Albert MATHIEZ La Révolution française La chute de la royauté La Gironde et la Montagne La Terre

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@ Albert MATHIEZ LA RÉVOLUTION FRANÇAISE La chute de la royauté La Gironde et la Montagne La Terreur Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole, Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ” fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi. Site web : http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi. Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

Transcript of Albert MATHIEZ La Révolution française La chute de la royauté La Gironde et la Montagne La Terre

  • @Albert MATHIEZ

    LA RVOLUTION FRANAISE

    La chute de la royautLa Gironde et la Montagne

    La Terreur

    Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, bnvole, Courriel : [email protected]

    Dans le cadre de la collection : Les classiques des sciences sociales fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi.Site web : http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi.

    Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

  • La Rvolution franaise

    2

  • Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole, Courriel : [email protected]

    partir de :

    LA RVOLUTION FRANAISE

    par Albert MATHIEZ (1874 - 1932)

    Editions La Manufacture, Lyon, 1989, 584 pages.1e dition : Librairie Armand Colin, Paris, 1922.

    Polices de caractres utilise : Verdana, 12 et 10 points.Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11

    [note : un clic sur @ en tte de volume et des chapitres et en fin douvrage, permet de rejoindre la table des matires]

    dition complte le 1er dcembre 2006 Chicoutimi, Qubec.

    La Rvolution franaise

    3

  • T A B L E D E S M A T I R E S

    Avertissement

    LA CHUTE DE LA ROYAUTE

    La crise de lAncien RgimeLa rvolte nobiliaireLes tats gnrauxLa rvolte parisienneLa rvolte des provincesLa Fayette maire du palaisLa reconstruction de la France La question financireLa question religieuseLa fuite du roiLa guerreLe renversement du trne

    LA GIRONDE ET LA MONTAGNE

    1. La fin de la Lgislative (10 aot-20 septembre 1792).

    La Commune et lAssembleSeptembreLes lections la ConventionValmy

    2. Le gouvernement de la Gironde

    La trve de trois joursLassaut contre les triumvirs La formation du tiers partiLe procs du roiFinances et vie chreLa conqute des frontires naturellesLa premire coalitionLa trahison de DumouriezLa VendeLa chute de la Gironde

    La Rvolution franaise

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  • LA TERREUR

    La rvolte fdralisteLes dbuts du grand Comit de salut public (juillet 1793)La crise du mois daotLa pousse hbertiste et linauguration de la TerreurHondschoote et WattigniesLtablissement du gouvernement rvolutionnaireLa justice rvolutionnaireLe complot de ltrangerLes IndulgentsDes citra aux ultraLa chute des factionsLa rorganisation du gouvernement rvolutionnaireFleurusThermidor

    @

    La Rvolution franaise

    5

  • AVERTISSEMENT

    @

    Si on a supprim volontairement de ce livre, qui sadresse au

    public cultiv dans son ensemble, tout appareil drudition, cela

    ne veut pas dire quon nait pas cherch le mettre au courant

    des dernires dcouvertes scientifiques. Les spcialistes verront

    bien, du moins nous lesprons, quil est tabli sur une

    documentation tendue, parfois mme indite, interprte par

    une critique indpendante.

    Mais lrudition est une chose, lhistoire en est une autre.

    Lrudition recherche et rassemble les tmoignages du pass,

    elle les tudie un un, elle les confronte pour en faire jaillir la

    vrit. Lhistoire reconstitue et expose. Lune est analyse. Lautre

    est synthse.

    Nous avons tent ici de faire uvre dhistorien, cest--dire

    que nous avons voulu tracer un tableau, aussi exact, aussi clair

    et aussi vivant que possible, de ce que fut la Rvolution franaise

    sous ses diffrents aspects. Nous nous sommes attachs avant

    tout mettre en lumire lenchanement des faits en les

    expliquant par les manires de penser de lpoque et par le jeu

    des intrts et des forces en prsence, sans ngliger les facteurs

    individuels toutes les fois que nous avons pu en saisir laction.

    Le cadre qui nous tait impos ne nous permettait pas de tout

    dire. Nous avons t oblig de faire un choix parmi les

    La Rvolution franaise

    6

  • vnements. Mais nous esprons navoir rien laiss tomber

    dessentiel.

    Le 5 octobre 1921.

    @

    La Rvolution franaise

    7

  • ILA CHUTE

    DE LA ROYAUT

    La Rvolution franaise

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  • 1LA CRISE DE LANCIEN RGIME

    @

    p.13 Les rvolutions, les vritables, celles qui ne se bornent pas

    changer les formes politiques et le personnel gouvernemental,

    mais qui transforment les institutions et dplacent la proprit,

    cheminent longtemps invisibles avant dclater au grand jour

    sous leffet de quelques circonstances fortuites. La Rvolution

    franaise, qui surprit, par sa soudainet irrsistible, ceux qui en

    furent les auteurs et les bnficiaires comme ceux qui en furent

    les victimes, sest prpare lentement pendant un sicle et plus.

    Elle sortit du divorce, chaque jour plus profond, entre les ralits

    et les lois, entre les institutions et les murs, entre la lettre et

    lesprit.

    Les producteurs, sur qui reposait la vie de la socit,

    accroissaient chaque jour leur puissance, mais le travail restait

    une tare aux termes du code. On tait noble dans la mesure o

    on tait inutile. La naissance et loisivet confraient des

    privilges qui devenaient de plus en plus insupportables ceux

    qui craient et dtenaient les richesses.

    En thorie le monarque, reprsentant de Dieu sur la terre,

    tait absolu. Sa volont tait la loi. Lex Rex. En fait il ne pouvait

    plus se faire obir mme de ses fonctionnaires immdiats. Il

    agissait si mollement quil semblait douter lui-mme de ses

    La Rvolution franaise

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  • droits. Au-dessus de lui planait un pouvoir nouveau et anonyme,

    lopinion, qui minait lordre tabli dans le respect des hommes.

    p.14 Le vieux systme fodal reposait essentiellement sur la

    proprit foncire. Le seigneur confondait en sa personne les

    droits du propritaire et les fonctions de ladministrateur, du juge

    et du chef militaire. Or, depuis longtemps dj, le seigneur a

    perdu sur ses terres toutes les fonctions publiques qui sont

    passes aux agents du roi. Le servage a presque partout

    disparu. Il ny a plus de mainmortables que dans quelques

    domaines ecclsiastiques, dans le Jura, le Nivernais, la

    Bourgogne. La glbe, presque entirement mancipe nest plus

    rattache au seigneur que par le lien assez lche des rentes

    fodales, dont le maintien ne se justifie plus par les services

    rendus.

    Les rentes fodales, sorte de fermages perptuels perus

    tantt en nature (champart), tantt en argent (cens), ne

    rapportent gure aux seigneurs quune centaine de millions par

    an, somme assez faible eu gard la diminution constante du

    pouvoir de largent. Elles ont t fixes une fois pour toutes, il y

    a des sicles, au moment de la suppression du servage, un

    taux invariable, tandis que le prix des choses a mont sans

    cesse. Les seigneurs, qui sont dpourvus demplois, tirent

    maintenant le plus clair de leurs ressources des proprits quils

    se sont rserves en propre et quils exploitent directement ou

    par leurs intendants.

    Le droit danesse dfend le patrimoine des hritiers du nom ;

    mais les cadets, qui ne russissent pas entrer dans lArme ou

    La Rvolution franaise

    10

  • dans lglise, sont rduits des parts infimes qui ne suffisent

    bientt plus les faire vivre. A la premire gnration ils se

    partagent le tiers des biens paternels, la deuxime, le tiers de

    ce tiers et ainsi de suite. Rduits la gne, ils vendent pour

    subsister leurs droits de justice, leurs cens, leurs champarts,

    leurs terres, mais ils ne songent pas travailler, car ils ne

    veulent pas droger. Une vritable plbe nobiliaire sest forme,

    trs nombreuse en certaines provinces, comme la Bretagne, le

    Poitou, le Boulonnais, etc. Elle vgte assombrie dans ses

    modestes manoirs. Elle dteste la haute noblesse en possession

    des emplois de Cour. Elle mprise et envie le bourgeois de la

    ville, qui senrichit par le commerce et lindustrie. Elle dfend

    avec pret contre les empitements des agents du roi ses p.15

    dernires immunits fiscales. Elle se fait dautant plus arrogante

    quelle est plus pauvre et plus impuissante.

    Exclu de tout pouvoir politique et administratif depuis que

    labsolutisme monarchique a pris dfinitivement racine avec

    Richelieu et Louis XIV, le hobereau est souvent ha de ses

    paysans parce quil est oblig pour vivre de se montrer exigeant

    sur le paiement de ses rentes. La basse justice, dernier dbris

    quil a conserv de son antique puissance, devient entre les

    mains de ses juges mal pays un odieux instrument fiscal. Il sen

    sert notamment pour semparer des communaux dont il

    revendique le tiers au nom du droit de triage. La chvre du

    pauvre, prive des communaux, ne trouve plus sa pitance et les

    plaintes des petites gens saigrissent. La petite noblesse, malgr

    le partage des communaux, se juge sacrifie. A la premire

    La Rvolution franaise

    11

  • occasion elle manifestera son mcontentement. Elle sera un

    lment de troubles.

    En apparence la haute noblesse, surtout les 4 000 familles

    prsentes , qui paradent la Cour, chassent avec le roi et

    montent dans ses carrosses, nont pas se plaindre du sort.

    Elles se partagent les 33 millions que rapportent par an les

    charges de la maison du roi et des princes, les 28 millions des

    pensions qui salignent en colonnes serres sur le livre rouge, les

    46 millions de la solde des 12 000 officiers de larme qui

    absorberont eux seuls plus de la moiti du budget militaire,

    tous les millions enfin de nombreuses sincures telles que les

    charges de gouverneurs des provinces. Elles soutirent ainsi prs

    du quart du budget. A ces nobles prsents reviennent encore

    les grosses abbayes que le roi distribue leurs fils cadets

    souvent tonsurs douze ans. Pas un seul des 143 vques qui

    ne soit noble en 1789. Ces vques gentilshommes vivent la

    Cour loin de leurs diocses, quils ne connaissent gure que par

    les revenus quils leur rapportent. Les biens du clerg produisent

    120 millions par an environ et les dmes, perues sur la rcolte

    des paysans, en produisent peu prs autant, soit 240 millions

    qui sajoutent aux autres dotations de la haute noblesse. Le

    menu fretin des curs, qui assure le service divin, ne recueille

    que les cailles. La portion congrue vient seulement dtre

    porte 700 livres p.16 pour les curs et 350 livres pour les

    vicaires. Mais de quoi se plaignent ces roturiers ?

