Elenchos standard : le cas négligé de l’Alcibiade · l’Euthydème, l ’Hippias Majeur ...
Transcript of Elenchos standard : le cas négligé de l’Alcibiade · l’Euthydème, l ’Hippias Majeur ...
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Universit de Montral
Elenchos standard : le cas nglig de lAlcibiade
par
Genevive Lachance
Dpartement de philosophie
Facult des arts et des sciences
Mmoire prsent la Facult des tudes suprieures
en vue de lobtention du grade de M.A.
en philosophie
option recherche
Aot 2010
Genevive Lachance, 2010
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Universit de Montral
Facult des tudes suprieures et postdoctorales
Ce mmoire intitul :
Elenchos standard : le cas nglig de lAlcibiade
Prsent par :
Genevive Lachance
a t valu par un jury compos des personnes suivantes :
David Pich, prsident-rapporteur
Louis-Andr Dorion, directeur de recherche
Richard Bods, membre du jury
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Rsum
Depuis une trentaine dannes environ, les tudes sur la rfutation, ou elenchos
(), se sont multiplies. Cet engouement nest pas tranger la publication dun
article de Gregory Vlastos, intitul The Socratic Elenchus , dans lequel sont abordes
des thses qui tranchent avec les thories gnralement acceptes jusqualors. Or, il est
intressant de noter que Vlastos a compltement cart lAlcibiade de son tude, le jugeant
apocryphe, et ce, mme si les arguments apports par les tenants de l'inauthenticit de
l'Alcibiade sont loin d'tre convaincants. Dans le cadre de ce mmoire, nous comptons
mener une analyse dtaille du texte de Vlastos et de lAlcibiade, en nous attachant
particulirement aux questions suivantes : quest-ce que lAlcibiade nous dit de lelenchos?
Que nous apprend-il de nouveau? En quoi ces rvlations originales viennent-elles
invalider ou confirmer les thories de Vlastos ou notre conception traditionnelle de la
rfutation socratique? Le premier chapitre sintressera principalement aux thses
prsentes dans la dernire version de The Socratic Elenchus , parue en 1994 dans
Socratic Studies. Nous en ferons un rsum critique et nous intresserons aux ractions de
diffrents commentateurs. Le deuxime chapitre se concentrera quant lui sur lAlcibiade.
Nous proposerons une analyse de ce dialogue en nous concentrant principalement sur le
thme de lelenchos, puis confronterons les principales thses de Vlastos aux rsultats de
notre analyse. Notre mmoire montrera que la description de l'elenchos donne par Vlastos
ne correspond pas celle fournie dans lAlcibiade.
Mots-cls : Philosophie, Platon, Vlastos, Alcibiade, elenchos, rfutation, dialectique
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Abstract
For about thirty years, studies on refutation, or elenchus (), have multiplied.
This interest has been stimulated by the publication of an article by Gregory Vlastos, The
Socratic Elenchus, in which an original and controversial theory of the elenchus is
presented. It is interesting to note, however, that Vlastos rejected Platos Greater
Alcibiades from his study, judging it inauthentic, even though the arguments presented by
the supporters of its inauthenticity are rather unconvincing. In this masters thesis, a
detailed analysis of Vlastos article and the Greater Alcibiades will be conducted. Special
attention will be given to the following questions: what the Greater Alcibiades can tell us
on the elenchus? Can it tell us something new? If so, will this new knowledge confirm or
invalidate the theories of Vlastos or the traditional conception of Socratic refutation? The
first chapter focuses on the thesis presented in the last version of the article The Socratic
Elenchus, published in 1994 in Socratic Studies. A critical summary of the article shall
then be presented in addition to an exposition of the reactions of various commentators.
The second chapter will focus on the Greater Alcibiades. An analysis of this dialogue, more
precisely of the elenchus, is conducted as well as a comparison of Vlastos principal thesis
with the results of our analysis. This masters thesis will show that the Greater Alcibiades
provides a description of the elenchus that does not concur with Vlastos conception.
Keywords : Philosophy, Plato, Vlastos, Alcibiades, elenchus, refutation, dialectic
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Table des matires
Introduction.1 Chapitre 1 : The socratic elenchus : Method is all13 1.1 Dfinition de lelenchos..13 1.2 Le modle de lelenchos standard...19 1.2.1 Elenchos standard vs elenchos indirect.....22 1.3 Des prmisses peu solides...25 1.4 Lelenchos : une mthode positive..33 1.4.1 Le problme de lelenchos ...37 Chapitre 2 : LAlcibiade....49 2.1 Date de composition49 2.2 Rsum et argumentation51 2.3 Plan..54 2.4 Prologue (103a-106c2)59 2.4.1 Mise en scne des rgles de lentretien rfutatif (106b-106c)..59 2.5 Examen des comptences dAlcibiade (106c3-109c8)...61 2.5.1 tablissement des prmisses initiales...61 2.5.2 Recours lopinion commune et non-respect de lune des rgles de lentretien rfutatif....64 2.6 Premire sous-rfutation (109c9-110d4).69 2.7 Deuxime sous-rfutation...72 2.8 Interlude dialectique (112e1-113c6)...75 2.9 Troisime sous-rfutation : Alcibiade connat-il lutile? Aveu implicite dignorance (113d1-116e5)....77
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2.10 Sur lignorance (116e6-120e5).....86 2.11 Fable royale (120e6-124b6)..88 2.12 Quatrime sous-rfutation (124b7-127d8)90 2.13 Partie positive : Quest-ce que prendre soin de soi-mme? (127d9-135c9).95 2.14 pilogue (135c10-135e8)......99 Conclusion...101 Bibliographie...110
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Introduction
Depuis une trentaine dannes environ, les tudes sur la rfutation, ou elenchos
(), se sont multiplies. Cet engouement nest pas tranger la publication dun
article de Gregory Vlastos, intitul The Socratic Elenchus, dans le tout premier numro
des Oxford Studies in Ancient Philosophy1. Si larticle de Vlastos a autant attis la
rflexion sur lelenchos, cest sans aucun doute en raison des thses originales et
audacieuses quil contient, lesquelles tranchent avec les thories gnralement acceptes
jusqualors. Entre autres, contre R. Robinson (Platos Earlier Dialectic, premire
dition :1941), Vlastos soutient quil existe un seul modle delenchos, nomm elenchos
standard, et que ce dernier ne repose pas sur la mise en contradiction directe de la thse
initiale, mais plutt sur des prmisses mal assures qui diffrent de la prmisse initiale;
contre E. Zeller (Philosophie der Griechen, premire dition : 1844-1852), Vlastos
soutient que Socrate ne se repose pas sur l'opinion commune pour asseoir le bien-fond
de ses prmisses, mais plutt sur des thses contra-endoxiques; enfin, contre G. Grote
(Plato and the Other Companions of Sokrates, premire dition : 1865) et la tradition,
Vlastos affirme que lelenchos constitue le support partir duquel Socrate rige ses
1 titre dexemple, de 1958 1980, 179 livres et articles relatifs la dialectique ont t publis : 90 se sont concentrs sur la dialectique entendue au sens large (cest--dire, selon la dfinition donne par H. Cherniss, comme mthode de raisonnement, thorie des relations ontologiques et arguments prsents dans les dialogues platoniciens) et 89, sur la dialectique comme mthode de raisonnement. Parmi ceux-ci, environ quatre se concentraient exclusivement sur lelenchos (voir : Brisson 1977; Brisson 1983). Quelques annes plus tard, le nombre dtudes sur lelenchos montera en flche, passant denviron 2 % 17 % de lensemble des textes se rapportant la dialectique. En effet, de 1980 1990, 111 livres et articles relatifs la dialectique seront publis : 56 se concentrant sur la dialectique au sens large et 55, sur la dialectique comme mthode de raisonnement. Parmi ceux-ci, environ vingt-deux se pencheront exclusivement sur lelenchos. En excluant les deux articles de Vlastos publis dans le premier numro des Oxford Studies in Ancient Philosophy (The Socratic Elenchus et Afterthoughts on the Socratic Elenchus), un total de dix-neuf livres et articles seront crits sur lelenchos de 1983 1990, soit neuf fois plus par rapport la priode prcdente (voir : Brisson 1988; Brisson 1992).
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thses morales, bref que lelenchos a une vise positive. En plus de pousser plus loin la
rflexion sur lelenchos, larticle de Vlastos a galement eu une importance capitale sur
les tudes socratiques. En effet, Vlastos reconnat lui-mme que les thses comprises
dans larticle de 1983 sont la base de sa description et de son interprtation du Socrate
de Platon, laquelle on le sait sera des plus dterminantes2.
Or, il est intressant de noter que Vlastos a compltement cart lAlcibiade de
son tude sur lelenchos. En effet, lAlcibiade napparat ni dans la premire version de
larticle publi en 19833, ni dans la liste des dialogues utiliss dans la version rvise de
larticle publie en 1994 dans Socratic Studies, ni dans lindex des dialogues
platoniciens cits par Vlastos dans Socrates, Ironist and Moral Philosopher, ouvrage qui
reprsente le point culminant et ultime de son tude sur le Socrate de Platon4. Pourquoi
une telle omission? En fait, Vlastos considre lAlcibiade comme un dialogue
apocryphe. Selon lui, le passage 119a1-6 est une preuve clatante de son inauthenticit.
Dans ce passage, Znon dle est dcrit sous les traits dun quasi-sophiste se faisant
payer des sommes extravagantes (100 mines) pour les leons quil donne aux riches
Athniens. De lavis de Vlastos, cette description de Znon jure avec celle donne par
2 Vlastos 1994, p. 111, n. 23. 3 Ds lintroduction de larticle de 1983, Vlastos donne la liste suivante des dialogues de jeunesse de Platon, sur laquelle il fera reposer son analyse : Apologie de Socrate, Charmide, Criton, Euthyphron, Gorgias, Hippias Mineur, Ion, Lachs, Protagoras et le premier livre de la Rpublique. Il considre lEuthydme, lHippias Majeur, le Lysis et, en 1994, le Mnexne comme les derniers dialogues de jeunesse crits par Platon (dialogues dits de transition). Quant au Mnon, Vlastos le considre comme un point de transition entre les dialogues de jeunesse et les dialogues de maturit. Aucun mot nest dit sur lAlcibiade. 4 Vlastos est loin de faire bande part. Ainsi, mme R. Robinson, qui a t lun des premiers tudier lelenchos, na pas inclus lAlcibiade dans son examen. Grote a quant lui rserv une section lAlcibiade dans son monumental Plato and the Other Companions of Sokrates, mais il ne touche que du bout des doigts le thme de lelenchos dans celle-ci. Enfin, tant Stenzel (1973), Santas (1979), Benson (1995), Gonzalez (1998) et Kahn (1996) nont pas pris en considration lAlcibiade dans leur analyse de la dialectique platonicienne et de lelenchos.
