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Le débat sur la place du Christianisme dans l’histoire moderne du Japon a pris depuis longtemps, et conserve encore un caractère polémique. Selon les capacités linguistiques (maîtrise du japonais actuel et ancien, du portugais, de l’espagnol et du latin de la Renaissance, etc.), et, plus problématique, selon les orientations idéologi- ques de l’auteur plus ou moins favorable ou hostile au christianisme, le spectre his- toriographique va d’un pôle que l’on pourrait qualifier de « livre noir du christianisme au Japon », à une hagiographie des martyrs et des « chrétiens cachés ». Entre les deux, s’offre une palette variée de récits dont le seul point commun est souvent une vision déterministe, ex post : cela est arrivé car cela devait arriver. Personnellement, la question qui m’a d’abord occupé s’inscrit dans une sociolo- gie politique de la critique du Japon contemporain : à travers l’engagement des chré- tiens dans certains mouvements relativement marginaux (antipollution, pacifisme, syndicalisme, féminisme, etc.), est-ce que les chrétiens eux-mêmes très minoritaires (moins d’un pour cent de la population japonaise) exercent une influence significa- tive sur les institutions et l’air du temps ? La question suivante prolonge la première et revient au débat historiographique : dans quelle mesure, depuis son arrivée au Japon à l’aube des temps modernes (kinsei 1 ), le christianisme a-t-il marqué de son empreinte le rapport au pouvoir ? Tant pour la période moderne (1868-1945) que contemporaine (1945-…) ; cette dernière période fût-elle post-moderne), le christia-

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Le débat sur la place du Christianisme dans l’histoire moderne du Japon a pris depuis longtemps, et conserve encore un caractère polémique. Selon les capacités linguistiques (maîtrise du japonais actuel et ancien, du portugais, de l’espagnol et du latin de la Renaissance, etc.), et, plus problématique, selon les orientations idéologi-ques de l’auteur plus ou moins favorable ou hostile au christianisme, le spectre his-toriographique va d’un pôle que l’on pourrait qualifier de « livre noir du christianisme au Japon », à une hagiographie des martyrs et des « chrétiens cachés ». Entre les deux, s’offre une palette variée de récits dont le seul point commun est souvent une vision déterministe, ex post : cela est arrivé car cela devait arriver.

Personnellement, la question qui m’a d’abord occupé s’inscrit dans une sociolo-gie politique de la critique du Japon contemporain : à travers l’engagement des chré-tiens dans certains mouvements relativement marginaux (antipollution, pacifisme, syndicalisme, féminisme, etc.), est-ce que les chrétiens eux-mêmes très minoritaires (moins d’un pour cent de la population japonaise) exercent une influence significa-tive sur les institutions et l’air du temps ? La question suivante prolonge la première et revient au débat historiographique : dans quelle mesure, depuis son arrivée au Japon à l’aube des temps modernes (kinsei1), le christianisme a-t-il marqué de son empreinte le rapport au pouvoir ? Tant pour la période moderne (1868-1945) que contemporaine (1945-…) ; cette dernière période fût-elle post-moderne), le christia-

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nisme au Japon a-t-il « échoué » à s’imposer numériquement parce qu’il était une religion irrémédiablement liée aux puissances occidentales (version du « livre noir ») ? Ou bien a-t-il « réussi » à insuffler la modernité japonaise par sa résistance héroïque puis souterraine contre la répression politique (hagiographie des martyrs et des « chrétiens cachés ») ? Mais n’a-t-il pas immédiatement ensuite « échoué » à se déles-ter d’une image de religion étrangère, malgré, ou à cause d’une fusion avec le culte impérial (1889-1945) ? Enfin, a-t-il « échoué » à s’associer de manière profitable aux nouvelles valeurs démocratique et individualiste (depuis 1945) ou bien au contraire faut-il lui en attribuer la paternité ?

Ainsi formulées, toutes ces questions tendent à hypostasier le christianisme en acteur indivisible et homogène de l’histoire. Nonobstant ce risque, nous tâcherons surtout de repérer les relations du christianisme avec les différentes formes de pou-voir et d’autorité morale, intellectuelle, économique et politique. Car si l’on pousse la thèse de Marcel Gauchet du christianisme comme « religion de la sortie de la reli-gion »2, alors quel que soit le contexte géopolitique ou culturel dans lequel le christia-nisme se présente, il ne devrait pas seulement exercer une distribution entre « reli-gieux » et « politique », mais bien plus fondamentalement, susciter un questionnement du pouvoir lui-même3. Cette question renvoie bien au-delà de la sociologie des révol-tes d’inspiration chrétienne (des mouvements millénaristes à la théologie de la libé-ration, etc). Elle englobe plus largement la question du « religieux », de son sempiter-nel retour jusqu’au dilemme de la laïcité (d’aucuns voient dans le Christ comme le premier martyr de la laïcité). Ainsi dans le cas du Japon, on peut considérer que la menace de « l’Occident chrétien » a par exemple stimulé la formation de l’Etat mo-derne (bouddhiste et confucéen) durant Edo, puis avec l’idéologie impériale shintô à partir de Meiji ; ou bien qu’il a contribué à l’avènement d’un « esprit du capitalisme » wébérien par télescopage avec « l’éthique du bushidô » autant qu’il a permis l’intro-duction du marxisme. En d’autres termes, pourquoi et comment le christianisme fut-il au Japon tantôt graine de révolte ou de résistance aux diverses formes de pouvoirs générées par la modernité, tantôt semence de soumission ?

En 1999, le 450ème anniversaire de l’arrivée de François-Xavier au Japon donna lieu à différentes commémorations et débats académiques. Dans une veine analogue à l’aggionarmento du concile Vatican II, le colloque organisé à l’initiative de Mori

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Kazuhiro, alors évêque de Tôkyô4, entendait établir une «Réflexion sur les modes missionnaires au Japon depuis l’époque des Kirishitan »5. Son ambition critique est encore plus explicite dans le titre des actes publiés en 2003 : « Ombres et lumières de la mission de l’Eglise au Japon »6. La communication inaugurale de Mizobe Osamu, alors évêque de Sendai, historien de formation7, porte sur la dimension théologique de la mission jésuite de François-Xavier à Gomez en insistant sur le livre d’un apostat japonais nommé Fabien. Mizobe suggère les limites de l’inculturation (traduit ici par adaptation tekiôsei) jésuite qui a parfois abouti à faire du christianisme un avatar du confucianisme, en Chine plus particulièrement8. Mais c’est surtout l’exposé de Mori Kazuhiro qui frappe le plus fort, comme le suggère son titre : « Les limites d’une ac-tivité missionnaire attachée au colonialisme. A la lumière des remords et des gestes d’excuse du pape Jean-Paul II »9. Encouragé par les expressions de « repentance » du pape pour les croisades et l’inquisition, Mori s’autorise à remettre en question une historiographie qui, entretenue par l’université jésuite de Tôkyô, est devenue domi-nante dans l’Eglise du Japon10. La présence de plusieurs jésuites à ce colloque ne freine pas Mgr Mori, d’autant qu’ils adoptent eux-mêmes une posture critique sur cette histoire. Pour Mori qui se réfère aux travaux récents d’historiens extérieurs à l’Eglise, la mission chrétienne, principalement jésuite, mais aussi franciscaine, domi-nicaine et augustinienne, s’est fourvoyée. L’évêque d’aujourd’hui reconnaît l’audace des pionniers d’hier, tels que François-Xavier ou Alexandre Valignano11. Mais en s’ap-

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puyant sur les deux puissances européennes de l’époque, le Portugal et l’Espagne, pour s’adresser en priorité au Shogun et aux seigneurs féodaux -les daimyô- afin d’inciter leurs sujets à se convertir en masse, les missionnaires chrétiens ont failli à leur idéal d’une évangélisation consistant à se faire humbles parmi les humbles. Qui plus est, le mépris, voire l’hostilité ouverte que certains missionnaires ont manifestés à l’égard des temples bouddhistes et shintô n’a fait qu’aggraver les réticences de ces derniers. De sorte que les persécutions qui ont suivi étaient inévitables et presque méritées. Ces propos, aux accents de théodicée punitive, ont été jugés excessifs et inopportuns par des membres influents de la hiérarchie catholique et jésuite, au point que Mori Kazuhiro a été contraint, pour éviter un conflit ouvert, de renoncer à sa charge d’évêque12.