    La haute noblesse cote donc trs cher. Comme elle possde

    en propre de grands domaines, dont la valeur dpassera 4

    La Rvolution franaise

    12

  • milliards quand ils seront vendus sous la Terreur, elle dispose de

    ressources abondantes qui lui permettent, semble-t-il, de

    soutenir son tat avec magnificence. Un courtisan est pauvre

    quand il na que 100 000 livres de rentes. Les Polignac touchent

    sur le Trsor en pensions et gratifications 500 000 livres dabord,

    puis 700 000 livres par an. Mais lhomme de Cour passe son

    temps reprsenter . La vie de Versailles est un gouffre o

    les plus grosses fortunes sanantissent. On joue un jeu denfer,

    lexemple de Marie-Antoinette. Les vtements somptueux,

    brochs dor et dargent, les carrosses, les livres, les chasses,

    les rceptions, les spectacles, les plaisirs exigent des sommes

    normes. La haute noblesse sendette et se ruine avec

    dsinvolture. Elle sen remet des intendants qui la volent, du

    soin dadministrer ses revenus, dont elle ignore parfois ltat

    exact. Biron, duc de Lauzun, don Juan notoire, a mang 100 000

    cus vingt et un ans et sest endett en outre de 2 millions. Le

    comte de Clermont, abb de Saint-Germain-des-Prs, prince du

    sang, avec 360 000 livres de revenu a lart de se ruiner deux

    reprises. Le duc dOrlans, qui est le plus grand propritaire de

    France, sendette de 74 millions. Le prince de Rohan-Gumene

    fait une faillite dune trentaine de millions dont Louis XVI

    contribue payer la plus grande part. Les comtes de Provence et

    dArtois, frres du roi, doivent, vingt-cinq ans, une dizaine de

    millions. Les autres gens de Cour suivent le courant et les

    hypothques sabattent sur leurs terres. Les moins scrupuleux se

    livrent lagiotage pour se remettre flot. Le comte de Guines,

    ambassadeur Londres, est ml une affaire descroquerie qui

    a son pilogue devant les tribunaux. Le cardinal de Rohan,

    La Rvolution franaise

    13

  • vque de Strasbourg, spcule sur la vente de lenclos du

    Temple Paris, bien dglise quil aline comme place btir. Il y

    en a, comme le marquis de Sillery, mari de Mme de Genlis, qui

    font de leurs salons des salles de tripot. Tous frquentent les

    gens de thtre et se dclassent. Des vques comme p.17 Dillon,

    de Narbonne, et Jarente, dOrlans, vivent publiquement avec

    des concubines qui prsident leurs rceptions.

    Chose curieuse, ces nobles de Cour, qui doivent tout au roi,

    sont loin dtre dociles. Beaucoup sennuient de leur oisivet

    dore. Les meilleurs et les plus ambitieux rvent dune vie plus

    active. Ils voudraient, comme les lords dAngleterre, jouer un

    rle dans ltat, tre autre chose que des figurants. Ils pousent

    les ides nouvelles en les ajustant leurs dsirs. Plusieurs et

    non des moindres, les La Fayette, les Custine, les deux Viomnil,

    les quatre Lameth, les trois Dillon, qui ont mis leur pe au

    service de la libert amricaine, font, leur retour en France,

    figure dopposants. Les autres sont partags en factions qui

    intriguent et conspirent autour des princes du sang contre les

    favoris de la reine. A lheure du pril, la haute noblesse ne sera

    pas unanime, tant sen faut ! dfendre le trne.

    Lordre de la noblesse comprend en ralit des castes

    distinctes et rivales dont les plus puissantes ne sont pas celles

    qui peuvent invoquer les parchemins les plus anciens. A ct de

    la noblesse de race ou dpe sest constitue, au cours des deux

    derniers sicles, une noblesse de robe ou doffices qui

    monopolise les emplois administratifs et judiciaires. Les

    membres des parlements, qui rendent la justice dappel, sont

    La Rvolution franaise

    14

  • la tte de cette nouvelle caste aussi orgueilleuse et plus riche

    peut-tre que lancienne. Matres de leurs charges quils ont

    achetes trs cher et quils se transmettent de pre en fils, les

    magistrats sont en fait inamovibles. Lexercice de la justice met

    dans leur dpendance le monde innombrable des plaideurs. Ils

    senrichissent par les pices et achtent de grandes proprits.

    Les juges du parlement de Bordeaux possdent les meilleurs

    crus du Bordelais. Ceux de Paris, dont les revenus galent

    parfois ceux des grands seigneurs, souffrent de ne pouvoir tre

    prsents la Cour, faute de quartiers suffisants. Ils

    senferment dans une morgue hautaine de parvenus et

    prtendent diriger ltat. Comme tout acte royal, dit,

    ordonnance ou mme trait diplomatique, ne peut entrer en

    vigueur quautant que son texte aura t couch sur leurs

    registres, les magistrats prennent prtexte de ce droit

    denregistrement pour jeter un coup dil sur ladministration

    royale et pour mettre des remontrances. Dans le pays muet, ils

    ont seuls le droit p.18 de critique et ils en usent pour se

    populariser en protestant contre les nouveaux impts, en

    dnonant le luxe de la Cour, les gaspillages, les abus de toute

    sorte. Ils senhardissent parfois lancer des mandats de

    comparution contre les plus hauts fonctionnaires quils

    soumettent des enqutes infamantes, comme ils firent pour le

    duc dAiguillon, commandant de Bretagne, comme ils feront pour

    le ministre Calonne, au lendemain de sa disgrce. Sous prtexte

    que, dans le lointain des ges, la Cour de justice, le Parlement

    proprement dit, ntait quune section de lassemble gnrale

    des vassaux de la couronne que les rois taient alors tenus de

    La Rvolution franaise

    15

  • consulter avant tout nouvel impt, sous prtexte aussi qu

    certaines audiences solennelles, ou lits de justice, les princes du

    sang, les ducs et pairs viennent prendre sance ct deux, ils

    affirment quen labsence des tats gnraux, ils reprsentent les

    vassaux et ils voquent le droit fodal, lancienne constitution de

    la monarchie, pour mettre en chec le gouvernement et le roi.

    Leur rsistance va jusqu la grve, jusquaux dmissions en

    masse. Les diffrents parlements du royaume se coalisent. Ils

    prtendent quils ne forment quun seul corps divis en classes,

    et les autres cours souveraines, Cour des comptes, Cour des

    aides, appuient leurs menes factieuses. Louis XV, qui tait un

    roi, malgr son indolence, finit par se lasser de leur perptuelle

    opposition. Sur le conseil du chancelier Maupeou, il supprima le

    Parlement de Paris la fin de son rgne et le remplaa par des

    conseils suprieurs confins dans les seules attributions

    judiciaires. Mais le faible Louis XVI, cdant aux exigences de ce

    quil croyait tre lopinion publique, rtablit le Parlement son

    avnement et prpara ainsi la perte de sa couronne. Si les lgers

    pamphlets des philosophes ont contribu discrditer lAncien

    Rgime, coup sr les massives remontrances des gens de

    justice ont fait plus encore pour rpandre dans le peuple

    lirrespect et la haine de lordre tabli.

    Le roi, qui voit se dresser contre lui les officiers qui

    rendent en son nom la justice, peut-il du moins compter sur

    lobissance et sur le dvouement des autres officiers qui

    forment ses conseils ou qui administrent pour lui les provinces ?

    Le temps nest plus o les agents du roi taient les ennemis-ns

    des anciens pouvoirs fodaux p.19 quils avaient dpossds. Les

    La Rvolution franaise

    16

  • offices anoblissaient. Les roturiers de la veille sont devenus des

    privilgis. Ds le temps de Louis XIV on donnait aux ministres

    du Monseigneur. Leurs fils taient faits comtes ou marquis. Sous

    Louis XV et Louis XVI, les ministres furent choisis de plus en plus

    dans la noblesse et pas seulement dans la noblesse de robe,

    mais dans la vieille noblesse dpe. Parmi les trente-six

    personnages qui occuprent les portefeuilles de 1774 1789, il

    ny en eut quun seul qui ne ft pas noble, le citoyen de Genve,

    Necker, qui voulut dailleurs que sa fille ft baronne.

    Contrairement ce quon dit trop souvent, les intendants eux-

    mmes, sur qui reposait ladministration des provinces, ntaient

    plus choisis parmi les hommes de naissance commune. Tous

    ceux qui furent en fonction sous Louis XVI appartenaient des

    familles nobles ou anoblies et parfois depuis plusieurs

    gnrations. Un de Trmond, intendant de Montauban, un

    Fournier de la Chapelle, intendant dAuch, pouvaient remonter au

    XIIIe sicle. Il y avait des dynasties dintendants comme il y

    avait des dynasties de parlementaires. Il est vrai que les

    intendants, ne tenant pas leur place par office, taient

    rvocables comme les matres des requtes au conseil du roi

    parmi lesquels ils se recrutaient, mais leurs richesses, les offices

    judiciaires quils cumulaient avec leurs fonctions administratives,

    leur assuraient une relle indpendance. Beaucoup cherchaient

    se populariser dans leur gnralit . Ils ntaient plus les

    instruments dociles quavaient t leurs prdcesseurs du grand

    sicle. Le roi tait de plus en plus mal obi. Les parlements

    nauraient pas os soutenir des luttes aussi prolonges contre les

    ministres si ceux-ci avaient pu compter sur le concours absolu de

    La Rvolution franaise

    17

  • tous les administrateurs leurs subordonns. Mais les diffrentes

    noblesses sentaient de plus en plus leur solidarit. Elles savaient

    loccasion oublier leurs rivalits pour faire front tout ensemble

    contre les peuples et contre le roi, quand celui-ci tait par hasard

    touch par quelque vellit de rforme.

    Les pays dtats, cest--dire les provinces, tardivement

    rattaches au royaume, qui avaient conserv un simulacre de

    reprsentation fodale, manifestent sous Louis XVI des

    tendances particularistes. La rsistance des tats de Provence,

    en 1782, forait le roi retirer p.20 un droit doctroi sur les huiles.

    Les tats du Barn et de Foix, en 1786, refusaient de voter un

    nouvel impt. Les tats de Bretagne, coaliss avec le parlement

    de Rennes, parvenaient mettre en chec lintendant, ds le

    temps de Louis XV, propos de la corve. Ils semparaient

    mme de la direction des travaux publics. Ainsi, la centralisation

    administrative reculait.

