lignes sur ses tablettes. Morose,plein d’amertume, plein de haine dédaigneuse,il songeait à Vercingétorix qui en appelait deses défaites, qui, maintenant, faisait figure devainqueur ; il songeait aussi à l’homme aumasque rouge, au géant néfaste qui, partout,

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avait dupé, vaincu, massacré ceux qui devaients’emparer de lui.

Vercingétorix suit implacablement la tac-tique adoptée depuis sa défaite en bataille ran-gée. Les légionnaires se heurtent au vide. Lesvilles sont désertes, les provisions et le bétailrazziés, la disette menace sans cesse l’arméede César…

D’un geste las, le proconsul rejette les ta-blettes. C’est déjà un vieil homme par le visageflétri, par le corps débilité, mais non par le re-gard, par les gestes, par l’énergie, ni surtoutpar la pensée.

« Faudra-t-il battre en retraite ? César recu-lera-t-il devant cette race de sauvages et debandits ? » se demandait-il, avec une ragefroide. Un serviteur parut qui, à demi proster-né, annonça :

— Un messager de Cneïus Montanus, Sei-gneur…

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César tressaillit, ses yeux mornes se rallu-mèrent.

— Qu’il entre !

L’espoir rebondit dans le cœur du maître,mais le messager le désabusa tout de suite parl’humble tristesse du visage et de l’attitude :

— Que veut Montanus ?

L’autre tendit une tablette que César déchif-fra, les mâchoires contractées.

— Alors, cria-t-il, le Masque Rougeéchappe une fois encore ?

Le légionnaire se courba, tremblant.

— Raconte...

L’homme dit ce qu’il avait vu ; le défilé ; lafuite à travers les eaux, le massacre des cava-liers.

César, calme maintenant, mais sombrecomme la nuit, écoutait.

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Il songeait qu’Ambor, avec quelques cen-taines d’hommes, lui avait coûté plus cherqu’une armée. Sourdement, il admirait l’espritfécond de cet homme, vainqueur dans cin-quante rencontres, infligeant aux Romains despertes incomparablement plus fortes que lessiennes.

— Va ! dit-il, renvoyant le soldat d’un gestehautain.

Ah ! tout allait mal. Au Nord, le terrible Am-biorix semblait avoir reparu. Les Morins, lesAmbiens, les Nerviens s’étaient soulevés, lesAtrébates suivaient Komm, leur roi ; les Bello-vaques envoyaient des auxiliaires ; au midi, lesrévoltés attaquaient la Transalpine romaine ;les Rutènes, les Cadurques, les Gabales pre-naient le parti de Vercingétorix ; les Allobrogescommençaient à s’agiter de manière inquié-tante : s’ils se joignaient aux autres, la commu-nication avec l’Italie serait compromise.

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Fallait-il reculer ? César humilierait-il sonorgueil devant ces barbares tant de fois vain-cus, serait-il la risée de Rome et verrait-il sesambitions bafouées ?

Hier, glorieux maître du temps et deshommes, aujourd’hui impuissant ! Et de-main ?…

Le Proconsul sortit de la demeure où unchef Lingon lui donnait l’hospitalité. Tout étaittranquille. Une rumeur paisible s’élevait desdeux camps qui jouxtaient la petite ville. Unetroupe d’élite gardait la maison du Maître.

Si seulement Vercingétorix livrait une vraiebataille ! Tout serait réparé en un jour !

César regarda d’un œil vigilant les feux ducampement, les rondes autour de la ville, leciel plein de veilleuses tremblotantes. Avec leshuit légions assemblées là, il n’eût pas craintcinq fois la même masse de Gaulois, pourvuque le choc fût direct.

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Comme il y songeait, il vit venir troishommes. Le premier passa sans que les gardeslui fissent obstacle, les deux autres attendirent.

Celui à qui l’on avait livré passage, CaïusFabius, appartenait à l’illustre lignée des Fa-biens dont la « gens » soutint seule, jadis, uneguerre contre les Veïens ; il est vrai qu’après debeaux succès, ces Fabiens périrent tous dansune embuscade.

Caïus Fabius, fort jeune encore et très beau,commandant de la deuxième légion desGaules, était le favori de César.

L’Imperator le reconnut à la lueur d’un feuqui, quoique brûlant à deux cents pas plus loin,projetait des rayons cuivreux.

— Que me veux-tu, mon fils ?

— Seigneur, ce sont deux ambassadeursdes Éduens.

— Des Éduens ! exclama César, en levant lamain… les Éduens m’ont trahi !…

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Il eut un sourire sardonique :

— Pas tous, il est vrai !… Et, du reste, ilsfurent entraînés et même contraints… Fais-lesvenir, Caïus !

Les deux Éduens s’inclinèrent profondé-ment devant le Proconsul. Ils étaient jeunes, destature imposante. Le plus grand dit, en dési-gnant l’autre :

— Seigneur, celui-ci est le fils de Viridomeret moi, je suis le neveu d’Éporédorix…

— Ce furent mes alliés ! fit César d’une voixrude.

— Ils le sont toujours dans leur cœur. Notreambassade est secrète… Nous connaissons taclémence. Pardonnerais-tu aux Éduens si, lasdu joug arverne, ils se tournaient vers toi ?

César ne réprima pas un sourire. La joie letraversa en éclair. Il espéra, une fois de plus,vaincre par la trahison, et il n’ignorait pas,

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d’ailleurs, que les Éduens détenaient les Ar-vernes.

— Est-ce tout ? demanda-t-il.

— C’est que, dit l’envoyé après une hésita-tion, rien n’en possible sans ta garantie…

— Les tiens m’ont déjà trompé !

— Tu étais loin… très loin… toute la Gaulese tournait contre nous !

César connaissait d’autant mieux l’incerti-tude des Éduens que des chefs transfugesétaient dans son camp. Il prit un air sévère,mais prononça des paroles conciliantes :

— Je pardonnerai une fois de plus auxÉduens, s’ils abandonnent la cause des scélé-rats ligués avec Vercingétorix… Malheur sureux s’ils ne vous ont envoyés que pour pronon-cer de vaines paroles.

— Chef très illustre, fit le deuxième envoyéd’une voix douce, ne fallait-il pas connaître

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d’abord ta volonté ? Nous la rapporterons fidè-lement.

— C’est bien ! conclut César… Caïus, veilleà ce que nos hôtes soient traités selon leursrangs.

Cette visite l’avait presque rasséréné. Si lesÉduens lui revenaient, ne fût-ce qu’en partie,il éviterait la retraite trop humiliante pour sonâme orgueilleuse.

Il demeura quelque temps encore à remuerles projets et les idées. Une ambition souve-raine le tourmentait. Il voulait abattre tous sesrivaux, devenir le maître absolu comme Sylla– et plus durablement que Sylla –, le chefunique de Rome, et donc du monde.

