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RÉMI PARENT Heureux les nomades Série « LÈVE-TOI ET MARCHE ••• » 4 Paul ines Desclée de Brouwer

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RÉMI PARENT

Heureux les nomades

Série « LÈVE-TOI ET MARCHE ••• » 4

Paul ines Desclée de Brouwer

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© 2001 Paulines 5610, rue Beaubien Est Montréal (Québec) HlT 1X5

ISBN 2-920912-40-2 (Paulines) ISBN 2-220-04899-3 (DDB)

Couverture : Diane Lanteigne En couverture :]'ai em•ie de da11ser, de Suzanne Paradis

Bibliothèque nationale du Québec Bibliothèque nationale du Canada Dépôt légal - 2001

Tous droits réservés.

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Le bonheur, désespérément. André Compte-Sponville

Bienheureux les pauvres de cœur. Matthieu 5,3

Le moindre pas fait par le plus démuni des humains, sur le chemin de cet amour,

et même dans l'illusion, l'inextricable et la détresse, le moindre pas en avant, c'est déjà le salut du monde.

Maurice Bellet

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Avant-propos

Ce livre est le quatrième d'une série que j'ai intitulée Lève­toi et marche ... Ce sera aussi le dernier, même si j'en avais an­noncé un cinquième (Libéré par plus pauvre que sot).

La réflexion et l'écriture nous conduisent souvent là où nous ne pensions pas aller. J'ai été moi-même surpris de cons­tater - ou de mieux mesurer - à quel point je ne pouvais parler du bonheur sans entrer déjà dans les questions que je réservais pour le cinquième livre. Une intuition est ainsi devenue conviction: nul ne peut goûter le bonheur évan­gélique sans une tendresse active envers « plus pauvre que soi». Une tendresse qui ne s'active pas de manière ponc­tuelle, lorsque nous en avons par exemple le temps et le loi­sir, ou que nous sommes emportés par quelque surcroît de générosité. Une tendresse, plutôt, qui est partie prenante de la fidélité évangélique. Une tendresse donnée, accueillie, mais dont nous devenons pleinement responsables dès que nous décidons de parier notre vie sur Jésus le Christ. Le Nouveau Testament le dit ou le laisse entendre de mille

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Heureux les nomades

manières, il n'est pas de bonheur possible sans amour de tendresse pour ceux que Jésus appelle « ces plus petits qui sont mes frères».

L'inattendu s'est manifesté d'une autre manière pendant l'écriture de ce livre. Je n'avais pas prévu que le titre de la série deviendrait un « thème » explicite de méditation et de réflexion. Et voici qu'il a trouvé sa place. Qu'il a pris toute la place, plutôt. Lève-toi et marche ... Le bonheur évangélique est refusé à ceux et celles qui vivent assis, satisfaits et repus. Telle est la Bonne Nouvelle, la plus belle des bonnes nou­velles, à la fois dérangeante et libératice: le bonheur évan­gélique est bonheur de nomades. Il est promis et garanti aux personnes et aux communautés qui décident de faire, sur le chemin de la tendresse, le petit pas qu'elles sont aujourd'hui capables de faire.

Heureux les marcheurs ! Bienheureux les nomades !

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1 Insaisissable bonheur

«Tout l'monde est malheureux tout l'temps», chante Gilles Vigneault. Le poète a-t-il écrit ces lignes sous le coup d'une crise de pessimisme aigu? N'affirme-t-il si carrément le malheur que pour mieux l'exorciser? Les poètes, c'est connu, se permettent toutes sortes de licences ... Mais ils voient aussi des choses, et leur regard ouvre le nôtre. Pour dire les mystères de notre condition humaine, ils ont les mots qui trop souvent nous manquent. Serions-nous condamnés au malheur ? À être « malheureux tout l'temps » ?

La souffrance, partout et toujours

Qui n'a pas connu des moments de grandes et petites blessures, blessures du corps ou blessures du cœur ? Souf­frances partiellement apprivoisées, peut-être, dont le sou­venir rappelle cependant que le malheur n'est jamais très loin. Souffrances d'aujourd'hui qui interdisent de s'abandon-

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ner passivement aux promesses de lendemains qui chantent. Souffrances de partout et de toujours 1 •

Alors qu'elle est elle-même en train de suivre un traite­ment-choc de chimiothérapie, une amie apprend que son grand garçon vient d'être hospitalisé à la suite d'une tenta­tive de suicide. Un père a déjà perdu un fils de dix-sept ans ; il m'annonce qu'un accident de moto vient d'en tuer un autre. « Ce sont des blessures dont nous ne pourrons jamais guérir », me dit-il, accablé. Faisant un retour sur sa propre existence, chacun réalisera facilement à quel point la souf­france est toujours au travail dans le court espace de nos ans. Souffrances du cœur: tant d'amours et d'amitiés qui ont donné du goût à la vie, puis périclitent et meurent en moi et autour de moi, ou me sont cruellement enlevés. Souf­frances d'une intelligence qui ne comprend pas très bien ce que vivre veut dire, ou qui, pire encore, a déjà conclu que la vie est insensée. Souffrances du corps, lorsqu'une maladie brouille momentanément l'existence ou, plus grave et longue, menace d'étouffer tout appétit de vivre. Inutile de poursuivre la liste innombrable des illustrations.

Pense-t-on échapper à la souffrance en se retirant dans le cocon de sa petite vie et de ses petites affaires? Les pro­messes d'un tel repli sont illusoires, car les moyens de com­munication -la télévision surtout- nous font chaque jour presque citoyens de pays que la mort et son cortège de souffrances désarticulent. J'écris ces lignes au moment où

1. Sur le sujet de la souffrance, on me permettra de renvoyer à mon livre La vie, un corps à corps avec la mort, Montréal/Paris, Paulines/ L'Atelier, 1996.

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la nature, devenue folle, sème la désolation dans les pays d'Amérique centrale ... Et comment nous installer dans un bonheur béat, alors qu'une« rationalité économique» sau­vage est en train de voler leur gagne-pain à tant de familles ? que s'accroît de plus en plus l'écart, déjà insoutenable, entre riches et pauvres ? qu'une épidémie comme le sida fauche des centaines de milliers de vies à travers le monde ?

À vrai dire, c'est toute notre vie que la souffrance inter­roge. Selon le rapport que nous entretenons avec la souf­france, en effet, notre existence s'engage sur une voie qui pourra éventuellement libérer le bonheur, ou elle dérive et s'abîme dans le malheur.

La souffrance, un rendez-vous que la vie fixe au bonheur

Une chose me semble claire :nous ne pouvons témoigner du bonheur, en être des artisans persévérants, si ce n'est pas du creux de nos souffrances que nous affirmons un bonheur possible. L'enjeu est grave. J'ai beau tenter de m'armer comme je peux, comment vivre heureux s'il faut, pour y parvenir, m'épuiser à réprimer les cris de souffrance qui montent du dedans ou m'assaillent du dehors ? Et comment accueillir les souffrances d'autrui, comment accompagner fraternellement les autres sur un chemin que nous voulons, eux et moi, che­min heureux, si je suis incapable de vivre mes propres souf­frances et d'assumer les morts qu'elles me font vivre?

Ce qui précède suffit peut-être à justifier l'affirmation suivante : le bonheur est impossible si nous n'intégrons pas

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la souffrance comme partie prenante de toute existence et de toute l'existence humaine, si nous n'accueillons pas la souf­france comme un rendez-vous que le bonheur nous fixe. Voilà pourquoi le bonheur ne va jamais de soi.

« Joie » et« bonheur» ne veulent pas dire la même chose

Comme toujours lorsqu'il est question des choses dites essentielles, c'est la vie - et non quelque préoccupation de pure intelligence- qui m'a posé et continue de m'imposer la question du bonheur. La vie et ses souffrances, en particu­lier une maladie qui dure et n'en finit pas de durer. Une pe­tite conviction s'est peu à peu développée en moi : il est possible d'être heureux ... même lorsque la joie se tait en nous. Ainsi, «joie » et « bonheur » ne voudraient pas dire la même chose ? Sans entrer dans une longue démonstration, suggérons au moins la distinction entre les deux.

Plus jeune, il m'arrivait presque toujours de commencer la journée en sifflant ma joie de vivre. Puis les chansons mon­taient spontanément. J'avais, comme on dit, un tempérament joyeux. Cette sorte d'effervescence s'est pour le moins tem­pérée. La tête est lourde dès le lever; elle continue de l'être pendant toute la journée. Je suis moi-même surpris lorsqu'un air de musique monte de lui-même, sans que je l'aie convo­qué. Comme si mes jours étaient devenus trop épais pour que la joie puisse d'elle-même les traverser.

Et pourtant ! Pourtant, il me semble que je suis un homme heureux. Disons: relativement heureux, la vie n'allant pas

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Insaisissable bonheur

sans qu'on fasse son deuil d'un bonheur parfait, chimique­ment pur, dans lequel on serait magiquement installé pour toute la suite des jours.

Décidément, « bonheur » et « joie » ne veulent pas dire la même chose. Cette différence apparaît plus clairement quand on évoque leurs contraires. Le contraire de la joie, c'est la tristesse; le contraire du bonheur, c'est le malheur. Et nous savons spontanément, me semble-t-il, que malheur et tristesse ne pèsent pas sur nos vies d'une même lour­deur.

La joie est comme un bon champagne. Ses bulles excitent la vie. Elle rend la tête légère et la vie un peu folle. Elle éclate et rit, provoque des conversations animées, lance des airs entraînants qu'on a le plaisir de reprendre en chœur. Le bonheur est plus sobre. Plus profond aussi. Il ressemble­rait davantage à un bon vin rouge. Il monte moins vite à la tête. Il s'attarde en bouche, sa chaleur prend le temps de des­cendre, assez loin pour que tous les coins de la vie en soient visités et réchauffés. Le bonheur a la parole plus grave que la joie, il porte au tête-à-tête, aux confidences, aux échanges sérieux entre amis.

« Tout l'monde n'est pas malheureux tout l'temps »

Quand Vigneault chante que «tout l'monde est malheu­reux tout l'temps», ille fait sur un air de rigodon, montrant par là qu'il n'est pas dupe. Le bonheur est possible. Il est possible ... puisqu'il y a des gens heureux ! Des gens, faut-il

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préciser, qui n'ont pas cherché et construit leur bonheur en un monde parallèle, en dehors de la vraie vie et de ses souffrances.

Mais le bonheur, quand nous en accueillons les manifes­tations, révèle aussi « quelque chose » que la raison ne peut définir avec précision, quelque chose d'innommable sans quoi il ne serait pas possible.

Je viens de passer une semaine avec un couple âgé qui a trimé dur toute sa vie, élevé une famille nombreuse, perdu des enfants, connu plus que son lot de souffrances, et qui rayonne pourtant d'un bonheur tranquille. Mais quand je demande à ces vieux époux de me dire ce qui fait la jeunesse de leur bonheur, ils n'ont d'autre réponse qu'un regard posé l'un sur l'autre, plein de quelque chose qu'aucun mot, aucune formule ne saurait dire. L'époux a même eu cette phrase pour le moins étrange:« L'expérience m'a appris qu'il faut vivre de grandes souffrances pour vivre un grand bonheur. »

Telles personnes, aux prises avec des handicaps insurmon­tables, auraient toutes les raisons d'en vouloir à la vie, de la maudire même. Étrange paradoxe : elles nous font le cadeau d'une sorte de bonheur contagieux qui secoue nos torpeurs et rajeunit notre goût de vivre. J'ai rencontré en Amérique la­tine, dans les pires poches de pauvreté, des gens d'une grande tristesse et de malheur profond. Mais aussi des gens heureux au sourire rayonnant, des personnes et des communautés in­croyablement vivantes, humainement vivantes; qu'est-ce qui leur permet, dans leur dénuement, de nous apprendre le bon­heur, à nous qui avons tant ?

«Tout l'monde n'est pas malheureux tout l'temps.» Le bonheur est possible ... puisqu'il y a des gens heureux. Des gens qui sans s'évader artificiellement hors de leurs souf-

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Insaisissable bonheur

frances, à même leurs souffrances, témoignent du bonheur et nous le communiquent contagieusement.

Insaisissable bonheur

Le bonheur, on le voit, ne semble pas aller sans un « quelque chose » que la raison raisonnante ne peut pas en­fermer dans le corset d'une définition, et qui semble pour­tant nécessaire pour qu'une vie soit heureuse. Voilà sans doute pourquoi les dictionnaires ne m'ont pas beaucoup aidé à comprendre le bonheur et ce qui le rend possible.

Le dictionnaire, en définissant, délimite. ll dessine des frontières. Le poète, lui, n'enferme pas; il ouvre des horizons. Ainsi Julos Beaucarne, à qui l'on demandait le secret de sa jeunesse, répondait : « Il faut longtemps pour rester jeune. La jeunesse est perpétuelle [ ... ] si tu travailles dans le sens de la vie... Ce qui fait vieillir, c'est le non-mouvement intérieur 2• » À propos du bonheur, ces mots de Julos Beaucarne parlent peut­être plus et mieux que les dictionnaires patentés.

Je pense que le malheur, contraire du bonheur, c'est pré­cisément le non-mouvement intérieur. Le non-mouvement qui m'accable quand survient une souffrance trop lourde, insup­portable, une souffrance qui semble m'interdire, justement, tout « travail dans le sens de la vie». Aucune autre attitude ne semble alors possible- et encore ! -que celle de la patience, patience envers moi-même et envers la vie qui tarde à refaire surface en moi. Mais n'y a-t-il pas aussi, et la plupart du temps,

2. Dans une entrevue accordée à La Presse, 16 septembre 1998, cahier C, p. 5. C'est moi qui souligne.

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ce non-mouvement auquel je m'abandonn~ quand je baisse trop tôt les bras devant la souffrance vécue au quotidien, quand je démissionne trop tôt de ma responsabilité de tra­vailler la souffrance dans le sens de la vie ?

Serait donc heureuse la personne qui, malgré la souffrance, à même ses souffrances et celles de son monde, se met et se remet en mouvement. La personne qui refuse de démissionner et, du creux de ses souffrances, poursuit sa quête d'humanité, c'est-à­dire sa quête d'amour et de liberté. Serait heureux celui ou celle qui croit en une victoire toujours possible de la vie sur la souffrance, celui ou celle qui se porte responsable, concrète­ment responsable, d'une victoire sur toutes les forces de mort.

Une expression vient de m'échapper:« Serait heureux celui ou celle qui croit que ... »Refait ainsi surface le« quelque chose» suggéré plus haut. Ce quelque chose qui est tout à fait nécessaire pour qu'une vie soit heureuse, et que la raison ne réussit pourtant pas à définir, à maîtriser, à contrôler.

Pour dire clairement ce que je pense, je ne vois pas com­ment l'être humain pourrait vivre heureux dans la souffrance, souffrance de partout et de toujours, sans un acte de foi. L'acte d'une foi. Quelle que soit cette foi. .. Foi en quelqu'un? En quelque chose ?

Les trop sages sagesses de notre monde

Ainsi donc, à ce qu'il semble: pas de bonheur sans foi, sans « une foi » qui est toujours un pari, véritable folie au regard de nos sagesses trop sages.

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Je me trompe peut-être, en un sens j'espère me tromper. Mais je trouve que notre monde est devenu beaucoup trop sage. Trop fasciné par les choses mesurables. Trop plein d'ob­jets immédiatement identifiables et donc ... sécurisants. Com­ment faire respirer le « quelque chose » - indéfinissable et donc insécurisant ! - sans lequel il ne semble pas possible de vivre une vie heureuse ?

J'ai parlé ailleurs de l'avoir, du savoir et du pouvoir comme de nos trois« veaux d'or 3 ».Il n'était pas question de nier leur stricte nécessité : comment, sans eux, pourrions-nous vivre une existence décente et vraiment humaine ? Mais comment vivre heureux, d'autre part, si nous les laissons occuper toute la place? Si nous les érigeons en absolus et attendons d'eux qu'ils déterminent, en eux-mêmes et par eux-mêmes, le degré de réussite d'une existence humaine? Notre humanité s'aliène quand l'avoir, le savoir et le pou­voir s'imposent tellement qu'ils ne laissent plus d'espace au mouvement intérieur dont parle Julos Beaucarne.

On le voit particulièrement bien aujourd'hui à propos de l'avoir. Ceux et celles qui possèdent de l'argent, beaucoup d'argent, peuvent le laisser aller son propre chemin :il fruc­tifiera de lui-même, s'autoengendrera, et ... rendra encore plus riches ceux qui l'étaient déjà. Suffira-t-il à rendre ces gens plus heureux ? Il est clair que pareille mécanique du profit, jouant comme du dehors de la liberté et de son tra­vail, ne jouit d'aucun pouvoir magique permettant d'effacer les souffrances, de calmer les angoisses, de guérir le mal de

3. Voir le premier chapitre de mon livre Vivre réconcilié avec soi-même, Montréal, Paulines, 1998; Paris, Desclée de Brouwer, 1999.

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vivre. Ce qui est encore plus évident par ailleurs, c'est le vent de mort que fait lever cette mécanique du profit, la dé­solation qu'elle sème autour d'elle lorsque l'argent, pour faire plus d'argent, retire leur emploi à des milliers et des milliers de personnes, prive tant et tant de familles d'un revenu dé­cent, rend encore plus pauvres ceux qui l'étaient déjà trop. On peut alors parler d'une mécanique proprement morti­fère, qui promet le bonheur et sème le malheur.

On dirait que l'avoir, le savoir et le pouvoir, laissés à eux­mêmes, ont une fâcheuse tendance à nous oublier, à oublier tôt ou tard ....: mais toujours trop tôt ! - les humains et leur quête de bonheur. À tellement s'enrouler sur eux-mêmes que, loin de procurer le bonheur, c'est la souffrance et le mal de vivre qu'ils nourrissent.

Comme la vie serait belle et facile si, pour me garantir une existence heureuse, je n'avais plus à me souder du mys­térieux « quelque chose » sur lequel personne ne peut refer­mer la main. Comme le bonheur serait simple si je pouvais me contenter d'accumuler des biens, faire fructifier mon compte en banque, élargir mes connaissances, asseoir un peu plus fermement mon pouvoir - que ce soit au parlement, sur mon lieu de travail, ou dans ma propre famille ...

Mais la souffrance continue de rôder. Elle n'a qu'à souf­fler un peu plus fort pour que s'écroulent ces châteaux de cartes dans lesquels mon mal de vivre était allé chercher consolation.

*** Le bonheur, on devrait en parler à voix basse; il se vit si

souvent à voix basse. Surtout en présence des souffrances

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Insaisissable bonheur

d'autrui, ne pas claironner, ne pas faire un si grand vacarme de mots qu'en seraient étouffés les cris ou les murmures de ses souffrances. Mais être moi-même assez heureux pour que la tendresse de mon regard soit une source à laquelle l'autre pourra venir boire. Être moi-même assez en mouvement pour que ma vie invite l'autre à ne pas démissionner, à ne pas céder devant la menace du non-mouvement intérieur. Être moi-même assez en vie pour que ma vie, d'elle-même, invite l'autre à accueillir sa souffrance comme un lieu où poursuivre sa quête d'humanité.

Le bonheur ? En vérité, un vrai programme de fou ! Comme quoi la foi, quelle qu'elle soit, n'est pas pour les gens trop sages.

Pour ma part, et puisque je suis enraciné dans la tradi­tion chrétienne, c'est la foi évangélique que j'interrogerai, c'est à elle que ce livre posera la question du bonheur.

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Première partie

, UN DEFI POUR AUJOURD'HUI: APPRENDRE LE BONHEUR DE CROIRE

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Apprendre le bonheur de croire

La foi chrétienne peut-elle nourrir ma quête humaine du bonheur ? Est-elle de l'ordre du quelque chose dont nous parlions, jamais parfaitement compris et maîtrisé mais in­dispensable au bonheur de vivre ? Offre-t-elle du bon pain à manger et du bon vin à boire, une nourriture assez consis­tante pour dynamiser le « mouvement intérieur » et garder vivant en nous, même au creux des plus grandes souffran­ces, le bonheur de vivre notre vie humaine ?

La foi n'est pas une science parmi d'autres. Elle ne se présente pas- ne devrait pas se présenter- comme une idéologie entre plusieurs, un système de connaissances dont notre intelligence contrôlerait les tenants et aboutissants. Elle est foi et, comme telle, propose aux croyantes et aux croyants de risquer leur vie sur un pari. D'où la question : ce pari est-il sensé ? Humainement sensé ? Plus précisément encore, ce pari veut-il et peut-il nourrir les humains sur le chemin d'un bonheur possible ?

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Heureux les nomades

Jean Daniel écrivait il n'y a pas si longtemps : «Je veux finir sur Jésus,le Juif de Nazareth. Son historicité, pour moi, n'est en rien réductrice. Elle est même exaltante. L'homme [ ... ] fonde, inaugure, annonce. Il tranche dans tous les problèmes actuels de l'intégrisme et de la confusion entre le temporel et le spirituel. Quant à Celui qui a voulu partager la souffrance des hommes, il est bien sûr aujourd'hui, en ce début 1994, l'être le plus indispensable dont l'humanité ait jamais rêvé. À chacun de décider si cet être est le fils de Dieu. Je me con­tente, comme Renan, de le trouver divin 4• »

L'Évangile montre en effet le cheminement d'un homme «en tout semblable aux hommes», appelé Jésus le Nazaréen, dont les dires et les engagements sont proprement exaltants. A-t-il voulu autre chose que le bonheur des humains ? Il a vécu toute sa vie pour que les aveugles voient, que s'ouvrent les oreilles des sourds, que les paralysés se lèvent et pren­nent la route, que la prostituée retrouve sa dignité devant la dure justice des purs. Plus encore, il est lui-même entré dans les plus sombres de nos nuits à seule fin d'ouvrir, à même ses propres souffrances,la voie d'un bonheur possible. En un mot, il a vécu pour que les humains vivent ... en vie ! Comment, dès lors, ne pas accueillir Jésus de Nazareth comme« l'être le plus indispensable dont l'humanité ait jamais rêvé » ?

Jean Daniel n'est pas de ceux qui décident de voir en Jésus « le fils de Dieu ». Il se contente, dit-il, de le trouver divin. Ce qui est déjà beaucoup !

Chrétiennes et chrétiens, eux, accueillent Jésus comme un être humain tout à fait indispensable et, d'un même souffle,

4. Le Nouvel Observateur (6 au 12 janvier 1994), p. 25.

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Apprendre le bonheur de croire

confessent sa divinité. lls courent ainsi un risque énorme, leur vie devient une vie risquée. Nous parions en effet notre vie, nous la misons tout entière sur cette confession. Voilà du moins ce que nous affirmons, ce que nous disons croire.

Un minimum d'honnêteté me pousse cependant à accueillir, tout au long de ma vie, cette interrogation troublante: s'agit-il bien d'un vrai pari et d'une vie vraiment risquée? Est-ce que je ne réponds pas plutôt au besoin frileux d'être rassuré, sécu­risé ? Si je confesse la divinité de Jésus le Christ, ne serait-ce pas afin de mieux me protéger contre un homme dont la vie et les paroles viennent« trancher »-pour reprendre le terme de Jean Daniel- dans le vif de ma vie et de l'histoire du monde ?

De telles questions dérangent. Ce qui ne suffit pas à en faire des questions illégitimes ... L'histoire montre à l'évi­dence, me semble-t-il, une tentation récurrente à laquelle il est difficile de résister, contre laquelle chacun doit constam­ment lutter, la tentation de ne voir en Jésus Christ, cet «homme-Dieu »,que l'homme ou que Dieu.

Il me semble tout aussi évident que les personnes et les communautés chrétiennes d'aujourd'hui sont appelées à re­vitaliser leur foi en l'incarnation. Notre regain d'intérêt pour l'homme-Jésus, pour son historicité et son poids d'humanité, ne remonte pas à très loin. J'ai moi-même connu les temps d'une« divinisation »de Jésus qui mettait entre parenthèses son histoire humaine, les hauts et les bas de sa quête d'homme, ses joies et ses souffrances, ses ferveurs et ses doutes. On nous invitait à glorifier Jésus au plus tôt, dès le sein de sa mère si possible. Conséquence inévitable : la foi chrétienne s'est désincarnée, pour reprendre un constat si fréquemment analysé au cours des dernières décennies.

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Heureux les nomades

Pareille désincarnation de la foi se manifeste de nom­breuses manières. Une de ses expressions les plus évidentes pourrait bien être la spiritualité qui nous a été léguée et con­tinue de façonner, très largement je pense, la mentalité chré­tienne contemporaine. Une spiritualité de la grandeur de Dieu et de la petitesse humaine. Une spiritualité qui, malgré l'incarnation, invite à toujours fuir vers le haut, vers le ciel, et considère comme une mauvaise distraction- pire encore : comme un obstacle- notre présence et notre responsabilité dans l'histoire humaine. Une spiritualité qui apprend ce que nous ne sommes pas, beaucoup plus que ce que nous confessons être déjà en Jésus le Christ. Une spiritualité qui exacerbe la cons­cience du manque et incite peu (ou pas du tout?) à vivre sous le mode du jaillissement. Voilà pourquoi je dis de cet héritage qu'il définit en creux un défi pour maintenant. Comment par­ler aujourd'hui du bonheur chrétien, si nous faisons semblant d'ignorer l'héritage qui nous a été légué ? C'est à l'examen de cet héritage que sera consacré le prochain chapitre.

Bien évidemment, nul ne peut en rester là et se complaire dans l'examen de l'héritage. Le défi lancé aux chrétiens de ce temps est trop grand et neuf, et les questions trop graves. La redécouverte de l'humanité de Jésus, par exemple, con­duit-elle fatalement -comme on semble le craindre si sou­vent- à une négation de sa divinité ? Par ailleurs, la foi en la divinité de Jésus condamne-t-elle nos vies à l'insignifiance humaine ? Et si cette foi est proposition de bonheur, un tel bonheur est-il possible pour et par les personnes et les com­munautés de ce monde-ci ?

Certes, il a été de tout temps difficile d'honorer le lien qui marie indissolublement l'humanité de Jésus et sa divi-

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Apprendre le bonheur de croire

ni té. Dans le mesure où ce sont nos· vies (pas seulement nos mots) qui sont responsables d'un tel témoignage, le défi ne sera jamais parfaitement relevé. Mais il faut au moins tra­vailler à le relever. Particulièrement en proposant une vie spirituelle plus fidèle à l'Évangile. Je veux dire: une spiri­tualité qui nourrisse le goût de Celui que nous appelons Dieu et, dans un même mouvement, fasse de nous des êtres que pas­sionne l'aventure de la liberté humaine.

Alors peut-être, dans ce travail même, serons-nous intro­duits au bonheur de croire.

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Devenir ce que je ne suis pas ?

Mon dernier livre en arrivait à la conclusion suivante, ainsi formulée dans sa dernière phrase : « Chrétiennes et chrétiens croient que l'avenir du monde et l'avenir de Dieu dans l'histoire se jouent, en même temps, dans le devenir-libre des humains 5• »S'il en est bien ainsi, la responsabilité chrétienne est grave. N'est-elle pas exagérée, trop lourde, traumati­sante ? L'avenir du monde se jouerait dans mon propre de­venir-libre? Et même l'avenir de Dieu?

Un telle responsabilité est effectivement insupportable si le devenir dont il est question ne réussit pas à se justifier autrement que par mon manque, par ce que je ne suis pas au jour d'aujourd'hui. Cette responsabilité peut même engen­drer mon malheur plutôt que mon bonheur, quand je me mets en travail de libération uniquement à cause des limites dont je souffre et voudrais m'affranchir.

5. Vivre réconcilié avec soi-même, p. 139.

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Heureux les nomades

Nous avons pourtant développé une spiritualité qu'on dit chrétienne et qui s'inscrit dans la logique de cette dé­marche traumatisante. Une spiritualité pour laquelle Dieu est tellement tout que la liberté humaine n'est pratiquement rien. J'oserais même affirmer que nous en sommes venus à canoniser cette spiritualité, à en faire« la» spiritualité chré­tienne, celle qu'exige notre confession de Jésus Christ.