Quoiqu’il en fût exactement de ce divergent interne, qu’il portât sur le choix et l’usage des sources, je voudrais discuter le propos de Mori à travers un ouvrage bé-néficiant d’un relatif consensus dans et hors l’église : « Histoire du christianisme ja-ponais », de Gonoi Takashi13.

L’auteur montre en effet que, outre un appui financier important de Rome, les missionnaires se sont largement appuyés sur les couronnes portugaise et espagnole pour financer leurs voyages et leurs infrastructures. Au Japon, outre un rôle actif d’intermédiaires politiques, ils ont aussi joué habilement du commerce de nombreux produits dont la soie grège et le tabac. Bien que François-Xavier se plaignît souvent du comportement délétère des commerçants portugais en Inde, ceux-ci lui témoi-gnaient d’autant plus de respect qu’ils savaient ses liens étroits avec le roi du Portugal et le pape. L’un d’eux envoya auprès de François-Xavier à Goa un marchand japonais, dénommé Anjirô. Réputé tueur et brigand sans vergogne, celui-ci fut néanmoins tou-ché par le charisme de François-Xavier et demanda le baptême. C’est lui qui mènera François-Xavier jusqu’à Kagoshima, le 15 août 154914. Quelques mois après son arri-vée, François-Xavier incite les marchands portugais à ouvrir une maison de com-merce à Sakai, le port limitrophe d’Osaka15. Dans la belle aventure de François-Xavier avec le Japon (il ne tarit pas d’éloge pour ses habitants), et de ses successeurs, le don de la grâce et le contre-don du commerce se mêlent étroitement ; l’échange des biens spirituels et celui des denrées précieuses ; non pas l’un contre l’autre (la Contre-ré-forme a mis un terme aux indulgences), mais l’un dépendant de l’autre. Du point de

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vue jésuite, le commerce était une structure incontournable : comment financer autrement le coût de la mission ? Comme l’a écrit Valignano dans son Sumario de las cosas de Japón (1583), la mission jésuite au Japon était littéralement pendue au fil du commerce de soie grège. Rien que les cadeaux offerts aux daimyô et à Oda Nobunaga coûtaient à la société de Jésus plus de 10 000 crusados par an, ce à quoi il fallait ajouter les frais d’entretien de deux cents églises, plusieurs hôpitaux et fondations caritatives, subvenir aux besoins de 85 prêtres et religieux (irmaoes), et quatre cents personnes vivant ou travaillant à leurs côtés16.

Durant cette période de rivalités incessantes et sanglantes entre les daimyô, le doux commerce des âmes avec la doctrine chrétienne fut même entretenu par celui, moins tendre, des armes à feu. Introduits par les Portugais à Tanegashima en 1543, fusils et canons bouleversent rapidement l’art de la guerre et les rapports de force entre daimyô. Ainsi, vingt ans plus tard, le daimyô Omura Sumitada, qui avait solli-cité les bonnes grâces des Jésuites pour attirer les marchands portugais sur son do-maine de Hizen (Kyûshû), demande le baptême, soit pour témoigner sa reconnais-sance, soit qu’il était touché par la grâce. En 1578, la conversion du daimyô Otomo Sôrin/Yoshishige, maître du domaine de Bungo à Kyûshû, fut au moins en partie motivée par sa dépendance envers les marchands portugais pour l’achat du salpêtre (qui compose la poudre). Il souhaitait aussi acquérir des canons auprès du gouver-neur des Indes par l’intermédiaire des Jésuites17. De la même façon, d’autres daimyô se convertissent pour augmenter leur prospérité commerciale et leur puissance mili-taire, même si des mobiles plus spirituels ont pu conforter leur adhésion. Après avoir déploré les difficultés de la mission dans un contexte de guerres incessantes, les Jésuites s’accommodent de cette situation pour le moins ambiguë entre le commerce des armes et celui des âmes, au point qu’un rapport de 1586 admet sans ambages : « la moisson spirituelle progresse davantage en temps de guerre »18.

Ainsi, dès leurs premiers pas au Japon, les missionnaires chrétiens nouent avec les marchands portugais et espagnols, bien plus que des rapports étroits, une colla-boration active. Plus les Jésuites aident à promouvoir le commerce avec le Portugal et l’Espagne, plus ils renforcent à leur insu les grands artisans de la formation de l’Etat moderne au Japon, Toyotomi Hideyoshi, puis Tokugawa Ieyasu, ceux-là même qui ordonneront les premiers édits à leur encontre, et pour finir, leur expulsion et une élimination sans merci de leur travail missionnaire. Il n’était pas écrit d’avance que ces restaurateurs de l’autorité centrale perçoivent le christianisme comme une me-nace extérieure ; ce qui a durci cette tendance ressemble à une série de malentendus et d’occasions manquées entre ces trois génies politico-militaires et les missionnaires. On peut même supposer que si l’un des daimyô chrétiens de Kyûshû avait emporté l’hégémonie, le Japon aurait pu devenir, pour le meilleur et pour le pire, un « royau-

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me catholique » indépendant, au même titre que le Portugal ou l’Espagne. Mais l’échec des daimyô chrétiens et leur rivalité croissante avec les restaurateurs de l’auto-rité centrale scellèrent le sort des missionnaires.

Ainsi Oda Nobunaga réserve tout d’abord un accueil favorable au frère jésuite Laurenzo car des chefs de guerre chrétiens lui apportent leur soutien pour briser la résistance des moines bouddhiste du temple Hongan ainsi que la révolte populaire de Kiisaiga. Mais lorsque l’un d’eux se retourne au côté du Hongan, il prend le père jé-suite Organtino et ses compagnons en otages, menaçant de les faire crucifier19. En 1586, Hideyoshi presse Coelho, provincial-adjoint des Jésuites, de lui fournir des na-vires armés (nao/nau sen) pour envahir la Corée et la Chine. Coelho ne parvient pas à respecter cet engagement aussi téméraire qu’éloigné a priori de sa mission, et l’an-née suivante (1587), Toyotomi prononce un premier édit d’expulsion des missionnai-res (bateren tsuihôrei). Coelho demande au gouverneur des Philippines d’apporter un soutien militaire aux Jésuites et aux chrétiens japonais de Nagasaki, mais il est contre-dit par Valignano qui, recouvre en partie la confiance de Hideyoshi, avec l’appui di-plomatique du vice-roi des Indes20. A l’automne 1596, le San Felipe, un navire espa-gnol en provenance de Manille, et en route pour Mexico, accoste à Nagasaki. Un officier du bord, dévoilant une carte de l’empire de Philippe II aurait avoué par van-tardise à un fonctionnaire japonais que les missionnaires préparaient le terrain aux conquérants espagnols, et qu’une telle issue n’était pas à exclure dans le cas du Japon. Aussitôt informé, Hideyoshi qui envisageait lui-même une expédition sur Manille, ordonne l’arrestation de 6 missionnaires franciscains et 18 chrétiens japonais (dont un frère jésuite) de la région d’Osaka. Au début de l’année suivante, ils sont menés à Nagasaki pour y être exécutés (en route deux autres chrétiens se joindront à eux)21. Enfin, Tokugawa Ieyasu escomptait développer le commerce entre les ports d’Edo et Manille pour rivaliser avec Hirado et Nagasaki, et asseoir sa puissance. Mais à leur tour, les Franciscains espagnols déçurent cette attente, entraînant malgré eux une répression de plus en plus systématique des chrétiens22. Cette politique sera poursuivie et achevée avec un zèle terrifiant par les successeurs de Ieyasu.

