HISTOIRE DE L'HELLÉNISME - mediterranee-antique.fr · mort. - L'Acarnanie demande le secours de...

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HISTOIRE DE L'HELLÉNISME TOME TROISIÈME. - HISTOIRE DES SUCCESSEURS D'ALEXANDRE (ÉPIGONES) Johann-Gustav DROYSEN Traduite de l'allemand sous la direction d'Auguste BOUCHÉ-LECLERCQ PARIS - ERNEST LEROUX, ÉDITEUR - 1885

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  • HISTOIRE DE L'HELLNISME

    TOME TROISIME. - HISTOIRE DES SUCCESSEURS D'ALEXANDRE (PIGONES)

    Johann-Gustav DROYSEN

    Traduite de l'allemand sous la direction d'Auguste BOUCH-LECLERCQ

    PARIS - ERNEST LEROUX, DITEUR - 1885

  • LIVRE PREMIER

    CHAPITRE PREMIER.

    Base gographique de l'histoire. - volution issue et affranchie du milieu local. - La civilisation grecque. - Rle d'Alexandre. - Fondations de villes. - Le royaume des

    Lagides. - Le royaume des Sleucides. - L'Inde. - L'Atropatne. - L'Asie-Mineure. - Les Galates. - La Macdoine. - Les Grecs. - L'pire. - Coup d'il rtrospectif. - Les Grecs

    en Sicile et en Italie.

    CHAPITRE DEUXIME.

    Tarente et la coalition des Italiens. - Victoires de Rome - Tarente ngocie avec Pyrrhos. - Arrive de Pyrrhos en Italie. - Premire anne de la guerre. - Victoire

    d'Hracle. - Pyrrhos devant Rome. - Retraite. - Ngociations. - Deuxime anne de la guerre. - Bataille d'Ausculum. - La Sicile et les Carthaginois, - Pyrrhos en Sicile. -

    Sige de Lilybe. - Sdition. - Retour de Pyrrhos. Bataille de Bnvent. - Rentre de Pyrrhos en pire, - Romains et Carthaginois devant Tarente. - Toute l'Italie devient

    romaine.

    CHAPITRE TROISIME.

    L'invasion gauloise. - Antigone et Nicomde contre Antiochos. - Antigone en Macdoine. - Victoire de Pyrrhos sur Antigone. - Pyrrhos contre Sparte. - Sa mort devant Argos. - Pacification de la Grce. - La guerre de Chrmonide. - La Macdoine

    au rang de grande puissance. - Victoire d'Antiochos sur les Galates. - Ptolme Philadelphe. - Guerre de Cyrne. - Premire guerre de Syrie. - Mort d'Antiochos. -

    Coup d'il gnral.

    LIVRE DEUXIME

    CHAPITRE PREMIER.

    Le systme des tats de l'Occident. - Rome et Carthage, - Situation politique de la Sicile : Hiron et les Mamertins. - La premire guerre punique. - La politique orientale. - Guerres de l'gypte dans le Sud. - Mort de Magas. - Antiochos II. - La guerre de la

    succession de Bithynie. - Antiochos en Thrace. - La deuxime guerre de Syrie ; Dmtrios Cyrne ; situation de la Grce ; la libert de l'Ionie ; la libert

    Mgalopolis, Sicyone ; mort de Dmtrios ; paix. - L'Orient sleucide ; l'empire d'Aoka ; l'Atropatne ; fondation des royaumes de Bactriane et de Parthie ; royaumes

    des satrapes.

  • CHAPITRE DEUXIME.

    La paix. - Mort d'Antiochos II. - Meurtre de Brnice. - La troisime guerre de Syrie ; morcellement de l'empire sleucide ; Antiochos Hirax en Asie-Mineure ; la guerre entre frres ; paix de 239. - La libert Cyrne. - La guerre entre l'gypte et la

    Macdoine ; Rhodes contre l'gypte. La ligue achenne. - Premire stratgie d'Aratos. - Prise de Corinthe. - Rformes d'Agis. - Agis et Aratos contre Antigone et les

    Macdoniens. - Mort d'Agis. - Paix en Grce. - tat de la Grce. - Mort d'Antigone.

    LIVRE TROISIME

    CHAPITRE PREMIER.

    Paix gnrale. - Expdition de Sleucos en Orient. - Soulvement Antioche. - Victoire d'Attale sur les Galates. - Deuxime guerre entre Sleucos et Antiochos. - Paix. - Agression d'Antiochos contre les Lagides. - Antiochos vaincu par Attale ; sa mort. - L'Acarnanie demande le secours de Rome. - Chute de la royaut en pire. -

    Dmtrios contre les Dardaniens. - Alliance des toliens et des Achens. - La guerre de Dmtrios. - Lydiade. - Paix en Grce. - Les Illyriens et leurs pirateries. - Rome contre

    l'Illyrie. - Mort de Dmtrius. - Extension de la Ligue achenne. - Statuts de la confdration. - Rome et la Grce. - Dbuts d'Antigone II. - Antigone occupe la Carie.

    CHAPITRE DEUXIME.

    Clomne roi Sparte. - La premire lutte contre les Achens. - Bataille du Lyce. - Bataille de Leuctres (Ladocia). - Plan de Clomne. - Rforme de Clomne.

    Discordes intrieures de la confdration. - Aratos ngocie avec Antigone. - Bataille de l'Hcatombon. - Les Achens partisans de Clomne. - Efforts contraires d'Aratos. - La guerre recommence. - Dfection des villes achennes. - Puissance dictatoriale d'Aratos. - Premire campagne d'Antigone. - Alliance de Clomne avec l'gypte. -

    Sleucos contre l'Asie-Mineure. - Deuxime campagne d'Antigone. - Prise de Mgalopolis. - Soulvement en Mdie et en Perse. - Guerre en Cl-Syrie. - Antigone

    cde la Carie. - Troisime campagne d'Antigone. - Bataille de Sellasie. - La restauration Sparte. - L'unit de la Grce. - Clomne en gypte. - Conclusion.

  • LIVRE PREMIER.

    CHAPITRE PREMIER.

    Base gographique de l'histoire. volution issue et affranchie du milieu local. La civilisation grecque. Rle d'Alexandre. Fondations de villes Le royaume des Lagides. Le royaume des Sleucides. Chicle. L'Atropatne. L'Asie-Mineure. Les Galates. La Macdoine. Les Grecs. L'pire. Coup d'il rtrospectif.

    Les Grecs en Sicile et en Italie.

    Si l'on embrasse du regard la vie historique du monde ancien, elle se montre partage, au point de vue de l'espace, en deux grands cercles dont les centres sont de caractre aussi oppos que leurs priphries.

    De la rive occidentale de l'Indus l'Armnie s'tend un vaste plateau, dprim et dsert l'intrieur, entour d'une enceinte de montagnes gnralement bien arroses et habit par des montagnards belliqueux. Dans l'angle nord-est, les montagnes qui bordent ce plateau se relient aux montagnes gigantesques de la Haute-Asie, tandis qu' l'ouest, o elles sont comme ramasses en forme de nud dans les rgions de l'Armnie, elles se ramifient vers le nord, l'ouest et le sud, en donnant naissance aux chanes du Caucase, de l'Asie-Mineure et de la Syrie. Sur les pentes de ce plateau iranien se rpte avec une remarquable uniformit le systme hydrographique des fleuves doubles avec leurs riches bassins : l'ouest, les pays fertiles de l'Euphrate et du Tigre, spars de la pninsule Arabique par un dsert ; l'est, l'Indus et le Sadlatj, artres principales du riche Pandjab, galement spars du cur de l'Inde brahmanique par un dsert, deux bassins inclins l'un et l'autre, l'indien aussi bien que l'aramen, vers la mer du Sud ; au nord, l'Oxus et 1'Iaxarte, qui, aux temps anciens, versaient dans la mer Caspienne jadis plus tendue les eaux du bassin bactrien, born vers le septentrion par le dsert des hordes scythiques ; enfin, le bassin moins considrable du Kour et de l'Araxe, enclav entre l'Armnie et le Caucase, spar de la mer Noire par un massif montagneux et inclin vers le niveau plus bas de la mer Caspienne. Ainsi, ces quatre riches bassins rayonnent autour de ce centre mdo-perse qui semble dispos comme une citadelle, une acropole, pour' commander les bas pays d'alentour. Un caractre spcial toute cette contre, c'est le peu de dveloppement des relations maritimes : des estuaires envass, des mers sans profondeur, des ctes sablonneuses, empchent le commerce d'outre-mer sur les rares plages de ces pays ; aux endroits o se trouvent des rivages hospitaliers et riches en ports, ces avantages demeurent sans emploi ; ce qui donne l'Asie mdo-perse sa physionomie propre, c'est son caractre continental.

    Bien diffrente est la rgion occidentale, domaine de l'ancien monde historique. En Asie, le centre est form par des massifs dont les pentes s'abaissent tout autour en riches bassins ; ici c'est une mer ouverte et hospitalire, et, tout autour, des contreforts montagneux qui s'y enfoncent, soit avec le caractre monotone des hauts plateaux africains, soit avec la riche varit des golfes et des les de la Grce : l les pays civiliss sont spars par une rgion

  • intermdiaire, difficile gravir, hante de tribus pillardes, et dont l'intrieur est dsert ; ici tout converge vers la mer qui est centre et lien, tout porte aux relations, au mouvement de va-et-vient, l'assimilation mutuelle. Mais les ctes septentrionales de cette Mditerrane ont des formes infiniment plus varies et plus dcoupes que les ctes mridionales, celles d'Afrique. Ici, dans le Sud, la saillie des montagnes fait suite le dsert, la vaste et brillante solitude qui parfois descend jusqu' la cte mme, ou bien un torrent isol bouillonne entre des rochers, au fond d'une gorge troite qu'environne et menace le dsert, et arrive tari son embouchure : l-haut, au nord de la mer, derrire les vigoureuses saillies que forment les les et presqu'les, derrire les chancrures profondes des golfes, s'tend une large zone alpestre, barrire troue et l par des cours d'eau, sillonne de cols levs qui permettent de la franchir. Au del, de nouveaux versants, des fleuves innombrables qui descendent vers d'autres mers assez voisines : c'est le thtre rserv une histoire future. De mme que cette rgion centrale de l'Orient dont nous parlions tout l'heure s'adosse un autre continent oriental, plus vaste et plus compacte encore, un pays sans histoire, pour ainsi dire, de mme la Mditerrane s'ouvre sur le vaste Ocan occidental, dont les golfes reoivent prcisment ces fleuves et baignent ces pays de l'avenir.

    C'est ainsi que les deux mondes de l'Orient et de l'Occident se sparent, si on les envisage par leurs contrastes. Mais, l'endroit o ils se touchent, avec quelle cohsion merveilleuse ils s'enlacent ! L'gypte et l'Asie-Mineure, la cte de la Syrie et de la Grce, voil les pays placs dans cette importante situation intermdiaire.

    C'est sur la lisire des dserts africains, dans les temples luxueux des ftiches gyptiens, que commence poindre l'aurore des souvenirs historiques. Les Pharaons ont pouss leurs victoires vers l'Orient, vers la Colchide, vers l'Hellespont ; d'antiques monuments en font mention encore : mais la grandeur de l'gypte est dj passe quand la vie historique des autres peuples s'veille ; l'Afrique n'a pu faire surgir de son sein une nouvelle force historique.

