L'art d'être heureux

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ARTHUR SCHOPENHAUER L’ART D’ÊTRE HEUREUX À travers cinquante règles de vie Édité et présenté par Franco Volpi TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR JEAN-LOUIS SCHLEGEL Ouvrage traduit et publié avec le concours du Centre national du livre ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe

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ARTHUR SCHOPENHAUER

L’ART D’ÊTREHEUREUX

À travers cinquante règles de vie

Édité et présenté par Franco Volpi

TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR JEAN-LOUIS SCHLEGEL

Ouvrage traduit et publié avec le concours du Centrenational du livre

ÉDITIONS DU SEUIL

27, rue Jacob, Paris VIe

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Titre original : Die Kunst, glücklich zu sein

Éditeur original : Verlag C. H. Beck

isbn original : 3-406-44673-6

© original : C. H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, München, 1998

isbn 2-02-038760-3

© Éditions du Seuil, février 2001, pour la traduction française

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Présentation

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1. Un petit manuel oublié de philosophiepratique

Comme on le sait, Schopenhauer n’est pas de-venu célèbre grâce à son œuvre principale, LeMonde comme volonté et représentation (1819),mais seulement à travers son recueil tardif depetits essais de philosophie populaire, les Pa-rerga et Paralipomena (1851), dont se détachentles Aphorismes sur la sagesse vécue.A Son pen-chant pour le genre littéraire de l’opuscule et sonintérêt pour la sagesse vécue pratique n’ont entout cas pas été des fruits de la vieillesse : ils sontprésents déjà assez tôt dans son œuvre.

C’est avant tout durant la période berlinoise –après l’essai avorté pour faire ses cours de jeuneprivat-dozent en concurrence avec ceux de Hegeljusqu’à sa fuite de la capitale de Prusse envahiepar le choléra (1831) – que Schopenhauer s’est

A « Sagesse vécue » : Lebensweisheit, Iitt. : « sagessede (la) vie ». Nous traduisons ainsi par analogie avecLebenswelt, le « monde vécu » de la phénoménologie (N.d. T.).

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volontiers consacré à l’écriture de petits traités,manifestement conçus pour son propre usagepratique et non donnés à imprimer. Le plus con-nu est intitulé Dialectique éristique, ou L’Artd’avoir raisonB qui fut édité après sa mort. Ilréunit trente-huit astuces destinées à se livreravec succès à des confrontations et des disputessans tenir compte de la vérité. Il propose descoups et des combines machiavéliques pourvaincre son adversaire, comme lors d’un duel,qu’on soit en possession de la vérité ou non.

Le petit essai sur l’éristique n’est pas le seuldu genre. Schopenhauer a écrit d’autres brefstraités dans le même style, parmi eux un petitmanuel de philosophie pratique qui, par sa cons-truction et sa division en règles, ressemble àl’Eristique. Il le nomme Eudémonologie ou Eu-démonique, littéralement : Doctrine de la félicitéou, plus librement, L’Art d’être heureux. Un au-thentique joyau, jusqu’à présent perdu dans lesécrits posthumes et resté ignoré.

B Plusieurs éditions allemandes depuis 1864, la der-nière d’Arthur Hübscher, dans Der handschriftliche Na-chlass [« Les Manuscrits posthumes »], 5 tomes (t. IV endeux volumes), Francfort, 1970 (en poche, DTV, 1985), icit. III.

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Comment expliquer le désintérêt pour ce trai-té, qui se présente au premier coup d’œil commeun petit livre d’or, un livre de chevet1 précieuxdestiné à l’usage de chacun ?