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Platon dans le Parmnide. De plus, il soutient que la description de Znon dans
lAlcibiade ne peut relever de la pure invention narrative : en effet, comment pourrait-on
expliquer que Platon dcrive le disciple de Parmnide quil vnre comme
appartenant la classe des sophistes quil dteste5? J.-F. Pradeau considre
l'interprtation de ce passage comme trs peu nuance6. N. Denyer croit quant lui que
le passage 119a1-6 sert surtout dcrire la personnalit du jeune Alcibiade, plus
prcisment montrer quil ne sintresse pas aux questions financires et quil est
sensible aux exagrations et aux commrages7. Enfin, la somme exorbitante demande
par Znon dans ce passage, qui est trente mille fois plus leve que la somme verse aux
jurs athniens pour assurer leur subsistance quotidienne8, relve de la pure fantaisie. On
ne saurait donc rejeter l'authenticit d'un dialogue de Platon sur la seule base dun
passage qui se veut rsolument outrancier, en rtorquant que ce dernier ne concide pas
avec la ralit dcrite dans dautres dialogues.
Selon Vlastos, lAlcibiade est apocryphe en son entier. Il rejette dailleurs la
thse de P.M. Clark (1955) selon laquelle les premiers deux tiers du dialogue auraient
t crits par un lve de Platon et le dernier tiers, par Platon lui-mme. Cette thse lui
semble invraisemblable. Pourquoi donc Platon aurait-il appos sa griffe sur luvre de
lun de ses lves alors quil se trouvait dans la priode la plus productive de sa carrire
(cest--dire, durant la priode dite de maturit ou tout de suite aprs la Rpublique)?
Pourquoi aurait-il voulu donner son nom une uvre dans laquelle il ne fait quaborder
5 Vlastos 1993, p. 291. 6 Pradeau 2000, p. 202. 7 Denyer 2001, p. 163. 8 Denyer 2001, p. 162.
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superficiellement des thmes qu'il a dj traits plus profondment dans dautres
dialogues9? Selon Vlastos, lAlcibiade a sans doute t crit peu de temps aprs le dcs
de Platon, plus prcisment une ou deux gnrations aprs celui-ci10.
LAlcibiade est-il rellement un dialogue apocryphe? A-t-on eu raison de
lexclure des tudes sur lelenchos? Contrairement au Second Alcibiade, le Premier
Alcibiade na jamais t remis en doute par les Anciens. Les allusions les plus lointaines
ce dialogue remonteraient Cicron et Philon dAlexandrie. Les citations ou
vocations par Apule, Alexandre dAphrodise, pictte, Galien, Maxime de Tyr ou
Clment dAlexandrie laissent prsager que lAlcibiade tait un texte couramment lu,
tudi et enseign ds le IIe et IIIe sicle de notre re. LAlcibiade tait fort pris des
No-Platoniciens : ainsi, Jamblique considrait ce dialogue comme un rsum parfait de
la philosophie platonicienne, Proclus en faisait le texte dintroduction principal
luvre de Platon et Olympiodore a consacr un cours entier lAlcibiade, dont le
contenu a par la suite t rassembl et publi par lun de ses lves11. Au Moyen ge,
lAlcibiade fut mme le premier dialogue de Platon quAl-Farabi prsenta dans sa
Philosophie de Platon et dAristote12.
Cest Schleiermacher qui, le premier, sonna le glas de lAlcibiade. Dans
lintroduction quil consacra en 1809 la traduction de lAlcibiade, Schleiermacher fit
9 Les deux raisons voques par Vlastos sous une forme interrogative laissent transparatre deux prsupposs. Tout dabord, Vlastos semble accepter la thse de Clark selon laquelle lAlcibiade aurait t crit durant la priode de maturit, ce qui est sujet de nombreux dbats, comme nous le verrons plus loin. Deuximement, Vlastos dcrit lAlcibiade comme un dialogue de pitre qualit, dans lequel Platon naborde que superficiellement certains thmes quil aurait dj traits avec plus de profondeur. Linfluence de Schleiermacher ne saurait ici tre plus palpable! 10 Vlastos 1993, p. 292. 11 Sur lAlcibiade durant lAntiquit, voir lintroduction dA. Ph. Segonds (1985), Sur le Premier Alcibiade de Platon (tome 1), Paris, Les Belles Lettres, p. X XXI. 12 Blitz 1995, p. 339.
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tat de ses nombreux doutes et soupons relativement cette uvre si prise des No-
Platoniciens. Toutefois, lire ce petit texte de Schleiermacher, il est aujourdhui trs
difficile de comprendre les raisons et la porte de son influence sur les gnrations
venir. En effet, la critique adresse par Schleiermacher ne repose que sur des
considrations hautement subjectives. Le premier argument voqu par le philosophe
allemand se rapporte linfriorit de lAlcibiade. Qualifiant ce dialogue de miette
ou de petite uvre, qui a de tout temps t surtout prise par ceux qui ont coutume
dadmirer en bloc 13, Schleiermacher considre quil ne peut tre de Platon tant il est
trop mauvais et insignifiant. Selon lui, le dialogue donne ltrange impression dune
asymtrie : des passages fort beaux ctoient des discours vides et inutiles, des passages
hachs menus suivent des passages longs, voire interminables. Lun de ces longs
passages, que lon a coutume dappeler la Fable royale (120e6-124b6), est crit dans un
style qui voque davantage Xnophon que Platon. Enfin, le dialogue est superficiel et
glisse sur des thmes que le lecteur voudrait voir traits plus en profondeur. Comme on
peut le voir, ce premier argument est assez faible. Tout dabord, largumentation de
Schleiermacher aurait gagn en clart et en prcision sil avait accompagn ses tats
dme de rfrences ou de citations. Or, son texte ne renvoie presque jamais des
passages prcis. De plus, ce premier argument repose sur un prsuppos assez
discutable : Platon ne peut crire que des textes de bonne qualit, voire des chefs-
duvre. Enfin, les critres esthtiques sur lesquels se repose Schleiermacher pour
condamner lAlcibiade sont tous subjectifs et relvent principalement du got personnel.
13 Schleiermacher (trad. Marie-Dominique Richard) 2004, p. 386-387.
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Schleiermacher soutient galement que l'intention vritable de lAlcibiade est
floue et imprcise. Selon lui, le dialogue ressemble trangement aux dialogues
authentiques de Platon, mais il suffit de gratter lgrement le vernis pour y voir
apparatre la trace dun faussaire maladroit14. Ainsi, les thmes nont aucun rapport les
uns avec les autres, la thmatique extrieure ( le fait que Socrate veuille prouver
Alcibiade quil doit acqurir dautres connaissances [p. 388]) nest pas pleinement
dveloppe et le noyau vritable de luvre ( tout ce que Socrate met en discussion
pour tablir cette preuve [p. 388]) est superficiel et nentretient que des relations lches
avec le reste du texte. Dailleurs, Schleiermacher conteste la porte philosophique de
lAlcibiade. Selon lui, on ny trouve aucune pense profonde, aucune explication de la
nature humaine (comme lannonce le second titre de lAlcibiade), mais plutt des thses
populaires, lapparence socratique, qui auraient t traites avec beaucoup plus
dlgance dans dautres dialogues. Certains passages de lAlcibiade semblent mme
emprunter au Lachs, au Gorgias ou au Protagoras, mais, encore une fois,
Schleiermacher ne donne pas les rfrences des passages auxquels il pense. Ce deuxime
argument nappelle quune seule critique, formule sous forme de question : le noyau
vritable de l'Alcibiade est-il rellement celui que Schleiermacher prtend tre? En effet,
si le dialogue de Platon n'a pas pour objectif principal de dmontrer qu'Alcibiade a
besoin d'acqurir d'autres connaissances avant de se lancer en politique, la question du
manque dorganisation interne des diffrents constituants du texte prend alors une toute
autre dimension, pour ne pas dire un aspect dissemblable.
14 Schleiermacher (trad. Marie-Dominique Richard) 2004, p. 387-388.
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Enfin, Schleiermacher conteste lauthenticit de lAlcibiade en se reposant sur la
description de la personnalit des diffrents personnages. De son avis, le Socrate de
l'Alcibiade est passif, dirigeant mollement la conversation, passant arbitrairement d'un
thme l'autre, n'ayant comme but vident que d'humilier son jeune interlocuteur15. Le
dialogue aurait ici un caractre ristique que l'on ne retrouverait nulle part ailleurs. Qui
plus est, Socrate revt mme un aspect anti-platonicien : il se prsente comme un
professeur, est plein de suffisance envers lui-mme et montre de l'admiration pour
Pricls16. Quant au personnage dAlcibiade, il se distinguerait des autres portraits du
mme individu bross par Platon dans le Banquet et le Protagoras. De lavis de
Schleiermacher, lAlcibiade du dialogue ponyme est trop humble et facilement
intimid; il fait preuve de peu desprit en comparaison de lAlcibiade du Protagoras. De
plus, lAlcibiade dresse un tout autre portrait de la relation entre Socrate et son jeune
amoureux, comparativement au Banquet et au Protagoras. Ainsi, dans lAlcibiade,
Socrate parle pour la premire fois Alcibiade alors que ce dernier a presque vingt ans.
Dans le Protagoras, Socrate et Alcibiade semblent dj de vieilles connaissances, et ce,
mme si Alcibiade nest pas plus g que dans le dialogue prcdent (lAlcibiade et le
Protagoras se droulent avant le dcs de Pricls). Enfin, selon le Banquet, Alcibiade
15 Schleiermacher (trad. Marie-Dominique Richard) 2004, p. 389. 16 () le fait que Pricls, quoique homme politique excellent et pris sans trace dironie plus que dans nimporte quel autre discours platonicien () (Schleiermacher [trad. Marie-Dominique Richard] 2004, p. 388). Il est se demander si Schleiermacher avait bel et bien le texte de l'Alcibiade sous les yeux, car ce dernier va plutt en sens contraire! Un seul exemple suffira le montrer : (Socrate) Eh bien, pour Pricls, peux-tu me dire qui il a rendu habile, commencer par ses fils? (Alcibiade) Quelle question, Socrate! ses deux fils ont t des niais () (Socrate) Alors, entre tous les autres, cite-moi quelquun, Athnien ou tranger, esclave ou libre, qui ait d ses relations avec Pricls dtre devenu habile () (Alcibiade) Par Zeus, je nen connais pas. (118d-119a [trad. Croiset]). loppos, . de Strycker qui considre galement lAlcibiade comme un dialogue apocryphe affirme que le dialogue contient une pointe brutale dirige contre Pricls , ce qui est peu conforme l'usage platonicien (de Strycker 1942, p. 143, n. 6).