Quelques semaines plus tard, Vercingéto-rix, avec une armée considérable, se trouvaità trois journées de marche des Romains. Ils’était d’abord opposé au rassemblement decette multitude ! La guerre d’embuscadesn’avait-elle pas réussi ? César, désespérant de

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ravitailler ses soldats, ne battait-il pas en re-traite, comme s’il avait subi une grande dé-faite ? Encore quelques jours, et il abandonne-rait le pays des Lingons…

Mais l’impatience gauloise devenait irrésis-tible. Cette guerre éparse, dépourvue de pres-tige, finissait par sembler vaine. On n’en voyaitpas la fin et les combattants étaient saisis denostalgie. Beaucoup désertaient, tous se ré-pandaient en récriminations. Les rois et leschefs supportaient mal la prééminence de Ver-cingétorix. Qu’avait-on besoin de concentrer lecommandement dans un homme pour harcelerl’ennemi par de petites bandes ?

Puis, tant de villes et de villages anéantis,tant de récoltes ravagées, finissaient par irriteret décourager les populations. Celles qui de-meuraient sauves craignaient de voir venir leurtour.

La désertion accrue, les chefs chaque jourplus irritables, plus jaloux les uns des autres,

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les menées secrètes des Éduens, qui voulaientévincer les Arvernes, et qui avaient l’habituded’obéir aux Romains, la crainte enfin d’une di-version croissante, tout concourut pourcontraindre Vercingétorix à une grande ba-taille.

Au fond, lui-même ressentait la même im-patience que ses soldats. Fait pour la grandeguerre, et le sachant, il était las de battre éter-nellement en retraite. Il souhaitait une vraiebataille, et le moment de la livrer paraissaitfavorable. César reculait. Sur cette terre sau-vage, les légions devaient traîner des bagagesimmenses. Une attaque bien conduite seraitdécisive, elle aboutirait à la destruction de l’ar-mée romaine.

Il assembla le conseil des chefs et, acclaméavec frénésie, annonça qu’il allait offrir la ba-taille à César. Aucun ne s’y opposa, pas mêmeLucter le Cadurque ; au rebours, tous approu-vaient véhémentement.

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— Tu vaincras ! affirma le roi des Bituriges.Tu attaqueras les Romains en pleine marche.

— Il a peu de cavalerie ! ajouta le roi desAndécaves.

C’était vrai : celle des Gaulois était quatrefois plus nombreuse que celle des Romains.Vercingétorix entrevit une charge massive, quicouperait l’armée ennemie en tronçons…

— Qu’Ésus nous protège ! clama le grandArverne. Nous allons combattre pour délivrerà jamais la Gaule !

La clameur du chef, se répercutant au de-hors, des myriades d’hommes rugirent, accom-pagnés par le hurlement des chiens et la voixprofonde des cornes de guerre. Vercingétorixespéra la victoire.

Vers le déclin de ce même jour, le roi desArvernes était dans sa tente. Il avait éloignétout le monde, même Lucter le Cadurque, pourmieux méditer son plan. Comment surprendre

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César ? Il devait avoir des éclaireurs à grandedistance.

Vercingétorix résolut de couvrir l’attaqueprincipale par deux attaques simulées. Pourtromper l’ennemi sur son approche, la massedes Gaulois ne marcherait que la nuit, de ma-nière à tomber sur les légions de grand matin.Tandis qu’il songeait, il entendit une rumeurprès de la tente. Une voix s’éleva qui dominaitle bruit et que Vercingétorix reconnut :

— Ambor ! murmura-t-il, très agité et saisid’une sorte de remords, tellement qu’il hésitaità laisser passer son ami.

Mais, jugeant son hésitation méprisable, ilse montra au seuil de la tente et s’écria :

— Sois le bienvenu, Chef des Loups Noirs !Tout de suite, les gardes livrèrent passage augéant. Les deux hommes se regardaient avectristesse, enveloppés des rayons d’or rouged’un immense soleil prêt à choir dans l’Occi-

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dent. Puis leurs mains se serrèrent et ils en-trèrent dans la tente.

— Est-il vrai, demanda Ambor, que tu teprépares à livrer une grande bataille ? Songeque nous sommes victorieux, roi des Ar-vernes : une seule bataille peut rendre vains leslongs efforts des Gaulois.

— S’ils étaient comme toi, héros admirable,je ne livrerais pas bataille !

— César bat en retraite… laisse-le dumoins sortir du pays des Lingons.

— Il y reviendrait ! N’est-il pas revenuquand notre révolte a commencé ? Il n’y avaitplus que trois légions en Gaule. Il a levé unearmée en Italie... J’attendrais, pourtant, si jepouvais attendre. Je ne le puis pas ! Les chefsm’obéissent avec répugnance ; les hommes dé-sertent ; tous veulent en finir. Aujourd’hui, jecommande encore, demain, je n’aurai plusd’armée. D’ailleurs, j’ai promis, j’ai dû pro-mettre la bataille.

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— Puisque tu as promis, fit Ambor avecamertume, la discussion est vaine… Je n’aiplus qu’à t’aider.

Vercingétorix développa son plan :

— Si tu commandais des légionnaires, tavictoire serait certaine ! fit Ambor. Car tu es népour commander une armée véritable et nondes hordes… Je t’offre de déblayer la routepour l’action principale… mais il me faudrait,outre mes hommes, trois cents cavaliersd’élite.

— Je te donnerai les meilleurs, s’écria ar-demment Vercingétorix, ils ne sauraient avoirun chef égal à toi.

Ambor réfléchit quelques minutes, puis ilindiqua au roi les routes qu’il jugeait préfé-rables. Elles traversaient des terres nues, où leséclaireurs romains seraient dépistés et captu-rés, s’ils ne se retiraient à temps. D’abord di-vergentes, ces routes convergeaient vers une

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plaine où l’armée de César passerait fatale-ment.

— Je te ferai connaître la marche des lé-gions, afin que tu puisses fondre, au momentfavorable, sur des troupes peu nombreuses. Ilfaut toutefois que je réussisse à tromper leséclaireurs…

— Tu réussiras, Ambor. Jamais les dieux net’ont abandonné et le Sort t’obéit…

— Le Sort n’obéit à personne. Adieu !

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CHAPITRE XIII

LE MAÎTRE DE CÉSAR

Ambor réussit, avec une habileté incompa-rable, à dissimuler l’avance du gros des Gau-lois, jusqu’au deuxième jour. Mais alors, ledésordre, l’incohérence, l’impéritie des chefset leurs rivalités, l’indiscipline générale, l’im-patience de la cavalerie qui devança de troploin les fantassins, rendirent de plus en plus in-utile l’heureux effort du chef des Loups Noirs.

La nature s’en mêla. Une inondation forçala gauche de l’armée à des détours qui détrui-sirent la dernière chance d’une attaque inat-tendue et foudroyante.

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Il fallut d’abord plusieurs jours pour ras-sembler ces troupeaux d’hommes, puis Vercin-gétorix se vit contraint d’établir trois camps àquelques milles des Romains.