Les manœuvres politico-commerciales des Franciscains et Dominicains espa-gnols, en concurrence avec les Jésuites, ont pu attiser les craintes des Tokugawa que l’activité des missionnaires ne vise en effet à soumettre le peuple au profit d’une puissance étrangère comme l’Espagne ou le Portugal. En réalité, Toyotomi, et a for-tiori Tokugawa, était trop bien informé du caractère limité des forces navales et mili-taires dont disposaient les Espagnols aux Philippines ou les Portugais à Macao pour craindre que le Japon ne soit envahi ou soumis de la sorte. En revanche, il s’agissait pour le nouveau régime shogunal d’asseoir son autorité et son contrôle sur tous les daimyô. Alors que le pays est enfin réunifié par un nouveau pouvoir central fort, le

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tournant répressif à l’égard des chrétiens, amorcé par Toyotomi et entériné résolu-ment par Tokugawa, apparaît bien plus comme un prétexte pour soumettre les dai-myô. A commencer par ceux qui s’étaient convertis au christianisme, et qui attiraient les marchands portugais et espagnols. Les missionnaires sont les premiers expulsés, en 1614 parce qu’ils s’avèrent moins indispensables que les marchands. Mais ces derniers se voient eux aussi de plus en plus contrôlés par le nouveau régime shogunal fondé par Tokugawa Ieyasu en 1603, jusqu’à leur expulsion complète du Japon en 1637, à l’exception des Hollandais.

Pour convertir le Japon, François-Xavier avait d’abord visé la tête donc l’empe-reur, selon la stratégie adoptée parallèlement en Chine. Comprenant que dans l’archi-pel, le pouvoir était à la fois plus disséminé et extrêmement fluctuant en cette période de guerre civile larvée, il s’était alors adressé au Shogun et aux daimyô23. On a sou-vent reproché aux Jésuites cette missiologie top-bottom ; ce penchant résolument élitiste n’est pourtant pas caractéristique des pionniers de la contre-réforme catholi-que ; il a construit l’Europe médiévale. Que les disciples d’Ignace ajoutent les scien-ces naturelles, les arts et les technologies les plus diverses à la théologie, cela ne tranchait pas fondamentalement avec le goût du savoir de leurs prédécesseurs, béné-dictins et dominicains, fondateurs des universités européennes. En revanche, Matteo Ricci et François-Xavier avaient repris cette tradition pour en faire un outil de séduc-tion des classes dominantes de Chine et du Japon, « Ad majorem Dei Gloriam ». La présentation des savoirs occidentaux, pensaient-ils, avait vocation d’aider utilement la conversion des pouvoirs orientaux. A en juger par les 300 000 baptisés que comp-tait l’Eglise du Japon vers l’an 1600, au point que l’on parlera plus tard de cette épo-que comme le « siècle du christianisme », il faut croire que cette approche avait porté des fruits24.

Nonobstant cette stratégie visant à convertir les masses le plus rapidement pos-sible, les Jésuites insistèrent pour que nul ne fût contraint au baptême25. En outre, leur souci pour s’adresser aux grands de ce monde n’a pas empêché les missionnaires jésuites, du moins dans le cas du Japon, de toucher directement le petit peuple,

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comme en témoignent plusieurs fondations caritatives auprès des démunis, malades ou lépreux. Au point que leurs adversaires s’en servent pour minimiser l’impact des conversions : « Il n’y a que des malades »26. Mais à Kyûshû, la conversion de certains daimyô suscitait aussi des vagues de baptêmes parmi les artisans, les paysans et les pêcheurs. Une tendance analogue est observée pour les régions de l’ouest de Honshû et Kyôto. La classe des samouraï ne fut touchée que dans un deuxième temps, et en moindre proportion27. Loin de se cantonner aux élites dirigeantes, la stratégie jésuite était en fait bidirectionnelle. Auprès des élites, outre l’appât du commerce, elle pré-sentait une doctrine argumentée et confortée par la science ; auprès du petit peuple, un catéchisme simple et imagé28, appuyé par des actions caritatives. Le christianisme concurrence surtout le bouddhisme populaire des sectes Jôdo (Terre pure) et Jôdo shinshû (Vraie secte de la Terre pure), les cultes de Jizô, et Kannon, attisant ainsi l’hostilité des bonzes. Le christianisme présentait l’avantage de ne pas dissocier voie de salut pour l’au-delà et secours immédiat dans l’ici-bas ; outre la figure du Christ thaumaturge, s’il commet une faute, le croyant peut recourir à la grâce divine et l’in-tercession mariale (qui n’était pas sans rappeler le culte de Kannon). Certains bonzes auront la dent dure contre cette voie du pardon facile et du moindre effort qui, par exemple, ne respecte même pas d’interdit alimentaire sur la viande29.

Cet ancrage populaire du christianisme indiquerait une différence importante avec la mission jésuite en Chine, exclusivement élitiste, au point d’être perçue comme un avatar du confucianisme30. Certes la majeure partie des chrétiens japonais renia son baptême au fur et à mesure que la persécution se durcissait, mais un nombre non négligeable d’entre eux subit le martyre ou adopta une résistance souterraine. Dès 1612, suite à une affaire de corruption impliquant des chrétiens, Ieyasu ordonne des arrêts enjoignant aux chrétiens d’apostasier. En 1614 est prononcé un nouvel édit d’expulsion (bateren tsuihôbun) immédiatement suivi de nombreuses arrestations et de condamnations à mort, alors que la plupart des missionnaires sont expulsés. Une centaine d’entre eux parviendra toutefois à se dissimuler sur place quelques années. Pour affronter la clandestinité, les organisations d’entraide (confraria de misericor-dia) sont renforcées, et de nouvelles se constituent31. Après la mort d’Ieyasu en 1616, son fils Hidetada prononce un nouvel édit contre les chrétiens et restreint le com-merce avec l’étranger aux ports de Hirado et Nagasaki. Cette politique est accentuée par son fils Iemitsu : les ordres de confinement, entre 1633 et 1635, des commerçants portugais au quartier de Deshima à Nagasaki seront a posteriori considérés comme

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les premiers « édits de fermeture du pays » (sakokurei)32. Lorsque éclate la révolte de Shimabara en 1637, les commerçants portugais sont accusés d’avoir introduit clan-destinement des missionnaires, et se voient par conséquent eux aussi interdits de séjour du Japon, ce qui amorcera le déclin du Portugal et la fortune de la Hollande. Le dernier édit de fermeture sera prononcé à l’issue de cette révolte, en 1638.

Durant les trente années de règne du daimyô converti Arima Arunobu, la région du sud de Shimabara (Kyûshû) s’était entièrement christianisée. Lorsque le daimyô Matsukura Shigemasa s’empara de la région en 1616, il fit construire un nouveau château à Shimabara en imposant lourdement la population, fermant les yeux, en guise de compensation, sur les activités des missionnaires. Mais à partir de 1625, pour satisfaire le shôgun Iemitsu, il fait arrêter et torturer les chrétiens qui refusent d’abjurer. La persécution atteint les sommets de l’horreur en janvier 1626 : les obsti-nés sont jetés dans « l’enfer de Unzen » (unzen jigoku), les sources bouillantes du volcan Unzen. En octobre 1637, acculés à la famine par trois années de mauvaise récolte, et ployant toujours sous le poids des impôts de leur daimyô, les paysans de la région se soulèvent et prennent le contrôle de la région en arborant l’effigie du saint sacrement ou celle de la Vierge. La nouvelle se propage rapidement ; ils sont bientôt rejoints par les paysans de la région de Amakusa, et placent à leur tête un jeune noble chrétien, Masuda Shirô-Tokisada, qu’ils surnomment « homme céleste ». En décembre 1637, ils sont ainsi plus de 20 000 à se réfugier dans le château aban-donné de Hara ; près de 27 000 soldats ont été mobilisés contre eux par le shôgun Iemitsu et tous les daimyô de Kyûshû, inquiets que la révolte ne se propage à leur région. Organisés par les chefs de villages et d’anciens samurai redevenus paysans, et galvanisés par une mystique de la lutte contre ceux qui les ont forcés à abjurer leur foi, ils tiennent le siège jusqu’en avril 1638. Un navire hollandais est même appelé en renfort pour bombarder le château. Les assiégés seront finalement tous massacrés, vieillards, femmes et enfants compris, non sans avoir infligé de lourdes pertes aux assaillants33.