    Comme l'gypte tient l'Afrique, l'Asie-Mineure se relie l'Europe. L'gypte est uniforme et ferme ; l'Asie-Mineure, avec ses ctes de formes plus riches, est ouverte et accessible ; l'intrieur, elle est pleine de chanes de montagnes et de hauts plateaux, rendez-vous tumultueux des peuples dont le flot roule entre l'Asie et l'Europe, morcele entre des tribus diverses, oscillant sans fin entre l'Orient et l'Occident sans pouvoir s'affermir sur sa base et arriver l'unit.

    La cte de Syrie est toute l'Asie ; toute l'Europe est la Grce : mais ces pays empitent l'un et l'autre sur le monde oppos. Durant des sicles, les Carthaginois dominent la Mditerrane ; Bdouins de la mer, ils vagabondent et trafiquent sur toutes les ctes, voisines ou lointaines ; la Phnicie se continue et refleurit dans ses colonies, Carthage, en Espagne, dans les fies, tandis qu'elle dprit sur son propre sol. Et la Grce son tour, tournant vers l'Orient comme vers l'Occident son indescriptible activit, aprs avoir plant sur toutes les ctes d'alentour d'innombrables rejetons, fait pntrer ses armes et ses conqutes jusqu'au plateau central de l'Iran, s'installe sur cette haute forteresse comme dans les plaines basses qui les environnent, remplit encore l'Asie-Mineure, la Syrie, l'gypte mme, et, appuye sur l'Asie et l'Afrique, domine le bassin oriental de la Mditerrane, comme Carthage le bassin occidental. Il y a l un croisement des plus extraordinaires ; le vieil antagonisme de l'Asie et de l'Europe

  • semble ici avoir chang ses rles ; la donne originelle, l'uvre de la nature, est vaincue par le rsultat de l'histoire et ne compte plus.

    Puis Rome s'lve la domination de l'Italie ; elle s'enfonce comme un coin entre l'Occident carthaginois et l'Orient hellnistique. Quand enfin elle a remport la victoire sur l'un et sur l'autre, le massif central de l'Asie occidentale est, lui aussi, conquis de haute lutte par un peuple nouveau : comme les Romains sur le bassin de la Mditerrane, les Parthes rgnent de l'Indus l'Armnie. Voil reforms les deux grands domaines entre lesquels l'histoire se partage ; mais leur contenu comme leur ressort est chang, et, aprs une longue et inquite oscillation, du Nord se ruent les Germains, du Sud les Arabes, pour dplacer entirement le centre de gravit de la vie historique.

    Telles sont, considres dans leur plus grande gnralit, les conditions gographiques qui servent de base l'volution de l'histoire ancienne dans son ensemble. Mais les donnes gographiques, les particularits locales, interviennent encore essentiellement d'une autre manire. C'est sur elles que repose le caractre paen de l'antiquit.

    En ces contres dont on vient de parler, aussi loin que puisse atteindre dans le pass le souvenir de l'histoire, nous trouvons les peuples, les diffrentes races nettement spares, indpendantes les unes des autres, cantonnes dans des domaines circonscrits avec prcision ; elles sont comme un produit de tel pays, de tel sol ; elles lui sont, pour ainsi dire, incorpores de par les lois de l'histoire naturelle ; l'existence humaine, encore absorbe dans la vie de la Nature, reoit d'elle sa direction, son type. Qui pourrait dcrire le premier veil de l'esprit ? Il est dj prsent dans le premier mot ; dans le son mme de ce mot se trouve pour lui une analogie toute mystrieuse avec l'objet qu'il signifie ; l'esprit se forme lui-mme la sphre o il affirme son existence. C'est ainsi qu'il commence faire sienne cette Nature qui l'environne et avec laquelle il est en rapport. Mais elle est seule encore la source de ses acquisitions, le but de ses efforts. Entre les dangers qu'elle prsente, les besoins qu'elle veille el les moyens par lesquels l'homme y pourvoit, il y a une certaine ressemblance ; la nourriture, la manire de vivre, la coutume, c'est elle qui les dtermine ; elle est le sol sur lequel l'esprit se dveloppe, le sein maternel dont il travaille s'arracher. De quelque origine que vienne le pressentiment de puissances suprieures et divines, il exige pour ces concepts un lieu, une forme, une existence dtermine. C'est l, c'est dans l'activit cratrice de la Nature qu'elles existent ; c'est l qu'on les contemple, de l que vient leur nom, leur image ; en elles-mmes, elles ne sont qu'une conception, un mot pour dsigner cette Nature, cette sorte d'adaptation au milieu environnant. Et pourtant ce sont ces puissances qui passent pour avoir tabli la discipline de la vie, la civilisation, elles qui ont donn les lois, fond l'tat ; l'tat, comme tout particulier, est plac sous leur sauvegarde ; le culte, qui runit leurs fidles, pntre fond la vie de l'individu aussi bien que la loi de l'tat et l'organisme de la cit. C'est ainsi qu' l'exclusivisme local s'ajoute la fusion la plus intime de l'tat et de la Religion ; c'est par l que s'achve la sparation ddaigneuse d'un peuple l'autre et que chacun d'eux se concentre en lui-mme. Repli sur soi, dans l'enceinte de son territoire, chaque peuple, par sa force intrinsque, dveloppe sur un sol uniquement lui, labore et manifeste runis encore en faisceau les caractres immdiats de cet tre propre que la Nature lui a assign ; sa vie, celle que tonnait l'histoire, se passe tudier, pntrer, exprimer cette Nature qui est son principe.

  • Qu'ils sont loin, ces dbuts de l'idal de l'Humanit une, embrassant tous les peuples, d'un royaume unique qui n'est pas de ce monde, cet idal qui trouve son expression complte dans l'apparition du Sauveur ! Voil le point vers lequel tend l'volution du monde antique, de la socit paenne ; c'est l qu'il faut se placer pour comprendre son histoire..

    Il s'agit, au cours de cette histoire, de triompher de cette division, d'employer ses efforts s'lever au-dessus de ces conditions locales et naturelles, de remplacer enfin l'volution nationale par celle de la personne et par le dveloppement de l'humanit en gnral, qui en est la consquence. Le rsultat le plus. considrable que l'antiquit ait pu atteindre par ses propres forces, c'est la chute du paganisme.

    Tout se prcipite sans trve vers ce but, avec une force croissante. En Orient, nous voyons l'un aprs l'autre maint peuple entrer dans l'histoire, se jeter sur ses voisins et les vaincre, dominer un certain temps, puis succomber devant un ennemi nouveau et plus puissant, jusqu'au jour o enfin les Perses subjuguent toute la partie de l'Orient quia subi fond l'laboration historique. L, ce n'est pas chez un seul et unique peuple que se fait l'volution vers des principes toujours plus hauts ; chaque peuple parcourt la carrire que lui a assigne la Nature ; puis, quand il est achev en lui-mme, entour d'une riche civilisation nationale amasse par ses efforts, arts, sciences, connaissances de toute sorte, il succombe devant un autre peuple dot par nature d'un principe suprieur, et par consquent destin la victoire. Mais ce principe suprieur lui-mme, en tant qu'il est seulement national, ne peut pntrer intimement et anoblir les vaincus ; il ne russit qu' les asservir et les rduire au silence. L'Asie des Perses est un empire qui a de l'unit, mais cette unit rside seulement dans le souverain et les agents de son autorit ; les peuples gardent leurs dieux, leur langue, leurs usages et leurs lois, mais tout cela est tenu en mpris et simplement tolr ; l'indpendance nationale, le courage que donne la victoire, la scurit et l'orgueil qu'inspire le sol natal, tout cela est perdu, et c'est l cependant pour les hommes asservis le dernier bien, celui qui leur appartient le plus en. propre ; ils s'y attachent avec d'autant plus d'nergie.

    Mais quelle transformation dj ! Nous voyons pour ainsi dire les entrailles des peuples se dchirer. N'avaient-ils pas commenc par cette fusion intime ide la religion et de l'tat, de Dieu et du monde ? Voici que les deux lments se sparent ; l'tat antique est boulevers ; ce n'est pas la Divinit que les peuples renoncent, mais le monde n'est plus dans son sein ; il existe sans elle ; c'est, en face d'elle, un pur nant. Avec la chute de l'tat sacr des temps anciens, sur les ruines de la thocratie se dveloppe cet acosmisme, cette mise hors le monde du sentiment religieux, qui, sous cette forme, n 'est d'abord que l'expression de l'impuissance et du dsespoir.

    Mais ce n'est l pas uniquement l'effet de cette ruine. Ce qui, on peut le dire, a, fait la supriorit de la puissance persane, c'est que cette sparation a t chez elle le dbut et le principe originel ; c'est que, chez elle, l'tat n'est plus sacerdotal, qu'il est au contraire et veut tre royal ; c'est que, chez elle, on voit dans le monde une conqute faire pour le royaume de la lumire, et dans l'homme le collaborateur de la Divinit. Rudes, sobres, vaillants, infatigables quand il s'agit d'accrotre le royaume de la lumire, les Perses marchent la conqute du monde ; c'est la premire force morale de l'Asie, et aucun peuple de l'Orient ne peut lui rsister.

  • C'est dans le monde grec qu'elle trouve sa limite. Un second centre de vie a commenc de s'y dvelopper, riche, original, presque tous gards l'antithse la plus complte de l'Orient.

    L'espace dans lequel se meut le monde grec n'est pas prcisment grand ; mais quelle multiplicit de formes, quelle varit dans cette alternance de ctes et de rgions intrieures, de valles et de montagnes, de terre-ferme, de golfes, d'les ! On y rencontre, distance aussi courte que possible, le contraste le plus marqu des conditions naturelles dterminantes. Tel le pays, telle la population ; une- infinit de petites tribus, indpendantes et nettement spares les unes des autres, d'une mobilit extrme, toujours en querelle ou en lutte, diriges uniquement par les influences les plus individuelles de leur habitat en ce qui concerne leur manire de vivre, d'agir, de penser, toutes replies sur elles-mmes. Ce n'est pas un nant leurs yeux que cette Nature avec laquelle elles sont familires ; en elle vit et opre la Divinit, qui est sa vie, son piphanie, sa personnalit, la Divinit, c'est--dire une lgion innombrable de figures divines, innombrables comme ces petites tribus et associations qui les adorent. Et pourtant, dans toutes ces tribus, dans leurs cultes et usages locaux, dans la varit de leurs dialectes, il y a une certaine parent ; la proximit, les relations indispensables avec les tribus voisines les obligent l'accord et l'assimilation mutuelle ; les divinits de diverses tribus et de divers lieux commencent se grouper en cnacles divins, les lgendes sacres se relier les unes aux autres, se fondre, s'engager dans des combinaisons nouvelles. Et mesure que le symbolisme obscur des anciens cultes naturalistes fixs en des lieux dtermins fait place au caractre humain et moral, on voit se dgager de plus en plus nette et planer au-dessus du particularisme des petites tribus et des dialectes locaux l'ide d'une nationalit hellnique collective. Vers le temps o se cre l'empire perse, cette ide est dj toute forme, bien qu'elle n'ait pas encore pris son ampleur dfinitive.

