Hommage à André Mazabraud

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Ann Pathol 2007 ; 27 : 69-73 © 2007. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. 69 Hommage Hommage à André Mazabraud Janine Dumont ANDRÉ Mazabraud nous a quittés le 29 septembre 2006. Admiré à juste titre par l’ensemble de la communauté des pathologistes, il ne savait pas qu’autant d’entre eux vou- draient lui rendre hommage, et laisser par écrit la trace de leur amitié. Au cours des dernières années de son travail à l’Institut Curie, nous avions fait le projet, sur ma demande, d’enregis- trer le récit de sa vie de médecin. Il avait été le témoin de tant d’évène- ments, avait participé à tant de trans- formations de sa profession que je pensais qu’une histoire aussi riche méritait d’être gardée en mémoire. Il m’avait dit alors en riant que cela me permettrait d’écrire sa « nécrologie », marque de confiance à laquelle je ne voulais pas penser… Madame Mazabraud, son fils André, ses amis, m’ont aidée à retrouver les différentes étapes de sa vie profession- nelle. Je les en remercie, ainsi que P. de Saint-Maur qui m’a communiqué de précieuses informations sur l’anatomie pathologique parisienne, et JP. Laborde, notre photographe, qui a découvert et si bien reproduit le portrait faisant par- tie des archives de l’Institut Curie. Pendant plus de dix ans, j’ai eu l’hon- neur de travailler dans le service qu’André Mazabraud dirigeait à l’Insti- tut Curie, service où il m’avait accueillie sans réserves en tant qu’hématopa- thologiste. Situé dans un centre anti- cancéreux, son laboratoire ne recevait pratiquement que des tumeurs, et lui- même travaillait essentiellement sur les tumeurs osseuses, dont il était à juste titre, et depuis longtemps, un référent national. Son parcours professionnel antérieur l’avait amené à connaître aussi bien les milieux universitaires que libéraux, les laboratoires français comme étran- gers. Cette diversité d’expériences lui avait permis d’acquérir une ouverture d’esprit peu commune, ouverture qu’il avait aussi vis-à-vis du monde de la recherche, qu’il pouvait côtoyer quoti- diennement à l’Institut Curie. Il fit plus que la côtoyer, il y fut d’emblée un partenaire : partenaire régulier de la réflexion, de colloques et de publica- tions scientifiques, mais aussi précieux pourvoyeur en cellules et tissus tumo- raux, patiemment recueillis auprès des chirurgiens, et à partir desquels les cher- cheurs saisirent l’occasion de travailler sur les tumeurs humaines. C’est qu’à l’inverse de beaucoup, plus il accumulait d’expérience personnelle, et plus il se posait de questions. Ce n’est donc pas un hasard si cette collabora- tion avec les chercheurs, qu’il avait vou- lue, lui permit d’ouvrir la porte à une découverte importante sur la pathogé- nie du sarcome d’Ewing. Cette obser- vation inattendue ne put avoir lieu que grâce à la convergence de deux esprits curieux, de deux équipes prêtes à avan- cer, au même moment, dans cette nou- velle direction… Ainsi, autant par sa renommée per- sonnelle que par les progrès scientifi- ques qu’il déclencha, André Mazabraud était-il considéré par ses pairs comme une figure marquante de l’anatomie pathologique de sa génération, même si sa modestie habituelle l’eût sûrement amené à nier cette affirmation. Passionné par son métier, il eut la chance de pouvoir compter sur le soutien continu de sa femme, elle-même cyto- logiste ; soutien vigilant qui lui permit, malgré sa fragilité physique, de se consacrer entièrement à son travail