Une explication consisterait à dire qu’on amauvaise grâce à demander à un maître du pes-simisme des enseignements sur la félicité. Il n’estdonc guère étonnant que personne n’ait eu l’idéed’aller chercher dans les écrits posthumes deSchopenhauer un art de la félicité. Dans l’horizondu sombre pessimisme qui a déterminé l’imagedu philosophe, son ébauche d’un art d’être heu-reux était presque inévitablement condamnée àêtre ignorée. Même le constat qu’il s’est mis unjour à noter expressément remarques, maximeset règles de vie en vue d’écrire son traité n’a pucontrer cette image. Même le succès tardif desRègles pour la sagesse vécue, qui montrentpourtant que le pessimisme métaphysiquen’empêche pas les efforts en vue d’une vie heu-reuse, n’a pratiquement guère contribué à faireprendre en considération son bréviaire pour unevie heureuse.

Il y a sans doute une autre raison, plus déci-sive, pour laquelle le traité de Schopenhauer aété ignoré : c’est son état inachevé. À la diffé-rence de son Art d’avoir raison, dont le manus-

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crit déjà se présente comme un petit traité com-plet, L’Art d’être heureux a été interrompu dansun état d’avancement bien moindre et laissé enl’état. Les cinquante règles qui le composent ontété consignées à différentes époques et se retrou-vent dispersées dans les nombreux volumes etliasses des écrits posthumes. Pour avoir une vued’ensemble sur la structure globale du petit ma-nuel, il faut commencer par le reconstituer, doncretrouver et réunir ses parties. Ajouter à cela quecertaines maximes ne se trouvent dans aucunécrit posthume édité, et qu’il faut donc les cher-cher dans les manuscrits originaux. Si l’on songeen outre que Schopenhauer a utilisé les notesrassemblées pour ce traité en vue de rédiger lechapitre 5 des Aphorismes sur la sagesse vécue,qui contient précisément des « parénèses » et des« maximes », on a sous les yeux les raisons es-sentielles pour lesquelles L’Art d’être heureux deSchopenhauer n’a jusqu’à présent jamais attirél’attention.

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2. Plan et genèse

Mais comment est né l’intérêt de Schopen-hauer pour la sagesse vécue et la philosophiepratique ? Qu’est-ce qui l’a poussé à s’occuper dela félicité humaine et à élaborer intellectuelle-ment des stratégies pour y parvenir ?

Son pessimisme radical étouffe dans l’œuftoute tentative pour associer sa philosophie àl’idée de félicité : celle-ci lui apparaît comme unbut inatteignable pour l’homme, et même la no-tion de « félicité » appliquée à la vie humainen’est, dans la perspective de son pessimismemétaphysique, rien de plus qu’un euphémisme.Le philosophe n’en fait pas mystère et, à la fin del’Eudémonologie, il explique sans détours : « Ladéfinition d’une existence heureuse serait : uneexistence qui, considérée de manière purementobjective – ou (parce qu’il y va ici d’un jugementsubjectif) après mûre et froide réflexion –, seraitdécidément préférable au non-être. Il s’ensuit duconcept d’une telle existence que nous y serionsattachés à cause d’elle-même, et non pas seule-

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ment par peur de la mort ; et de là, à son tour, ils’ensuit que nous voudrions la voir durer éternel-lement. La vie humaine correspond-elle ou peut-elle correspondre au concept d’une telle exis-tence ? Voilà une question à laquelle ma philoso-phie, comme on sait, répond par la négative. » Ilajoute cependant : « Mais l’Eudémonologie pré-suppose tout simplement une réponse affirma-tive »2. En d’autres mots : le système philoso-phique est une chose, la sagesse vécue pratiqueen est une autre.

On ne doit donc pas abandonner d’embléetout espoir et renoncer à se servir de règles devie, de maximes et de conseils de lucidité pra-tique pour contrer les désagréments et les diffi-cultés dont la vie n’est pas avare à notre égard.C’est précisément à cause de la conviction pessi-miste que la vie de l’homme oscille entre douleuret ennui, que par conséquent ce monde n’est riend’autre qu’une vallée de larmes, que Schopen-hauer nous engage à utiliser dans cette situationun outil précieux que Mère Nature a mis à notredisposition : le don d’invention fait à l’homme etcelui de la lucidité pratique. Il importe donc detrouver des règles de comportement et de vie quinous aident pour écarter les maux et les coups dusort, dans l’espoir de parvenir sinon au bonheur

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parfait inatteignable, du moins à cette félicitérelative qui consiste en l’absence de souffrance.