    C'est ainsi que nous voyons, ds le dbut, les tribus grecques s'lever au-dessus des influences naturelles qui tenaient enchan le vieil Orient. Elles ne sont point fermes la manire de castes, et le culte des dieux n'appartient pas une classe spciale, un ordre sacerdotal ; elles n'ont point de sainte criture qui serve de base ou de limite leur volution ultrieure, point de hirarchie qu'il faille conserver comme une copie d'un ordre tabli par la volont divine, point de royaut commune qui puisse imposer plus longtemps leur dveloppement une marche concentrique. A mesure que devient plus large et plus libre la faon dont elles comprennent le monde, leurs ides religieuses se transforment, et le sentiment de plus en plus vigoureusement accus de la personnalit dtache les esprits, travaills par une mtamorphose de plus en plus rapide, des coutumes indignes et des traditions lgues par les anctres. Autant les peuples de l'Orient restent stationnaires et immobiliss un certain niveau, autant la vie grecque est mouvemente, varie, progressant la fois par assimilation et par l'effet de ses aptitudes innes. Et c'est un labeur infatigable, un dploiement incessant d'initiative hardie et d'nergie pour la lutte, en tous lieux, en tous sens ; ce n'est point ici ou l, sous telle ou telle forme, qu'apparat le gnie propre de la race hellnique : la Sicile, l'Ionie, les Doriens, les les, tous ces groupes prennent part l'uvre commune ; ce n'est qu'une fois unis qu'ils constituent le monde grec, ce monde qui afflue en masse aux ftes du dieu d'Olympie pour contempler les jeux et se contempler lui-mme.

    Et quelle est cette uvre commune ? C'est ce qui apparat pour la premire fois en Grce aux yeux de l'histoire, un mouvement qui y acquiert une merveilleuse

  • nergie ; c'est prcisment l'expression de ce progrs qui, dpassant toujours les donnes actuelles, le prsent, le rel, cherche concevoir, exprimer, raliser dans la pratique sa fin idale, pour partir ensuite des ralits transformes et commencer nouveau le mme effort, avec l'ambition d'aller plus avant. Appelons cela civilisation.

    A l'poque o commence la puissance des Perses, cette civilisation traversait une crise importante et entrait dans une phase nouvelle. Le fond naturaliste des religions hellniques avait t comme touff sous les fictions potiques, les mythes issus de l'pope ; il tait devenu mconnaissable ; les forces naturelles avaient t transformes en hros, leur action en exploits et en preuves ; la mythologie, et jusqu' un certain point la religion, perdit la notion des rapports qui rattachaient les puissances divines aux ralits naturelles ; la rflexion naissante commena en mme temps collectionner ces mythes comme une histoire purement extrieure et les critiquer, vouloir retrouver ces rapports oublis et les chercher en dehors du domaine de la religion. C'est ce moment que naquit la prose : on commena dcrire les peuples et leur pass ; la philosophie naturaliste fit ses dbuts en Ionie ; Pythagore trouva dans le mystre des nombres, dans les rapports de quantit, le principe des choses ; les lates dcouvrirent le nant de l'existence. En mme temps, la posie s'est enrichie d'une forme nouvelle, le drame ; tolites ces figures, qui, jadis l'tat de concepts religieux, taient devenues plus tard dans les chants piques des types crs par l'imagination prise du beau, elle les amne dans leur ralit palpable, comme personnes agissantes et souffrantes, sous les yeux du spectateur : elle parcourt tout le cycle des lgendes sacres, mais elle les groupe et les faonne d'aprs des points de vue nouveaux, d'aprs des proccupations morales ; elle en montre le rsultat dans les vieilles institutions religieuses, les temples et les ftes des dieux, les fondations archaques des cits, les origines des tribus et des peuples ; elle donne de ce qui existe, de ce que l'on croit, une explication nouvelle, conforme aux exigences d'une conscience plus dveloppe et d'une morale plus haute.

    On en est dj l, en effet. Ce qui existe ne vaut pas par le fait de son existence ; il faut qu'on ait conscience de son droit d'tre et d'tre respect, et la sophistique travaille tendre cette exigence toutes les faces de la ralit, scruter en toutes choses les causes et les fins dernires. Appliqu la politique, le mme principe essaie de se raliser dans la dmocratie d'Athnes, en opposition absolue avec Sparte et son organisation fonde sur une tradition immuable ; l'Hellade prend parti pour et contre ce mouvement ; une lutte s'engage qui, pour la premire fois dans l'histoire, suscite un conflit non pas simplement de peuple peuple, de masse contre masse, mais de principes contre d'autres principes. En apparence, c'est bien Athnes qui succombe ; mais les ides de l'ge nouveau se propagent en tous lieux avec une force d'expansion irrsistible ; la dmocratie, le libre examen, la science au service de la critique, commencent dominer le monde hellnique.

    On voit encore debout les tats hellniques avec leurs formes multiples, en plein courant de tradition, attachs au culte de divinits locales, tous vieux organismes qui n'ont plus qu'une existence de fait ; l'tat ne connat nulle part d'autre forme que celle de la cit ; aucune distinction entre le rgime de la commune et celui de l'tat. Mais au-dessus d'eux s'lve, non sans prtendre transformer la ralit dont elle s'est dj si fort loigne, la politique spculative qui fait invasion et l et rencontre par moment le succs avec Critias, paminondas, Dion. Comme on voit, la place des vieilles villes tortueuses, telles que les

  • avaient faites le temps et le besoin, s'lever des villes neuves, avec de larges rues droites et des quartiers rgulirement diviss, de mme, dans les constitutions, les nouvelles tendances rationalistes commencent se faire jour. C'est la phase la plus importante qu'il y ait eu dans l'volution du gnie grec. Ne nous mprenons point sur cette poque : ce qui nous parat, nous, le fondement de l'ordre social, la libert et le droit de l'individu, est apparu dans le monde grec comme une corruption des murs du bon vieux temps. En ce temps-l, il allait de soi que les individus n'existent qu'en vue de l'tat et par lui ; ils s'absorbent compltement en lui ; aucune possibilit pour eux d'arriver - une existence indpendante, si ce n'est dans son sein. De relations prives, purement humaines, il n'en est pas question encore ; on est citoyen, et rien que citoyen. Alors commence cette profonde transformation ; la sophistique et la dmocratie des derniers temps opposent au droit du citoyen celui de l'homme, l'intrt de l'tat celui de l'individu ; l'tat n'a plus le pouvoir d'appeler entirement et pleinement siens des hommes qui acceptent simplement ses honneurs et ses devoirs. Et cependant, il ne parvient pas davantage se transformer en une simple expression gographique ; entre les habitants du pays, la noblesse de naissance, l'honneur d'tre n citoyen de ce pays, confre seul, aprs comme avant, le droit de participer sa souverainet, ses droits rgaliens, la jouissance de dignits souvent lucratives. Dj l'on a perdu l'habitude d'associer au droit de bourgeoisie le devoir de porter les armes ; on confie le soin de dfendre la patrie des mercenaires, et l'intrt priv des citoyens associs, la crainte de prestations extraordinaires, d'efforts exceptionnels, d'une rbellion possible des sujets que l'on continue opprimer sans scrupule son propre bnfice, voil ce qui dirige la politique de ces tats rpublicains. Partout on sent l'antagonisme entre les rapports fonds sur la tradition et des ides plus avances, entre les habitudes et les maximes de l'ancienne politique et les suggestions des thories nouvelles ; au dedans comme au dehors, les tats sont dtachs de leurs anciennes bases sans en avoir trouv de nouvelles ; c'est un tat d'inquitude et de faiblesse, la gense d'un ge nouveau.

    Cet ge nouveau, c'est la thorie qui cherche s'en emparer. Elle revient sciemment aux vieux principes qui servaient de base la vie sociale. L'tat est l'tre prexistant ; c'est pour lui et par lui qu'existent les individus. Mais, par le fait mme que cette entit gnrale veut tre telle et s'imposer pour telle, le concept de l'tat, lev cette hauteur, devient une puissance suprieure aux droits dj reconnus des individus, une abstraction suprieure la socit civile : il ne consiste plus dans la libre et active coopration de tous ; il aspire s'incarner dans quelques hommes ou mme dans un seul, en assignant aux autres le rle passif ; ceux qui exercent un mtier vil doivent tre exclus des charges et des tribunaux ; on doit les considrer comme des citoyens incomplets ; il faut appliquer la division du travail, non seulement aux besoins indispensables de la vie, mais encore l'administration de l'tat et l'organisation militaire. Dans ces propositions et autres semblables de la politique aristotlicienne, on sent la transformation qui s'est opre dans les ides de cette poque. La tendance est d'introduire dans les constitutions des cadres dans lesquels les diffrences naturelles n'aient plus d'effet par elles-mmes le temps o la cit tait la dernire unit politique, la monade, pour ainsi dire, de la vie politique, ce temps n'est plus, et l'esprit dmocratique de l'poque, joint l'exclusion des esclaves et des trangers, rend impossible le dveloppement de nouvelles formations organiques au sein de la bourgeoisie elle-mme ; toute tentative dans ce sens produit non pas des classes, mais des factions. La thorie,

  • drive comme elle l'est des anciennes institutions historiques, est partout insuffisante ; les besoins 'veills aspirent d'autres remdes. Les tendances nouvelles tournent leur nergie du ct oppos : ces units politiques elles-mmes doivent tre. absorbes par des collectivits plus larges et plus comprhensives ; il faut que du rgime de la cit on s'lve celui de l'tat, et que, dans ces tats, la cit se rduise l'autonomie communale, de faon cependant qu'elle trouve dans l'association gnrale son droit et sa garantie.

    Pour arriver l, il y a, ce semble, deux voies possibles, le systme fdratif ou le rgime monarchique ; ce sont les deux principes de l'poque hellnistique. Sans doute, ds le dbut de l'histoire grecque, la tendance fdraliste s'est manifeste sous les formes les plus diverses ; mais le travail d'miettement et d'isolement qui caractrise le dveloppement des institutions grecques finit par dissoudre les amphictyonies, les associations et corporations qui avaient pour lien une fte religieuse ou la communaut de race ; ou on ne trouva pas le moyen d'accorder la libert des rpubliques particulires avec les exigences d'une fdration, ou encore le pacte fdral fournit une ville en particulier un prtexte pour s'emparer de l'hgmonie, hgmonie qui russit substituer l'galit des droits la domination et la sujtion. Telle fut Athnes sous Pricls, telle Sparte aprs sa victoire sur Athnes, Thbes une fois qu'elle eut pris son essor ; mme la seconde Ligue athnienne ne fut qu'une tentative faite par Athnes pour recouvrer, aux dpens de ses nouveaux allis, sa suprmatie perdue. Ce got de domination, renaissant sans cesse, provoquait sans cesse de nouvelles rbellions ; il n'y avait plus entre les tats d'autre droit que les conventions et la force ; l'absence d'un droit international rduisit la Grce en atomes.

    Or, ce moment dj, les tendances monarchiques avaient pris une forme plus arrte. Elles aussi se sont essayes aux poques les plus recules de l'histoire grecque ; aprs la chute de la royaut hroque et mles aux premiers symptmes du mouvement dmocratique, elles s'taient manifestes et l, plus tenaces et durables en Sicile que partout ailleurs : le tyran n'tait-que le premier, le plus riche, le plus puissant des citoyens. Pour fonder ce qu'Aristote appelle la royaut absolue, il fallait que l'tat, en tant que puissance, ft aux mains d'un seul. Alcibiade pressentit, Denys l'Ancien essaya d'appliquer ce rgime : la Thessalie suivit son tour le mouvement. Mais ce n'est que dans le royaume de Macdoine, o s'tait implante de longue date une dynastie hrditaire et o les vieilles coutumes populaires n'avaient point t altres par l'institution de cits rpublicaines, que ces aspirations purent tre compltement ralises.

