Hippias Majeur

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L'examen de la question du beau Définitions du beau par Hippias Première définition : beau = une belle jeune fille HIPPIAS. Je comprends, mon cher ami: je vais lui dire ceque c'est que le beau, et il n'aura rien à répliquer. Tu sauras donc, puisqu'il faut te dire la vérité, que le beau, c'est une belle jeune fille. SOCRATE. Par le chien, Hippias, voilà une belle et bril- lante réponse. Si je réponds ainsi, aurai-je répondu, et répondu juste à la question, et n'aura-t-on rien à répliquer? (288 a) HIPPIAS. Comment le ferait-on, Socrate, puisque tout le monde pense de même, et que ceux qui entendront ta réponse te rendront tous témoignage qu'elle est bonne? SOCRATE. Admettons... Mais permets, Hippias, que je reprenne ce que tu viens de dire. Cet homme m'interrogera à peu près de cette manière: &laqno; Socrate, réponds- moi: toutes les choses que tu appelles belles ne sont-elles pas belles, parce qu'il y a quelque chose de beau par soi-même? » Et moi, je lui répondrai que, si une jeune fille est belle, c'est qu'il existe quelque chose qui donne leur beauté aux belles choses.

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L'examen de la question du beau

Définitions du beau par Hippias

Première définition :

beau = une belle jeune fille 

HIPPIAS. Je comprends, mon cher ami: je vais lui dire ceque c'est que le beau, et il n'aura rien à répliquer. Tu sauras donc, puisqu'il faut te dire la vérité, que le beau, c'est une belle jeune fille.

SOCRATE. Par le chien, Hippias, voilà une belle et bril- lante réponse. Si je réponds ainsi, aurai-je répondu, et répondu juste à la question, et n'aura-t-on rien à répliquer? (288 a)

HIPPIAS. Comment le ferait-on, Socrate, puisque tout le monde pense de même, et que ceux qui entendront ta réponse te rendront tous témoignage qu'elle est bonne?

SOCRATE. Admettons... Mais permets, Hippias, que je reprenne ce que tu viens de dire. Cet homme m'interrogera à peu près de cette manière: &laqno; Socrate, réponds- moi: toutes les choses que tu appelles belles ne sont-elles pas belles, parce qu'il y a quelque chose de beau par soi-même? » Et moi, je lui répondrai que, si une jeune fille est belle, c'est qu'il existe quelque chose qui donne leur beauté aux belles choses.

HIPPIAS. Crois-tu qu'il entreprenne après cela de te prouver que ce que tu donnes pour beau ne l'est point; ou s'il l'entreprend, qu'il ne se couvrira pas de ridicule? (b)

SOCRATE. Je suis bien sur, mon cher, qu'il l'entreprendra; mais s'il se rend ridicule par là, c'est ce que la chose elle-même fera voir. Je veux néanmoins te faire part de ce qu'il me dira.

HIPPIAS. Voyons.

SOCRATE. &laqno; Que tu es plaisant, Socrate! me dira-t-il. Une belle cavale n'est-elle pas quelque chose de beau, puisque Apollon lui-même l'a vantée dans un de ses oracles? » Que répondrons-nous, Hippias? N'accorderons-nous pas qu'une cavale est quelque chose de beau, je veux dire une cavale

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qui soit belle? Car, comment oser soutenir que ce qui est beau n'est pas beau? (c)

HIPPIAS. Tu dis vrai, Socrate, et le dieu a très bien parlé. En effet, nous avons chez nous des cavales parfaitement belles.

SOCRATE. &laqno; Fort bien, dira-t-il. Mais quoi! une belle lyre n'est-elle pas quelque chose de beau? » En convien- drons-nous, Hippias?

HIPPIAS. Oui.

SOCRATE. Cet homme me dira après cela, j'en suis à peu près sûr, je connais son humeur: &laqno; Quoi donc, mon cher ami, une belle marmite n'est-elle pas quelque chose de beau? » HIPPIAS. Quel homme est-ce donc là, Socrate? Qu'il est malappris d'oser employer des termes si bas dans un sujet si noble! (d)

SOCRATE. Il est ainsi fait, Hippias. Il ne faut point chercher en lui de politesse; c'est un homme grossier, qui ne se soucie que de la vérité. Il faut pourtant lui répondre, et je vais dire le premier mon avis. Si une marmite est faite par un habile potier; si elle est unie, ronde et bien cuite, comme sont quelques-unes de ces belles marmites à deux anses, qui tiennent six mesures, et sont faites au tour; si c'est d'une pareille marmite qu'il veut parler, il faut avouer qu'elle est belle. Car comment refuser la beauté à ce qui est beau. (e)

HIPPIAS. Cela ne se peut, Socrate.

SOCRATE. &laqno; Une belle marmite est donc aussi quelque chose de beau? » dira-t-il. Réponds. HIPPIAS. Mais, oui, Socrate, je le crois. Cet objet, à la vérité, est beau quand il est bien travaillé; mais tout ce qui est de ce genre ne mérite pas d'être appelé beau, si tu le compares avec une belle cavale, une belle fille, et toutes les autres belles choses. (289a)

SOCRATE. A la bonne heure. Je comprends maintenant comment il nous faut répondre à celui qui nous fait ces questions. &laqno; Mon ami, lui dirons-nous, ignores-tu com- bien est vrai le mot d'Heraclite'°, que le plus beau des singes est laid si on le compare à l'espèce humaine? De même la plus belle des marmites, comparée avec l'espèce des jeunes filles, est laide, comme dit le sage Hippias. » N'est-ce pas là ce que nous lui répondrons, Hippias? HIPPIAS. Oui, Socrate, c'est très bien répondu. SOCRATE. Un peu de patience, je te prie; voici à coup sûr ce qu'il ajoutera: &laqno; Quoi, Socrate! n'arrivera-t-il pas aux jeunes filles, si on les compare avec des déesses, la même chose qu'aux marmites si on les compare avec des jeunes b filles? La plus belle jeune fille ne paraîtra-t-elle pas laide en comparaison? Et n'est-ce pas aussi ce que dit Héraclite, que tu cites: l'homme le plus sage ne paraîtra qu'un singe vis-à-vis de Dieu, pour la sagesse, la beauté et tout le reste? » Accorderons-nous, Hippias, que la plus belle jeune fille est laide, comparée aux déesses? HIPPIAS. Qui pourrait aller là contre, Socrate?