    Partout la confusion et le chaos. Au centre, deux organes

    distincts : le Conseil, divis en nombreuses sections, et les six

    ministres, indpendants les uns des autres, simples commis qui

    ne dlibrent pas en commun et qui nont pas tous entre au

    Conseil. Les divers services publics chevauchent dun

    dpartement lautre, selon les convenances personnelles. Le

    contrleur gnral des finances avoue quil lui est impossible de

    dresser un budget rgulier, cause de lenchevtrement des

    exercices, de la multiplicit des diverses caisses, de labsence

    dune comptabilit rgulire. Chacun tire de son ct. Sartine,

    ministre de la Marine, dpense des millions linsu du contrleur

    La Rvolution franaise

    18

  • gnral. Aucun ensemble dans les mesures prises. Tel ministre

    protge les philosophes, tel autre les perscute. Tous se

    jalousent et intriguent. Leur grande proccupation est moins

    dadministrer que de retenir la faveur du matre ou de ses

    entours. Lintrt public nest plus dfendu. Labsolutisme de

    droit divin sert couvrir toutes les dilapidations, tous les

    arbitraires, tous les abus. Aussi les ministres et les intendants

    sont-ils communment dtests, et la centralisation imparfaite

    quils personnifient, loin de fortifier la monarchie, tourne contre

    elle lopinion publique.

    Les circonscriptions administratives refltent la formation

    historique du royaume. Elles ne sont plus en rapport avec les

    ncessits de la vie moderne. Les frontires, mme du ct de

    ltranger, sont indcises. On ne sait pas au juste o finit

    lautorit du roi et o elle commence. Des villes et villages sont

    mi-partie France et Empire. La commune de Rarcourt, prs

    Vitry-le-Franois, en pleine Champagne, paie trois fois 2 sous 6

    deniers par tte de chef de famille ses trois suzerains : le roi

    de France, lempereur dAllemagne et le prince de Cond. La

    Provence, le Dauphin, le Barn, la Bretagne, lAlsace, la

    Franche-Comt, etc., invoquent les vieilles capitulations qui

    les ont runies la France et considrent volontiers p.21 que le roi

    nest chez elles que seigneur, comte ou duc. Le maire de la

    commune de Morlaas en Barn formule, au dbut du cahier de

    dolances de 1789, la question suivante : Jusqu quel point

    nous convient-il de cesser dtre Barnais pour devenir plus ou

    moins Franais ? La Navarre continue dtre un royaume

    distinct qui refuse dtre reprsent aux tats gnraux. Selon le

    La Rvolution franaise

    19

  • mot de Mirabeau, la France nest toujours quun agrgat

    inconstitu de peuples dsunis .

    Les vieilles divisions judiciaires, bailliages dans le Nord et

    snchausses dans le Midi, sont restes superposes aux

    anciens fiefs fodaux dans une bigarrure tonnante. Les bureaux

    de Versailles ne savent pas au juste le nombre des siges de

    justice et, plus forte raison, ltendue de leur ressort. Ils

    commettront, en 1789, dtranges erreurs dans lexpdition des

    lettres de convocation aux tats gnraux. Les circonscriptions

    militaires ou gouvernements qui datent du XVIe sicle nont pour

    ainsi dire pas vari ; les circonscriptions financires administres

    par les intendants, ou gnralits, qui datent du sicle suivant,

    nont pas t davantage ajustes aux besoins nouveaux. Les

    circonscriptions ecclsiastiques ou provinces sont restes

    presque immuables depuis lEmpire romain. Elles chevauchent

    de part et dautre de la frontire politique. Des curs franais

    relvent de prlats allemands et rciproquement.

    Quand lordre social sera branl, la vieille machine

    administrative, composite, rouille et grinante, sera incapable

    de fournir un effort srieux de rsistance.

    En face des privilgis et des officiers en possession de

    ltat se lvent peu peu les forces nouvelles nes du ngoce et

    de lindustrie. Dun ct la proprit fodale et foncire, de

    lautre la richesse mobilire et bourgeoise.

    Malgr les entraves du rgime corporatif, moins oppressif

    cependant quon ne la cru, malgr les douanes intrieures et les

    La Rvolution franaise

    20

  • pages, malgr la diversit des mesures de poids, de longueur et

    de capacit, le commerce et lindustrie ont grandi pendant tout

    le sicle. Pour la valeur des changes la France vient

    immdiatement aprs lAngleterre. Elle a le monopole des

    denres coloniales. Sa possession de Saint-Domingue fournit

    elle seule la moiti du sucre consomm dans le monde.

    Lindustrie de la soie, qui fait vivre Lyon p.22 65 000 ouvriers,

    na pas de rivale. Nos eaux-de-vie, nos vins, nos toffes, nos

    modes, nos meubles se vendent dans toute lEurope. La

    mtallurgie elle-mme, dont le dveloppement a t tardif,

    progresse. Le Creusot, quon appelle encore Montcenis, est dj

    une usine modle pourvue du dernier perfectionnement, et

    Dietrich, le roi du fer de lpoque, emploie dans ses hauts

    fourneaux et ses forges de Basse-Alsace, outills langlaise,

    des centaines douvriers. Un armateur de Bordeaux, Bonaff,

    possde, en 1791, une flotte de trente navires et une fortune de

    16 millions. Ce millionnaire nest pas une exception, tant sen

    faut. Il y a Lyon, Marseille, Nantes, au Havre, Rouen, de

    trs grosses fortunes.

    Lessor conomique est si intense que les banques se

    multiplient sous Louis XVI. La Caisse descompte de Paris met

    dj des billets analogues ceux de notre Banque de France. Les

    capitaux commencent se grouper en socits par actions :

    Compagnie des Indes, Compagnies dassurances sur lincendie,

    sur la vie, Compagnie des eaux de Paris. Lusine mtallurgique

    de Montcenis est monte par actions. Les titres cots en Bourse

    ct des rentes sur lHtel de Ville (cest--dire sur ltat)

    La Rvolution franaise

    21

  • donnent lieu des spculations trs actives. On pratique dj le

    march terme.

    Le service de la dette publique absorbe, en 1789, 300 millions

    par an, cest--dire plus de la moiti de toutes les recettes de

    ltat. La Compagnie des fermiers gnraux, qui peroit pour le

    compte du roi le produit des impts indirects, aides, gabelle,

    tabac, timbre, etc., compte sa tte des financiers de premier

    ordre qui rivalisent de magnificence avec les nobles les plus

    hupps. Il circule travers la bourgeoisie un norme courant

    daffaires. Les charges dagents de change doublaient de prix en

    une anne. Necker a crit que la France possdait prs de la

    moiti du numraire existant en Europe. Les ngociants achtent

    les terres des nobles endetts. Ils se font btir dlgants htels

    que dcorent les meilleurs artistes. Les fermiers gnraux ont

    leurs folies dans les faubourgs de Paris, comme les grands

    seigneurs. Les villes se transforment et sembellissent.

    Un signe infaillible que le pays senrichit, cest que la

    population augmente rapidement et que le prix des denres, des

    terres et des maisons subit une hausse constante. La France

    renferme dj p.23 vingt-cinq millions dhabitants, deux fois

    autant que lAngleterre ou que la Prusse. Le bien-tre descend

    peu peu de la haute bourgeoisie dans la moyenne et dans la

    petite. On shabille mieux, on se nourrit mieux quautrefois.

    Surtout on sinstruit. Les filles de la roture, quon appelle

    maintenant demoiselles pourvu quelles portent des paniers,

    achtent des pianos. La plus-value des impts de consommation

    atteste les progrs de laisance.

    La Rvolution franaise

    22

  • Ce nest pas dans un pays puis, mais au contraire dans un

    pays florissant, en plein essor, quclatera la Rvolution. La

    misre, qui dtermine parfois des meutes, ne peut pas

    provoquer les grands bouleversements sociaux. Ceux-ci naissent

    toujours du dsquilibre des classes.

    La bourgeoisie possdait certainement la majeure partie de la

    fortune franaise. Elle progressait sans cesse, tandis que les

    ordres privilgis se ruinaient. Sa croissance mme lui faisait

    sentir plus vivement les infriorits lgales auxquelles elle restait

    condamne. Barnave devint rvolutionnaire le jour o un noble

    expulsa sa mre de la loge quelle occupait au thtre de

    Grenoble. Mme Roland se plaint quayant t retenue avec sa

    mre dner au chteau de Fontenay, on les servit loffice.

    Blessures de lamour-propre, combien avez-vous fait dennemis

    lAncien Rgime ?

    La bourgeoisie, qui tient largent, sest empare aussi du

    pouvoir moral. Les hommes de lettres, sortis de ses rangs, se

    sont affranchis peu peu de la domesticit nobiliaire. Ils crivent

    maintenant pour le grand public qui les lit, ils flattent ses gots,

    ils dfendent ses revendications. Leur plume ironique persifle

    sans cesse toutes les ides sur lesquelles repose ldifice ancien

    et tout dabord lide religieuse. La tche leur est singulirement

    facilite par les querelles thologiques qui dconsidrent les

    hommes de la tradition. Entre le jansnisme et

    lultramontanisme, la philosophie fait sa troue. La suppression

    des jsuites, en 1763, jette bas le dernier rempart un peu

    srieux qui sopposait lesprit nouveau. La vie religieuse na

    La Rvolution franaise

    23

  • plus dattraits. Les couvents se dpeuplent, les donations pieuses

    tombent des chiffres infimes. Ds lors les novateurs ont cause

    gagne. Le haut clerg se dfend peine. Les prlats de Cour se

    croiraient dshonors sils passaient pour dvots. Ils mettent

    leur p.24 coquetterie rpandre les lumires. Ils ne veulent plus

    tre dans leurs diocses que des auxiliaires de ladministration.

    Leur zle nest plus au service du bonheur cleste, mais du

    bonheur terrestre. Un idal utilitaire simpose uniformment

    tous ceux qui parlent ou qui crivent. La foi traditionnelle est

    relgue lusage du peuple comme un complment oblig de

    lignorance et de la roture. Les curs eux-mmes lisent

    lEncyclopdie et simprgnent de Mably, de Raynal et de Jean-

    Jacques.

    Aucun de ces grands seigneurs, qui applaudissent les

    hardiesses et les impertinences des philosophes, ne prend garde

    que lide religieuse est la clef de vote du rgime. Comment la

    libre critique, une fois dchane, se contenterait-elle de bafouer

    la superstition ? Elle sattaque aux institutions les plus

    vnrables. Elle propage partout le doute et lironie. Les

    privilgis pourtant ne semblent pas comprendre. Le comte de

    Vaudreuil, tendre ami de la Polignac, fait jouer dans son chteau

    de Gennevilliers Le Mariage de Figaro, cest--dire la satire la

    plus cinglante et la plus audacieuse de la caste nobiliaire. Marie-

    Antoinette sentremet pour que la pice, jusque-l interdite,

    puisse tre joue au Thtre-Franais. La rvolution tait faite

    dans les esprits longtemps avant de se traduire dans les faits, et

    parmi ses auteurs responsables il faut compter bon droit ceux-

    l mmes qui seront ses premires victimes.

    La Rvolution franaise

    24

  • La rvolution ne pouvait venir que den haut. Le peuple des

    travailleurs, dont ltroit horizon ne dpassait pas la profession,

    tait incapable den prendre linitiative et, plus forte raison,

    den saisir la direction. La grande industrie commenait peine.