L’armée de César battait en retraite. Elleavait déjà entamé le pays des Séquaniens, ensuivant la frontière de ses alliés, les Lingons.

Libre, peut-être Vercingétorix eût-il alorsconsenti à la retraite des Romains, plus humi-liante encore pour l’orgueil du Proconsul quel’abandon de Gergovie. Mais les Gaulois vou-laient combattre, et cette volonté, réagissantsur celle du chef, leur faisait concevoir tous lesavantages d’une victoire.

L’ennemi souffrait de l’inévitable désordrecausé par le transport des bagages ; il devaitêtre démoralisé par des insuccès continuels ;il avait l’infériorité du nombre et sa cavaleriesemblait mal montée…

Une grande espérance enflamma le Chef, sajeunesse – il n’avait pas trente ans – et sa race

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bouillonnèrent en lui ; une attaque violente deses beaux cavaliers, suivie d’une avance gé-nérale des fantassins, romprait les légions enmarche…

Il fit venir les chefs de la cavalerie et leurparla avec une éloquence véhémente :

— Chefs au grand cœur, que demain soitle jour de la victoire – le jour de notre déli-vrance. Les Romains fuient ! Ils cherchent àse sauver sur leurs territoires. Si nous les lais-sons passer, nous aurons, à la vérité, une sai-son de repos, puis ils reviendront trois fois plusnombreux ! Si nous les abattons, Rome aban-donnera une lutte trop coûteuse. Attaquons-lesdonc pendant qu’ils sont en marche, traînantaprès eux leurs vivres, leur matériel de siègeet leur butin. Vous tomberez sur l’infanterie ro-maine avec la rapidité du vent sur les forêts ;la terreur se mettra dans les rangs ; vous ver-rez fuir les ennemis comme les corbeaux de-vant les aigles, et leur cavalerie, trop peu nom-

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breuse n’osera pas faire de résistance. Moi, ce-pendant, je lancerai mon infanterie sur cettearmée en désordre ; et nous vaincrons tous en-semble. Chefs au grand cœur, il faut choisirmaintenant entre la liberté et une servitudeéternelle !

L’enthousiasme saisit l’auditoire et quandtous eurent salué Vercingétorix par des cla-meurs retentissantes, Lucter le Cadurques’écria :

— Que chacun s’engage, à la face des dieux,sur sa tête et sur sa race, par le plus sacré desserments, à ne rentrer dans sa maison, à ne re-voir ni ses enfants, ni sa femme, ni ses parents,s’il n’a deux fois traversé l’armée ennemie !

César, qui ne doutait plus d’une attaqueprochaine et que la certitude d’en finir avec leshordes gauloises rendait joyeux, tint conseil, lesoir venu, avec ses légats et ses tribuns mili-taires.

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C’était moins pour les écouter que pour leurdonner ses commandements. Il fut entenduque l’armée se remettrait en marche dès le ma-tin, mais qu’elle serait prête à s’arrêter au pre-mier ordre, les bagages placés entre les lé-gions.

Comme il était probable que l’ennemi,confiant dans sa forte et nombreuse cavalerie,la lancerait tout d’abord à l’attaque, il fallait te-nir prêtes des masses équestres pour la contre-attaquer. La victoire était certaine ; déjà, lesaugures se montraient favorables ; on lesconsulterait encore lorsque le soleil monteraitderrière les montagnes…

Comme jamais encore, les Romainsn’avaient connu la défaite dans une grande ba-taille(7), les légats et les centurions militairesne doutèrent pas un instant du sort des Gau-lois, et la nouvelle qu’on allait enfin combattres’étant répandue leurs hommes se réjouirentdans leur cœur.

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Le lendemain, Vercingétorix divisa sa ca-valerie en trois corps, dont deux avancèrentsur les flancs de l’armée romaine, tandis que letroisième s’apprêtait à assaillir l’avant-garde.

Aussitôt, César ordonna une formation ana-logue, de manière que chaque division gauloisese heurtât à des détachements adverses.

Les Romains avaient l’avantage de la posi-tion, les Gaulois celui du nombre.

Les cornes de guerre élevèrent leurs voixsauvages auxquelles répondirent les sonneriesstridentes des légions, puis la cavalerie gau-loise, multitude immense et fougueuse, fondità grandes clameurs sur l’ennemi. Celui-ci nerépondit point partout à l’attaque. Sur dixpoints, les agresseurs ne rencontrèrent que levide, et des manœuvres de flanc les inquié-tèrent, les forçant à se tourner, ce qui jetait ledésordre dans ces troupes mal exercées auxconversions d’ensemble.

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La mêlée devint confuse. Les Gaulois sebattaient au hasard, souvent heurtés les unsaux autres ; la cavalerie romaine et les auxi-liaires germains maintenaient une cohérencequi permettait des attaques précises et bienorientées.

Cependant, l’avantage fût resté aux Gau-lois ; mais aux points où sa cavalerie était me-nacée, César faisait avancer les fantassins…

Vers le milieu du jour, la victoire parut enfinse décider pour les guerriers de la Gaule, et dé-jà Vercingétorix allait faire avancer son infan-terie, lorsque, par une manœuvre hardie, lesauxiliaires germains s’emparèrent d’une hau-teur d’où ils menaçaient dangereusement l’ar-mée gauloise, après avoir chassé leurs antago-nistes jusqu’à la rivière où Vercingétorix avaitmassé le gros de son armée(8).

César, pendant que les Germains donnaientl’assaut, de son œil d’aigle vit l’avantage qu’iltirerait de leur succès. Il donna rapidement des

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ordres pour que deux légions se missent enmarche, afin de couper, à gauche, la retraitede l’ennemi, que les Germains victorieux ren-draient impossible à droite. Au centre, l’arméegauloise ne pourrait s’évader que par desroutes étroites et ardues : désordonnée,comme toujours, affolée par la panique, cettearmée tourbillonnerait devant l’obstacle : il se-rait facile de compléter son investissement etde la détruire…

Le Proconsul avisa un tertre, dressé sur uneterre rocailleuse, pleine de crevasses, à proxi-mité d’un bois. Il s’y rendit, à peine suivi dequelques hommes. Il aimait à circuler libre-ment, parfois presque seul, jusqu’à courir degrands risques. Car il croyait à son étoile.

Monté sur le tertre, il suivit mieux les mou-vements de ses troupes et s’assura que sesordres étaient exécutés.

Les guerriers progressaient ; il semblait cer-tain qu’ils compléteraient leur succès.

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« Ce sera une grande victoire ! » songea leProconsul.

Brusquement, il vit surgir une troupe de lé-gionnaires, tandis que, autour du tertre, des ca-valiers évoluaient…

Il ne s’aperçut pas du massacre foudroyantde sa faible escorte : un soldat de taille co-lossale et trois autres hommes l’encerclaient.Le géant portait le costume des centurions, lestrois autres des uniformes de légionnaires.