Si tel est bien le cas, comment pourrions-nous, au nom de notre foi, vivre comme des personnes et des communau­tés heureuses, et témoigner du bonheur de vivre ? Poussons même l'audace un peu plus loin, jusqu'à nous demander: si la foi nourrit d'abord et avant tout la conscience de ce que nous ne sommes pas, fait-elle autre chose qu'appesantir le poids de nos souffrances, de la souffrance humaine? Ne condamne­t-elle pas ainsi les croyantes et les croyants à être des artisans du malheur du monde ?

L'enjeu est donc trop grave pour que nous fassions l' éco­nomie d'un retour sur notre héritage immédiat. Mais que se rassurent ceux que de tels regards en arrière impatientent : le regard sera bref, et juste assez évocateur pour que chacun puisse interroger sa propre vie d'aujourd'hui.

Une foi qui m'apprend d'abord ce que je ne suis pas

Il serait éclairant de faire le tour des« petits catéchismes »

qui ont longtemps servi à « l'éducation de la foi ». Si long­temps, en fait, que ce serait miracle s'ils ne continuaient pas à façonner, d'une manière ou d'une autre, notre mentalité

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Devenir ce que je ne suis pas ?

religieuse contemporaine. Croire, disaient ces catéchismes, c'est ne pas comprendre; c'est adhérer à certaines vérités parce que Dieu les a lui-même révélées. On fait donc appel à l'autorité de Dieu pour justifier les affirmations de la confession chré­tienne, et pour justifier ... notre incapacité foncière à les com­prendre. En quoi les petits catéchismes n'avaient pas tout à fait tort, bien sûr.

Il est vrai que personne n'a vu Dieu. De ses yeux vu. Il est vrai que Dieu ne peut pas être connu comme je reconnais l'évidence d'une chose. n est vrai qu'il ne peut pas être compris comme j'ai compris et appris telle formule mathématique, ou comme mon intelligence, au terme d'un raisonnement ri­goureux, a démontré la nécessité de telle conclusion. Il est vrai que le salut échappe aux mains qui pensaient le tenir, le posséder, le maîtriser et le contrôler. Il est vrai que les choses de la foi sont« mystère» et que jamais je ne pourrai préten­dre en avoir fait le tour, avoir saisi leur secret. Il est vrai qu'en aucun moment de ma vie humaine, même au dernier, je ne pourrai me complaire dans la satisfaction repue d'avoir « ob­tenu tout cela» et d'être« devenu parfait» (Ph 3,12). Il est vrai que ... Oui, tout cela est vrai! On a eu raison de nous l'apprendre.

Est-ce présomption orgueilleuse de ma part? Je ne peux m'empêcher de penser qu'on nous a trop appris cela. Ou plu­tôt et plus justement, qu'on nous a trop appris uniquement cela. Et que, par là même, on nous a peu introduits au bon­heur chrétien de croire et de vivre.

«Je ne suis pas le Bon Dieu ! »,la vie me l'apprend assez ! À quoi bon la religion si elle ne vient que renforcer la cons­cience de mes petitesses ? Je blesse trop souvent et trop grave-

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ment l'amour, peut-être parfois à en pleurer moi-même; pour­quoi Dieu, si l'infini de son amour ne sert qu'à mieux mesurer les étroitesses de mon cœur? Je ne suis pas parfaitement libre; on n'allège guère la lourdeur de mes esclavages -et même, on l'aggrave dangereusement -lorsqu'on se contente de me confronter à la parfaite et insaisissable liberté de Dieu.

Nous avons entendu dire et redire, au fond, ce que croire n'est pas et ne peut pas être. Cette approche peut-elle suffire à l'élaboration de spiritualités qui, parce que chrétiennes, se­raient profondément humaines ? Des spiritualités qui seraient proposition de vie et travailleraient à libérer, en nous, le bon­heur ? Des spiritualités revitalisant sans cesse, et en même temps, le bonheur de croire et le bonheur de vivre ? Com­ment en effet décider de prendre en charge, dans notre propre devenir-libre, l'avenir de Dieu et l'avenir du monde, si nous sommes uniquement conscients de ce qu'il ne faut pas être, penser, dire et faire ? Si nous ne savons pas - et sommes fon­cièrement incapables de le savoir - pourquoi et en quoi notre foi elle-même se joue dans un devenir-libre dont chacun est personnellement responsable ?

Une morale qui apprend d'abord ce qu'il ne faut pas faire

Une même approche, par ailleurs, grevait ce qu'il était convenu d'appeler la morale chrétienne. Pour faire vite, j'évoquerai ma propre expérience et avouerai (au risque de choquer) le sort que j'ai fait subir à mes manuels de morale dès la fin de mon baccalauréat en théologie.

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Devenir ce que je ne suis pas ?

Je suis rédemptoriste. Membre d'une congrégation reli­gieuse fondée par Alphonse de liguori, un Napolitain qui a été déclaré docteur de l'Église et patron des moralistes. Les ré­demptoristes, d'ailleurs, avaient et ont toujours la réputation d'être des spécialistes de la morale; nos études théologiques étaient donc fortement orientées vers cette spécialisation.

Après les années de philosophie, les supérieurs décident de m'envoyer faire mes quatre années de théologie aux États­Unis, dans un séminaire de la congrégation. Le lieu importe : la théologie américaine, en ce temps-là, ne connaissait pas la vitalité qu'elle manifeste de plus en plus aujourd'hui. Tou­jours est-il que les cours de morale avaient la part belle dans le curriculum des études. Je revois encore notre manuel. Deux volumes énormes, d'un texte fin et serré. Tout en latin évi­demment. Dans lesquels on nous enseignait la rectitude chré­tienne de la conduite morale, en apprenant essentiellement ce que chrétiennes et chrétiens ont le devoir ... de ne pas faire. Avec une forte, une très forte insistance sur la conduite de la vie sexuelle, et presque rien sur des enjeux moraux comme ceux de la vie sociale, politique, économique. Bref, une morale étroite, étriquée. Une morale d'ailleurs assez peu respectueuse de la visée qui était celle de saint Alphonse. Une morale dans laquelle nous, les plus jeunes, avions peine à respirer.

C'était le temps de Vatican Il. Un air nouveau et frais avait commencé de souffler dans l'Église. Plusieurs théolo­giens avaient déjà dégagé des horizons plus ouverts et libé­rateurs. Nous plongions dans leurs œuvres comme en eaux claires. Et nos questions aux professeurs de morale, du fait de toute cette effervescence, étaient nombreuses et vigoureuses. Elles exprimaient, je pense, un grand appel d'air. C'était la

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foi chrétienne, et nous avec, qu'on était en train de noyer sous des discours moralisateurs, particulièrement obsédés par le sexe. Mais les réponses de nos professeurs resserraient les maillons, raffinaient plus avant les mises en garde et les interdits 6• On n'est jamais assez vigilant quand on se croit le gardien d'une orthodoxie. Je me souviens que les marges de mes livres étaient presque toutes noircies de notes manus­crites. L'enseignement, en effet, servait essentiellement à peaufiner les principes du manuel. Il apportait nouvelles précisions sur nouvelles précisions et manifestait par là son souci de conformité et d'uniformité.

Mais le problème de l'uniformité, c'est qu'elle définit tel­lement bien la rectitude de l'agir que personne n'y trouve son compte. Chacun est en effet condamné à la délinquance. Par une sorte de fatalité, mon agir s'inscrit toujours comme une exception par rapport à la pureté que les normes définissent : je trahis et trahirai donc toujours la rectitude définie par le code, puisque l'expérience s'entête à me rappeler, douloureu­sement parfois, que je suis incapable d'une rectitude aussi parfaite et ... statique. La conformité promet le bonheur ; au

6. Une anecdote pour illustrer ce bouillonnement et les difficultés qui en surgissaient. C'est aux État-Unis que j'ai rencontré pour la première fois Bernard Haring, mon confrère rédemptoriste. ll venait de publier La loi du Christ, un ouvrage de théologie morale que nous trouvions révolutionnaire (première édition, en 3 tomes, de la traduction fran­çaise :Tournai, Desclée & Cie, 1954,1957 et 1959). ll était aux États-Unis pour une série de conférences et sessions, dont une semaine à notre séminaire où, pour l'occasion, on avait invité plusieurs moralistes « pa­tentés>>. Pauvre père Hâring! ll est monté courageusement au front. Avec sa douceur et sa paix proverbiales, il a dit ce qu'il avait à dire et ... s'est vite retrouvé pris, comme tout vrai prophète, dans le tir croisé des accords enthousiastes et des rejets injurieux.

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Devenir ce que je ne suis pas ?

ras de la vie concrètement vécue, cependant, elle rend mal­heureux en alimentant la conscience du manque.

À la fin du cursus théologique, nous en savions, des choses, sur ce qu'un chrétien ne peut ni ne doit faire! Pour mieux « entendre les confessions » et poser les « bonnes » questions, nous avions même en main de longues listes de péchés -comme se rappelleront les pénitents d'alors. Mais Dieu que nous avons peu appris, dans ces cours-là, le bon­heur de vivre la fidélité évangélique !

Les deux premiers livres que j'ai jetés au panier, dès après ce premier cycle d'études théologiques, ce sont les deux tomes de notre manuel de morale.

Un Jésus trop tôt glorifié

Tout se tient ! Et je pense que la spiritualité que je viens d'évoquer est tributaire de la façon selon laquelle on com­prenait Jésus Christ- en même temps, d'ailleurs, qu'elle ali­mentait pareille compréhension. J'ai fait allusion plus haut à la tendance qui pousse à glorifier trop tôt Jésus. En ce qui concerne notre héritage spirituel immédiat, cette divinisation hâtive est loin d'être innocente.

Au premier regard, elle apparaît peut-être comme une marque de respect, réponse « de foi »à une avance dont Dieu lui-même a pris l'initiative. «Et le Verbe s'est fait chair ... » Serais-je encore chrétien si je ne confessais pas, aussi ferme­ment que possible, cette initiative de Dieu en faveur des humains ? Dieu a décidé d'entrer dans la chair de notre his­toire. C'est donc Dieu lui-même que j'accueille, que je dois accueillir, lorsque je dis« oui» à Jésus de Nazareth.

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Mais voici la dérive à laquelle nous avons obéi et obéis­sons encore trop facilement : à ne considérer que la divinité de Jésus, son humanité devient insignifiante du point de vue du salut, son histoire d'homme ne nous révèle plus rien, rien de nouveau et décisif, sur Dieu, sur nous, sur nos relations à Dieu. À la limite, peu importe l'histoire de Jésus. Peu im­porte le sens humain qu'il a voulu donner à sa vie humaine. Peu importe son cheminement, ce qu'il a vécu et fait, les mots qu'il a prononcés, sa quête et ses découvertes, le poids de ses souffrances. Peu importe les raisons -en particulier politi­ques et religieuses- qui l'ont chargé de la croix et l'ont tué. Ce qui compte vraiment, laisse-t-on entendre, la seule chose qui soit déterminante pour la vitalité de la foi, c'est d' affir­mer que Jésus est Dieu, que« Dieu est dans Jésus» ...

Voilà pourquoi, malgré son respect apparent pour la di­vinité de Jésus, une divinisation hâtive pousse vers des spi­ritualités chrétiennement inacceptables. Des spiritualités qui mutilent la liberté humaine au lieu de servir sa libération. Des spiritualités qui sont incapables d'alimenter le bonheur de vivre. De si graves affirmations exigent qu'on y regarde de plus près.

Un Dieu vraiment « chrétien » ?

Pourquoi avoir évoqué ces choses du passé ? Tout d'abord parce que ces choses du passé, je le redis, sont encore choses du présent. Surtout parce que, sous l'anecdotique et le pitto­resque, se cache une question fondamentale qu'il faut avoir le courage et l'honnêteté d'affronter. Une question qui inter-

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roge directement notre foi en Jésus Christ et notre consente­ment au Dieu qu'il révèle.

Nous avons surtout appris ce que nous ne sommes pas, et la morale, pourtant dite chrétienne, a détaillé avec minutie l'interminable liste des choses qu'il ne faut pas faire. Si nous avions écouté davantage ce que l'Évangile dit de l'humanité de Jésus, aurions-nous pu nous satisfaire d'une vision aussi étriquée et négative de la vie chrétienne ? Mais rappelons­nous qu'à cette époque - si peu lointaine-, les chrétiens ne lisaient même pas l'Évangile; ils ne l'entendaient qu'à la messe, et lu en latin ! D'où la difficile question, une question qui ne cesse de me provoquer encore aujourd'hui : est-il si important pour moi que Jésus ait existé? Qu'il ait fait ce qu'il a fait et dit ce qu'il a dit ? En quoi mon intuition et ma percep­tion de Dieu sont-elles vraiment converties par ma confession de Jésus Christ? En quoi mes relations à Dieu sont-elles bou­leversées par le fait que l'Évangile m'invite à nommer Dieu, à l'appeler Dieu« de Jésus Christ»?

Je suis toujours étonné devant le flou de notre langage religieux, les gens parlant indifféremment de« Jésus» ou de «Dieu». D'autre part, les mots qui veulent dire Dieu mon­trent qu'il continue d'être tenu à distance de nos vies hu­maines. Il est «l'Être suprême», la «Force supérieure», «l'Amour infini», «le tout Bon, tout Beau et tout Vrai». Comment un tel Dieu pourrait-il vivre dans la chair de nos vies personnelles et collectives, des vies qui ont le malheur, elles, d'être toujours limitées et petites? Notre intelligence à nous est étroite, et nous aimons si peu et si mal. Le quotidien de nos existences est loin d'être un pur reflet de la Bonté, de la Beauté et de la Vérité mêmes. Nous repoussons donc Dieu

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là-haut,« dans le ciel »,loin de cette terre d'ici-bas-« vallée de larmes » disions-nous, vallée de nos larmes. En oubliant Jésus, en oubliant l'Incarnation ...

Là-haut, Dieu seul est tout et peut tout. Qui suis-je de­vant lui ? Et dans mes relations à lui, de quoi pourrais-je me porter responsable? D'une vraie responsabilité humaine, à même la chair de ma vie et de toute ma vie ?

Quand Dieu est tellement tout que je ne suis plus rien

Les relations à un Dieu qui est tout et peut tout sont des relations qui ont l'air de pouvoir rassurer, sécuriser. On n'a qu'à quitter le bas pour chercher refuge en lui, là-haut, quand le mal de vivre devient lancinant. Ou plus simple­ment, lorsque la souffrance se manifeste et révèle la fragi­lité de notre bonheur de vivre. Mais semblables relations débloquent-elles et nourrissent-elles notre devenir-libre ? Apprennent-elles aux personnes et aux communautés à être des sujets, responsables de leur vie et de leur bonheur ? La chose est loin d'être évidente. Se pourrait-il même que pa­reilles relations, dans lesquelles nous recherchons le calme et la sécurité, contribuent à alimenter le mal de vivre dont nous voulons pourtant guérir ?

Quand je dis uniquement de Dieu qu'il est seul à être tout et à tout pouvoir, je le situe en surplomb. Il me domine. Et je développe l'habitude d'une présence qui, du dessus de mon humanité, du haut de sa perfection, regarde et surveille. Guette et juge mes imperfections. Me voilà sous l'emprise

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de« l'œil sévère qui épie nos vies »,ce fameux œil qu'on nous a tant appris à craindre dans ma jeunesse.

Il faut guérir, on le voit ou le pressent, de ce type de rela­tion. Par respect pour Dieu, si nous croyons vraiment en lui. Et par respect pour la liberté humaine : Dieu ne mérite pas d'être aimé si lui-même n'aime pas notre liberté.

On peut d'abord se demander: la perfection dont j'ai parlé est-elle vraiment celle de Dieu, de Celui que l'Évangile appelle Dieu? N'est-elle pas plutôt l'envers imaginé de mes imperfections? La projection, en haut, d'une plénitude qui est le contraire de mon vide d'en bas, de mes insatisfactions et de mes souffrances d'ici-bas ? Peut-être, aussi, le contraire de mes paresses et irresponsabilités ? Qui plus est, ce Dieu qui surplombe et surveille, au lieu d'assurer paix et sécurité, ne devient-il pas inévitablement un Dieu qui censure le bon­heur des humains ? « Pourquoi Dieu m'envoie-t-il cette épreuve?», entendons-nous si souvent dire. Ou:« Qu'est­ce que j'ai fait au Bon Dieu pour que ... ? » Ou encore : « Pour­quoi Dieu veut-ilia mort de petits enfants qui n'ont encore rien fait de mal?»

Il est malheureusement devenu normal que montent en nous de telles questions. Car la supposée perfection de Dieu culpabilise, elle devient un repoussoir qui accentue nos propres imperfections, elle fait que nous nous sentons coupables ... de n'être que des humains. Cette perfection punit : si la souf­france et le malheur visitent ma vie, c'est sans doute parce que je n'ai pas su correspondre fidèlement aux attentes que me dressent la Bonté de Dieu, sa Vérité, sa Beauté. Cette perfection fait mourir : elle seule peut tout, elle seule est res­ponsable de tout ; pourquoi ne serait-elle pas également

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responsable du travail dévastateur de la mort, y compris quand c'est une vie innocente que la mort vient faucher ?

La liberté humaine, d'autre part, sort elle aussi perdante de relations où Dieu est seul à tout être et tout pouvoir. Nos aspirations personnelles et collectives sont en effet vouées à une frustration jamais guérie, car nous courons vers un but qui fuit constamment au-devant de nous. On retrouve ici la spiritualité des bonnes « résolutions ». Une spiritualité dans laquelle on a tant voulu nous faire entrer et que tout chré­tien, je pense, se surprend constamment en train de vouloir remettre en œuvre. Une spiritualité dont le mouvement quête le bonheur mais récolte le malheur.

Le cours de la vie, en effet, m'apprend assez tôt le poids des limites. Limites du corps et du cœur, limites person­nelles et collectives, toutes ces limites qui s'entêtent à me rappeler que« la perfection n'est pas de ce monde». Mes imperfections ne deviennent-elles pas encore plus évidentes, si je me tiens adossé à un Dieu qui, lui, est tout et peut tout ? Je ne suis tellement pas ce qu'il est, je suis tellement vide d'une vie dont il est Plénitude.

Du moins, dira-t-on, puis-je tendre vers lui, et tenter de l'atteindre. Voilà un autre langage (trop) souvent entendu. Celui que je situe en haut, tout là haut, se déplace. ll était au­dessus de ma vie ? Voici qu'il vient maintenant se dresser, dans le cours de mes jours, devant le moment que je suis en train de vivre :je lui serai fidèle demain ou après-demain, si je réussis à vaincre mes limites et guérir mes faiblesses, si je vis confor­mément à la perfection qu'il attend de moi. Je prends donc telle ou telle résolution, déterminée par mes limites présentes, par les faiblesses que je veux vaincre ou guérir. Une fois que j'y

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aurai mis toute ma bonne volonté et toute l'énergie nécessaire, une fois honorée la résolution prise, une fois mes limites vain­cues, je pourrai enfin goûter au bonheur d'être pour Dieu et en Dieu. Je pourrai enfin vivre heureux.

Le secret du bonheur de vivre n'est malheureusement pas aussi simple. il faudrait plutôt dire « heureusement» : l'éloignement de Dieu engendre en effet la frustration et la désespérance au lieu d'accomplir la promesse de lendemains qui chantent. Enfin parvenu au demain ou après-demain dont je rêvais, d'autres limites m'attendent, et d'autres imperfec­tions, et d'autres souffrances, et d'autres défis. Cela aussi, la vie nous l'apprend. Je pensais pouvoir enfin savourer le bon­heur de croire et le bonheur de vivre, peut-être m'y installer -enfin ! -pour de bon. Mais voici que l'insatisfaction renaît, et que surgit la nécessité de nouvelles «résolutions». Le bonheur a fui devant, il est une autre fois reporté à plus loin, à plus tard. Dieu n'est-il, dans sa perfection, qu'un rappel sublime et lancinant de nos propres imperfections, et qu'une invitation à vivre toute notre vie dans la quête d'un inaccessible bonheur ?

*** Georges Brassens avait des paroles dures, violentes

même, à l'endroit des catholiques : « Vous,les catholiques, avec votre enfer, vos culpabilisations continuelles, l'im­portance exagérée que vous donnez aux choses sexuelles, vous sentez peser sur vous un regard de juge. Vous avez donné cette peur aux gens 7• » Ce que Brassens nous dit,

7. André Sève interroge Georges Brassens : Toute une vie pour la chanson, Paris, Le Centurion, 1975, p. 119-120.

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en fait, c'est que nous avons peur de la vie et sommes deve­nus des censeurs du bonheur de vivre. Avait-il tout à fait tort?

J'ai dû faire vite pour évoquer le contexte spirituel dans lequel j'ai grandi et qui a été proposé, je pense, à l'immense majorité des adultes chrétiens d'aujourd'hui. Ai-je caricaturé au point de trahir ? En tout cas, une chose me paraît claire : aucune spiritualité n'est fidèle à Jésus Christ et à la foi chré­tienne si elle se contente d'inviter les humains à devenir ce qu'ils ne sont pas. Semblable spiritualité engage en effet nos vies dans un double cul-de-sac.

D'une part, elle laisse entendre que la foi n'a rien à voir avec le bonheur de vivre. Le seul moment dans lequel je joue le sens de ma vie, c'est le moment présent, celui que je suis en train de vivre. Ce moment doit certes s'inscrire dans la fidélité au passé, et préparer le futur en travaillant pour qu'adviennent des jours meilleurs. Mais le moment de ma décision de vivre, le seul dont je puisse être humainement responsable, c'est bien le jour d'aujourd'hui. Aucune foi ne peut faire de cette décision une décision heureuse, me rendre moi-même heureux, si elle m'invite à vivre constamment ... en suspens. Si elle ne fait pas autre chose que susciter l'es­poir d'un bonheur qui viendra demain, ou après-demain, ou quand je serai parvenu de l'autre côté du temps des humains - « dans l'éternité » comme on dit.

La foi n'en sort pas gagnante, elle non plus, car cette ap­proche de la vie spirituelle n'apprend pas le bonheur de croire. On a peut-être voulu « sauver »la foi, sauvegarder sa pureté en l'éloignant des limites et souffrances du présent. Mais je suis limites et souffrances, je le serai pour la suite de mes

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Devenir ce que je ne suis pas ?

jours 8• Dois-je quitter ce terreau de ma vie, m'absenter de

moi-même, pour goûter enfin le bonheur de croire ? L'Évan­gile chante pourtant des Béatitudes qui se conjuguent au présent:« Heureux êtes-vous ... » L'Évangile indique ainsi que le présent, limites et souffrances comprises, morts com­prises, est le lieu de notre rendez-vous avec le bonheur. Quand je suis infidèle et manque ce rendez-vous, mon hu­manité n'est plus le lieu de ma foi. Conséquence inévitable: ma vie- ma vie humaine, est-il nécessaire de préciser- n'est plus vécue comme le lieu où découvrir sans cesse le bonheur de croire.

8. J'ai tenté de montrer le bien-fondé de cette affirma ti on dans La vie, un corps à corps avec la mort.

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Heureux de devenir ce que déjà je suis

Tant de nos contemporains, arrivés à l'âge adulte, rom­pent leurs liens avec la tradition chrétienne. Qui les condam­nera sans appel ?

On a bien raison de rejeter une compréhension de l'Évan­gile qui ne fait qu'exacerber la conscience des vides et des manques, la conscience de ce que nous ne sommes pas et ne serons jamais. Pareille compréhension est incapable de dy­namiser le présent de nos vies. Son souffle est trop court pour permettre que nos jours à nous, y compris ceux de nos peines et souffrances, soient jours heureux. On a bien raison de rejeter une morale moralisatrice dont les discours ne font que censurer l'agir humain et ses engagements. Son catalogue d'interdits pèse trop lourd pour que nous y trou­vions l'énergie capable de libérer aujourd'hui la liberté des humains.

L'Évangile invite toutefois à une conversion proprement révolutionnaire, qui ne se contente pas de corriger ponctuel-

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Heureux les nomades

lement tel ou tel aspect de l'univers spirituel et religieux évo­qué dans le chapitre précédent. L'Évangile engage à une dyna­mique autre, tout autre, une dynamique qui suscite et nourrit un bouleversement radical de nos rapports à nous-mêmes, aux autres, à Dieu.

Avons-nous appris à vivre la foi d'abord sous le mode du manque ? La Bonne Nouvelle dit qu'une telle foi n'est pas chré­tienne. L'Évangile révèle, au contraire, une foi à vivre sous le mode d'une source jaillissante. Et je pense que là, très précisé­ment là, se joue le sort d'une existence qui se dit et se veut chrétienne. Le sort d'une spiritualité qui apprendra (ou non) le bonheur, en découvrant (ou non) que bonheur de croire et bonheur de vivre se nourrissent mutuellement.

Au puits de Jacob

Jésus vient d'arriver à Sykar, ville de Samarie où se trouve le puits de Jacob (voir Jn 4,5s). Il est environ midi. Il a long­temps marché, le soleil écrase ses pas. Il va s'asseoir au bord du puits. Arrive une femme, une Samaritaine, qui vient pui­ser de l'eau. S'engage alors un étrange dialogue, au cours duquel Jésus a toujours l'air d'intervenir comme à côté de ce que la femme vient tout juste de lui dire. Ou peut-être est-ce d'ailleurs qu'il lui parle? Pour l'amener ailleurs?

La longue route l'a assoiffé : « Donne-moi à boire. » Lui, un Juif, il demande à boire à une Samaritaine. Celle-ci en est tout étonnée, car elle sait bien que« les Juifs ne veulent rien avoir en commun avec les Samaritains ». Dès ses dé­buts, le dialogue manifeste ainsi l'étrangeté de Jésus: il va

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à l'encontre des comportements appris, parle à une Samari­taine et, pire encore, manifeste un besoin qu'il lui demande de combler.

Mais Jésus, plutôt que de calmer l'étonnement de la femme, accentue l'étrangeté de leur relation en renversant aussitôt les rapports entre elle et lui. Il était demandeur, elle était celle qui pouvait satisfaire sa demande. Si elle le con­naissait vraiment, lui dit-il maintenant, c'est elle qui expri­merait ses attentes et lui demanderait de les combler : « Si tu connaissais celui qui te dit: "Donne-moi à boire", c'est toi qui aurais demandé, et il t'aurait donné de l'eau vive.» La femme ne comprend pas. Elle en est restée, elle, à l'eau du puits ... Elle a devant elle un homme fatigué, assoiffé, qui a besoin d'une vraie eau, qu'on puise dans un vrai puits, avec un vrai seau. Elle rétorque donc:« Tu n'as rien pour puiser et le puits est profond. Ton eau vive, avec quoi la prendrais­tu ? »Jésus l'emmène encore ailleurs. « S'ils se contentent de l'eau de ton puits, lui dit-il, tous ceux qui en boivent auront bientôt encore soif. Mais si tu bois de mon eau à moi, celle que je te donnerai si tu me la demandes, tu n'auras plus ja­mais soif! Bien plus, l'eau que je te donnerai deviendra en toi source jaillissante pour la vie éternelle. »

La Samaritaine manifeste aussitôt son désir d'une telle eau. «Comme il serait bon, se dit-elle sans doute, de n'avoir plus jamais soif ! Et comme il serait bon de ne plus avoir à reprendre constamment le fastidieux labeur de venir puiser au puits ! » Elle en est encore et toujours à l'eau qu'on puise dans un puits. «Seigneur, donne-la moi cette eau!», demande-t-elle à Jésus.