    Les ouvriers ne formaient nulle part des groupements cohrents.

    Ceux quenrlaient et subordonnaient les corporations taient

    diviss en compagnonnages rivaux plus proccups se

    quereller pour des raisons mesquines qu faire front contre le

    patronat. Ils avaient dailleurs lespoir et la possibilit de devenir

    patrons leur tour, puisque la petite artisanerie tait toujours la

    forme normale de la production industrielle. Quant aux autres,

    ceux qui commenaient tre employs dans les

    manufactures , beaucoup taient des paysans qui ne

    considraient leur salaire industriel que comme un appoint

    leurs ressources agricoles. La plupart se montrrent dociles et p.

    25 respectueux lgard des employeurs qui leur procuraient du

    travail, tel point quils les considraient, en 1789, comme leurs

    reprsentants naturels. Les ouvriers se plaignent sans doute de

    la modicit des salaires qui nont pas grandi aussi vite que le prix

    des denres, au dire de linspecteur aux manufactures Roland.

    Ils sagitent parfois, mais ils nont pas encore le sentiment quils

    forment une classe distincte du tiers tat.

    Les paysans sont les btes de somme de cette socit.

    Dmes, cens, champarts, corves, impts royaux, milice, toutes

    les charges sabattent sur eux. Les pigeons et le gibier du

    seigneur ravagent impunment leurs rcoltes. Ils habitent dans

    des maisons de terre battue, souvent couvertes de chaume,

    La Rvolution franaise

    25

  • parfois sans chemine. Ils ne connaissent la viande que les jours

    de fte et le sucre quen cas de maladie. Compars nos

    paysans daujourdhui ils sont trs misrables et cependant ils

    sont moins malheureux que ne lont t leurs pres ou que ne le

    sont leurs frres, les paysans dItalie, dEspagne, dAllemagne,

    dIrlande ou de Pologne. A force de travail et dconomie certains

    ont pu acheter un morceau de champ ou de pr. La hausse des

    denres agricoles a favoris leur commencement de libration.

    Les plus plaindre sont ceux qui nont pas russi acqurir un

    peu de terre. Ceux-l sirritent contre le partage des communaux

    par les seigneurs, contre la suppression de la vaine pture et du

    glanage qui leur enlve le peu de ressources quils tiraient du

    communisme primitif. Nombreux aussi sont les journaliers qui

    subissent de frquents chmages et qui sont obligs de se

    dplacer de ferme en ferme la recherche de lembauche. Entre

    eux et le peuple des vagabonds et des mendiants la limite est

    difficile tracer. Cest l que se recrute larme des

    contrebandiers et des faux-sauniers en lutte perptuelle contre

    les gabelous.

    Ouvriers et paysans, capables dun bref sursaut de rvolte

    quand le joug devient trop pesant, ne discernent pas les moyens

    de changer lordre social. Ils commencent seulement

    apprendre lire. Mais ct deux, il y a, pour les clairer, le

    cur et le praticien, le cur auquel ils confient leurs chagrins, le

    praticien qui dfend en justice leurs intrts. Or le cur, qui a lu

    les crits du sicle, qui connat lexistence scandaleuse que

    mnent ses chefs dans leurs somptueux p.26 palais et qui vit

    pniblement de sa congrue, au lieu de prcher ses ouailles la

    La Rvolution franaise

    26

  • rsignation comme autrefois, fait passer dans leurs mes un peu

    de lindignation et de lamertume dont la sienne est pleine. Le

    praticien, de son ct, qui est oblig, par ncessit

    professionnelle, de dpouiller les vieux grimoires fodaux, ne

    peut manquer destimer leur valeur les titres archaques sur

    lesquels sont fondes la richesse et loppression. Babeuf apprend

    mpriser la proprit en pratiquant son mtier de feudiste. Il

    plaint les paysans qui lavidit du seigneur, qui lemploie

    restaurer son chartrier, va extorquer de nouvelles rentes

    oublies.

    Ainsi se fait un sourd travail de critique qui de loin devance et

    prpare lexplosion. Que vienne loccasion et toutes les colres

    accumules et rentres armeront les bras des misrables excits

    et guids par la foule des mcontents.

    @

    La Rvolution franaise

    27

  • 2LA RVOLTE NOBILIAIRE

    @

    p.27 Pour matriser la crise qui sannonait, il aurait fallu la

    tte de la monarchie un roi. On neut que Louis XVI. Ce gros

    homme, aux manires communes, ne se plaisait qu table, la

    chasse ou dans latelier du serrurier Gamain. Le travail

    intellectuel le fatiguait. Il dormait au Conseil. Il fut bientt un

    objet de moquerie pour les courtisans lgers et frivoles. On

    frondait sa personne jusque dans lil-de-buf. Il souffrait que

    le duc de Coigny lui fit une scne propos dune diminution

    dappointements. Son mariage tait une riche matire cruelles

    railleries. La fille de Marie-Thrse quil avait pouse tait jolie,

    coquette et imprudente. Elle se jetait au plaisir avec une fougue

    insouciante. On la voyait au bal de lOpra o elle savourait les

    familiarits les plus oses, quand son froid mari restait

    Versailles. Elle recevait les hommages des courtisans les plus

    mal fams : dun Lauzun, dun Esterhazy. On lui donnait comme

    amant avec vraisemblance le beau Fersen, colonel du Royal

    sudois. On savait que Louis XVI navait pu consommer son

    mariage que sept ans aprs sa clbration au prix dune

    opration chirurgicale. Les mdisances jaillissaient en chansons

    outrageantes, surtout aprs la naissance tardive dun dauphin.

    Des cercles aristocratiques, les pigrammes circulaient jusque

    dans la bourgeoisie et dans le peuple et la reine tait perdue de

    rputation bien avant la Rvolution. Une aventurire, la

    La Rvolution franaise

    28

  • comtesse de Lamothe, issue dun btard de p.28 Charles IX, put

    faire croire au cardinal de Rohan quelle aurait le moyen de lui

    concilier les bonnes grces de Marie-Antoinette sil voulait

    seulement laider acheter un magnifique collier que la lsinerie

    de son poux lui refusait. Le cardinal eut des entrevues au clair

    de lune derrire les bosquets de Versailles avec une femme quil

    prit pour la reine. Quand lintrigue se dcouvrit, sur la plainte du

    joaillier Boehmer, dont le collier navait pas t pay, Louis XVI

    commit limprudence de recourir au Parlement pour venger son

    honneur outrag. Si la comtesse de Lamothe fut condamne, le

    cardinal fut acquitt aux applaudissements universels. Le verdict

    signifiait que le fait de considrer la reine de France comme

    facile sduire ntait pas un dlit. Sur le conseil de la police,

    Marie-Antoinette sabstint ds lors de se rendre Paris pour

    viter les manifestations. Vers le mme temps, en 1786, la

    Monnaie de Strasbourg frappait un certain nombre de louis dor

    o leffigie du roi tait surmonte dune corne outrageante.

    Cette situation donnait aux princes du sang des esprances

    daccder au trne. Le comte dArtois, le comte de Provence,

    frres du roi, le duc dOrlans, son cousin, intriguaient

    sourdement pour profiter du mcontentement quavaient fait

    natre parmi le gros des courtisans les prfrences exclusives de

    la reine pour certaines familles combles de ses dons. Thodore

    de Lameth rapporte quun jour Mme de Balbi, matresse du

    comte de Provence, lui tint cette conversation : Vous savez

    comme on parle du roi quand on a besoin de monnaie dans un

    cabaret ? on jette un cu sur la table en disant : changez-moi

    cet ivrogne. Ce dbut ntait que pour sonder Lameth sur

    La Rvolution franaise

    29

  • lopportunit dun changement de monarque. Lameth ne doute

    pas que certains princes caressaient le projet de faire prononcer

    par le Parlement lincapacit de Louis XVI.

    Cependant celui-ci nentendait rien, ne voyait rien. Il laissait

    tomber son sceptre en quenouille, allant des rformateurs aux

    partisans des abus, au hasard des suggestions de son entourage

    et surtout des dsirs de la reine qui prit sur son esprit un empire

    croissant. Il fournit ainsi par sa politique vacillante de srieux

    aliments au mcontentement gnral. Le mot de Vaublanc est ici

    vrai la p.29 lettre : En France, cest toujours le chef de ltat et

    ses ministres qui renversent le gouvernement.

    La plus vive critique des abus, dont mourait le rgime, a t

    faite dans le prambule des dits des ministres Turgot,

    Malesherbes, Calonne, Brienne, Necker. Ces dits ont t lus par

    les curs au prne. Ils ont retenti jusque chez les plus humbles.

    La ncessit des rformes a t place sous lgide du roi. Mais

    comme les rformes promises svanouissaient aussitt ou

    ntaient ralises que partiellement, lamertume des abus

    sajoutait la dsillusion du remde. La corve semblait plus

    lourde aux paysans depuis que Turgot en avait vainement dict

    la suppression. On avait vu cette occasion les paysans du

    Maine invoquer la parole du ministre pour refuser au marquis de

    Vibraye le paiement de leurs rentes, lassiger dans son chteau

    et le forcer senfuir. La suppression de la mainmorte dans les

    domaines de la couronne, ralise par Necker, rendait plus

    cuisant aux intresss son maintien dans les terres des nobles et

    des ecclsiastiques. Labolition par Malesherbes de la question

    La Rvolution franaise

    30

  • prparatoire, cest--dire de la torture, dans les enqutes

    criminelles, faisait paratre plus inique le maintien de la question

    pralable. Linstitution par Necker dassembles provinciales

    dans les deux gnralits du Berri et de la Haute-Guyenne, en

    1778, semblait la condamnation du despotisme des intendants,

    mais ne faisait quexasprer le dsir dinstitutions

    reprsentatives dont les deux assembles nouvelles, nommes

    et non lues, ntaient vrai dire quune caricature. Elle

    dcourageait les intendants dont elle affaiblissait lautorit, sans

    profit pour le pouvoir royal. Ainsi de toutes les autres vellits

    rformatrices. Elles ne firent que justifier et fortifier le

    mcontentement.

    Il tait difficile quil en ft autrement quand aux dits libraux

    succdaient aussitt des mesures de raction inspires par le pur

    esprit fodal, qui, elles, taient appliques. Le fameux rglement

    de 1781, qui exigea des futurs officiers la preuve de quatre

    quartiers de noblesse pour tre admis dans les coles militaires,

    fut certainement pour quelque chose dans la future dfection de

    larme. Plus la noblesse tait menace dans son privilge, plus

    elle singniait le consolider. Elle nexcluait pas seulement les

    roturiers des grades p.30 militaires, mais aussi des offices

    judiciaires et des hautes charges ecclsiastiques. Elle aggravait

    son monopole tout en applaudissant Figaro.