Sidéré par l’étonnement, César regardaitces hommes. Il ne se souvint pas d’avoir jamaisaperçu aucun d’entre eux, chose assez natu-relle pour les soldats, non pour le centurion :quiconque eût rencontré une seule fois celui-là,n’aurait pu l’oublier.

Le Proconsul voulut crier, appeler. Unemain formidable lui ferma la bouche, une autremain le souleva de terre, sans effort.

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Il comprit qu’il était tombé, fantastique-ment, au pouvoir d’un ennemi et s’étonnad’avoir, pour la première fois de sa vie, subil’empire de la force physique : sous la poignedu colosse, il était aussi faible qu’un passereaudans la serre d’un aigle.

— Ne crie pas, c’est inutile ! fit une voixgrave ; ce serait indigne de toi. Et on ne t’en-tendrait point. Les soldats qui étaient ici, toi-même les as envoyés à la bataille.

L’homme avait l’accent gaulois. D’ailleurs,ses traits, ses yeux éblouissants, toute sa struc-ture dénonçaient son origine.

César avait passé par trop de périls pourperdre longtemps son sang-froid. L’homme luiapparaissait aussi beau et fort que l’Achille ho-mérique.

Ambor, considérant la face flétrie de l’Im-perator, fut d’abord enclin à le mépriser ; maisquand leurs regards se rencontrèrent, il sentit

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la puissance magnétique de cette fragile créa-ture. Et il connaissait son génie :

— Choisis entre ta vie et la liberté de la re-traite pour Vercingétorix.

— Est-ce que je crains la mort ! fit dédai-gneusement César.

— Tu ne crains pas la mort, mais tu crainspour ta gloire !

Cette réponse surprit presque autant Césarque l’événement qui le livrait au Gaulois.

— Rien ne peut te délivrer, reprit Ambor.Pas plus que toi, nous ne craignons la mort : unseul de nous quatre suffit pour te poignarder !

— Qui es-tu ? demanda brusquement leProconsul.

— Que t’importe !

— Mais je le sais… Ta taille, ton audace, taruse : tu es le guerrier au masque rouge !

Ambor acquiesça d’un signe de tête.

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— Encore toi ! murmura César.

— Ton vainqueur ! fit orgueilleusementAmbor. Ah ! tu ne m’épargnerais pas, roi deRome. Roi !… Le mot résonna jusqu’à l’âme duconquérant :

— Je ne suis pas un roi.

— Tu le seras… si tu vis !

« Celui-ci est un homme ! » pensa le Pro-consul.

Dans un éclair, il entrevit Pompée, vainmais triomphant, et le triste Crassus, qui pren-draient la place du Maître, si César périssait…Qu’était cette pauvre bataille avec des bar-bares, au prix de cela ! Demain il ressaisiraitl’armée de Vercingétorix !

— C’est bien ! dit-il, d’un ton froid. Puis-jecompter sur ta parole ?

— Sur mes dieux, sur mon père, sur mes en-fants, si tu laisses la route ouverte à Vercingé-torix, tu seras libre !

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Les yeux étincelants persuadaient le Pro-consul.

— J’accepte.

Dans le tumulte de la bataille, et parcequ’on voyait maintenant César, debout sur letertre, dans son grand manteau rouge, environ-né d’hommes vêtus à la romaine, cette scènepassait inaperçue, comme avait passé inaperçule massacre silencieux de l’escorte.

Toute l’armée connaissait le caractère ha-sardeux de l’Imperator.

César n’hésita point :

— J’ai besoin d’un de tes hommes. Il fautqu’il parle le latin.

— Celui-ci le parle mieux que moi, fit Am-bor, en désignant un de ses compagnons.

On voyait à sept ou huit cents pas une lé-gion en réserve :

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— Envoie cet homme là-bas, fit César, qu’ildemande le tribun militaire, Metius Aetius, enprononçant les mots « Aquila et Flamma » etqu’il dise au tribun que je l’attends. D’ailleurs,je ferai un signe d’appel.

L’homme désigné par Ambor descendit dutertre et se dirigea rapidement vers la légion.

Metius Aetius ne tarda pas à paraître de-vant le Maître. Les cavaliers, les fantassins as-semblés autour du tertre l’étonnèrent, mais Cé-sar lui faisait signe et Aetius ne s’arrêta point :

— Pas un mot de grec ! avait dit Ambor, ouc’est la fin pour lui et pour toi.

Mais César n’essayait pas de ruser, assuréqu’il ne pouvait perdre Ambor sans se perdrelui-même. Il donna ses ordres avec précision,sans apparence de trouble.

Aetius, accoutumé à une discipline absolue,transmit les commandements tels qu’il lesavait reçus…

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Durant ce temps, le désordre s’était misdans les rangs des Gaulois, effarés par la ma-nœuvre des Germains ; une partie de la droitese débanda ; une panique fit rétrograderpresque toute la cavalerie…

Vercingétorix connaissait trop ses hommespour continuer la bataille. Puisque une partiede l’armée tenait encore, mieux valait ordon-ner la retraite. Il s’y résigna, désespéré et fu-rieux, une fois encore trompé dans ses espé-rances.

Quand la retraite gauloise fut enfin assurée,Ambor et ses hommes disparurent dans le petitbois, tandis que César, impassible, quittait letertre et allait diriger la poursuite.

Ainsi détourna-t-il l’attention des siens, enla portant tout entière vers la bataille, car il te-nait à ce que sa fantastique aventure ne fût ré-vélée à personne. Mais il se jura de capturercelui qui, plus qu’homme au monde, l’avait hu-milié.

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Ambor et tous les guerriers qui avaient par-ticipé à son expédition passèrent à travers lebois et se sauvèrent par des routes détournées.

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CHAPITRE XIV

SUR LA ROUTE D’ALÉSIA

L’armée de Vercingétorix n’était qu’une co-hue, et toutefois suivait, à grande vitesse, unemême direction. Vercingétorix donnait conti-nuellement des ordres, destinés surtout à fairecomprendre aux chefs comme aux soldatsqu’un abri sûr les attendait à Alésia, où l’arméede César se heurterait en vain, comme elles’était heurtée à Gergovie. Cette perspectiveseule maintenait une confuse unité entre deshordes qui avaient failli fuir dans toutes les di-rections.

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Encore, beaucoup s’étaient fait massacrer :des hommes aussi forts que des lions se lais-saient stupidement égorger par des nains ; ilstombaient, percés par les glaives, sans presques’en apercevoir ; d’autres se jetaient aveuglé-ment au milieu des ennemis, qui n’avaient quela peine de les tuer d’un coup d’épée.

Dans les antiques guerres corps à corps,l’armée vaincue, presque toujours, perdait unnombre inouï de soldats, par comparaison auvainqueur.

À Chéronée, les Macédoniens laissèrentune trentaine d’hommes sur le champ de ba-taille tandis que des milliers de Grecs succom-baient, hébétés, ne tentant pas plus de se dé-fendre que des brebis contre le loup. Dans lespremières batailles contre Annibal, des arméesromaines furent presque anéanties, alors queles Carthaginois comptaient fort peu de morts.L’armée de César – après une lâche trahison, ilest vrai – abattit par milliers les Usipiens et les

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Teuctères (peuplades germaniques) et les Ro-mains, selon les Commentaires, regagnèrent lecamp SANS UNE SEULE PERTE !