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Hommage

Hommage à André Mazabraud

Janine Dumont

A

NDRÉ

Mazabraud nous a quittés le29 septembre 2006.Admiré à juste titre par l’ensemble dela communauté des pathologistes, il nesavait pas qu’autant d’entre eux vou-draient lui rendre hommage, et laisserpar écrit la trace de leur amitié.Au cours des dernières années de sontravail à l’Institut Curie, nous avions faitle projet, sur ma demande, d’enregis-trer le récit de sa vie de médecin. Ilavait été le témoin de tant d’évène-ments, avait participé à tant de trans-formations de sa profession que jepensais qu’une histoire aussi richeméritait d’être gardée en mémoire. Ilm’avait dit alors en riant que cela mepermettrait d’écrire sa « nécrologie »,marque de confiance à laquelle je nevoulais pas penser…Madame Mazabraud, son fils André,ses amis, m’ont aidée à retrouver lesdifférentes étapes de sa vie profession-nelle. Je les en remercie, ainsi que P. deSaint-Maur qui m’a communiqué deprécieuses informations sur l’anatomiepathologique parisienne, et JP. Laborde,notre photographe, qui a découvert etsi bien reproduit le portrait faisant par-tie des archives de l’Institut Curie.Pendant plus de dix ans, j’ai eu l’hon-neur de travailler dans le servicequ’André Mazabraud dirigeait à l’Insti-tut Curie, service où il m’avait accueilliesans réserves en tant qu’hématopa-

thologiste. Situé dans un centre anti-cancéreux, son laboratoire ne recevaitpratiquement que des tumeurs, et lui-même travaillait essentiellement sur lestumeurs osseuses, dont il était à justetitre, et depuis longtemps, un référentnational.Son parcours professionnel antérieur

l’avait amené à connaître aussi bienles milieux universitaires que libéraux,les laboratoires français comme étran-gers. Cette diversité d’expériences luiavait permis d’acquérir une ouvertured’esprit peu commune, ouverture qu’ilavait aussi vis-à-vis du monde de larecherche, qu’il pouvait côtoyer quoti-diennement à l’Institut Curie. Il fit plusque la côtoyer, il y fut d’emblée unpartenaire : partenaire régulier de laréflexion, de colloques et de publica-tions scientifiques, mais aussi précieuxpourvoyeur en cellules et tissus tumo-raux, patiemment recueillis auprès deschirurgiens, et à partir desquels les cher-cheurs saisirent l’occasion de travaillersur les tumeurs humaines.C’est qu’à l’inverse de beaucoup, plus

il accumulait d’expérience personnelle,et plus il se posait de questions. Ce n’estdonc pas un hasard si cette collabora-tion avec les chercheurs, qu’il avait vou-lue, lui permit d’ouvrir la porte à unedécouverte importante sur la pathogé-nie du sarcome d’Ewing. Cette obser-vation inattendue ne put avoir lieu quegrâce à la convergence de deux espritscurieux, de deux équipes prêtes à avan-cer, au même moment, dans cette nou-velle direction…Ainsi, autant par sa renommée per-sonnelle que par les progrès scientifi-ques qu’il déclencha, André Mazabraudétait-il considéré par ses pairs commeune figure marquante de l’anatomiepathologique de sa génération, mêmesi sa modestie habituelle l’eût sûrementamené à nier cette affirmation.Passionné par son métier, il eut la chancede pouvoir compter sur le soutiencontinu de sa femme, elle-même cyto-logiste ; soutien vigilant qui lui permit,malgré sa fragilité physique, de seconsacrer entièrement à son travail

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et, une fois en retraite, de terminer et publieren 1994 un ouvrage exceptionnel sur lapathologie osseuse [1], somme de ses obser-vations personnelles nourries de clinique,telle qu’auraient pu la présenter les « maî-tres » qu’il avait tant admirés dans sa jeu-nesse : période où, déjà proche de l’InstitutCurie puisqu’il habitait à deux pas du jardindu Luxembourg, il avait fait le choix de deve-nir médecin.

« Nul ne devrait songerà devenir médecin

s’il n’a pas la rage de l’être »(J. Hamburger

Conseilsaux étudiants en médecine

de mon service

)