Jésus n'a pas l'air d'avoir compris la demande. La Sama­ritaine est sans doute décontenancée de l'entendre plutôt lui

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dire : « Va chercher ton mari. » «Je n'en ai pas »,réplique-t-elle. « Tu as raison de dire que tu n'as pas de mari, reprend Jésus. Tu en as eu cinq, et celui avec lequel tu vis maintenant n'est pas ton mari. » La femme aurait pu être blessée par un tel regard sur sa vie privée. Mais au lieu d'être offusquée et de se refermer, elle reconnaît, à ses mots, que Jésus est un pro­phète. Répondant à une poussée irrésistible, elle laisse là sa cruche, et revient vite en ville annoncer aux gens : « Venez voir un homme qui m'a dit tout ce que j'ai fait.» Puis elle ose, en public, la question qui s'est infiltrée dans sa cons­cience : « Ne serait-il pas le Messie que nous attendons, celui qui nous fera connaître toutes choses ? »

Beaucoup de Samaritains, paraît-il, crurent en Jésus à cause du témoignage de la femme. Beaucoup plus nombreux encore, ajoute Jean, furent ceux qui crurent en lui à cause des paroles qu'il leur adressa pendant les deux jours qu'il passa avec eux : « Nous savons maintenant que c'est vraiment lui le Sauveur du monde. »

Elle est déjà venue, l'heure du bonheur

Pendant presque toute sa rencontre avec Jésus, la Sa­maritaine a pensé en termes de besoin. Elle a parlé de son besoin, a demandé à Jésus qu'il comble son besoin. Besoin de cette eau qu'on va puiser pour étancher la soif, mais aussi pour satisfaire à d'autres nécessités de la vie per­sonnelle et domestique. Jésus le Juif, cet étranger, s'est comporté avec elle de manière étrange. Il a eu pour elle

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des paroles et des questions étranges. Tous ces comporte­ments, paroles et questions, par leur étrangeté même, ont fini par déplacer les préoccupations de la femme,l' ont ame­née à quitter le champ des besoins-à-combler pour aller beaucoup plus loin en elle et interroger jusqu'à sa foi en Dieu.

La Samaritaine savait très précisément où et comment satisfaire son besoin religieux. Son besoin de rencontrer Dieu et de l'adorer. « Ses pères » le lui avaient appris, elle le savait avec exactitude : « C'est là ! Sur la montagne qui est là. » Cela aussi, cet endroit pointé du doigt, Jésus va le remettre en ques­tion. Il déplace radicalement le lieu de la rencontre avec Dieu. Il invite à des espaces beaucoup plus larges et ... inquiétants : «L'heure vient, et c'est maintenant, où vous n'irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer Dieu. L'heure vient, et c'est maintenant, où c'est en esprit et en vérité que les vrais adorateurs adoreront le Père. »

Dans ces paroles à la Samaritaine, les croyants chrétiens entendent Jésus Christ leur dire : « L'heure vient - et c'est maintenant- où le salut s'accomplira, qui sera vie de vos vies, amour de vos amours, liberté de votre liberté. L'heure vient- etc' est maintenant- où vos jours seront jours de bon­heur!»

Cette garantie proclamée par Jésus n'a jamais cessé, jusqu'à nos jours, d'être accueillie comme Bonne Nouvelle.

C'est ainsi que quelques personnes l'avaient suffisam­ment prise au sérieux pour ouvrir un appartement dans le centre-ville de Montréal afin d'y accueillir les prostituées de ce coin turbulent. La règle d'or de la maison était simple et exigeante: accueillir aussi gratuitement que possible, avec

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un cœur, un esprit et des br()S ouverts, sans jamais prendre l'initiative de questionner les femmes sur leur vie. Les pros­tituées qui y venaient s'y sentaient chez elles.

L'une d'entre elles, un jour, meurt brûlée dans son ap­partement. Incendie criminel, devions-nous apprendre plus tard. Les femmes demandent que nous puissions vivre en­semble une célébration eucharistique. Nous préparons donc cette Eucharistie et proposons, comme première lecture, ce texte de l'Ancien Testament qui se termine sur la si belle pro­messe : « Et là couleront le lait et le miel, et ils n'auront plus jamais faim ... »Le jour de la célébration venu, nous deman­dons à l'une des femmes, Yvette, de se charger de cette lec­ture. Je l'entends encore terminer d'une voix douce et grave : «Et là couleront le lait et le miel, et ils n'auront plus jamais faim ... » li n'a pas fallu plus de quelques secondes pour qu'un cri lui monte du cœur, monte du plus profond de sa vie: « Comme ce sera beau ! Nous n'aurons plus jamais faim d'amour!» Faim d'amour. Besoin d'amour. Insatisfaction et manque jamais guéris ...

À la demande des femmes, nous nous retrouvons plus tard pour un week-end de réflexion et de prière. Mes sou­venirs ne sont plus très précis, mais je me souviens très bien d'avoir parlé de la tendresse du Dieu de Jésus Christ: elle est déjà venue l'heure où je suis invité à convertir la dureté du regard que je porte sur moi, elle est déjà venue l'heure d'un Dieu dont l'amour est assez fou pour nous trouver beaux même là où nous nous trouvons laids, elle est déjà venue l'heure de découvrir ma propre beauté, jamais tout à fait découverte. Elle est déjà venue l'heure d'un bonheur possible.

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Je me souviens aussi très bien des larmes, larmes de bon­heur justement, qui ont accompagné les longs échanges, puis le partage du pain et du vin.

Comme une source jaillissante ...

Jésus n'offre pas une eau qui désaltérera momentanément la Samaritaine, calmera pour un temps seulement sa soif, son besoin de boire. Si telle était la seule portée de son don, la démarche répondrait au mouvement décrit dans le chapitre précédent: tôt ou tard, la soif reviendrait et il faudrait tout recommencer, toujours recommencer, pour toute la suite du temps. Quiconque boit l'eau qu'il offre, affirme plutôt Jésus, n'aura plus jamais soif. Jésus, de toute évidence, vient de parler d'ailleurs et propose autre chose que le rassasiement d'un be­soin immédiat. ll invite la Samaritaine à quitter le domaine de la satisfaction à court terme pour se rendre elle-même« ailleurs ».

Quel est donc cet ailleurs dans lequel Jésus introduit la femme ? Quelle est cette eau vive dont il vient de parler ? À quoi fait-il allusion quand il promet la disparition du besoin de boire? Il répond lui-même par une formule mystérieuse, incompréhensible à quiconque n'entend que le langage du besoin et recherche le bonheur dans la seule satisfaction de ses besoins. L'eau qu'il offre, promet Jésus à la Samaritaine, « deviendra en toi une source jaillissante pour la vie éternelle ».

Voilà bien, à ce qu'il me semble, la proposition la plus extra­ordinaire qui puisse être faite à un être humain : une eau qu'on boit ... et qui devient source. Et qui plus est, une source jaillissante pour la vie éternelle. Cette offre promet la con-

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version dont je parlais plus haut. Elle donnera de séparer l'ivraie du bon grain, une spiritualité castratrice d'une spiri­tualité qui libère la liberté.

Nous sommes des êtres que creuse le besoin, un besoin aux innombrables visages :besoin de manger, besoin de boire, de dormir, de comprendre, de posséder, besoin d'aimer et d'être aimé. Et nous sommes portés à croire que le bonheur viendra à nous par la grâce d'une satisfaction immédiate de ces besoins immédiats. C'est ainsi que nous érigeons en idoles «les trois veaux d'or» dont j'ai parlé (l'avoir, le savoir et le pouvoir) et leur confions la lourde responsabilité de nous rendre heureux.

Pensons par exemple aux relations que les adultes entre­tiennent avec les jeunes. Relations de tout temps difficiles, mais peut-être particulièrement tendues de nos jours. Il me semble qu'une question, en ce domaine, devrait nous tenir constam­ment en éveil : suis-je certain de vivre avec les jeunes, avec mes jeunes, des rapports qui leur apprennent le bonheur ?

Un long et patient apprentissage a permis aux adultes d'emmagasiner des acquis qu'ils peuvent, qu'ils ont mission de transmettre aux plus jeunes. Leurs connaissances se sont enrichies, ils ont développé une compétence qui servira les générations plus jeunes. Ils ont aussi, peut-être, accumulé des biens à transmettre. Bref, il y a des « choses » que les adultes possèdent, que les jeunes n'ont pas, et que les adultes peuvent donner aux jeunes.

Tout cela semble bien s'inscrire dans le cours normal de la vie. Tout cela suffit-il à satisfaire la normalité de relations qui devraient apprendre aux jeunes, d'abord et avant tout, le bon­heur de vivre et ce qui le rend possible ? Rien n'est moins sûr.

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Il y a péril en la demeure, en effet, lorsque moi, adulte, je m'en tiens à ce type de rapport. D'une part, je me donne le beau rôle, je me rends la relation facile, trop facile. Car je me présente comme celui qui« a »devant ceux qui« n'ont pas ».Je suis riche de ce dont les jeunes sont pauvres, plein de« choses » qui leur manquent. L'entreprise semble valorisante, puisque je me garantis ainsi le contrôle de la relation. Je me comporte concrètement comme si j'étais le seul sujet responsable de rapports qui condamnent les jeunes à la passivité. Ils sont ceux qui reçoivent, ne peuvent que recevoir ...

Malheureusement- ou heureusement ? -on ne reçoit pas le bonheur comme on reçoit un bien mesurable et quanti­fiable. Et je sers bien malles jeunes, je propose un bien pauvre sens à leur vie, à leur quête du bonheur, si je me contente de leur donner de tels biens. Pensant peut-être, par là, les intro­duire au mystérieux« quelque chose» sans quoi il n'y a pas de vie heureuse.

Les jeunes souffrent eux aussi. Plus encore et comme nous, ils ne sont pas magiquement protégés contre les grands malheurs qui peuvent briser une vie. Tant de jeunes suicidés en sont aujourd'hui le dramatique rappel. .. Il faut être géné­reux dans notre partage de l'avoir, du savoir et du pouvoir. Notre générosité ne peut cependant pas s'arrêter là. Elle est de toute évidence trop sage lorsqu'elle en reste à cela. Les jeunes, à leurs risques et périls, sont et doivent devenir des sujets. Sujets de leur vie. Sujets de leur bonheur, y compris dans leurs propres souffrances. Personne d'autre ne peut le devenir à leur place. N'est-ce pas d'abord et avant tout ce devenir-heureux que nos relations avec eux ont mission de servir?

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L'eau vive qu'offre Jésus Christ ne garantit pas plus de «choses» qui combleront les besoins de nos vies. C'est en nous que vient l'eau vive. Dans nos limites et nos innombra­bles besoins, bien sûr. Mais pius loin encore : à quoi bon, en effet, boire une eau qui satisferait nos besoins mais nous lais­serait vides de bonheur ?

À croire les paroles de Jésus à la Samaritaine, l'eau vive vient abreuver, en nous, ce qui est comme en deçà des limites, beaucoup plus profond que les besoins à combler. Elle vient désaltérer le «mouvement intérieur» dont parlait Julos Beaucarne, ce mouvement hors duquel nous ne pouvons goûter la jeunesse du bonheur. Elle vient soutenir, donner des forces tout à fait nouvelles à mon devenir-humain, ce devenir-libre hors duquel je ne peux vivre heureux.

« ... jaillissant en vie éternelle »

« Si tu savais le don de Dieu ... » Nous le savons et le saurons toujours mal, ce don. Et donc : quels mots humains, quel langage pourraient réussir à le dire, à le bien dire ? D'ailleurs, j'ai employé plus haut deux verbes -abreuver et désaltérer- qui ne sauraient satisfaire notre désir de com­prendre l'amour et la liberté dont Jésus Christ se fait garant. Ces verbes rendent mal compte de la nouveauté dans laquelle Jésus introduit la Samaritaine; d'autre part, ils peuvent être facilement utilisés pour cautionner l'esclavage religieux au lieu de nourrir les dynamismes du devenir-libre des croyants.

On s'est tellement servi, on se sert encore tellement de Dieu pour canoniser la conformité à des vérités prédéfinies, à

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un code de conduite prédéterminé, à un langage si parfaite­ment élaboré qu'il ne permet pas autre chose que la répéti­tion. «Si l'eau vive abreuve, laissons-nous alors entendre, c'est bien qu'elle apaise notre soif, la calme. Qu'elle l'éteint. » Si tel est le cas, quelle responsabilité la conformité laisse­t-elle à la liberté humaine des croyants ? Ceux-ci en sont ré­duits à imiter, répéter des formules apprises, copier un code. Est-ce de cette façon que l'eau de Jésus Christ abreuve notre soif de liberté ? En l'éteignant ?

Jésus Christ« est vraiment le Sauveur du monde», con­fessons-nous à la suite des Samaritains. Cette confession est loin de cautionner une conformité desséchante. Elle attend plutôt de nous une conversion de nos petites orthodoxies personnelles et collectives, si raides et promptes à condam­ner ceux qui ne pensent pas comme nous, ne parlent pas comme nous, n'agissent pas comme nous. Loin d'éteindre la liberté humaine, le salut chrétien veut l'habiter et la dynamiser.

Dès que je situe Jésus Christ et ses promesses en plein cœur de ma liberté, je suis conduit à miser ma vie sur une confession que la raison raisonnante n'aura pas tort de trou­ver insensée. La promesse de Jésus à la Samaritaine apporte deux précisions capitales. Deux précisions qui dévoilent toute la folie du pari sur lequel, en disant oui à Jésus Christ, je décide d'engager le sens de ma vie.

Je confesse que le don de la liberté m'est fait en plein cœur de mes décisions humaines. D'où une première pré­cision : le don vit là et agit là, précisément là, à la manière d'une eau ... qui devient source. Le don que je confesse est donc loin de vouloir éteindre ma vie en invitant à une pas­sivité déshumanisante ! Loin de condamner au statisme des

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intégrismes purs et secs, qui voudraient contraindre les hu­mains dans les articles d'un Code ou dans les mots de nos vocabulaires appris ! Là, dans ma liberté en acte, le don est source jaillissante, il provoque et alimente les jaillissements de mon propre devenir-libre. Il est intarissable, et donc tou­jours jeune, neuf. Il surgit, et ses surgissements font de chaque moment présent de ma vie un moment neuf et jeune. L'eau vive me donne et redonne sans cesse l'âge des commence­ments de la vie. Telle est la nouveauté radicale que confesse le Nouveau Testament. Tel est le pari que l'Évangile propose. Folie de la foi. ..

Plus encore, et c'est la deuxième précision sur laquelle insister, le don agit en moi comme « une source jaillissante en vie éternelle». Dans et par ma liberté, dans et par ma dé­cision, dans et par les petites décisions de ma petite vie, je « produirais » de la vie éternelle ? Nous voici au cœur de la confession chrétienne. Et donc, en même temps, au cœur de ce que le pari chrétien a de plus fou.

Nul ne peut se targuer- même pas l'être humain le plus puissant et le plus influent- d'être toujours en train de prendre de si grandes et graves décisions que tout l'avenir de toute l'histoire en dépendrait. À moins de« se prendre pour le Bon Dieu», personne n'est confronté à des décisions autres que limitées. Quel geste dois-je aujourd'hui décider de poser afin de manifester à mon épouse et à mes enfants que je les aime? Quelle décision prendre, au travail, qui permettra de calmer telles tensions stériles et stérilisantes ? Entre les candidats qui se présentent à telle ou telle élec­tion, pour qui vais-je voter ? Qu'est-ce que je peux faire, quel geste puis-je réellement et concrètement poser, qui ré-

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pondra aux cris d'une souffrance lointaine qui vient de se faire proche?

Il y a des moments de décisions plus graves, qui provo­quent le vif de la liberté et engagent le long terme de nos existences. Il y a plus encore, et la plupart du temps, ces in­nombrables petites décisions que je prends au quotidien et qui écrivent progressivement, patiemment, l'histoire de ma vie.

Pourtant je confesse : « en Jésus Christ et par le don d'une eau vive, mes petites décisions ... ne sont jamais petites!» Je suis même invité à croire qu'en elles l'éternité se joue. L'éter­nité! Non pas seulement la bonne santé de l'aujourd'hui que je suis en train de vivre. Non pas seulement les lendemains auxquels je rêve et que je m'efforce de faire advenir. Non pas seulement, faut-il aller jusqu'à dire, la totalité de mon histoire, ni même la totalité de l'histoire humaine. Mais l'éternité ...

En vérité d'Évangile, celle-ci n'est donc pas le long, le très long moment - infini et indéfini - qui commencera une fois tournée la dernière page de ma vie. Mon pari est plutôt le suivant: «C'est aujourd'hui le jour du salut.» C'est donc en ce jour, jour de mes décisions petites, que je décide (ou non) de vivre un amour ... éternel. Et de vivre cet amour en prenant (ou non) les décisions dont je peux effectivement me porter responsable.

Voilà pourquoi, au bout du compte et en fidélité évan­gélique, l'eau offerte et donnée devient source, une source intarissable. La Bonne Nouvelle proclame que l'amour est « accompli une fois pour toutes ». Fidèlement offert et libre­ment accueilli, rien ne peut donc tarir, dans nos vies, ses gé­néreux jaillissements. Comment résister au dynamisme de ses surgissements ? Et comment cesser de travailler, par mes

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petites décisions, à libérer tout l'amour qui est encore, en moi et chez les autres, en attente de jaillissement ?

Il y a du mouvement dans la vie chrétienne. Non pas parce que nous poursuivons la quête, à la longue désespé­rante, d'un idéal qui s'éloigne sitôt qu'on pense l'avoir at­teint, mais parce que notre quête répond aux jaillissements d'un trop-plein. Ce qui anime la marche des croyantes et des croyants chrétiens, ce n'est donc pas de devenir ce qu'ils ne sont pas. Nous avons à devenir ce que déjà nous sommes : la vie nous visite trop pour que nous cessions jamais d'être des vivants qui gardent l'histoire ... en vie.

Et voici la Bonne Nouvelle, à la fois déroutante et (croyons-nous) libératrice: l'heure est déjà venue où limites et souffrances cessent d'être des obstacles au bonheur. L'heure est déjà venue d'un bonheur possible.

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Deuxième partie

LE DON DE LA TENDRESSE

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Le don de la tendresse

La Samaritaine a voulu étancher sa soif de bonheur en prenant un mari, puis un autre, et un autre encore. « Sans doute ce mariage-ci, pensait-elle chaque fois, produira-t-il du bonheur. Sans doute me rendra-t-il enfin heureuse ... » Elle conjuguait le bonheur au futur. Et confiait à d'autres la tâche de la rendre heureuse. Voilà ce qu'est venu bouleverser sa rencontre avec Jésus, cet Étranger aux étranges paroles: « C'est en toi et aujourd'hui que l'eau offerte deviendra une source jaillissante. Et tu n'auras plus jamais soif. »La Sama­ritaine a dit « oui » à cette Bonne Nouvelle. D'un oui où traîne encore, il est vrai, un reste d'incertitude, puisqu'il se proclame sous le mode de la question : « Cet Étranger ne serait-il pas le Messie attendu depuis si longtemps, guéris­seur de toutes nos blessures et Sauveur de notre quête de bonheur ? » Mais on voit bien, à sa hâte de raconter aux autres sa rencontre avec Jésus, que le bonheur vient de s'ouvrir en elle.

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Cette ouverture réussira-t-elle là où ont échoué ses ma­riages successifs ? Son bonheur - on le pressent aisément­ne pourra rester jeune si elle n'honore pas fidèlement une formidable exigence posée par Jésus, l'exigence d'un décen­trement. «Si tu savais le don de Dieu, c'est toi qui aurais demandé.»

Le bonheur évangélique ne semblant pas aller sans don et décentrement, ne faut-il pas émigrer pour enfin le goûter ? Soumettre notre liberté au Dieu-donneur et quitter les res­ponsabilités qui sont nôtres en ce monde des humains ?

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«Si tu savais le don de Dieu ... »

Le bonheur que promet Jésus est proprement inhumain, il n'est pas pour nous et par nous, si n'a de sens humain que ce que les personnes et les collectivités produisent d'elles­mêmes, par elles-mêmes, au terme de leurs efforts et labeurs. Nous avons tous nos propres « puits de Jacob » ; l'Étranger nous y attend. Et comme pour la Samaritaine, il est impos­sible d'accueillir ses paroles sans que nous soyons désta­bilisés dans nos habitudes et sagesses acquises. Il invite en effet au dépaysement, ailleurs que dans les complaisances et enfermements de l' autoréalisation et de l'autosatisfaction, ailleurs que là où veulent nous enfermer nos appétits d'autoengendrement. Encore devons-nous, pour entendre réellement ses appels au dépaysement, rester disponibles, capables de nous laisser surprendre. Ne pas assagir les pa­roles et la promesse de l'Étranger, ne pas les domestiquer en les rapetissant à notre mesure, ne pas les ranger au rayon des choses utiles et commodes.

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Heureux les nomades

Bonheur et tendresse

Quel est donc l'ailleurs où l'Étranger veut entraîner nos vies ? Le message évangélique, en son cœur, proclame que Jésus Christ sauve notre quête de bonheur en faisant entrer dans la vie de Celui dont il dit (dans ses actions de grâces comme en ses cris de détresse) qu'il est« Père ».Père ! Un nom auquel nous ne nous habituerons sans doute jamais, tellement toute la vie de Jésus le charge de tendresse. Car le Père veille amou­reusement sur ses enfants:« Qui d'entre vous, si son fils lui demande du pain, lui donnera une pierre ? Ou s'il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent? Si donc vous, qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est aux cieux, donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui le lui demandent.» (Mt 7,9-11)

Jésus révèle un Dieu dont le seul souci est de nous engen­drer à la plénitude de sa propre tendresse. En cela même, l'amour du Dieu chrétien est invitation à la tendresse, tendresse envers nous-mêmes et tendresse envers les autres. Une double tendresse en laquelle viennent se nouer, au bout du compte, toutes les propositions de l'Évangile. Une double ten­dresse qui dit le cœur même de la vie chrétienne et de notre responsabilité dans le monde 9• C'est là qu'il faut aller, et tou­jours revenir, si nous désirons vivre le bonheur évangélique.

En rendant grâces à son Père, en le priant, en affirmant sa confiance fidèle au moment même où il expérimente

9. Je me contente de reprendre ici -et rapidement- des coordonnées déjà établies dans mes livres précédents, surtout dans Foi chrétienne et fierté humaine, Montréal/Paris, Paulines/L'Atelier, 1996.

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«Si tu savais le don de Dieu ... »

l'abandon de son Père ( « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » et tout de suite après : « Père, entre tes mains je remets mon esprit»), Jésus révèle la« nature» de Dieu. Père ! Mais du coup, il apprend aussi aux humains quel est leur vrai nom : ils sont devenus des fils et des filles de Celui que Jésus appelle Dieu. Et puisqu'une telle filiation nous est donnée à la manière d'une source jaillissante, nous sommes capables d'être et de devenir en ce monde-ci, dans l'épaisseur de nos vies, des paroles du Dieu de tendresse. Je suis un fils ou une fille de Dieu ! Rien de moins ! Et rien là, convenons-en, de très sage, utile et commode.

TI est pourtant nécessaire de préciser encore : nos rela­tions aux autres, les plus concrètes de ces relations, sont elles aussi dépaysées. Comme le Nouveau Testament s'entête à le proclamer, notre amour de Dieu ne se conjugue jamais, en vérité évangélique, sans amour des autres. Tous visités par la tendresse d'un Père qui nous est commun, nous sommes aussi et déjà frères et sœurs les uns des autres. Plus encore­s'il est vrai que nous visite un amour d'éternité, et donc universel - nous sommes déjà en communion avec tous les hommes et toutes les femmes de toute la terre, nos frères et sœurs en humanité. Déjà capables de vivre avec eux des rap­ports de tendresse. Rien de moins ! Voilà bien une autre pro­clamation folle, assez peu utile et commode. Si peu à notre mesure, en fait, qu'elle devrait paraître insensée aux croyants eux-mêmes ! Dès qu'ils la prennent au sérieux.

Je lève les yeux vers la fenêtre. TI est tombé une neige de pure blancheur. Le ciel s'est maintenant dégagé, le soleil brille, mes yeux supportent malles jeux de cette éblouissante clarté. Et je me prends à rêver d'un amour dont tous les jours

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seraient de brillance. Je sais bien, pourtant, que ce rêve est illu­sion, pure illusion. Un peu d'obscurité traîne toujours sur ma vie. Et tant de mes jours sont de nuit. Jésus Christ sauve-t-il ma quête de bonheur seulement dans les moments de trans­parence ? Quand le cœur est emporté dans le flux d'une géné­rosité apparemment sans bornes, une générosité spontanée qui, m'ouvrant à la tendresse de Dieu, me pousse naturelle­ment à être tendre envers moi-même et envers les autres ? Comme si la tendresse envers moi-même et envers les autres était devenue, pouvait devenir une facile évidence ...

Le don

Le regard qui s'est posé sur la Samaritaine ne l'a pas obli­gée à s'absenter de sa vie. Opacités et souffrances comprises. En allant la rencontrer dans le plus secret de son existence, Jésus l'a invitée à reconnaître sa quête d'amour. Mais il l'a d'abord rejointe dans les réponses qu'elle avait elle-même données à cette quête. Dans les réponses qui étaient son lieu d'illusion à elle, et d'insatisfaction, et de souffrance. Le re­gard de Jésus n'a cependant pas été de dure condamnation. Il était de tendresse: refusant de s'arrêter aux poussées du besoin et aux errements des réponses successives, ce regard a ouvert là, précisément là, en ce lieu d'illusion, d'errance et de souffrance, la générosité d'une« source jaillissante». Une source dont les jaillissements récondlient la Samaritaine avec elle-même et la lancent à la rencontre des autres.

Comment oser dire, surtout prétendre vivre pareille ten­dresse, si nous l'assujettissons à nos contrôles? C'est pour-

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«Si tu savais le don de Dieu ... »

tant au jeu d'une telle mainmise que nous consentons quand nous soumettons sa venue à l'accomplissement« correct» d'un rite, par exemple, ou à la rectitude de l'agir, ou même aux « mérites » chèrement payés de tel ou tel engagement. L'amour ne s'achète pas. La tendresse évangélique est de pré­venance, toujours-déjà offerte. Elle fait le premier pas, prend d'elle-même l'initiative de nous visiter. Elle prévient nos vies, vient à elles, selon une antécédence qui n'est pas d'ordre chro­nologique bien sûr- et n'autorise donc pas de la loger en tel moment du passé, ce qui justifierait les intégrismes à tout crin- mais l'antécédence d'un amour accompli, accompli «une fois pour toutes». Ma quête de bonheur est justifiée par grâce, par la grâce d'un Étranger qui prend toujours et fidèlement l'initiative de visiter ma vie.

«Grâce», «gratuité», «gracieuseté»: le vocabulaire semble usé. Malgré cette usure, l'appel à la gratuité ne conti­nue-t-il pas à provoquer ? Il m'invite à ne pas exalter des manières d'être et de faire où je m'enclos en moi-même et m'absente des autres. En vérité évangélique, hommes et femmes se vident d'eux-mêmes, de leur vérité humaine, quand ils perdent le sens d'une tendresse donnée. En vérité évangélique, l'être humain se condamne au malheur dès qu'il se ferme au don de la tendresse.

Mais allons-y prudemment. Car le don n'est don qu'à se donner; il n'existe qu'en se donnant, dans l'acte même où il se donne. Et donc dans l'acte où s'affirment, d'un même souffle, son absolue gratuité et la futilité absolue de mes besoins de mainmise et de contrôle. D'où la question qui ne cesse d'in­terpeller ceux et celles qui se disent croyants : pour affirmer le don et lui être fidèle, et donc pour vivre heureux, suis-je

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condamné à nier ma liberté responsable ? Reconnaître le don, n'est-ce pas me condamner à la soumission ?

S'il est un acquis, pourtant, auquel les personnes et les collectivités d'aujourd'hui ne peuvent (ni ne doivent !) re­noncer, c'est bien la liberté de leur conscience, la dignité et la responsabilité de leurs libres décisions. Voilà qui invite à la prudence et empêche les réponses hâtives, toutes ces « ré­ponses » qui ne veulent plus rien dire tellement elles n'ont même pas entendu les questions que pose notre monde.

Reprenons la question sous un mode positif : en quoi la prévenance amoureuse de Jésus Christ veut-elle et peut-elle me rendre libre ? Et heureux ? Humainement libre et heureux ? Le Nouveau Testament lui-même, me semble-t-il, oriente notre quête de bonheur et indique le chemin. D'une manière, il est vrai, assez surprenante et provocante.

«Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? »

« Comme ils fixaient encore le ciel où Jésus s'en allait, voici que deux hommes en vêtements blancs se trouvèrent à leur côté et leur dirent : "Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel?"» (Ac 1,10-11) Les deux hommes vê­tus de blanc se tiennent encore près de nous. Et nous adres­sent le même reproche : ils nous reprochent notre passivité complaisante, qui tient le regard fixé « vers le ciel » et néglige «le bas »,le monde d'ici-bas. Le don amoureux dont je viens de parler fait-il de nous des exilés nostalgiques ? De perpé­tuels migrants dont la patrie véritable est ailleurs, là-haut ?

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«Si tu savais le don de Dieu ... »

Nous n'avons pas cessé - et ne cesserons peut-être ja­mais- de prendre appui sur la liberté donnée pour faire de la « religion » un monde à part. En situant le don dans son monde à lui, qui deviendrait lieu d'une tendresse gratuite, sans limites ni contraintes. Un monde de la tendresse « di­vine », séparé, parallèle à celui des humains. Un monde vers où nous réfugier quand nous voulons échapper aux ambi­guïtés, tensions et souffrances d'ici-bas. Monde de la vraie vie, pense-t-on, et de l'amour vrai, et du vrai bonheur. C'est là, en cet autre monde, que le don ... se donne vraiment. Ce sera donc là, en ce monde-là, que l'absolue gratuité du don doit être cherchée, éventuellement expérimentée.

Par la force des choses, avons-nous déjà dit, la perfection qu'on prête à cet autre monde devient une instance qui nour­rit une culpabilité maladive, la culpabilité de personnes qui se sentent coupables ... de n'être que des humains, des femmes et des hommes dont la vie ne correspond jamais parfaite­ment à l'amour vrai installé là-haut. Est-ce bien le Dieu de tendresse, toutefois, qui juge et condamne ainsi ?

«Qui dit religion disait depuis toujours[ ... ] intrinsèque autorité de ce qui vient d'avant et de plus haut, donc dona­tion, donc soumission principielle à ce qui véhicule cette ré­ception primordiale 10• » Soumission, le mot est lâché. Les personnes et les collectivités d'aujourd'hui sont-elles fermées, comme on l'affirme souvent et légèrement, à la gratuité, au don, à la prévenance? Je ne le crois pas. Elles en ont plutôt contre une culture et une organisation religieuses qui exigent

10. Marcel Cauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998, p. 107.

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de leur part soumission, et donc perte de leur conscience et de sa liberté. Au fond, elles refusent un « don » - et un « accueil » de ce don- qui viendrait aliéner leur quête de bonheur.

Fidélité évangélique et mouvement de descente

Qu'en est-il de l'Évangile ? A-t-il autre chose à proposer qu'une liberté soumise, une vie conforme mais ... soumise? Une touche, proprement évangélique me semble-t-il, vient dé-router nos réflexes et habitudes en proposant un autre chemin. Un chemin autre.

L'incarnation, et toute la vie humaine de Jésus, et sa lente descente dans la mort, et même sa résurrection d'entre les morts (qui ne permet pas d'échapper magiquement au tombeau mais fait de la mort, croyons-nous, un chemin de vie), tout l'Évan­gile bloque nos tentatives de fuite vers le haut. Tout l'Évangile dirige vers le bas, vers ce que nos croyances spontanées situent en bas. Et c'est bien en cela que l'Évangile déstabilise des ré­flexes que la coutume avait transformés en habitudes.

Le chemin évangélique promet le bonheur ; mais il mène au bonheur« à la manière de Jésus», sans jamais éviter les étroitesses de toute existence humaine, ni la souffrance, ni les blessures du quotidien, ni cette ultime rupture - déjà inscrite en notre chair -d'une mort terminale qui viendra déchirer des amours longuement tissées. Voilà pourquoi peuvent toujours s'insinuer dans nos vies le doute, la menace d'un malheur possible, et la plus grande des peurs, celle d'une victoire de

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«Si tu savais le don de Dieu ... »

la mort sur la vie, du malheur sur le bonheur. Mais l'Évan­gile dit clairement une orientation : si la fidélité évangélique veut trouver le bonheur, elle doit le rechercher ... dans un mouve­ment de descente vers le bas.

Maurice Bellet avance, sur l'Eucharistie, une proposition qui ne manque pas d'être en effet« extrêmement troublante » - encore aujourd'hui, après 2000 ans de christianisme : « Voilà bien l'extrêmement troublant : c'est que le chemin eucharis­tique descend [ ... ] comme si l'extrême en bas ouvrait directe­ment sur l'altitude 11

• » Tout juste avant cette phrase, Maurice Bellet a critiqué­

avec raison selon moi- une vision réductrice du « chemin mystique». Selon cette vision, la vie mystique rencontre «bien des épreuves »,«mais toujours dans la montée, on est de plus en plus haut». Ce chemin vers le haut constitue un véritable parcours d'athlète, où les épreuves se dressent, bien sûr, mais n'ont de sens chrétien que dans la mesure où la victoire sur elles permet de monter de plus en plus haut. On progresse dans la montée après la traversée des épreuves. Ce n'est donc pas« l'extrême en bas» qui« ouvre directement sur l'altitude». Il y a plutôt exigence de victoire sur le bas: une fois que j'aurai vaincu le bas, je pourrai gravir un nouvel échelon et prendre un peu plus d'altitude.

Le chemin eucharistique, lui, descend. Et indique par là le chemin de toute la vie, d'une vie vécue en fidélité évangé­lique. Notre désir d'atteindre l'altitude la plus haute, nous cherchons à le satisfaire en prenant et reprenant la direction

11. Dans son beau livre La chose la plus étrange, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 54.

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du bas, du plus bas. Comme Jésus l'a fait et proposé aux dis­ciples : « Le Royaume des cieux est comparable à du levain qu'une femme prend et enfouit dans trois mesures de farine, si bien que toute la masse lève. » (Mt 13,33) L'Évangile ne pousse donc pas à fuir le monde; il invite plutôt à l'aimer de tendresse, ce monde où les humains vivent et meurent, aiment et souffrent, dansent et pleurent, et ouvrent comme ils peuvent des chemins de liberté.

Un don qui nous prévient ... « en bas»

Voici donc un autre visage de «l'extrêmement trou­blant » : le don de la tendresse ne nous attend pas ailleurs que dans le bas. D'où le paradoxe qu'aucune intelligence ne saurait dis­soudre: la source jaillissante s'offre gracieusement, gratuite­ment, dans le mouvement même ... de notre descente vers le bas. Regardons-y de plus près, notre bonheur en dépend.

Je souhaiterais peut-être posséder une ligne qui me relie­rait directement à Jésus Christ. Sans intermédiaires ni média­tions pouvant éventuellement brouiller l'échange entre lui et moi. Pour lui soumettre, dans l'immédiateté d'une conversa­tion, les questions et les doutes qui viennent d'assaillir ma vie. Pour entendre surtout ses réponses, et qu'il me dise- enfin et clairement ! -les secrets d'une vie belle et bonne, ce qu'il at­tend de moi. Pour qu'il me donne le remède à telle souffrance insupportable qui est en train de tuer la vie en moi, et l'assu­rance que ma vie continue d'avoir un sens. En un mot, pour qu'il me dessine -enfin et clairement ! - le tracé de la route qui conduit au bonheur ; qui produit déjà le bonheur, plutôt,

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«Si tu savais le don de Dieu ... »

puisque c'est bien là ce qu'il a promis et qu'il a mérité, paraît­il, pour chaque aujourd'hui de ma vie.

Mais il n'est pas donné au commun des mortels, à nous tous qui sommes du commun des mortels, une telle relation d'immédiateté. Le chemin évangélique descend. Et s'il en est ainsi, le don n'est pas une sorte de raccourci facile, il ne per­met pas la fuite dans un monde d'absolue tendresse où nos pauvres amours deviendraient enfin et uniquement Amour. Demandons-nous d'ailleurs : de quel amour aimerais-je vrai­ment les humains, et si le don me sortait de la condition qui nous est commune à eux et à moi? Délesté- d'un seul coup de baguette- de toutes les limites et souffrances qui continue­raient d'éprouver les autres, ne connaissant plus la voie belle mais ardue de l'amour humain, et les déchirures du cœur, et ses trahisons, en quels gestes et paroles de tendresse pourrais­je rejoindre la vie de mes frères et sœurs en humanité ? M'ayant déraciné de ma propre humanité, le don m'isolerait des autres. Ne m'enlèverait-il pas jusqu'aux mots qui pourraient se ren­dre vraiment jusqu'à eux, ces mots qu'ils pourraient entendre du creux de leur vie, y compris du creux de leurs difficultés à vivre, du creux de leur mal de vivre?

Jésus n'a jamais promis que notre vie serait désormais installée, pour toujours, dans la facilité d'une vie qui ne se­rait plus responsabilité et travail. À la veille de quitter ses disciples, il ne leur a pas laissé en héritage un catéchisme en forme de questions et réponses. Il ne leur a rien promis ni légué qui pourrait sécuriser l'existence humaine, la réduire à la plate uniformité de la conformité. L'« identité »chrétienne ne tient pas à un uniforme, quel qu'il soit. La seule chose que Jésus ait promise à ses disciples, c'est l'envoi de l'Esprit. Et cet

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Heureux les nomades

Esprit-« que le Père enverra en mon nom», leur a-t-il dit­« vous enseignera toutes choses et vous fera vous ressouve­nir de tout ce que je vous ai dit» (Jn 14,26).

De quoi le don de l'Esprit nous fait-il nous ressouvenir ? En quoi garde-t-il toujours frais et toujours jeune dans notre mémoire le cœur du cœur, l'âme même d'une vie heureuse ? Il fallait s'y attendre : l'Esprit est de filiation et de fraternité, il rappelle que filiation divine et fraternité universelle ne vont jamais l'une sans l'autre. Il est d'abord donné pour que ja­mais nous ne puissions oublier notre condition de fils et filles de Dieu : « Cet Esprit lui -même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. » (Rm 8,16) Et comme c'est« la com­munion du Saint Esprit» (2 Co 13,13) qui vient visiter nos vies, l'Esprit atteste également «à notre esprit» (un esprit qui a si fâcheusement tendance à l'oublier, jusqu'au contrôle des autres, à l'asservissement, au meurtre) qu'une commu­nion nous prévient, une tendresse gratuitement donnée dans laquelle les humains sont déjà devenus frères et sœurs les uns des autres.

Mais l'Esprit-notre-mémoire, en vérité, est loin d'exor­ciser magiquement l'extrêmement troublant de l'existence chrétienne. Au contraire ! Voici en effet la chose étrange et troublante qui est dite de lui : « Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l'Esprit. » (Jn 3,4-8)

Les libres mouvements de l'Esprit ne sont assujettis à aucune norme, à aucune loi. Il est comme l'oiseau, pensera­t-on- et l'on s'est surabondamment servi de cette image pour parler de lui. Il est comme l'oiseau qui glisse vers là puis vire soudainement, monte puis plonge, libre dans l'air,

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«Si tu savais le don de Dieu ... »

libre comme l'air, et libre comme le vent qui vient on ne sait d'où et s'en va on ne sait où. Mais méfions-nous. À notre regard, l'oiseau et le vent semblent répondre à leurs seuls caprices, à la seule instantanéité de leurs caprices. L'Esprit serait-il capricieux? On l'a cru. On semble le croire encore. Quand on se sert de sa souveraine liberté, par exemple, et de son insaisissabilité, pour lui refuser tout ancrage en nos vies, dans le très concret de nos amours. Il flotte tellement partout ... qu'il ne se pose nulle part. Et ne conduit nulle part.

Peut-être veut-on respecter, par là, la gratuité de sa per­sonne et de son agir. Force est de reconnaître cependant que sa gratuité est devenue du vide, rien que du vide. Mais un vide que certains s'empressent d'occuper, comme il était à craindre et comme il arrive trop souvent. Certains par exemple, qui «se prennent pour l'Esprit»-« L'Esprit m'a dit de te dire que ... »- en profitent pour tirer la fidélité évangélique tout entière du côté du merveilleux, de l'extraordinaire, du miraculeux. Comme si le miraculeux et le merveilleux étaient le régime« normal »d'une vie vécue à la suite de Jésus, dans l'Esprit de Jésus Christ.

Ce que le don de l'Esprit-communion produit en moi est en effet extraordinaire : il me permet de quitter les préten­tions bornées de l'orgueil, de la suffisance, de l' enfermement en moi, d'une auto-réalisation où je finirais fatalement par perdre souffle. Il me donne d'apprendre sans cesse la ten­dresse envers moi-même, en même temps qu'il me pousse à l'ouverture, à ouvrir les bras et le cœur vers les autres. Il me donne de m'accueillir moi-même en m'accueillant du Père et des autres.

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Heureux les nomades

Mais, venant à moi de la part de Jésus Christ, sa préve­nance respecte -ne peut pas ne pas respecter- le mouvement évangélique de descente vers le bas. Telle est la voie de sa provo­cante étrangeté.

L'Esprit est garant d'un bonheur possible. Mais s'il vient «je ne sais d'où» et me conduit« je ne sais où», c'est qu'il ne m'attend pas là-haut, pas au-dessus ni en dehors de ma vie. Il vient me surprendre là où, dans ma vie, je ne l'atten­dais pas, dans les personnes qui viennent à ma rencontre, dans les événements qui surviennent et pour lesquels je n'étais pas préparé. Où ma fidélité pourra-t-elle trouver le bonheur évangélique? Pas ailleurs que dans les limites qui m'acca­blent, dans mon corps malade, dans les souffrances de mon mal-amour et les morts que je ne pense plus avoir le courage de vivre. Le bonheur m'attend-t-il jusque dans le malheur? «Oui, garantit l'Esprit, le bonheur t'attend là.» Ces choses sont bien dures à croire! N'ont-elles pas la dureté libératrice de l'Évangile ?

Voilà en quoi l'Esprit-communion donne de vivre un amour de tendresse. n ne permet pas d'aimer seulement ceux qui m'aiment, ou ceux et celles vers lesquels mon cœur se porte, auxquels je m'ouvre spontanément. « Il n'y a rien là de difficile, affirme l'Évangile. Tout le monde en fait autant, y compris les païens. »L'Esprit-communion descend plus bas, beaucoup plus bas. Il donne d'accueillir l'Étranger du puits de Jacob dans l'accueil, autrement difficile, des étrangers. Et de les accueillir pour aucune autre raison que celle-ci : ils sont déjà mes frères et mes sœurs. L'Esprit de fraternité m'at­tend dans mon mouvement vers la personne avec laquelle je vis une relation tendue ou conflictuelle, dans ma rencontre

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«Si tu savais le don de Dieu ... »

de l'immigrant qui vient dépayser mes habitudes, et dans ma rencontre de cet autre qui a blessé mon amour, envers qui le pardon me semble impossible. Jusqu'à cet ennemi que je hais : « On vous a dit qu'il fallait haïr vos ennemis. Moi, je vous dis : aimez-les ... »

Me fixant rendez-vous dans ma descente vers le bas (di­sons :dans mon travail de réconciliation avec tout ce qui, dans mon humanité, paraît être en bas), le don de la tendresse a quelque chose de vertigineux. Il est si grand, si peu à mes petites mesures ... Est-il tellement démesuré, hors normes et hors frontière, qu'il plongerait dans la plus aliénante des illusions?

Pareille question renvoie inévitablement à cette autre : qui est Celui que l'Esprit-notre-Mémoire a mission de garder présent et vivant en nos propres mémoires ?

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Jésus Christ, Éternel Passant et Passeur Éternel

On demande à Jésus s'il est vrai qu'il vient accomplir une victoire du bonheur sur le malheur.« Venez et voyez ! »,

voilà ce qu'il répond, se contente de répondre. « Venez et voyez. Les boiteux marchent, les aveugles voient, le lépreux est guéri, la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres. » Et encore : « Venez et voyez. Lazare est ressuscité, tout est par­donné à la femme adultère, la prostituée vous précède dans le Royaume, et le larron repenti, crucifié à mon côté, entre dans la tendresse du Père. »

Jésus ne parle pas au futur, il ne promet pas pour demain. li ne dit pas ce qui sera, mais ce qui est. li parle au présent de l'indicatif. « Voyez, ces choses se réalisent aujourd'hui. » Com­ment ne pas en être extrêmement troublé ? « Seigneur, com­ment peux-tu dire ainsi ? Nos vies sont boiteuses. Malgré ce que tu affirmes, nos corps restent mortellement blessés. Nos amours sont tellement fragiles, nos cœurs si peu ouverts que

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Heureux les nomades

-parfois même en ton nom- nous allons jusqu'à tuer les plus beaux désirs des humains. Jusqu'à leur enlever leur dignité et ce qui donne goût à leur vie. Seigneur, comment croire que nous sommes déjà frères et sœurs les uns des autres ? Comment croire en ta- supposée- Bonne Nouvelle d'un bonheur toujours possible ? »

Aujourd'hui comme hier, l'Étranger ne se lance pas dans une longue démonstration. Il n'offre pas sa théorie, une ré­ponse « philosophique »aux questions que nous nous posons sur le bonheur et sa possibilité. Sa réponse est proprement désarmante. « Tu veux vivre heureux ? Alors, lève-toi et marche ! » Et tous ceux qui viennent lui demander preuve de ses dires et promesses entendent une parole tout aussi dé­routante. «Vous vous demandez si le bonheur est possible? Venez et voyez! Il y a des personnes heureuses et des com­munautés heureuses qui, en fidélité à ma Bonne Nouvelle, se remettent debout et marchent. Des personnes et des com­munautés qui sont heureuses justement à cause de cela, parce qu'elles sont en train de prendre et reprendre la route.»

Marcher, reprendre la route ... Le programme semble si simple et facile! Mais ne nous leurrons pas, le bonheur évangélique n'est pas de facilité. Au premier regard, il est de résistance. Une double résistance, comme le donne déjà à entendre tout ce qui a précédé.

Non pas seulement la mort de Jésus

Résistance, d'abord, à un héritage qui avait tendance à ca­noniser la souffrance. Chrétiennes et chrétiens, en effet, ont trop

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Jésus Christ, Éternel Passant et Passeur Éternel

longtemps cultivé ce que j'appelle -qu'on pardonne l'irrévé­rence de la formule- une spiritualité de la« dolorite aiguë ».

Quitte à en rajouter, à« compléter »l'Évangile, on privilé­giait jusqu'à l'exclusive les récits décrivant la passion de Jé­sus, ses insupportables souffrances, sa mort sur une croix. Comme si toute la vérité de son existence s'épuisait là, en cette longue et terrible descente dans l'abîme. D'où une valorisa­tion de la souffrance pour elle-même, et du renoncement (ne sommes-nous pas« nés pour un petit pain»?), valorisation de mérites qui rapportent d'autant plus qu'ils sont plus chère­ment payés(« il faut mériter son ciel!», comme on disait).

Qui d'entre nous, d'ailleurs, osera se dire parfaitement inoculé contre les charmes d'une telle« spiritualité»? Car elle a ses charmes. Etc' est pourquoi elle ne cesse de renaître, sous de nouveaux vêtements. Tant de spiritualités dites nou­velles semblent des retours en arrière. Il est gratifiant, bien sûr, d'être et d'agir comme si je pouvais gagner le ciel à la seule force de mes bras, à la force de mes mérites, gratifiant d'être et d'agir comme si j'étais le sauveur de ma vie. Je marche donc, et je lutte, et je me bats. Mais c'est une marche désespérante, la marche de gens encore et toujours condam­nés au malheur : plus nous avançons, plus s'éloigne le but vers lequel nos forces se tendent.

Comment sortir d'un dolorisme qui alimente le malheur au lieu de le guérir ? Comme toujours lorsque nos vies sem­blent engagées dans un cul-de-sac, il faut revenir à ce que l'Évangile dit de Jésus le Christ. Et ce que l'Évangile montre clairement, c'est que toute la vérité de Jésus Christ ne s'épuise pas dans la conduite- admirable à n'en pas douter- de son existence humaine.

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Heureux les nomades

Sa vie fut certes de tendresse, ouverte aux autres, don­née aux autres. Une vie tout entière donnée.« Ayant aimé les siens, il les aima jusqu'au bout», jusqu'à mourir pour eux d'une mort atroce, une mort de crucifié. Mais si tout s'arrête là, à la mort sur la croix, l'existence de Jésus arrive à un point final. Je veux dire : comme pour tout être humain, le dernier chapitre de son existence a été écrit, le livre vient de se fer­mer. Ce qui est donc vrai, c'est que la mort a eu- encore et une autre fois - le dernier mot sur la vie. Et les promesses d'un bonheur jaillissant étaient illusion et mensonge.

Les générations suivantes pourront certes se souvenir de Jésus mort. Elles pourront garder mémoire de son exemplaire humanité. Mais sous le mode, justement, de l'exemple, d'un modèle à imiter. On pourra même en parler comme d'un Su­blime Exemple, mais Dieu qu'on reste encore loin de la radicalité évangélique !

Qui dit imitation d'un modèle, en effet, établit inévi­tablement une extériorité entre l'imitateur et l'imité, une extériorité d'autant plus insurmontable que le modèle est « sublime ». Le modèle est là dans sa pureté de modèle, et je suis ici, essayant de reproduire tant bien que mal, mais tou­jours maladroitement, les traits que j'admire en l'imité. Voilà où le bât blesse. Devrait blesser, en tout cas, tout homme ou toute femme qui mise son bonheur sur une tendresse qui visite sa vie d'aujourd'hui, toute sa vie d'aujourd'hui, déchi­rures comprises, mort comprise, morts du corps ou morts des amours.

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Jésus Christ, Éternel Passant et Passeur Éternel

Non pas la seule résurrection

Si nous ne pouvons faire de la Croix l'âme et le cœur de la fidélité évangélique, c'est qu'elle ne dit pas tout le mystère de Jésus le Christ tel que confessé dans les Écritures. Ce n'est donc pas en la seule croix que nous trouverons la source évan­gélique du bonheur. Comme saint Paul ne se lasse pas de le redire : « Si Christ n'est pas ressuscité, votre foi est illusoire, vous êtes encore dans vos péchés.» (1 Co 15,17)

Et nous avons en effet, depuis peu mais fort heureuse­ment, redécouvert en quelque sorte la vie surgissante de la résurrection. Le soleil du matin de Pâques. « Voilà, pensions­nous, qui va convertir chrétiennement le dolorisme qui a pesé sur tant et tant de générations. »

Comme il fallait cependant s'y attendre, la redécouverte de la résurrection risque de précipiter dans l'autre extrême. À preuve: nous sommes devenus mal à l'aise avec la pas­sion, avec la croix. Avec le Crucifié. Comment, pendu sur la croix, ses souffrances et sa mort pourraient-elles être en train de nous parler de vie ? Curieux jeu de balancier, qui ne semble à l'aise que dans les extrêmes. Ou la mort, ou la vie. Aveuglés par le soleil pascal, ne sommes-nous pas tentés aujourd'hui de gommer les aspérités de l'existence hu­maine ? Les souffrances continuent pourtant de trancher, souvent cruellement, dans la chair de nos vies. Mais com­ment en parler ? Avons-nous même le droit d'en parler, nous qui croyons en la résurrection ? Et parler du renoncement? De la mort ? Mort terminale, mais aussi morts quotidiennes et innombrables que nous devons vivre dès que nous déci­dons ... de vivre?

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Heureux les nomades

Toutes ces blessures sont pourtant inscrites en nos vies ; mais elles deviennent pratiquement in-signifiantes, elles ne disent rien sur la quête chrétienne du bonheur. Car, laisse­t-on entendre, nous sommes déjà emportés dans le flot irré­sistible d'une résurrection qui installe nos vies dans un long, dans un perpétuel alléluia !

Qu'on me pardonne une nouvelle fois mon langage : la spiritualité devient alors une spiritualité de « résurrectionnite aiguë». Plus besoin de se lever et de marcher, puisque nous sommes déjà installés, confortablement et pour de bon ins­tallés dans le point d'arrivée. Dans le bonheur. Nouveau mirage aux charmes duquel il faut savoir résister. Cette spi­ritualité est celle d'une espérance bon marché, rabaissée au niveau d'un optimisme trop facile.

La Pâque de Jésus le Christ

« Dolorisme » et « résurrectionnisme » sont impuissants à justifier une vie évangélique qui cherche et trouve son bonheur dans la marche. Mais alors, sur qui décidons-nous de miser nos vies ? Qui accueillons-nous, au juste, quand nous disons oui à Jésus le Christ? En quoi est-il garant d'un bon­heur possible ?

Ici se fait entendre, à ce qu'il me semble, le plus grave appel à la conversion. Ici se décide ultimement le sort d'une vie évangéliquement saine, et donc la santé de notre bon­heur de vivre. Cessant de rechercher l'âme de notre exis­tence en la croix seule ou dans la seule résurrection, nous replongeons plutôt dans la Pâque même. C'est-à-dire dans le

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Jésus Christ, Éternel Passant et Passeur Éternel

Grand Passage. C'est-à-dire dans le passage de Jésus le Christ de la vie à la mort et de la mort à la vie. La tendresse qui nous est donnée, que nous désirons vivre, est tendresse de l'Éter­nel Passant 12• Voilà pourquoi notre bonheur est dans la quête. Voilà pourquoi notre bonheur est bonheur de nomades. « Lève-toi et marche ... »

Jésus donne sa vie parce qu'une certitude l'habite. Une certitude plus forte que toutes les illusions et désillusions de la vie. Plus forte que toutes les promesses des pouvoirs hu­mains, pouvoirs de l'argent, de la politique, de la religion. Et pouvoirs de notre raison raisonnante qui aimerait tant, par­fois, démontrer la fragilité de cette certitude (afin, bien évi­demment, de mieux lui substituer ses propres certitudes à elle). Jésus donne sa vie parce qu'il est sûr que Dieu est Père. Son Dieu est Tendresse, et cette tendresse est seule capable de libérer les humains, de les faire naître au bonheur. Tout entier aux «affaires de son Père», comme dit l'Évangile, Jésus fut tout entier aux affaires des humains, les aimant jusqu'à épuisement, mourant à force de les aimer.« Je vous laisse un seul commandement : aimez Dieu et aimez-vous. Et celui qui dit aimer Dieu - qu'il ne voit pas -et n'aime pas son frère qu'il voit, celui-là vit dans le mensonge. C'est un men­teur ! » Commandement de tendresse, proclamé par les pa­roles de Jésus mais surtout par sa vie, par des mots qui sont parole amoureuse dans la mesure où les habitent une vie et des engagements qui furent tout entiers de tendresse.

12. On peut souhaiter que la théologie, surtout la christologie, se fera de plus en plus attentive à un tel déplacement. Tout dans la vie évangé­lique, y compris la « morale >> bien sûr, en sera bousculé.

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Heureux les nomades

Mais c'est justement la puissance de sa certitude qui con­duit Jésus à la mort sur la croix. Cette certitude, mais aussi le feu qu'elle allume, véritable révolution dont se sont mis à s'inquiéter les pouvoirs en place.

La vie de Jésus ne poursuit cependant pas sa longue route vers la mort par soumission à la dictée d'un Dieu-tyran. Homme libre, il avance librement : « Ma vie, personne ne me l'enlève. Je m'en dessaisis de moi-même.» (cf. Jn 10,18} Per­sonne (surtout pas Dieu) n'empêche Jésus d'être, jusqu'au bout, un homme libre. Et cette liberté de Jésus n'a pas décidé en faveur de la mort ! Au jardin des Oliviers, il implore même Dieu-« si la chose est possible ... »- de l'en délivrer, d'éloi­gner de lui ce calice de souffrances et de déchirements. « Mais, ajoute-t-il, non pas ma volonté. La tienne ! » Il fait librement confiance. Comment Dieu, qui est un Père de tendresse, pour­rait-il vouloir son malheur ?