Quand Ambor parvint à la hauteur de lacohue, il s’arrêta un moment pour regarder,avec une désolation profonde, cette fuite affo-lée. Beaucoup plus nombreux encore que lessoldats de César, plus grands, plus forts, plusagiles, ces hommes portaient en eux les élé-ments qui, réunis par l’art militaire, leureussent assuré la victoire.

À les voir courir, s’emmêler, se discuter fa-rouchement le passage, ils semblaient craintifset faibles comme des moutons : Ambor savaitpourtant qu’ils avaient, par nature, beaucoupde courage et qu’on aurait pu faire d’eux d’ad-mirables combattants, ainsi qu’il avait fait deshommes de la Forêt Sanglante.

Le Loup et ses hommes se tenaient sur leshauteurs, encore vêtus des uniformes romains.Ils ne tardèrent pas à prendre de l’avance et,

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s’enfonçant dans les profondeurs d’une forêtoù ils s’étaient ménagé plusieurs retraites, ilsreprirent leurs braies et leurs sayons.

Ambor résolut de faire un dernier effortpour décider Vercingétorix à reprendre laguerre d’embuscades. Malgré ses pertes, tou-jours légères, le Loup commandait une troupeaccrue : il avait repris, dans l’armée gauloise,avec l’assentiment de Vercingétorix, les guer-riers des Sept Clans enrôlés au début de laguerre. Avec ses cinq cents hommes, il se sen-tait de force à tenir en échec des milliers de Ro-mains.

Pour la capture de César, il n’avait pas utili-sé plus de cent vingt combattants.

C’étaient pour la plupart des Gaulois-Li-gures, les Gaulois-Celtiques étant de taille trophaute pour revêtir le costume des légion-naires : celui d’Ambor avait été réadapté.

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« Il va se faire enfermer dans Alésia ! se di-sait le géant… mais Alésia n’est pas Gergovie.Compte-t-il sur des secours extérieurs ? »

Il se mit à rire, d’un rire d’adolescent, ensongeant qu’il avait tenu sous son poing le chefterrible des Romains. Une grande amertumesuivit cet accès de gaieté et de jeunesse : cegrand exploit avait été stérile !

— Il faut que je revoie Vercingétorix unefois encore !

Le reverrait-il jamais, par la suite ? Soncœur s’émut ; il aimait le grand Arvernecomme un frère, et les beaux souvenirs de l’en-fance les liaient indissolublement.

Quand ses guerriers eurent pris quelque re-pos et quelque nourriture, la troupe se remit enroute.

Ambor aborda l’armée gauloise. Il n’eut au-cune peine à rejoindre Vercingétorix : toute

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l’armée le reconnaissait maintenant à sonmasque rouge et à sa taille géante.

Le roi des Arvernes, recru de tristesse, son-geait que, la veille, il était vainqueur. Las d’uneguerre sans issue, menacé par la famine, Césarbattait en retraite… Il n’y avait qu’à harcelerses troupes, à surprendre les détachements,à inquiéter l’arrière-garde… Une seule batailleanéantissait le succès d’un si long, d’un si ter-rible effort !

Vercingétorix contemplait son armée, hon-teux de la voir si nombreuse et si faible ! Quen’avait-il fait pour la discipliner, pour vaincreces mouvements désordonnés qui aboutis-saient à la panique…

C’est automatiquement qu’il menait sesguerriers vers Alésia. À cette heure noire, sonardeur fléchissait ; il perdait la foi et l’espé-rance ; il avait envie de mourir.

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Une grande ombre parut à son côté et, tour-nant la tête, il vit Ambor le Loup, démasqué,qui le regardait.

Les deux hommes demeurèrent un momentsilencieux, également affligés, puis Vercingéto-rix murmura :

— Ah ! tu avais raison, Chef des Loups !…Ils ne sont pas faits pour une grande bataille.

— Pas encore, non ! Du moins contre lesRomains… Recommence, Chef des Chefs, cequi t’avait si bien réussi.

— Le pourrais-je ? Si je laisse mes hommesrentrer en vaincus, reviendront-ils ? Il nousfaut une victoire… Un siège seul peut nous ladonner. Nous saurons défendre Alésia commenous avons défendu Gergovie !…

— Alésia est beaucoup moins facile à dé-fendre.

— Des messagers iront chercher partoutune armée de secours. Elle enveloppera les Ro-

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mains. Assiégeants, ils seront assiégés… Ellene livrera pas de bataille, mais seulement descombats… Elle barrera toutes les routes.

Il s’animait, un retour d’enthousiasme fai-sait étinceler ses yeux. Et tendant les mains :

— Vois ! Tous marchent vers Alésia… leschefs plus encore que les hommes... Alésianous sauvera !

Ambor comprit la vanité des paroles. Lanuée noire planait sur Vercingétorix. Il n’yavait plus qu’à laisser faire le sort.

— Adieu, roi magnanime, créé pour le com-mandement, mais le commandement d’uneautre armée. Je ne m’enfermerai pas dans Alé-sia, la force de mes hommes y serait inutile…Mais je ne cesserai pas de combattre pour toi !

— Adieu, Ambor, puisses-tu être toujoursvainqueur, toi qui ne connus jamais l’amère dé-faite !

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Ils échangèrent un dernier regard, plein dedésolation et de tendresse, puis chacun mar-cha vers sa destinée.

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CHAPITRE XV

AMBOR DEVANT ALÉSIA

Quand l’armée de Vercingétorix se fut réfu-giée dans l’enceinte d’Alésia, place très forte,mais moins bien située que Gergovie, César sesentit maître de la Gaule. Il ne se hâta point, ilfit construire un ensemble prodigieux de forti-fications par les mêmes soldats qui, sans égauxdans la bataille, étaient de rudes remueurs deterre, des artisans du bois, de la pierre et desmétaux. Une double tranchée, avec de hautsremblais, environna étroitement la ville, tandisque des tours de bois permettaient de lancer

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sur les assiégés des javelots et des matières en-flammées.

Plus loin d’Alésia, d’autres fortificationsétaient destinées à soutenir un siège contreles ennemis extérieurs, car César prévoyait– ayant fait capturer des émissaires de Vercin-gétorix – une ruée de guerriers accourus detoute la Gaule.

C’était d’abord une forêt circulaire de pieuxaigus, la pointe en dehors, mêlés de brous-sailles épineuses, puis de profondes fosses àloups, au fond desquelles se dressaientd’autres pieux sur lesquels s’empaleraient lesassiégeants.

Vercingétorix comptait décimer les Ro-mains par des sorties et des projectiles, cepen-dant qu’une immense armée gauloise assiége-rait les assiégeants.