SOCRATE. Si nous lui faisons cet aveu, il se mettra à rire, et me dira: &laqno; Socrate, te rappelles-tu la question que je t'ai faite? » (c) Oui, répondrai-je; tu m'as demandé ce que c'est que le beau. &laqno; Et puis, reprendra-t-il, étant interrogé sur le beau, tu me donnes pour belle une chose qui, de

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ton propre aveu, n'est pas plus belle que laide? » Je serai forcé d'en convenir. Ou que me conseilles-tu, mon cher ami, de lui répondre?

HIPPIAS. Réponds comme tu l'as fait. Il a raison de dire que l'espèce humaine n'est pas belle en comparaison des dieux.

SOCRATE. &laqno; Mais, poursuivra-t-il, si je t'avais demandé, d au commencement, qu'est-ce qui est en même temps beau et laid, la réponse que tu viens de me faire eût été juste. Cependant, te semble-t-il encore que le beau par soi-même, qui orne et rend belles toutes les autres choses du moment qu'il vient s'y ajouter, soit une jeune fille, une cavale ou une lyre? »

 

 

Socrate a demandé à Hippias de définir ce qu'est le"beau". Hippias a compris que Socrate attendait de lui qu'il lui dise ce qui est beau. Aussi lui dit-il ce qu'il tient pour beau...

Socrate va examiner la réponse d'Hippias, afin de s'assurer qu'elle répond bien à la question posée, qu'elle permet de savoir ce qu'est le beau.

N.B. La réponse s'avérera insoutenable.

La mise à l'épreuve de la réponse d'Hippias est d'un enjeu considérable: elle est l'occasion de tester la valeur des prises de position qui renvoient uniquement à l'expérience, qui sont purement empiriques - et qui sont celles de l'opinion.

 

Beau = belle jeune-fille

Socrate commence par rappeller l'exigence d'unité à laquelle doit satisfaire la notion recherchée.

Il s'avérera en effet qu'une telle définition entraîne un véritable éclatement de la représentation que nous pouvons avoir de la beauté.

Examinons l'argumentation de Socrate qui met en évidence cette défaillance radicale de la réponse d'Hippias :

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   contenu    arguments    portée    

BEAU

= aussi

une belle cavale,

une belle lyre

 

Et alia*:

Ce n'est pas la seule réponse possible,

il y en a d'autres!

=

réponse contingente

et qui fragmente

le beau

en diverses espèces

 

 

BEAU =

aussi à l'opposé

une belle marmite

 

 

 

Et aliud-oppositum*:

on peut faire une réponse tout aussi

valable

qui est à l'opposé

de la 1ère

 

=

réponse arbitraire

et qui fragmente le beau

en divers degrés

 

Belle jeune-fille

=

non belle

par rapport

à une déesse

=

Et idem non*:

la réponse est

totalement relative:

on peut en donner

une contraire

=

réponse

dénuée

de tout sens

 

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belle

par rapport

à une marmite

 

* Cf. Victor Goldschmidt, Les dialogues de Platon, PUF

 

 

La réponse d'Hippias est insoutenable. Si on peut dire d'une jeune-fille belle qu'elle est belle, on ne peut l'assimiler à la beauté : la belle jeune fille n'est qu'UNE beauté, toute relative d'ailleurs, elle n'est pas LA beauté.

N.B. Hippias ne donnera pas suite à sa (première) "définition".

 

 

 

© M. Pérignon

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L'examen de la question du beau

Définitions du beau par Hippias

Deuxième définition : beau = de l'or

 HIPPIAS. Si c'est là, Socrate, ce qu'il veut savoir, rien n'est plus aisé que de lui dire ce que c'est que ce beau qui sert d'ornement à tout le reste, et dont la présence embellit toutes choses. Cet homme, à ce que je vois, est un imbécile, qui ne s'y connait pas du tout en belles choses. (e )Tu n'as qu'à lui répondre: ce beau que tu me demandes n'est autre que l'or; il sera bien embarrassé, et ne trouvera rien à te répliquer; car nous savons tous qu'un objet, même laid par nature, auquel l'or vient s'ajouter, en est embelli et paré.

SOCRATE. Tu ne connais pas l'homme, Hippias; tu ignores jusqu'à quel point il est difficile, et combien il a de peine à se rendre à ce qu'on lui dit.

HIPPIAS. Qu'est-ce que cela fait, Socrate? Il faut, bon gré mal gré, qu'il se rende à une raison quand elle est bonne, ou, sinon, qu'il se couvre de ridicule. (290 a)

SOCRATE. Hé bien, mon cher, bien loin de se rendre à cette réponse, il s'en moquera et me dira: « Insensé quetu es, penses-tu que Phidias fût un mauvais artiste? » Bien au contraire, lui répondrai-je, ce me semble.

HIPPIAS. Et tu auras raison.

SOCRATE. Je le crois. Mais, lorsque j'aurai reconnu que Phidias est un habile sculpteur, mon homme répondra: b« Quoi donc! Phidias11, à ton avis n'avait nulle idée de ce beau dont tu parles? » Pourquoi? lui dirai-je. « C'est, continuera-t-il, parce qu'il n'a point fait d'or les yeux de son Athéna, ni son visage, ni ses pieds, ni ses mains, bien que tout cela en or dut paraître très beau, mais d'ivoire. Il est évident qu'il n'a fait cette faute que par ignorance, ne sachant pas que c'est l'or qui embellit toutes les choses auxquelles on l'ajoute. » Lorsqu'il nous parlera de la sorte, que lui répondrons-nous, Hippias?

HIPPIAS. Cela n'est pas difficile. Nous lui dirons que cPhidias a bien fait, car l'ivoire est beau aussi,

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je pense.

SOCRATE. « Pourquoi donc, répliquera-t-il, Phidias n'a-t-il pas fait de même les pupilles en ivoire, mais dans une pierre précieuse, après avoir cherché celle qui va le mieux avec l'ivoire? Est-ce qu'un beau marbre est aussi une belle chose? » Le dirons-nous, Hippias?

HIPPIAS. Oui, lorsqu'il convient.

SOCRATE. Et lorsqu'il ne convient pas, accorderai-je ou non qu'il est laid?

HIPPIAS. Accorde-le, lorsqu'il ne convient pas.

SOCRATE. « Mais quoi! me dira-t-il, ô habile homme que tu es! l'ivoire et l'or n'enlaidissent-ils point celles auxquelles ils ne conviennent pas? » Nierons-nous qu'il ait raison, ou l'avouerons-nous? (d)

HIPPIAS. Nous avouerons que ce qui convient à chaque chose la fait belle.