Philosophes, classiques de la littérature mon-diale, en particulier moralistes français et espa-gnols offrent à cet égard un large répertoire depossibilités et remplissent, avec leurs adages etleurs sentences, une fonction parénétiqued’importance : consoler, conseiller, éduquer.Avec la fréquentation intensive des classiquesgrecs et latins, des grands philosophes de tous lestemps, qu’il lit comme des magistri vitae (des« maîtres de vie »), ainsi que par l’étude de lasagesse indienne, Schopenhauer apprend à esti-mer la philosophie non seulement comme unsavoir théorique, mais aussi comme mode de vieet exercice spirituel, non seulement comme con-naissance pure séparée du monde, mais commeenseignement pratique et lucidité vécue. Bref, lapensée philosophique n’est pas seulement docenspour lui, mais tout aussi bien utens, donc nonpas uniquement théorie, mais aussi « catharsis »,purification de la vie, qui noue le salut del’homme sorti de sa déchéance au monde et à lavolonté.

Schopenhauer est attentif relativement tôt à latradition de la philosophie comme sagesse pra-tique vécue. Dès 1814, le penseur âgé de 26 ans

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écrit dans une note : « Le principe d’Aristote : entoutes choses, garder la voie moyenne convientmal au principe moral pour lequel il l’a énoncé ;mais il se pourrait facilement qu’il soit la meil-leure règle de bon sens universelle, la meilleuredirective pour la vie heureuse3. » Ensuite, lamême année, le jeune philosophe découvre uneformulation quasi définitive pour l’intuition fon-damentale sur laquelle est basée sa doctrine de lasagesse vécue, à savoir la conception négative dela félicité comme simple absence de la souf-france : « Du fait donc que seule l’intuition rendheureux et que dans le vouloir réside tout tour-ment, mais que cependant, tant que reste lecorps, un non-vouloir total est impossible parceque le corps est soumis à la loi de la causalité etque toute tentative pour l’influencer introduitnécessairement du vouloir, la vraie sagesse vécueest de réfléchir jusqu’à quel point on devrait detoute nécessité vouloir si l’on ne désirait pointrecourir à la suprême esthétique, qui est de mou-rir de faim ; plus on rétrécit les frontières, pluson est vrai et libre ; qu’ensuite on satisfasse cevouloir limité, mais qu’on ne se permette aucundésir qui irait au-delà et qu’on passe désormais

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librement le plus clair de sa vie comme pur sujetconnaissant. Voilà le principe du cynisme, qui estsur ce point indiscutableC. »

À ces raisons philosophiques s’ajoutentd’autres motifs, d’ordre biographique. Nous sa-vons que Schopenhauer, sous le choc de la souf-france causée par les déceptions de ses premièresannées berlinoises, s’est consacré avec d’autantplus d’énergie au problème de la sagesse vécuedans une perspective pratique. Le Monde commevolonté et représentation n’eut d’abord aucunsuccès. La carrière universitaire engagée échouadès la première tentative, dans la confrontationrude et exacerbée avec Hegel et la philosophieuniversitaire de l’époque. D’où le besoind’appliquer des conseils et des remèdes que re-commande la sagesse vécue pour adoucir sapropre souffrance et tempérer ses propres mal-heurs.

Pour toutes ces raisons, Schopenhauer com-mença dès 1822 à consigner assez régulièrementdes adages, des maximes, des apophtegmes, desrègles de vie de penseurs et d’écrivains, dans uncahier spécialement prévu à cet effet, pour en-

C Id., p. 127.