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aurait voulu sduire Socrate alors quil se trouvait dans sa vigueur virile, ce qui contraste
avec la description du mme personnage dans lAlcibiade. Pour toutes ces raisons,
Schleiermacher avance lhypothse selon laquelle lAlcibiade aurait t crit par un
disciple immdiat de Platon partir dune esquisse de son matre17.
L'un des seuls arguments valables avancs par Schleiermacher se rapporte la
description anti-platonicienne de la personnalit de Socrate. Ainsi, en 105d-e, Socrate se
dit indispensable la ralisation des ambitions politiques dAlcibiade et affirme quil
peut laider obtenir la puissance quil dsire. La confiance affiche par Socrate au
dbut du dialogue, ainsi que l'impression donne par ce personnage de vouloir former
Alcibiade, constituent deux des particularits les plus curieuses de ce texte. Ces
particularits ont t voques par dautres commentateurs comme preuves de
linauthenticit du dialogue ou de linfluence de Xnophon sur Platon. Toutefois, ces
traits curieux peuvent tre expliqus par des raisons autres que celle de linauthenticit.
Par exemple, il est noter que Socrate ne se prsente jamais officiellement comme un
professeur, mais plutt comme un amoureux qui a souci daider Alcibiade. De plus,
comme lun des aspects fondamentaux de la relation entre Socrate et Alcibiade est
lducation rotique et lamour pour lme 18, il nest pas tonnant que laspect
ducateur de Socrate soit davantage mis en lumire. Enfin, la confiance en soi affiche
par Socrate au dbut du dialogue peut tre une simple tactique dploye par Socrate pour
piquer lattention dun personnage qui est dcrit comme ambitieux et nayant en tte que
17 Schleiermacher (trad. Marie-Dominique Richard) 2004, p. 382. 18 Giannantoni 2001, p. 300.
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son propre intrt. D'ailleurs, le subterfuge russit merveille puisqu'Alcibiade demande
aussitt Socrate comment celui-ci pourra servir ses ambitions (106a)19.
Dautres arguments, beaucoup plus solides, ont t avancs contre lauthenticit
de lAlcibiade. Toutefois, aucun de ceux-ci nest dterminant. . de Strycker qui
considre lAlcibiade comme un ouvrage dintroduction de lAcadmie, crit par un
disciple de Platon a relev la prsence de mots rares ou absents des autres uvres de
Platon, entre autres (qui napparat que dans lAlcibiade et les Lois) ou
(mot potique rare)20. Selon lui, de telles occurrences seraient des indices vocateurs de
linauthenticit de lAlcibiade. Or, comme le fait remarquer avec justesse N. Denyer,
largument peut galement tre utilis en sens inverse : si l'absence du terme des
autres uvres de Platon, hormis les Lois, est une raison lappui de linauthenticit de
lAlcibiade, alors cette mme raison pourrait tre voque contre lauthenticit des
Lois21. Denyer, qui est en faveur de l'authenticit de l'Alcibiade, relve un autre
argument avanc par les tenants de l'inauthenticit : l'Alcibiade est apocryphe, car il
contient des expressions qui appartiennent trois diffrents moments de la carrire
littraire de Platon. Ainsi, dans le premier groupe dcrits (dialogues de jeunesse, p. ex.,
lEuthyphron), on rencontre une seule occurrence de la rponse ; cette rponse est
19 Giannantoni rejette lhypothse selon laquelle la confiance affiche par Socrate au dbut de lAlcibiade est une indication de linfluence de Xnophon sur Platon : () cet argument nest pas non plus convaincant : autre est lattitude de Socrate envers qui est sincrement dsireux dapprendre, autre envers qui prtend seulement savoir (Giannantoni 2001, p. 301) . Comparez avec Proclus : (...) cette promesse (c.--d., daider Alcibiade atteindre le pouvoir tant dsir) ne saccorde pas avec le caractre de Socrate. Eh bien, il faut encore rpondre cela que la grandiloquence sied au philosophe quand cest le moment opportun. () Dans notre texte, son discours sadresse un aim dsireux dhonneurs et de pouvoir et qui est dj plein de mpris pour les autres amants : aussi Socrate laborde-t-il avec dcision et franc-parler pour le soumettre ses propres discours et, de la sorte, il fait dpendre le pouvoir si ardemment recherch par Alcibiade de son propre pouvoir . (Segonds 1985, p. 220) 20 de Strycker 1942, p. 137. 21 Denyer 2001, p. 16.
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toutefois frquente dans le deuxime groupe (dialogues de maturit, p. ex., le Phdon) et
trs frquente dans le troisime (dialogues de vieillesse, p. ex., le Sophiste). Quant
lexpression , elle est trs frquente dans le premier groupe, assez frquente dans le
second et rare dans le troisime. Enfin, l'expression est plus frquente dans le
deuxime groupe, rare dans le troisime et absente du premier22. Or, le dbut de
lAlcibiade (106c-116e) contient sept des huit occurrences de (premire priode); la
suite du dialogue contient deux occurrences de (deuxime priode) et cinq
occurrences de (troisime priode). LAlcibiade serait donc inauthentique, car il
contient des mots qui appartiennent trois priodes diffrentes et ne correspond donc
pas la chronologie des uvres de Platon. Selon Denyer, cet argument, qui semble des
plus solides, nest pas valable, car il lude la question. En effet, selon les tenants de cette
position, lAlcibiade devrait tre rejet des crits de Platon, car il ne rpond pas la
classification utilise. Or, la chronologie standard des uvres de Platon, qui a t
propose la fin du XIXe sicle, excluait l'Alcibiade. Comment peut-on supposer que
cette chronologie soit correcte alors quelle na pas pris en compte le texte mme dont il
sagit de prouver lauthenticit? Ainsi, si lAlcibiade est un dialogue authentique, les
critres utiliss pour dresser la chronologie des uvres de Platon seffondrent23. Cette
tentative de datation des uvres de Platon nest pas la seule avoir t effectue.
Toutefois, selon les critres utiliss, ces tentatives sont arrives des rsultats
contradictoires, les unes dmontrant lauthenticit de l'Alcibiade, les autres, son
inauthenticit. Par exemple, les analyses stylomtriques menes par G.R. Ledger qui
22 Denyer 2001, p. 20-21. Selon la classification tablie par L. Brandwood dans The chronology of Platos dialogue. 23 Denyer 2001, p. 23.
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se reposent, entre autres, sur le calcul du pourcentage de voyelles rencontres dans les
uvres de Platon ont montr que l'Alcibiade tait un texte authentique, crit
probablement vers les annes 390 avant J.-C24. Cette datation concorde dailleurs avec
celle propose par M. Croiset, qui avance la thse selon laquelle lAlcibiade aurait t
crit durant le sjour de Platon Mgare, soit aprs la mort de Socrate25. Le verdict de
Ledger est dailleurs assez vocateur : It seems astonishing that, if this work is
spurious, the author should have had such success in matching the Platonic style as to be
closer in many instances to genuine works than they are to each others 26.
Comme il est facile de le remarquer, les arguments avancs contre lauthenticit
de lAlcibiade ne sont pas concluants27. moins dune preuve dcisive en sens
contraire, lAlcibiade ne mrite donc pas dtre exclu des tudes sur la philosophie
platonicienne ni des analyses sur lelenchos. Qui plus est, mme si lAlcibiade se rvlait
faux, il nen demeure pas moins que la plupart des commentateurs sentendent pour dire
quil a t crit la manire de Platon, par un disciple de ce dernier ou un membre de
l'Acadmie. Par consquent, lAlcibiade aurait tout de mme quelque chose nous dire
de lAcadmie et de la philosophie quon y enseignait.
Il est maintenant grand temps dinclure lAlcibiade dans les tudes menes sur
lelenchos. Cette inclusion, en plus dtre des plus valables et ncessaires, permettrait de
24 Ledger 1989, p. 218. 25 Croiset 2002, p. 49. 26 Ledger 1989, p. 144. 27 De nombreux autres arguments pourraient tre prsents, tous plus faibles les uns que les autres. Par exemple, lAlcibiade nest pas de Platon, car il est trop platonicien (argument avanc par Heidel en 1896); la prsence excessive du signe dmonique dans lAlcibiade serait un indice de linauthenticit de ce dialogue (de Strycker 1992, p. 144) ( ce compte-ci, lApologie serait lui aussi inauthentique); enfin, Aristote na pas cit une seule fois lAlcibiade ni nen a parl dans ses crits (Smith 2004, p. 93) (par consquent, lHippias Majeur serait lui aussi inauthentique, Aristote citant lHippias Mineur sous le titre dHippias sans jamais mentionner lHippias Majeur).
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jeter un clairage diffrent sur plusieurs aspects de la pense de Platon, entre autres sur
lelenchos28. En effet, quest-ce que lAlcibiade nous dit de lelenchos? Que nous
apprend-il de nouveau? En quoi ces rvlations originales sil y en a viennent-elles
invalider ou confirmer les thories jusqualors avances sur lelenchos, en particulier
celles de Vlastos? Le prsent mmoire a pour objectif danalyser lAlcibiade en regard
de lelenchos. Le premier chapitre sintressera principalement aux thses prsentes
dans la dernire version de larticle The Socratic Elenchus, parue en 1994 dans Socratic
Studies sous le titre The Socratic Elenchus : Method is all. Nous en ferons un rsum
critique et nous intresserons aux ractions de diffrents commentateurs, plus
prcisment celles qui suivent de prs la publication de larticle. Le second chapitre se
concentrera quant lui sur lAlcibiade. Nous proposerons une analyse de ce dialogue en
nous concentrant principalement sur le thme de lelenchos. Nous confronterons
galement les principales thses de Vlastos aux rsultats de notre analyse.
28 What makes the Alcibiades I so interesting is that it provides a number of arguments and doctrines that would significantly add to and change our understanding of Platonic philosophy (Smith 2004, p. 95-96).
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Chapitre 1
The Socratic elenchus: method is all
Les thses prsentes par Gregory Vlastos dans le cadre de larticle The Socratic
elenchus : method is all sont le fruit dune rflexion stendant sur une douzaine
dannes. Rdig en 1981 pour une srie de confrences donnes lUniversit de St-
Andrews, prsent le 29 dcembre 1982 lors dune runion de lAmerican Philosophical
Association, l'article a t rvis puis publi en 1983 dans le premier numro des Oxford
Studies in Ancient Philosophy sous le titre The Socratic elenchus. la lumire des
nombreuses critiques qui lui furent adresses, Vlastos y apporta de plus amples
modifications jusquen 1991, anne de son dcs. Une version dfinitive de larticle fut
publie titre posthume en 1994 dans louvrage Socratic Studies.