Ambor tenait la campagne et faisait éprou-ver des pertes cruelles aux détachements en-

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nemis, toujours attaqués à l’improviste, dansdes positions malaisées.

Il estimait que le plan du Grand chef pou-vait réussir si les Gaulois assiégeants évitaientles batailles rangées, se bornant à tout ravageret à rendre le ravitaillement des Romains im-possible. César, qui redoutait cette tactique,se hâta d’assembler de grandes quantités devivres : les Sénons, et même les Éduens, leslui fournissaient en abondance et, dans les pre-miers temps, les seuls obstacles vinrent du faitd’Ambor.

Il avait fini par remplir les âmes d’une ter-reur superstitieuse. Lorsqu’une troupe prise aupiège apercevait le colosse au masque rouge,tout courage abandonnait les hommes ; ilsfuyaient éperdument ou se laissaient extermi-ner, presque sans résistance.

César, exaspéré et humilié, offrait la valeurde deux cents esclaves à qui capturerait sonvainqueur et cinquante à chacun des traîtres

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qui contribueraient à le faire prendre. Maispersonne ne trahissait, pas même des auxi-liaires qu’Ambor avait rassemblés, mais qu’ilne menait point directement et qui ignoraientses retraites.

Plusieurs fois, des légionnaires bien montéscrurent le prendre. Il les attirait à sa poursuiteet, par de nombreux détours, les menait enquelque ravin où des archers invisibles fai-saient pleuvoir sur eux des nuées de flèches,à moins qu’on ne les écrasât sous un éboule-ment.

Cependant, l’armée de secours se formait.Animés d’une espérance nouvelle, les Gauloisse rassemblaient dans leurs cités, jaillissaientdes forêts, des montagnes et des marécages.Quatre chefs furent élus : deux Éduens, Viri-domar et Éporédorix, un Arverne, Vercassivel-laun, enfin Komm l’Atrébate, homme de guerreaussi renommé qu’Ambiorix.

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Mais les opérations traînaient en longueur,tellement que la famine éclata dans Alésiaavant que les chefs se fussent mis d’accord.

Il fallut expulser les non combattants :éperdus, affamés, ils suppliaient les Romains,ils s’offraient comme esclaves. César lescondamna à mourir de faim, lentement, sousles yeux des défenseurs de la ville : pendant delongs jours, on entendit leurs gémissements,leurs cris d’agonie, on les vit s’agiter effroya-blement – femmes, enfants, vieillards – dansl’espace étroit qui séparait les retranchementsromains des murs d’Alésia…

Enfin, la Grande Armée Gauloise parut de-vant la ville. Elle était trois fois plus nombreuseque l’armée romaine, qui comptait soixante-dix mille hommes, mais mal équipée, mal ar-mée, la plupart des guerriers complètementétrangers à toute action d’ensemble. De plus,une violente mésintelligence régnait entre leschefs.

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Si elle avait pu attendre, l’immense multi-tude aurait peut-être vaincu, mais alors, la gar-nison d’Alésia aurait été emportée par la fa-mine.

Les Gaulois attaquèrent. Par vagues succes-sives, ils se jetaient dans les fosses à loups,s’embrochaient sur les pieux aigus, périssaientsous les javelots des hastati, les boulets ou lesflèches des balistes et des catapultes. Ceux qui,au prix d’efforts terribles et de blessures cui-santes, franchissaient les obstacles, se heur-taient aux épées des infatigables légionnaires.

Beaucoup déployèrent un merveilleux hé-roïsme, donnant leur sang, leurs souffrances etleur vie sans compter, ne cessant de combattreque pour mourir. Komm l’Atrébate et Vercas-sivellaun se conduisaient en grands chefs, me-nant et ramenant sans cesse leurs hordes àl’assaut, mais Viridomar et Éporédorix, dou-tant de la victoire et prêts à la trahison, mon-

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trèrent une mollesse criminelle et firentéchouer l’effort suprême de la Gaule…

Une fois encore, ce fut la panique super-stitieuse, le découragement chaotique et l’ar-mée de secours se divisa, s’émietta, s’évanouit,chaque groupe rejoignant sa cité, sa forêt ouses champs.

Ambor avait assisté aux péripéties de cettevaste bataille ; plusieurs fois, ses guerriers pro-fitèrent d’une circonstance favorable pourabattre des légionnaires, mais il ne leur futpoint permis de se mêler aux assauts, où ilseussent été sacrifiés vainement…

Pendant quelques jours, en voyant affluerune mer d’hommes, un grand espoir était venuau chef des Sept Clans, que la demi-trahisondes Éduens, pressentie avant le combat même,ne tarda pas à dissiper…

Maintenant, tout était fini ! Il dispersa seshommes et, caché sur la hauteur, avec unefaible escorte, il attendit l’agonie d’Alésia.

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Elle était proche : la garnison mourait defaim. Il fallait se rendre. Vercingétorix lui-même le proposa et puisqu’il devait céder à lafortune, il donna le choix aux siens, soit de lemettre à mort, soit de le livrer vivant, si celasemblait préférable.

César ayant ordonné de livrer les chefs, Ver-cingétorix deditur – Vercingétorix fut livré –disent sommairement les Commentaires. Enréalité, ce fut moins simple.

Magnifiquement paré et monté sur son che-val de guerre, Vercingétorix arriva devant letribunal où l’attendait le Proconsul, vêtu du

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manteau rouge des Imperator. L’Arverne tour-na autour du tribunal, mit pied à terre, et, ôtantles beaux ornements dont le cheval était cou-vert, il les mit, avec ses armes, aux pieds duvainqueur.

Puis il s’assit sur le sol, sans prononcer uneparole.

Là-haut, parmi les rochers, Ambor le Loupcontemplait cet effrayant spectacle.

L’homme de fer pleura comme un enfant.

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ÉPILOGUE

Ambor et ses hommes revirent leurs futaiesnatales. Parce qu’ils avaient toujours combat-tu, sauf aux défilés de Taran, très loin de laForêt Sanglante, qui succédait à une régionpresque désertique, leur refuge sauvage ne futpas envahi par les Fils de la Louve.

D’ailleurs, le roi de Broga se soumit àRome, ce qui assura mieux encore la sécuritédes Sept Clans.

Ambor vécut une saison parmi les siens,mais la révolte gauloise s’étant rallumée, ilguerroya plus d’une année encore, suivi decent hommes d’élite.

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Dans l’immense forêt des Ardennes, à centlieues de Broga, Ambor s’allia avec Ambiorix.Ces deux hommes demeurèrent imprenables.Komm l’Atrébate, Drapès, Corre, Dumnac,Lucter le Cadurque tinrent héroïquement lacampagne, essayant de reprendre le plan deVercingétorix après Gergovie.

César, cependant, accordait de grandes fa-veurs à tous ceux qui voulaient se soumettre ;il faisait couper la main droite aux autres. Onles contraignait, encadrés de légionnaires, àmontrer cette main, dans les bourgades insou-mises.