    Un autre roi que Louis XVI aurait-il pu porter remde cette

    situation extravagante ? Peut-tre, mais cela nest pas sr.

    Depuis quils avaient enlev la fodalit ses pouvoirs

    politiques, les Bourbons staient plu la consoler en la

    La Rvolution franaise

    31

  • comblant de leurs bienfaits. Louis XIV, Louis XV avaient cru la

    noblesse ncessaire leur gloire. Ils solidarisaient leur trne

    avec ses privilges. Louis XVI ne fit que suivre une tradition

    tablie. Il naurait pu faire de rformes srieuses quen

    engageant une lutte mort contre les privilgis. Il seffraya aux

    premires escarmouches.

    Puis le problme financier dominait tout le reste. Pour faire

    des rformes, il fallait de largent. Au milieu de la prosprit

    gnrale le Trsor tait de plus en plus vide. On ne pouvait le

    remplir quaux dpens des privilgis et avec lautorisation des

    parlements peu disposs sacrifier les intrts privs de leurs

    membres sur lautel du bien public. Plus on tergiversait, plus le

    gouffre du dficit sapprofondissait et plus les rsistances

    saccentuaient.

    Dj Louis XV, dans les dernires annes de son rgne, avait

    failli faire banqueroute. La rude poigne de labb Terray vita la

    catastrophe et prolongea de vingt ans la dure du rgime. Terray

    tomb, la valse des millions recommena. Les ministres des

    finances se succdrent toute vitesse et dans le nombre il ny a

    pas, sans en excepter Necker qui ne fut quun comptable, un

    seul financier. On fit quelques conomies de bouts de chandelle

    sur la maison du roi. On irrita les courtisans sans rel profit pour

    le Trsor. Les largesses se multiplient : 100 000 livres la fille

    du duc de Guines pour se marier, 400 000 livres la comtesse

    de Polignac pour payer ses dettes, 800 000 livres pour constituer

    une dot sa fille, 23 millions pour les dettes du comte dArtois,

    10 millions pour acheter au roi le chteau de Rambouillet, 6

    La Rvolution franaise

    32

  • millions pour acheter la reine le chteau de Saint-Cloud, etc.

    Petites dpenses ct de celles quentrana la participation de

    la France la guerre de lIndpendance amricaine ! On a valu

    celles-ci deux milliards. Pour y faire face, Necker emprunta

    toutes les portes et de toutes les faons. Il lui arriva p.31 de

    placer son papier 10 et 12 pour 100. Il trompa la nation par

    son fameux Compte rendu o il faisait apparatre un excdent

    imaginaire. Il ne voulait quinspirer confiance aux prteurs et il

    donna des armes aux membres des parlements qui prtendaient

    quune rforme profonde de limpt tait inutile.

    La guerre termine, le smillant Calonne trouva moyen

    dajouter en trois ans 653 nouveaux millions aux emprunts

    prcdents. Ctait maxime reue que le roi trs chrtien ne

    calculait pas ses dpenses sur ses recettes, mais ses recettes sur

    ses dpenses. En 1789, la dette se monta 4 milliards et demi.

    Elle avait tripl pendant les quinze annes du rgne de Louis

    XVI. A la mort de Louis XV le service de la dette exigeait 93

    millions, en 1790 il en exige environ 300 sur un budget de

    recettes qui dpassait peine 500 millions. Mais tout a une fin.

    Calonne fut oblig davouer au roi quil tait aux abois. Son

    dernier emprunt avait t difficilement couvert. Il avait mis en

    vente de nouveaux offices, procd une refonte des monnaies,

    augment les cautionnements, alin des domaines, entour

    Paris dun mur doctroi, il avait tir des fermiers gnraux 255

    millions danticipations, cest--dire davances valoir sur les

    exercices financiers venir, il sapprtait emprunter, sous

    prtexte de cautionnement, 70 millions encore la Caisse

    descompte, mais tous ces expdients nempchaient pas que le

    La Rvolution franaise

    33

  • dficit atteignait 101 millions. Par surcrot, on tait la veille

    dune guerre avec la Prusse propos de la Hollande. Le ministre

    de la guerre rclamait des crdits pour dfendre les patriotes de

    ce petit pays auxquels le roi avait promis main-forte contre les

    Prussiens.

    Calonne tait accul. Il ne croyait plus possible daugmenter

    encore les impts existants qui, en moins de dix ans, staient

    accrus de 140 millions. Il tait en lutte ouverte avec le Parlement

    de Paris qui avait fait des remontrances sur la rfection des

    monnaies, avec le parlement de Bordeaux propos de la

    proprit des atterrissements de la Gironde, avec le parlement

    de Rennes propos du tabac rp, avec les parlements de

    Besanon et de Grenoble propos du remplacement provisoire

    de la corve par une prestation pcuniaire. Il tait certain que

    les parlements lui refuseraient lenregistrement de tout emprunt

    et de tout impt nouveau.

    p.32 Calonne prit son courage deux mains. Il alla trouver

    Louis XVI, le 20 aot 1786, et il lui dit : Ce qui est ncessaire

    pour le salut de ltat serait impossible par des oprations

    partielles, il est indispensable de reprendre en sous-uvre

    ldifice entier pour en prvenir la ruine... Il est impossible

    dimposer plus, ruineux demprunter toujours ; non suffisant de

    se borner aux rformes conomiques. Le seul parti quil reste

    prendre, le seul moyen de parvenir enfin mettre vritablement

    de lordre dans les finances doit consister vivifier ltat tout

    entier par la refonte de tout ce quil y a de vicieux dans sa

    constitution.

    La Rvolution franaise

    34

  • Les impts existants taient vexatoires et peu productifs

    parce que trs mal rpartis. Les nobles, en principe, taient

    astreints aux vingtimes et la capitation dont taient exempts

    les ecclsiastiques. Les paysans taient seuls payer la taille,

    qui variait selon les pays dtats et les pays dlections 1, tantt

    relle, analogue notre impt foncier, tantt personnelle,

    analogue la cote mobilire. Il y avait des villes franches, des

    villes abonnes, des pays rdims, etc., une complication infinie.

    Le prix du sel variait selon les personnes et les lieux. Les

    ecclsiastiques, les privilgis, les fonctionnaires, en vertu du

    droit de franc sal, le payaient au prix cotant. Mais plus on tait

    loign des marais salants ou des mines de sel, plus la gabelle

    se faisait lourde et inquisitoriale.

    Calonne proposait dadoucir la gabelle et la taille, de

    supprimer les douanes intrieures et de demander un nouvel

    impt, la subvention territoriale, qui remplacerait les vingtimes,

    les ressources ncessaires pour boucler le budget. Mais, alors

    que les vingtimes taient perus en argent, la subvention

    territoriale serait perue en nature sur le produit de toutes les

    terres, sans distinction de proprits ecclsiastiques, nobles ou

    roturires. Ctait lgalit devant limpt. La Caisse descompte

    serait transforme en banque dtat. Des assembles

    provinciales seraient cres, dans les provinces qui nen avaient

    pas encore, pour que la rpartition des charges publiques

    cesst dtre ingale et arbitraire .

    La Rvolution franaise

    35

    1 Cest--dire perceptions. Llu percevait les impts sous la surveillance de lintendant.

  • Puisquil ne fallait pas compter sur les parlements pour faire

    enregistrer une rforme aussi vaste, on sadresserait une

    assemble p.33 de notables qui lapprouverait. Il ny avait pas

    dexemple que les notables choisis par le roi aient rsist ses

    volonts. Mais tout tait chang dans les esprits depuis un

    sicle.

    Les notables, 7 princes du sang, 36 ducs et pairs ou

    marchaux, 33 prsidents ou procureurs gnraux de

    parlements, 11 prlats, 12 conseillers dEtat, 12 dputs des

    pays dtats, 25 maires ou chevins des principales villes, etc.,

    en tout 144 personnages, distingus par leurs services ou par

    leurs fonctions, se runirent le 22 fvrier 1787. Calonne fit

    devant eux en excellents termes le procs de tout le systme

    financier : On ne peut faire un pas dans ce vaste royaume,

    sans y trouver des lois diffrentes, des usages contraires, des

    privilges, des exemptions, des affranchissements dimpts, des

    droits et des prtentions de toute espce ; et cette dissonance

    gnrale complique ladministration, interrompt son cours,

    embarrasse ses ressorts et multiplie partout les frais et le

    dsordre. Il faisait une charge fond contre la gabelle, impt

    si disproportionn dans sa rpartition quil fait payer dans une

    province vingt fois plus quon ne paie dans une autre, si

    rigoureux dans sa perception que son nom seul inspire leffroi,...

    un impt enfin dont les frais sont au cinquime de son produit et

    qui, par lattrait violent quil prsente la contrebande, fait

    condamner tous les ans la chane ou la prison plus de cinq

    cents chefs de famille et occasionne plus de 4 000 saisies par

    La Rvolution franaise

    36

  • anne . A la critique des abus succdait enfin lexpos des

    rformes.

    Les notables taient des privilgis. Les pamphlets inspirs

    par les membres du Parlement les criblaient de railleries et

    dpigrammes, annonaient leur capitulation. Ils se raidirent

    pour prouver leur indpendance. Ils vitrent de proclamer quils

    ne voulaient pas payer limpt, mais ils sindignrent de

    ltendue du dficit qui les stupfiait. Ils rappelrent que Necker,

    dans son clbre Compte rendu paru quatre ans auparavant,

    avait accus un excdent des recettes sur les dpenses. Ils

    exigrent communication des pices comptables du budget. Ils

    rclamrent que ltat du trsor royal ft constat tous les mois,

    quun compte gnral des recettes et dpenses ft imprim tous

    les ans et soumis la vrification de la Cour des comptes. Ils

    protestrent contre labus des pensions. Calonne pour p.34 se

    dfendre dut dvoiler les erreurs du Compte rendu de Necker.