1.1 Dfinition de lelenchos
Dentre de jeu, Vlastos rvle lun des buts ultimes de son article : fournir une
dfinition de lelenchos. Toutefois, de laveu mme du principal intress, cette
dfinition ne pourra tre quune hypothse. En effet, le Socrate des premiers dialogues
n'analyse jamais explicitement sa mthode de recherche, ne posant pas une seule fois la
clbre question Quest-ce que X? en regard de lelenchos29. Vlastos analysera donc
lensemble des rfutations contenues dans les dialogues rfutatifs de Platon plus
particulirement, dans le Gorgias pour en arriver une dfinition hypothtique de
lelenchos.
29 Vlastos 1994, p. 2.
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Cette dfinition de lelenchos contredira de pleins fouets la dfinition donne par
Vlastos quelques annes plus tt dans son introduction au Protagoras (1956). cette
poque, Vlastos soutenait, entre autres, que Socrate laissait ses interlocuteurs tirer les
consquences qui contredisent la thse initiale. Cette allgation lui parat maintenant
fausse : Socrate est le seul personnage qui tire de telles conclusions. Il affirmait
galement quil tait possible dassimiler lelenchos la dialectique de Znon dle. Il
nest plus de cet avis : contrairement Znon dle, Socrate ne dbat jamais partir de
prmisses non assertes; en effet, les prmisses de tout elenchos doivent tre affirmes
par l'interlocuteur et reprsenter l'opinion relle de ce dernier30. Enfin, Vlastos soutenait,
en se reposant sur les thses de Richard Robinson, que la consquence qui contredit la
thse initiale est tire de cette mme thse. Quelques annes plus tard, Vlastos affirmera
plutt que la consquence qui contredit la thse initiale dcoule de prmisses admises
ultrieurement, lesquelles reposent la plupart du temps sur une base peu solide. Fort de
ces prcisions et rtractations, Vlastos propose la dfinition suivante :
Socratic elenchus is a search for moral truth by question-and-answer adversary argument in which a thesis is debated only if asserted as the answerers own belief and is
regarded as refuted only if its negation is deduced from his own beliefs31.
Tout dabord, Vlastos assimile lelenchos une forme dargument dductif.
Vlastos suit ici Aristote, qui considrait lelenchos comme une dduction avec
contradiction de la conclusion (Rfutations sophistiques 165a [trad. Dorion]). Il
reconnat toutefois que Socrate utilise aussi des arguments pagogiques, mais, selon lui,
ceux-ci ne constituent pas de vritables inductions, entendues au sens moderne du
30 Vlastos 1994, p. 2-3. 31 Vlastos 1994, p. 2-3.
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terme32. Se reposant sur lanalyse dun passage de lIon (540b-d), Vlastos affirme que
les pagogues utiliss par Socrate peuvent tre assimils des inductions intuitives, et
non des inductions probables. De son avis, le trait essentiel du raisonnement inductif
est son caractre probable : les conclusions dune infrence peuvent toujours tre
renverses par les donnes de lexprience. Or, les raisonnements pagogiques utiliss
par Socrate ne reposent pas sur la confirmation empirique, mais plutt sur la
signification des termes principaux employs dans la recherche dune dfinition (p. ex.,
dans le passage 540b-d de lIon, Socrate dmontre que le rhapsode na pas de
connaissances suprieures dans dautres techniques que la sienne, non pas en donnant
lexemple de tel ou tel rhapsode, mais en se reposant sur le sens de lexpression expert
dune technique [ master of craft ])33. Vlastos soutient galement que lelenchos
possde un caractre antagoniste (adversary), lequel est dailleurs suggr par
ltymologie mme du terme 34. Dans un entretien rfutatif, Socrate adopte
toujours le rle de linterrogateur : il examine et value la thse dfendue par son
interlocuteur sans jamais dfendre une thse personnelle35. Lelenchos nest toutefois
pas une ristique. Lobjet de la dialectique est positif et se confond avec lessence mme
de la philosophie pour Socrate, soit une investigation. Cette recherche nest pas axe sur
32 Vlastos 1994, p. 4. 33 Vlastos 1991, p. 267-268. Il nen demeure pas moins que Vlastos rapproche lelenchos dune mthode inductive. Dans Elenchus and mathematics, un article quil considre comme la suite logique de larticle The Socratic Elenchus, Vlastos affirme que lelenchos est une mthode de recherche de la vrit qui possde une grave lacune de nature pistmique : elle ne permet dapporter aucune certitude. Le Socrate des dialogues de jeunesse est convaincu de son utilit, car son exprience lui a prouv quelle pouvait tre utilise pour rfuter toute personne qui dispose dune croyance morale fausse. Cependant, rien ne lui garantit que cette mme croyance fausse ne sera pas dmontre comme vraie dans un autre elenchos. En dautres mots, lelenchos est une mthode inductive qui donne uniquement accs des vrits probables, lesquelles pourront toujours tre rfutes un moment ou un autre. Ces vrits ne jouissent pas du mme degr de certitude que les vrits mathmatiques (Vlastos 1991, p. 160-162). 34 Vlastos 1994, p. 4. 35 Vlastos 1991, p. 113.
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le domaine logique ou mathmatique, mais uniquement sur le domaine moral. Or, pour
atteindre de telles vrits, deux contraintes doivent tre imposes la discussion : (1)
linterlocuteur de Socrate doit donner des rponses courtes et directes; (2) linterlocuteur
de Socrate doit dire ce quil pense. Socrate rejette les prmisses hypothtiques et non
assertes (rendues apparentes par lutilisation du terme ) pour les trois raisons
suivantes : (1) pour que son interlocuteur lui rponde en toute honntet, car lobjet
principal de sa recherche est la vrit; (2) pour tester le srieux de son interlocuteur dans
sa poursuite de la vrit; (3) parce que lelenchos possde une dimension existentielle : il
ne sert pas uniquement examiner des propositions, mais surtout des vies. Enfin, en
utilisant lelenchos, Socrate cherche remplir deux objectifs, le premier tant de
dcouvrir comment chaque tre humain doit vivre sa vie, le second, dexaminer si son
interlocuteur vit la vie quil doit vivre36.
Comme nous pouvons aisment le constater, la dfinition de Vlastos passe ici
sous silence le fait selon lequel l'elenchos peut servir rvler l'ignorance de
l'interlocuteur de Socrate et le purger de ses connaissances fausses. Vlastos reconnat
quelques pages plus tard le caractre purgatif de lelenchos, mais ne linclut pas dans sa
dfinition. Toutefois, ce caractre purgatif et rvlateur de l'elenchos est appuy par
plusieurs passages des uvres de Platon, entre autres par le Sophiste (230a-e) et
lApologie de Socrate (21b-23b). Ainsi, dans le Sophiste 230a-e, Platon dcrit la noble
sophistique sous des traits qui lapparentent troitement la rfutation, car elle a pour
objet de montrer que les mmes opinions sont contraires en mme temps sur les
mmes sujets, sous les mmes rapports, dans le mme sens (trad. Cordero). Une fois
36 Vlastos 1994, p. 7-10.
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pris en flagrant dlit de contradiction, les interlocuteurs du noble sophiste se fchent
contre eux-mmes et sont submergs par un vif sentiment de honte. Ce sentiment agit
titre de catalyseur : la honte est ce qui permet de les librer de leurs opinions fausses
et de les prparer recevoir un enseignement vrai.
Dans cet extrait, les personnes interroges sont celles qui croient savoir. Il en va
de mme dans lApologie de Socrate, o Socrate rfute toute personne rpute savante
soit les hommes politiques, les potes et les artisans aprs avoir t mis aux faits de
loracle de Delphes par son ami Chrphon. L'Apologie de Socrate a pour particularit
de nous prsenter le seul rcit relatif la naissance de la pratique rfutative de Socrate.
Bien que cette description ait tout dun rcit mythique dorigine37, il nen demeure pas
moins quelle permet dclairer la conception platonicienne de lelenchos socratique, de
ses objectifs et de sa finalit. Or, la pratique rfutative de Socrate est mise solidement en
lien avec la recherche de la vrit. Toutefois, cette recherche est purement ngative : elle
vise exposer les erreurs et rvler lignorance. La discussion avec la premire
personne rpute savante, l'homme politique, est fort clairante. Aprs avoir discut avec
le politicien, Socrate se rend compte que ce dernier ne connat pas, mais quil croit
connatre. Ce n'est qu'une fois ce fait observ que Socrate voudra lui dmontrer quil
simage savoir alors quil ne sait pas (21c). Lelenchos est ici dcrit comme une mthode
visant uniquement dmontrer lignorance de la personne interroge : () je cherche
dcouvrir si, parmi les gens dAthnes et parmi les trangers, il ne sen trouve pas un
37 lire le rcit de Platon, on a limpression que la pratique socratique de la rfutation est venue au jour spontanment, comme par enchantement, et quelle ne sinspire daucune pratique antrieure. () Il est, disons-le, pour le moins invraisemblable que Socrate ait ainsi cr ex nihilo la pratique de la rfutation. Lpisode de loracle de Delphes ressemble fort un rcit mythique dorigine, cest--dire un rcit o Platon assigne une origine divine une pratique qui, bien quelle ait surtout t illustre par Socrate, devait certainement sinspirer de pratiques antrieures (Dorion 1990, p. 334).
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qui soit savant. Et, chaque fois quil me parat que ce nest pas le cas, je prte main-forte
au dieu en montrant que cet homme nest pas savant (23b [trad. Brisson]). Une fois
cette ignorance dvoile, Socrate partagera le seul enseignement positif quil semble
possder : () je lui dirai quil devrait avoir honte dattribuer la valeur la plus haute
ce qui en a le moins et de donner moins dimportance ce qui en a le plus (29e-30a).
Que ce rcit dorigine soit vrai ou non, il nen demeure pas moins que Platon y dcrit
clairement l'elenchos comme une pratique ayant pour objectif la recherche de la vrit,
et ce, par la mise en vidence de ce quil convient dappeler lignorance qui signore
elle-mme38.