Ces malheureux, menés comme un trou-peau, épuisés, affamés, devaient élever leursmoignons, souvent infectés par la gangrène, ettendre, de la main gauche, l’autre main, pour-rissante.

Le peuple Éduen, mené par des chefs astu-cieux et sans foi, se soumit tout d’abord ; denombreuses peuplades suivirent.

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Les Bellovaques, les Trévires, les Éburons,les Aulerques, les Carnutes continuèrent àcombattre, sous Lucter le Cadurque, Komml’Atrébate, Drapés, Corre, Dumnac, Ambiorix.

Mais il était trop tard. La Gaule soumise en-travait la résistance de la Gaule révoltée. Il fal-lait céder au sort.

Or, c’était un matin du grand été, quand unocéan de feuillages déferle sur les forêts. Am-bor et Ambiorix, près de la rive du Rhin, se ren-contraient pour la dernière fois. Ils se regar-daient avec amitié, chacun plein d’admirationpour l’autre, le roi des Éburons dans la force del’âge, Ambor dans l’éclat de sa jeunesse.

— Nous aurions pu vaincre ! disait Ambio-rix. Toi, chef des Loups Noirs, tu n’as jamaisété vaincu. J’ai souvent été moins heureux.

— Tu fus imprenable, roi des Éburons !

— C’est vrai ! dit Ambiorix, en redressantfièrement la tête.

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Le Rhin, coulant à grandes ondes, semblaitemporter avec lui les rives sauvages, les rocset les collines.

— Tout est fini ! reprit l’Éburon, les der-nières espérances sont mortes. Je vivrai dansle pays des Bataves. Du moins, les Romains nem’auront jamais pris, ni toi, mon fils.

Il se fit un mouvement parmi les huithommes qui gardaient les deux chefs et Men-goll, qui était parmi eux, accourut :

— Vite, Maître !… Les Romains…

Ambor et Ambiorix se dressèrent, le glaiveau poing. Une douzaine de cavaliers surgirentsur la rive et une trentaine de fantassins, de laplaine.

Déjà, Ambor, Ambiorix et leurs hommesétaient prêts à combattre :

— C’est peut-être notre dernière heure ! fitle roi des Éburons, car ils ne m’auront pas vi-vant !

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Ambor, avec un sourire, porta sa corne deguerre à ses lèvres ; une longue sonnerie reten-tit ; d’autres sonneries répondirent dans la pro-fondeur des bois.

— Mes hommes arrivent, fit Ambor.

— Tu as encore prévu cela ! fit Ambiorix,avec admiration.

Cependant, les assaillants s’étaient appro-chés, enveloppant les chefs et leur faible es-corte.

Un Thrace géant, égal par la stature à Am-bor même, armé d’un glaive lourd comme unehache et plus impétueux que ses compagnons,avait pris son élan ; il se trouvait à trois pasd’Ambor.

Le Loup tomba sur lui avec la vitesse d’unléopard. Les épées se croisèrent. Et ce futpresque dérisoire. Le Gaulois ne frappa quedeux coups : un pour écarter l’arme de l’ad-versaire, un autre pour lui fendre la gorge. Le

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Thrace s’abattit comme un chêne sous la co-gnée.

La rapidité de cette victoire effara les lé-gionnaires et retarda leur attaque.

Les hommes d’Ambor arrivaient ! Alors, lastupeur, l’épouvante qu’inspirait le Loup, leprestige d’Ambiorix, l’impétuosité des Gauloisparalysèrent les Romains qui se défendirent àpeine.

L’heure de la séparation était venue.

— Te voilà une fois encore vainqueur, Am-bor, fit le roi des Éburons. Ambiorix n’oublierajamais qu’il te doit la vie. Adieu ! mon fils, tonsouvenir ne me quittera point… C’est le souve-nir d’un homme incomparable !

— Roi illustre des Éburons, mon plus grandhonneur est d’avoir combattu avec toi !

Ambor ne quitta plus ses forêts natales. Ilresserra son alliance avec les hommes quivivent dans la terre et ceux qui demeurent sur

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les eaux. Parce qu’il aimait par-dessus tout êtrelibre comme le vent sur la montagne, vivreparmi les grands arbres et dans la nature sau-vage, il fut heureux.

Il n’avait pas trente-cinq ans lorsqu’unenouvelle étonnante se répandit dans toute laGaule : César, vainqueur et bourreau de laGaule, César, maître de Rome, plus puissantque tous les rois de la terre, avait été assassinépar ses ennemis et par le plus cher de ses amis.

C’est Mengoll, fils adoptif d’Ambor, et de-venu l’un des plus subtils coureurs de la sylve,qui apporta la nouvelle. Il la tenait de son père,roi de Broga et des Marécages, lequel l’avaitreçue d’une source sûre.

Se souvenant des Gaulois massacrés, tor-turés, vendus à l’encan, de la captivité et dela mort inexpiable de Vercingétorix, Amborconnut une des joies les plus profondes de savie.

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DANS LA FORÊT GAULOISE

(1924)(9)

À Camille Jullian, l’admirable historien de laGaule.

Le soir allait venir quand les six légion-naires découvrirent la maison gauloise, maisonde poutres, maçonnée de terre, avec une portebasse devant laquelle était assis un vieillard.

Autour, une clairière, puis la grande forêtde chênes et de hêtres où les hommes vivaientparmi les loups, les ours, les lynx et les au-rochs.

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Les six légionnaires étaient des éclaireursde l’armée de Labienus, qui devaient rejoindreJulius Caesar.

À la vue de la maison, ils s’arrêtèrent, te-nant prêtes leurs armes pour le combat… Unelueur rouge coulait dans les futaies et, sans levoir, on devinait que le soleil allait sombrerdans l’Occident…

Le vieillard s’était levé ; une jeune femmeapparut dans l’ouverture basse de l’entrée. Elleétait grande et belle, une énorme chevelurefeuille morte, des yeux de jade clair, une peaud’églantine, et les légionnaires, ne sachant en-core si elle serait leur proie, l’épiaient avide-ment.

L’un d’eux posa des questions brusques : ilsut qu’il n’y avait là que cette jeune femme,ce vieillard et des enfants. Ils entrèrent dans lamaison, tandis que les petits se cachaient, etcommencèrent par exiger des vivres. La jeunefemme apporta des tranches de porc fumé, de

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la viande de cerf et du pain d’orge. Ils man-gèrent rapidement, burent de la cervoise et leplus âgé dit à la femme :

— C’est ton tour !

Elle s’y attendait. Elle savait que si elle ré-sistait, elle ne leur échapperait point, qu’ils lamettraient à mort, avec le vieux homme, quiétait son père, et avec les enfants tapis dans lesencoignures… Son compagnon était parmi lessoldats de Vercingétorix.

Même en obéissant, elle n’était pas sûred’échapper, ni les siens, mais, du moins, gar-dait-elle une chance.