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suite en tirer profit lui-même et lorsqu’il écrivaitses œuvres. On peut même avancer des conjec-tures plus précises concernant le dessein de con-cevoir un art de la félicité sous la forme d’uncatalogue de règles de comportement. Le plan ennaquit probablement en relation avec la lecturede l’Oraculo manual de Baltasar Gracian.

Nous apprenons la découverte du jésuite es-pagnol, le maître de ce qu’on appelle le « concep-tisme », dans une lettre que Schopenhauer devaitadresser quelques années plus tard, le 16 avril1832, au célèbre hispaniste Johann Georg Keil,pour le prier de l’aider dans sa recherche d’unéditeur idoine pour sa traduction de l’Oraculomanual. Il raconte qu’il a appris l’espagnol en1825 et qu’il est désormais capable de lire Calde-ron sans peine. Nous savons qu’à peu près à lamême époque il lisait aussi de manière appro-fondie Cervantès et Lope de Vega. Dans la lettrementionnée, il informe Keil qu’il a lu récemmentle « Gracian philosophique » et que d’emblée ilen a fait son « écrivain préféré ». Peu de tempsaprès, il a décidé de traduire en allemand lescinquante premières maximes de l’Oraculo ma-nual, pour les proposer par la suite à l’éditeurBrockhaus4.

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Ce n’est donc pas un hasard si L’Art d’êtreheureux, tel qu’on peut le reconstituer, comporteexactement cinquante règles de vie. Comme chezGracian, celles-ci sont conçues et formulées à lamanière française : donc comme des réflexions,des considérations et des remarques un peu pluslongues que l’adage, la sentence ou l’aphorisme,et consistant en une directive ou un conseil etune exhortation pédagogiques, qui sont àl’occasion expliqués par un bref commentaire ;celui-ci consiste en un argument de philosophiemorale ou propose un exemple.

Également en ce qui concerne le contenu phi-losophique des règles de vie, on peut se livrer àdes considérations comparatives entre Schopen-hauer et Gracian. Un grand nombre de règles devie de Schopenhauer reprennent des maximescorrespondantes de Gracian. On ne cesse de dé-couvrir des allusions et des renvois, on tombe surdes citations et des expressions directes –comme desengano – qui sont autant de preuvesqu’en écrivant son Eudémonologie Schopen-hauer avait pris Gracian pour modèle.

De manière générale, la vision du monde dujésuite espagnol était si proche de celle de Scho-penhauer que ce dernier trouvait à chaque pas,en lisant l’Oracle manuel, des confirmations de

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sa manière de penser et de vivre. Tous deux setenaient et vivaient sur le fondement solide d’unpessimisme désillusionné et ils avaient fondé surlui une éthique individuelle et une sagesse vécuedont les conseils étaient censés offrir une orien-tation pour supporter la vie.

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3. L’écriture du traité et sa reconstitution

Avec l’exemple de Gracian sous les yeux,Schopenhauer commença, lors de sa périodeberlinoise, à rassembler des notes en vue d’écrireun petit manuel enseignant la félicité. Il suit pource faire le procédé de l’association libre, car ilconvient mieux, ainsi qu’il l’explique à la règle devie n° 21, au caractère fragmentaire de la vie,avec ses accidents. Il finira par réunir cinquanterègles de vie, qui lui servent à mener heureuse-ment sa propre vie en dépit de tous les obstaclesqui viennent en travers.

Dès lors qu’on examine les différents cahierset liasses des écrits posthumes, on peut retrouvertous les fragments du petit manuel envisagé etles ramener à l’unité projetée, mais non parvenueà terme.