    A ce moment s'ouvre une crise remarquable. Les deux systmes, monarchique et fdratif, semblent vouloir se fondre en un seul. Philippe crase les forces divises de la Grce, puis il ressuscite l'ancienne amphictyonie ; il groupe les rpubliques grecques dans le syndrion de Corinthe ; il se fait nommer gnralissime des Grecs confdrs : indpendants l'intrieur, ils doivent former un tout pour lutter contre les Barbares ; il semble enfin, que l'unit et la libert, ces principes antagonistes, vont se rconcilier. Mais la puissance de Philippe, d'Alexandre est trop prpondrante pour que les cits ne se sentent pas menaces dans leur autonomie intrieure, et leurs propres instincts trop imprieux pour qu'elles ngligent la premire occasion de dchirer le pacte fdral. Quel acharnement dans les luttes de la Grce au temps des Dia-dogues ! Sans cesse retentit l'appel la libert ; mais la libert n'a plus d'asile nulle part, puisqu'elle a fait fi de son dernier recours et de sa dernire chance, l'unit. Aux anciennes rpubliques dissmines et isoles il ne reste plus que le sentiment de

  • leur impuissance et de douloureux souvenirs : la vie de la Grce semble compltement teinte. Mais de la racine du tronc dessch, selon l'expression d'un auteur ancien, s'lance une pousse nouvelle : la Ligue achenne ralise enfin ces tendances fdratives. galit des droits entre les villes confdres, souverainet collective de l'association et indpendance communale de chaque associe, tels sont les traits essentiels de cette Ligue qui, en opposition directe avec le particularisme multiple des poques antrieures, reprsente non pas seule, mais plus compltement que tout autre essai, une forme bien caractrise de l'volution politique propre l'ge nouveau.

    En face de ce systme apparaissent les tendances monarchiques. Les conqutes d'Alexandre en Asie leur ont donn de l'espace pour se dvelopper ; le dmembrement rapide de son empire leur donne occasion de revtir des formes diverses. La littrature de l'poque qui suit immdiatement sa mort a produit quantit d'crits sur la royaut ; la spculation s'est exerce de mille manires sur les institutions nouvelles ; elle domine les conceptions issues cette poque de la fantaisie historique. Ces conqutes, c'est un roi la tte d'une arme nationale, c'est le stratge du monde grec l'apoge de sa civilisation qui les a faites ; les armes macdoniennes et la culture grecque sont les soutiens les plus immdiats des nouveaux empires ; une infinie varit de droits, de constitutions, de civilisations, de cultes, se trouve rsume dans un intrt nouveau, celui de l'tat, qui, sans tre issu de ces lments prexistants, sans tre engag avec eux dans des combinaisons naturelles, ayant son domaine part et concentr en lui-mme, plane au-dessus d'eux, qui, entour d'autres tats fonds de la mme manire, prend pour rgle de ses rapports avec eux les intrts de dynastie et de territoire, et pour base de son droit la reconnaissance et la garantie rciproque de ses congnres. Tous ces royaumes sont appuys sur des armes permanentes ; au dehors et au dedans, ils prennent la forme d'un corps social unique, qui absorbe tous les droits et toutes les facults de ses membres, rgi par une administration centrale dont le point d'attache est la cour et le cabinet du roi. Et ce roi lui-mme, en tant que personnification de l'tat, est un objet de vnration et de culte, comme jadis les divinits Poliades dans lesquelles les anciennes rpubliques incarnaient l'ide de l'tat et qu'ils rvraient comme une puissance relle. Il y a opposition absolue entre l'tat et la Religion, qui taient pourtant compltement fusionns jadis.

    Le voil bien loin maintenant de ses origines, l'tat hellnique : il ne se ressemble plus lui-mme ; mais cependant c'est spontanment, par son volution propre, qu'il en est arriv ces formes hellnistiques. Le temps n'est plus o l'on pouvait n'tre qu'Athnien, Spartiate, Tarentin, que citoyen enfin : il est devenu possible de faire la vie prive sa place, et le changement survenu dans les ides trouve dans la doctrine d'picure son expression et sa formule. Il y a mme de plus larges brches ouvertes dans l'exclusivisme d'autrefois. Au dbut, c' taient les villes, si minuscule que ft leur territoire, qui s'enfermaient dans l'isolement le plus jaloux : le citoyen de la ville voisine tait dj un tranger ; c'tait un ennemi, si dos traits spciaux ou des associations religieuses ne garantissaient point la paix. Plus tard surgit l'ide de la communaut de race entre les Grecs ; on sentit alors d'autant plus vivement l'antagonisme entre Grecs et Barbares. Aristote dit encore que ceux-ci sont ns pour tre esclaves1 : il conseilla Alexandre de traiter les Grecs en capitaine, les Barbares en matre : d'avoir pour ceux-l la sollicitude qu'on doit des amis et

    1 ARISTOTE, Politique, I, 1, 5.

  • des parents, de procder avec ceux-ci comme avec des plantes et des animaux1. Cet antagonisme, le dernier qui tint une loi de nature, devait disparatre aussi. Alexandre entreprit ce grand uvre : il ordonna tous, dit un crivain ancien2, de considrer comme leur patrie le monde, comme son acropole le camp, comme leurs parents les gens de bien, et somme trangers les mchants. Le plan de rpublique dress par Znon, le fondateur de l'cole stocienne, et que l'on admire tant, dit le mme auteur, se rsume dans ce point capital : que nous ne devons plus habiter des villes et des bourgades rgies chacune par des juridictions spciales, mais regarder tous les hommes comme autant de compatriotes et de concitoyens ; qu'il ne doit plus y avoir qu'un mme genre de vie, un mme ordre, comme si l'humanit tait un grand troupeau, vivant sur un pturage commun. C'est la premire fois qu'au-dessus des peuples, Grecs comme Barbares, s'tend l'ide d'une communaut unique, la premire fois que les divers organismes politiques se sentent assis sur une base commune et se reconnaissent mutuellement : on assiste aux premiers essais d'un groupement d'tats dont l'influence cherche se faire sentir au del des frontires du monde hellnis, jusqu' ce qu'un jour ce systme rencontre dans les tendances cosmopolites de la Rpublique romaine ses limites et finalement sa ruine.

    Nous trouvons dans tous les sens une volution parallle, une aptitude analogue de la race grecque tre la puissance universelle destine grouper sous son gide tous les peuples.

    Les religions, nous l'avons vu, taient l'expression la plus comprhensive des diffrences qui sparaient les peuples et les tribus. Nulle part elles n'apparaissent de bonne heure plus varies et plus diverses que chez les Hellnes. Le pressentiment de l'existence et de l'action de la Divinit, le besoin d'une Providence divine compatissante, contemple d'abord dans la Nature, s'exprima sous la forme d'histoires saintes, d'vnements analogues aux actes et aux preuves de la vie humaine. Puis commena cette association des tribus, cette expansion des colonies hellniques, cette acclimatation de la race dans des rgions nouvelles : partout le sentiment religieux trouva des excitants nouveaux ; la foi en travail accrut la masse vivante des croyances dj acquises ; ce fut comme une vgtation pullulante qui tendit ses rejetons de tous cts et multiplia indfiniment ses rameaux.

    Mais c'est prcisment cette pousse exubrante qui fit natre le besoin d'en tirer et d'en ordonner le produit. Car enfin, toutes ces histoires, ces gnalogies et thogonies concordent-elles ensemble ? Formules comme faits analogues aux vnements humains, elles sont examines, scrutes, rectifies au mme point de vue : le pragmatisme commence dcomposer le ct historique de la religion ; les histoires jadis sacres apparaissent comme des jeux de l'imagination, comme de charmantes figures potiques, qui peuvent tre employes en posie de nouveaux usages et subir des modifications importantes. Jadis elles servaient exprimer humainement ce que l'on voyait et la faon dont on le voyait, le monde tel qu'on le comprenait ; mais sont-elles une-rponse suffisante pour qui se-proccupe des fondements mme de l'tre ? Dj la philosophie naturaliste s'avance au del des anciennes cosmogonies : elle recherche les principes du monde, et par l mme des dieux ; elle trouve une puissance spirituelle qui faonne une matire existante. Mais ce point de vue est

    1 ARISTOTE ap. [PLUTARQUE], De fort. Alex., I, 6. 2 PLUTARQUE, loc. cit.

  • bien vite dpass ; on s'aperoit que l'tre est un non-tre ; c'est la seule constatation dont on soit sr. On est sur le point de nier les dieux, de rejeter avec eux ce qui n'a de valeur que comme rgle ou institution divine : l'homme est la mesure de toutes choses. C'est la crise la plus prilleuse de cette volution hardie. Mais elle poursuit sa marche sans trve ni repos : l'tre suprme, ce n'est pas l'homme, c'est ce qui lui communique, par le fait qu'il y participe, sa dignit et sa force, le Bien, la Raison ternelle suprieure tout devenir1, l'Un, ternellement vivant, absolument parfait, moteur universel qui est son propre but lui-mme et la fin suprme de tout ce qui n'arrive exister qu'en lui empruntant son mouvement2. La philosophie grecque aboutit au plus pur, au plus noble disme.

    Mais que devenait, en face de ce disme, la religion populaire avec ses dieux, ses mythes et ses lgendes, ses sacrifices et ses crmonies ? Il tait impossible qu'elle n'en sentit aucune atteinte : l'atmosphre de la vie intellectuelle et politique tait change d'une manire gnrale, et ce changement, lui seul, devait influer de bien des faons sur la religion. Mais distinguons avec soin les diverses tapes de la vie religieuse. Sans doute, il y a l un fonds positif, dont on a conscience, auquel on croit ; mais ce n'est pas simplement de cette connaissance que procde le culte des puissances suprieures : ce culte est un besoin de l'me humaine ; il ne trouve son repos et sa satisfaction que dans l'abandon dvou un tre suprieur, quel que soit le nom et le symbole sous lequel on l'adore3 ; et ce sentiment intime par excellence, inn, habituel, suit toujours sa voie, mme alors que l'intelligence commence entrer dans des voies nouvelles et s'loigner de plus en plus du point de dpart. Les Athniens rient des facties irrvrencieuses de la comdie et admirent les propos hardis de Diagoras, mais ils clbrent leurs Panathnes l'ancienne mode, et les profanateurs des Mystres n'chappent point au chtiment le plus svre. La science elle-mme cherche toujours concilier les rsultats de ses recherches avec la foi populaire, les raccorder avec elle. Le soleil, la lune et les toiles sont des tres divins, dit Platon, mais visibles et engendrs ; ce sont les enfants du Pre ternel : ct d'eux, il y a d'autres dieux encore dont nous ne pouvons, avec nos seules forces, connaitre et proclamer l'origine, mais en qui l'on doit croire, parce que leurs fils et leurs petits-fils ont enseign et attest aux hommes leur existence ; c'est seulement aux potes et leurs rcits dshonorants qu'il faut se garder de croire4. Aristote trouve dans les sphres des toiles, de celles qui sont mues directement par la divinit ternelle et sont ainsi ternelles elles-mmes, ces dieux multiples dont les premiers anctres avaient eu connaissance ; seulement, il estime que nombre de dtails mythiques y ont t rattachs par la suite en vue de persuader la multitude, dans l'intrt des lois et de l'utilit publique ; on a reprsent les dieux semblables aux hommes ou d'autres cratures, et l'on a imagin en consquence d'autres attributs correspondants5.

    Ainsi, ce que la science rejetait, c'tait prcisment ce quoi la race grecque avait imprim la marque la plus caractristique de son gnie, c'tait la richesse mythologique de la religion, la forme personnelle des dieux. Sans doute, le Porque essaya, au moyen d'allgories panthistiques, de donner un sens au

    1 PLATON, Phileb., p. 22 et 30. 2 ARISTOTE, Metaphys., XI, 6. 3 SCHINE, Agam., 155. 4 PLATON, Tim., p. 40 sqq. Republ., II, p. 378 sqq. 5 ARISTOTE, Metaphys., XI, 10, p. 254 d. Tauchnitz.