Ils tirèrent, leur tour au sort, sauf celui quiavait parlé et qui avait le droit de passer le pre-mier…

Ils se succédèrent…

Ensuite, ils réclamèrent encore de la cer-voise à la femme meurtrie et douloureuse.

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Elle mit quelque temps à chercher la bois-son et les servit en silence.

Ils ne tardèrent pas à être pris d’une torpeuret à s’endormir d’un sommeil très lourd.

Alors, la jeune femme dit au vieillard :

— Veux-tu m’aider, père ?

Et elle lui parla à voix basse.

C’était déjà le matin quand un des légion-naires s’éveilla, la tête pesante. Il avait les braset les jambes douloureuses ; il s’aperçut bientôtqu’il était presque nu et ligoté.

En tournant la tête, il put voir deux de sescompagnons comme lui-même presque nus etligotés.

Il poussa un grand cri. Les soldatss’éveillèrent, et les plus furieux, s’agitant dansleurs entraves, se mirent à jurer.

La jeune femme et le vieillard s’étaient dres-sés devant eux et elle leur dit :

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— C’est votre tour !

— Prends garde ! balbutia celui qui jouait lerôle de chef… Caesar et Labienus nous venge-ront !

— Les forêts sont plus puissantes que Cae-sar et Labienus… Il faut que l’offense soitpayée…

On entendait dehors un bruit de bêtes, desgrognements, des aboiements et parfois desvoix claires. S’ils avaient pu se dresser, les lé-gionnaires eussent vu un troupeau de porcs,trois grands chiens et deux enfants tout prèsd’être des hommes.

L’habitude d’être implacables ne leur per-mettant pas de compter sur la pitié des autres,les soldats étaient saisis d’épouvante.

Le chef demanda :

— Qu’allez-vous nous faire ?

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— Nous, rien ! répondit froidement la jeunefemme. Il nous suffira de laisser faire lesbêtes…

— Femme, aie pitié de nous ! balbutia undes plus jeunes soldats.

— Avais-tu pitié de moi, hier soir ? Oublies-tu la férocité des tiens ! Il faut mourir, soldat deRome !

Elle fit un signe et sortit avec le vieilhomme.

Les chiens entrèrent d’abord, furtifs, pareilsà des loups, le corps svelte, les oreilles poin-tues, et ils flairèrent ces hommes étrangerssans les mordre. Au dehors, la femme les ex-cita d’un cri perçant et des crocs ayant tra-vaillé, le sang jaillit, les soldats devinrent sem-blables aux bêtes blessées dans les bois, leschiens commencèrent à boire le sang, puis àdévorer les chairs.

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À leur tour, les porcs entrèrent, dont lespremiers se mirent à fouiller des ventres.Pleins de vie encore, les soldats de Rome pous-saient des cris sinistres et hurlaient des suppli-cations.

Les corps des bêtes les recouvrirent entiè-rement ; les gueules et les groins ne cessaientd’arracher des chairs, de fouiller dans les en-trailles, de déchiqueter les visages. Déjà, lesupplice cessait ; les légionnaires disparais-saient lambeau par lambeau et bientôt il neresta plus que des os rouges dont le troupeaus’acharnait à arracher les filandres.

La jeune femme, le vieillard, les enfants,brûlèrent les ossements et les habits des Ro-mains, puis ils s’enfoncèrent dans la forêt avecles chiens et le troupeau.

Jusqu’après le passage de Labienus, ils al-laient demeurer dans les profondeurs im-menses où l’armée de Rome ne pénétrait point,

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où avaient vécu les ancêtres sacrés qui dres-sèrent les Pierres Géantes.

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en mai 2019.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Isabelle, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : J.-H. Rosny aîné, Ambor le Loup,Vainqueur de César, Paris, Stock, 1931. D’autreséditions, notamment l’anthologie Les Conqué-

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rants du feu et autres récits primitifs (La Légende des millénaires I), Les Moutons électriques, 2014 pour Dans la forêts gauloise, ont été consultées en vue de l’établissement du pré-sent texte. La photo de première page, Loup en forêt, provient de pixnio.com. Les photos dans le texte :

Chapitre II La Clairière des Loups : Ji-Elle, Po-terne nord du Camp celtique de la Bure (Saint- Dié-des-Vosges), 20.06.2010 ;

Chapitre IV Les Défilés de Taran : photo de fa-laise, pixnio.com ;

Chapitre VII Sur la colline épouvantable : Ji-Elle,Bassin de Taranis-Jupiter au Camp celtique de la Bure (Saint-Dié-des-Vosges), 03.06.2006 ;

Chapitre X La Bataille : Évariste Vital Lumi-nais, Combat de Romains et de Gaulois : huile sur toile, 19e siècle (Musée des Beaux-Artsde Carcassonne) ;

Chapitre XV AlésiadevantAmbor : LionelRoyer, Vercingétorix jette ses armes aux pieds

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de Jules César, huile sur toile, 1899 (MuséeCrozatier).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

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1 Souvent, c’étaient des auxiliaires.

2 Des bisons.

3 Des mammouths.

4 Environ mille hommes.

5 César écrit Noviodunum, orthographe ro-maine.

6 Mieux vaudrait dire de mêmes races, le mé-lange différant, selon les régions : tantôt les Celtes,tantôt les Ligures, tantôt les Ibères dominent (cesderniers au midi). De surcroît, en petit nombre, desHellènes, des Latins et des Aborigènes. Et chaquerace déjà mêlée.

7 Du moins dans la Gaule de cette époque, car,jadis, les Gaulois avaient été vainqueurs sur l’Allia.

8 Jusqu’ici, nous avons suivi fidèlement les re-lations des Commentaires, mais, pour des raisonsfaciles à deviner, César omit la suite de la batailleet passa au dénouement

9 Première publication in L’Assassin surnaturel,Paris, Flammarion, 1924.

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Table des matières

AMBOR LE LOUP, VAINQUEUR DECÉSAR

CHAPITRE PREMIER AMBORLE LOUP ET VERCINGÉTORIXCHAPITRE II LA CLAIRIÈREDES LOUPSCHAPITRE III CEUX DE BROGAATTENDENT AMBORCHAPITRE IV LES DÉFILÉS DUTARANCHAPITRE V LES ROCS DE TA-RAN ET LA BATAILLECHAPITRE VI AMBOR DANS LASYLVE SANS HOMMESCHAPITRE VII SUR LA COL-LINE ÉPOUVANTABLECHAPITRE VIII DANS LES PRO-

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FONDEURS DE LA TERRECHAPITRE IX LES BÊTESMONSTRUEUSES ET LESHOMMES DU LACCHAPITRE X LA BATAILLECHAPITRE XI AMBOR LE LOUPCHAPITRE XII AVANT LA TEM-PÊTECHAPITRE XIII LE MAÎTRE DECÉSARCHAPITRE XIV SUR LA ROUTED’ALÉSIACHAPITRE XV AMBOR DE-VANT ALÉSIAÉPILOGUE

DANS LA FORÊT GAULOISE(1924)(9)Ce livre numérique

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