SOCRATE. « Quand on fait bouillir, dira-t-il, cette belle marmite, dont nous parlions tout à l'heure, pleine d'une belle purée de légumes, quelle cuillère convient à cette marmite? une d'or, ou de bois de figuier? »

HIPPIAS. Par Héraclès ! quelle espèce d'homme est-ce donc là, Socrate? Ne veux-tu pas me dire qui c'est? (e)

SOCRATE. Quand je te dirais son nom, tu ne le connaîtrais pas.

HIPPIAS. Je sais du moins dès à présent que c'est un homme sans éducation.

SOCRATE. C'est un questionneur insupportable, Hippias. Que lui répondrons-nous, cependant, et laquelle de ces deux cuillères dirons-nous qui convient mieux à la purée et à la marmite? N'est-il pas évident que c'est celle de figuier ? Car elle donne une meilleure odeur à la purée; d'ailleurs, mon cher, il n'est point à craindre qu'elle casse la marmite, que la purée se répande, que le feu s'éteigne, et que les convives soient privés d'un excellent mets: accidents auxquels la cuillère d'or nous exposerait; en sorte que nous devons dire, selon moi, que la cuillère de figuier convient mieux que celle d'or, à moins que tu ne sois d'un autre avis. (291 a)

HIPPIAS. Elle convient mieux en effet, Socrate. Je t'avouerai pourtant que je ne daignerais pas répondre à un homme qui me ferait de pareilles questions.

SOCRATE. Tu aurais raison, mon cher ami. Il ne te conviendrait pas d'entendre des termes aussi bas, richement vêtu comme tu es, chaussé élégamment, et renommé chez les Grecs pour ta sagesse; mais pour moi, je ne risque rien à converser avec ce grossier personnage. Instruis-moi (b) donc auparavant, et réponds, pour l'amour de moi. « Si la cuillère de figuier, dira-t-il, convient mieux que celle d'or, n'est-il pas vrai qu'elle est plus belle, puisque tu es convenu, Socrate, que ce qui convient

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est plus beau que ce qui ne convient pas? » Avouerons-nous, Hippias, que la cuillère de figuier est plus belle que celle d'or?

HIPPIAS,. Veux-tu, Socrate, que je t'apprenne une définition du beau, avec laquelle tu couperas court à toutes les questions de cet homme? (c)

SOCRATE. De tout mon cœur; mais dis-moi auparavant des deux cuillères dont je parlais à l'instant quelle est celle que je lui donnerai pour la plus convenable et la plus belle?

HIPPIAS. Hé bien, réponds-lui, si tu le veux, que c'est celle de figuier.

SOCRATE. Dis maintenant ce que tu voulais dire tout à l'heure. Car pour ta précédente définition, que le beau est la même chose que l'or, il est aisé de la réfuter et de prouver que l'or n'est pas plus beau qu'un morceau de bois de figuier. Voyons donc ta nouvelle définition du beau. (d)

HIPPIAS. Tu vas l'entendre. Il me parait que tu cherches une beauté telle que jamais et en aucun lieu elle ne paraisse laide à personne.

SOCRATE. C'est cela même, Hippias: tu conçois fort bien ma pensée.

HIPPIAS. Écoute donc; car si on a un seul mot à répliquer à ceci, dis hardiment que je n'y entends rien.

SOCRATE. Dis au plus vite, au nom des dieux.

 

Hippias vient d'échouer dans sa définition du beau : il a désigné une belle chose et non ce qui fait d'une chose qu'elle est belle.

Socrate va examiner la nouvelle réponse d'Hippias, afin de s'assurer si elle répond bien cette fois à la question posée, si elle permet bel et bien de savoir ce qu'est le beau.

N.B. La réponse s'avérera (bien que meilleure) insoutenable !

Hippias, s'il a progressé conceptuellement, en évoquant un élément esthétisant, ne décolle pas néanmoins du niveau des données empiriques. Sa "définition" ne résistera pas à un rapide examen critique.

 

REPONSE: Beau = or

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Socrate avait rappelé l'exigence conceptuelle à laquelle la définition recherchée devait satisfaire. Hippias semble s'être plié à cette exigence, puisqu'il évoque quelque chose qui rend belles les choses qu'il vient réhausser de sa présence.

Or il s'avérera qu'une telle définition, quelque soit le progrès réalisé, entraîne tout autant que la précédante un éclatement de la représentation que nous pouvons avoir de la beauté...

Examinons l'argumentation de Socrate qui met en évidence cette constante défaillance des réponses d'Hippias :

 

     contenu      arguments    portée   

 

BEAU

= aussi

ivoire,

pierre préciseuse

Et alia:

Ce n'est pas la seule réponse possible,

il y en a d'autres!

=

réponse contingente

et qui fragmente

le beau

en diverses espèces

 

 

 

 

 

Et aliud-oppositum:

on peut faire une réponse tout aussi

valable

qui est à l'opposé

de la 1ère

 

=

réponse arbitraire

et qui fragmente le beau

en divers degrés

 

l'or

=

tantôt beau

Et idem non:

la réponse est

totalement relative:

on peut en donner

=

réponse

dénuée

de tout sens

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(convient)

cas

de la statuaire

=

tantôt pas

cas

des usten-

siles de cuisine

 

une contraire  

 

Ici encore, la réponse d'Hippias est insoutenable: si on peut dire de l'or qu'il rend belles certaines choses, on ne peut pas dire qu'il soit le seul à le faire ni qu'il le fasse toujours. L'or n'est beau que de façon toute relative, il n'est pas LA beauté en soi, universelle. Aussi Hippias est-il obligé de mettre d'accord entre elles ses références empiriques et d'ajouter en conséquence :le marbre est beau lui aussi "lorsqu'il convient".

N.B. Cette précision, de portée conceptuelle, sera reprise par Socrate lorsqu'il prendra tout à l'heure le relais d'Hippias, convaincu d'ignorer ce dont il parle par impuissance radicale à le définir.

© M. Pérignon

 

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L'examen de la question du beau

Définitions du beau par Hippias

Troisième définition : beau = vie heureuse

  

HIPPIAS.

Je dis donc qu'en tout temps, en tous lieux, et pour tout homme, c'est une très belle chose d'avoir des richesses, de la santé, de la considération parmi les Grecs, de parvenir à la vieillesse, et, après avoir rendu honorablement les derniers devoirs aux auteurs de ses jours, d'être conduit au tombeau par ses descendants avec le même appareil et la même magnificence.

 

SOCRATE.