Vlastos passe aussi sous silence lune des dimensions essentielles de lelenchos :
la raction de honte et de dshonneur qu'il provoque. Bien sr, il reconnat la porte
existentielle de lelenchos, plus prcisment sa dimension morale et personnelle, mais sa
dfinition ne souligne en aucun temps laspect de honte associ lelenchos. Cet oubli
est dailleurs mis en vidence par lanalyse sommaire quil donne de l'tymologie du
terme . Ainsi, Vlastos ne reconnat quun seul autre terme apparent au
38 De nombreux commentateurs reconnaissent le caractre purgatif de l'elenchos. Entre autres, P. Woodruff que Vlastos cite dailleurs plus dune reprise (notes 22 et 24) tablit une distinction nette entre les arguments purgatifs et les arguments valuant des dfinitions (definition-testing argument). Le premier type dargument sert rfuter une personne dans le but de lui rvler son ignorance, de la rendre modeste et de la prparer recevoir une ducation positive. Il correspond donc la dfinition de lauthentique et noble sophistique (Sophiste 230a-e). Selon Woodruff, les arguments purgatifs ne servent qu mettre en lumire les contradictions au sein du discours de linterlocuteur de Socrate. Ils ne permettent pas de dterminer lesquelles des croyances de celui-ci sont fausses. Les arguments valuant des dfinitions (notamment, ceux utiliss dans lHippias Majeur) ont une toute autre vise : la recherche dune dfinition. Ces arguments dpendent de prmisses ou de doctrines cls prsentes par Socrate. Avec de tels arguments, Socrate agit titre dautorit : cest lui qui pose les questions (ou qui propose les doctrines examiner) et value les dfinitions partir de celles-ci. Ces arguments ne cherchent pas mettre en lumire les contradictions de son interlocuteur, mais plutt les conditions qui satisfont une dfinition russie (Woodruff 1982, p. 136-138). Ceci tant dit, Woodruff affirme toutefois que les arguments valuant des dfinitions ne mnent pas ncessairement des conclusions positives, comme le dmontre lHippias Majeur (Woodruff 1982, p. 148, n. 4).
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nominatif , soit (), et que trois sens possibles ce dernier verbe :
examiner de manire critique, censurer et rfuter (to examine critically, to censure, to
refute). Or, une analyse de lvolution smantique du terme dmontre que ce
terme avait pour sens primitif celui de honte et le verbe , celui de faire
honte et dshonorer . partir de Pindare, on assistera lapparition de deux
nouveaux termes : le substantif masculin , qui a le sens d preuve ou de
test , et le verbe , qui signifie confondre dans le but de rvler la vritable
nature ; le verbe prendra quant lui le sens de tester et rvler . En dpit
de ces dernires mutations, les termes de la famille d conserveront encore la
nuance traditionnelle de honte , comme en fait foi le verbe . En effet, dans la
mesure o la personne interroge est confondue, voire dmasque, elle est
ncessairement humilie. Cette connotation de honte toujours prsente dans les
termes de la famille d se maintiendra jusqu Platon, chez lequel le terme
prendra galement le sens de rfutation 39.
1.2 Le modle de lelenchos standard
Bien quil ait apport plusieurs corrections son article, Vlastos est demeur
sensiblement du mme avis sur lelenchos, plus particulirement sur ce qui constitue sa
thse principale : le modle de lelenchos standard.
39 Pour toute question relative ltymologie du terme , voir : Lesher 1984, p. 1-30; Dorion 1990, p. 311-344.
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Vlastos reconnat demble le caractre impromptu et imprvisible des arguments
lenctiques. Toutefois, il soutient que ces derniers suivent dans lensemble le modle
gnral suivant40 :
1) Linterlocuteur de Socrate soutient une thse, p. Socrate considre cette thse
comme fausse et la cible dans le cadre de la rfutation.
2) Socrate fait accepter dautres prmisses son interlocuteur, q et r. Chacune de
ces prmisses peut contenir d'autres propositions, runies sous la forme dune
conjonction. Socrate argumente partir de lensemble {q, r} et non pas sur celui-
ci (c'est--dire qu'il ne cherche pas dmontrer la validit de q ou r).
3) Socrate soutient et son interlocuteur est daccord que la conjonction de q et r
implique non-p, soit : ((q & r) non-p).
4) Socrate conclut quil vient de dmontrer que non-p est vrai et p, faux.
Comme nous pouvons le remarquer, le modle de lelenchos standard prsuppose
de nombreux lments qui vont lencontre des thses communment acceptes sur
lelenchos ou le Socrate de Platon. Tout dabord, le premier point laisse entendre que
lelenchos nest pas une mthode de recherche mutuelle, qui implique une rciprocit
vritable entre les interlocuteurs, puisque Socrate semble se donner uniquement pour but
de convaincre son adversaire. De plus, ce premier point voque implicitement le
caractre trompeur et mensonger de la dclaration d'ignorance de Socrate. En effet, si
40 Vlastos donne en effet son modle une porte gnrale : But through its motley variations the following pattern, which I shall call standard elenchus, is preserved (Vlastos 1994, p. 11). (Nous soulignons)
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Socrate sait que la thse initiale de son interlocuteur est fausse, nest-ce pas parce qu'il
sait quelque chose? En fait, la rponse cette question dpend de la faon selon laquelle
le terme connaissance est dfini. Or, selon Vlastos, il existe deux faons de dfinir la
connaissance : (1) comme une certitude; (2) comme une croyance vraie justifiable.
Ainsi, lorsque Socrate affirme ne rien savoir, il affirme ne pas possder de connaissances
certaines, mais il ne dit mot des croyances vraies et justifiables quil possde. Selon
Vlastos, la dclaration dignorance de Socrate serait de lordre de lironie complexe :
dun ct, Socrate reconnat ne rien savoir, cest--dire navoir aucune certitude; de
l'autre, il reconnat savoir, c'est--dire possder des croyances vraies qui sont
justifiables41. Vu sous cet angle, le premier point ne contrevient donc pas la clbre
dclaration dignorance de Socrate.
Les points 2 et 3 donnent quant eux une importance beaucoup trop grande
l'opration logique de conjonction. Ainsi, Vlastos affirme que les prmisses initiales
accordes par linterlocuteur de Socrate peuvent contenir des propositions additionnelles
runies par loprateur logique & et que lensemble des prmisses qui serviront
montrer que p est faux par le biais dune implication matrielle () sont elles aussi
runies par une conjonction. Cette proposition semble de premier abord rductrice et
assez peu reprsentative de lensemble des dialogues rfutatifs42. De plus, ces deux
41 Vlastos 1991, p. 114-115; Morrison 1987, p. 11-12. 42 De nombreux contre-exemples peuvent tre voqus. Ainsi, en Gorgias 474b-475c (lun des arguments centraux sur lequel se base la majeure partie de lanalyse de Vlastos concernant lelenchos), la premire prmisse de Socrate repose sur un rapport de bi-conditionnalit () : les corps sont dits beaux si et seulement s'ils sont utiles et sils donnent du plaisir la vue. Ainsi, cette proposition complexe, qui contient trois propositions simples (p = les corps sont dits beaux; q = les corps sont utiles; r = les corps donnent du plaisir la vue), se traduit par un bi-conditionnel et une conjonction : (p [a & b]). Bizarrement, dans larticle Does Socrates cheat? , Vlastos reconnat lui-mme la prsence de ce bi-conditionnel dans la premire prmisse de largument (Vlastos 1991, p. 140-141).
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points prsupposent que lelenchos ne consiste pas, comme plusieurs le pensent, en la
mise en contradiction de la prmisse initiale p; en effet, de lavis de Vlastos, non-p est
plutt dduit des prmisses additionnelles q et r. Enfin, le point 4 implique que
lelenchos est utilis par Socrate des fins positives : Socrate ne se sert donc pas de
lelenchos pour montrer ses interlocuteurs quils ne connaissent pas ce quils croient
savoir (Apologie, 23b) ou les purger de leurs connaissances fausses (Sophiste, 230a-e),
mais plutt pour dmontrer ses propres thses. Ce dernier point semble galement aller
lencontre de la dclaration dignorance de Socrate et de la dfinition de lelenchos
comme recherche.
1.2.1 Elenchos standard vs elenchos indirect
L'elenchos indirect, tel que dcrit par R. Robinson dans louvrage phare Platos
Earlier Dialectic, reprsente aux yeux de Vlastos la seule autre alternative lelenchos
standard. Robinson distingue deux types prcis delenchoi : lelenchos direct et
lelenchos indirect. Dans le cadre d'un elenchos direct, Socrate dduit la contradictoire
de la thse initiale sans avoir recours cette dernire. Lelenchos direct se rapproche
donc de lelenchos standard. Dans une situation delenchos indirect, toutefois, Socrate
dduit galement la contradictoire de la thse initiale de son interlocuteur, mais en
incluant celle-ci dans lensemble de prmisses43. La principale diffrence entre
lelenchos standard et lelenchos indirect tient donc principalement lutilisation de la
thse initiale (p) comme prmisse dans la dduction.
43 Robinson 1980, p. 23-24.
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La conception que se fait Vlastos de lelenchos indirect en 1983 est fort
diffrente de celle quil se fera quelques annes plus tard lors de la rvision de son
article. En effet, en 1983, Vlastos affirme que l'elenchos indirect sert uniquement
exposer les contradictions dans le discours de l'interlocuteur de Socrate, tandis que
l'elenchos standard a une vise beaucoup plus positive et permet de dmontrer la
fausset de la thse initiale44. Vlastos modifiera sa conception de lelenchos indirect la
lumire des critiques qui lui seront adresses en 1985 par Ronald M. Polansky. Dans son
article Professor Vlastoss Analysis of Socratic Elenchus , Polansky affirme que
lelenchos indirect peut galement tre utilis des fins positives. Il souligne mme un
passage dans lequel Vlastos confond entre eux elenchos standard et elenchos indirect.
Ainsi, dans le passage 347e-354a de la Rpublique, Socrate dmontre au moyen de
lelenchos quil est plus profitable d'tre juste qu'injuste; or, le passage 348b-350c dans
lequel Socrate dmontre que lhomme juste est sage et bon, contrairement lhomme
injuste est un elenchos indirect et non un elenchos standard45.
La critique de Polansky aura de nombreuses consquences sur le remaniement de
larticle de 1983. Tout dabord, Vlastos reconnatra que son traitement de lelenchos
indirect tait trop mprisant (wrongly dismissive) et que l'argument prsent en
Rpublique 359d est bel et bien un elenchos indirect46. Vlastos modifiera galement sa
dfinition de lelenchos indirect, le prsentant maintenant comme une forme de
44 Vlastos 1983, p. 39. 45 Polansky 1985, p. 247-248, n. 3. 46 Vlastos 1994, p. 12, n. 34.
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rfutation pouvant dmontrer la vrit ou la fausset dune proposition47. Qui plus est, il
tchera de restreindre la diffrence pose initialement entre elenchos standard et
elenchos indirect en affirmant quils sont semblables dun point de vue logique. Enfin,
Vlastos ajoutera une dernire critique en 1994, affirmant que Robinson a survalu le
nombre delenchoi indirects prsents dans les dialogues rfutatifs de Platon.