Pour l’orientation du lecteur, il imported’établir un catalogue des cahiers manuscritsconcernés, auxquels il est renvoyé dans le texte etdans les notes :

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1. Reisebuch [« Carnet de voyage »], 176 p.,septembre 1818 à 1822 ;

2. Foliant [« In-folio »], première partie (p. 1-173), janvier 1821 à mai 1822 ;

3. Brieftasche [« Portefeuille »], 149 p., mai1822 à l’automne 1824 ;

4. Quartant [« In-quarto »], 177 p., novembre1824 à 1826 ;

5. Foliant, deuxième partie (p. 173-372), oc-tobre 1826 à mars 1828 ;

6. Adversaria [« Polémiques »], 370 p., mars1828 à janvier 1830 ;

7. Cogitata [« Pensées »], première partie (p.1-332), février 1830 à août 1831 ;

8. Cholerabuch [« Livre du choléra »], 160 p.,5 septembre 1831 à l’automne 1832 ;

9. Pandectae [« Mélanges »], première partie(p. 1-44), septembre à novembre 1832 ;

10. Cogitata, deuxième partie (p. 332-424),novembre 1832 à novembre 1833 ;

11. Pandectae, deuxième partie (p. 44-371),novembre 1833 à 1837 ;

12. Spicilegio [« Glanes »], 471 p., avril 1837 à1852 ;

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13. Senilia [« Ecrits de vieillesse »], 150 p.,avril 1852 à sa mort (21 septembre 1860).

À partir de ce catalogue, on peut suivre avecprécision la genèse du projet d’eudémonologieconçu par Schopenhauer.

1. Déjà dans la Brieftasche, p. 78-79 (rédigéeen 1822-1823), on trouve deux fragments – l’unsur l’envie, l’autre concernant l’influence du ca-ractère sur la vision du monde positive ou néga-tive ; Schopenhauer note en marge qu’ils appar-tiennent à l’Eudémonologie.

2. En octobre 1826, dans Foliant, deuxièmepartie, p. 174-188, on trouve une première rédac-tion du traité avec les trente premières règles devie ; les unes sont dans leur forme presque défi-nitive, les autres sont seulement esquissées, avecnéanmoins les notes correspondant à leur élabo-ration définitive ultérieure.

3. Au début de 1828, dans Foliant, deuxièmepartie, p. 362-363, Schopenhauer esquisse unenouvelle introduction à l’Eudémonologie, qu’ilreprendra plus tard dans les Aphorismes sur lasagesse vécue. Il formule là, en s’appuyant surAristote, les critères principaux de sa conceptiondu bonheur et des facteurs dont il dépend : a) ce

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que quelqu’un est ; b) ce que quelqu’un a ; c) ceque quelqu’un représente.

4. Dans les Adversaria, il rédige le traitéjusqu’à une fin provisoire : en 1828, il écrit lesrègles 31-35 (p. 160-164), et en 1829 les règles36-50 (p. 269-275).

Ce bréviaire consistant en cinquante règles devie resta inédit ; cependant, Schopenhauer aglissé en partie le matériau réuni, après l’avoirfortement retravaillé, dans les « parénèses etmaximes » des Aphorismes sur la sagesse vécue.On peut donc dire que L’Art d’être heureux cons-titue la version primitive des Aphorismes.

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4. La présente édition

Pour reconstituer le petit manuel, on a réunid’abord les cinquante règles dans l’ordre indiquépar les manuscrits, donc les textes des étapes 2 et4 ci-dessus mentionnées. Les deux fragments del’étape 1 ont été insérés et signalés comme telsdans des passages présumés correspondre autexte. Comme appendice au traité ainsi reconsti-tué, on a ajouté le nouveau projet d’introductionrédigé en 1828 (étape 3).

Le texte utilisé est celui de l’édition d’ArthurHübscher : Der handschriftliche Nachlass [« LesManuscrits posthumes »], 5 tomes (t. IV en deuxparties), Kramer, Francfort, 1966-1975 (repris enpoche chez Taschenbuch Verlag, Munich, 1985).