  • fonds positif de la croyance gnrale, de dmontrer nouveau la sagesse empirique des histoires saintes en les faisant entrer, force d'explications et d'interprtations, dans la construction scientifique du systme ; mais elle ne put ni se dfendre contre l'effort de plus en plus pntrant de la critique historique, ni se mettre d'accord avec les rsultats obtenus par le progrs des sciences naturelles ; c'est par des dnonciations qu'elle cherchait repousser un assaut irrsistible1. Sans doute, picure, se confinant d'une manire absolue dans le quitisme du sentiment purement subjectif, essaya de laisser tel quel le fonds positif de la foi et de lui laisser son crdit, sans se proccuper des rsultats de l'volution scientifique qui entranait la pense au del, prcisment parce que c'tait la croyance gnrale ; mais l'attitude abandonne et indiffrente de sa doctrine vis--vis de la foi rvlait quel point, mme dans les croyances gnrale2, le principe formel de la religion grecque se trouvait dsagrg et dcompos par l'action du principe matriel, celui du dveloppement intellectuel3. Il tait invitable qu' la fin une main hardie fit crouler l'difice dj vermoulu et min en sous-uvre de la tradition tout entire, et, quel que dt tre l'branlement caus par la chute de ces antiques et vnrables ruines, ouvrit ce prix une libre carrire au courant d'opinion qui s'tait maintenant tabli. Ce fut le rle considrable d'vhmre et de son Histoire sacre : les dieux, assurait-il d'aprs une tradition parfaitement sre et appuye de documents, avaient t des hommes : leur culte avait t ou bien motiv par des inventions utiles qu'ils avaient propages ou impos par la force ; Zeus tait le roi puissant de son le natale, le conqurant du monde qu'il avait parcouru cinq fois et rempli des monuments de ses victoires ; c'est l'ther et l'ther seul qu'il avait offert des sacrifices, c'est lui qu'il avait donn le nom de son grand-pre Ouranos, etc.4

    1 C'est ainsi que Clanthe s'levait contre la dcouverte d'Aristarque, d'aprs lequel le soleil tait immobile et la terre en mouvement (PLUTARQUE, De fac. in orbe lun., 6 [t. V. p. 344, d. Tauchnitz]). 2 C'est l'expression d'picure dans Diogne Larce (DIOG. LAERT., X, 123). 3 Il ne faudrait pas, pour dmontrer la vivacit de la foi en Grce, invoquer les rcits qui parlent de l'intervention divine lors de la victoire remporte Delphes sur les Celtes, de l'Artmis de Pellne apparaissant au milieu de la mle, et autres anecdotes semblables : ce sont l des formules de convention ou des peintures dcoratives employes par des historiens qui cherchent l'effet. 4 On reviendra dans la suite du rcit sur vhmre, qui passe pour un ami du roi Cassandre de Macdoine et qui fut employ par lui diverses missions dans l'extrme Sud (DIODORE, VI, fr. 1). Vu les relations politiques de Cassandre, il serait bien possible qu'il s'agt ici d'une mission la cour de Sandracottos. Pour ce qui est dit ci-dessus, je renvoie Lactance (Instit., I, 11, 63), dont s'carte sensiblement l'extrait qu'Eusbe (Prp. Evang., II, p. 69) prtend avoir tir de Diodore (loc. cit.). Peut-tre est-ce dans le mme esprit qu'crivait Hcate d'Abdre, qui parait avoir jou un certain rle la cour de Ptolme Ier d'gypte, notamment dans son livre , ouvrage dans lequel on a eu l'ide assez malencontreuse de voir une glorification de la pit (populi piissimi summam vit felicitatem). Une raison qu'on a tort d'allguer l'appui de cette opinion, c'est que Hcate aurait t Eliensis sacerdotis alumnus ; car ce matre tait Pyrrhon le Sceptique, institu par ses concitoyens (DIOG. LAERT., IX, 64). Il faut classer aussi dans cette srie Amomtos avec sa gens Attacorum (PLINE, VI, 17) ; il rsulte d'un texte d'Antigone de Carystos (Mirab., 149 d. Westermann) qu'il est bien de cette poque (plus ancien que Callimaque). Le mouvement vhmriste gagne rapidement de tous cts.

  • Envisageons le rsultat. Dans la religion, l'homme se met en rapport par le sentiment, par l'intelligence et la volont, avec la Divinit : le paen a, lui aussi, cette pit qui consiste absorber sa personnalit dans son Dieu, s'associer par la volont cette direction imprime son tre, se rendre compte par l'intelligence de cette direction de sa sensibilit et de sa volont et la retrouver dans tous les sens et sous tous les rapports. C'est uniquement dans la totalit de ces actes intimes que consiste la religion. Que va-t-il arriver maintenant qu'au sein du paganisme grec l'intelligence tourne de ce ct se trouve en pleine contradiction avec le sentiment ? Le sentiment lui-mme perd son assiette prcise ; il ne reste plus que le besoin religieux, et ce besoin, ce ne sont pas, en fin de compte, ces rsultats abstraits de la raison qui peuvent le satisfaire. Les dieux des anctres ne sont pas l'expression adquate du divin ; ou les dieux des autres peuples expriment aussi bien qu'eux une partie du divin ; ou encore les uns comme les autres ne sont que des faons de comprendre la mme puissance on les mmes puissances suprmes ; ou enfin, il n'y a pas moyen de savoir si l'on ne rencontre pas ici ou l la Divinit sous sa forme vritable. En ce cas, Alexandre est en droit d'invoquer les dieux de l'gypte et de la Babylonie tout aussi bien que :ceux de son pays, et d'adorer dans le Dieu des Hindous la mme puissance suprme qu'Aristote a reconnue pour la Raison ternelle, cratrice ; en ce cas, l'Hads de Sinope peut tre conduit Alexandrie et y obtenir un temple et un culte sous le nom de Sarapis la thocrasie a ainsi le champ libre, et les religions du monde entier, jadis localises chacune dans une tribu, un pays, dont elles taient l'expression la plus immdiate et la plus topique, apparaissent maintenant comme des reflets d'une unit plus haute dont le concept les embrasse ; elles ne sparent plus les peuples ; au point de vue suprieur que l'esprit grec travaille faire prvaloir, elles les runissent. Mais cette science suprieure satisfait-elle son tour la volont et la sensibilit ? Depuis longtemps dj la volont et l'activit se sont dtaches du fonds sur lequel est assise la vie religieuse ; l'gosme et l'intrt personnel sont devenus, depuis le temps des sophistes, les principes fondamentaux, intelligibles pour tous, de la vie active ; c'est la philosophie occupe creuser ses doctrines, et non pas la religion, qui seule a pu crer une morale plus noble ; le savoir, le vouloir se sparent du domaine de la religion traditionnelle. Et le sentiment ? A mesure que l'on cesse de trouver la certitude sur le fonds indigne, le sentiment mal satisfait se tourne avec une ardeur croissante vers ce qui est tranger, obscur, incompris ; les cultes orgiastiques se multiplient ; les Mystres d'Isis, de Mithra, pntrent dans le monde grec ; l'astrologie, la magie, la rvlation sibylline recrutent des adeptes. Alors commence la priode la plus trouble qu'il y ait eu dans la vie religieuse de l'humanit ; on voit la religion se dcomposer en ses lments. Les uns adoptent une morale commode, jouir et viter l'injustice, qui remplace pour eux la religion ; d'autres, tout enorgueillis de leur gnose, n'en sentent pas la privation ; d'autres touffent, par des orgies extravagantes, des jenes et des mortifications, le cri de leur cur. La flamme paisible qui rchauffait le foyer intrieur est teinte, et l'on cherche en vain une lumire nouvelle pour clairer la solitude sombre qui s'est faite au dedans comme au dehors.

    Mais, si la tche la plus haute assigne au monde antique fut de dtruire le paganisme, c'est la race grecque qui la premire a dfonc sons ses pieds le sol o il s'tait enracin, et qui ensuite, transplante chez les Barbares et jouant au milieu d'eux le rle de lumire, de ferment, d'agent de dcomposition, a accompli l-bas la mme uvre. Ainsi cette civilisation hellnistique pntre l'Orient dompt ; elle se fraye dj un chemin vers l'Occident ; Rome, qui dj jette les

  • bases d'un nouvel empire cosmopolite, commence sa littrature par l'imitation des Grecs, des Alexandrins, par la traduction d'vhmre.

    Voil pour les deux grandes crises, la transformation politique et. religieuse. Il nous faudrait considrer part toutes les formes de la vie pour comprendre comment la conqute d'Alexandre a pu occasionner dans le monde une mtamorphose aussi illimite. Je ne veux relever ici que quelques points de dtail.

    Partout dans le monde grec se manifeste le mme affranchissement de la patrie locale et des conditions poses par la nature, l'acheminement des formes gnrales et pour ainsi dire cosmopolites. Du jour o s'croule l'empire maritime d'Athnes, et avec lui sa politique exclusivement commerciale, qui avait eu sur le cours de la guerre du Ploponnse une influence considrable, on voit dj les relations et le trafic se multiplier de la faon la plus merveilleuse au sein du monde hellnique. A mesure que cette raction l'emporte sur la puissance athnienne, Byzance, Hracle, Cyzique, Rhodes surtout1, prennent une importance toute nouvelle ; les Grecs d'Occident ont envoy pour la premire fois leurs navires de guerre dans la mer ge. L'esprit dmocratique de l'poque, agissant comme excitant, provoque une activit et une expansion du ngoce, une concurrence des nouveaux ports francs, une extension de leurs relations avec des rgions lointaines et des pays trangers qui modifie d'une manire trs sensible le caractre politique de la vie hellnique ; l'agriculture cde le pas de plus en plus au commerce et l'industrie, l'exploitation des produits naturels l'exploitation de l'argent, et l'indpendance due une fortune considrable se fait une place ct des droits politiques fonds sur la naissance. Il faut ne pas perdre de vue cette activit industrielle et commerciale pour apprcier leur valeur les nombreuses colonies d'Alexandre et de ses successeurs.

    Partout l'on sent que, pour cette vie intense et mouvemente de la race grecque, le sol natal devient trop troit. Ngociants, aventuriers, voyageurs, mdecins, mercenaires surtout, les Grecs sont rpandus dans le monde entier ; dj, plus de dix mille d'entre eux ont fait avec Xnophon une expdition contre Babylone au temps o le mdecin Ctsias tait combl d'honneurs la cour de Suse ; depuis lors, les mercenaires grecs sont gnralement le noyau principal des armes perses ; ce sont deux Rhodiens, deux frres, Mentor et Memnon, qui commandent l'arme perse dans les guerres les plus difficiles ; trente mille Grecs combattent Issos pour le Grand-Roi, et, jusqu'au jour o il est assassin dans les monts Caspiens, il a encore autour de lui une escorte de quatre mille Grecs. Les temps troubls que remplissent les luttes des Diadoques ne firent qu'augmenter ce got des Grecs pour la vie de mercenaires : nous les rencontrons partout ; Carthage comme dans la Bactriane et l'Inde, ce sont les mercenaires grecs qui constituent l'lite des armes, et les quatre-vingt mille hommes que Ptolme II fit parader lors de la fte des grandes Dionysies Alexandrie2 taient presque exclusivement des Macdoniens et des Hellnes.

    La science elle-mme a contribu pour sa part entraner la race grecque hors des limites de son pays natal et faire d'elle une puissance universelle, agissant sur le monde entier. Depuis longtemps dj on a acquis la facult de voir les

    1 Ce qui le prouve, c'est l'histoire des monnaies de Rhodes depuis la runion des trois villes en 408, et la propagation du systme montaire rhodien en Carie et dans les principales villes commerantes jusqu' Cyzique au nord. 2 ATHEN., V, p. 203.