A l’égal des mouvements millénaristes d’inspiration chrétienne qui ont agité l’Europe du moyen-âge jusqu’à Thomas Münzer et furent souvent évoqués en exem-ple par les socialistes du XIXème34, l’émeute de Shimabara-Amakusa (Shimabara/Amakusa no ran/ikki) a inspiré de nombreux récits aux mystérieux jeux d’écho ou de projection. Ainsi par exemple, la romancière Ishimure Michiko, originaire de Amakusa, qui a fait connaître la situation des malades de Minamata par ses écrits et son enga-gement à leur côté ; dans la postface du roman très documenté et rédigé en langue vernaculaire qu’elle a consacré à cette révolte, elle évoque en parallèle la lutte ci-

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toyenne contre la firme Chisso, responsable de la catastrophe écologique à Minamata35. Dans un tout autre genre, la figure du jeune Masuda Tokisada s’est même vue réin-carnée en héroïne d’une série de mangas : lycéenne dans un établissement catholique actuel, elle remonte le temps pour défendre les insurgés de 1637 et servir de refouloir fantasmatique à l’ennui contemporain36.

La révolte de Shimabara permit à Iemitsu de confirmer l’autorité centrale de l’Etat rétablie par son père et son grand-père. D’une part, en expulsant les commer-çants portugais et en limitant les rapports avec l’étranger aux Hollandais et aux Chinois qui, à partir de 1641 seront circonscrits à Deshima. Les daimyô de l’ouest perdaient ainsi cette liberté d’entreprendre qui leur apportait la prospérité commer-ciale et l’autonomie politique. D’autre part, tirant prétexte de la révolte pour rappeler à quel point le christianisme était une religion menaçante pour la sécurité nationale (jashû), Iemitsu exigea cette fois des daimyô un respect scrupuleux des édits d’inter-diction des chrétiens. Ce contrôle social sur les chrétiens était un excellent prétexte pour mesurer le degré d’obéissance des daimyô au bakufu37. Les méthodes de test varièrent selon les époques et les lieux : outre des tortures raffinées38, s’imposa pro-gressivement l’obligation de fouler un crucifix, une image pieuse de la Vierge ou du Christ. Cet iconoclasme contraint du fumie (ou efumi) fut initié à Nagasaki en 1629 et systématisé à partir de 1669 : chaque année, au nouvel an, les personnes qui avaient été repérées et enregistrées comme chrétiennes devaient se soumettre à ce rituel humiliant pour confirmer leur abandon de la foi. D’abord limité aux chrétiens, à partir de 1689, il fut également requis des commerçants restés en lice (Hollandais, Chinois, Coréens)39. A l’issue du premier fumie, les chrétiens devaient encore signer, parfois de leur sang, une promesse écrite (kirishitan korobi shobutsu). Ils devaient ensuite se rattacher aux temples bouddhistes et signifier leur attachement par une obole régulière (système du danna dera). Les temples furent ainsi désignés pour tenir les registres de cette population reconvertie, ce qui permit de soumettre par la même occasion une « religion » qui, contrairement au christianisme, s’était montrée pour le moins récalcitrante envers les restaurateurs de l’Etat central (cf. par exemple les vio-lents conflits avec le Honganji). La chasse aux chrétiens cachés (kakure kirishitan) pose les bases d’un contrôle social moderne, et la tenue rigoureuse des registres fa-miliaux par les temples, celles d’un appareil démographique et statistique sophisti-

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qué40.

A ce contrôle de la population exercé par les temples et les responsables de quar-tier et de villages (les shôya), il faut ajouter une remise à l’honneur du shintô41. Déjà en 1614, quelques mois après l’expulsion des chrétiens, Ieyasu aurait ordonné à tra-vers tout le pays, que des danses et des chants soient offerts à la déesse Amataresu et les autres divinités du sanctuaire d’Ise en action de grâce pour avoir écarté la menace étrangère42. Auparavant l’entourage de l’empereur avait souvent exprimé son hostilité envers les missionnaires. Cette suspicion contre les étrangers au nom des dieux fon-dateurs de la nation est, durant la période de Edo, mûrement nourrie par l’école des études nationales (kokugaku). Par ailleurs, le confucianisme connaît un nouvel essor. Ces deux tendances esquissent la religion civile qui sera au centre de la restauration de l’autorité impériale sous Meiji ; une « réinvention de la tradition » qui renforcera l’Etat moderne et permettra de tenir tête à une nouvelle menace venue d’Occident.

En 1844, Théodore-Augustin Forcade, prêtre des Missions étrangères de Paris/mep, débarque dans le royaume des Ryûkyû d’où il espère gagner le Japon. Le navire français qui l’a conduit y fait tonner le canon pour l’anniversaire du roi Louis-Philippe et prévient qu’il sera de retour dans deux ans. Cette annonce sera tenue, accentuant d’autant plus les craintes locales que la Chine se trouve alors malmenée par les guer-res de l’opium. Dans l’intervalle, selon les archives des Ryûkyû, Forcade s’est efforcé d’obtenir la possibilité d’évangéliser tout en essayant de convaincre les autorités d’accepter la protection française contre une potentielle menace britannique. Ces propos ont bien sûr inquiété au plus haut point la cour des Ryûkyû, son protecteur le clan de Satsuma (Kyûshû), et le bakufu43. En 1854, sous la pression de l’amiral amé-ricain Perry, celui-ci se voit contraint de signer un « traité d’amitié ». Un nouvel « ac-cord », commercial cette fois, suit en 1858, bientôt imité par la France, l’Angleterre et la Russie. Ces nouvelles puissances « chrétiennes » font abolir la pratique du fumie, puis obtiennent la liberté de culte pour leurs ressortissants. En 1859, cinq ports rou-verts au commerce (Kanagawa -Yokohama-, Hakodate, Nagasaki, et Hyôgo -Kôbe-). Une église est bâtie par les MEP à Yokohama, une autre à Nagasaki, dans le quartier de Urakami ; elle est dédiée aux vingt-six martyrs de 1597 qui ont été canonisés en 1862. Peu après son inauguration en 1865, des chrétiens cachés s’y rendent ; s’entre-tenant avec le père Bernard Petitjean, ils se découvrent une foi commune. Autour de Nagasaki, Amakusa, etc., près de 50 000 d’entre eux resurgiront peu à peu de l’om-bre. En dépit d’une forte hybridation avec le bouddhisme, inhérente aux pratiques de

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camouflage adoptées durant deux siècles et demi pour tromper les autorités44, ils sont nombreux à vouloir prendre contact avec les nouveaux missionnaires au risque de nouvelles arrestations et d’exils imposés vers d’autres provinces. Cette nouvelle va-gue de répression ne prendra fin qu’en 1873, sous une forte pression diplomatique des occidentaux et au terme de campagnes médiatiques, en particulier durant la mis-sion Iwakura en Amérique et en Europe, pour que le Japon se résolve à adopter la « liberté de culte »45.