Certains fragments étaient absents de toutesles éditions et ont dû, par conséquent, être trans-crits à partir du manuscrit autographe : les ar-chives Schopenhauer de l’université et de la villede Francfort, dirigées par Jochen Stollberg, l’ontgénéreusement mis à ma disposition.

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Devant des règles de vie seulement esquissées,et lorsque le projet de Schopenhauer pouvait êtrecomplété ou recevoir sa forme définitive grâce àses indications, par exemple grâce à une citation,par l’insertion d’une remarque consignée ailleursou avec un passage du Monde comme volonté etreprésentation, cela a été fait et le texte ajouté aété placé entre < >. Le texte de base était l’éditiondes Œuvres complètes de Schopenhauer parArthur Hübscher, 7 tomes, Brockhaus, Wiesba-den, 1972 (3e édition).

Entre crochets [ ], on trouvera toutes les notesde l’éditeur Franco Volpi, c’est-à-dire l’indicationdes sources pour les différentes parties du texteet la traduction des citations en d’autres langues,avec leurs références bibliographiques. CommeSchopenhauer cite souvent par cœur des clas-siques et que ce n’est pas un signe de négligencechez lui, mais l’indication de sa grande familiari-té avec leurs œuvres, les citations ont été en gé-néral laissées en l’état où il les donne.

L’orthographe et la ponctuation ont été mo-dernisées avec circonspection, et les variationsdans la manière d’écrire de Schopenhauer ont étéunifiées. Les noms des philosophes et des écri-vains ont été normalisés (Göthe devient Gœthe,Wolf devient Wolff). Dans quelques cas, on a

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récrit les chiffres en lettres (au lieu de « entre 4yeux », on a maintenant « entre quatre yeux »).Au lieu d’être marqués par un espacement deslettres, comme dans l’édition de Hübscher, lesmots soulignés sont rendus par des italiques. Lestitres d’ouvrages sont également écrits en ita-liques.

Pour L’Art d’être heureux ainsi reconstitué,j’ai assuré en 1997 une édition italienne pourl’éditeur milanais Adelphi. Elle en est déjà [oc-tobre 1998] à la 10e réimpression. Il me reste àsouhaiter que l’éducation de Schopenhauer aubonheur connaisse le même succès dans son paysd’origineD et dans les autres pays où il sera tra-duit.

Franco Volpi.

D L’édition allemande est sortie en 1998, aprèsl’édition italienne.

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[L’art d’être heureux ou]Eudémonologie5 1

La sagesse vécue en tant que doctrine seraitsans doute assez synonyme d’Eudémonique6.2

Elle devrait3 enseigner à être heureux autant quefaire se peut, et en l’occurrence résoudre cettetâche en remplissant encore deux conditions :éviter de paraître adopter un état d’esprit stoïqueet une perspective machiavélique. Éviter le pre-mier, la voie du renoncement et de la privation,car la science est conçue pour l’homme ordinaire,et ce dernier est trop plein de volonté (vulgo,« pour parler couramment » : sous l’emprise dusensible) pour qu’il ait envie de chercher sonbonheur sur cette voie ; refuser le second, le ma-chiavélisme, c’est-à-dire la maxime consistant àatteindre son bonheur aux dépens du bonheur detous les autres, car chez l’homme ordinaire laraison nécessaire pour aller dans ce sens ne doitpas être présupposée 4.

Le domaine de l’Eudémonique se trouveraitdonc entre celui du stoïcisme et celui du machia-

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vélisme, en considérant ces deux extrêmescomme des voies certes plus courtes, mais inter-dites pour parvenir au but : l’Eudémonique en-seigne comment vivre heureux autant que fairese peut sans se livrer à de grands renoncementset de grands efforts sur soi-même, et sans consi-dérer les autres comme rien de plus que desmoyens éventuels pour réaliser ses fins 5.