  • ralits autrement qu'avec l'imagination et sans les imprgner de posie ; l'attrait de l'analyse rationnelle et de la recherche a dvelopp dans la mme mesure le besoin d'largir le cercle de la science ; la diffrence entre les esprits cultivs et les esprits incultes, diffrence qui, au dbut, au temps des sophistes, se bornait la supriorit obtenue par un dveloppement formel de l'intelligence, s'est accentue par l'acquisition d'une masse sans cesse grossissante de connaissances positives, et cette culture prend vis--vis de l'exprience vulgaire une situation nouvelle et fconde en consquences. Dj Aristote n'est pas moins admirable par son rudition que par sa profondeur philosophique ; on rencontre dj runies chez lui toutes les branches d'tudes scientifiques que l'on a coutume de considrer comme la marque caractristique de l'poque dite alexandrine, histoire littraire, archologie, philologie, critique, grammaire, etc. En mme temps, l'on est entr en possession d'un fonds qu'il suffit de s'assimiler par l'tude pour s'lever au sommet de la civilisation ; car, enseigner, qu'est-ce autre chose que de faire parcourir en esprit au disciple, ramenes leurs points essentiels, les diverses tapes d'un dveloppement dont chaque progrs dans l'histoire a cot de longs et pnibles efforts ? La littrature grecque, avec cette merveilleuse srie de chefs-d'uvre qui vont maintenant faire l'ducation des peuples de l'Asie, renferme les chantillons de ce dveloppement l'tat de types achevs. Ainsi la civilisation grecque peut tre employe comme objet d'enseignement ; elle peut se transmettre. L'art de l'enseignement lui-mme est dj exerc avec mthode. La race grecque est capable d'instruire et de former les Barbares que les Macdoniens ont vaincus.

    Ce que l'on vient d'esquisser en quelques traits rapides, il faut se le reprsenter dans toute sa plnitude, sa vitalit, son actualit, pour apprcier sainement le rle d'Alexandre et trouver intelligibles les consquences de sa conqute. L'histoire n'a rien d'analogue signaler.

    Les Barbares qu'Alexandre subjugua n'taient gure des Barbares pour la plupart. Jusqu'au del du Tigre, c'taient des peuples dont les souvenirs remontaient l'antiquit la plus recule, jouissant d'une vieille renomme littraire et artistique, dots d'une civilisation surabondamment riche et que mme le joug de la domination des Perses n'avait pas compltement touffe. N'avait-il pas fallu beaucoup de peine et de temps aux Hellnes pour russir enfin tenir tte sur mer aux habiles ngociants de Sidon et de Tyr ? Est-ce que leurs poids et mesures ne venaient pas de Babylone, de cette Babylone dont Hrodote dcrivait encore avec tonnement la splendeur et l'opulence ? Est-ce que Platon et Eudoxe n'avaient pas fait encore le voyage d'gypte pour chercher auprs des prtres de ce pays une sagesse plus profonde ? Bien des gens assuraient que ce que les Grecs savaient des choses divines et humaines leur tait venu de l Et par del le Tigre, derrire une bordure de peuples indociles et rests insoumis dans leurs montagnes, s'tendaient les vastes rgions occupes par les Mdes et les Perses, qui leurs anciens livres sacrs faisaient un devoir de se fixer au sol, de travailler avec ardeur et de lutter pour fonder le royaume de la lumire, auquel est promise la conqute du monde. Plus loin, les vieilles civilisations implantes sur les bords de l'Oxus et de, l'Iaxarte ; plus loin encore, l'tonnante magnificence du monde hindou avec son art, sa posie, et la multiplicit dj inaugure de ses spculations philosophico-religieuses. Alexandre a bien trouv aussi nombre de tribus qu'il a essay le premier d'habituer une vie sdentaire et rgulire ; mais le fait qui prdomine, c'est que la civilisation grecque n'arrive pas chez des Barbares incultes, mais chez des

  • peuples dors d'une culture ancienne, originale ; qu'elle n'anantit pas cette culture, mais s'en empare avec tonnement et cherche la mettre en harmonie avec ses propres habitudes.

    C'est prcisment cette situation que l'histoire des temps postrieurs n'offre rien de comparable. En effet, quand Rome ne lutte pas contre des Barbares, elle accepte elle-mme avec empressement la civilisation des vaincus, sitt qu'elle on a reconnu la supriorit. Les Germains entrent en Barbares dans l'empire romain ; avec le christianisme et par le christianisme, ils reoivent ce qui reste de la civilisation du monde antique. De mme les Arabes ne commencent se dvelopper qu'au contact de la civilisation qu'ils rencontrent dans l'empire des Sassanides, dans les provinces de l'empire grec, dans l'Inde. A plus forte raison les Mongols, les Turcs, les Normands. Le chevaleresque Occident lui-mme ne s'enflamme qu'en se heurtant la civilisation surabondante du monde sarrazin, et pourtant ces deux lments se pntrent moins qu'ils ne se repoussent. En Amrique, la population indigne disparat devant les colons europens, et la situation de l'Inde, celle o l'on trouve encore le plus d'analogie avec celle qui nous occupe, en diffre par un point capital, c'est que la puissance conqurante ne s'y dvoue pas corps et me sa nouvelle patrie, ne s'absorbe pas en elle.

    C'est l prcisment ce qui n'est arriv qu'une fois. L'hellnisme, c'est--dire ce rapport curieux et spcial entre les vainqueurs et les vaincus, donne lieu aux phnomnes les plus singuliers. Les suivre dans le dtail est chose d'autant plus difficile que, vu la pnurie d'informations, on n'a mme pas, pour s'aider, l'exemple instructif de situations analogues. Nous serons bien des fois oblig de tracer des cercles hypothtiques, heureux si, ici ou l, un renseignement isol tombe en dedans de cette ligne et la confirme.

    La domination des Perses, qui a pes durant deux sicles sur l'Orient, avait avant tout ce caractre spcial, que l'unit de l'empire tait purement mcanique ; on n'exigeait que la soumission ; part cela, les nationalits subsistaient. La domination des Perses tait juste assez superficielle pour que leurs sujets ne se soient jamais consols de la perte de leur indpendance ; de l des rvoltes continuelles en maint endroit, des rvoltes qu'on chtiait, il est vrai, par des dportations, par l'extermination des peuples. Jamais il n'a exist de puissance plus incapable de dominer que cette souverainet militaire et patriarcale des Perses. C'est le droit de la force seul, dans toute sa brutalit, qui l'a fonde ; c'est uniquement la sobre nergie de la horde victorieuse et son dvouement sans rserve son chef, au Grand-Roi, qui la maintient. Bientt cette royaut dgnra ; ce peuple des Perses s'amollit dans la jouissance de sa souverainet sans contrepoids1 ; les satrapes devinrent comme des rois dans leurs domaines ; ils rgnrent en despotes absolus, sans responsabilit, n'obissant qu' leur bon plaisir et ne relevant que de leur fantaisie. De nouvelles et plus violentes rvoltes des nations subjugues furent rprimes avec plus de peine et cotrent d'autant plus de sang. C'tait une situation dsespre tant qu'il ne viendrait pas de secours du dehors.

    C'est alors qu'Alexandre parut. Avec sa petite arme, il n'aurait, mme vainqueur, obtenu aucun rsultat, s'il y avait eu chez les peuples le moindre dvouement l'empire des Perses. Mais, pour cette raison prcisment, il tait impossible que la victoire ne fit que changer le nom du matre ; Alexandre dut prendre vis--vis des vieilles nationalits de l'Asie une autre attitude, sortir du

    1 PLATON, Legg., III, p. 695 a. 697 d.

  • systme ngatif. L'ancienne indpendance nationale ne pouvait plus tre rtablie dans le nouvel empire ; c'tait un ressort bris qui ne pouvait plus servir : il fallait trouver une forme qui recueillit en elle ce qu'il y avait de vivant encore et lui assurt un avenir. Nous voyons le roi sacrifier aux dieux, dans Babylone et Memphis, suivant les rites indiqus par les castes sacres1 ; nous le voyons s'allier par des mariages avec les princes de la Bactriane, avec la maison royale de Perse ; Suse, ses gnraux et un nombre immense de soldats pousent en mme temps que lui des femmes asia1 igues. Grecs et Macdoniens furent tablis en colonies d'un bout l'autre de l'Asie ; la jeunesse asiatique fut exerce au maniement des armes macdoniennes et incorpore dans l'arme. L'Occident et l'Orient devaient se fondre en un seul peuple, et, dans cette union, chaque nation, participant selon sa nature au progrs hellnistique, enrichie par l'activit nouvelle et la scurit des relations dans tous les sens, par la gestion rgularise et lgalise de son patrimoine, assure des fruits de son travail et de l'exercice de ses droits, devait trouver l une compensation la perte de cette indpendance et de cet isolement opinitre d'autrefois, choses qui n'taient plus faites pour le monde transform2.

    Mais la mort d'Alexandre interrompit l'uvre commence. L'empire s'croula au milieu de luttes colossales ; la maison royale fut anantie par l'assassinat ; les satrapes et les gnraux cherchrent se crer des souverainets indpendantes ; ils succombrent sous les coups les uns des autres en des guerres pleines de vicissitudes sans fin ; la Grce oscilla d'un parti un autre ; la Macdoine changea de matres et les vit se succder rapidement ; l'invasion des Gaulois se rua en saccageant tout sur la Macdoine et la Thrace, et s'abattit sur l'Asie-Mineure ; le berceau de la puissance qui avait conquis le monde, de la civilisation qui l'avait transform, tait, au point de vue politique, tomb dans l'impuissance : il ne comptait plus.

    Mais parmi tous ces-dsordres, et mme favoris par eux, l'hellnisme gagna en tendue, en solidit, en varit. A la fin de l'ge des Diadoques, nous voyons la fusion des civilisations grco-macdonienne et orientale apparatre avec ses traits essentiels, se fixer dans de nouveaux centres de vie intellectuelle et politique ; la Macdoine se relve, bien qu'en des proportions plus restreintes et en se conformant aux habitudes nouvelles ; la Grce mme s'essaie crer le nouvelles combinaisons politiques. Seulement, la Grce d'Italie et de Sicile, qui n'a presque ressenti aucune atteinte des mouvements de l'Orient, baisse de plus en plus pour s'abmer bientt entirement, aprs l'chec des plans inefficaces mais rellement grandioses d'Agathocle.

    1 La tradition bien connue des Orientaux raconte comme il suit la destruction des livres de la religion du Zend : Sekander parut et brla les livres rvls : durant sois cents ans, la religion fut humilie, etc. Elle est en contradiction avec toute la conduite et le tour d'esprit d'Alexandre. M. HAUG (Zeitsch. der deutsch. morgenl. Gesellschaft, XIX [1865], p. 304) a extrait de l'Arda-Virf-Nmeh, un rcit qui est, dit-il, certainement antrieur la conqute de la Perse par les Arabes. La croyance, c'est dire tout l'Avesta et le Zend, tait crite en encre d'or sur des peaux de vache prpares et dposes Perspolis Babeks ; mais le mchant Arhiman poussa Alexandre, l'homme d'Occident, le Mogarik (nom inexpliqu), sjourner en ce lieu, et il les brla (les livres de la bibliothque). Ainsi, ce fut seulement un exemplaire particulirement prcieux mais authentique des Livres saints qui fut dtruit lors de l'incendie de Perspolis. 2 Il ne faut pas attacher plus de valeur qu'elles n'en mritent des assertions comme celles d'Aristide : , etc. (Pangyrique de Rome, p. 333 d. Dindon). Ce sont des phrases l'usage des esprits superficiels.