La tendresse de Dieu se conduit pourtant d'une manière apparemment cruelle. Sur la croix, moment d'insupportables souffrances et d'isolement écrasant, déchiré dans son corps et dans son cœur, abandonné de tous, y compris de ses disci­ples qu'il a tant aimés, en cet instant où il aurait le plus be­soin que Dieu le soutienne, en cet instant même, Jésus vit la plus douloureuse de ses déchirures : le Dieu qu'il disait« de tendresse »l'abandonne. « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m'as-tu abandonné 13 ? »

13. C'est pourquoi il faut résister à la tentation dont j'ai parlé dès les premières pages :la tentation de« glorifier>> Jésus le plus tôt possible­<<dès le sein de sa mère>>, ajoutais-je au début de ce livre. Une tentation qui guette et menace constamment, tellement la vie humaine de Jésus ne semble pas vie de<< Sauveur>>.

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Jésus Christ, Éternel Passant et Passeur Éternel

Voilà comment la vie de Jésus, loin de suivre un chemin vers le haut, s'abîme dans l'extrême en bas. Cette vie est donc loin de décrire un chemin de montée. Elle ne dit pas les avan­cées irrésistibles d'une conquête, une victoire définitive de la vie sur la mort. Essayons de respecter aussi pleinement que possible l'humanité de Jésus, en évitant surtout de re­garder la vie de cet homme avec les lunettes d'une foi post­pascale. Sur quoi se conclut sa vie d'homme ? Sur un échec. Un échec total. Il annonçait une ouverture des tombeaux; le voici lui-même sous l'emprise apparemment souveraine de la mort. Il parlait de communion, d'une grande famille de sœurs et de frères ; il est maintenant emmuré dans l'isole­ment. Il croyait en un Dieu de tendresse ; cette tendresse vient de l'abandonner.

Peut-être aimerions-nous mieux suivre quelqu'un dont le cheminement monte vers le plus haut des sommets. Ce n'est pas ce que montre l'Évangile. Et la foi n'est pas chré­tienne si elle se vit sans tenir compte de ce constat: la vérité de la vie de Jésus, c'est qu'elle descend jusque dans le plus profond des abîmes, jusque dans les abîmes de la mort, jusque dans les abîmes du monstrueux égoïsme des humains. Et jusque dans le mortel silence d'un Dieu absent.

Et voici que vient l'extrêmement bouleversant, le mo­ment extrême du libre désaisissement de Jésus : du fond de cette épaisse nuit, dans l'assourdissant silence de Dieu, du creux de l'abîme où sa vie tout entière vient de plonger, monte la plus libre des décisions de l'homme-Jésus : « Père ! entre tes nu:zins je remets mon esprit ... » Seul, tout à fait seul, ne pouvant plus compter sur personne, même pas sur Dieu, Jésus décide encore en faveur de Dieu! Plus justement et

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de manière troublante, il décide en faveur du Dieu-Père, en faveur d'une tendresse engendrante. «Père! tu m'as aban­donné. Mais je décide de ne pas t'abandonner. Je remets ma vie entre tes mains. Je remets ma mort entre tes mains. Et dans ton insupportable silence, je décide de confesser que tu es tout entier parole de tendresse, je m'entête à croire que ta lumière brille dans l'atroce nuit où je suis plongé, et que ton amour est fidèle, fidèlement présent à ma mort, qu'il ouvre l'abîme où je suis enfermé. Dieu! tu es mon Père. Je décide librement, jusqu'au bout, de tout remettre entre tes mains. Je décide librement de me recevoir de toi. Je décide librement, jusqu'au bout, que je suis ton fils 14

• » Comme le dit admirablement l'épître aux Philippiens

(2,8-11), Jésus s'est librement

abaissé, devenant obéissant jusqu'à la mort, à la mort sur une croix. C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé [ ... ] afin que toute langue proclame que le Seigneur, c'est Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père.

Le« c'est pourquoi »est d'une importance tout à fait capi­tale. Il révèle en effet que la résurrection n'agit pas dans une sorte de vide humain, qu'elle n'intervient pas magiquement, indépendamment du sens que l'homme-Jésus a librement décidé de donner à sa vie humaine. C'est ce mouvement-là- ce

14. En passant, voilà comment le libre cheminement de l'homme-Jésus introduit au mystère de la Trinité: l'Esprit est la parole en laquelle se dit la relation amoureuse du Père et du Fils.

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Jésus Christ, Éternel Passant et Passeur Éternel

vertigineux mouvement de descente - que la résurrection authentifie. C'est ce mouvement-là qui entre dans l'éternité, c'est-à-dire cette libre décision de tout vivre en la tendresse du Père. Tout. Même l'extrême en bas, même le silence de Dieu, même ce pire des abîmes, l'abîme de l'absence de Dieu.

C'est pourquoi, confessons-nous, en la résurrection de Jésus, en la résurrection de cet homme mort, le Père dit sa reconnaissance et son action de grâces. Non pas une recon­naissance qui canoniserait le mouvement de descente vers la mort -le Père n'aime pas la mort, ni les chemins qui y con­duisent. Ce qu'il aime, c'est le dessaisissement filial que l'homme-Jésus décide librement de vivre dans son mouve­ment vers les abîmes. En cette libre décision, l'abîme et tout ce qui y précipite s'ouvrent comme de l'intérieur. Ils devien­nent passage vers la vie. Passage de la vie, plutôt. « La vérité vraie de ma vie, dit Jésus sur la croix, ce n'est pas la mort que j'affronte. Ma vérité vraie, c'est ma décision en faveur du Père, en faveur d'une tendresse du Père qui visite, habite et fait déjà vivre - même si je ne sais ni pourquoi ni comment - ma descente aux enfers. Ma vérité vraie, c'est ma condition de fils du Père. » Et voilà ce que le Père reconnaît et bénit. Le Père bénit l'amour de Jésus qui décide d'ouvrir son entrée dans la mort dans l'acte même où il décide d'en faire un chemin de la Vie, un chemin de tendresse.

«C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé ... » À la résurrection, le Père ratifie éternellement la blessure mortelle que Jésus inflige à la mort. Il ratifie éternellement cette ouver­ture, cette percée, cette brèche. Il la ratifie« éternellement», c'est-à-dire maintenant, c'est-à-dire ... en tous ces jours qui sont nos jours à nous. Étant bien entendu que l'éternité, d'après

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Heureux les nomades

l'Évangile, n'est pas éternité si elle ne commence que de­main, ou après-demain, ou une fois clos le livre de nos vies. Parole d'Évangile:« C'est aujourd'hui le jour du salut. »Pa­role d'Évangile :c'est aujourd'hui que l'extrême en bas ouvre directement sur l'altitude ...

L'Éternel Passant, croyons-nous, est ainsi devenu Éter­nel Passeur. Voilà pourquoi Jésus le Christ peut dire:« Je suis le chemin, la vérité, la vie. »Jésus Christ est vérité et vie de nos vies. Mais sous le mode du chemin. Précisons encore. Ce chemin-là n'est jamais parfaitement balisé, hors risques, de tranquille sécurité. Il n'obéit pas à un tracé minutieusement détaillé, sans surprises ... bonnes et mauvaises. C'est un che­min que la Tendresse ouvre d'elle-même - cette Tendresse qui «vient on ne sait d'où, et conduit on ne sait où».

La Pâque ne dit donc pas que nous sommes - enfin ! -parvenus de l'autre côté du temps des humains. Malgré nos espoirs qu'il en soit autrement, le Grand Passage de Jésus le Christ ne met pas à l'abri des blessures et des souf­frances. Il ne garde pas contre la mort et les deuils. Quand «toute langue proclame que le Seigneur, c'est Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père», elle confesse une brèche, une ouverture, une Pâque qui ouvre la voie. C'est-à-dire la possi­bilité que nous offre le Passeur Éternel de toujours passer nous-mêmes de la mort à la vie. Chrétiennes et chrétiens confessent que dans la Pâque, dans le Grand Passage éternellement jeune et neuf de Jésus le Christ, la tendresse donnée ouvre la voie à la tendresse.

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Troisième partie

HEUREUX DE CROIRE HEUREUX DE VIVRE

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Heureux de croire, heureux de vivre

La romancière Sylvie Germain a cette merveilleuse for­mule : « Quant au message apporté par le Christ, il me semble le plus "aventurant", le plus ample et ouvert, dyna­misant : un perpétuel défi pour la pensée, la conscience, la volonté, le cœur 15• »

L'Évangile ne serait pas très «aventurant», si Jésus Christ ne dévoilait la grandeur de Dieu que pour mieux voi­ler la nôtre. Mais la Pâque invite l'amour humain à un mou­vement d'infinie liberté. C'est pourquoi elle lance un « défi ouvert et dynamisant».

Il y a, dans certaines formules héritées d'un monde qu'on dit pourtant chrétien, un pessimisme et une recherche (maso­chiste ?) de la souffrance qui manifestent autant la petitesse de notre bonheur de vivre que l'anémie de notre bonheur de croire. Question troublante : la foi chrétienne ne donne-t-elle

15. L'Actualité religieuse, 170 (15 octobre 1998), p. 57s.

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Heureux les nomades

pas prise, en elle-même, à semblable pessimisme ? Ma con­fession de Jésus Christ, je ne peux la vivre qu'à même une intelligence toujours trop lente à comprendre, un cœur trop prompt à délimiter étroitement les frontières de l'amour, des bras qu'ont alourdis tant et tant de labeurs. Ma confession de la Pâque comme «source jaillissante en vie éternelle», c'est du cœur de mes sécheresses que je suis appelé à la vi­vre. Parfois aussi du fond d'un abîme, quand un grand mal­heur s'est abattu et semble crier, en moi, une victoire de la mort sur la vie.

Et pourtant ! « Mort, où est ta victoire ? » Voilà, en vé­rité pascale, le cri que ma vie est capable de lancer et dont elle est désormais responsable. Même aux jours de grands deuils, même aux jours où il fait nuit à midi, telle est- c'est du moins ce que nous croyons - la proclamation que rend possible la Pâque de Jésus Christ. Et s'il en est ainsi, cette Pâque bouleverse radicalement nos relations au monde et à l'histoire des humains. Les limites et la souffrance ne font pas de ce monde et de cette histoire des obstacles à la libre liberté dont je me dis héritier. Le monde et l'histoire sont plutôt devenus comme le lieu naturel d'une liberté sauve, d'un amour déjà pleinement libéré, et c'est leurs dynamismes propres que la source jaillissante veut irriguer. Et la mort? Morts vécues au quotidien et mort inquiétante d'après le dernier instant de ma vie? Dans l'espérance, dans la nu­dité, dans la force et la pauvreté de mon espérance, je parie que la mort est rendez-vous ... avec la Vie.

Nous rejoignons ce que j'ai proposé dès les premières pages : est heureux « celui ou celle qui croit en une victoire toujours possible de la vie sur la souffrance, sur la mort ».

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Heureux de croire, heureux de vivre

Nous aurions donc vocation, grâce à la source jaillissante, d'être gens de bonheur ? Voués au bonheur et consacrés à fabriquer du bonheur ? Il semble bien que la Bonne Nou­velle de la Pâque veut faire des croyantes et des croyants une communauté d'hommes et de femmes trop heureux de croire pour ne pas goûter le bonheur de vivre. Et inversement, as­sez heureux d'être des humains en vie pour y apprendre le bonheur de croire.

La fidélité évangélique cherche son bonheur dans le pas­sage que vit Jésus de la vie à la mort et de la mort à la vie. Et donc dans un mouvement. Un mouvement, de surcroît, qui s'offre à vivre au ras de nos petites vies mais à la manière d'une source. Comment dire pareil mouvement? La tâche est évidemment impossible. Et pourtant strictement néces­saire. L'Évangile ne dit pas : « Arrête de chercher à compren­dre ce que, de toute façon, tu ne comprendras jamais. » Son invitation est tout autre: «N'abandonne jamais ton effort: les choses de la foi, tu n'auras jamais fini de mieux les com­prendre ... pour les mieux vivre.»

Comment entrer dans le secret évangélique d'une vie heureuse ? La Bonne Nouvelle, me semble-t-il, suggère d'elle­même trois verbes qui disent l'aventure d'un possible bon­heur : accueillir, mettre en pratique, marcher.

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6 Accueillir

«Si tu savais le don de Dieu, c'est toi qui aurais de­mandé. » Ainsi, à l'origine, il y a don.

Une tendresse illimitée est donnée, qui est la source de toute fidélité évangélique. Et son accomplissement. C'est là que tout commence, c'est là que tout atteint sa plénitude. Grâce à la tendresse donnée, l'amour- qui est bien ce qui fait qu'une vie est humaine- devient enfin possible. Et le bonheur.

Voilà ce que je crois. Cette tendresse descend tellement loin en moi, dans ma

vie, qu'elle vient tout transfigurer, y compris ces lieux de ma vie qui sont lieux de mort. La tendresse me visite même là où je me tenais pour rien et me méprisais moi-même. Et la fierté devient possible. Les bras peuvent s'ouvrir - et l'es­prit, et le cœur - à ceux auxquels mon égoïsme avait fermé la porte. La vie ressurgit du creux de mes morts. En un mot, le bonheur peut renaître à chaque jour, jours de mort com­pris, et chaque jour -jours de mort compris- peut être

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accueilli et vécu comme s'il était le commencement du monde, le commencement de la vie.

Voilà aussi ce que je crois.

La liberté, lieu de la fidélité évangélique

Renaît cependant la grave question posée plus haut : en affirmant qu'il y a don au départ de tout, ne suis-je pas con­damné à la soumission? Une «soumission principielle »,

disait Gauchet, à la mesure du don de la tendresse, un don qui est justement reconnu comme principe et origine de tout. Je tente de respecter le mouvement évangélique de descente vers le bas. Et j'ai raison, chrétiennement raison de le faire. Mais j'ai beau reprendre comme je peux la route vers le bas, vers le plus bas, aller vers lui comme au lieu de rendez-vous que fixe d'elle-même la tendresse donnée,œ mouvement me sauve-t-il automatiquement de la soumission ?

La chose semble claire, et tant de nos esclavages en sont la preuve: même si je réponds à l'appel d'une descente vers le bas, je peux encore être un homme ou une femme soumis. Non plus soumis au haut, à l'arrière-monde d'en haut. Sou­mis cette fois au bas, à un arrière-monde du bas.

Mesurons bien que l'esclavage dont je parle ici n'est pas le fait de nos seules limites, faiblesses et trahisons. C'est un esclavage qui peut encore se justifier en celui que nous ap­pelons « Dieu », en ce que nous croyons être sa nature de Dieu. Nous disons en effet que la tendresse gratuite et illimi­tée se donne dans le bas. Et que là, elle « ouvre directement

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Accueillir

sur l'altitude 16 ». Qu'est-ce qui peut nous prémunir, parfai­tement et pour de bon, contre le danger de nous servir une autre fois de« Dieu »,de sa tendresse absolue, pour absolutiser maintenant le bas ? Et pour soumettre encore notre vie, non plus au haut mais cette fois au bas ? Pour tout dire, comment ne pas devenir des esclaves ... du bas?

Ou je me trompe fort, ou notre santé spirituelle est ici menacée d'une autre manière. On le voit bien de nos jours -en particulier par la place accordée à l'argent, aux finances, au profit : il peut y avoir un culte du bas, aussi puissant et aliénant que le culte du haut. n y a des « religieux » du bas­on peut entrer en politique comme on entre en religion. Il y a une foi et des « mystiques » du bas aussi menaçantes que cer­taines« mystiques » du haut- on aurait tort de limiter le sec­tarisme au seul domaine du religieux ; il y a des sectes qui veulent régir de manière tout aussi totalitaire notre rapport à l'argent, au corps, à l'affectivité, à la nature, même les rap­ports entre nations. n y a des fanatiques du haut, qui prêchent la soumission au haut; il y a des fanatiques du bas, et la sou­mission qu'ils prêchent n'est pas plus respectueuse que l'autre de l'être humain et de sa liberté. Une même personne pou­vant d'ailleurs passer allégrement d'un extrême à l'autre ( « les contraires sont du même genre», dit une vieille sagesse): tel, qui était un fervent de Dieu et disait y trouver son bonheur, se convertit soudainement à la ferveur du bas, de l'engagement dans le bas; tel autre avait voué sa vie à l'engagement dans le bas, et le void devenu, souvent par réaction, désenchantement, dépit, apôtre du haut, ardent missionnaire d'une religion

16. Maurice Bellet, op.cit., p. 54.

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Heureux les nomades

d'en-haut. Notre vie à tous, d'ailleurs, n'a-t-elle pas connu la tentation de virages aussi radicaux? Parfois, d'ailleurs, aussi épidermiques que radicaux.

On peut imaginer et proposer un entre-deux, sorte de« sa­gesse du juste milieu». On s'occupera un peu du haut, du Dieu de là-haut, mais pas au point de s'y perdre; on se préoc­cupera aussi du bas, mais pas plus qu'il ne faut, de crainte d'y aliéner le haut. Le dimanche pour le haut, les autres jours pour les choses du bas; un peu de prière pour Dieu, un peu d' enga­gement politique pour le bien des humains, etc. Jus te milieu ... de tiédeur et de fadeur. Juste milieu d'un bonheur petit, qui est loin de résonner aussi clair et fort que l'Évangile. Vie de petites mesures et si peu« aventurée» ...

Mais alors ? L'Évangile nous laisse-t-il écartelés et désem­parés? Sollicités par des appels (du haut et du bas)contraires, contradictoires même ?

Je pense que le bonheur n'est pas possible -l'humaine condition continue d'être désespérée et désespérante- aussi longtemps qu'on essaie de vivre heureux sur les deux hori­zons d'un haut et d'un bas. La fidélité évangélique pose autre­ment la question, elle la« déplace »comme on dit aujourd'hui. En fidélité évangélique, tout se joue en un seul lieu, dans notre liberté en acte, dans nos décisions 17•

17. À vrai dire, je porte le souci de cette exigence depuis longtemps. En écho à la phrase de François Varillon : «J'insiste beaucoup pour que le Christ soit bien situé là où il est, c'est-à-dire dans notre liberté en acte, c'est-à-dire dans nos décisions. >> (BeJ~uté du monde et souffrance des hommes, Paris, Le Centurion, 1980, p. 176).

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Accueillir

Sans liberté, pas de don ni d'accueil

Pourtant et malgré ce que je viens de dire, je continuerai à parler d'un« bas». Afin de me situer dans la ligne du vo­cabulaire dont nous sommes héritiers, mais aussi parce qu'il suggère bien le mouvement concret dont nous sommes aujourd'hui concrètement responsables. Surtout parce que «nous ne sommes pas des anges», ni de parfaite tendresse, et que nous continuerons sans doute, jusqu'au dernier jour de notre vie, à percevoir notre rapport au monde comme une relation avec un « bas ».

De ce point de vue et malgré tout ce que nous en avons dit jusqu'à présent, notre mouvement de descente ne s'est pas encore rendu assez loin.

Sommes-nous vraiment fidèles à la tendresse de Jésus Christ pour les humains, si nous ne situons pas tout, absolu­ment tout (et donc aussi le don, et donc aussi la tendresse prévenante) au cœur de ce qui fait justement de nous des hu­mains ? C'est-à-dire au cœur de nos décisions ? C'est bien jusque-là que la fidélité évangélique doit descendre, en ce lieu de notre dignité inaliénable ... qui est aussi le lieu de nos incertitudes et de nos déviances. Descendre exactement là, dans notre liberté en acte.

Nos spiritualités nous ont peu appris un tel mouve­ment. Les grandes spiritualités comme les petites prières de chaque jour engageaient plutôt sur un chemin vers le haut. Je suis encore étonné, par exemple, de la formula­tion qu'on a donnée à l'Angelus, une prière reprise par tant de générations chrétiennes, encore récitée de nos jours.

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Heureux les nomades

« L'ange du Seigneur apporta l'annonce à Marie », c'est ainsi que la prière commence. Et tout de suite après, immédiate­ment : « et elle conçut du Saint-Esprit ». Comme si l'Esprit, par quelque tour de passe-passe, condamnait Marie à une passi­vité irresponsable. Dieu, par l'ange, a parlé. Et voilà, c'est fait ! La chose annoncée est déjà produite, Marie est enceinte. Ce que l'ange annonce à Marie la bouleverse et, plus grave encore, continuera de bouleverser toute la suite de sa vie. Et elle n'y peut rien? N'a rien à y dire? N'a pas de décision à prendre ? Voilà qui serait bien l'extrême de la soumission et de l'aliénation.

Mais on a oublié, entre les deux phrases, le « Fiat ! » de Marie (dans la construction de l'angélus il vient après, plus tard, une fois accomplie la chose annoncée). Et pourtant, après l'annonce, mais avant que la chose annoncée se produise: «Fiat ! Je consens ! Je consens librement», car il n'y a pas de consentement vrai, accordé en vérité,,qui ne soit acte de li­berté. Fiat ! Libre petit mot que Marie a dû reprendre, déci­der de redire tout au long de sa vie, aux jours de soleil mais surtout aux jours de tempête, ces jours d'arrachements dont l'Évangile fait de temps en temps état. Et jusqu'à cet arra­chement intolérable, proprement crucifiant pour elle, qu'elle a vécu au pied de la croix, en communion avec le Crucifié de la croix, son fils, son enfant à elle. Fiat ! petit mot d'une por­tée incommensurable, puisque rien, par la suite, n'aurait pu se produire, ni la naissance de Jésus, ni sa mort, ni sa résur­rection d'entre les morts. Rien de ce que montre l'Évangile ne serait parvenu jusqu'à nous.

Le don n'existe qu'à se donner, disions-nous. Et il existe dans l'acte où il se donne librement. Librement: s'il n'y a

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pas liberté de la part du donnant, il n'y a pas don; mais remboursement de dette, mais manœuvre intéressée, peut­être chantage.

D'autre part, que peut bien vouloir dire un «don»­n'importe quel don- qui ne serait pas reçu ? Et encore là : librement reçu, c'est-à-dire accueilli? Le donnant est venu à moi. Dans la gratuité de son mouvement vers moi il m'a offert un don. Et surtout, et par-dessus tout, il s'est offert lui-même en m'offrant le don, il m'a offert le plus beau de lui-même, sa tendresse, son amour, son amitié. Sans libre accueil de ma part, pourtant, le don existe-t-il vraiment ? Comme don? Quand c'est une chose qui est donnée, elle peut bien rester là, physiquement là, à côté, posée sur une table par exemple. Ou encore, à côté ... de moi parce que non accueilli par moi. Je veux dire que la chose est là, que je la vois et la regarde. Mais mon regard sur elle ne nourrit pas automatiquement une relation avec le donnant qui soit d'amour et de tendresse. Mon regard sur la chose peut même susciter l'envie, raviver une vieille querelle. À la limite et pire en­core, nourrir la haine.

Ce qui fait qu'un don est accueilli, ce n'est donc pas uni­quement et d'abord le « cela » qui est reçu, la chose obtenue et dontje suis, à partir de maintenant, devenu le proprié­taire. C:e qui fait qu'un don est librement accueilli, c'est mon libre consentement à l'amour qui me prévient, qui vient à moi en cela, dans la chose offerte ... mais la débordant de toutes parts. Et cet accueil, personne, absolument personne -même pas, surtout pas le donnant lui-même, « Dieu » par exemple -, personne n'a le pouvoir d'y consentir à ma place. Il n'y a pas d'accueil sans liberté et responsabilité.

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Il est vrai qu'une religion de l'arrière-monde, arrière­monde du haut ou arrière-monde du bas, étouffe et soumet la liberté. Mais dans la Pâque de Jésus Christ, dans le libre pari de Jésus que le Père bénit« éternellement», il n'y a plus d'arrière-monde. Il y a l'« ici et maintenant » de nos propres passages humains, et donc l'« ici et maintenant » de notre liberté en acte, et des décisions que nous avons la responsa­bilité de prendre. Voilà pourquoi personne ne peut décider d'accueillir à notre place. Et voici la folle proclamation de l'Évangile : en ces décisions, à même ces décisions, il y a venue« des cieux nouveaux et de la terre nouvelle», don de la tendresse. Nous pouvons- enfin ! -être et devenir libres. Nous pouvons enfin être et devenir heureux.

L'exigence de s'habiter soi-même

La Samaritaine du puits de Jacob a demandé et accueilli l'eau vive que l'Étranger lui offrait. Et cette eau est devenue, en elle, source si jaillissante, source d'un tel bonheur, qu'elle trouve aussitôt la force et la légèreté de courir vers les autres leur porter la bonne nouvelle : le Messie est enfin venu !

Mais aussi : « il m'a dit tout ce que j'ai fait ».Difficile con­fession! Les jaillissements n'ont pas surgi en elle sans une descente en elle-même, sans la reconnaissance de ses besoins, et sans reconnaître la déviance des réponses qu'elle avait données jusqu'alors à sa soif d'amour. L'Étranger a libéré en elle la source du bonheur. Mais elle accueille ce bonheur dans un décentrement qui lui fait dire : «Je suis autre que mes be­soins. Et dois chercher l'amour ailleurs que dans les réponses

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que je me suis fabriquées moi-même et données à moi­même. »Décentrement sans doute profondément déroutant, pour celle qui doit quitter un chemin depuis si longtemps emprunté : elle a eu cinq maris et vit maintenant avec un sixième homme ...

Ainsi, la vérité évangélique de descente vers le bas est loin d'autoriser une fuite hors du corps, de l'esprit, du cœur, hors de tout ce qui constitue notre humaine et commune con­dition dans l'histoire. La vérité évangélique exige plutôt que je sois vrai avec moi-même, sans mensonge sur moi-même, vrai sur ce que je suis réellement et concrètement - « La vérité vous rendra libres», affirme l'Écriture.

Et c'est déjà tout un travail que d'habiter sa vie sans tri­cherie.

Habiter, bien évidemment, ce qu'il y a en soi de beau et de bon. Aucune difficulté, pensera-t-on. L'entreprise est ce­pendant beaucoup moins simple et facile qu'il n'y paraît. Tant d'hommes et de femmes - nous tous ? - tardent en effet à reconnaître cette belle part d'eux-mêmes. Une part qui les rendrait fiers d'être ce qu'ils sont et qui, déjà, déplierait gé­néreusement leur vie, les mettrait debout. Pour la découvrir, il y faut parfois- toujours ? -toute une vie, et encore ... Mais ce n'est pas orgueil que de s'aimer assez pour reconnaître ses propres richesses : un fond de bonté qui ouvre aux autres, la générosité du cœur et de ses amours, des capacités intellec­tuelles qui permettent de vivre un peu plus libre dès qu'elles appréhendent un peu mieux ce que vivre veut dire, le sens de l'émerveillement devant tout ce que l'existence peut avoir de merveilleux, un corps si beau lorsque, par lui et en lui, la tendresse trouve les gestes qu'il faut. Et n'oublions surtout

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pas d'habiter aussi nos désirs, les plus beaux de nos désirs : sans eux, quelle saveur trouverions-nous à la vie ?

Poursuivons le mouvement jusqu'aux enjeux collectifs les plus vastes. Ce n'est pas orgueil que de nous réjouir des innombrables solidarités qui se vivent chez nous et à travers le monde. Solidarités dont je veux être partie prenante, quelle que soit ma façon, si petite soit-elle. Il y a de quoi en être fier. Fier des mains qui s'ouvrent et se tendent vers les autres. Fier des luttes qui transgressent les frontières injustement dressées, frontières politiques, économiques, religieuses. Fier de tous les combats menés pour que notre terre soit un peu plus fraternelle, un peu plus généreuse pour tous.

Mais qu'on le regrette ou s'en réjouisse: s'habiter en faisant la vérité sur soi, ce n'est pas uniquement partir vers le beau et le bon. Ou vers le« valorisant». Car nous ren­controns fatalement, en cours de route, un côté nuit, la face obscure de ce que nous sommes et vivons. Déchirements devenus fréquents et si douloureux du tissu familial, jusqu'à dresser époux contre épouse, enfants contre parents, frère contre frère. Sort intolérable que nous réservons à tous les marginaux de nos systèmes. Égoïsmes collectifs, sans souci de partage, qui distribuent les richesses au profit de certains et au détriment des autres. Ici et là, mais en de trop nom­breux lieux de notre terre, guerres- jusqu'au fanatisme -des orthodoxies religieuses. Bruit assourdissant des armes, qui sèment fureurs et malheurs, mettent à feu et à sang tant de nations.