Le serment d’avril 1868 du nouveau régime de Meiji conserve en effet les mesu-res adoptées par le bakufu afin de bannir toute forme de christianisme à l’exception des concessions étrangères dans les cinq ports ouverts au commerce. L’ambiguïté des relations entre les nouveaux missionnaires et les puissances occidentales d’une part, et d’autre part, ce surgissement inquiétant et déterminé des chrétiens cachés de Kyûshû renforcent l’étiquette du christianisme comme « culte perturbateur » (jashû /jahô), menace pour l’ordre public et la sécurité nationale. Cette réputation que le bakufu avait apposée au christianisme se voit renforcée sous un nouveau jour dans l’imaginaire populaire. Bien que les persécutions contre les chrétiens japonais aient pris fin en 1873, leur liberté de culte n’a pas été garantie pour autant. Néanmoins, le nouveau régime est soupçonné de faire la part belle aux étrangers et leur religion. Entre 1871 et 1875, lorsque dans certaines régions de l’Ouest (Hiroshima, Kyûshû...), plusieurs révoltes populaires explosent contre le surcroît d’impôt, la conscription et l’enseignement obligatoire, ces mesures imposées par le nouveau régime de Meiji sont associées au retour des « barbares chrétiens » (ijin yan). Le comble est que ces débordements de colère rejettent dans le même sac le christianisme et le nouveau culte civil, le shintô d’Etat, que tente d’imposer le nouveau régime. Le temple Hongan, siège du courant jôdô shinshû, influence en partie ces mouvements populaires de contestation46.

Le gouvernement de Meiji avait tout d’abord cherché à imposer de manière in-tensive le shintô comme culte dominant, centré sur la figure du nouvel empereur, purgé de ses éléments bouddhiques (statuaires notamment). Dès 1868, sont construits des sanctuaires dédiés aux soldats morts durant la guerre civile (shôkonsha) ; celui de Tôkyô sera rebaptisé Yasukuni en 1879. Des prêtres (kamizukasa), fonctionnaires du régime, officient, ayant mission éducative et charge de propagande. Ces mesures retiraient de manière brutale aux temples bouddhistes les avantages acquis en échan-ge du contrôle social exercé pour le bakufu. Mais devant la fronde populaire, le gou-

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vernement de Meiji adopte progressivement une politique plus subtile. Des aménage-ments sont tout d’abord apportés pour accorder de nouveau un rôle au bouddhisme. Cette politique visait aussi à se prémunir de la nouvelle menace idéologique venue d’Occident que représentait le christianisme aux yeux du nouveau régime. Le shintô d’Etat perd progressivement ses éléments cultuels (éducation religieuse, inhumation, etc.) et son cadre institutionnel. En 1877, ce qui restait du grand ministère du culte (jinjikan) créé en 1868 est absorbé par le ministère de l’Intérieur. En 1884, kamizu-kasa et bonzes sont démis de leur charge de fonctionnaire (kyôdôshoku) ; l’inhuma-tion pouvant désormais s’effectuer sans eux, les chrétiens sont libérés d’une entrave importante à leurs pratiques cultuelles. La dernière sautera en 1899 lorsque les mis-sionnaires étrangers auront accès à l’ensemble du territoire. Après leur séjour d’étude en Europe, de jeunes élites politiques comme Inoue Kowashi et Mori Arinori achèvent de faire évoluer « le respect des dieux et l’amour de la patrie » (keishin aikoku) vers une séparation des cultes et de l’Etat (seikyô bunri) en limitant toutefois la liberté de culte à une simple tolérance47. Il s’agit de poser un cadre juridique suffisamment to-lérant aux yeux des puissances occidentales pour éviter d’inutiles et dangereuses frictions diplomatiques, tout en contrôlant au maximum d’éventuelles menaces de rébellion populaire d’inspiration religieuse, quelle que soit la religion.

L’article 28 de la Constitution impériale du grand Japon de 1889 garantit ainsi « aux sujets japonais la liberté de croyance à condition de ne pas nuire à l’ordre pu-blic et d’assumer leurs devoirs ». La source d’inspiration est bismarckienne plutôt que libérale (anglaise, américaine, ou française). A la différence de celle du citoyen, la liberté du sujet/shinmin, un terme relatif à l’empereur, est conditionnée par des « devoirs de sujet » (shinmin taru no gimu), une notion floue qui allait bientôt se préciser comme une obligation croissante de respect, puis de dévotion envers l’empe-reur. La liberté de croyance sera de plus en plus enserrée dans cette contrainte. Les chrétiens cachés qui avaient osé sortir de l’ombre à la fin du bakufu se soumettront bientôt au régime impérial48. Le protestantisme qui commence à poser quelques grai-nes protestataires (mouvement ouvrier, mouvement pour les libertés et droits civi-ques, pacifisme) se pliera lui aussi à ce cadre constitutionnel et une pression sociale quasi-policière.

L’église catholique compte un peu plus de 30 000 membres en 1885, pour l’es-sentiel des anciens chrétiens cachés de Kyûshû, contre seulement 5500 néophytes dans les régions de l’est et du nord. A la même époque, l’Eglise orthodoxe totalise déjà quinze mille adhérents de Hakodate à Kôbe, grâce au charisme d’un mission-naire russe, Ioan Kasatkin, alias Saint Nikolaï. Comparé au caractère dépouillé et ra-tionnel du culte protestant, le hiératisme de la liturgie slavonne ne lui prête guère une

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image moderne. Et pourtant, au début, c’est elle qui enregistre la progression la plus spectaculaire. En 1900, les orthodoxes sont plus de 25 000, autant que les trois confes-sions protestantes réunies (congrégationaliste, anglicane, presbytérienne). Nicolas permit de contenir les suspicions à l’égard des chrétiens orthodoxes durant la guerre russo-japonaise (1904-05), par le recours à une exégèse « patriotique » sans ambi-guïté, comme il l’exprima dans une lettre pastorale de février 1904 :

« Aux pieux chrétiens de la Sainte Eglise Orthodoxe du Grand Japon,Mes frères et sœurs bien-aimés ! Le Seigneur a permis que la paix soit rompue

entre le Japon et la Russie. Que sa sainte volonté soit faite. Nous devons croire que cela est permis dans un but qui est bon et pour de bons résultats. En effet, la volonté du Seigneur est toujours bonne et sage. Pour cette raison, frères et sœurs, en ces circons-tances, vous devez accomplir entièrement tout ce qu’exigent de vous le devoir et la loyauté. Priez Dieu pour qu’il accorde la victoire à l’armée impériale. Rendez-lui grâce pour les succès qu’il lui a déjà accordés. Contribuez dans la mesure de vos moyens fi-nanciers à l’effort de guerre. Ceux d’entre vous qui devrez rejoindre le front, combattez sans craindre la mort, non par haine de l’ennemi, mais par amour pour vos compa-triotes, comme nous l’enseigne le Sauveur qui a dit : « Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » (Jn 15,13) En somme, faites tout ce que l’amour de la patrie vous demande de faire, parce que l’amour de la patrie est un sentiment saint. Le Seigneur nous a montré dans sa personne l’exemple de l’amour de son pays (Luc 19,41). Cependant, outre notre patrie terrestre, nous avons aussi une patrie cé-leste, dont tous font partie à égalité, sans distinction de nationalités. […] Chrétiens, que vous viviez paisiblement dans vos maisons ou que vous partiez à la guerre, gran-dissez et fortifiez-vous dans la foi et excellez dans toutes les vertus chrétiennes. Mais tous ensemble, prions ardemment que le Seigneur rétablisse promptement la paix rom-pue. Que le Seigneur nous aide en tout cela. Que la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu le Père et la communion de l’Esprit Saint, soient avec vous tous ! Amen »49.

Mais après sa mort en 1912, l’Eglise orthodoxe enregistre un recul rapide et irré-médiable ; en 1936, ils ne seront plus que 12 000, contre 196 000 protestants et 97 000 catholiques50.