Médecin pendant

la deuxième guerre mondiale

« C’est auprès de mes maîtres Louis Ramond,Paul Harvier, Louis Gougerot, Pierre Ameuille,Étienne Sorrel, que je m’initiais, pendantmon externat, aux aspects cliniques de lapathologie en même temps que je fréquen-tais les laboratoires annexés à leurs services.Les leçons de Louis Ramond aussi bien quede Paul Harvier comportaient toujours unepart importante d’anatomie pathologique…J’ai conservé pour ces maîtres de mon exter-nat le plus profond respect et la plus grandeadmiration. »Ainsi s’exprime André Mazabraud dans unrapport qu’il doit écrire en 1977 pour l’Insti-tut Curie, et dans lequel il retrace les pre-mières étapes de sa vie professionnelle.Externe, il le devient à 21 ans. On est en 1942,en pleine période d’Occupation allemande àParis, où il est mobilisé dans les hôpitaux etassume à la fois ses fonctions d’externe etdes gardes, situation de plus en plus difficileau fur et à mesure du prolongement de laguerre. En 1943, il rencontre un dimanchematin à Cochin sa future femme, Madeleine,externe à la Pitié Salpêtrière dans ces servicesappelés alors « de désencombrement ». Ellevient montrer une radiographie pulmonairedans le service de Pierre Ameuille, alors rem-pli de malades tuberculeux. Ils ne vont plusse quitter. Elle échappera heureusement àcette maladie hautement contagieuse pourles médecins hospitaliers, lui aura moins dechance et y laissera un poumon, il n’y a pasencore d’antibiotiques efficaces…En 1944, le jour de leur mariage sera marquépar 8 alertes, ils vont à pied du Quartier Latinà Bicêtre où André prend ses gardes, et pas-sent la nuit dans cet endroit de charme impro-

visé… Deux mois plus tard, c’est la Libération,qu’ils vivent en direct, mélange d’enthou-siasme des parisiens et de tirs sur les civils…ils s’engageront pendant toute l’année quisuivra dans différents services sanitaires, orga-nisés assez sommairement pour le retour desprisonniers et des déportés.En 1947, la tuberculose va retarder d’autant lapoursuite de la vie professionnelle d’AndréMazabraud, contraint d’être isolé en sanato-rium et de subir sept pneumothorax.

Le choix de la pathologie osseuse

Il ne cesse pas pour autant de travailler,prépare l’internat, passera successivementles diplômes de médecine du travail, d’ana-tomie pathologique, de rhumatologie… En1953, il s’orientera vers cette pathologie aprèsson passage à Lariboisière chez le Pr S. deSèze, auprès duquel se décide son avenir :il est séduit d’emblée par l’atmosphère quirègne dans ce service, où les symptômescliniques sont analysés avec précision, lesradiographies revues et commentées parA. Djian, radiologue réputé pour sa con-naissance du squelette, les maladies méta-boliques intégrées par A. Lichtwitz pour leursconséquences osseuses. L’histologie deslésions y est toujours systématiquementassociée.Attaché dans ce service, il a la chance debénéficier d’une bourse de la FondationViggo-Petersen et part pour un an à l’Institutde pathologie de Genève, dirigé par lePr Rutishauser. C’est là qu’il rencontreW. Bechtoldt, chirurgien allemand qui par-tage cet apprentissage, et avec lequel iléchange, d’abord avec une certaine prudence,quelques réflexions sur cette période deguerre encore si proche… Leurs deux famillesnoueront des liens durables, et franchirontsouvent la frontière dans un sens ou un autre,bien avant la libre circulation en Europe, cetorthopédiste restera toujours son ami.À son retour de Genève, André Mazabraudest chargé officiellement du laboratoire d’ana-tomie pathologique du service de rhumato-logie de l’hôpital Lariboisière. Il y resterajusqu’en 1958. C’est durant cette période queJ. Delarue instaure à la Faculté le nouveau« grand » certificat d’anatomie pathologi-que, dont A. Mazabraud fera partie, en 1957,de la première promotion.Dans l’équipe de S de Sèze, il participera àplus de 50 publications et repartira encore,cette fois aux États-Unis à la Mayo Clinic, oùil peut, sous la direction de D. Dahlin, à lafois consulter à loisir la collection des lames