En haut figurerait la proposition : le bonheurpositif et parfait est impossible ; il faut seulements’attendre à un état comparativement moinsdouloureux. Cependant, la prise de conscience dece point peut aider grandement à nous faire par-ticiper au bien-être que la vie permet. De tellesorte que même les moyens pour aller vers ce butne sont que très partiellement en notre pouvoir :ta men eph’hêmîn [« ce qui dépend de nous »] 6.

L’Eudémonique se diviserait ensuite en deuxparties :

1) des règles pour notre comportement en-vers nous-mêmes,

2) pour notre comportement envers les autreshommes 7.

Avant cette séparation en deux parties, il im-porterait de déterminer encore plus précisémentle but, donc d’expliquer en quoi résiderait le

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bonheur humain qu’on a dit être possible et cequi serait essentiel pour l’acquérir.

Au premier chef : gaieté de caractère, eukolia,un tempérament heureux. Il détermine la capaci-té pour les souffrances et les joies 8.

L’accompagne d’abord et avant tout la santédu corps : celle-ci va exactement de pair avec labonne humeur et elle en est quasiment une con-dition incontournable.

En troisième lieu, repos de l’esprit Pollô tiphronein eudaimonias proton huparchei [« Etreraisonnable est l’essentiel du bonheur », So-phocle, Antigone, v. 1328 (1347-48)]. En tôphronein gar mêden hêdistos bios [« Enl’absence de pensée réside la vie plus agréable »,Sophocle, Ajax, v. 550 (554)].

En quatrième lieu, des avantages extérieurs :une très petite quantité. Épicure : répartition en

1) biens naturels et nécessaires ;

2) naturels et non nécessaires ;

3) ni naturels ni nécessaires 9.

Pour les deux points évoqués en premier, ilfaudrait se contenter d’apprendre comment ac-quérir tout cela (partout la nature réalise le meil-leur : du moins ce qui dépend de nous). Cet ap-

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prentissage se ferait en établissant des règles devie : cependant, il importerait que ces dernièresne se succèdent pas pêle mêle9, mais soient ra-menées sous des rubriques qui à leur tour au-raient chacune des subdivisions. C’est difficile, etje ne connais pas de travail préalable sur cepoint. Le mieux est donc de commencer parmettre ces règles par écrit dans l’ordre où ellesviennent et de les placer ensuite dans des ru-briques pour les classer.

À titre d’essai :

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REGLE DE VIE N° 1

< Nous sommes tous nés en Arcadie 10, au-trement dit nous entrons dans la vie pleinsd’exigences de bonheur et de jouissance, et nousavons l’espoir fou de les réaliser jusqu’à ce que ledestin nous tombe dessus sans ménagement etnous montre que rien n’est à nous, qu’au con-traire tout est sien puisqu’il a un droit incontes-table non seulement sur tout ce que nous possé-dons et acquérons, mais encore sur nos bras etnos jambes, nos yeux et nos oreilles, et même surle nez au milieu de notre visage. Vient alorsl’expérience et elle nous enseigne que bonheur etjouissance sont de pures chimères qu’une illusionnous indique au loin ; qu’au contraire la souf-france, la douleur sont réelles, qu’elles se fontconnaître elles-mêmes immédiatement sansavoir besoin d’illusion et de délais. Leur ensei-gnement porte-t-il du fruit ? Voici que nous ces-sons de rechercher bonheur et jouissance, et quenous sommes uniquement préoccupésd’échapper autant que faire se peut à la douleuret à la souffrance. Ou to hêdu, alla to alupon

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diôkei ho phronimos [« Le sage n’aspire pas auplaisir, mais à l’absence de souffrance », Aristote,Éthique à Nicomaque VII, 11, 1152b 15]. Nousnous rendons compte que le meilleur qu’onpuisse trouver sur terre est une vie présente sanssouffrance, une vie qu’on puisse supporter paisi-blement : une telle vie nous est-elle en partage, etnous savons l’apprécier ; nous nous gardons biende la détruire par une quête sans fin de joiesimaginaires et en nous souciant avec angoissed’un avenir toujours incertain : ce dernier n’est-ilpas entièrement entre les mains du destin, quelsque soient nos efforts pour lutter contre lui ? >11

– Par ailleurs : combien il serait insensé de tou-jours veiller à jouir autant que possible du pré-sent qui est seul certain, alors que pourtant la vieentière n’est qu’une part de présent plus grande,et comme telle totalement passagère. Voir, sur cepoint, le n° 14.