    Necker rpliqua et fut exil de Paris. Toute laristocratie nobiliaire

    et parlementaire prit feu. Calonne fut tran dans la boue dans

    des pamphlets virulents. Mirabeau fit sa partie dans le concert

    par sa Dnonciation contre lagiotage, o il accusait Calonne de

    jouer la Bourse avec les fonds de ltat. Calonne tait

    vulnrable. Il avait des dettes et des matresses, un entourage

    suspect. Le scandale du coup de bourse tent par labb

    dEspagnac sur les actions de la Compagnie des Indes venait

    dclater. Calonne y tait compromis. Les privilgis avaient la

    partie belle pour se dbarrasser du ministre rformateur. En vain

    celui-ci prit-il loffensive. Il fit rdiger par lavocat Gerbier un

    Avertissement qui tait une vive attaque contre lgosme des

    La Rvolution franaise

    37

  • nobles et un appel lopinion publique. LAvertissement distribu

    profusion dans tout le royaume accrt la rage des ennemis de

    Calonne. Lopinion ne ragit pas comme celui-ci lesprait. Les

    rentiers se tinrent sur la dfiance. La bourgeoisie ne sembla pas

    prendre au srieux les projets de rforme labors pour lui

    plaire. Le peuple resta indiffrent des querelles qui le

    dpassaient. Il lui fallait le temps de mditer les vrits qui lui

    taient rvles et qui le frappaient dtonnement. Lagitation fut

    violente Paris mais resta dabord circonscrite aux classes

    suprieures. Les vques qui sigeaient parmi les notables

    exigrent le renvoi de Calonne. Louis XVI se soumit et, malgr

    sa rpugnance, finit par appeler sa succession larchevque de

    Toulouse, Lomnie de Brienne, dsign par la reine. Les

    privilgis respiraient, mais ils avaient eu peur. Ils sacharnrent

    contre Calonne. Le Parlement de Paris, sur la proposition

    dAdrien Duport, ordonna une enqute sur ses dilapidations. Il

    neut que la ressource de senfuir en Angleterre.

    Brienne, profitant dun moment de dtente, obtint des

    notables et du Parlement un emprunt de 67 millions en rentes

    viagres qui permit provisoirement dviter la banqueroute.

    Simple trve ! Brienne, par la force des choses, fut oblig de

    reprendre les projets de lhomme quil avait supplant. Avec plus

    desprit de suite que celui-ci, il essaya de rompre la coalition des

    privilgis avec la bourgeoisie. Il tablit des assembles

    provinciales o le tiers eut une reprsentation gale celle des

    deux ordres privilgis runis. Il rendit p.35 aux protestants un

    tat civil, la grande fureur du clerg. Il transforma la corve en

    une contribution en argent. Enfin il prtendit assujettir limpt

    La Rvolution franaise

    38

  • foncier le clerg et la noblesse. Aussitt les notables se

    regimbrent. Un seul bureau sur sept adopta le nouveau projet

    dimpt territorial. Les autres se dclarrent sans pouvoirs pour

    laccorder. Ctait faire appel aux tats gnraux. La Fayette alla

    plus loin. Il rclama une assemble nationale linstar du

    Congrs qui gouvernait lAmrique et une grande charte qui

    assurerait la priodicit de cette assemble. Si Brienne avait eu

    autant de courage que dintelligence, il et fait droit au vu des

    notables. La convocation des tats gnraux accorde

    volontairement cette date de mai 1787, alors que le prestige

    royal ntait pas encore compromis, aurait sans nul doute

    consolid le pouvoir de Louis XVI. Les privilgis eussent t pris

    leur pige. La bourgeoisie aurait compris que les promesses de

    rformes taient sincres. Mais Louis XVI et la Cour redoutaient

    les tats gnraux. Ils se souvenaient dtienne Marcel et de la

    Ligue. Brienne prfra renvoyer les notables, laissant chapper

    ainsi la dernire chance dviter la Rvolution.

    Ds lors la rbellion nobiliaire, dont laristocratie judiciaire

    prend la direction, ne connat plus de frein. Les parlements de

    Bordeaux, de Grenoble, de Besanon, etc., protestent contre les

    dits qui rendent ltat civil aux hrtiques et qui instituent les

    assembles provinciales dont ils redoutent la concurrence.

    Adroitement ils font valoir que ces assembles nommes par le

    pouvoir ne sont que des commissions ministrielles sans

    indpendance et ils se mettent rclamer la restauration des

    anciens tats fodaux quon ne runissait plus.

    La Rvolution franaise

    39

  • Le Parlement de Paris, suivi de la Cour des aides et de la Cour

    des comptes, se popularise en refusant Brienne

    lenregistrement dun dit qui assujettissait au timbre les

    ptitions, quittances, lettres de faire-part, journaux, affiches,

    etc. Il rclame en mme temps, le 16 juillet, la convocation des

    tats gnraux, seuls en mesure, disait-il, de consentir de

    nouveaux impts. Il repousse encore ldit sur la subvention

    territoriale, dnonce les prodigalits de la Cour et exige des

    conomies. Le roi ayant pass outre cette opposition, le 6

    aot, par un lit de justice, le Parlement annule le lendemain

    comme p.36 illgal lenregistrement de la veille. Un exil Troyes

    punit cette rbellion, mais lagitation gagne toutes les cours de

    province. Elle se rpand dans la bourgeoisie. Les magistrats

    paraissaient dfendre les droits de la nation. On les traitait de

    Pres de la Patrie. On les portait en triomphe. Les basochiens

    mls aux artisans commenaient troubler lordre dans la rue.

    De toutes parts les ptitions affluaient Versailles en faveur du

    rappel du Parlement de Paris.

    Les magistrats savouraient leur popularit, mais au fond ils

    ntaient pas sans inquitude. En rclamant les tats gnraux

    ils avaient voulu, par un coup de partie, viter la noblesse de

    robe, dpe et de soutane, les frais de la rforme financire. Ils

    ne tenaient pas autrement aux tats gnraux qui pouvaient leur

    chapper. Si les tats devenaient priodiques, comme le

    demandait La Fayette, leur rle politique disparatrait. On

    ngocia sous main. Brienne renoncerait au timbre et la

    subvention territoriale. On lui accorderait en compensation la

    prolongation des deux vingtimes qui seraient perus sans

    La Rvolution franaise

    40

  • aucune distinction ni exception quelle quelle pt tre .

    Moyennant quoi, le Parlement ayant enregistr, le 19 septembre,

    revint Paris au milieu des feux dartifice.

    Malheureusement les deux vingtimes, dont la perception

    demandait du temps, ne suffisaient pas couvrir les besoins

    urgents du Trsor. Bien que Brienne et abandonn les patriotes

    hollandais, au mpris de la parole royale, la banqueroute

    menaait. Il fallut retourner devant le Parlement pour lui

    demander dautoriser un emprunt de 420 millions, sous

    promesse de la convocation des tats gnraux dans cinq ans,

    cest--dire pour 1792. La guerre recommena plus violente que

    jamais. Au roi qui ordonnait, le 19 novembre, lenregistrement

    de lemprunt, le duc dOrlans osa dire que ctait illgal. Le

    lendemain, le duc tait exil Villers-Cotterts et deux

    conseillers de ses amis, Sabatier et Frteau enferms au chteau

    de Doullens. Le Parlement rclamait la libert des proscrits et sur

    la proposition dAdrien Duport, le 4 janvier 1788, votait un

    rquisitoire contre les lettres de cachet quil renouvelait peu

    aprs malgr les dfenses royales. Il poussait bientt laudace,

    en avril, jusqu inquiter les prteurs du dernier emprunt et

    jusqu encourager les contribuables refuser le paiement des

    nouveaux p.37 vingtimes. Cette fois, Louis XVI se fcha. Il fit

    arrter en plein palais de justice, o ils staient rfugis, les

    deux conseillers Goislard et Duval dEpresmesnil et il approuva

    les dits que le garde des sceaux Lamoignon lui prsenta pour

    briser la rsistance des magistrats comme pour rformer la

    justice. Une cour plnire compose de hauts fonctionnaires tait

    substitue aux parlements pour lenregistrement de tous les

    La Rvolution franaise

    41

  • actes royaux. Les parlements perdaient une bonne partie des

    causes civiles et criminelles qui leur taient auparavant dfres.

    Celles-ci seraient juges dsormais par des grands bailliages au

    nombre de quarante-sept qui rapprocheraient la justice des

    plaideurs. De nombreux tribunaux spciaux tels que les greniers

    sel, les lections, les bureaux de finances taient supprims.

    La justice criminelle tait rforme dans un sens plus humain, la

    question pralable et linterrogatoire sur la sellette abolis. Ctait

    une rforme plus profonde encore que celle que le chancelier

    Maupeou avait essaye en 1770. Peut-tre aurait-elle russi si

    elle avait t faite seulement neuf mois plus tt, avant lexil du

    Parlement Troyes. Linstallation des grands bailliages ne

    rencontra pas une rsistance unanime. Il semble que la parole

    de Louis XVI dnonant au pays laristocratie des magistrats, qui

    voulaient usurper son autorit, ait trouv de lcho. Mais depuis

    le lit de justice du 19 novembre, depuis que le duc dOrlans

    avait t frapp, la lutte ntait plus seulement entre le ministre

    et les parlements. Autour de ce conflit initial, tous les autres

    mcontentements staient dj manifests et coaliss.

    Le parti des Amricains, des Anglomanes ou des patriotes, qui

    comptait des recrues non seulement dans la haute noblesse,

    dans la haute bourgeoisie, mais parmi certains conseillers des

    enqutes comme Duport et Frteau, tait entr en scne. Ses

    chefs se runissaient chez Duport ou chez La Fayette. On voyait

    ces runions labb Sieys, le prsident Lepelletier de Saint-

    Fargeau, lavocat gnral Hrault de Schelles, le conseiller au

    Parlement Huguet de Semonville, labb Louis, le duc dAiguillon,

    les frres Lameth, le marquis de Condorcet, le comte de

    La Rvolution franaise

    42

  • Mirabeau, les banquiers Clavire et Panchaud, etc. Pour ceux-ci

    les tats gnraux ntaient quune tape. On transformerait la

    France en monarchie constitutionnelle et p.38 reprsentative. On

    anantirait le despotisme ministriel. Les ides amricaines

    gagnaient les clubs, les socits littraires, dj nombreuses, les

    cafs, qui devinrent, dit le conseiller Sallier, des coles

    publiques de dmocratie et dinsurrection . La bourgeoisie

    sbranlait, mais la suite de la noblesse. A Rennes, la Socit

    patriotique bretonne mettait sa tte de grandes dames qui

    shonoraient du titre de citoyennes. Elle donnait des confrences

    dans une salle orne dinscriptions civiques quelle appelait

    pompeusement, lantique, le Temple de la Patrie.

    Mais laristocratie judiciaire gardait encore la direction. A tous

    ses correspondants dans les provinces, elle passait le mme mot

    dordre : empcher linstallation des nouveaux tribunaux dappel

    ou grands bailliages, faire la grve du prtoire, dchaner au

    besoin le dsordre, rclamer les tats gnraux et les anciens

    tats provinciaux. Le programme fut suivi de point en point. Les

    parlements de province organisrent la rsistance avec leur

    nombreuse clientle dhommes de loi. A coups de remontrances

    et darrts fulminants, ils sattachrent provoquer des troubles.