  • Entrons enfin plus avant dans le dtail. Par quelle entremise s'est opre cette invasion du gnie grec et macdonien en Orient ?

    On peut signaler sans hsiter comme le procd le plus important employ par Alexandre et ses successeurs les fondations de colonies : nous les trouvons en nombre surprenant jusque dans l'Extrme-Orient ; Alexandre lui seul fonda, si l'on s'en rapporte une donne qui certainement n'est pas exagre, plus de soixante villes1. On n'indique que pour un petit nombre seulement, et en termes trs brefs, la manire dont il les peupla ; les donnes relatives aux fondations de ses successeurs sont encore plus rares. Le rsultat gnral qui s'en dgage peut tre rsum peu prs comme il suit.

    Le trait de caractre particulier aux Barbares est de ne pas vivre groups en cits2 ; ils n'ont point de villes, mais des lieux d'habitation : quelque extraordinaire tendue qu'atteignent ces centres, si puissamment fortifis qu'ils soient et florissants par l'industrie et le commerce, ils n'ont point de systme politique ; ce sont ou des cours devenus sdentaires, ou des masses entasses autour de temples sacrs, ou des bourgades normes, enfin tout ce qu'on voudra sauf des villes comme les comprend le Grec. Le caractre distinctif de la Grce est au contraire la cit, la 3 ; c'est sous cette forme que s'tait accompli le dveloppement, indescriptible en sa richesse, de la vie grecque pendant quatre sicles et plus ; chaque colonie tait une nouvelle cit organise, le germe de nouvelles communauts aussi vivantes. Ce fut cette forme qu'Alexandre adopta avant tout pour l'excution de ses plans, et c'est chose caractristique qu'Aristote ait compos un ouvrage intitul : Alexandre ou des colonies4.

    Le dessein d'Alexandre, en fondant ces colonies, n'tait ni exclusivement, ni principalement militaire ; on voit s'affirmer chez lui d'une faon tout aussi arrte le dessein d'imprimer, en instituant de nouveaux marchs, une direction constante aux relations commerciales qui s'taient rveilles, de crer, au milieu de races encore dans l'enfance au point de vue politique, des centres d'tablissement fixe5. Les Diadoques et les pigones ont poursuivi l'uvre en se

    1 [PLUTARQUE], De Fort. Alex. Voyez l'Appendice du tome II. 2 (DION CHRYS., Orat. XLVII, p. 235 d. R.). Mesopotamia tota vicatim dispersa (PLINE, VI, 26). 3 Inscription phsienne datant de l'poque romaine (C. I. GRC., II, n 2957). De mme dans le trait conclu vers 245 entre Smyrne et Magnsie (C. I. GRC., II, 3137, lig. 11). Cet est dsormais le terme employ pour dsigner ceux qui ne vivent pas groups en cits ; il a dj ce sens dans Tls (ap. STOB., II, p. 72 d. Lips.), et nous emploierons par consquent nous-mmes dans la suite de notre rcit le mot ethnique comme terme oppos hellnistique. 4 Cet crit porte le n 17 dans le catalogue de Diogne Larce et le n 22 dans celui d'Hesychius. 5 C'est ce que fit Alexandre chez les peuplades dissmines dans les montagnes de la Perse (ARRIAN., Ind., 40), ainsi que dans la Msopotamie : Macedones eam in urbes congregavere propter ubertatem soli (PLINE, VI, 26). A cette poque, on rencontre aussi le terme employ au sens technique dans le domaine de la race grecque. Polybe l'applique la Ligue achenne (par ex. VI, 16, 9) ; il dit ailleurs : (XXVII, 2), sans compter une foule de passages analogues. FREEMAN (History of the federal government, p. 13 et ailleurs) va trop loin quand il prend cet emploi spcial du mot pour l'acception gnrale, et y trouve le sens de federal government. On peut prendre pour rgle l'expression d'Aristote propos de Babylone : .

  • conformant plus ou moins son esprit ; c'est dans les fondations de cits coloniales qu'est la vraie base de l'hellnisation.

    Ordinairement les fondations nouvelles viennent s'adjoindre des localits prexistantes ; souvent des villages voisins sont groups dans la ville nouvelle. En ce qui concerne la dlimitation du territoire des villes, les renseignements prcis nous font dfaut ; d'aprs l'exemple analogue de Magnsie, il semble permis de conjecturer qu'on assigna aux nouveaux citoyens des lots de terre exempts de dmes1. Alexandre installa d'abord comme colons les vtrans de l'arme, aussi bien les Macdoniens que les Grecs, mais la population nouvelle ne se borne nullement ce personnel : on y fit encore entrer notamment des indignes ; il est certain qu'on accepta aussi des trangers non-hellnes, de mme que sous Alexandre et aprs lui, les Juifs, par exemple, furent accueillis partout. Sans doute, il se trouve quelques tablissements qui se distinguent par l'appellation de Macdoniens, d'Achens, etc., mais ce qui domine, c'est une population hellno-macdonienne mle des lments indignes.

    De nombreux exemples nous apprennent que, dans les villes de cette espce, il s'est form par la suite un gouvernement autonome, l'instar de ceux des Hellnes2. On entend parler du Snat et du Peuple ; ils dlibrent et rendent des dcrets en imitant les formes et procds en usage dans les cits dmocratiques de la Grce. On peut citer comme exemple Antioche sur l'Oronte : le peuple de la ville est divis en dix-huit tribus ()3 ; on se runit sur l'agora pour dlibrer et faire les lections ; le roi Antiochos IV y parat mme comme candidat pour y briguer la dignit d'agoranome, de dmarque4 ; le conseil des Deux-Cents, au moins une poque postrieure, est cit plusieurs fois5.

    Une question difficile, c'est de savoir quelle tait dans ces villes la situation des indignes par rapport la cit. Sont-ce des citoyens comme les autres ? sont-ce des mtques ? ou bien forment-ils, comme Agrigente du temps des Romains, un genus part, en qualit d'incol distincts des cives6 ? Leur condition parat n'avoir pas t partout la mme. D'aprs les plans d'Alexandre, on est peut-tre en droit de supposer qu'il voulait les voir traits sur le pied d'galit, naturellement sous cette rserve qu'ils adopteraient la langue et les coutumes de la cit ; c'est de cette faon seulement que la fusion pouvait devenir complte. A Apollonie en Pisidie, les citoyens s'appellent encore, jusqu' une poque avance, Lyciens et Thraces7. Pour les fondations des Sleucides, Sleucie sur le Tigre est un exemple dcisif : beaucoup de Macdoniens y habitent, encore plus de Grecs, mais un certain nombre de Syriens y avaient aussi droit de cit8 : les chefs de la ville sont les trois cents Diganes, un nom d'origine non pas syrienne mais

    1 Cf. l'inscription de Smyrne (C. I. GRC., II, 3137 lig. 100). 2 On peut comparer, entre autres, les institutions donnes par Lysimaque phse-Arsino (STRABON, XIV, p. 640). 3 LIBAN., Ad Theod., t. I, p. 651 d. R. 4 POLYBE, XXVI, 106. 5 LIBAN., Antioch., t. I, p. 315 et ailleurs. Cf. O. MLLER, Ant. Antioch., p. 30. 6 CICRON, In Verr., II, 50 et ailleurs. 7 Voyez l'inscription donne par ARUNDELL, Discoveries, I, p. 243 (C. I. GRC., III, n 3969) et les monnaies de la ville. 8 JOSEPH., Ant. Jud., XVIII, 9, 18. PLINE, VI, 26.

  • persane1. On trouve le contraire Alexandrie d'gypte ; l, la population se composait, l'exception des troupes fort nombreuses qui y taient casernes, des Alexandrins proprement dits, mlange d'migrs venus des contres les plus diverses de la Grce2, diviss en tribus et en dmes, et du peuple gyptien indigne ; l, comme l'organisation en castes resta en vigueur titre d'institution civique, l'accs des gyptiens au droit de cit hellnique put paratre inadmissible. La preuve qu'il n'y eut pas ds le dbut, l'gard des habitants non grecs, une exclusion plus marque que partout ailleurs, c'est que le droit de cit hellnique fut confr aux Juifs3. Alexandrie offre d'ailleurs d'autres particularits fort instructives : l il n'y a point de Conseil ct du peuple ; ce n'est pas le peuple qui discute sur les intrts de la ville ; le chef du gouvernement est l'exgte, qui est videmment, ainsi que le grand juge, un fonctionnaire royal4. Toutefois il est trs douteux que ce ft l la constitution donne ds le principe la cit.

    Il tait naturel que la langue hellnistique ft dans ces villes la langue officielle et celle des affaires ; qu'on ajoute cela l'effet de mesures administratives, comme nous en connaissons pour l'gypte5, et l'on comprend que peu peu l'idiome indigne ait t expuls des villes, et, dans les rgions pourvues de colonies nombreuses tout au moins, ait t refoul dans le pays plat6. Dans les pays jusqu'au Tigre, on peut constater, avec des nuances diverses, cette rpartition des idiomes. Plus loin dans l'Est, il n'y a en gnral que certaines bandes de terre richement pourvues d'tablissements de ce genre : par exemple, la Mdie et la route qui se dirige travers les Portes Caspiennes vers l'est, certaines rgions de la Sogdiane, le sud de la Bactriane, le pays de Caboul, et, en gnral, tout le pourtour des pentes du Paropamisos, enfin, le bassin de l'Indus. Malheureusement, ces contres se drobent de bonne heure une observation prcise. Toutes ces villes nouvelles, bien que mme celles de l'empire des Sleucides accusent nettement leur origine militaire et que les citoyens y soient arms, durent prendre, dans la partie grecque de leur population, un caractre

    1 POLYBE, V, 57, 10. Les mss. donnent , et c'est la leon exacte, d'aprs DE LAGARDE (Abhandlungen, p. 187), suivant lequel le mot vient de dih (village ou canton) et signifie campagnard, noble de campagne, juge de village. 2 POLYBE, XXXIV, 14. 3 JOSEPH., Contra Apion., II, 3. 4 STRABON, XVII, p. 797. SPARTIAN., Vit. Sever., 17 (p. 104 d. Casaubon). On trouve mentionns, dans des inscriptions qui datent toutes du temps de l'empire, l' (C. I. GRC., III, n 4688), celui qui porte la pourpre et s'occupe des approvisionnements de la ville (POLYBE, XV, 26), ainsi que l'. Les textes des auteurs se trouvent rassembls dans E. KUHN, Beitrge zur Verfassung des rm. Reichs, p. 181, et dans son grand ouvrage (Die stdtische und brgerliche Verfassung des rmischen Reichs). En ce qui concerne le de Strabon, il y a un rapprochement instructif faire avec le C. I. GRC., II, n 2930. 5 Papyr. Taur., I, p. 4 [I, 14]. 6 Saint Jrme (Prol. ad Ep. ad Galat.) dit : Galatas excepto sermone Grco, quo omnis Oriens loquitur, propriam linguam habere. Sur la langue syriaque parle dans les villages, voyez DION CHRYSOST., Hom. 19, 1 tom. II, p. 189 a. De sanct. mort., tom. I, p. 651 a. Il est bon de faire observer ici que l'ancienne criture (cuniforme) s'est conserve longtemps encore Babylone. Parmi les tablettes d'argile du British Museum, il se trouve des contrats du temps d'Antiochos IV piphane et de Sleucos IV Philopator (FR. LENORMANT dans la Revue numismat., 1868, p. 420), et G. SMITH (Assyrien discoveries, 1875, II, p. 388) mentionne une autre tablette portant la date de 105 avant J.-C. en style des Sleucides et Arsacides.