Oh, oh, Hippias! que cette réponse est admirable ! qu'elle est grande et digne de toi ! Par Héraclès j'admire avec quelle bonté tu fais ce que tu peux pour me secourir. Mais nous ne tenons pas notre homme; au contraire, je t'assure qu'il rira à nos dépens plus que jamais.

HIPPIAS.

Oui. d'un rire impertinent, Socrate: car s'il n'a rien à opposer à cela, et qu'il rie, c'est de lui-même qu'il rira, et il se fera moquer de tous les assistants. 292 a

SOCRATE.

Peut-être la chose sera-t-elle comme tu dis; peut-être aussi, autant que je puis conjecturer, ne se bornera-t-il pas sur cette réponse à me rire au nez.

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HIPPIAS.

Que fera-t-il donc?

SOCRATE. S'il a un bâton à la main, à moins que je ne m'enfuie au plus vite, il le lèvera sur moi pour me rosser d'importance.

HIPPIAS.

Que dis-tu là? Cet homme est-il ton maître? Et s'il te fait un pareil traitement, il ne sera pas traîné devant les juges, et puni comme il le mérite? Est-ce qu'il n'y a point de justice à Athènes, et y laisse-t-on les citoyens se frapper injustement les uns les autres?

 

SOCRATE.

Nullement.

HIPPIAS.

Il sera donc puni s'il te frappe contre toute justice?

 

SOCRATE.

Il ne me parait pas, Hippias, qu'il eût tort de me frapper, si je lui faisais cette réponse: je pense même le contraire.

 

HIPPIAS.

A la bonne heure, Socrate; puisque c'est ton avis, c'est aussi le mien.

SOCRATE.

Me permets-tu de t'expliquer pourquoi je pense que cette réponse mérite vraiment des coups de bâton? Me battras-tu toi-même sans m'entendre, ou écouteras-tu mes raisons?

HIPPIAS. Ce serait un procédé bien étrange, Socrate, si je refusais de les entendre. Quelles sont-elles? Parle.

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SOCRATE.

Je vais te le dire, toujours sous le nom de celui dont je fais ici le personnage, pour ne pas me servir vis-à-vis de toi des expressions dures et choquantes qu'il ne m'épargnera pas; car voici, je te le garantis, ce qu'il me dira: «Parle, Socrate. Penses-tu que j'aurais si grand tort de te battre, après que tu m'as chanté, avec si peu de sens, un dithyrambe qui n'a aucun rapport à ma question? » Comment cela? lui répondrai-je. « Comment, dira-t-il, tu n'as seulement pas l'esprit de te souvenir que je te demande quel est ce beau qui embellit toutes les choses où il se trouve, pierre, bois, homme, dieu, toute espèce d'action et de science? Car tel est, Socrate, le beau dont je te demande la définition; et je ne puis pas plus me faire entendre que si j'avais affaire à une pierre, et encore une pierre de meule, et que tu n'eusses ni oreilles ni cervelle. » Ne te fâcherais-tu point, Hippias, si, épouvanté de ce discours, je répondais: « C'est Hippias qui m'a dit que le beau était cela? Je l'interrogeais cependant comme tu m'interroges ici sur ce qui est beau pour tout le monde et toujours. » Qu'en dis-tu? Ne te fâcheras-tu pas, si je lui parle ainsi ?

 

HIPPIAS.

Je suis bien sûr, Socrate, que le beau est et paraîtra à tout le monde tel que je t'ai dit.

SOCRATE.

«Le sera-t-il toujours? » reprendra cet homme. Car le beau, c'est-à-dire le vrai beau, l'est à toutes les époques.

HIPPIAS.

Sans doute.

SOCRATE.

Il l'a donc toujours été?

HIPPIAS.

Oui.

SOCRATE.

« L'étranger d'Élis, poursuivra-t-il, t'a-t-il dit qu'il fût beau à Achille d'être enseveli après ses ancêtres, comme son aïeul Éaque, aux autres enfants des dieux et aux dieux eux-mêmes? »

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293 a

HIPPIAS.

Qu'est-ce que cet homme-là? Envoie-le au gibet. Voilà des questions, Socrate, qui sentent fort l'impiété.

SOCRATE.

Mais quoi, lorsqu'on nous fait de pareilles questions, n'est-il pas tout à fait impie d'y répondre affirmativement ?

HIPPIAS.

Peut-être.

SOCRATE.

« Peut-être donc es-tu cet impie, me dira-t-il, toi qui soutiens qu'il est beau en tout temps et pour tout le monde d'être enseveli par ses descendants, et de rendre les mêmes devoirs à ses ancêtres. Héraclès et les autres qu'on vient de nommer ne font-ils peut-être pas partie de tout le monde? »

 

 

HIPPIAS.

Je n'ai pas prétendu parler ainsi pour les dieux.

 

SOCRATE.

Ni pour les héros apparemment ?

HIPPIAS.

Non, du moins pour ceux qui sont enfants des dieux.

SOCRATE.

Mais pour ceux qui ne le sont pas?

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HIPPIAS.

Oui, pour ceux-là.

SOCRATE.

Ainsi, à ton compte, c'eût été, ce semble, une chose affreuse, impie et laide pour les héros, tels que Tantale, Dardanos et Zéthos ; et pour Pélops et les autres nés de mortels comme lui, ce serait une belle chose?

HIPPIAS. C'est là mon avis.

 

SOCRATE.

« Tu penses donc, répliquera-t-il, ce que tu ne disais pas tout à l'heure, qu'être enseveli par ses descendants, après avoir rendu le même devoir à ses ancêtres, est une chose qui en certaines rencontres et pour quelques- uns n'est pas du tout belle; et que même il semble impossible qu'elle devienne jamais et soit belle pour tout le monde; en sorte que ce prétendu beau est sujet aux mêmes inconvénients que les précédents, la jeune fille et la marmite; et qu'il est même plus ridiculement encore beau pour les uns, et laid pour les autres. Quoi donc Socrate, poursuivra-t-il, ne pourras-tu, ni aujourd'hui ni jamais, satisfaire à ma question, et me dire ce que c'est quele beau? » Tels sont à peu près les reproches qu'il me fera, et à juste titre, si je lui réponds comme tu veux. Voilà pour l'ordinaire, Hippias, de quelle manière il converse avec moi. Quelquefois cependant, comme s'il avait compassion de mon ignorance et de mon incapacité, il me suggère en quelque sorte ce que je dois dire, et me demande si telle chose ne me parait pas être le beau. Il en use de même par rapport à tout autre sujet sur lequel il m'interroge, et qui fait la matière de l'entretien.