    Les manifestations se succdrent. Les nobles dpe se

    solidarisrent en masse avec les parlements. Les nobles dglise

    les imitrent. Lassemble du clerg diminua de plus des trois

    quarts le subside qui lui tait rclam. Elle protesta contre la

    Cour plnire, tribunal dont la nation craindrait toujours la

    complaisance (15 juin). Des meutes clatrent Dijon,

    Toulouse. Dans les provinces frontires tardivement runies la

    La Rvolution franaise

    43

  • couronne, lagitation prit tournure dinsurrection. En Barn, le

    parlement de Pau, dont le palais avait t ferm manu militari,

    cria la violation des vieilles capitulations du pays. Les

    campagnards, excits par les nobles des tats, assigrent

    lintendant dans son htel et rinstallrent de force les

    magistrats sur leurs siges (19 juin).

    En Bretagne, lagitation se dveloppa librement par la

    faiblesse ou la complicit du commandant militaire Thiard et

    surtout de lintendant Bertrand de Moleville. Les nobles bretons

    provoquaient en duel les officiers de larme rests fidles au roi.

    Pendant les mois de mai et de juin les collisions furent

    frquentes entre les troupes et les manifestants.

    p.39 Dans le Dauphin, la province la plus industrielle de

    France au dire de Roland, le tiers tat joua le rle prpondrant,

    mais daccord avec les privilgis. Aprs que le parlement

    expuls de son palais eut dclar que si les dits taient

    maintenus, le Dauphin se regarderait comme entirement

    dgag de sa fidlit envers son souverain , la ville de Grenoble

    se souleva, le 7 juin, refoula les troupes coups de tuiles

    lances du haut des toits, et fit rentrer le parlement dans son

    palais au son des cloches. Aprs cette journe des tuiles, les

    tats de la province se runissaient spontanment, sans

    autorisation royale, le 21 juillet, au chteau de Vizille, proprit

    de grands industriels, les Prier. Lassemble, que le

    commandant militaire nosait dissoudre, dcidait, sur les conseils

    des avocats Mounier et Barnave, que dsormais le tiers tat

    aurait une reprsentation double et quon voterait aux tats non

    La Rvolution franaise

    44

  • plus par ordre, mais par tte. Elle invitait enfin les autres

    provinces sunir et jurait de ne plus payer dimpt tant que les

    tats gnraux nauraient pas t convoqus. Les rsolutions de

    Vizille clbres lenvi devinrent immdiatement le vu de

    tous les patriotes.

    Brienne naurait pu triompher de la rbellion qui stendait

    que sil avait russi rompre lentente du tiers tat avec les

    privilgis. Il sy essaya de son mieux en opposant les plumes de

    Linguet, de Rivarol, de labb Morellet celles de Brissot et de

    Mirabeau. Il annona, le 5 juillet, la convocation prochaine des

    tats gnraux et, le 8 aot, il en fixa la date au 1er mai 1789.

    Trop tard ! Les assembles provinciales elles-mmes, qui taient

    son uvre et quil avait composes son gr, se montrrent peu

    dociles. Plusieurs refusaient les augmentations dimpts quil leur

    avait demandes. Celle dAuvergne, inspire par La Fayette,

    formulait une protestation tellement vive quelle sattira une

    verte semonce du roi. La Fayette se vit retirer sa lettre de

    service dans larme.

    Pour mater linsurrection du Barn, de la Bretagne et du

    Dauphin, il aurait fallu tre sr des troupes. Celles-ci,

    commandes par des nobles hostiles au ministre et ses

    rformes, ne se battaient plus que mollement ou mme levaient

    la crosse en lair comme Rennes. Des officiers offraient leur

    dmission.

    p.40 Mais surtout Brienne tait rduit limpuissance faute

    dargent. Les remontrances des parlements et les troubles

    avaient arrt les perceptions. Aprs avoir puis tous les

    La Rvolution franaise

    45

  • expdients, mis la main sur les fonds des Invalides et les

    souscriptions pour les hpitaux et les victimes de la grle,

    dcrt le cours forc des billets de la Caisse descompte,

    Brienne dut suspendre les paiements du Trsor. Il tait perdu.

    Les rentiers, qui jusque-l staient tenus sur la rserve, car ils

    se savaient has des gens de justice, joignirent ds lors leurs cris

    ceux des nobles et des patriotes. Louis XVI sacrifia Brienne

    comme il avait sacrifi Calonne et il shumilia reprendre Necker

    quil avait jadis renvoy (25 aot 1788). La royaut ntait dj

    plus capable de choisir librement ses ministres.

    Le banquier genevois, se sentant lhomme ncessaire, posa

    ses conditions : la rforme judiciaire de Lamoignon, qui avait

    provoqu la rvolte, serait anantie, les parlements seraient

    rappels, les tats gnraux convoqus la date fixe par

    Brienne. Le roi dut tout accepter. La rbellion nobiliaire avait mis

    la couronne en chec, mais elle avait fray la voie la

    Rvolution.

    Brienne, puis Lamoignon furent brls en effigie sur la place

    Dauphine Paris au milieu dune joie dlirante. Les

    manifestations qui durrent plusieurs jours dgnrrent en

    meute. Il y eut des morts et des blesss. Le Parlement rtabli,

    au lieu de prter main-forte lautorit, blma la rpression et

    cita devant lui le commandant du guet qui perdit son emploi. Les

    gens de justice encourageaient donc le dsordre et dsarmaient

    les agents du roi. Ils ne se doutaient pas quils seraient bientt

    les victimes de la force populaire dmusele.

    La Rvolution franaise

    46

  • @La Rvolution franaise

    47

  • 3LES TATS GNRAUX

    @

    p.41 Unis tant bien que mal, mais sans dsaccord apparent,

    pour sopposer aux entreprises du despotisme ministriel, les

    nobles et les patriotes se divisrent ds que Brienne fut bas.

    Les premiers, quon appellera bientt les aristocrates, ne

    conoivent la rforme du royaume que sous la forme dun retour

    aux pratiques de la fodalit. Ils entendent garantir aux deux

    premiers ordres leurs privilges honorifiques et utiles et leur

    restituer en outre le pouvoir politique que Richelieu, Mazarin et

    Louis XIV leur ont enlev au sicle prcdent. Tout au plus

    consentiraient-ils, dassez mauvaise grce, payer dsormais

    leur part des contributions publiques. Ils en sont toujours la

    Fronde et au cardinal de Retz. Les nationaux ou patriotes, au

    contraire, veulent la suppression radicale de toutes les

    survivances dun pass maudit. Ils nont pas combattu le

    despotisme pour le remplacer par loligarchie nobiliaire. Ils ont

    les yeux fixs sur lAngleterre et sur lAmrique. Lgalit civile,

    judiciaire et fiscale, les liberts essentielles, le gouvernement

    reprsentatif faisaient le fond invariable de leurs revendications

    dont le ton se haussait jusqu la menace.

    Necker, ancien commis du banquier Thelusson, quun heureux

    coup de bourse sur les consolids anglais a enrichi la veille du

    trait de 1763, ntait quun parvenu vaniteux et mdiocre, trs

    dispos flatter tous les partis et en particulier les vques, que

    La Rvolution franaise

    48

  • sa qualit p.42 dhrtique le portait mnager. Satisfait davoir

    procur quelques fonds au trsor par des emprunts aux notaires

    de Paris et la Caisse descompte, il laissa passer le moment

    dimposer sa mdiation. La lutte lui faisait peur. Il avait promis

    les tats gnraux, mais il navait pas os rglementer sur-le-

    champ le mode de leur convocation. Les privilgis bien entendu

    tenaient aux formes anciennes. Comme en 1614, date de la

    dernire tenue, chaque bailliage, cest--dire chaque

    circonscription lectorale, nenverrait quun dput de chaque

    ordre, quelle que ft sa population et son importance. La

    noblesse et le clerg dlibreraient part. Aucune rsolution ne

    serait valable que de laccord unanime des trois ordres. Les

    patriotes dnonaient avec indignation ce systme archaque qui

    aboutirait dans la pratique lajournement indfini des rformes,

    la faillite des tats gnraux, la perptuit des abus. Mais les

    magistrats sy cramponnaient. En 1614, les villes avaient t

    reprsentes par les dlgus de leurs municipalits

    oligarchiques, les pays dtats par les dputs lus aux tats

    mmes, sans intervention de la population. Les paysans

    navaient pas t consults. Si la vieille forme tait maintenue, le

    tiers lui-mme ne serait reprsent que par une majorit de

    robins et danoblis. Necker perplexe se consultait.

    Mettant profit ses hsitations, le Parlement de Paris allait de

    lavant. Le 25 septembre il prenait un arrt aux termes duquel

    les tats gnraux devaient tre rgulirement convoqus et

    composs suivant la forme observe en 1614 . Les patriotes

    dnoncrent cet arrt comme une trahison et ils se mirent

    attaquer laristocratie judiciaire. Cest le despotisme noble,

    La Rvolution franaise

    49

  • disait Volney dans La Sentinelle du peuple, qui, dans la personne

    de ses hauts magistrats, rgle son gr le sort des citoyens, en

    modifiant et interprtant le contenu des lois, qui se cre de son

    chef des droits, srige en auteur des lois quand il nen est que le

    ministre. Ds lors les plumes du tiers se mirent dnoncer la

    vnalit et lhrdit des charges de justice, labus des pices,

    dnier un corps de fonctionnaires le droit de censurer les lois

    ou de les modifier. Elles lui dclarrent rudement quaprs la

    runion des tats gnraux, il naurait plus qu se soumettre,

    car la nation se ferait mieux obir que le roi. Marie-Joseph

    Chnier proclama que linquisition judiciaire tait plus p.43

    redoutable que celle des vques. Le Parlement de Paris intimid

    revint en arrire, le 5 dcembre, par un nouvel arrt o il se

    djugeait. Il acceptait maintenant le doublement du tiers, qui

    tait dj la rgle dans les assembles provinciales cres par

    Necker et par Brienne. Capitulation inutile et dailleurs

    incomplte. Larrt tait muet sur le vote par tte. La popularit

    du Parlement avait fait place lexcration.

    Necker avait cru se tirer dembarras en soumettant la

    question des formes de la convocation lassemble des

    notables quil rappela. Les notables, comme il aurait pu le

    prvoir, se prononcrent pour les formes anciennes, et, le jour

    de leur sparation, le 12 dcembre, cinq princes du sang, le

    comte dArtois, les princes de Cond et de Conti, les ducs de

    Bourbon et dEnghien dnoncrent au roi, dans un manifeste

    public, la rvolution imminente, sil faiblissait sur le maintien des

    rgles traditionnelles : Les droits du trne, disaient-ils, ont t

    mis en question, les droits des deux ordres de ltat divisent les

    La Rvolution franaise

    50

  • opinions, bientt les droits de la proprit seront attaqus,

    lingalit des fortunes sera prsente comme un objet de

    rformes, etc. Les princes dpassaient le but, car, cette date,

    le tiers redoublait de dmonstrations loyalistes afin de mettre le

    roi de son ct et il ny avait pas encore dautre proprit

    menace que celle des droits fodaux.

    La tactique dilatoire de Necker navait abouti qu augmenter

    les difficults et dresser autour des princes la faction fodale.