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de tumeurs osseuses, et lire en « pré-impression » le livre que ce dernier vient derédiger sur le sujet. Espérant pouvoir un jourêtre à même de transmettre à son tour sonexpérience, André Mazabraud va désor-mais conserver soigneusement dans ce butles images radiologiques et les photogra-phies des nombreuses lésions osseuses(macro et microscopiques) qu’il aura l’occa-sion d’observer. Ce sera la matière pre-mière « vécue » de son futur livre.C’est peu après son retour des États-Unisque, fortement poussé par P. Gauthiers-Villars, il accepte la responsabilité du labo-ratoire d’anatomie pathologique de la chairede chirurgie orthopédique et réparatrice,tenue à Cochin par le Pr. R. Merle d’Aubi-gné. Il devient ainsi Chef de laboratoire à laFaculté.Toutefois, le temps plein n’a pas encore étéinstitué, et compléter cette fonction resteindispensable. Après un bref essai de clien-tèle privée à Sceaux, A. Mazabraud sera méde-cin assistant à l’hôpital franco-musulmanpendant cinq ans, puis à l’hôpital Foch.À l’hôpital franco-musulman (futur hôpitalAvicenne), il expérimente sur le lapin et pro-voque des sarcomes osseux par injectionsous-périostée de silicate double de zinc etde béryllium. Il suit le développement destumeurs par des clichés radiologiques répé-tés et applique ainsi chez l’animal cette dou-ble observation radio et histologique quicaractérise sa façon d’aborder les tumeurs.À Foch, il est particulièrement heureux detravailler avec E. Vermès, ancien collabora-teur de Gustave Roussy à l’Institut du Can-cer de Villejuif. Ils ont en commun laminutie de l’observation, le partage des iné-vitables doutes, une connaissance profondede la pathologie tumorale. A. Mazabraud yrestera six ans, collaborant notamment avecle service d’orthopédie de R. Padovani,jusqu’en 1969 où il est nommé chef de ser-vice du laboratoire d’anatomie pathologi-que de la célèbre « Fondation Curie-Institutdu Radium », telle que se dénommait cetteinstitution avant de prendre le nom d’« Ins-titut Curie ».

André Mazabraud

à l’Institut Curie

André Mazabraud va donc passer 15 ans(1969-1986) à l’Institut Curie. Il succède àplusieurs médecins célèbres dans sa spécia-lité : Claudius Regaud, le collaborateur deMarie Curie ; Justin Jolly, dont les écritsavaient anticipé de longue date la descrip-

tion de certaines hémopathies malignes ;Georges Grigouroff, encore discrètementprésent dans l’Institut et dont il ne manquepas, à l’occasion, de solliciter les conseils.Il va avoir comme collègues F. Veith

*

, M. Lau-rent

*

qui lui succèdera un temps, puis plustard C. Chlecq, M. Bay, B. Sigal-Zafrani, P. Vielh.L’Institut Curie comporte alors de nombreuxlaboratoires de recherches, mais peu delaboratoires de biologie clinique. La dynami-que créée par le développement des servi-ces de médecine oncologique d’adultes puisd’enfants, et par les progrès thérapeutiques,va pourtant entraîner dans son sillage cellede ces laboratoires cliniques : les méthodesde diagnostic deviennent plus précises et plusfiables, reproductibles et échangeables, desliens nouveaux peuvent se créer avec les équi-pes de chercheurs. Un conseil de coordina-tion des activités de l’Institut, présidé parF. Kourilsky, prépare la route aux futurs labo-ratoires dits « de transfert ».Dans cette dynamique, le laboratoire d’ana-tomie pathologique va jouer un rôle d’autantplus important qu’André Mazabraud, désor-mais, peut se consacrer à plein temps à cetteétape la plus longue de sa vie profession-nelle. Et, s’il déplore certains aspects descentres de lutte contre le cancer, commele hiatus avec le monde universitaire, oula toute puissance d’un directeur dont ilest loin de partager les points de vue surson laboratoire, il s’efforcera d’y développerprogressivement ce qui lui tient le plus àcœur.L’anatomie pathologique, il la conçoit commeune médecine à l’échelon microscopique,qu’il exerce avec la même passion, la mêmerigueur qu’il aurait à prescrire, conscientd’être en amont de cette prescription, maispourtant celui qui en cautionne le bien-fondé et les limites.De sorte que le contenu de ses conclusionsest toujours clair. Lorsqu’il arrive à Curie,le niveau de ses connaissances, l’expérienceacquise, pourraient le préserver des hésita-tions… Mais il leur accorde toujours untemps… reprenant plusieurs fois l’observa-tion des lames, progressant plus par réflexionque par des colorations spéciales dont ilréduit au maximum la demande, consultantouvrages ou collègues en cas de besoin (luique tant de pathologistes viennent justementconsulter)… et finissant parfois, comme jel’ai vu faire après une longue description de20 lignes, par conclure seulement : « je necrois pas qu’il s’agisse d’une lésion maligne ».Et signer… En fait, il repère rapidement ledegré de gravité d’une lésion, mais il se méfie

* François Veith est décédé en janvier 2007, Michel Laurent en septem-bre 2003.