HIPPIAS.

Que veux-tu dire par là, Socrate? 

Ultime tentative d'Hippias. Il répond à la question de savoir ce qu'est le beau en évoquant une belle vie, telle que les Grecs la conçoivent : "avoir des richesses, de la santé, de la considération parmi les Grecs, parvenir à la vieillesse, et, après avoir rendu honorablement les derniers devoirs aux auteurs de ses jours, être conduit au tombeau par ses descendants avec le même appareil et la même magnificence."

Hippias semble avoir compris l'exigence d'universalité à laquelle doit satisfaire sa définition du beau. La réponse s'avérera néanmoins insoutenable. Mais Hippias ne saurait faire mieux...

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Ayant compris qu'il doit fournir une réponse qui puisse être tenue universellement pour vraie, Hippias évoque ce qui est tenu unanimement pour beau par sa culture, non sans ethnocentrisme.

 

RÉPONSE: Beau = belle (...) vie

Socrate, après avoir félicité chaleureusement Hippias pour l'effort accompli, n'aura pas de peine à montrer la pauvre universalité, (pauvrement empirique) à laquelle il est parvenu !

Examinons l'argumentation de Socrate qui met en évidence l'échec insurmontable d'Hippias, et avec lui de la pensée empirique :

 

   contenu    arguments    portée   

 

 

 

 

Et alia:

Ce n'est pas la seule réponse possible,

il y en a d'autres!

=

réponse contingente

et qui fragmente

le beau

en diverses espèces

 

 

 

 

Et aliud-oppositum:

on peut faire une réponse tout aussi

valable

qui est à l'opposé

de la 1ère

 

=

réponse arbitraire

et qui fragmente le

beau

en divers degrés

la belle vie

=

Et idem non:

la réponse est

=

réponse

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tantôt belle

cas des humains

tantôt pas

cas des héros

totalement relative:

on peut en donner

une contraire

dénuée

de tout sens

 

Finalement, la réponse d'Hippias est ridicule (= inepsie): on ne saurait dire qu'une vie est belle, telle que l'a définie Hippias avec les gens de son temps. Une telle vie n'est belle que s'il s'agit d'une vie toute humaine ; ce n'est pas vrai de toute vie. Une telle belle vie n'est belle que pour un humain, et non pour un dieu ou un héros.

N.B. Hippias a donné le mieux de ce que peut donner quelqu'un qui n'est pas philosophe, càd qui ne recourt pas à l'évocation du concept mais s'en tient à celle des seules réalités empiriques...

 

© M. Pérignon

 

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Plan de l’Hippias majeur de Platon (428-347 av. J.-C.)

  La traduction utilisée est celle d’Émile Chambry (1864-1938).   Prologue

(« Socrate. Ô bel (kalos) et sage Hippias (…) Hippias. (…) capable de juger ce qu’ils auront entendu. » 281a-286c ; pp.353-362)

1) La sagesse des sophistes. (« Socrate. Ô bel et sage Hippias (…) il doit se faire le plus d’argent possible. »281a-283b ; pp.353-356)

a) Hippias se présente comme un homme excellent. L’art des sophistes qui est le sien est supérieur selon lui au savoir des anciens sages que lui cite Socrate : Pittacos de Mytilène (~650-~570 av. J.-C.), Bias de Priène (VI° siècle av. J.-C.), Thalès de Milet (624-546 av. J.-C.) et Anaxagore de Clazomènes (500/497-428 av. J.-C.). (« Socrate. Ô bel et sage Hippias (…) Hippias. (…) le ressentiment des morts. » 281a-282a ; pp.353-354)

b) La preuve de la supériorité de la sagesse des sophistes sur celle des Anciens est qu’ils gagnent beaucoup d’argent. Hippias en gagne plus que Gorgias de Léontini (~485-~378 av. J.-C.), Prodicos de Kéos (~460- après 399 av. J.-C.) et Protagoras d’Abdère (490-408 av. J.-C.). (« Socrate. Voilà qui est bien parlé et raisonné (…) il doit se faire le plus d’argent possible. » 282b-283b ; pp.354-356)

2) Réfutation de la prétention des sophistes : le cas de Lacédémone. (« Socrate. (…) Mais en voilà assez là-dessus. (…) les plus attachés aux lois. » 283b-285b ; pp.356-360)

a) Hippias ne gagne rien à Lacédémone qui passe pour une cité où on honore la vertu qu’il enseigne. (« Socrate. (…) Mais en voilà assez là-dessus. (…) il faudra bien te croire. » 283b-284b ; pp.356-358)

b) Si on en croit le seul Hippias, les Lacédémoniens violent la loi en n’acceptant pas ses leçons. (« Hippias. C’est que, Socrate, ce n’est pas l’usage à Lacédémone (…) les plus attachés aux lois. » 284b-285b ; pp.358-360)

3) Le savoir universel d’Hippias : il connaît l’astronomie, la géométrie, l’arithmétique, la “grammaire”. Son succès dérisoire à Lacédémone. Seules les généalogies plaisent aux Lacédémoniens. (« Socrate. (…) Mais au nom des dieux (…) Hippias. (…) ce qu’ils auront entendu. » 285b-286c ; pp.360-362)

  Première partie : les trois définitions proposées par Hippias. (« Socrate. C’est ce que je ferai (…) C’est à peu près ainsi qu’il me parle le plus souvent, Hippias. » 286c-293c ; pp.362-375)

1) Préambule sur la question « qu’est-ce que le beau ? »

(« Socrate. C’est ce que je ferai (…) Il ne te demande pas quelle chose est belle, mais ce qu’est le beau. » 286c-287e ; pp.362-365)

a) Socrate introduit la question de savoir ce qu’est le beau qui apparaît facile et dérisoire pour Hippias par l’intermédiaire d’un personnage anonyme qui le convainc souvent d’ignorance sur cette question.