Et je rencontre aussi, chemin faisant, la face obscure de ce que je suis, moi, dans le quotidien de ma vie. Mes pauvre­tés et mes petitesses. Les limites d'un corps marqué, comme

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au fer rouge, par une mort qui y est déjà à l'œuvre. Je ren­contre surtout, comme la Samaritaine, la part d'illusion inextricablement mêlée à mes amours, à mon désir d'aimer, et ma part de faiblesse, et ma part de trahison. Et dessous, sous mon amour et ses illusions, il y a la violence. Volonté violente, qui m'épuise et me tue, de me fabriquer moi-même par moi-même, à la seule force de mes poignets. Malgré tout et malgré les autres, trop souvent au détriment des autres. Violence aujourd'hui exacerbée par le culte du « Me, myself and 1 ». Culte d'un« je» exécrable et mortifère, tellement il s'enroule sur lui-même et peut détruire autrui.

Quand nous décidons d'accueillir en tout cela le don de la tendresse, force est de l'accueillir aussi en nos égoïsmes. En nos enfermements, là où nous ne voulons plus habiter notre vie, mais sommes nous-mêmes habités par l'envie orgueilleuse, apparemment irrésistible, de la posséder.

« La vérité vous rendra libres ! » Le travail de vérité sur soi est toujours douloureux. Toujours libérateur aussi, au moins en ce qu'il dit comment l'accueil de la tendresse est une responsabilité et un travail.

Trouver son centre ... en se décentrant

Posséder ma vie ... En être le propriétaire, et penser que je trouverai le bonheur en cette possession. M'en déclarer le gardien jaloux. Pouvoir en faire le tour afin que rien n'échappe à mes contrôles. Et, par conséquence inéluctable, me garder contre les autres, les contrôler, contrer leurs me­naces d'invasion, les empêcher d'envahir mon territoire, de

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déranger la tranquillité de ma petite vie. Et les éliminer si nécessaire. Les tuer. L'expression n'est pas exagérée : la vio­lence trouve tant de façons d'éliminer les autres, dès que leur étrangeté menace ma possession de la vérité. Un seul regard peut suffire, quand il est d'ignorance et de mépris : il y a des regards qui voient, mais sans regarder vraiment, comme si l'autre n'était pas là, n'existait pas dans son inviolable origi­nalité ; il y a des regards méprisants, qui peuvent tuer en l'autre ce qui lui reste de fierté, tuer jusqu'à son désir de devenir quelqu'un.-

Posséder ma vie ... Voilà peut-être la plus grande et grave des tentations.

Je ne m'habite pourtant pas, je n'habite pas le centre de ma vie, quand je me terre en mes possessions et situe ma vérité en tout ce qui est objet de mes contrôles. Je pense sou­mettre; c'est moi qui suis soumis, c'est ma vie qui passe sous contrôle. Soumission aux choses du passé: j'ai connu autre­fois des manières de dire et de faire, et fais tout pour que le présent s'y moule. Soumission à mon agenda, où sont consi­gnées toutes les tâches qui m'attendent aujourd'hui, et tous les rendez-vous, et tous les contacts à établir; plus d'espace pour l'imprévu et la disponibilité. Soumission encore à des projets déjà dessinés - dans ma tête ou dans mon cœur -que je m'acharne à poursuivre, même si c'est ailleurs peut-être que la vie voudrait m'inviter.

Habiter ma vie, toute ma vie et le tout de ma vie -mort et pulsions de mort comprises - en décidant toujours de ne pas la posséder, qu'est-ce à dire ? Dans l'obscure clarté de mes jours, ma vie est faite de beautés et de laideurs inextricablement mêlées. Voilà ce que je suis et ne puis jamais quitter. Que je

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dois, au contraire, décider sans cesse d'habiter. Mais sans ja­mais en faire le centre de ma vie. Ma vie est certes faite de cela, mais elle est aussi autre chose. Ma vérité est là; elle est aussi ailleurs, si je décide d'accueillir le don de filiation et de fraternité.

Comment vivre le bonheur évangélique, si je fais du « cela » le centre unique de ma vie ? Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir accueil de la tendresse sans décison de décentrement.

Bonheur et lâcher-prise

«Viens, suis-moi!» Le décentrement évangélique im­plique toutefois que je décide de m'arracher à quelque chose. Et voici une proposition dure à accueillir, probablement la plus difficile à vivre: il n'y a pas de bonheur évangélique possible sans décision de lâcher prise.

Nous nous trouverions en décidant de nous déprendre de nous-mêmes ? C'est-à-dire en nous arrachant à la volonté de tout contrôler, de nous réaliser par nos seules forces ? Et c'est en« lâchant prise», en nous accueillant d'un autre- de l'Étranger- que nous pourrions connaître le bonheur ? Bien plus et comme le montre encore la rencontre avec la Samari­taine, un tel lâcher-prise ne s'effectue pas au-dessus de nous, trois mètres au-dessus de nos vies. La Samaritaine a cherché et pensé trouver le bonheur dans la succession de ses ma­riages. C'est de cela qu'elle se défera, à cela qu'elle s'arra­chera. Non par soumission ou contrainte -l'Étranger ne lui a rien dicté ! -mais prise et emportée dans les jaillissements de la source.

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Le lâcher-prise est double, selon le double don de filia­tion divine et de fraternité universelle.

«Je suis un fils ou une fille de Celui que Jésus nomme Père.» Père? Mère? Ce qui importe d'abord et avant tout, en cette nomination-là, c'est bien la relation d'engendrement d'une tendresse qui vient gratuitement et sauve nos amours.

Ainsi, aucun lieu de notre vie n'est assez opaque pour interdire au don de le visiter, de le ressusciter, de le transfi­gurer. Pensons par exemple à notre corps. Beau ou laid. Si fort et si fragile à la fois. Corps de vie ... et de mort. Si peu digne d'être aimé, avons-nous appris pendant trop long­temps. Corps sexué en plus, dont il faut se méfier, qu'il faut craindre même, tellement « le sexe » est chose du plus bas, presque fatalement occasion d'un emmurement dans le plus bas. li est vrai que ce corps appelle une décision de lâcher prise. Non pas parce qu'il est laid ou beau ; même la beauté peut être malheureuse, quand elle n'est, par exemple, que soumission aux diktats d'une mode(« il faut être mince pour être beau»). Non pas parce que ce corps souffre de limites plus ou moins grandes, ou qu'il est parfois si lourd à porter, ou que me fait peur la mort qui déjà le mine, ou qu'une violence sourde pousse la sexualité à se débrider («faire l'amour » : quelle expression inhumaine quand il n'est question que de mécanique !). Si la décision de lâcher prise devient impérative, c'est en réponse aux poussées d'un trop­plein : la Tendresse se fait corps en mon corps, et surgit en moi le désir de devenir corps de tendresse.

«Je suis un fils ou une fille de Dieu.» Le don de la filia­tion divine ne me consacre donc pas à un lâcher-prise inhu­main. Plus je l'accueille, au contraire, plus j'apprends la voie

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d'un bonheur possible. Je suis corps, mais autre chose en­core. Je suis ce que je peux identifier de ma vie, pointer du doigt et nommer ; le lâcher-prise me délivre cependant de toutes ces identités fausses qui mettent ma filiation divine entre parenthèses, il me délivre de tous les faux noms dont je m'affuble et qui me rendent malheureux. Mon vrai« je »m'est révélé. Non que j'aie quitté mon corps, fait semblant de le quitter plutôt ( « qui veut faire l'ange fait la bête »),mais mon corps devient un peu plus corps humain, corps d'amour et de tendresse. Je suis redonné à moi-même. Mon humanité m'est redonnée. Et le bonheur devient possible.

Cela définit, me semble-t-il, des attitudes et des com­portements. Au niveau des plus petites choses du quoti­dien, ces petites choses où rien ne semble se passer et tout, pourtant, se joue. Je me lève le matin, par exemple, et m'arme pour la journée plus que pleine qui commence. Mais je peux m'armer dans une fébrilité qui déjà me fatigue. Je planifie et tente de tout caser dans mon agenda : conduire les enfants à la garderie, aller plus tard les y reprendre, ho­norer les exigences d'un travail qui me paie et ... m'épuise, faire les courses, etc. C'est vrai, la journée sera plus que pleine. Plus j'y pense, plus la fébrilité augmente. Mais je peux aussi prendre quelques minutes pour lâcher prise et m'armer différemment. Avant tout calcul et toute planifi­cation, je rends grâces. Une nouvelle journée m'est offerte comme un cadeau. La tendresse s'y offrira, et cette journée s'ouvre comme un espace à habiter, un espace d'accueil de moi-même et de découverte de ce que je suis. Elle ne sera pas jour de mort; elle sera jour de naissance. Tout sera neuf. Et point besoin, pour cet exercice, de jeter l'agenda au panier.

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Il reste là, toujours surchargé -encore que viendra peut­être un jour le désir irrésistible de l'alléger, au profit d'une «autre chose» moins utile et plus nécessaire. L'agenda reste utile, mais mon rapport à lui n'est plus le même. Il ne dicte plus. Je ne suis plus seulement une machine à accomplir des tâches ; je me suis donné la chance de vivre un peu plus humainement ma journée et ses tâches.

Autant la décision de lâcher prise libère mes rapports à moi-même, autant elle libère mes relations aux autres et fait de mes rencontres un projet« aventurant ».

La Pâque révèle que le don de la tendresse est univer­sellement offert. Il visite donc toutes les femmes et tous les hommes de tous les temps et de tous les espaces. Et la vie de tous peut être accueil concret de ce don. Ce serait ainsi pré­tention exécrable -et égoïsme absolu - de faire comme si nous, disciples de Jésus le Christ, en détenions le monopole. Et pouvions déterminer les lieux de sa prévenance et de son accueil. Nous nous donnerions le pouvoir de le« distribuer », de déterminer qu'il est ici mais pas là, propre à telle religion mais absent de telle autre, offert à telles personnes (disons par exemple les croyants) et refusé à ces autres (disons: les incroyants). Si le lâcher-prise nous donne à nous-mêmes en nous libérant de nous-mêmes, il nous libère aussi de nous­mêmes ... en nous donnant les autres, tous les autres, même ceux qui semblent les plus lointains. La tendresse du Père rassemble d'elle-même les humains en une famille de frères et de sœurs. Je pars et repars donc vers les autres. Non par devoir, par commodité, par excès de générosité, ou pour n'im­porte quelle autre raison que celle-ci :je pars vers eux parce qu'ils me sont donnés comme sœurs et frères.

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« Dès que l'on est plus qu'un, il faut négocier », me répète souvent une amie. Et elle a raison. Les autres sont justement ... autres que nous. Nous ne sommes pas identiques, répliques sorties d'un même moule. Et ces « autres » originaux et uni­ques - personnes ou collectivités - sont eux aussi aimés de tendresse. Tout comme nous, ils sont aimés de tendresse dans leur unicité et leur inviolable originalité. Les autres sont et demeureront donc des étrangers. D'où les inévitables tensions dans les relations. Et les conllits, souvent. D'où la peur de l'étranger, que nous ne pouvons pas accueillir sans accueillir, du coup, un appel au lâcher-prise. L'étranger est là et, dans son mode unique d'être là, il questionne et remet en cause nos propres façons d'habiter notre vie.

La venue de l'autre peut susciter mépris et haine. Au lieu d'accueillir, de lâcher prise, nous fermons la porte ou, pire encore, partons en guerre. Nous pouvons aussi nous dire tolérants (la «tolérance», mot redoutable tellement il sert trop souvent à masquer notre indifférence, la superbe de notre indifférence). La radicalité de l'accueil évangélique et de son lâcher-prise engage une dynamique tout autre. Nous ac­cueillons les autres, les étrangers, parce qu'ils sont chnrgés, par et dans leur étrangeté, de nous révéler l'Étranger. Et donc char­gés de nous révéler à nous-mêmes.

On songe aux beaux vers de Louis Aragon, quand l'homme dit à son aimée :

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre Que serais-je sans toi qu'un cœur au bois dormant Que cette heure arrêtée au cadran de la montre Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

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Le lâcher-prise évangélique est décision d'aller vers l'autre, cet étranger, en obéissant au préjugé suivant: «Tu es venu à moi, je ne t'ai pas mérité. Et sans le don que tu me fais, je ne serais rien, mon cœur serait en sommeil, mes heures et mes jours seraient arrêtés, ils seraient de mort. Grâce à toi, à ta venue jusqu'à moi, ma vie sort du balbutie­ment et devient parole, parole proprement humaine. » Quand mon accueil des autres est accueil de tendresse, en effet, ils me sortent du sommeil. Ils m'apprennent, en plein cœur de mes relations humaines, le« frère universel »que je suis devenu.

Le lâcher-prise paraît facile quand il est ainsi dit. J'essaie­rai de montrer qu'il n'enlève rien aux âpretés d'une vraie ren­contre de l'autre. Reste pourtant ceci: sans les autres et leur étrangeté, que me resterait-il pour que j'évite l' enfermement dans le déjà connu et expérimenté ? Pour que je sorte de mon univers, petit, de contrôles et de sécurité? Et surtout, pour que je reste en quête de moi-même, en quête du fils ou de la fille de Dieu ... que déjà je suis ? En fidélité évangélique, il me faut les autres pour vivre heureux, s'il est vrai qu'il n'est pas de bonheur sans « mouvement intérieur ».

Nous l'apprenons dans le lâcher-prise, il n'y a pas de vie heureuse sans une sorte de pauvreté d'être. Et cela, l'Évangile le révèle d'innombrables façons. D'abord et avant tout dans la vie de Celui qui a pris le chemin le plus étrange, un chemin tellement étrange ( « il est mort, mort sur une croix ») qu'il paraît mener à l'opposé extrême de la vie. D'où, sans doute, la folle sagesse de la béatitude évangélique- belle mais d'une terrible exigence:« Bienheureux les pauvres ... »

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La difficile « mise en pratique »

Un don qui nous donne aux autres

Le don de la tendresse est loin de condamner à la passi­vité et à la soumission. Dans une seule et même décision, j'accueille la tendresse du Père en décidant de m'accueillir moi-même et d'accueillir les autres. Et cette décision est pro­prement humaine, redisons-le, prise à même les petites déci­sions de tous les jours, puisque c'est dans ces décisions que Jésus Christ doit être situé (voir chapitre précédent). Nul­surtout pas Celui que Jésus appelle Père- ne peut servir ici d'alibi à mes paresses et trahisons. C'est pourquoi la fidélité au don engage gravement notre responsabilité. Ne devenons­nous pas responsables de tout? Et donc responsables de notre bonheur ? De notre malheur aussi ?

L'Évangile dit avec une évidence plus grande encore le sens et la portée de notre responsabilité. Si nous voulons vi­vre heureux, notre accueil de la tendresse doit se faire réponse à

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l'exigence d'une« mise en pratique» (cf. Le 6,47-49). «Celui qui vient à moi, qui entend mes paroles et qui les met en pratique », je vais vous montrer à quoi son bonheur ressemble. Il res­semble à une maison dont les fondations ont été posées sur le roc.« Une crue est survenue, le torrent s'est jeté contre cette maison mais n'a pas pu l'ébranler, parce qu'elle était bien bâtie.» Quant à« celui qui entend et ne met pas en pratique», son bonheur est comme une maison construite « sur le sol, sans fondation : le torrent s'est jeté contre elle, elle s'est aus­sitôt effondrée, et la destruction de cette maison a été totale ».

Ce qui est décisif dans la fidélité pascale, ce qui peut ren­dre nos vies heureuses, ce n'est pas la venue à Jésus et la seule écoute de ses paroles. Les deux hommes de la parabole sont en effet venus, les deux ont écouté. Ce qui est décisif et distingue les deux, c'est la «mise en pratique». Celui qui met en pratique les paroles de Jésus bâtit son bonheur sur le roc. Quant à celui qui ne les met pas en pratique, son bon­heur est sans fondation: dès que survient une crue, cet homme est précipité dans le malheur.

Les autres nous sont donnés comme le plus beau des ca­deaux, ils viennent à nous pour que nous puissions entrer et croître dans la vérité de ce que nous sommes. À n'entendre que cette proposition, d'aucuns rétorqueront que l'Évangile ne sert qu'à cautionner l'égoïsme le plus obtus. Ils n'auront pas tort. Notre relation aux autres serait en effet de pure uti­lité, bassement utilitaire, si je me servais d'eux à seule fin de découvrir qui je suis et comment je peux vivre heureux. Mais ce que la rencontre des autres vient dévoiler dans ma vie, c'est tout autre chose. C'est une tendresse, sans aucune me­sure, qui m'ouvre, qui me donne aux autres. Paradoxe évan-

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La difficile «mise en pratique»

gélique, le don que j'accueille ... me donne, me livre. Autrement dit, les autres me sont donnés pour que je me donne à eux. Non par goût des formules-choc mais en fidélité évangélique, allons-y pour un deuxième paradoxe : les autres apparaîtront d'autant plus nécessaires à mon bonheur qu'ils me deviendront de moins en moins utiles. Comme Dieu ?

Nul bonheur possible, selon l'Évangile, ailleurs que dans une communion que nous décidons librement de mettre en pratique. Et donc pas de bonheur possible autrement qu'en m'ouvrant aux autres,enlivrantmavieentrelesmainsdesautres.Etalors,comme cette rencontre des autres devient exigeante !

Rencontrer l'autre

Le père M.-D. Chenu fut un grand pionnier de la théo­logie contemporaine. L'un n'allant probablement jamais sans l'autre, il était également reconnu pour l'exceptionnelle qua­lité des dialogues qu'il entretenait avec ceux -de tous hori­zons- qui travaillaient à l'émergence d'une nouvelle culture. On lui demandait un jour ce qu'il pensait être les conditions d'un dialogue riche et enrichissant, d'une rencontre où les partenaires deviendraient un peu plus vrais avec eux-mêmes et avec les autres. Le père Chenu répondait : il y a trois étapes à respecter pour que la rencontre des autres produise du fruit 18

18. Un théologien en liberté. Jacques Duquesne interroge le Père Chenu, Paris, Le Centurion, 1975, p. 168s. J'ai lu ce livre il y a longtemps et ne l'avais pas en main au moment d'écrire les pages qui suivent. Je garde cependant tel quel un texte où je reprends et commente très librement les étapes proposées par M.-D. Chenu.

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Heureux les nomades

Il est tout d'abord nécessaire de favoriser l'émergence de l'autre. Être assez ouvert et disponible pour que monte sa vérité à lui. Qu'il se dise en disant le beau et le bon de ce qui le fait vivre, bien sûr, mais aussi en manifestant ses ques­tions et ses doutes, ses souffrances, le malheur qui pèse peut­être sur sa vie. Ne nous leurrons pas, il se peut que ce premier moment soit pénible à vivre. Il se peut que tout, chez l'autre, veuille sortir en même temps ; ou que rien ne sorte, telle­ment est lourd le poids qu'il porte. Il se peut même, en situa­tion de grandes tensions, que l'autre soit d'une agressivité qui fait mal. Ses mots violentent, tellement ils ont l'air d'atta­ques personnelles dirigées contre nous. Quel pédagogue - et dans la mise en pratique d'une fraternité vraie, tous et toutes sont les pédagogues de quelqu'un- n'a pas connu des ren­contres aussi sévèrement déstabilisantes ?

La tentation est forte d'intervenir aussitôt. L'autre a for­mulé ses questions? Je lui fournis tout de suite mes réponses, quitte à ce que celles-ci tombent tout à fait à côté de ses ques­tions et ne répondent. .. rien. Il les a livrées dans le désordre ? Je me charge moi-même de la cohérence, de la mise en ordre, comme si sa cohérence à lui devait être identique à la mienne ! Sa violence m'a agressé? Je me défends. Sauf que toute ré­plique hâtive sera probablement, elle aussi, de violence. Vio­lence de la fuite quand je quitte cet agresseur ou le mets à la porte ; ou, autre fuite, quand je m'enferme dans le silence. Violence encore, verbale ou autre, d'attaques aussi person­nelles et agressantes que celles dont je me crois victime. La rencontre dégénère en combat, on se permet les coups les plus bas. « Attention ! dit le père Chenu, pas de réponse trop tôt venue. » Il y a un deuxième moment à respecter. Avec

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La difficile «mise en pratique»

l'autre, dans une recherche vraiment commune, il faut cher­cher à bien comprendre ce qu'il porte en lui. Quel sens ont ses questions et de quel poids pèsent-elles dans sa vie ? Sous celle qui a été formulée, ne s'en cache-t-il pas une autre, plus décisive peut-être? Et sous la multitude des interrogations montées pêle-mêle, ne pouvons-nous pas en dégager une qui donnerait cohérence à toutes- ce qui serait déjà un beau fruit de la rencontre et rendrait la vie elle-même un peu moins « mêlée » ? Et cette agressivité ? Contre qui est-elle vraiment dirigée? Contre moi? J'ai connu dans l'enseignement des moments de vive tension, et même d'attaques qui me bles­saient. Pour réaliser plus tard- parfois quelques années plus tard- que je n'étais pas la vraie cible. C'est contre d'autres, des parents par exemple, qu'on nourrissait une sourde co­lère, et je n'étais qu'un exutoire de cette violence refoulée. Situation difficile mais, je pense, plus commune qu'on ne le croit.

Voici enfin venu le temps des réponses, aimerait-on croire. La vraie source des tensions et conflits a été (au moins un peu) identifiée; la multitude des questions s'est de beau­coup réduite; l'autre a formulé clairement le sens et la por­tée de son interrogation. Il est temps que j'intervienne, je vais enfin prendre la parole. Patience ! avertit encore le père Chenu. Et il propose un troisième moment, d'importance capitale si nous voulons vivre des rencontres de fraternité évangélique, des rencontres heureuses. Des rencontres qui «mettront en pratique», et dans la vérité, la communion des fils et des filles de Dieu.« Patience ! avertit donc le père Chenu, et n'oubliez surtout pas de vous demander :laques­tion que l'autre me pose ne me remet-elle pas moi-même en

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question ? Et comment ? Et en quoi ? N'est-elle pas invitation à une conversion, conversion de mes amours, de mes idées, de mes engagements? Ne m'invite-t-elle pas à m'arracher au confort d'une vie devenue d'habitudes, confort du déjà su et déjà apprivoisé, confort d'étroites certitudes, de mes sécurités paresseuses ? »

Ayant été ainsi renvoyés à nous-mêmes, une fois remis en mouvement par l'autre et ses interrogations, une fois réassumés notre être et notre vocation de quêteurs, alors nous pouvons nous mettre, avec l'autre, en quête de la vérité. Nos réponses seront probablement moins nombreuses. Celles qui restent auront sans doute perdu, en cours de route, beau­coup de leur netteté et beaucoup de leur tranchant. Elles se­ront moins pures et dures, moins dures parce que moins pures. Mais la rencontre servira sûrement, chez l'autre et en nous,les jaillissements de la source. Elle aura saveur d'Évan­gile. Ce sera une rencontre heureuse.

Mais la rencontre vécue aura aussi découvert une loi aux implications jamais parfaitement mesurées : c'est la commu­nion elle-même qui, dès que « mise en pratique »,fait surgir la belle et dure différence d'autrui.

La dure différence.

Nous vivons depuis plus de vingt ans, quelques handi­capés intellectuels, un couple et moi, l'aventure d'une vie communautaire qui n'a pas fini de nous surprendre. Si l'aven­ture dure depuis si longtemps, c'est bien que le désir conti­nue de la nourrir. Et qu'elle-même nourrit le désir, encore et

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La difficile «mise en pratique»

encore. Mais que d'illusions perdues en chemin ! Quel tra­vail de purification proposé par la vie!

Les commencements ont été d'enthousiasme, comme toujours lorsque c'est la vie qui commence et recommence. L'invitation évangélique a résonné et trouvé écho : « Ce que vous faites à ces plus petits qui sont miens, c'est à moi que vous le faites. »La décision est donc prise. Nous allons vivre avec les handicapés comme on vit« en famille», amoureu­sement, dans un partage de l'être encore plus que de l'avoir, attentifs à leurs besoins, soucieux de leur bien-être. Nous al­lons tout faire pour qu'ils deviennent eux-mêmes. Nous fe­rons tout pour qu'ils goûtent, à leur façon et le plus possible, le bonheur de vivre. (Et nous l'avons fait, je pense. Du mieux que nous pouvions et avec l'aide de spécialistes :cours à leur mesure, aussi bien d'alphabétisation que de cuisine, loisirs nombreux, prise en charge de responsabilités qui leur con­venaient, etc.) Aussi et surtout, notre vivre-ensemble sera de chaleur et de tendresse. Les handicapés aussi sont des per­sonnes aimées du Père, ils sont dignes d'être aimés et capa­bles d'amour. Nous habitait peut-être aussi, secret et inavoué, l'espoir d'un« retour d'ascenseur» ... «D'ailleurs, nous di­sent souvent les gens,les handicapés intellectuels sont telle­ment pleins d'amour et faciles à aimer ... »

Pleins d'amour ? Faciles à aimer ? Ah oui ? Malheureusement- heureusement! pour dire tout de suite

ce que je crois vraiment -la vraie vie, la vie vécue, celle des petits jours et des petites semaines, n'a jamais été vie de ten­dresse pure. La vie vécue n'a pas toujours rayonné dans un bonheur plein, rond, sans cassures, sans arêtes qui surpren­nent et agacent les dents. La communion vécue a apporté

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avec elle, en elle, son lot de désillusions. En faisant surgir les différences. Différences entre le couple et moi, bien sûr- et il y aurait déjà long à dire là-dessus. Mais en particulier, diffé­rences entre nous trois et les handicapés ( « les gars », comme nous les appelons affectueusement, même s'ils sont entrés depuis de nombreuses années en ce qu'on appelle « l'âge adulte»).

Plus de vingt ans de vivre-ensemble nous l'ont appris, la communion vécue est maîtresse de vie, mais c'est une maî­tresse qui a la poigne ferme.

Éduquer à la responsabilité ? Le défi est séduisant. Il le devient un peu moins quand il est vécu au ras du quotidien, et qu'il faut jour après jour, encore aujourd'hui après des mil­liers de jours, rappeler la nécessité ... de se brosser les dents. Favoriser la croissance, par des cours d'alphabétisation par exemple ? Tous les gars sont heureux d'y participer, même celui qui passe des heures -littéralement des heures -le nez dans un agenda dont il ne peut lire ni les chiffres ni les mots. C'est d'ailleurs lui qui, longtemps avant Noël, insiste pour que nous lui fassions cadeau d'un nouvel agenda. Servir l'ouverture du cœur? L'apprentissage d'un amour un peu plus généreux de lui-même? Le plus âgé de notre communauté, avec nous de­puis si longtemps, est encore incapable de partager la moin­dre chose qu'il a reçue ou payée de sa poche. Nous l'appelons - toujours avec affection, et il le sait je pense - « notre gros nombril». Faire tout pour que chacun atteigne sa mesure pleine? Ce désir et sa réalisation ont mobilisé nos énergies pendant des années; nous nous faisons maintenant plus âgés, les gars aussi, etc' est désormais la décroissance qu'il nous faut gérer, avec le faiblissant espoir qu'ils maintiendront, le plus

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longtemps possible, des acquis qu'ils ont chèrement payés. Attendre un « retour d'ascenseur » ? Les gars donnent, nous donnent avec abondance ; mais dans les moments critiques de tendresse, c'est de leurs familles- surtout de leurs mères -qu'ils parlent spontanément, même si elles les ont négligés depuis très longtemps. Pour être tout à fait honnête, cela par­fois blesse.

Je ne voudrais pas qu'on se méprenne sur ce que je viens de dire. Notre vie communautaire a été une vie heureuse, nourrie et nourrissante, généreuse. Elle continue de l'être. Mais difficile aussi 19• Parfois très dure, quand la vie fait monter des différences qui deviennent difficilement suppor­tables. Disons : ce long apprentissage de la différence nous a rendus moins optimistes et ... plus espérants. De cette espé­rance qui est, dit-on, une « vertu ».