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des indices trop flagrants, des pièges, des casinsolites. Porter un diagnostic de malignitélui est si peu indifférent qu’il ne le fait qu’aprèsavoir suivi toutes les pistes possibles vers undiagnostic plus optimiste. Aussi assuré quesoit son premier regard, sans doute rêve-t-iltoujours d’un autre dénouement, et qu’undiagnostic clinique d’ostéosarcome se trans-forme, comme cela lui est déjà arrivé à larelecture de coupes, en un innocent ostéomeostéoïde. À l’inverse, il ressort parfois cettecoupe d’une tumeur d’Ewing évidente chezune petite fille qui, plus tard, fut déclaréeguérie à Lourdes, sur laquelle il oscille entrela croyance au miracle et celle, plus impro-bable, où il n’aurait pas su identifier, dans cecas particulier, des cellules qu’il connaîtpourtant mieux que personne…Dans les années 70, l’anatomie pathologiqueest prête à aborder l’étape technique del’histo-immunologie. C’est d’abord par lebiais de l’hématologie qu’André Mazabrauddécouvre progressivement l’utilité de cesanticorps, qu’il n’hésitera pas à adopter, àutiliser chaque fois que nécessaire dans sonlaboratoire, notamment pour l’identificationdes lymphomes parmi les tumeurs d’aspectindifférencié chez l’adulte, ou les tumeurs àpetites cellules de l’enfant.Identifier un lymphome débouche sur un trai-tement désormais souvent efficace jusqu’àla guérison. Séparer nettement lymphomeet sarcome d’Ewing devient alors indis-pensable, et l’immunologie est plus rapideet plus sûre que la microscopie électroni-que. Au laboratoire d’anatomie pathologique,les pratiques changent : il devient fonda-mental de disposer de tissus non fixés, quipourront permettre d’appliquer certainestechniques sur coupes en congélation. Lerecueil de cellules vivantes, même s’il estparfois contraignant, devient systématique,chaque fois que le chirurgien veut bien col-laborer. Une tumorothèque s’amorce.Et les chercheurs sont prêts aussi. Une porteet trois marches plus bas, Jean-Paul Thiérytire des précieuses cellules le maximumd’informations… soit de façon systématique,soit selon la nouvelle idée qu’il a eue ce jour-là, le matin, à 11 heures du soir ou le diman-che. Et il tente de les conserver, en cultureou sur une souris nude. Un chercheur atteintà son tour de cancer lui doit la vie, pouravoir pu ainsi récupérer des cellules de sapropre tumeur.Pas très loin non plus, à la faculté de méde-cine, une collaboration régulière s’est éta-blie avec l’équipe de Bernard Dutrillaux, àlaquelle sont apportés les ganglions de lym-phomes pour analyse cytogénétique. C’estsur l’un d’entre eux (dont la lecture des cou-

pes montrera en fait l’envahissement gan-glionnaire par un sarcome d’Ewing) qu’AlainAurias va repérer pour la première fois l’exis-tence d’une translocation t(11;22), puis laconfirmer sur de nouveaux cas de sarcomesd’Ewing… prélude au transfert de cette équipede recherches à l’Institut Curie, et à biend’autres travaux sur cette tumeur, si bienindividualisée maintenant, auxquels partici-peront activement les pédiatres, en particu-lier Olivier Delattre qui rejoindra plus tardAlain Aurias dans l’équipe de recherche deGilles Thomas.S’il s’intéresse avant tout aux tumeurs osseu-ses, André Mazabraud garde le désir d’explo-rer d’autres domaines : avec JP Thiéry, il élargitson regard à la cytologie en contraste dephase et en coupes semi-fines. En hémato-logie, il associera systématiquement la visiondes frottis aux biopsies de moelle osseuseet de ganglions, et s’inscrira même commeélève au célèbre tutorial d’hématopatholo-gie d’H. Rappaport, curieux de connaître lapédagogie à l’américaine et les classifica-tions des lymphomes, alors en plein rema-niement… S’il assiste à des congrès ou à desstaffs avec les cliniciens, c’est autant pourapporter le point de vue du pathologisteque pour apprendre quelque chose del’autre, pour aborder de nouvelles connais-sances.