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(« Socrate. C’est ce que je ferai (…) Hippias. (…) personne ne puisse te réfuter. » 286c-287b ; pp.362-363)

b) Socrate présente ce que dirait son personnage anonyme après le discours annoncé d’Hippias sur les belles occupations pour lui montrer qu’il s’agit de définir le beau, une notion comme la sagesse ou la justice. Hippias ne semble pas comprendre la différence entre la définition d’une notion et un exemple. (« Socrate. Ah ! quelles bonnes paroles (…) Il te demande pas quelle chose est belle, mais ce qu’est le beau. » 287b-e ; pp.366-365)

2) Première définition d’Hippias « le beau, c’est une belle fille [ou selon une traduction plus exacte « une belle vierge (parthenos)] » (287e ; p.365). (« Hippias. C’est compris, mon bon ami (…) Socrate. « (…) soit une vierge, ou une cavale, ou une lyre ? » » 287e-289d ; pp.365-368)

a) Hippias définit avec assurance le beau comme une belle fille en s’appuyant sur l’opinion commune. (« Hippias. C’est compris, mon bon ami (…) Socrate. Soit, je le veux bien. 287e-288a ; p.365)

b) Réfutation de la prétendue définition d’Hippias. Les exemples de beauté sont relatifs en ce sens qu’un “objet” est beau par rapport à un autre et laid par rapport à un troisième. (« Socrate. (…) Mais permets, Hippias (…) Socrate. « (…) soit une vierge, ou une cavale, ou une lyre ? » » 288a-289d ; pp.365-368)

) Socrate prend divers exemples, cavale, lyre qu’accepte Hippias. Il s’offusque lorsque Socrate prend l’exemple de la marmite car elle est évidemment pour lui moins belle qu’une vierge, une cavale ou une lyre. (« Socrate. (…) Mais permets, Hippias (…) Hippias. (…) de toutes les autres belles choses. » 288a-e ; pp.365-367)

) S’appuyant sur un mot d’Héraclite selon lequel le singe le plus beau est laid comparé à l’humain, Socrate introduit l’exemple de la déesse pour montrer que la vierge est laide par rapport à elle, ce qui réfute la confusion entre l’exemple et la définition et fonde la distinction des deux. (« Socrate. Soit. Si je comprends bien (…) une vierge, ou une cavale, ou une lyre ? » 289a-d ; pp.367-368)

3) Deuxième définition d’Hippias « ce beau (…) n’est pas autre chose que l’or. » (289e)

(« Hippias. Eh bien, Socrate, si c’est cela qu’il cherche (…) Socrate. (…) l’or n’est pas plus beau que le bois de figuier. » 289d-291c ; pp.368-371)

a) Hippias propose une seconde définition. Le beau est l’or puisqu’il fait paraître belles toutes les choses auxquelles il se rajoute. (« Hippias. Eh bien, Socrate (…) il se couvrira de ridicule. » 289d-290a ; p.368)

b) Réfutation de cette seconde définition : d’autres matériaux sont plus beaux lorsqu’ils sont plus appropriés. (« Socrate. Il est certain, excellent Hippias, que loin d’accepter ta réponse (…) bois de figuier. » 290a-291c ; 368-371)

) Socrate prend l’exemple d’une statue célèbre de Phidias (~490-apr. 430 av. J.-C.) l’Athéna parthenos chryséléphantine (c’est-à-dire “l’Athéna vierge d’or et d’ivoire”) pour montrer que l’ivoire est aussi beau que l’or. Il en ressort une définition donnée par Hippias sans qu’il s’en rende compte « ce qui convient à une chose, c’est cela qui la rend belle » (290d, p.369). (« Socrate. Il est certain, excellent Hippias (…) Hippias. (…) c’est cela qui la rend belle. » 290a-d ; pp.368-369)

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) Socrate introduit l’exemple bas de la marmite et des mouvettes (= cuillers ou spatules) d’or et de bois de figuier pour montrer que ce dernier matériau, moins noble, est plus beau, s’il convient. (« Socrate. Il me dira ensuite (…) pas plus beau que le bois de figuier. » 290d-291c ; pp.369-371)

4) Troisième définition d’Hippias « Je dis donc que pour tout homme, en tout temps et en tout lieu, ce qu’il y a de plus beau au monde, c’est d’être riche, bien portant, honoré par les Grecs, de parvenir à la vieillesse et, après avoir fait de belles funérailles à ses parents morts, de recevoir de ses enfants de beaux et magnifiques honneurs funèbres. » (291d-e ; p.371)

(« Socrate. (…) Voyons à présent ta nouvelle définition du beau. (…) C’est à peu près ainsi qu’il me parle le plus souvent, Hippias. » 291c-293d)

a) La réponse d’Hippias : la beauté c’est pour un homme une vie réussie. (« Socrate. (…) Voyons (…) pour me venir en aide. » 291c-e, p.371)

b) Le maître de Socrate le battrait pour une telle réponse, ce qui scandalise Hippias. (« Socrate. (…) Mais nous ne tenons pas notre homme (…) Hippias. (…) Quelles raisons as-tu à donner ? » 291e-292c ; pp.371-372)

c) Réfutation de la réponse d’Hippias : elle n’a rien à voir avec la question et est tout aussi relative que les précédentes réponses. (« Socrate. Je vais te les dire (…) le plus souvent, Hippias. » 292c-293d ; pp.372-375)

) La réponse d’Hippias est un dithyrambe et non une définition universelle. Hippias, s’appuyant sur l’opinion commune, n’est pas convaincu. (« Socrate. Je vais te les dire (…) Hippias. (…) ce que j’ai dit est beau pour tout le monde et paraîtra tel à tout le monde. » 292c-e ; pp.372-373)

) Socrate réfute une partie de la définition, à savoir qu’il est beau d’ensevelir ses parents puisqu’elle n’est pas valable pour Achille, les dieux et les héros descendants des dieux comme Hippias le reconnaît. Sa définition est relative comme les autres. (« Socrate. « Le sera-t-il toujours ? reprendra cet homme (…) le plus souvent, Hippias. » 292e-293c ; pp.373-375)

  Deuxième partie : les quatre définitions proposées tour à tour par l’anonyme puis par Socrate. (« Socrate. (…) Quelquefois pourtant, comme s’il avait pitié de mon inexpérience (…) quiconque dit la vérité. » 293c-304a ; pp.375-395)

1) Quatrième définition du dialogue et définition proposée par l’anonyme : « le beau est ce qui convient (prépon). » (293e ; p.375). (« Socrate. (…) Quelquefois (…) Hippias. (…) une définition plus exacte que toute exactitude possible. » 293c-295a)

a) Socrate rapporte la définition que lui suggérerait son interlocuteur anonyme qui résulte de ce qui a été examiné jusque là. (« Socrate. (…) Quelquefois (…) Hippias. Oui, il faut l’examiner. » 293c-e ; p.375)

b) Hippias choisit de soutenir que le convenable fait paraître les choses belles et non qu’il fait être les choses belles. C’est une sorte de première version de cette définition. Socrate réfute le propos en ce que le beau recherché est réel et non une tromperie. (« Socrate. Vois donc. (…) c’est là ce que nous cherchons, si nous cherchons le beau. » 293e-294c)

c) Hippias soutient que le convenable fait être et paraître les choses belles. Socrate suggère que la convenance fait être les choses belles sans qu’elles le paraissent. Telle serait l’élément positif de définition du dialogue dont l’échec final serait imputable au seul Hippias. Socrate le réfute à nouveau en montrant que sa position revient à la première.