Durant l’industrialisation rapide que connaît le Japon entre 1890 et 1930, avec les transformations institutionnelles qui l’accompagnent, ce sont donc surtout les diverses Eglises protestantes qui gagnent le plus d’adhérents à travers tout le pays. Elles attirent principalement les samouraïs reconvertis en petits et moyens propriétai-res fonciers, petits industriels ou commerçants, ainsi que les milieux intellectuels (journalistes, universitaires, avocats,...) séduits par le caractère logique et moderne du puritanisme. Au début de Meiji, cet enthousiasme parfois superficiel ou cérébral

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est suivi de nombreuses défections51. Les jalousies de certains bonzes, en particulier jôdô shinsû au tout début de Meiji, l’hostilité de nombreux hommes d’Etat ou univer-sitaires proches du pouvoir freinent considérablement l’attrait pour ce christianisme d’un genre nouveau (yankyô, puis kirisutokyô) comme aiment le présenter les mis-sionnaires pour se distinguer de leur rivaux catholiques52. Cette hostilité s’atténue au fur et à mesure que le gouvernement de Meiji stabilise son pouvoir à l’intérieur contre les menaces d’insurrection populaire dont la dernière d’importance sera celle de Chichibu en 1884. L’hostilité diminue aussi au fur et à mesure que s’éloignent les menaces extérieures avec l’abolition des traités inégaux à partir de 1894 ; le Japon s’affirme même comme une puissance en Asie avec la victoire militaire contre les Qing en 1895 (qui attribue Taiwan au Japon). Des revirements spectaculaires se pro-duisent alors parmi les intellectuels qui s’étaient tout d’abord déclarés ouvertement contre le christianisme, depuis Fukuzawa Yukichi, fondateur de l’université Keiô et défenseur d’un capitalisme libéral, jusqu’à Katô Hiroyuki, professeur de philosophie à l’université impériale de Tôkyô, contempteur de l’égalitarisme libéral au nom d’un progressisme spencérien. Après avoir tout d’abord (vers 1883) remis au goût du jour la vieille image du christianisme comme menace pour l’ordre public (jakyô), ils se mettent soudain (après 1885) à le présenter comme une contribution souhaitable à la modernisation de la nation53. Entre temps, le mouvement pour les droits et libertés civiques (jiyû minken undô) s’est essoufflé avec la dissolution du Parti libéral en 1884 ; l’élite du parti qui a trahi la dimension populaire du mouvement fréquentait les milieux chrétiens protestants54. Auparavant, Itô Hirobumi, à son retour d’Europe en 1877, ayant constaté les vertus du catholicisme pour enseigner le respect de l’Etat et des institutions en place (à la différence du protestantisme qui, comme son nom l’indique, était susceptible d’inciter à la protestation), en était presque à vouloir faire du catholicisme une religion d’Etat au détriment du shintoïsme ou du bouddhis-me55.

En effet, quelque dix ans plus tard, des protestants jouent un rôle actif pour fé-dérer le mouvement ouvrier naissant. Plusieurs grandes figures de la Yûaikai (Société fraternelle), créée en 1912, mêlent le christianisme social américain à l’anarcho-syn-dicalisme, le proto-socialisme, ou le marxisme. Katayama Sen, Suzuki Bunji et Kagawa Toyohiko (pasteur presbytérien) sont restés les plus célèbres de ces chrétiens engagés dans le mouvement ouvrier, tandis que d’autres personnalités telles Sakai Toshihiko ou Kôtoku Shuisui rejetèrent au contraire violemment le christianisme comme une aliénation. Cependant, même un chrétien affiché comme Suzuki Bunji estima néces-saire de détacher la Yûaikai de ses bases religieuses, en déplaçant son siège, initiale-ment situé dans une paroisse chrétienne de Tôkyô, puis en abandonnant l’appella-

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tion de Yûaikai (Société fraternelle), d’apparence confessionnelle, pour fonder, en 1921, la première confédération syndicale, la Sôdômei. La déconfessionnalisation du mouvement ouvrier fut aussi précoce qu’irrémédiable56.

A la différence de l’Eglise catholique dont le clergé demeure principalement européen, les Eglises protestantes sont rapidement devenues autonomes. Des instruc-teurs laïcs tels que Leroy Janes à Kumamoto et William Clark à Sapporo, recrutés par le gouvernement de Meiji, jouèrent un rôle important dans ce processus. Sous leur influence, leurs élèves se convertissent. La « bande de Kumamoto » (Ebina Danjô, Tokutomi Sohô...) formera le noyau dur de l’Eglise congrégationaliste sous la hou-lette de Niijima Jô, le fondateur de l’université Dôshisha57 ; cette branche dérivera vers un nationalisme exacerbé. De son côté, la « bande de Sapporo » comprend des personnalités comme Uchimura Kanzô et Nitobe Inazô qui, en dépit d’une indigéni-sation du christianisme au prisme d’un nationalisme viril58, prendront distance avec l’ultranationalisme ; tous deux seront même des pacifistes actifs. Premier adhérent japonais de la Society of friends (Quakers), Nitobe deviendra pasteur et recteur de l’université de Kyôto, tandis que son camarade Uchimura sera le fondateur, en 1901, du mouvement anecclésial (non ecclésial ?) Mukyôkai qui exercera une influence sur quantité d’intellectuels. Auparavant, en 1891, se produit un épisode qui fera date sous l’appellation de « l’affaire d’irrespect » (fukei jiken). Alors enseignant du premier collège national à Tôkyô, Uchimura refuse, au nom de sa foi, de s’incliner devant la signature de l’empereur apposée au rescrit impérial sur l’éducation de 1890. En conséquence, il se voit licencier tandis que son acte entraîne quantités de brimades pour les chrétiens, de nouveau accusés de faillir au patriotisme59.

La guerre entreprise par le régime de Meiji contre l’empire sino-mandchou (1894-1895) puis contre l’empire russe (1904-1905) se révèlent des épreuves de loyauté pour les Eglises chrétiennes. Hormis Uchimura Kanzô et des socialistes comme Katayama Sen, peu de chrétiens se risquent à prêcher la paix60. Les Eglises obtiennent en contrepartie une tolérance accrue de la part de l’Etat. Mais c’est surtout à l’issue de l’affaire du crime de lèse-majesté en 1911 que le gouvernement comprend l’usage qu’il peut faire des Eglises chrétiennes. Au côté de représentants du shintoïsme et du bouddhisme, des responsables des différentes confessions chrétiennes sont convo-qués pour contribuer au redressement de la morale, c’est-à-dire étouffer l’anarchisme et le socialisme. Avec le transfert du bureau des affaires religieuses au ministère de l’Education en 1912, la séparation avec le shintoïsme d’Etat est achevée, ce qui faci-litera pour les représentants du bouddhisme et du christianisme la vénération obligée

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envers l’empereur. Les Eglises s’engagent alors dans une rhétorique de soumission pour autoriser leurs ouailles à se rendre au sanctuaire Yasukuni honorer l’empereur et les héros morts au combat, justifiant par là même les conquêtes militaires en Asie. Pour les chrétiens du Japon, la première guerre mondiale se passe pour ainsi dire « sans encombre »61. Les choses se corsent de nouveau après le coup d’Etat militaire de 1931, lorsque le patriotisme des chrétiens est mis à mal par des soubresauts de conscience avec l’affaire de l’université de Sofia (1932-1933), les incidents de Dôshisha (1935-1937), et l’inquisition menée par la police de Osaka en 193862. En 1941, toutes les Eglises protestantes doivent se rassembler dans un organisme commun, le Kyôdan (Nihon Kirisuto Kyôdan) ; le gouvernement s’en servira pour galvaniser les énergies, allant jusqu’à dicter le contenu des prêches. Des collectes sont organisées dans les églises, protestantes et catholique, pour contribuer à l’effort de guerre (achats d’avi-ons, etc.) ; des prêtres catholiques suivent l’armée impériale dans ses conquêtes en Asie. Tout se passe désormais comme si les chrétiens vivaient dans l’appréhension d’une nouvelle campagne de répression, s’efforçant de faire oublier la contestation passée des kakure kirishitan. L’intégration du christianisme à la culture japonaise est à ce prix, estiment la plupart. La résistance du théologien suisse Karl Barth contre les nazis ne suscitera pratiquement pas d’émules au Japon, bien qu’il y ait été tôt traduit et apprécié63. On compte sur les doigts d’une main les personnalités à s’être opposées au militarisme et au colonialisme telles que Yanaihara Tadao, enseignant à l’univer-sité de Tokyo, disciple de Uchimura Kanzô et Nitobe Ninazô, congédié de son poste en 1937 ; et Kagawa Toyohiko (1888-1960) non sans certaines ambiguïtés en ce qui concerne ce dernier64. Toutefois, en juin 1941, 96 pasteurs de trois confessions d’obé-dience évangélique (Nihon seikyôkai, Kiyome kyôkai, Tôyô senkyôkai), suspectés de s’opposer à l’idéologie de l’essence nationale (kokutai), sont jetés en prison. Plusieurs y subissent la torture et y trouveront la mort65.