Un chef de service

hors du commun

C’est dans cet esprit aussi qu’il anime sonservice : il le veut un service de qualité, oùchacun puisse trouver sa place et la recon-naissance de son travail… Dans un hôpitalcentré sur le traitement des cancers, il saitque chaque geste est important : préciser lataille et l’extension d’une tumeur, mesurerles facteurs du pronostic, les effets de la thé-rapeutique. Son service est donc ouvert auxcollaborations qu’il encourage, à l’intérieurou à l’extérieur de Curie. Mais il est cons-cient aussi de ce que les médecins de sonlaboratoire sont confrontés à la pressioncroissante des cliniciens, à des protocolesde plus en plus contraignants, des relectu-res de lames, des impératifs de publica-tions… Il tente l’équilibre.Et cherche à apaiser les éventuels conflits,avant de les régler en faveur de ce qui lui sem-ble juste, commentant alors avec humour :« Je ne suis pas là pour qu’on m’aime ! »Être ainsi responsable d’un service impor-tant et en pleine mutation, sans se laisser ten-ter par l’autoritarisme, ne peut se mener à

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bien que grâce à de grandes ressources inté-rieures. Il a les qualités de ceux qui ensei-gnent par l’exemple. Peut-être l’expérienceprécoce de la guerre, et d’une maladie grave,lui ont-elles appris rapidement à s’en tenir àl’essentiel… Il ne recherche pas les titres,n’exige rien pour lui-même et n’entre pasdans le jeu des rivalités institutionnelles.Généreux, sensible, attentif aux relationshumaines et aux échanges, il peut parleraussi bien de l’apocalypse de saint Jean quedes cliniques de Ramon. Soucieux tout autantde respecter ses convictions et ses engage-ments personnels que de ne pas blesser lessusceptibilités individuelles, il est toujoursdisponible pour répondre à ceux qui ontbesoin de son aide.Ces qualités ne sont pas incompatibles avecune grande lucidité, et une approche descontacts humains où se devine l’instinct d’unpaysan : il aime à retransmettre un préceptereçu de son grand-père, selon lequel laconfiance ne repose pas tant sur la signatured’un papier officiel, que sur la seule paroledonnée par ceux qui l’inspirent spontané-ment.Installé au centre de son service et la portepresque toujours ouverte, son bureau sertsouvent de lieu de réunion. Il y collaboreavec une équipe qui le respecte, mais dontil aime aussi partager les moments de détenteet la tradition des fêtes. Médecins, secrétai-res, techniciennes, il ne connaît pas seule-ment leurs compétences, mais aussi leurpersonnalité, leur histoire, leurs projets. Illes écoute et s’efforce d’en tenir compte. Etpuis il y a les visiteurs, réguliers ou épisodi-ques mais toujours nombreux, en attented’encouragements et de conseils, et dont

aucun n’oubliera son accueil chaleureux.Car c’est ainsi qu’il aime enseigner : non pasdu haut d’une chaire ou lors de savantesconférences, mais sur le terrain, en appre-nant à regarder, à réfléchir, à comprendre.

Tant de travail pourrait

l’absorber complètement…

Mais il est vrai aussi que dès que les conver-sations s’engagent sur d’autres sujets, safamille en devient le centre, le leit-motiv, ettous les siens alors deviennent très pré-sents. Il est heureux de parler de Madeleine,née pratiquement le même jour que lui, quiexerce le même métier, dont il admire laforce, et qu’il aime tout autant qu’en cettepériode de l’été 1944 où ils ont organisé tantbien que mal leur inoubliable mariage…d’André, d’Annick, de Florence, de leursparties de pêche et de camping… des petitsenfants qui sont là, ou qui vont venir, desvoyages avec les uns, les autres, et… lechien. Il parle de ses rosiers, du Ginkgobiloba dont il a repéré les tons d’automneau jardin du Luxembourg, de l’aquarellequ’il aimerait apprendre… Il parle aussi deses amis. Toujours les autres.

Référence

[1] Mazabraud A. Anatomie pathologique osseuse, Sprin-ger Verlag, 1994, 552 p.