Ces modifications mettent en lumire plusieurs lments. Tout d'abord, le
traitement de l'elenchos indirect par Vlastos dans la premire version de son article
publie en 1983 est bien plus que mprisant : il est erron. En effet, Vlastos n'a pas
seulement modifi sa dfinition de lelenchos indirect : il lui a fait dire le contraire
mme de ce quil avait avanc quelques annes plus tt. Cette modification laisse
prsumer une incomprhension flagrante par Vlastos de lelenchos indirect de Robinson.
De plus, mme si lelenchos indirect servait uniquement exposer les contradictions au
sein du discours de l'interlocuteur de Socrate, plus prcisment le contraire de la thse
initiale, il nen demeure pas moins que la rduction labsurde reprsente la meilleure
faon de dmontrer la fausset dune proposition48. Ainsi, dduire la contradictoire de la
thse initiale revient dvoiler la fausset de celle-ci. Vlastos ntait pas conscient de ce
47 Article de 1983, p. 39 : () here the refutand may be used as a premises in its own refutation, hence Socrates is not himself committed to the truth of the whole of the premises-set from which he deduces the negation of the thesis. All he could reasonably claim to accomplish by this mean is to expose contradiction within the interlocutors premises-set. To establish the falsehood of the thesis he must turn to standard elenchus. Article de 1994, p. 12, n. 34 : In indirect elenchus, the falsehood of p is demonstrated by assuming its truth alongside that of q and r and arguing that, since the premises-set {p, q, r} is inconsistent and the interlocutor stands by the truth of q & r, he must infer that p is false. (Nous soulignons) 48 In general the two most striking and most useful kinds of falsehood to which to reduce a refutand are absurdity and the contradiction of plain empirical fact. () The most striking form of absurdity is contradiction; and this is frequently in Socrates mind. (Robinson 1980, p. 26)
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dernier fait en 1983.
Enfin, en dpit des modifications et rtractations judicieuses quil a effectues
dans la deuxime version de son article, Vlastos reste assez nbuleux voire paradoxal
sur ce qui oppose lelenchos standard et l'elenchos indirect. En effet, l'article de 1994
soutient que l'elenchos standard et l'elenchos indirect sont quivalents dun point de vue
logique et qu'ils permettent tous deux de dmontrer des thses positives. Pourtant, dans
une note remanie de la deuxime version de larticle, Vlastos continue tout de mme
soutenir que l'elenchos standard doit tre utilis pour dmontrer des thses socratiques
fortes, tandis que l'elenchos indirect sert surtout malmener (rough up) l'interlocuteur de
Socrate (p. ex. en Rpublique 335b-c)49. De mme, dans lintroduction de Socrates,
Ironist and Moral Philosopher, publie lanne mme de son dcs (1991), Vlastos
continue soutenir que lelenchos, tel que conu par Robinson, est un instrument servant
uniquement exposer les confusions de linterlocuteur de Socrate, et non dmontrer
des thses positives50. Navait-il pas reconnu plus tt la vise positive de l'un des deux
types d'elenchoi, soit l'elenchos indirect? En fait, Vlastos semble peu convaincu des
modifications quil a apportes. Alors qu'il consacrait 23 lignes l'elenchos indirect dans
l'article de 1983 (excluant les notes de bas de pages), il ne consacre plus que 6 lignes la
question dans la version rvise de son article.
1.3 Des prmisses peu solides
En vertu du point 2 de lelenchos standard, Socrate fait accepter les prmisses q
49 Vlastos 1994, p. 12, n. 35. 50 Vlastos 1991, p. 14.
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et r son interlocuteur. Ces prmisses ont une vise purement instrumentale : Socrate les
utilise pour dmontrer la fausset de p et ne cherche en aucun temps prouver leur bien-
fond. Obtenant lassentiment de son interlocuteur sur q et r, Socrate passe rapidement
autre chose, sans se proccuper dexaminer si l'argument repose ou non sur une base
solide et sans parler du statut pistmique des prmisses quil utilise51. Cela tant dit,
Vlastos soutient que les prmisses partir desquelles Socrate dduit la ngation de la
thse de son interlocuteur sont mal tayes (logically unsecured)52. Une question se
pose : de quelle faon Socrate pourrait-il fournir une base solide aux prmisses q et r?
Selon Vlastos, en utilisant des vrits auto-garanties (self-certifying truth) et des
opinions acceptes par la majorit des hommes et des sages (most reputable of the
opinions on the topics ou ). Bien sr, Socrate se sert quelques occasions de
ces dernires, mais jamais il nutilisera en dernier recours les opinions honorables ou
(reputable beliefs) pour trancher un diffrent moral53. En effet, comment Socrate
pourrait-il dfendre des thses aussi originales et en dsaccord avec lopinion commune
de son poque au moyen de prmisses bases sur de telles opinions54? Se reposant sur
les Mmorables IV 6.15, Vlastos soutient que le Socrate de Xnophon contrairement
au Socrate de Platon nhsite jamais utiliser en dernier recours les opinions
honorables ou pour trancher un diffrent moral55. Vlastos ne cache pas sa
prfrence pour le Socrate de Platon56. Selon lui, le Socrate de Xnophon se trouve
51 Vlastos 1991, p. 111. 52 Vlastos 1994, p. 13. 53 Vlastos 1994, p. 13-15. 54 Vlastos 1994, p. 16. 55 Vlastos, 1994, p. 15. 56 Vlastos 1994, p. 13.
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grandement rduit par rapport au Socrate de Platon du point de vue des thses positives,
et ce, parce quil se repose trop sur les opinions communes57.
Les thses relies au point 2 de lelenchos standard scartent de celles proposes
au XIXe sicle par E. Zeller dans son ouvrage Sokrates und die Sokratiker. Aux dires de
Vlastos, Zeller a commis une erreur irrparable : il sest rang du ct de Xnophon en
soutenant que la mthode socratique avait pour particularit de reposer sur les opinions
les plus gnralement et fortement acceptes ( ). Or, de lavis
de Vlastos, la particularit de la mthode socratique est plutt la suivante : obtenir des
rsultats, non pas en utilisant les opinions communes, mais en dduisant le contraire de
la thse de linterlocuteur partir des croyances de ce dernier58. Vlastos soutient que
lerreur commise par Zeller sest avre fatale pour lelenchos, car elle a eu pour effet de
lvacuer totalement de son analyse. En fait, lutilisation des opinions les plus
gnralement et fortement acceptes ( ) par le Socrate de
Xnophon nest nullement responsable de lvincement de lelenchos observ dans le
texte de Zeller. Vlastos semble en effet oublier un point important : si Zeller a laiss peu
de place lelenchos dans son analyse, nest-ce pas plutt en raison du fait que le
Socrate de Xnophon la diffrence du Socrate de Platon utilise trs peu
lelenchos59? Pourquoi accorder une place spciale lelenchos si ce dernier est quasi
inexistant des crits socratiques de Xnophon, sur lesquels Zeller se base?
De nombreuses critiques ont t adresses Vlastos au sujet des diffrents
lments qui composent le point 2 du modle de lelenchos standard. Tout dabord,
57 Vlastos 1994, p. 14. 58 Vlastos 1994, p. 16. 59 Dorion 2000, p. CXVIII-CLXXXII.
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Richard Kraut (1983) conteste la thse selon laquelle Socrate utilise des prmisses non
dmontres pour dduire le contraire de la thse de son interlocuteur. Selon lui, il existe
de nombreux passages dans lesquels Socrate sappuie sur des donnes empiriques pour
asseoir le bien-fond de ses prmisses, entre autres en Gorgias 498c et en Rpublique I,
349d-350a60. Qui plus est, Kraut soutient quil nest nullement ncessaire que Socrate
donne un appui solide chacune de ses prmisses. Se reposant sur Aristote, Kraut
affirme quil est peu raisonnable de critiquer une preuve sur la base quelle ne repose pas
sur des propositions qui ont t dmontres. En effet, un argument contient un nombre
fini dtapes : si lon veut viter toute circularit, il est alors ncessaire dutiliser des
propositions pour lesquelles aucun argument nest donn61. Enfin, la plupart des
prmisses concdes par les interlocuteurs de Socrate sont si raisonnables, plausibles et
inoffensives, et vont tellement de soi (compelling), que ces derniers refusent toujours de
les remettre en cause aprs stre fait rfuter62. Nest-ce pas la un signe que les
prmisses utilises par Socrate sont bien tayes?
60 Kraut 1983, p. 60. Vlastos critique cette dernire position de Kraut dans Socrates, Ironist and Moral Philosopher (Additional Notes 3.2 : Epagogic Arguments), se concentrant principalement sur le passage 349d-350a de la Rpublique. Vlastos rsume largument comme suit : since a master-musician (or a doctor; these are the only cases offered) does not try to outdo other masters of his craft the same would be true in the case of all experts . Or, selon Vlastos, Socrate ne serait nullement troubl si son interlocuteur dcidait de mener une recherche empirique et de trouver un contre-exemple (c.--d., sil dcouvrait des experts-musiciens qui cherchent prendre avantage dautres experts). Que ferait Socrate dans une telle situation? Il rtorquerait sans doute que ces musiciens nagissent pas en vrais experts lorsquils adoptent un tel comportement et ne considrerait mme pas ce fait comme un vritable contre-exemple (p. 269, n. 101). La critique de Vlastos contourne la question en litige. En effet, Kraut utilise le passage 349d-350a pour montrer que Socrate donne une base solide ses prmisses en les faisant reposer sur des donnes empiriques, tandis que Vlastos ne dcrit quune situation hypothtique dans laquelle une prmisse serait rfute sur la base de donnes empiriques. La question demeure : Socrate cherche-t-il consolider ses prmisses en les faisant reposer, entre autres, sur des donnes empiriques? 61 Kraut 1983, p. 62. 62 Kraut 1983, p. 63-64.