Avec la présence américaine, figure de la modernité et garante de nouvelles liber-tés, les classes moyennes éduquées manifestent de nouveau un intérêt pour le protes-

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tantisme. Le Kyôdan constitué en 1941 demeure en place, non sans changement à sa tête et frictions internes concernant la nécessité de formuler des remords sur le si-lence complice des années de guerre. Mais c’est surtout l’influence de Uchimura Kanzô et le courant anecclésial Mukyôkai, auréolé de sa résistance, qui se fait de nouveau sentir parmi les élites ; notamment à travers deux de ses disciples Nanbara Shigeru66, politologue, recteur de l’université de Tôkyô de 1945 à 1951, et Yanaihara Tadao (su-pra) qui lui succède à ce poste jusqu’en 1957. Parmi les étudiants de Nanbara figure Maruyama Masao, lui aussi politologue à Tôdai, chef de file des défenseurs de la nouvelle Constitution adoptée en 194667. Jugée plus respectueuse des libertés civiles que celle de 1889, cette Constitution garantit cette fois explicitement la séparation des cultes de l’Etat dans son article 22.

Dans ce contexte plus favorable au christianisme, Katayama Tetsu, un chrétien protestant, est élu Premier ministre en mai 1947. Il ne réussit toutefois à maintenir son gouvernement de coalition que jusqu’en mars 1948. En revanche, en tant que secrétaire général du Parti socialiste (jusqu’en 1950), il donna une forte impulsion au mouvement pacifiste. L’Association chrétienne pour la paix (Kirisuto kyôsha no heiwa no kai), d’obédience protestante, y jouera un rôle actif à partir de 1951, en faisant amende honorable sur les compromis d’avant-guerre avec le régime militariste, et en initiant une demande de pardon à l’égard des peuples d’Asie victimes de l’armée im-périale. Au côté des Quakers et « d’intellectuels progressistes » tels que Maruyama, cette association sera active dans la vaste mobilisation contre le traité de sécurité nippo-américain en 1959-60, mais une très large majorité des chrétiens voyaient d’un mauvais œil l’alliance avec les forces de gauche. En 1967, Suzuki Masahisa, modéra-teur du Kyôdan, souligne la participation du Japon à l’agression américaine au Vietnam ; des débats très vifs s’ensuivent pendant une année au sein du Kyôdan, entre « libéraux progressistes », favorables à une relecture du passé militariste, et « conservateurs », plus frileux sur ce point. La querelle reprend à l’occasion de l’ex-position universelle de 1970 : les « conservateurs » sont partisans d’y présenter un pavillon chrétien, tandis que les « libéraux », jugeant inutile cette opération de pres-tige, optent pour la construction plus durable d’un centre d’accueil des victimes de la bombe atomique68. Par la suite, cette tension entre « libéraux » et « conservateurs » se transforme en coupure entre « sociaux » (shakaiha), soucieux de relier théologie et

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problèmes sociaux (shakai mondai), et « cléricalistes » (kyôkaiha), davantage préoc-cupés par le culte, la catéchèse et la gestion des paroisses. Parallèlement, à l’extérieur du Kyôdan, on assiste depuis la fin des années 1970 à un essor important du courant évangélique (fukuonha). Ses adeptes, prônant une spiritualité de la lutte individuelle contre les forces du péché ou une thaumaturgie spectaculaire, se détournent ostensi-blement des « problèmes de société » ou des conflits politiques (révision constitution-nelle, etc.). Au sein de cette mouvance, le courant baptiste en particulier connaît auprès des classes moyennes urbaines un succès comparable à celui de son homolo-gue nord-américain. La fédération baptiste du Japon (Nihon baputisumu renmei) n’épouse toutefois pas les thèses fondamentalistes des anti-évolutionnistes améri-cains69.

Tandis que la période Meiji avait vu éclore un nombre important d’écrivains protestants (Kitamura Hidetani, Shimazaki Fujimura, Masamune Hakuchô, Kunikida Doppo, etc), à partir des années 1950-1960, c’est au tour des catholiques de se distin-guer sur la scène littéraire comme Yasuoka Shôtarô (prix Akutagawa en 1953), puis d’autres, dans le sillage de Endô Shûsaku (prix Akutagawa en 1955, plus tard pres-senti pour le prix Nobel) : le romancier et psychiatre Kaga Otohiko (né en 1929), Miura Shûmon (directeur de l’Agence des affaires culturelles en 1985-86), etc. A la différence des écrivains protestants de Meiji, la plupart d’entre eux sont restés fidèles à leur foi. D’autres personnalités catholiques s’illustrent également comme le psycho-logue Doi Takeo, auteur d’une célèbre thèse culturaliste « La structure de l’amae » (Amae no kôzô, 1965), puis le physicien Yanase Bokuo (né en 1922), ou plus récem-ment la diplomate Oogata Sadako. Enfin, si à partir de Meiji la plupart des traductions et du travail théologique avaient été réalisées par des protestants, après l’ouverture de l’université de Sofia en 1911, des catholiques avaient progressivement tenté d’in-vestir ce champ ; ainsi avant guerre, le néo-thomiste Yoshimitsu Yoshihiko (1904-1945), critique la modernité dans la foulée d’un Maritain. Mais c’est surtout après-guerre, et en particulier à partir des années 1970, que s’amorcent des pistes plus originales, par exemple avec les travaux du bibliste Arai Ken.

Ce dynamisme intellectuel attire de nombreux jeunes, y compris parmi les étu-diants radicaux des années soixante-dix. C’est ainsi qu’au sein des universités les plus prestigieuses se créent spontanément des « centres d’étude du catholicisme » (katoken) qu’une frange « éclairée » du clergé japonais tente d’approcher en nom-mant des aumôniers. Cet engouement converge avec l’effervescence du mouvement étudiant et d’une vaste mobilisation contre la guerre du Vietnam qui, de la même façon que pour les Eglises protestantes, divise rapidement les générations et accentue les clivages politiques70. Entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980, dans une optique inspirée par la théologie de la libération sud-américaine71, les reven-

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dications étudiantes se font plus pragmatiques. Au côté des « sociaux » protestants, de jeunes prêtres et laïcs catholiques se mêlent à toutes sortes de mouvements ci-toyens (shimin undô). Ils s’impliquent dans des actions de soutien aux opposants à la dictature en Corée du Sud ou à Taiwan (mais pas en Chine, gauchisme oblige) ; on les retrouve auprès des victimes de la pollution industrielle exportée par les firmes japonaises en Corée du Sud, aux Philippines, etc. Ces chrétiens catholiques et protes-tants contribuent ainsi au renforcement d’une société civile de plus en plus active, comme en témoigne une floraison d’ONG, même si celles-ci sont plus à caractère « humanitaire » que revendicatif (écologie, féminisme, pacifisme…)72.