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(« Hippias. Mais la convenance, Socrate (…) l’exactitude même n’y saurait trouver à redire. » 294c-295a ; pp.376-377)

) Réfutation de la deuxième version de la définition de l’anonyme. (« Hippias. Mais la convenance (…) à mon avis, Socrate. » 294c-e ; pp.376-377)

) Hippias ne comprend pas malgré les propos de Socrate qu’il a laissé échapper une définition possible de la beauté et prétend que seul, il la trouverait. (« Socrate. Ah ! Hippias, voilà la connaissance (…) que toute exactitude possible. » 294e-295a ; p.377)

2) Cinquième définition du dialogue et première définition de Socrate : « nous devons tenir pour beau ce qui est utile (chrèsimon) » (295c ; p.378). (« Socrate. Ah ! ne te vante pas, Hippias. (…) Hippias. (…) en réfléchissant, je trouverai. » 295a-297e ; pp.378-383)

a) Introduction et présentation par Socrate de la définition du beau comme l’utile fondée par induction sur les exemples des yeux, corps humain et de tous les animaux, ustensiles véhicules, instruments, occupations, lois. La puissance (dunamis) s’ajoute à la définition avec la bruyante approbation d’Hippias qui s’appuie sur la politique. (« Socrate. Ah ! ne te vante pas, Hippias. (…) Hippias. (…) ton raisonnement a marché merveilleusement. » 295a-296b ; pp.378-379)

b) Réfutation : l’utile peut être mauvais. Or une belle chose doit être bonne. Donc l’utile seul ne peut être le beau. (« Socrate. Je le voudrais (…) nous ne pouvons admettre, ce semble, que le puissant et l’utile soient le beau. » 296b-d)

3) Sixième définition du dialogue et deuxième définition de Socrate : « l’utile et le puissant appliqués à une bonne fin sont le beau. (…) c’est l’avantageux (ôphelimon) » (296d-e ; p.381)

(« Hippias. Pourquoi non, Socrate, s’ils sont puissants et utiles pour le bien (…) je trouverai. » 296d-297e ; pp380-383)

a) La redéfinition du beau comme l’avantageux (ôphelimon). (« Hippias. Pourquoi non, Socrate, s’ils sont puissants et utiles pour le bien (…) Sans aucun doute, Socrate. » 296d-e ; pp.380-381)

b) Réfutation car la conséquence est que le beau et le bien sont différents. (« Socrate. Mais l’avantageux est ce qui produit du bien. (…) je trouverai. » 296e-297e ; pp381-383) 4) Septième définition du dialogue et troisième définition de Socrate : «  si nous appelions beau ce qui nous cause du plaisir, non pas toute espèce de plaisirs, mais ceux qui nous viennent de la vue et de l’ouïe » (297e ; p.384). (« Socrate. Mais moi je ne crois pas (…) quiconque dit la vérité. » 297e-304a ; pp.383-395)

a) La définition du beau comme plaisir visuel ou auditif. Elle est défectueuse parce qu’elle ne s’applique pas aux lois. (« Socrate. Mais moi je ne crois pas (…) Hippias. Que veux-tu dire par là, Socrate ? » 297e-298c ; pp.383-385)

b) Vers la spécificité du plaisir esthétique. La qualité commune à la vue et à l’ouïe. (« Socrate. Je vais t’expliquer l’idée (…) Socrate. (…) ce n’est point par ce caractère qu’ils sont beaux. » 298c-300b)

) Les lois pourraient s’intégrer à la définition mais Socrate laisse ce point de côté. (« Socrate. Peut-être (…) les lois. » 298d, p.385)

  ) Différence entre l’agréable (èdu) et le beau (to kalon).

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(« Socrate. (…) Mais si l’on nous demandait (…) Hippias. (…) on ne peut pas répondre autre chose. » 298-d-299b ; pp.385-386)

) Les plaisirs de la vue et de l’ouïe doivent avoir une qualité commune pour qu’ils soient les seuls sens sensibles à la beauté. (« Socrate. « C’est bien, répliquera-t-il. (…) Socrate. (…) ce n’est point par ce caractère qu’ils sont beaux. »299b-300b ; pp.386-387)

c) Les types de qualité commune : qualité commune collective et qualité commune distributive. (« Hippias. Comment pourrait-il se faire, Socrate (…) ceux que j’ai mentionnés précédemment. » 300b-302b ; pp.387-391)

) Hippias conteste que deux objets puissent avoir une qualité commune sans l’avoir chacun. Il reproche à Socrate de découper les objets à la place de les voir dans leur ensemble. (« Hippias. Comment pourrait-il se faire (…) si cela te fait plaisir, parle. » 300b-301d ; pp.387-389)

) Socrate distingue les qualités communes qui appartiennent à l’ensemble mais non aux éléments (qualité commune collective) des qualités communes qui appartiennent à l’ensemble et aux éléments (qualité commune distributive). (« Socrate. Mais oui, cela me fait plaisir (…) Hippias. (…) précédemment, oui. » 301d-302b ; pp.390-391)

d) Le beau défini comme plaisir visuel ou auditif ne se range dans aucun des types de qualité commune. (« Socrate. Il suffit, Hippias (…) Hippias. C’est vrai. » 302b-303d ; pp.391-394)

) Rappel des points acquis. Premièrement la qualité commune à l’ouïe et à la vue qui fait la beauté doit lui appartenir séparément et communément. Deuxièmement, ce n’est pas le plaisir. (« Socrate. Il suffit, Hippias : on peut se contenter de ton aveu (…) Hippias. C’est bien ce que nous avons dit. » 302b-e ; pp.391-392)

) Socrate démontre que la vue et l’ouïe doivent avoir une qualité commune collective pour constituer le beau. Comme c’est absurde, la définition est réfutée. (« Socrate. Vois si je dis vrai. (…) Hippias. C’est vrai. » 302e-303d ; pp.392-394)

e) Essai d’une définition du beau comme « plaisir avantageux » : elle échoue puisque l’avantageux a été écarté. (« Socrate. « Reprenons donc les choses depuis le début (…) quiconque dit la vérité. » 303d-304a ; pp.394-395)