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Les paragraphes qui se rapportent au point 2 de l'elenchos standard63 ont connu
des modifications importantes en raison des nombreuses critiques qui furent adresses
Vlastos. Tout dabord, Vlastos dfendait en 1983 la thse selon laquelle Socrate ne peut
utiliser de prmisses endoxiques pour dfendre des thses non orthodoxes (ou thses
contra-endoxiques)64. Dj, Kraut avait critiqu ce point en 1983. Selon lui, cette thse a
pour point faible de reposer sur lhypothse a priori suivante : une conclusion
surprenante et non orthodoxe ne peut driver dun ensemble de prmisses qui consistent
en des vrits communment acceptes65. Vlastos avait ignor cette objection de son
ancien tudiant, formule ds 1982 dans le cadre de la 69e runion annuelle de
lAmerican Philosophical Association et ritre dans larticle de 1983. Toutefois, les
critiques mises par Polansky (1985) et Morrison (1987) linciteront ne pas prsenter
de nouveau cette thse dans la version de son article publie en 1994, et ce, mme sil
affirme que ces critiques ne lont nullement convaincu66. De lavis de Polansky, aucun
des arguments prsents par Vlastos pour appuyer la thse dcrite ci-dessus nest
efficace67. Tout dabord, Polansky soutient que Vlastos confond entre elles
prmisses et conclusions . En effet, Vlastos soutient que Socrate rejette tout appel
aux opinions communes, entre autres dans les passages 472b-c et 474a-b du Gorgias.
63 Plus prcisment, les paragraphes 17 et 18 (p. 40-42) de larticle de 1983, qui correspondent plus ou moins aux paragraphes 17 21 (p. 13-17) de la version publie en 1994. 64 Vlastos 1983, p. 14, n. 41. 65 Kraut 1983, p. 62. 66 Vlastos 1994, p. 16, n. 45. En fait, le manque de conviction de Vlastos transparat dans chacun des paragraphes modifis. Ainsi, mme s'il laisse tomber la thse selon laquelle Socrate nutilise pas de prmisses endoxiques pour dfendre ses thses non orthodoxes, Vlastos affirme tout de mme que Socrate ne saurait faire valoir des thses aussi originales s'il se reposait en dernier recours sur lautorit des opinions honorables ou (reputable beliefs) (p. 16). De plus, Vlastos continue tablir un lien direct entre lutilisation de prmisses communment acceptes par le Socrate de Xnophon et les thses orthodoxes et peu originales dfendues par ce dernier (p. 14), un peu comme si les unes et les autres allaient ncessairement de pair. 67 Polansky 1985, p. 249.
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Or, ces passages montrent que Socrate rejette l'utilisation des opinions communes au
niveau des doctrines qu'il examine (toute doctrine tant une conclusion), sans
ncessairement rejeter de telles opinions au niveau des prmisses quil utilise. Ainsi,
lorsque Socrate dfend la thse non orthodoxe selon laquelle tout le monde croit quil
est prfrable de subir linjustice plutt que de la commettre (Gorgias 474b), que fait-
il sinon dmontrer cette thse contra-endoxique en utilisant des prmisses endoxiques,
entre autres que le beau est plaisant et utile (474d) ou que le vilain cause de la
douleur et est mauvais (475a)68. La rfutation de Polos dmontre ce que Kraut avait
lui-mme soulign69, cest--dire que des conclusions non endoxiques peuvent dcouler
de prmisses endoxiques70. Polansky affirme galement quil serait contre-productif
pour Socrate de faire appel lautorit des opinions communes (common beliefs) pour
convaincre ses interlocuteurs puisque son but avou est dexaminer les croyances relles
de ceux-ci. Dailleurs, cet appel contreviendrait l'une des rgles de base de l'elenchos,
soit de dire ce que l'on pense vraiment . Polansky conclut sa critique en affirmant que
Vlastos possde une conception appauvrie de lendoxon. Qui plus est, son utilisation de
l'expression self-evident truths en rfrence aux premiers principes aristotliciens
laisse fortement dsirer71.
D. Morrison a lui aussi soulign le fait selon lequel Vlastos confond entre elles
prmisses et conclusions . Qui plus est, Morrison remarque quil serait peu
dialectique pour Socrate dutiliser des prmisses qui portent sur des opinions
68 Polansky 1985, p. 250. 69 Kraut 1983, p. 62-63. 70 Polansky 1985, p. 251. 71 Polansky 1985, p. 249-252.
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controverses dans le cadre de ses entretiens rfutatifs. En effet, il est fort utile en
dialectique dutiliser des prmisses qui provoquent un assentiment fort, dautant plus si
la conclusion que lon veut atteindre est contra-endoxique. Ainsi, un argument qui
sappuie sur des prmisses sur lesquelles linterlocuteur nest que faiblement en accord
reposera sur une base peu solide : une fois la conclusion htrodoxe dduite,
linterlocuteur naura pas dautres ractions que de vouloir retirer une ou plusieurs des
prmisses quil a acceptes prcdemment sans vraiment y croire. Or, comme le
souligne Vlastos lui-mme, aucun des interlocuteurs de Socrate ne retire les prmisses
quil lui a concdes. Tout comme Polansky, Morrison remarque galement que Vlastos
possde une conception errone de l. Selon lui, Vlastos assimile lexpression
, utilise par Xnophon dans les Mmorables IV 6.15, la notion
aristotlicienne d. Comme nous lavons vu, Vlastos affirme que le Socrate de
Xnophon utilise en dernier recours les opinions honorables ou (reputable
beliefs) pour trancher un diffrent moral, ce que le Socrate de Platon refuse de faire.
Selon Morrison, une telle accusation serait valide uniquement si lexpression
tait quivalente la notion aristotlicienne d, ce qui savre
faux. Bien que la premire expression puisse tre considre comme lanctre de la
seconde, elles ne sont pas rductibles lune lautre, car elles ont une fonction
diffrente. Lexpression signifie les choses acceptes par-
dessus tout ; ladjectif , par-dessus tout , invoque la fois intensit ( ce qui
est le plus vigoureusement accept ) et frquence ( ce qui est le plus communment
accept ). Elle ne prsuppose en aucun temps la notion d'autorit et, selon la description
quen donne Xnophon, elle nest pas utilise en dernier recours pour trancher un
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diffrent moral. De lavis de Morrison, le Socrate de Platon et celui de Xnophon
utilisent tous deux de telles prmisses, car elles offrent une base solide tout argument
dialectique72.
Quels effets ces critiques auront-elles sur la nouvelle version de larticle publie
en 1994? Plusieurs. Tout dabord, Vlastos modifiera lexpression self-evident truths
par self-certifying truths , sans en indiquer les raisons. Il modifiera aussi lgrement
sa traduction des Mmorables IV 6.15, remplaant lexpression generally accepted
opinions par most strongly held opinions . Puis, il supprimera la note 41, dans
laquelle il prsentait la thse selon laquelle Socrate ne peut utiliser de prmisses
endoxiques pour dfendre des thses non orthodoxes. Citant les critiques de Kraut,
Polansky et Morrison, Vlastos affirmera quil na pas chang davis sur cette thse, mais
quil la considre maintenant comme indmontrable73. Vlastos nuancera galement son
propos en mettant l'accent sur le fait qu'il est possible d'utiliser des prmisses endoxiques
pour ce quelles valent, mais jamais en dernier recours. Toutefois, Vlastos maintiendra
la thse selon laquelle Socrate utilise des prmisses mal tayes dans ses arguments. Il
radicalisera mme son propos en soutenant que Socrate utilise de telles prmisses dans
tous ses arguments, peu importe lesquels74.
72 Morrison 1987, p. 15. 73 Vlastos 1994, p. 16, n. 45. 74 Article de 1983, p. 40 : The claim I am making at point (2) is that the premises {q, r} from which Socrates deduces the negation of the opponents thesis are logically unsecured within the argument (). Article de 1994, p. 13 : The claim I am making at point (2) is that the premises {q, r} from which Socrates deduces the negation of the opponents thesis in any given argument are logically unsecured within that argument. (Nous soulignons)
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1.4 Lelenchos : une mthode positive
De lavis de Vlastos, le point 4 du modle de lelenchos standard constitue la
thse la plus originale de son article75. Vlastos a longtemps t davis que lelenchos
nallait pas au-del du point 3, cest--dire que Socrate nutilisait jamais lelenchos pour
dmontrer autre chose que les contradictions inhrentes au discours de son
interlocuteur76. Dans larticle qui nous occupe, Vlastos affirme maintenant que cette
dernire conception est une reprsentation authentique, mais partielle de lelenchos, et
quelle ne sapplique pas la totalit des dialogues rfutatifs de Platon. Selon lui, une
telle reprsentation dcoulerait des thses de G. Grote prsentes dans le premier volume
de Plato, and the other Companions of Sokrates. Grote conoit lelenchos comme un
instrument purement ngatif. Or, Vlastos ne peut plus se rsoudre accepter cette
dfinition, car elle ne lui permet pas de rpondre la question suivante : si lelenchos ne
sert qu montrer les contradictions de ses interlocuteurs, comment Socrate parvient-il
alors donner appui (support) ses thses positives fortes, notamment la thse selon
laquelle lhomme juste ne nuit ni ses amis ni ses ennemis (Rpublique I, 33577)?
Utilise-t-il, comme semblait le penser Grote, une autre mthode pour appuyer ses thses
positives? Dans laffirmative, comment concilier ces deux portraits de Socrate : dun
ct, un homme qui combat le dogmatisme par lelenchos; de lautre, un homme qui
75 Vlastos 1994, p. 17. 76 Vlastos 1994, p. 17-18. 77 Vlastos classe le premier livre de la Rpublique dans les crits rfutatifs de Platon. Cette position est aujourdhui largement conteste. Selon C.H. Kahn, le livre I de la Rpublique comporte de nombreuses anticipations des livres ultrieurs (Kahn 1993, p. 142). De lavis de Morrison, le premier livre de la Rpublique ne saurait tre un guide fiable des crits rfutatifs de Platon : Even if Republic I were written much earlier than the remainder of the Republic, it would be a rash scholar who claimed to know that no changes were made as it was fitted onto the rest (Morrison 1987, p. 20, n. 10) .
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dmontre ses thses par une autre mthode, que Vlastos associe en sappuyant sur
Grote une forme de dogmatisme affirmatif78?
Vlastos soutient plutt que Socrate nutilise nulle autre mthode que lelenchos
pour donner appui ses thses morales positives79. Pour avancer une thse aussi
audacieuse, Vlastos se fonde sur un passage du Gorgias (479e) dans lequel Socrate fait
la dclaration suivante : Or, il est dmontr maintenant que ce que je disais tait
vrai 80. Ce simple passage montre ce que Grote refusait daccepter : Socrate utilise
lelenchos des fins positives, pour dmontrer ses propres thses. De lavis de Vlastos,
cette dclaration de Socrate nest pas le fruit dune exagration insouciante, car Socrate
annonce ds 472b et 474a5-6 quil dmontrera que non-p est vrai. De plus, Vlastos
souligne que le passage 479e nest pas la seule preuve textuelle dont nous disposons. Les
passages cits ci-dessus (Gorgias 472b-c et 474a5-6), ainsi que Gorgias 474b,
constituent dautres tmoignages du caractre positif de lelenchos.