    Mais inversement la rsistance des privilgis avait imprim au

    mouvement patriotique un tel lan que le ministre fut assez fort

    pour obtenir du roi de conclure finalement contre les notables et

    contre les princes. Mais ici encore il ne prit quune demi-mesure.

    Il accorda au tiers un nombre de dputs gal celui des deux

    ordres privilgis runis, il proportionna le nombre des dputs

    limportance des bailliages, il permit aux curs de siger

    personnellement dans les assembles lectorales du clerg,

    mesure qui devait avoir les consquences les plus fcheuses

    pour la noblesse ecclsiastique, mais ces concessions faites

    lopinion, il nosa pas trancher la question capitale du vote par

    ordre ou par tte aux tats gnraux. Il la laissa en suspens

    livre aux passions dmontes.

    p.44 Laristocratie fit une rsistance dsespre surtout dans

    les provinces qui avaient conserv leurs antiques tats ou qui les

    avaient recouvrs. En Provence, en Barn, en Bourgogne, en

    Artois, en Franche-Comt, les ordres privilgis soutenus par les

    parlements locaux profitrent de la session des tats pour se

    livrer des manifestations violentes contre les innovations de

    La Rvolution franaise

    51

  • Necker et contre les exigences subversives du tiers. La noblesse

    bretonne prit une attitude si menaante que Necker dut

    suspendre les tats de la province. Les nobles excitrent leurs

    valets et les gens leur dvotion contre les tudiants de

    luniversit qui tenaient pour le tiers. On en vint aux mains. Il y

    eut des victimes. De toutes les villes de Bretagne, dAngers, de

    Saint-Malo, de Nantes, les jeunes bourgeois accoururent pour

    dfendre les tudiants rennais, que commandait Moreau, le futur

    gnral. Les gentilshommes attaqus et poursuivis dans les rues,

    assigs dans la salle des tats, durent quitter la ville la rage au

    cur pour rentrer dans leurs manoirs (janvier 1789). Ils jurrent

    de dpit de ne pas se faire reprsenter aux tats gnraux.

    A Besanon, le parlement ayant pris parti pour les privilgis

    qui avaient vot une protestation virulente contre le rglement

    de Necker, la foule sameuta et pilla les maisons de plusieurs

    conseillers sans que la troupe intervint pour les dfendre. Son

    commandant, un noble libral, le marquis de Langeron, dclara

    que larme tait faite pour marcher contre les ennemis de ltat

    et non contre les citoyens (mars 1789).

    Un bon observateur, Mallet du Pan, avait raison dcrire ds le

    mois de janvier 1789 : Le dbat public a chang de face. Il ne

    sagit plus que trs secondairement du roi, du despotisme et de

    la Constitution ; cest une guerre entre le tiers tat et les deux

    autres ordres.

    Les privilgis devaient tre vaincus, non seulement parce

    quils ne pouvaient plus compter sur le concours absolu des

    agents du roi dont ils avaient lass la patience par leur rvolte

    La Rvolution franaise

    52

  • antrieure, non seulement parce quils ntaient en face de la

    nation leve tout entire quune infime minorit de parasites,

    mais encore et surtout parce quils taient diviss. En Franche-

    Comt, vingt-deux gentilshommes avaient protest contre les

    rsolutions de leur ordre et dclar quils acceptaient le

    doublement du tiers, lgalit devant p.45 limpt et devant la loi,

    etc. La ville de Besanon les inscrivit sur son registre de

    bourgeoisie. En Artois, o ntaient reprsents aux tats que les

    seigneurs sept quartiers et possdant un fief clocher, les

    nobles non entrants , soutenus par lavocat Robespierre,

    protestrent contre lexclusion dont ils taient lobjet. Les

    hobereaux du Languedoc firent entendre les plaintes analogues

    contre les hauts barons de la province. La noblesse de cloche,

    compose de roturiers qui avaient achet des charges

    municipales anoblissantes, se rangea presque partout du ct du

    tiers, sans que le tiers dailleurs lui en st grand gr.

    Lagitation descendait en profondeur. La convocation des tats

    gnraux, annonce et commente par les curs au prne, avait

    fait luire une immense esprance. Tous ceux qui avaient se

    plaindre, et ils taient lgion, prtaient loreille aux polmiques

    et se prparaient pour le grand jour. Bourgeois et paysans

    avaient commenc depuis deux ans faire leur apprentissage

    des affaires publiques dans les assembles provinciales, dans les

    assembles de dpartement et dans les nouvelles municipalits

    rurales cres par Brienne. Ces assembles avaient rparti

    limpt, administr lassistance et les travaux publics, surveill

    lemploi des deniers locaux. Les municipalits rurales lues par

    les plus imposs avaient pris got leur tche. Jusque-l le

    La Rvolution franaise

    53

  • syndic avait t nomm par lintendant. lu maintenant par les

    cultivateurs, il nest plus un simple agent passif. Autour du

    conseil dont il prend les avis se forme lopinion du village. On

    discute les intrts communs. On prpare ses revendications. En

    Alsace, ds que les municipalits nouvelles sont formes, leur

    premier soin est dintenter des procs leurs seigneurs et ceux-

    ci se plaignent amrement des abus sans nombre qua

    provoqus leur tablissement.

    La campagne lectorale concidait avec une grave crise

    conomique. Le trait de commerce sign avec lAngleterre en

    1786, en abaissant les droits de douane, avait livr passage aux

    marchandises anglaises. Les fabricants dtoffes durent

    restreindre leur production. Le chmage atteignit Abbeville

    12 000 ouvriers, Lyon, 20 000, ailleurs en proportion. Il fallut,

    au dbut de lhiver qui fut trs rigoureux, organiser des ateliers

    de charit dans les grandes villes, dautant plus que le prix du

    pain augmentait sans cesse. La p.46 moisson de 1788 avait t

    trs infrieure la normale. La disette de fourrage avait t si

    grande que les cultivateurs avaient t forcs de sacrifier une

    partie de leur btail et de laisser des terres incultes ou de les

    ensemencer sans fumier. Les marchs taient dgarnis. Le pain

    ntait pas seulement trs cher. On risquait den manquer.

    Necker eut beau interdire lexportation des grains et procder

    des achats ltranger, la crise ne sattnua pas. Elle saggrava

    plutt. Les misrables jetaient des regards de convoitise sur les

    greniers bien remplis o les seigneurs laques et ecclsiastiques

    enfermaient le produit des dmes, des terrages et des

    champarts. Ils entendaient dnoncer par des voix innombrables

    La Rvolution franaise

    54

  • laristocratie des privilgis. Ds que commencrent les

    oprations lectorales, au mois de mars, les motions

    populaires clatrent. La foule samasse autour des greniers et

    des granges dmeresses et en exige louverture. Elle arrte la

    circulation des grains, elle les pille, elle les taxe dautorit. En

    Provence, ouvriers et paysans soulevs ne demandent pas

    seulement la taxation des grains, la diminution du prix des

    vivres, ils exigent la suppression de limpt sur la farine (le

    piquet) et bientt ils tentent par endroits darracher aux

    seigneurs et aux prtres la suppression des dmes et des droits

    seigneuriaux. Il y eut des sditions et des pillages par bandes

    Aix, Marseille, Toulon, Brignoles, Manosque, Aubagne, etc. (fin

    mars). Des troubles analogues, quoique moins graves, se

    produisent en Bretagne, en Languedoc, en Alsace, en Franche-

    Comt, en Guyenne, en Bourgogne, dans lIle-de-France. A Paris,

    le 27 avril, la grande fabrique de papiers peints Rveillon est

    pille au cours dune sanglante meute. Le mouvement nest pas

    seulement dirig contre les accapareurs de denres alimentaires,

    contre le vieux systme dimpts, contre les octrois, contre la

    fodalit, mais contre tous ceux qui exploitent le populaire et qui

    vivent de sa substance. Il est en rapport troit avec lagitation

    politique. A Nantes, la foule assige lhtel de ville au cri de :

    Vive la Libert ! A Agde, elle rclame le droit de nommer les

    consuls. Dans bien des cas, lagitation concide avec louverture

    des oprations lectorales et cela sexplique. Ces pauvres gens,

    que lautorit ignorait depuis des sicles, qui ntaient convoqus

    devant elle que pour acquitter limpt et la corve, voil p.47 que

    tout coup elle leur demande leur avis sur les affaires de ltat,

    La Rvolution franaise

    55

  • quelle leur dit quils peuvent adresser librement leurs plaintes

    au roi ! Sa Majest, dit le rglement royal lu au prne, dsire

    que des extrmits de son royaume et des habitations les moins

    connues, chacun ft assur de faire parvenir jusqu elle ses

    vux et ses rclamations. La phrase a t retenue, elle a t

    prise au mot. Les misrables ont cru que dcidment toute

    lautorit publique ntait plus tourne contre eux, comme

    autrefois, mais quils avaient maintenant un appui tout en haut

    de lordre social et que les injustices allaient enfin disparatre.

    Cest ce qui les rend si hardis. De toute leur volont tendue, de

    toutes leurs souffrances raidies, ils slancent vers les objets de

    leurs dsirs et de leurs plaintes. En faisant cesser linjustice, ils

    ralisent la pense royale, ou du moins ils le croient. Plus tard,

    quand ils sapercevront de leur erreur, ils se dtacheront du roi.

    Mais il leur faudra du temps pour se dsabuser.

    Cest au milieu de cette vaste fermentation queut lieu la

    consultation nationale. Depuis six mois, malgr la censure,

    malgr la rigueur des rglements sur limprimerie, la libert de la

    presse existait en fait. Hommes de loi, curs, publicistes de

    toutes sortes, hier inconnus et tremblants, critiquaient

    hardiment tout le systme social dans des milliers de brochures

    lues avec avidit depuis les boudoirs jusquaux chaumires.

    Volney lanait Rennes sa Sentinelle du peuple ; Thouret,

    Rouen, son Avis aux bons Normands ; Mirabeau, Aix, son

    Appel la nation provenale ; Robespierre, Arras, son Appel

    la nation artsienne ; labb Sieys, son Essai sur les privilges,

    puis son retentissant Quest-ce que le tiers tat ? ; Camille

    Desmoulins, sa Philosophie au peuple franais ; Target, sa Lettre

    La Rvolution franaise

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  • aux tats gnraux, etc. Pas un abus qui ne ft signal, pas une

    rforme qui ne ft tudie, exige. La politique, dit Mme de

    Stal, tait un champ nouveau pour limagination des Franais ;

    chacun se flattait dy jouer un rle, chacun voyait un but pour soi

    dans les chances multiplies qui sannonaient de toutes parts.

    Les gens du tiers se concertaient, provoquaient des runions

    officieuses de corporations et de communauts, entretenaient

    des correspondances de ville ville, de province province. Ils

    rdigeaient des