  • surtout industriel et mercantile. Quand on voit, dans des pays comme la Msopotamie et la Syrie, une plantureuse pousse de cits remplacer les groupes instables et parfois nomades la faon des Bdouins qui y vgtaient jusque-l ; quand on voit, au sein des agglomrations compactes, se dvelopper paralllement la multiplicit des besoins et la possibilit de les satisfaire ; quand on voit la rapidit plus grande des changes, et en mme temps la masse, incroyablement augmente depuis Alexandre, de l'argent en circulation, d'un numraire ramen dans toute l'tendue de cet immense empire un systme montaire unique, accrotre le bien-tre en gnral, et ajouter par l l'agrment, la valeur de l'existence, en changer toute l'orientation ; on comprend combien a t profond le changement provoqu par les fondations hellnistiques, et comment leur influence a transform l'atmosphre de la vie orientale.

    Dans les villes se produisit alors spontanment cette fusion des divinits, des ftes, des crmonies hellniques et indignes, qui devait peu peu enlever aux unes et aux autres leur caractre spcifique. Nous rencontrons partout un genre particulier de mythes destins relier le prsent au vieil ensemble des mythes hellniques. Tantt c'est Io, qui, dans ses courses vagabondes, est arrive Antioche ou Gaza1 ; tantt c'est Oreste dont le dlire apais a donn la chane de l'Amanos son nom2 et qui a apport Laodice la pierre d'Artmis3. D'autre part, les vergtes de l'Ariane doivent tre ainsi nomms parce que les Argonautes ont trouv prs d'eux un abri paisible durant l'hiver4, ou c'est Triptolme qui a donn aux Gordyens du Tigre le nom de son fils Gordys, ou Arblos l'Athmonen, issu de la tribu Ccropide Athnes, qui doit tre le fondateur d'Arbles5. Puis c'est le peuple arabe des Dbes (prs de Mdine) qui, hostile tous les trangers, fait une exception pour les Ploponnsiens seulement, parce que de vieilles lgendes de la tribu attestent l'alliance qu'elle a contracte jadis avec Hracls6. Partout on cherche, au del des origines historiques que l'on connat, dcouvrir des relations immmoriales ; on refuse de voir dans le prsent le rsultat de l'histoire relle ; on cherche une autre sanction pour ce qui existe. L'hellnisme mme se localise ; dans la langue, la religion, les murs, il commence se diffrencier d'aprs les conditions et les proportions du mlange7. L'tat lui-mme ne peut se drober plus longtemps ces influences ; plus on va, plus la question ethnologique prend d'importance dans le domaine de l'hellnisme. L'affranchissement mme l'gard des influences locales et nationales, cette libert d'esprit, ce cosmopolitisme intellectuel qui tait la plus haute conqute de la Grce, semble maintenant se donner pour tche de faire revivre, en lui infusant une nergie nouvelle, le vieux fonds national, le gnie paen. Nous verrons comment cette remarquable raction, prenant les formes les plus varies, dtermine le dveloppement des derniers sicles, ou, pour mieux dire, est l'histoire intrieure de l'hellnisme mme.

    1 MALALAS, p. 29 d. Dindorf. STEPH. BYZ., s. v. . 2 STEPH. BYZ., s. v. . 3 LAMPRID., Vit. Heliogab., p. 155 d. Casaubon. 4 STEPH. BYZ., s. v. et . 5 STRABON, XVI, pp. 748. 750. 6 AGATHARCHIDES ap. DIODORE, III, 45 [Geogr. minor., c. 95, p. 184 d. C. Mller]. 7 A ce point de vue, il serait extrmement intressant de grouper ce que dit tienne de Byzance sur le rle du dans la formation des noms gentilices.

  • Ne nous y trompons pas ; la manire dont Alexandre cherchait fonder ses conqutes, l'unit de son empire, rendait cette suite invitable. Dj la dissolution de la monarchie, qui commena avec sa mort, tait dtermine, en fin de compte, prcisment par l'impossibilit d'arriver, avec un mlange d'lments si divers, une laboration rgulire et homogne du nouvel tat de choses ; la discorde de ses gnraux et leurs luttes pour la possession de l'empire entier ne furent que l'occasion extrinsque de ce dveloppement divergent qui se manifesta ensuite et ce fut l sa premire forme dans l'antagonisme de l'empire des Sleucides et du royaume des Lagides. Ce n'est pas que l'une ou l'autre de ces monarchies ait pris un caractre national ; au contraire, elles s'amoindrissent toutes les deux en tendue et en force intrieure mesure que l'lment national gagne du terrain ; mais, pour ce qui est de l'organisation intrieure et de l'attitude de la royaut l'gard des populations, elles offrent un contraste qui domine et rgle la politique du monde hellnistique tout entier.

    Considrons d'abord la souverainet des Lagides. Elle avait ce grand avantage que le fondement de sa puissance tait un pays nettement dlimit et trs favorablement situ pour le commerce international, aussi bien qu'au point de vue politique et militaire ; l'gypte seule, dans les luttes effrnes des Diadoques, n'avait pour ainsi dire jamais t atteinte par la guerre ; depuis la mort d'Alexandre, Ptolme avait possd le pays sans interruption, et l'avait gouvern avec cette extrme sagesse et cette large comptence qui le distingue ; il transmit son fils un royaume parfaitement consolid, bien ordonn, et florissant au dernier point.

    Alexandre et Ptolme avaient, en somme, laiss l'gypte en l'tat o ils l'avaient trouve : l'ordre hirarchique, les castes subsistaient toujours ; les anciens dieux taient rests ; leur culte demeurait intact ; de mme pour la vieille division du pays en nomes, qu'on disait avoir t institue jadis par Ssostris et qui tait troitement lie la division agraire de ce pays peupl. Mais en quoi consistait au juste cet ancien tat lui-mme ? Dj depuis le temps de la dynastie de Sas, et plus encore sous la domination des Perses, l'occasion des rvoltes rptes et sans cesse touffes des gyptiens, l'ancienne hirarchie avait d commencer s'entamer sur bien des points ; le contact continuel et actif avec des trangers qui habitaient soit dans des villes eux, soit dissmins dans toute l'tendue du pays au milieu des gyptiens1, provoqua ncessairement une dislocation progressive des anciennes institutions : il ne reste plus trace des castes guerrires lors de la conqute macdonienne. Il est hors de doute que le pays avait besoin d'une organisation absolument nouvelle et pousse fond.

    Dj Alexandre avait reconnu la ncessit de procder en gypte avec une circonspection particulire ; plus l'ancienne hirarchie thocratique s'tait montre tenace et continuait faire loi d'une manire absolue pour tous les rapports religieux et sociaux, plus il fallait donner l'administration royale un

    1 On sait que, depuis Psammtique, il y avait un grand nombre de mercenaires grecs installs demeure en gypte : Apris avait avec lui 30.000 hommes (HRODOTE, II, 168) ; douze villes grecques se btissent des temples Naucratis (HROD., II, 168-172). Des mercenaires grecs prirent souvent part aux soulvements ritrs contre les Perses. Il pouvait bien y avoir encore dans le pays de nombreux descendants de ces aventuriers : le premier gouverneur que nomma Alexandre, Clomne, tait de Naucratis (ARRIAN., III, 5, 4).

  • caractre arrt et nergique. Les nombreux tmoignages du temps des Lagides donnent un aperu assez complet de la nouvelle organisation qui fut introduite alors1.

    Le type de cette organisation est la monarchie militaire, et, dans cette monarchie, la division systmatique des fonctions officielles, avec des degrs qui descendent jusqu'aux sphres les plus infimes. En principe, l'administration, la justice, les finances, sont absolument spares, et c'est seulement au sommet que toutes ces branches se rejoignent dans le pouvoir royal qui les concentre, et qui naturellement possde seul la comptence lgislative.

    Il est dans la nature des choses que les fonctions militaires aient un rle prpondrant. Les garnisons et colonies militaires rparties sur toute la surface du pays servent principalement au maintien de l'ordre intrieur, et leurs chefs sont par consquent les fonctionnaires chargs de la police. Au sommet de cette puissance militaire excutive est l'pistratge, le gnral en chef ; il y en avait un vraisemblablement pour la Thbade, un pour l'Heptanomide, un pour la Basse-gypte, etc.2 L'pistratge a le commandement suprme des forces militaires des nomes compris dans son pistratgie ; le chef de sa chancellerie est l'pistolographe. Immdiatement au-dessous de lui sont les stratges de chacun des nomes, avec une comptence administrative analogue, chaque stratge ayant la tte de sa chancellerie le greffier des troupes, sous son commandement les hipparques, les hgmons, les phrourarques de son nome. Plus tard tout au moins, ces officiers, y compris l'pistratge, sont frquemment chargs d'autres fonctions, notamment dans l'administration civile.

    L'administration civile est, ce semble, concentre aux mains d'une seule personne pour l'pistratgie tout entire, de la mme personne qui a le commandement militaire suprieur ; au-dessous, les fonctions se divisent. Dans chaque nome, nous trouvons le stratge pour les affaires de police3, le nomarque4 pour l'administration, l'pistate qui prside la justice, le greffier royal la tte des services compliqus de la chancellerie et du cadastre, l'agoranome enfin pour toutes les affaires concernant les transactions passes sur les marchs publics, surtout entre les nombreux trangers (Grecs) qui se trouvent dans le pays sans appartenir ni l'arme, ni une cit grecque, ni aux castes gyptiennes ; les Juifs seuls ont dans leur ethnarque un magistrat spcial5

    1 Je ne puis pas entrer ici dans le dtail. Aprs le premier essai de coordination que j'ai fait en 1831 dans ma dissertation De Lagidarum regno et le travail consciencieux de VARGES (De statu Aegypti provinci Roman, 1842), on a rassembl des dtails plus prcis dans le tome III du Corp. Inscr. Grc. (Inscr. Aegypt. Introductio) et des documents nouveaux dans les Notices et Extraits, XV, p. 287 sqq. ainsi que dans le Corp. Inscr. Latin., III, 1, p. 5 sqq. 2 C. I. GRC., III, n 4932, et autres emplois (ibid. n 4897. 4905 etc.), ibid., n 4897 b 4905. A l'poque romaine : epistrategia septem nomorum et Arsinoit (ORELLI, 516). C'est peut-tre d'un pistratge de la Basse-gypte qu'il s'agit au C. I. GRC., III, n 4071. 3 Comme on n'a pas encore rencontr jusqu'ici, que je sache, la formule ' , ' , pour les stratges et pistratges, ces fonctionnaires ont d toujours tre ou n'ont jamais t des militaires en service actif. 4 Comme, dans les papyrus de Turin, un fonctionnaire est appel , ces deux fonctions, en tant que service public, ont d tre spares. 5 JOSEPH., Ant. Jud., XIV, 7. 2. L', comme le montrent les textes cits par MARQUARDT (Staatsverwaltung, I2, p. 446), appartient trop videmment au service des douanes pour que l'on puisse voir en lui simplement un fonctionnaire prpos la colonie

  • A l'intrieur des nomes, la division des fonctions se reproduit pour chaque bourg et chaque district1. Nous trouvons l'pistate de la (peut-tre le juge de l'endroit), le doyen de la , le greffier de la . Des districts nous connaissons au moins l'pimlte et le greffier.

    La juridiction est, pour l'essentiel, fonde sur les vieilles lois du pays ; celles-ci peuvent d'autant mieux rester en vigueur que les trangers sont les uns soldats,