« On ne parle bien que de ce que l'on a vécu. » M'en voudra-t-on de cette longue référence à une expérience person­nelle ? Je ne me la serais pas permise si je n'étais convaincu que notre vie communautaire n'a rien d'exceptionnel. Chacun, faisant en vérité le tour de son propre jardin, y nommera pour lui-même ce que la vie nous apprend à tous dès que nous sortons de notre isolement et partons vers les autres. En allant vers autrui, je m'en vais plonger, aussi et en même temps, dans l'expérience de sa différence. Il n'y pas donc pas de communion qui puisse être « mise en pratique » sans qu'elle serve à dévoiler l'étrangeté des autres. Il n'y a pas de

19. Et je n'ai même pas parlé des vices structurels, particulièrement de ces politiques gouvernementales qui, sous prétexte de rationalité éco­nomique et budgétaire, ont cessé progressivement de fournir l'aide dont nous avons toujours grandement besoin.

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bonheur possible sans profonde tendresse pour l'autre, pour ce qu'il est et que ... je ne suis pas, ne serai jamais.

Serviteurs les uns des autres

C'est déjà beaucoup de vivre des rencontres où l'étran­geté des autres pourra faire surface et prendre visage. Mais plus et mieux encore, nous apprendrons le bonheur évan­gélique dans la mesure où nous accueillerons cette étran­geté avec un cœur disponible et ouvert. Et encore mieux : nous vivrons heureux si nous savons tolérer les différences, d'une tolérance active, qui leur permet de venir jusqu'à nous, en nous, assez loin pour qu'elles remettent en ques­tion ce que nous pensons, disons et faisons. Malgré nos ré­sistances et nos peurs.

Lorsque notre rencontre des autres veut emprunter un tel chemin, toutefois, quelle assurance avons-nous que la route sera heureuse ?

L'Évangile répète de mille façons que le bonheur évan­gélique est dans le service des autres. Jésus profite d'ailleurs de son dernier repas avec les disciples pour le réaffirmer avec force et insistance : « Lavez-vous mutuellement les pieds. Nouez le tablier. Servez à table avec attention et diligence. Que le plus grand se fasse le plus petit. » Invitations boulever­santes. « Je suis prêt à nouer le tablier, Seigneur. À me mettre au service des autres. Mais ... jusqu'où? Jusqu'à m'y perdre? Et c'est en cela que tu me promets le bonheur?»

La responsabilité évangélique s'engage en un service qui joue au-delà de l'utilitaire, bien au-delà du «rendre-des-

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services ». En nous demandant de chercher le bonheur dans le service, Jésus vise le cœur de notre humanité. Ne suffisent donc pas, pour répondre à son appel, les services épisodi­ques que nous avons parfois la générosité- et la « charité » -de rendre aux autres. L'appel se fait entendre beaucoup plus loin en nous, là même où se joue ultimement le sort de toute existence humaine, dans notre liberté en acte. C'est égale­ment là, au plus secret de chaque personne, dans notre li­berté, à même notre liberté, que nous pouvons répondre. Que nous dirons« oui» ... ou« non».

Notre vivre-ensemble est multiple et multiforme, il va de la vie en couple jusqu'à notre participation aux entre­prises les plus larges de solidarité. Pour mettre en pratique­en ces diverses rencontres - une communion jaillissante, la décision évangélique à prendre serait celle-ci : nous décidons d'aller vers l'autre afin de servir, en toute rencontre, son jaillisse­ment à lui, son devenir, son devenir « humain » (nous le «croyons» en effet: pour lui autant que pour nous, c'est là, dans la chair de son humanité, que la Pâque le prévient et veut opérer son travail d'ouverture, de libération). Être au service d'autrui, ce serait donc aller vers lui afin de servir un devenir en lequel se déploiera, inévitablement et de plus en plus, un être unique et original. Et donc différent de moi.

Le projet est beau, propre à susciter l'enthousiasme. Sa «mise en pratique »ne tarde toutefois pas à susciter le trouble et le doute, et même la peur.

En effet, question troublante: si mon don à l'autre sert le jaillissement de sa différence, est-ce vraiment la communion donnée que je mets en pratique ? Et comment pourrais-je y trouver le bonheur, puisque j'y servirai aussi bien le déploie-

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ment de ce qui le rend différent de moi, son éloignement donc, une mise à distance qui semble mener tout droit à la rupture ?

Nul ne peut souffrir de l'éloignement dont je parle, en être de quelque façon déchiré, s'il ne s'engage pas corps et âme dans la rencontre. Je veux dire: s'il n'y engage pas toute l'épaisseur de sa vie vécue. La chose semble évi­dente: que peut bien vouloir dire notre don aux autres si, dans le mouvement du don, nous nous absentons de nous­mêmes ? Nous leur offrons du vide, vide des mots appris par cœur, vide des rites essoufflés et des symboles exsan­gues, vide des attitudes et des gestes machinaux d'où la tendresse s'est enfuie. Et comment de tels « absents »pour­raient-ils inviter les autres à être présents à eux-mêmes, à leur propre devenir ?

Il n'y a pas de véritable rencontre des autres, la chose est claire, si nous ne leur sommes pas vraiment présents, d'une présence réelle -la« présence réelle», dit le langage chré­tien, présence pleine de Jésus le Christ, en son corps de chair, en son corps donné, éternellement vivant ... comme donné jusqu'à la mort. Présence à l'autre à même tout ce qui fait ma vie, donc. Présence de l'intelligence, avec les réponses que je me suis déjà données, mais aussi avec mes interrogations et mes doutes, présence du corps (comment inviter à l'amour si mes mains ne sont pas concrètement en train de s'ouvrir ?), présence de mes tristesses et de mes joies, de mes réussites mais aussi de mes échecs, de mes ouvertures comme de mes tendances au repli. Présence en un mot de mon propre devenir­humain. Je ne peux inviter l'autre au voyage, à son propre voyage, si, le rencontrant, je feins de ne pas être moi-même un nomade.

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Mais quand je m'emmène ainsi tout entier à la rencontre de l'autre, déchirure toujours. Parfois à la limite (et même au-delà) du supportable.

Des époux encore jeunes espèrent que leur mariage sera toujours de tendresse pleine et sans aspérités ; ils appren­nent assez tôt, dans leur « mise en pratique » de la vie de couple, que leur vivre-ensemble ne sera pas de vérité évan­gélique si chacun ne sert pas le devenir-différent de l'autre. Au nom de la tendresse, chacun n'est-il pas en train d'ouvrir la voie à de vives tensions, et même à un possible éclatement de leur union? Je suis entré en communauté pour témoi­gner d'une fraternité déjà parfaitement sauve ; cette com­munauté peut-elle être une communauté heureuse, toutefois, si elle interdit à chacun le bonheur de devenir lui-même, et donc sans qu'elle assume le risque d'une dispersion? Les parents engendrent dans l'amour, ils veillent avec tendresse et une générosité sans borne sur la croissance de leurs en­fants ; on sait pourtant les terribles malheurs qui tomberont -à traumatiser parfois une vie entière- si les parents dictent, contrôlent, imposent, et attendent de leurs enfants qu'ils réa­lisent leurs propres désirs inassouvis; l'éducation peut-elle être heureuse, si l'accompagne toujours la menace d'une rup­ture? Une foule d'organismes et de personnes s'engagent en des projets de coopération internationale, s'y donnent plei­nement, veulent y vivre une fraternité sans frontières ni dis­crimination i ils quitteront assez vite la belle aventure, et tout à fait désenchantés, s'ils y vont en possesseurs de la vérité humaine: ils ne serviront pas le devenir-libre de l'autre, ils réussiront seulement à le coloniser. (Il est frappant de voir -indice et symptôme- les églises construites «en pays

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lointains »par des missionnaires occidentaux. Elles sont plan­tées là comme un corps étranger, injure à l'architecture du milieu, insulte au milieu même. C'était pourtant sous la pous­sée d'une foi dite universelle que les missionnaires étaient partis. Heureusement, les coopérants d'aujourd'hui semblent mieux préparés au respect du devenir de l'autre. Encore que ... ).

Entendons bien -au risque de redites- que le serviteur évangélique n'offre pas sa vie aux autres pour que leur ren­contre lui fasse vivre la souffrance. Dans le mariage, la vie religieuse, les engagements de solidarité internationale, en tous les innombrables lieux et modes de rencontre, ce n'est pas la déchirure qui est recherchée pour elle-même. Certaines spiritualités ont pu proposer pareil culte de la souffrance ; ce ne sont pas des spiritualités de source jaillissante, ce sont spiritualités pour la mort, spiritualités de mort. « C'est à cela que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples :à l'amour que vous aurez les uns pour les autres.» Voilà à quoi veut répondre le serviteur évangélique. Poussées d'une vie don­née en surabondance. Désir irrésistible d'une tendresse qui prévient à la manière d'un trop-plein.

Dans les rencontres où cette tendresse est mise en pra­tique, toutefois, est aussi mis en pratique l'inéluctable sur­gissement des différences. C'est pourquoi monte, au cœur de la tendresse vécue, concrètement mise en pratique, la pro­messe d'une déchirure. La promesse d'une mort. La tendresse et la communion ne se vivent qu'à être rompues.

Comme le pain rompu au soir du Jeudi saint.

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La difficile «mise en pratique»

Quand la tendresse se rompt

N'y a-t-il pas un lieu où reposer la tête, et le cœur, et les bras ? Un lieu- au moins un ! -qui serait abri sûr et garantie de goûter, de savourer enfin un plein bonheur ? Réponse à laquelle il faut s'attendre, tellement nous l'avons longtemps apprise : le « vrai » bonheur évangélique ne peut se trouver que dans les rencontres« entre nous», entre croyants. Dans les célébrations eucharistiques, par exemple, d'une commu­nauté que soudent un même amour, une même espérance, une même foi.

Une même foi ? Retour à ma propre expérience - dont j'espère bien ne

m'être jamais absenté- et à notre engagement avec les han­dicapés. Très peu de temps après le début de cette aventure, nous avons éprouvé, le couple et moi, la nécessité d'un es­pace ét d'un temps dits« de ressourcement». Les handica­pés n'y seraient pas, mais ce serait un lieu où permettre que se refasse jeune et neuf notre désir de vivre avec eux. Quel­ques autres personnes se sont donc jointes à nous pour une autre aventure, celle d'une petite communauté que nous ap­pelons -très banalement j'en conviens -notre communauté « du jeudi soir ». Cette communauté, toujours petite, dure elle aussi depuis plus de vingt ans.

-Nous nous retrouvons donc (presque) chaque jeudi soir pour un long temps de partage. Trop long, nous répétons-nous souvent. Sans jamais réussir à écourter, puisque les rencontres durent encore à peu près trois heures. La durée a son impor­tance, elle m'a appris un peu mieux combien il est nécessaire de laisser au temps le temps de faire son travail. Je ne crois plus

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beaucoup aux entreprises, personnelles ou collectives, qu'on dit révolutionnaires parce qu'elles veulent tout changer, tout de suite, pour tout le temps. Tôt ou tard, mais toujours trop tôt, ne finissent-elles pas par reproduire les vices mêmes contre les­quels elles s'étaient insurgées ?

Nos rencontres reprennent depuis vingt ans un même scénario.

Le premier temps est celui des retrouvailles. li est tou­jours surprenant de constater tout ce que la vie peut donner à vivre en l'espace d'une semaine. Ce sont nos expériences vécues que nous nous donnons longuement le loisir de par­tager. Loisir en vérité essentiel : qui retrouverions-nous, si chaque personne devait laisser au vestiaire, avant que ne débute la rencontre, sa propre expérience, les richesses et pauvretés de sa semaine à elle ?

Le long temps des retrouvailles est essentiel pour une autre raison. Il permet au deuxième moment de la rencontre, celui où nous rompons le pain de la Parole, de ne pas se vivre à vide. Nous savons un peu mieux d'où chacun parle lorsqu'il accueille l'Écriture et lui pose ses questions; et nous savons un peu mieux à quelle conversion concrète les textes invitent nos vies. Non pas « la >> vie. Mais nos vies à nous. La Parole, ainsi, se rompt. Pour mieux nourrir chacun et cha­cune, mais aussi la communauté comme communauté. Et c'est surprise toujours renouvelée de voir comment la Pa­role, ainsi rompue, garde une fraîche jeunesse et invite aux recommencements.

Et alors, nous ne glissons pas n'importe comment dans le troisième moment de la rencontre, celui où nous célébrons le grand acte de la Mémoire chrétienne.« Jésus prit le pain,

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le bénit, le rompit, le donna à ses disciples en disant : Man­gez, ceci est mon corps. Puis il prit la coupe remplie de vin, prononça sur elle une bénédiction et dit : Buvez, ceci est la coupe du sang que je verse pour vous. » Et Jésus ajouta : « Vous ferez cela en mémoire de moi.»« Quand vous ferez cela, vous vous souviendrez de moi. » Acte d'une Mémoire. Non pas souvenir nostalgique de choses passées, de personnes et de choses du temps passé. Mais Mémoire de l'origine, du corps donné et du sang versé, du don originaire dans lequel tout désir de tendresse peut renaître. Nous avons partagé notre vie et l'avons mise en dialogue avec les vieux textes, tou­jours jeunes, de l'Écriture; et voici que l'acte de Mémoire fait ressurgir une origine qui ouvre, dans l'aujourd'hui de nos vies, l'à-venir de nos vies. Le don de la tendresse était pré­sent à la semaine écoulée; il est fidèlement là aujourd'hui. Il sera là pour la suite de nos jours. L'impossible tendresse sera toujotirs possible. Et le bonheur aussi.

D'ailleurs le goûter autour de la table, dernier moment de notre rencontre, est toujours moment heureux.

Je me suis souvent dit, pendant l'écriture des derniers paragraphes: cela est vrai, et cela n'est pas vrai! Tout paraît si lisse, sans ruptures d'aucune sorte. Sans souffrances. Sans menace de déchirures. Nos rencontres, telles que concrète­ment vécues, sont pourtant autre chose. Aussi autre chose­aussi et en même temps. Je ne veux pas du tout le nier, elles nourrissent généreusement la conscience de la tendresse donnée et nous invitent nous-mêmes à la tendresse. Je dis parfois aux autres:« C'est quand même incroyable. Après vingt ans de rencontre, nous nous connaissons "de bord en bord" et continuons de nous aimer quand même ! » Mais

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malgré cela, en même temps que cette tendresse partagée, en dépit de la face claire de nos rencontres, plusieurs de ces rencontres sont ... disons: de sombre clarté.

Nous devinons depuis de nombreuses années- et voyons clairement à certains jours- que notre communauté est tou­jours une communauté en sursis. Elle court constamment le risque d'un éclatement. Le risque de sa mort. Non pas à cause de menaces extérieures, une vie trop remplie ailleurs, par exemple, qui viendrait voler le temps des rencontres. Non pas pour des raisons uniquement psychologiques ou cultu­relles- épuisement d'entendre sans les comprendre les mots et formules des autres, incompatibilité devenue insuppor­table de certains traits de caractère, tension-limite entre des modes de vie (vie mariée/vie célibataire, entre autres) trop différents pour que les particularités de chacun continuent d'être aimées et respectées par l'autre, etc. Ces facteurs ont sans doute leur part à jouer dans le risque d'éclatement dont je parle. La menace est cependant d'un autre ordre. Chaque membre de la communauté pourrait, je pense, l'exprimer de la manière suivante : « Nous disons que nous nous rencon­trons au nom de notre foi. Que nous faisons communauté dans la foi. Mais ... avons-nous la même foi ? »

Telle que formulée, la question dit déjà que la menace d'éclatement est intérieure à la vie communautaire. Et si la menace prend ainsi visage au plus intime de nos rencontres, c'est parce qu'elle naît de la dynamique même qui permet une rencontre vraie.

Pour faire vivre chaque personne, et pour que chaque personne puisse se donner aux autres, la tendresse donnée va se perdre en chacune et chacun. En chaque personne telle

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qu'elle est et est en train de devenir. La tendresse donnée aime jusqu'à se perdre dans mes mots ; et mes mots peuvent la blesser. Elle vient se perdre dans mes bras, des bras qui peu­vent se refermer sur elle, la tenir prisonnière, comme si elle était devenue ma propriété exclusive. Elle se perd dans mon cœur, se perd tellement là que je peux me servir de son don pour justifier les pires de mes égoïsmes, jusqu'à mon rejet de l'autre, jusqu'à son exclusion de ma vie. La tendresse donnée, en un mot, vient se perdre là même où elle veut, d'elle-même, être « mise en pratique », c'est-à-dire dans mes relations aux autres. Elle s'y perd assez pour que je reste libre de ne plus accueillir les autres, libre de ne plus m'ouvrir à eux, libre de ne plus partir à leur rencontre. Assez pour que je puisse quitter la communauté. Qu'elle sorte de ma vie. Et qu'elle meure ...

Merveilleuse symbolique du corps donné qui, dans le pain, se rompt pour rejoindre le cœur du cœur de la vie de chacun 20

• Symbolique qui dit pourtant une fragilité extrême. Ce corps donné, accueilli, et par là remis entre nos mains, rien ne garantit magiquement qu'il fera de nous des êtres donnés, donnés aux autres. Et des êtres qui cherchent et trou­vent, en ce don d'eux-mêmes, le bonheur de vivre.

Powtant: «Bienheureux les pauvres!» ...

20. Symbolique si gravement blessée depuis que le pain reçu a la forme d'une petite hostie perdue, dans le ciboire, parmi des centaines d'autres; encore plus gravement blessée jusqu'à récemment, quand les hosties étaient souvent << consacrées>> lors d'une <<messe>> précédente !

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Mille et un facteurs font que nous menons nos jours de bien curieuse manière. Nous confessons la mort-résurrec­tion, mais semblons tout faire pour ne pas entrer dans la brèche qu'elle ouvre. Quelque sombre peur s'entête à nous soustraire au mouvement d'ouverture,« libérateur » disons­nous pourtant, que la Pâque promet et permet.

Min de « faire notre place » en ce monde, par exemple, nous jouons le jeu de la force, de la maîtrise, de l'intelligence, de la générosité du cœur. Et nous consacrons nos énergies à projeter l'image de personnes en bonne santé. Notre monde n'aime pas les gens qui cherchent, peinent et souffrent, ce n'est pas sur eux qu'il faut compter pour la bonne marche des affaires personnelles et interpersonnelles, ou pour une saine conduite des projets collectifs.

Mais beaucoup plus grave, je mène ma vie de bien cu­rieuse manière quand, sous prétexte que je veux une vie heureuse, je ne me permets pas de reconnaître et d'habiter mes fragilités, mes incertitudes, mes doutes. C'est alors à

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moi-même que je mens. J'ai par exemple en bouche un goût de cendre, mais refuse de regarder en face le lieu de mort d'où il monte. Ou je ne veux pas courir le risque- qui serait peut-être une chance?- d'une descente en ces lieux d'obs­curité où rôdent, je le soupçonne, un égoïsme apparemment indéracinable, et toutes mes envies de rejet des autres, de l'autre, rejet des étrangers. « À coup sûr, suis-je porté à pen­ser, ce chemin de descente m'emprisonnera dans le mal­heur. »Nous préférons donc jouer aux purs. Je préfère jouer le jeu mortifère de la pureté.

Mortifère, le terme n'est pas trop fort. Nous glorifions les performants. Entendons : ceux et celles qui ont réussi dans le sport, les affaires, la recherche intellectuelle, la « vertu » ... Et nous nous jugeons nous-mêmes selon l'étape où nous sommes rend us dans un parcours d'excellence pro­grammé d'avance, par d'autres ou par nous. Sans doute recherchons-nous, en cela, la reconnaissance des autres et un sentiment de valorisation personnelle. Ces besoins de reconnaissance et de valorisation sont tout à fait légitimes, et nos accomplissements, à coup sûr, méritent d'être fêtés. De tels besoins ne tuent-ils pas en nous le bonheur, toute­fois, quand nous nous laissons avaler tout entiers en eux ? Et quand je juge ma valeur humaine à la seule mesure des performances accomplies ? La réussite du performant comble son besoin, du moins momentanément. Mais en bouchant la brèche. Et nous voici dans la condition qui était celle de la Samaritaine, courant après la satisfaction des besoins sans que notre désir de tendresse et de bonheur trouve l'espace de ses jaillissements.

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« Malheureux, vous les riches ! »

La Pâque de Jésus Christ invite à la plus difficile des con­versions. La plus urgente aussi. Non pas tellement à cause de facteurs historiques qui seraient propres à notre temps et dresseraient un défi jamais proposé auparavant. Beaucoup plus profondément, l'urgence est celle du moment présent, de tous les moments présents, de chaque moment que nous sommes en train de vivre. Et de la responsabilité qui est nôtre de vivre ce moment d'une manière humaine. Est heureux celui ou celle qui réussit aujourd'hui sa vie.

Mais alors, au regard de la Pâque, qu'est-ce qu'une exis­tence humaine aujourd'hui réussie ?

La Samaritaine dit à Jésus: «Je sais qu'un Messie doit venir.» Jésus répond: «Jelesuis,moiqui te parle.» Q"n4,1-42) La femme accueille cette parole, elle dit « oui ». Sa rencontre avec l'Étranger lui donne alors de goûter enfin le bonheur. C'est en effet une femme heureuse qui s'en va précipitamment porter aux autres la bonne nouvelle. Si pressée qu'elle part en « abandonnant sa cruche » près du puits. Une eau vient de surgir en elle, une source irrésistible a jailli. Une source qui ouvre sa vie.

Mais il a d'abord fallu qu'elle entre dans le mouvement du regard de Jésus sur elle. Qu'elle descende donc jusqu'au creux de ses espoirs tant et tant de fois déçus, jusqu'au creux de ses désirs souffrants, jusqu'au lieu de son malheur. Et le regard de Jésus, l'attendant en ces sombres profondeurs, n'a pas condamné. Il a été regard de tendresse, d'une tendresse qui a ouvert son mal-espoir: «Oui je le crois, a-t-elle alors confessé, un amour vrai m'est désormais possible. »

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Qu'est-ce qu'une vie humaine heureuse et réussie ? C'est d'abord une vie qui ne craint pas d'habiter sa pauvreté et de reconnaître ses propres démons. Voilà ce que nous apprend la rencontre de la Samaritaine avec l'Étranger.

Ne ressemblons-nous pas tous et toutes à la Samaritaine ? En nos soifs et espoirs ? En notre quête d'amour et nos désirs de communion ? En nos désillusions aussi ? Voilà pourquoi il est si nécessaire de me rappeler sans cesse comment, pour vivre heureux, je dois m'accueillir tel que je suis, en tout ce que je suis. Cette insistance veut honorer la pauvreté évan­gélique dont il a déjà été question. La Pâque révèle en effet le sens de cette énigmatique parole de l'Évangile : « Il est plus facile à un chameau de passer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu.» (Mt 19,24)

On traduit aussitôt, non sans raison, en affirmant que la richesse matérielle encombre et étouffe l'existence, et que l'en­richissement obéit à une dynamique qui tend pernicieusement à se substituer au devenir-humain. La richesse matérielle va son propre chemin vers plus de richesse, comme il nous est donné de le voir si clairement aujourd'hui. Elle se débrouille toute seule, pourrait-on dire. Jusqu'à déterminer la valeur humaine de celui ou celle qu'elle enrichit? Saint Luc se fait violent, au moment même où il proclame les Béatitudes : « Malheureux, vous les riches ! »Et pourquoi un tel malheur ? « Malheureux, vous les riches : vous tenez votre consolation. » La richesse fait obstacle au bonheur, de façon quasiment in­surmontable selon Luc, en ce qu'elle donne l'illusion de rem­plir l'existence et, ce faisant, de pouvoir consoler les humains, étancher leur soif, guérir leur mal de vivre. La pauvreté évan­gélique interdit de poser ainsi la richesse comme critère d'une

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vie réussie. Et pour une raison fort simple : pourquoi le déjà­riche se mettrait-il en route, pourquoi prendrait-il et repren­drait-ille chemin de sa propre humanité, s'il a érigé la richesse en norme de réussite humaine ?

Mais la condamnation vise encore plus loin. Elle nous vise tous enfait. Le diront trois courtes citations du Nou­veau Testament, entre mille possibles.

« Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de mé­decin, mais les malades ; je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. » (Mc 2,17) Mesurons-nous bien à quoi nous nous refusons -dans quel cul-de-sac nous nous engageons -lorsque nous faisons semblant d'être des purs et nous autoproclamons justes, riches de notre justice, riches aussi de la justesse de nos engagements? Lorsque- par exem pie sous prétexte que nous, « nous avons la foi » -nous agissons concrètement comme si la justice était notre bien et notre fief? Et comme si l'égoïsme ne souillait pas nos vies? Nous nous drapons dans notre satisfaction de bien-portants. Nous n'avons donc pas besoin de médecin! À nous aussi il devient alors plus difficile d'entrer dans la tendresse du Père qu'à un chameau de passer par un trou d'aiguille. Car ce n'est pas pour nous, si bien-portants, que Jésus est venu, ce n'est pas nous qu'il appelle. Parole d'Évangile ! Nous sommes trop devenus des parvenus pour connaître et découvrir le bonheur d'une vie pascale.

Autre parole évangélique, peut-être encore plus vio­lente, plus dure à entendre par des oreilles et un cœur de «juste» :Jésus n'est venu que pour les mal-portants, les bre­bis perdues. Une Cananéenne (Mt 15,21s) vient à Jésus et lui crie sa détresse de mère. Elle souffre de la souffrance de

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sa fille, « tourmentée par un démon » précise Matthieu. Les disciples en sont agacés. «Renvoie-la, demandent-ils à Jé­sus, car elle nous poursuit de ses cris.» Réponse étonnante de Jésus, qui a sans doute désarmé ses disciples et ne cesse de dérouter nos vies: « ]e n'ai été envoyé qu'aux brebis per­dues de la maison d'Israël. »

Des justes veulent obéir à « la loi » et lapider une femme adultère Qn 8,1ss). «Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre. » Ainsi mis à nu et provo­qués par Jésus, «ils se retirent l'un après l'autre, en com­mençant par les plus âgés ». Et Jésus à la femme : « Moi non plus, je ne te condamne pas :va, et désormais ne pèche plus. >>

Aucun péché, même le plus sombre des égoïsmes, même le plus hideux des replis sur soi, rien n'est assez étanche pour empêcher la Pâque d'y ouvrir une brèche. La justice de l'Amour est infiniment plus généreuse que notre amour de la justice. C'est une tendresse toujours prête à pardonner. Aussi la proclamation de la mort-résurrection ouvre-t-elle à l' espé­rance les plus sombres de nos désespoirs. « Bienheureux vous qui avez péché! N'ayez pas peur de descendre jusque dans la pire de vos trahisons, puisque vous partez _à la rencontre d'une tendresse qui vous y attend. Et qui veut redonner pleine jeunesse à votre amour. Rien ne peut tuer en vous votre con­dition de fils et filles de Dieu, car aucun égoïsme n'est plus puissant que la tendresse engendrante du Père. »

Les riches s'étonnent et se scandalisent d'entendre que l'Évangile préfère les pauvres. Ils risquent d'en être toujours scandalisés -les pauvres ! - puisque leur richesse fera tou­jours obstacle à un accueil libérateur de l'Évangile. Ils sont trop « consolés » et encombrés par les bonnes nouvelles de

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leurs réussites financières pour entendre la Bonne Nouvelle. C'est la vie des pauvres que l'Évangile appelle, en elle qu'il ré­sonne. Jésus est venu pour les perdus, les laissés-pour-compte, ceux et celles que les riches et leur richesse méprisent, as­servissent, tous les souffrants de ce monde, les marginali­sés, les exclus, ceux et celles dont la vie a goût de mort. Et pour tous ceux-là, quelle Bonne Nouvelle d'entendre qu'une Tendresse vient fidèlement éclairer leurs nuits, ouvrir leurs abîmes!