  Conclusion : la recherche n’est pas achevée. (« Hippias. Mais toi, Socrate, que penses-tu de tout ceci ? (…) Socrate. (…) les belles choses sont difficiles. » 304a-e ; pp.395-396)

1) Hippias rejette le style socratique. Il préfère le beau discours qui ne découpe pas les choses et les belles occupations qui sont politiques. (« Hippias. Mais voyons, Socrate (…) des bagatelles et des niaiseries. » 304a-b ; p.395)

2) Socrate rappelle qu’il ignore ce qu’est le beau comme l’anonyme qui habite chez lui le lui rappelle souvent. La recherche n’est pas achevée. Socrate comprend enfin le proverbe : « les belles choses sont difficiles ». (« Socrate. Ah ! mon cher Hippias, tu es bienheureux de savoir à quelles occupations un homme doit se livrer (…) « les belles choses sont difficiles ». 304a-e ; pp.395-396)

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Troisième définition : c’est le plaisir qui vient de la vue et de l’ouïe (297e-303e) [modifier]

Socrate évoque pour finir une dernière idée, à première vue étonnante : « si nous disions que ce qui est beau, c'est ce qui nous fait nous réjouir — non pas n'importe lequel des plaisirs, mais ceux qui nous viennent par la vue et l'ouïe [...] ? »45

Cette hypothèse, bien que séduisante, contient selon Socrate lui-même une première faille immédiatement perceptible, et c’est qu’elle ignore la beauté des plaisirs plus nobles, tirés des occupations studieuses ou de l’étude des lois.

D’autre part, il peut sembler étrange que les deux seuls sens de la vue et de l’ouïe soient pris en compte. Est-ce une manière détournée de se plier à l’opinion commune, pour laquelle le toucher, le goût ou l’odorat sont choses plus honteuses que les autres sens ?

Enfin et surtout, ce n’est pas parce qu’un plaisir vient de la vue ou de l’ouïe qu’il est beau. Socrate se lance alors dans une série de considérations fort complexes : lorsque l’on prend en compte des couples d’objets, alors dans la majorité des cas le terme que l’on applique aux deux objets (A et B sont beaux, A et B sont justes…) peut s’appliquer aussi à chaque objet pris séparément (A est beau et B est beau). Mais dans d’autres situations plus rares il peut arriver que cela ne soit pas le cas, notamment quand la somme d’A et B forme un nombre pair et qu’A et B, pris isolément, sont deux nombres impairs.

Dans le cas de la beauté, c’est la première catégorie qui convient, car si deux objets sont beaux, il faut de toute évidence que chacun d’eux le soit. Dès lors un nouveau paradoxe apparaît, puisque le beau, dans la définition retenue, doit appartenir aux deux plaisirs de la vue et de l’ouïe, pris conjointement, et ne peut appartenir à un seul d’entre eux. La définition, par conséquent, s’avère fausse.

Excédé par tant de subtilités jugées inutiles, Hippias sermonne rudement Socrate et le presse de se rallier une bonne fois pour toutes au sens commun, pour lequel le beau consiste essentiellement à briller en société.

Socrate, en prenant congé, feint de plaindre sa situation, coincé qu’il est entre d’un côté les attaques d’Hippias et de l’autre celles de son mystérieux contradicteur. Sa seule certitude, conclut-il avec une pointe d’humour, est de maintenant bien comprendre le proverbe grec selon lequel « les belles choses sont difficiles ».

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« Ces plaisirs [ceux de la vue et de l’ouïe], considérés ensemble ou séparément, sont les plus innocents et les meilleurs de tous, asinestatai kai beltistai » (303 e), asinês signifiant à la fois innocent, inoffensif, qui ne fait pas de mal, et aussi intact, non endommagé. Il faut peut être comprendre que l’odorat (qui se délecte d’une effluve qui émane du corps odorant, et suppose donc que ce corps se désagrège ou s’évapore), le goût (qui ne s’éprouve qu’à la condition de faire fondre l’objet dans la bouche) et le toucher (dont le contact finit par user l’objet) ne peuvent jouir de leur objet qu’en se l’appropriant, en le consommant ou à tout le moins, en le modifiant, tandis que la vue et l’ouïe jouissent du bel objet sans que celui-ci ne soit atteint ni modifié par ces sensations, donc dans le respect de son intégrité. Seuls l’œil et l’oreille jouissent du bel objet sans franchir la distance qui le sépare d’eux. On trouve ici une sorte d’ébauche du caractère désintéressé du sentiment esthétique, thèse qui deviendra fondamentale dans l’esthétique de Kant.            Le développement, peut-être un peu embrouillé, portera alors sur le caractère commun, ou essence du plaisir esthétique, qu’il s’actualise dans le plaisir de la vue ou dans celui de l’ouïe. Si l’on dit que l’un et l’autre participent également de la beauté, il faut en conclure que la beauté ne se trouve ni dans l’un ni dans l’autre, mais dans ce qui leur est commun en tant qu’il sont plaisirs, en tant qu’ils procurent le sentiment de l’agréable au sujet qui les ressent. « La vue et l’ouïe ont donc une qualité identique par l’effet de laquelle ils sont beaux, un caractère commun qui se rencontre à la fois dans chacune de ces deux sortes et dans les deux ensembles » (300 a). Le problème posé est celui qu’on nommera plus tard celui du « sens commun ». En effet, nous ne percevons pas un monde visible, puis un monde audible, puis un monde plein de saveurs, d’odeurs et de qualités tactiles : nous percevons, globalement et simultanément, un seul et même monde sensible. Il faut donc que les diverses impressions sensibles soient rapportées à une activité de l’esprit qui en opère la synthèse. L’unité du sensible n’est pas le fait des sens eux-mêmes, mais de l’âme qui les considère. Platon développera ce problème difficile dans le Théétète (184 d et sq, p. 33 et sq de mon commentaire du Théétète). La beauté passerait alors de l’ordre du sensible à l’ordre de l’intelligible, et le caractère commun qui fait belles les sensations de la vue et de l’ouïe proviendrait de l’acte de l’âme qui s’applique à ces sensations. Cette analyse est latente, mais jamais explicite, dans le texte de l’Hippias Majeur. C’est pourtant cette pensée, qui veut que l’unité de la vue et de l’ouïe ne soit pas sensible, mais intelligible, qui détermine une curieuse et difficile digression sur la méthode.