Il est noter que les passages cits par Vlastos pour appuyer sa thse proviennent
tous du Gorgias. Qui plus est, Vlastos va mme jusqu affirmer dans son Postscript to
The Socratic Elenchus que le Gorgias est le seul dialogue dans lequel Socrate
affirme quil a dmontr la vracit de sa thse81. Les autres dialogues de jeunesse
contiendraient galement de telles affirmations, mais celles-ci seraient beaucoup plus
78 Grote had not been troubled by that question because he found it possible to believe that Socrates own positive convictions and his critical assaults on those of others ran on separate tracks. I could not. I could not reconcile myself to Grotes missionary of the examined life who was a dogmatist himself (Vlastos 1994, p. 18-19). 79 My interpretation of standard elenchus, taken as a whole, and applied rigorously, conceived as the only support Socrates offers his moral doctrines () (Vlastos 1994, p. 17). (Nous soulignons). 80 Trad. Canto. Vlastos propose la traduction suivante : Has it not been proved () that what was asserted [by myself] is true (Vlastos 1994, p. 19)? 81 Vlastos 1994, p. 33-34.
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timides. Ainsi, le problme de lelenchos naurait commenc troubler Platon que
dans le Gorgias et cest pour cette raison que ce dialogue aurait un aspect aussi positif.
En fait, le Gorgias dirait tout haut ce que les autres dialogues ne disaient que tout bas82.
Le caractre positif du Gorgias na chapp personne et a mme t relev ds
lAntiquit83. Il est en effet rare de voir le Socrate des dialogues de jeunesse soutenir des
thses personnelles de manire explicite. Ceci tant dit, il nen demeure pas moins
imprudent pour Vlastos de faire reposer son analyse de l'elenchos sur un seul texte. Tout
dabord, parce que le caractre positif du Gorgias tranche avec les autres dialogues de
jeunesse de Platon. Selon plusieurs commentateurs84, le Gorgias se situerait dun point
de vue chronologique la toute fin des dialogues de jeunesse. De nombreuses raisons
ont t donnes lappui de cette thse : (1) Le Gorgias est lun des textes les plus longs
crits par Platon (avec la Rpublique, le Time et les Lois). Or, les dialogues de
jeunesse85 se caractrisent principalement par leur brivet86. (2) Le ton adopt par le
Socrate du Gorgias diffre grandement de celui utilis dans les dialogues de jeunesse.
En effet, Socrate adopte un ton beaucoup plus positif et dogmatique par rapport aux
autres crits de jeunesse. Le Socrate du Gorgias nest pas la recherche dune
dfinition, mais nhsite jamais en fournir une de son cru87. Qui plus est, le ton mme
82 Only in the Gorgias does Socrates say that his theses have been proved true or, equivalently, by a powerful metaphor, have been clamped down and bound by arguments of iron and adamant (508-509a). In previous dialogues he prefers weaker rhetoric, describing the elenctic refutation of p by saying that non-p has become evident to us or that the interlocutor now sees or knows that non-p (Vlastos 1994, p. 33-34). 83 Dodds 1990, p. 16. 84 Dodds 1990, Irwin 1979. 85 Dodds adopte la classification suivante des dialogues de jeunesse (dialogues du groupe I) : Apologie de Socrate, Charmide, Criton, Euthydme, Euthyphron, Hippias Majeur, Hippias Mineur, Lachs, Lysis, Mnexne, Protagoras et Gorgias. 86 Dodds 1990, p. 20. 87 Irwin 1979, p. 6.
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de Socrate change au cours du Gorgias. Ainsi, dans sa conversation avec le sophiste de
Lontium, Socrate demeure semblable celui auquel les dialogues de jeunesse nous ont
habitus : il pose des questions, recherche une dfinition exacte et narrive aucune
conclusion. Puis, son ton change dramatiquement avec Polos et Callicls : il prsente
une doctrine positive avec certitude, soutient quil arrivera trouver la vrit, propose
des dfinitions certaines puis, la toute fin du dialogue, adopte un ton semblable celui
dun prophte qui dtient la vrit88. (3) La mthode employe par le Socrate du Gorgias
est diffrente : il utilise davantage de discours longs, il rvle pour la premire fois un
intrt pour la classification (lequel rapparatra dans le Sophiste quelques annes plus
tard) et, comme dans le Phdon et la Rpublique, clt la discussion par la prsentation
dun mythe89. (4) Le Gorgias laisse transparatre quelques signes de linfluence
pythagoricienne, ce qui le rapprocherait du Phdon et du Mnon90. (5) Enfin, le Gorgias
contient en germe des doctrines absentes des dialogues de jeunesse, mais qui annoncent
les dialogues ultrieurs91. Dailleurs, comme le souligne Irwin, le Gorgias utilise
souvent une terminologie associe aux formes intelligibles, sans pour autant prsupposer
que la mtaphysique du Phdon soit connue92. Or, si le Gorgias est rellement l'un des
derniers dialogues rfutatifs, cela ne veut pas dire pour autant qu'il reprsente le point
88 Dodds 1990, p. 20. De lavis dIrwin, la diffrence entre le Gorgias et les dialogues de jeunesse ne doit pas tre trop exagre. Les dialogues de jeunesse possdent eux aussi des doctrines positives, entre autres lApologie de Socrate, le Criton et le Protagoras. Ceci tant dit, Irwin considre toutefois que ces trois derniers textes doivent tre diffrencis du Gorgias : The Apology and Crito include exposition of positive doctrine. But the Apology is a special case, being a speech at a trial; and in the Crito the positive exposition is partly placed in the mouth of the laws. The Protagoras expounds Socrates positive doctrine, but the change from dialogue to pure exposition is much less marked than in the Gorgias () (Irwin 1979, p. 6) . 89 Dodds 1990, p. 17. 90 Dodds 1990, p. 20. 91 Dodds 1990, p. 20. 92 Irwin 1979, p. 5.
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culminant de la pense de Platon sur l'elenchos, comme semble le penser Vlastos. En
effet, le caractre postrieur du Gorgias pourrait aussi nous inciter adopter une thse
en sens contraire : parce quil est lun des derniers dialogues rfutatifs, le Gorgias se
rapproche davantage des dialogues de transition, textes dans lesquels le caractre positif
est plus marqu et qui sont caractriss par labandon progressif de lelenchos. Par
consquent, il serait irrecevable de faire reposer lanalyse de lelenchos sur un dialogue
qui, par son ton, sa structure et les thses quil prsente, se rapprocherait davantage des
dialogues de transition que de jeunesse. Deuximement, il est imprudent pour Vlastos de
faire reposer son analyse de l'elenchos sur un seul texte, car celle-ci a pour objectif
dtre la plus complte possible. En effet, Vlastos dcrie lui-mme le caractre partiel
des autres analyses ayant t menes sur lelenchos, entre autres celle de Grote. De plus,
comme nous lavons vu plus tt, le modle de lelenchos standard propos par Vlastos a
une porte gnrale. Nest-il pas tmraire de proposer un modle de lensemble des
dialogues de jeunesse qui repose sur lanalyse dun seul texte, lequel de surcrot diffre
sur de nombreux points des crits rfutatifs de jeunesse?
1.4.1 Le problme de lelenchos
Le problme de lelenchos , qui dcoule directement des points 2 et 4 du
modle de lelenchos standard, peut tre rsum sous la forme interrogative suivante :
comment Socrate peut-il tre certain davoir dmontr la fausset de p, alors quil na
fait voir que lincohrence de lensemble de prmisses {p, q, r}? Comme nous lavons
dit plus tt, Vlastos soutient que Socrate ne dduit pas non-p de p, mais plutt de
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prmisses additionnelles, soit q et r (point 2)93. Sil dduisait non-p directement de p, il
serait logiquement en droit daffirmer quil a dmontr la fausset de p. Toutefois, en
dduisant non-p de q et r, Socrate nest pas en droit de soutenir quil a dmontr la
fausset de p (point 4). En effet, cette tape, Socrate ne peut tre certain que dune
chose : soit p est faux, soit certaines ou toutes les prmisses de lensemble sont fausses94.
Socrate doit donc se reposer sur dautres lments pour affirmer quil a prouv la vrit
de non-p.
Continuant sa description du problme de lelenchos , Vlastos pose la
question suivante : que se passerait-il si linterlocuteur de Socrate saccrochait la vrit
de la prmisse p et prfrait plutt rejeter q ou r? En fait, cette dernire question en
cache une autre, beaucoup plus fondamentale : Socrate est-il davis quil pourra en tout
temps rfuter son interlocuteur? La rponse donne par Vlastos est affirmative : Socrate
est confiant quil sera toujours en mesure de trouver dautres prmisses dans le systme
de croyances de son interlocuteur pour dmontrer la fausset de p95. Pour avancer une
thse aussi audacieuse, Vlastos sappuie encore une fois sur la rfutation de Polos et de
Callicls dans le Gorgias. Ainsi, Polos est rfut par Socrate : affirmant quil est
prfrable de commettre linjustice plutt que de la subir (p), Polos est contraint de
concder non-p sur la base de la prmisse q (commettre linjustice est plus vilain que la
subir [475c]). Callicls prend alors la relve de Polos. Affirmant que ce dernier a accept
la prmisse q par pure honte, Callicls dcide de conserver la prmisse p, mais de se
93 Plus prcisment : en rgle gnrale, Socrate drive non-p de prmisses autres que p; et sil advient quil drive non-p de prmisses qui comprennent p, lensemble contiendra tout de mme dautres prmisses qui ne peuvent pas tre dduites de p (Vlastos 1994, p. 3). 94 Vlastos 1994, p. 3. 95 Vlastos 1994, p. 22-23.
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dpartir de q. Et que se passe-t-il alors? Socrate russit encore une fois obtenir dautres
prmisses qui viendront contredire la thse initiale de son interlocuteur.
Vlastos est fort intrigu par les dclarations prsomptueuses (474b et 482a-b)
mises par Socrate lors de ces deux rfutations. Ainsi, en 474b, Socrate affirme que
Polos est du mme avis que lui, et ce, mme si Polos lui a dit un moment plus tt quil
ne partageait pas son opinion. Saidant des notions de croyance explicite (overt belief) et
de croyance implicite (covert belief) proposes par David Gauthier, Vlastos interprte ce
passage problmatique de la manire suivante : selon Socrate, on peut croire
explicitement quelque chose, mais cette croyance explicite implique en rgle gnrale
dautres croyances implicites, qui sont inconnues de lindividu (covert belief). Vlastos en
conclut que linterlocuteur de Socrate, mme sil soutient une thse contraire celle de
Socrate, aura toujours dans son systme de croyances des prmisses qui viendront
appuyer la thse dfendue par le matre de Platon96.
Vlastos est ga