Paradoxale logique de l'Évangile. « Malheureux, vous les riches, les bien-portants, les justes! Malheureux, vous qui n'êtes pas en travail de tendresse ! Mais heureux, vous les mal-portants, vous que la vie a meurtris, les brebis perdues, les mal-aimés et les mal-aimants ! Je ne suis venu que pour vous, c'est vous que j'appelle. »

« Bienheureux les pauvres de cœur»

Qui retrouvons-nous, en effet, sur la liste des béatitudes (cf. Mt 5,3-12)? Sont proclamés bienheureux les« doux», les« mi­séricordieux». Et« ceux qui pleurent». Bienheureux les hom­mes et les femmes« qui font œuvre de paix ». Bienheureux ceux qui ont« faim et soif de la justice», qui sont« persécutés pour la justice». N'oublions surtout pas la première des béatitudes : « Bienheureux les pauvres de cœur. » En cette béatitude pour­raient bien se retrouver toutes les autres, dans la mesure où le «cœur» désigne ici« le centre et le tout de la personne 21 ».

21. Traduction œcuménique de la Bible (TOB), Mt 5,3, note d.

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Le centre et le tout de la personne, n'est-ce pas précisé­ment la tendresse ?

Nous avons certes raison, êtres intelligents que nous sommes, de nous interroger sur l'amour. Et même sur sa possi­bilité. Il est tellement et toujours rempli d'illusion ... Réussit­il autre chose qu'à traîner nos vies d'illusion en désillusion? Nous avons particulièrement raison de rester critiques face à des visions édulcorées- et largement véhiculées -qui par­lent du «cœur» de manière floue et molle, et réduisent l'amour à une sorte d'affectivité enrobante dont la chaleur veut se substituer à la liberté, surtout aux responsabilités de cette liberté. Un amour non intelligent, non libre et non res­ponsable, est-ce encore de l'amour?

En dépit de toutes nos questions, toutefois, au-delà de tou­tes nos critiques, nous en revenons toujours à ceci : c'est bien l'amour qui fait qu'une vie est ou n'est pas une vie humaine et heureuse. Dans la bonne nouvelle évangélique, en tout cas et sans l'ombre d'un doute, l'âme d'une existence humaine, son centre et son tout, c'est bel et bien l'amour. Etc' est au commande­ment de l'amour, à lui seul, que doivent obéir les disciples de Jésus. « Quand je parlerais en langues, celle des hommes et celle des anges, quand j'aurais le don de prophétie, quand je distribuerais tous mes biens aux affamés, s'il me manque l'amour, je ne suis rien, je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante.» (1 Co 13,1-3) Hors l'amour, nous ne sommes rien. Nous ne sommes humainement rien.

Si, par ailleurs, les disciples de Jésus décident en faveur de la tendresse, il leur faut s'engager à la« mettre en pratique)). À devenir amoureux. Et dans ce devenir- c'est-à-dire à même leur apprentissage de la tendresse- ne découvriront-ils pas

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à quelle profondeur l'Évangile rejoint les plus beaux désirs des humains ? Comment il leur donne de réussir leur vie en accomplissant leur soif de bonheur ?

Cette découverte doit cependant rencontrer une exigence, ainsi que le chante l'Hymne à l'amour (1 Co 13). Bienheureux les femmes et les hommes dont l'amour est amour pauvre, amour de pauvres. Dont l'amour « ne jalouse pas », « ne plas­tronne pas, ne s'enfle pas d'orgueil, ne fait rien de laid, ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, n'entretient pas de rancune, ne se réjouit pas de l'injustice ». Heureux ceux et celles dont l'amour « prend patience, rend service, trouve sa joie dans la vérité, croit tout, espère tout, endure tout». Tels sont les termes mêmes de la première épître aux Corinthiens. Et l'hymne de conclure que pareil amour « ne disparaît ja­mais ». « Maintenant donc ces trois-là demeurent, la foi, l'es­pérance et l'amour, mais l'amour est le plus grand.»

Heureux d'être en quête de soi-même

« Ces mots-là disent des choses trop belles, pourra-t-on aisément rétorquer. Ce ne sont justement que des mots ... » Comment ne pas accueillir et comprendre semblable scepti­cisme ? Aucun croyant, je le crains, ne peut présenter sa vie avec l'assurance qu'elle respire d'une tendresse aussi pleine que celle décrite par l'épître. « L'amour est plus grand » que la foi et l'espérance? Comme il faut de la foi et de l'espérance, pourtant, comme il faut une forte foi et une forte espérance­surtout aux jours de grandes déchirures- pour ne pas aban­donner notre décision en faveur du don de la tendresse. Pour

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continuer de l'accueillir comme centre et tout de notre exis­tence. Car notre amour est toujours et tellement fragile, au souffle court, mélange d'ouverture généreuse et de frileux replis. il blesse aussi, et trop souvent. De blessures parfois mortelles ? « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ... »

Ainsi va la vie de nos amours. D'illusion en désillusion. Faut-il pour autant démissionner ? Cesser de croire en la ten­dresse, et cesser de croire, quand nos vies semblent taries, qu'elle est « source jaillissante » ? Au dire de l'Évangile, cet abandon nous plongerait dans le malheur.

Thomas d'Aquin, saint et théologien de génie, dont la vie fut tout entière consacrée à la méditation de l'Évangile et à la réflexion sur Dieu, confessait humblement ... son igno­rance, notre ignorance de Dieu. Et venait à cette conclusion, surprenante sous la plume d'un tel géant : « C'est avec cette ignorance, propre à un être en route, que nous sommes le mieux unis à Dieu 22• »

Je commente, sans trahir j'espère. Nous ne savons pas et ne saurons jamais, pendant le cours de notre histoire, ce qu'est l'amour du Père. Nous ignorons la pleine mesure de la ten­dresse donnée, que nous décidons d'accueillir et de mettre en pratique. Et donc, je ne saurai jamais- « sur terre » -ma propre dignité et vocation de fils ou fille de Dieu. J'ignore et continuerai d'ignorer ... qui je suis. Difficile, très difficile re­connaissance, tellement j'aimerais posséder ma vie, percer tous ses secrets. Faut-il me laisser décourager par cette igno-

22. Je dois cette citation à Gérard Bessière, dans son article« Hérétique mais pas schismatique>>, Jésus. Cahiers du libre avenir (mars 2000), p. 28.

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rance? Ou pire, me réclamer d'elle pour abandonner Jésus le Christ, pour dire non à ses promesses d'une vie sauve, d'une tendresse accomplie dans ma vie d'aujourd'hui? D'après Thomas d'Aquin, notre ignorance est « normale», elle est propre à des êtres en route. Il faut même l'aimer, cette ignorance, puisque c'est avec elle « que nous sommes le mieux unis à Dieu».

À ce qu'il me semble, voilà des paroles à la fois déroutantes et de pleine santé évangélique, comme en témoigne un récit de l'Évangile de Jean, celui de« l'entretien suprême» an 14,1). Jé­sus tente de rassurer ses disciples, que l'annonce de son départ a troublés. Je m'en vais« vous préparer le lieu où vous serez», leur promet-il,« si bien que là où je suis, vous serez vous aussi». Promesse qui a sans doute rempli de joie les disciples inquiets. «Quant au lieu où je vais, ajoute Jésus, vous en savez le che­min. » Ces mots laissent perplexe le disciple Thomas. Comme nous le comprenons de demander aussitôt : « Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment pourrions-nous en connaître le chemin ? » Thomas notre frère ! qui pose si bien des questions encore nôtres aujourd'hui. Si nous ignorons la tendresse du Père, comment saurions-nous la voie qui y conduit? Et Jésus a cette réponse: vous connaissez la voie, puisque vous me connaissez et que « je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n'est par moi.»

La réponse de Jésus a-t-elle satisfait Thomas? ll est per­mis d'en douter. Lorsqu'il veut savoir le chemin, Thomas manifeste probablement un besoin que nous voudrions tous et toutes satisfaire, le besoin d'une carte détaillée, d'un tracé minutieux auquel il suffirait de nous conformer pour garan­tir notre marche vers le Père. Et donc pour sécuriser notre

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marche ... vers nous-mêmes.« fe suis le chemin», telle est la réponse de Jésus. Et le «je suis » de Jésus le Christ, avons­nous dit, est le« je suis» d'un Passant. C'est donc en entrant dans le mouvement de la Pâque que nous pouvons lui être fidèles, en passant nous-mêmes par la brèche qu'ouvre éter­nellement Celui qui, reconnu par le Père, passe éternellement dans sa condition de Fils.

Notre chemin est donc mouvement. C'est le mouvement de l'Éternel Passant, qui rend notre vie heureuse quand elle est en train de passer, quand nous empruntons cette voie et décidons ... de passer.

En Jésus le Christ, pas de vie qui s'en tiendrait à la sécu­rité des balises. Et c'est bien en cela que la Pâque conteste radicalement notre propension à juger la « réussite » de notre vie -et la réussite de la vie ... des autres ! - selon un canon d'excellence et des normes de performance. Selon la confor­mité à un tracé. L'« ailleurs »dans lequel la Pâque donne d'en­trer, c'est la vie de l'Esprit 23

• Et la nature même de l'Esprit «rappelle à notre esprit» qu'un être humain réussi, un être humain heureux, ce n'est pas quelqu'un qui est parvenu ici ou là sur un tracé d'excellence. Le bonheur pascal ne tient pas à la réussite de telle ou telle performance, l'atteinte de tel ou tel niveau d'accomplissement- serait-ce dans la poursuite des vertus.« Fuyez les consolations de la conformité», rap­pelle à notre esprit l'Esprit de l'Éternel Passant.

Je me dis de plus en plus que ce que l'Évangile honnit, c'est la médiocrité, les gens médiocres. Non pas les pauvres- au con­traire ! Non pas les souffrants et les quasi désespérés - au con-

23. Voir ce que j'ai dit de l'Esprit au chapitre 4.

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traire ! Non pas les pécheurs -au contraire ! Mais les médio­cres. Ceux et celles qui, passifs, satisfaits et repus, laissent couler passivement leurs jours. Ceux et celles qui cessent de marcher dans l'apprentissage de l'amour, et donc dans la découverte d'eux-mêmes et de leur humanité. N'est-ce pas ainsi qu'il faut comprendre la dure parole de l'Apocalypse : « Je vomis les tièdes » ? « Le Saint, le Véritable »proclame en effet solennel­lement: «Je sais tes œuvres: tu n'es ni froid ni bouillant. Que n'es-tu froid ou bouillant! Mais parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche. » (Ap 3,15-16)

En vérité pascale, qu'est-ce qu'une vie humaine réussie ? C'est la vie de quelqu'un qui se prend là où il est- tel qu'il est, redisons-le, en tout ce qu'il est- et tente de s'amener ailleurs. Même si le pas qu'il fait est petit, apparemment insignifiant, de peu d'envergure et de maigres résultats. Quel est cet «ailleurs» vers lequel prendre la route? Le mouvement de la mort-résurrection nous entraîne à le dire en termes de vie et d'amour, et donc en termes qui respectent ce qui fait qu'une vie est vraiment humaine. La beauté évangélique d'un être hu­main, pour tout dire, jaillit de sa propre décision en faveur de la tendresse, et de la marche - espérante et entêtée -dans laquelle il met cette décision en pratique 24•

La fidélité évangélique peut-elle rendre heureux ? À en croire l'Évangile, elle consacre au bonheur et le garan­tit. Elle y consacre dans la mesure où, décidant de passer dans la brèche que la Pâque ouvre en toute mort, je suis

24. On comprendra que je parle ici d'espérance, non d'espoir. Je ne veux pas reprendre ce que j'ai déjà dit ailleurs sur la différence entre les deux, surtout dans le dernier chapitre de Vivre réconcilié avec soi-même.

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«mouvement intérieur 25 » et n'existe- d'une existence pascale - que dans la marche. Je ne suis donc pas un no­made parce que me tire en avant un objectif extérieur à ce que je suis et vis aujourd'hui. Ou par un excès de générosité que la foi ferait surgir magiquement en moi, et qui me rendrait plus humain que les non-chrétiens. Je suis un nomade en vertu d'un pari qui engage tout mon être, puisque je mise ma vie sur quelqu'un dont la Pâque ouvre la voie, est tou­jours en train d'ouvrir, en moi, la voie de la tendresse, la voie de mon humanité. Ce pari engage responsabilité et décisions. Je suis fidèle à mon pari (et suis donc fidèle à moi-même) lorsque je travaille à une victoire de la vie sur toute mort, une victoire de la tendresse sur tout égoïsme, personnel ou collectif.

Bienheureux les nomades qui décident de répondre aux jaillissements, jamais taris, d'une vie pascale.

La fraternité des nomades

Le mouvement engagé conduit à vivre autrement la fraternité évangélique. On l'aura deviné, la communauté des frères et des sœurs n'est pas et ne peut pas être rassemble­ment de parvenus, une « société parfaite 26 ».

«Je suis venu pour les malades, dit Jésus. Je ne suis venu que pour les brebis perdues. »Pareille solidarité avec les mal-

25. Pour reprendre la belle formule de Julos Beaucame, citée au pre­mier chapitre de ce livre. 26. Comme « l'Église » en a eu trop longtemps -mais sommes-nous aujourd'hui guéris? -la non évangélique prétention.

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portants et les rejetés bouscule déjà, jusqu'en ses profondeurs, notre (toujours possible) arrogance de justes et de bien-por­tants. L'Évangile n'en reste cependant pas là. Il ne se contente pas de dire vers qui Jésus préfère aller. «fe suis, affirme-t-il, les mal-aimés et les exclus de ce monde. »

L'Évangile de Matthieu (cf. 25,31s) met solennellement en scène« la venue du Fils de l'homme dans sa gloire», et le jugement qui tranche entre « les maudits » - « condamnés au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges» -et «les bénis du Père»- qui entrent «dans le Royaume préparé pour eux depuis la fondation du monde ». Mais qui sont-ils et qu'ont-ils fait, ces bénis du Père?« Ve­nez dans le Royaume, proclame le Fils. J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ; j'étais un étranger et vous m'avez recueilli ; nu, et vous m'avez vêtu ; malade, et vous m'avez visité; en prison, et vous êtes venus à moi. » Les « bénis » sont tout à fait sur­pris - et on les comprend, car ils n'ont jamais vu le Fils de gloire assoiffé, nu, prisonnier ou malade. Ne l'ont jamais recueilli chez eux. Comment auraient-ils pu l'abreuver, lui prodiguer les soins de leur tendresse ? Le Fils de gloire leur répond:« C'est à moi que vous l'avez fait, chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits, qui sont mes frères.» Et« Maudits êtes-vous, vous qui n'avez pas nourri l'affamé, accueilli l'étranger, vêtu l'homme nu, visité le malade et le prisonnier. En vérité je vous le déclare, chaque fois que vous ne l'avez pas fait à l'un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l'avez pas fait.»

Ainsi parle le Fils de l'homme. Le Fils « venu dans sa gloire»,« accompagné de tous les anges et assis sur son trône

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de gloire ». Voici donc la Bonne Nouvelle, la meilleure des bonnes nouvelles: la tendresse de Jésus le Christ continue éternellement de descendre vers le plus bas. Non par une sorte de générosité seconde, qui dirait quelque chose de lui, mais n'irait pas jusqu'à révéler sa« nature», la plénitude de ce qu'il est. Il est le prisonnier et l'homme nu. li s'identifie à la foule des plus petits, des mal-aimés et des mal-aimants. Il s'identifie à la foule de ceux et celles que notre bonne santé de justes situe en bas, au plus bas de l'échelle selon laquelle nous jugeons la réussite d'une vie humaine.

Si nous accueillons Jésus Christ comme « chemin, vérité et vie», pouvons-nous être en vérité évangélique autrement que dans l'accueil des étrangers? Autrement qu'en veillant tendrement sur l'homme nu, le malade, le prisonnier ? Nous n'avons pas le choix, c'est bien là que la tendresse de Jésus Christ nous attend, et invite, et pousse. Nous n'avons pas le choix ... Notre fidélité est constamment appelée à décider en faveur de« ces plus petits qui sont ses frères ». li y va d'une vie vraiment évangélique. Je ne suis pas fidèle à l'Évangile, je ne suis pas disciple de Jésus Christ si rna vie n'emprunte pas ce chemin vers le plus bas.

Pareille voie n'est pas de facilité. Non pas tellement parce que «les plus petits »provoquent, de l'extérieur, un surcroît de générosité : il peut être facile- et même malsain quand on y cherche sa propre gratification- de« donner »aux pauvres, de nourrir les affamés et rendre visite aux malades. Mais c'est la vérité de la fraternité évangélique qui se joue dans le mou­vement vers les plus petits. Ce mouvement est en effet chargé de nous révéler qui nous sommes. De révéler aux frères et aux sœurs qui ils sont. Le chemin vers eux étant chemin de Jésus

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le Christ, il est la voie qui conduit la fraternité ... vers elle­même. Voilà pourquoi le chemin est si difficile. Difficile mais libérateur. n libère d'une double manière le bonheur du vivre­ensemble chrétien.

Êtres intelligents que nous sommes, nous jugeons sponta­nément que nous empruntons un chemin de descente quand nous allons vers les plus petits. Pareil jugement est correct, car «nos» plus petits semblent et sembleront toujours ... plus petits que nous -les enfants, encore dépendants de leurs pa­rents ; les étudiants, qui savent moins, face au professeur qui sait plus ; les femmes, aux prises avec un pouvoir (politique par exemple) encore largement masculin; jusqu'aux peuples du Tiers-Monde, toujours exploités par les peuples du Monde qu'on dit Premier. Mais la fidélité évangélique ne pousse pas n'importe comment vers le bas, vers ceux du bas. En particu­lier, ce n'est pas par philanthropie que nous allons vêtir ceux et celles qui sont nus et nourrir les affamés. En vérité d'Évan­gile, nous décidons d'entrer sur cette voie pour aucune autre raison que celle-ci : les plus petits sont les frères du Fils de l'homme, ils sont les fils et les filles du Père, ils sont la famille de Jésus le Christ. Et toujours en vérité d'Évangile, c'est dans notre mouvement vers eux -les souffrants, les mal-aimés, les rejetés- que nous sera révélée la tendresse du Père. En mar­chant vers eux et avec eux, nous partons à la découverte d'une fraternité vraiment évangélique.

Le chemin évangélique continue aujourd'hui de descendre. Ouvre-t-il directement sur l'altitude? Quand nous allons- dé­cidons et essayons d'aller- vers les plus petits avec tendresse, sans condescendance orgueilleuse ni volonté de contrôle, ils nous libèrent en dévoilant le visage d'une filiation divine déjà donnée

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dans le plus bas. Mais le chemin évangélique dévoile aussi, du coup, le visage de la fraternité chrétienne. Nous pensions partir vers des étrangers, vers le lointain, vers le bas et le très bas. Et voici que dans et par les plus petits et les plus bas, qui sont sœurs et frères de Jésus le Christ, l'Étranger lui-même se révèle et nous apprend la mesure (sans aucune mesure) de la famille que sa tendresse nous donne. Le Fils de l'homme bénit ceux et celles qui marchent vers les plus petits avec le désir de rencontrer, en eux, ses frères et ses sœurs à lui, Jésus le Christ. Le Fils bénit donc ceux qui s'engagent à vivre avec les plus petits comme avec des sœurs et des frères. Et c'est d'abord en cela que le mouvement évangélique de descente est libérateur. ll ouvre directement sur l'altitude en ouvrant concrètement, en nous et par les plus petits, la conscience d'une fraternité sans frontières, qui n'exclut personne, ne condamne personne, n'excommunie personne.

Mais quand serons-nous sans dureté ni condamnation ? Quand serons-nous de parfaite tendresse ? Ouverture pure et pure disponibilité? Quand vivrons-nous avec les plus petits comme avec des fils et des filles du Père ? Quand leur ouvrirons-nous les bras sans être gênés par aucune trace d'égoïsme? Jamais, sans doute. Jamais pendant le court temps de nos vies.

Il est d'ailleurs si facile de le constater dès que nous sommes vrais avec nous-mêmes, avec la vie : à peine avons­nous apprivoisé certaines relations autrefois difficiles (par exemple avec les handicapés) que la vie, d'elle-même, remet au défi notre générosité (générosité, par exemple, envers ces immigrants qui viennent« voler nos emplois »).Il y aura tou­jours des plus petits pour déstabiliser nos acquis et nos certi­tudes de bien-portants. Il y aura toujours des plus bas pour

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nettoyer nos illusions d'un amour sans limites ni égoïsme, pour guérir nos illusions d'une tendresse qui ne souffrirait plus de mal aimer ou de ne pas aimer assez. Il y aura tou­jours des plus petits pour rappeler à la fraternité évan­gélique des disciples ses propres petitesses, la petitesse de ses amours et de ses engagements.

On peut s'en décourager. Sombrer dans la désillusion. Se dire« à quoi bon croire?» Car c'est bien de croire qu'il s'agit, de la décision de croire. En foi évangélique, il est pos­sible, il est nécessaire de comprendre autrement le malaise que provoque l'incessante irruption des plus petits dans la communauté. Notre solidarité pascale avec eux libère d'une seconde manière : elle nous apprend que la fraternité évangélique est communauté de quêteurs.

Ainsi, parole d'Évangile, les plus petits sont les frères et les sœurs de Jésus le Christ. Partant vers eux, (nous croyons que) nous partons à la découverte de ce que nous sommes, c'est­à-dire à la découverte de notre propre condition de sœurs et frères universels. Mais notre mouvement vers le plus bas n'étant jamais de tendresse pure, c'est lui qui donne visage à cela que nous sommes aussi: une famille pauvre parce que fa­mille de pauvres, fraternité d'hommes et de femmes au cœur mal-aimant, si souvent de petite générosité, qui blessent et parfois oppriment. C'est donc un même mouvement vers les plus petits qui révèle la distance qui perdure entre ce que nous sommes (sœurs et frères universels) et cela que nous sommes aussi (des frères et des sœurs toujours mal-aimants). La descente vers le bas- par la rencontre charnelle des plus petits, de leurs corps à vêtir, de leurs bouches à nourrir, par la présence char­nelle des mal-aimés à aimer de tendresse - met en route la

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famille des frères et des sœurs. En un pèlerinage qui va de la tendresse à la tendresse, de la fraternité à la fraternité. La famille des disciples de Jésus, apprenons-nous dans la descente, est famille de nomades, famille de ceux et celles qui quêtent une fraternité pourtant déjà donnée.

Y a-t-il rien de plus proche de l'espérance que la déses­pérance ? La quête de fraternité est en effet désespérante si nous cherchons notre bonheur dans l'arrivée, dans le terme enfin conquis. Mais telle n'est pas la Bonne Nouvelle de la Pâque que la fidélité évangélique accueille.

Le bonheur fraternel est aujourd'hui possible parce que (nous croyons que) la Pâque ouvre une brèche dans l'égoïsme et donne de passer de l'isolement à la fraternité, de l'enfermement à la tendresse. Quelle que soit la petitesse du pas que nous décidons de faire aujourd'hui vers les plus pe­tits, Jésus Christ aime ce pas et le bénit: c'est un pas de mnr­cheurs. Et l'Éternel Passant aime de tendresse les marcheurs, ceux et celles qui passent. Il reconnaît en eux sa famille. Il les bénit d'une eau vive, ceux et celles dont la tendresse jaillit et fait du monde des humains un monde un peu plus fraternel, un peu plus habitable pour tous. Un peu plus heureux.

C'est là, dans la marche, que les disciples de Jésus Christ cherchent le bonheur. C'est là- parole du Seigneur de la Pâque ! - qu'ils le trouvent.

Heureux les mnrcheurs ! Bienheureux les nomndes !

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Table des matières

Avant propos ..................................................................................... 9

1. Insaisissable bonheur ................................................................ 11 La souffrance, partout et toujours ........................................ 11 La souffrance, un rendez-vous que la vie fixe au bonheur 13 «Joie» et« bonheur» ne veulent pas dire la même chose 14 «Tout l'monde n'est pas malheureux tout l'temps» ........ 15 Insaisissable bonheur ............................................................ 17 Les trop sages sagesses de notre monde ............................ 18

Première partie UN DÉFI POUR AUJOURD'HUI : APPRENDRE LE BONHEUR DE CROIRE .. 23

2. Devenir ce que je ne suis pas? ................................................ 31 Une foi qui m'apprend d'abord ce que je ne suis pas ...... 32 Une morale qui apprend d'abord ce qu'il ne faut pas faire 34 Un Jésus trop tôt glorifié ....................................................... 37 Un Dieu vraiment « chrétien » ? .......................................... 38 Quand Dieu est tellement tout que je ne suis plus rien ... 40

3. Heureux de devenir ce que déjà je suis ................................. 47 Au puits de Jacob ................................................................... 48 Elle est déjà venue, l'heure du bonheur ............................. 50 Comme une source jaillissante ............................................ 53 « ... jaillissant en vie éternelle» ........................................... 56

Deuxième partie LE DON DE LA TENDRESSE .............................................................. 61

4. « Si tu savais le don de Dieu ... » ............................................ 65 Bonheur et tendresse ............................................................. 66

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Le don ...................................................................................... 68 « Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » .......................................................................... 70 Fidélité évangélique et mouvement de descente .............. 72 Un don qui nous prévient ... « en bas» .............................. 74

5. Jésus Christ, Éternel Passant et Passeur éÉternel ................. 81 Non pas seulement la mort de Jésus ................................... 82 Non pas la seule résurrection ............................................... 85 La Pâque de Jésus le Christ .................................................. 86

Troisième partie HEUREUX DE CROIRE, HEUREUX DE VIVRE ........................................ 93

6. Accueillir .................................................................................... 99 La liberté, lieu de la fidélité évangélique ......................... 100 Sans liberté, pas de don ni d'accueil ................................. 103 L'exigence de s'habiter soi-même ...................................... 106 Trouver son centre ... en se décentrant .............................. 109 Bonheur et lâcher-prise ........................................................ 111

7. La difficile« mise en pratique» ............................................. 117 Un don qui nous donne aux autres .................................... 117 Rencontrer l'autre ................................................................. 119 La dure différence ................................................................ 122 Serviteurs les uns des autres .............................................. 126 Quand la tendresse se rompt .............................................. 131

8. Heureux les nomades ............................................................. 137 « Malheureux, vous les riches ! » ....................................... 139 «Bienheureux les pauvres de cœur» ............................... 143 Heureux d'être en quête de soi-même .............................. 145 La fraternité des nomades .................................................. 150

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DU MÊME AUTEUR

Condition chrétienne et seroice de l'homme. Essai d'anthropologie chrétienne, Montréal/Paris, Fides/Cerf, 1973. L'Esprit vous rendra libres, en ces temps de Pentecôte, Montréal/ Paris, Fides/Le Centurion, 1974 (nouvelle édition entièrement revue et corrigée, Fides, 1998). L'Esprit Saint et la liberté chrétienne, Paris, Le Centurion, 1976. Communion et pluralité dans l'Église. Pour une pratique de l'unité ecclésiale, Montréal/Paris, Fides/Le Centurion, 1980. L'Église, c'est vous!, Montréal/Paris, Éditions Paulines/ Médiaspaul, 1982. Une Église de baptisés. Pour surmonter l'opposition clercs/laï'cs, Montréal/Paris, Éditions Paulines/Cerf, 1987. Prêtres et Évêques. Le seroice de la présidence ecclésiale, Montréal/ Paris, Éditions Paulines/Cerf, 1992. Foi chrétienne et fierté humaine, Montréal/Paris, Paulines 1 L'Atelier, coll. «Espace spirituel», 1996. La vie, un corps à corps avec la mort, Montréal/Paris, Paulines 1 L'Atelier, coll.« Espace spirituel», 1996. Vivre réconcilié avec soi-même, Montréal, Paulines, coll. « Espace spirituel», 1998; Paris, Desclée de Brouwer, 1999

En collaboration

Des ministères nouveaux ? Une question qui se pose, Montréal/ Paris, Éditions Paulines/Médiaspaul, 1985. Chemin faisant ... En quête d'Église, Montréal, Éditions Paulines, 1990. Avec Simon Dufour, Les ministères, Montréal/Paris, Éditions Paulines/Le Centurion, 1993