Dans les années 1950, soucieux de pénétrer la classe ouvrière et de prémunir sa jeunesse de la « tentation communiste », le clergé japonais avait jugé utile de fonder une section locale de la Jeunesse ouvrière catholique/JOC avec un appui financier relativement important de la direction internationale. Au milieu des années 1970, avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’ouvriers sensibles aux manifestations contre la guerre, au mouvement antipollution, etc., la JOC se radicalise et connaît un certain succès -jusqu’à 3000 membres en 1978. Dans les années 1980, des anciens de la JOC créent une section japonaise de l’Action catholique ouvrière, mais les deux associations restent très marginales73. Les protagonistes accusent l’hostilité d’une large part de la hiérarchie de l’Eglise, confortée en ce sens par une ligne conservatrice durant le pontificat de Jean-Paul II.

Mais les syndicalistes chrétiens sont surtout comme leurs camarades athées hap-pés ou dépassés par l’évolution conservatrice qui se met en place à partir de la fin des années 1970 sur l’échiquier politique et syndical. En 1975, la dernière tentative du mouvement ouvrier échoue avec le mouvement des fonctionnaires pour la rétroces-sion du droit de grève (suto ken suto). En une dizaine d’années, la société japonaise va alors céder rapidement à la révolution conservatrice menée par le PLD et le Keidanren, avec l’appui de la Confédération syndicale coopérationniste Dômei.

Entre le milieu des années soixante et la fin des années 1980, les Eglises chrétien-nes, catholique ou protestantes74, épousent les clivages idéologiques de la société ja-ponaise par une opposition en deux camps assez tranchée que l’on peut grosso modo résumer par « droite » et « gauche » (selon la taxinomie française ; ou « libéraux » et « conservateurs », selon la taxinomie américaine). Au cours des années 1980-1990, la figure du « consommateur » s’impose sur celle des « travailleurs », et les divergences entre chrétiens glissent progressivement vers les conflits mémoriels sur la « guerre de

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quinze ans » (1931-1945) et l’attitude à adopter face aux remises en cause de l’article 22 de la Constitution de 1947. Dès 1969, une tentative du PLD pour autoriser le sou-tien financier de l’Etat au temple Yasukuni suscite des manifestations conjointes de chrétiens et de bouddhistes. Depuis le cabinet de Miki Takeo en 1975, les visites des hommes d’Etat au temple Yasukuni sont devenues la grande pierre d’achoppement entre une gauche libérale de moins en moins sûre de ses valeurs au fur et à mesure que s’effritent ses bases populaires dans le syndicalisme et les partis politiques (PSJ,PCJ,aile gauche du PLD) et l’aile conservatrice du PLD, de plus en plus offensi-ve. En 1979, le Premier ministre Ohira Masayoshi, chrétien baptisé en 1929 (Iesu no Shimobekai) décide finalement de se rendre au Yasukuni honorer les morts de la Seconde guerre mondiale75. Outre ces visites officielles, les querelles sur les révisions apportées aux manuels scolaires pour atténuer la violence de l’agression militaire japonaise en Asie et la réintroduction dans les écoles du chant Kimigayo et du dra-peau Hinomaru ne font qu’envenimer le débat. Les chrétiens de « gauche » tentent de faire entendre leur voix au côté de certaines confessions bouddhistes (notamment Jôdô shinshû) – ils sont d’autant mieux accueillis par l’opposition de « gauche » que celle-ci se réduit à vue d’œil ; tandis que les chrétiens « de droite » adoptent de nou-veau un profil bas, partagés entre l’inquiétude, le remords ou l’adhésion à la « réha-bilitation de la dignité nationale ». Ainsi, Motoshima Hitoshi, un catholique, membre du PLD et maire de Nagasaki lorsque qu’il se risqua, fin 1988, à faire une déclaration au sujet de la responsabilité de l’empereur Shôwa (Hirohito) dans la Seconde guerre mondiale, et par conséquent, dans les bombardements atomiques. Malgré le ton nuancé de sa déclaration, elle faillit lui coûter la vie76. Depuis le début des années 1990, des intellectuels chrétiens prennent activement parti contre la recrudescence d’un nationalisme agressif et le négationnisme, la défense des minorités sociales, pour une vision plus complète et renouvelée de la démocratie d’après-guerre ; citons par exemple Komagome Takeshi (né en 1964), un historien catholique spécialiste de la colonisation japonaise en Corée et à Taiwan77.

Parallèlement à ce débat entre conflits mémoriels et laïcité, une autre question agite les institutions catholiques et protestantes : l’augmentation foudroyante de ma-riages d’apparence chrétienne. A condition de faire fi du lieu de célébration (véritable église ou temple ; ou bien église ou temple factice dans un grand hôtel), de la moti-vation des mariés (souvent aucun des deux n’est baptisé et nul n’en a l’intention), celle de l’officiant (véritable prêtre ou pasteur soucieux d’initier de nouvelles ouailles à l’amour christique ou de boucler ses fins de mois, faire réparer sa toiture, etc ; ou bien dans le cas des grands hôtels, un célébrant factice, si possible un Européen ou

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un Américain ayant quelques notions bibliques), et du rituel plus ou moins scrupu-leux, ce sont plus de 50% des mariages célébrés au Japon qui se font sous un rituel « chrétien ». Le christianisme est devenu la religion des mariages comme le boudd-hisme s’est laissé réduire aux rituels funéraires. Dans les deux cas, certains considè-rent qu’il s’agit d’un glissement facile et/ou marchand. Consummatum est : après le grand malentendu à l’époque de Meiji pour un christianisme perçu comme vecteur idéal de la modernité, le christianisme ne serait plus aujourd’hui qu’une fumisterie commerciale au nom de l’Amour divin. En plus d’être le jouet de l’Etat, les Eglises suivraient aujourd’hui les diktats du marché en offrant aux consommateurs leurs produits spirituels et éducatifs. Mais une telle charge est sans doute exagérée, et d’autres estiment au contraire que ces mariages, même lorsqu’ils sont un peu « en toc », amorcent peut-être une véritable inculturation (cf. Mullins 1995, p.192-193), ou bien encore, qu’ils permettent de secouer le rigorisme gris dans lequel s’enfoncent certaines Eglises par une légitime aspiration à la bonne nouvelle évangélique. (Furuya Y., op.cit., p.261-265)

Où va l’église du Japon aujourd’hui : cultive-t-elle ouvertement des graines de contestation significatives pour, à défaut d’enregistrer de nouveaux « adhérents », influer sur le destin du Japon ?

Comme l’a montré Carol Gluck sur les traces de Benedict Anderson, la moderni-sation de Meiji s’est appuyée sur une « tradition inventée », impliquant non pas une séparation des cultes et de l’Etat, mais une subtile distinction entre « religion » (shûkyô) et un patriotisme obligé dont le temple Yasukuni demeure la pierre angu-laire et le point des plus vives frictions. En fait, suivant Bruno Latour, on pourrait même aller jusqu’à dire que, au Japon comme ailleurs, « la modernité n’a rien à voir avec l’invention de l’humanisme, avec l’irruption des sciences, avec la laïcisation de la société, ou avec la mécanisation du monde. Elle est la production conjointe de ces trois couples de transcendance et d’immanence, à travers une longue histoire… »78.

Dans ce contexte, tous ceux qui au Japon, de près ou de loin se laissent interro-ger par la tradition non moins inventée du christianisme pourraient s’avérer des té-moins « amodernes » d’une véritable laïcité, c’est-à-dire inventive, ouverte, mais sans concession avec la liberté d’une parole indépendante à l’égard des pouvoirs de masse (Etat, entreprises, médias...). Même si la plupart des chrétiens adoptent un profil bas devant la recrudescence d’impératifs catégoriques (« syndicalisme coopérationiste adopteras », « produits en tout genre tu consommeras », « kimigayo tu chanteras », « article 9 tu réviseras », etc…), pointent ça et là des signes de résistance à cette fuite en avant « néo-libérale » et « néo-nationaliste ».

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