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REGLE DE VIE N° 2

Éviter la jalousie : numquam felix eris, dum tetorquebit felicior [« Tu ne seras jamais heureuxtant que tu seras torturé par un plus heureux »,Sénèque, De la colère III, 30, 3]. Cum cogitave-ris quot te antecedant, respice quot sequantur[« Si tu réfléchis à la multitude qui te précède,songe à tous ceux qui te suivent », Sénèque,Lettres à Lucilius 15,10]. Cf. n° 27.

< Rien n’est plus irréconciliable et plus cruelque la jalousie : et pourtant nous sommes cons-tamment et avant tout préoccupés d’éveiller lajalousie ! >12

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REGLE DE VIE N° 3 Caractère acquis

(cf. p. 436 de l’œuvre) 13

< Outre le caractère intelligible et le caractèreempirique, il faut encore en évoquer un troi-sième, différent des deux premiers, le caractèreacquis, qu’on ne reçoit qu’au cours de la vie, avecle commerce du monde, et dont il est questionlorsqu’on est loué comme un homme ayant ducaractère, ou qu’on est blâmé pour être unhomme sans caractère. – Certes, on pourraitcroire que du fait que le caractère empirique, entant qu’il fait apparaître le caractère intelligible,est immuable et, comme tout phénomène natu-rel, en lui-même cohérent, l’homme aussi, pourcette raison même, devrait toujours apparaîtreégal à lui-même et cohérent, et que par consé-quent il n’aurait nul besoin de se forger artificiel-lement un caractère par l’expérience et la ré-flexion. Mais les choses se passent autrement, eton a beau être toujours le même, on ne se com-prend pas soi-même à tout moment ; au con-traire, on se méconnaît souvent jusqu’à ce qu’onait acquis la connaissance personnelle de soi à un

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certain degré. Le caractère empirique est, commesimple pulsion naturelle, irrationnel en soi : ilfaut même dire que ses expressions sont par-dessus le marché contrariées par la raison, etelles le sont d’autant plus que l’homme possèdeplus de circonspection et de force de pensée. Carces dernières ne cessent de lui représenter ce quirevient à l’homme en général en tant que carac-tère générique et ce dont il est capable dans sonvouloir comme dans ses réalisations. Il prendainsi plus difficilement conscience de ce que seulparmi tout le reste il veut et peut en vertu de sonindividualité. Il trouve en lui les dispositionspour toutes les aspirations et énergies humaines,si diverses soient-elles ; mais le degré différentde ces dispositions dans son individualité, il ne ledécouvre pas sans expérience ; et s’il se metcertes à suivre les aspirations qui sont seulesconformes à son caractère, il n’en ressent pasmoins, spécialement à certains moments et lors-qu’il est dans certaines humeurs, les incitations àdes aspirations exactement contraires, inconci-liables avec les précédentes : s’il veut poursuivreles premières sans être contrarié, les secondesdoivent être totalement réprimées. Car de mêmeque notre chemin physique sur la terre est tou-jours une ligne, jamais une surface, nous devonsdurant la vie, si nous voulons saisir et posséder

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une chose, laisser tomber, en y renonçant, unequantité innombrable d’autres choses, à droite età gauche. Si nous n’arrivons pas à nous décideren ce sens, si, au contraire, comme des enfants àla fête foraine, nous voulons nous emparer detout ce qui nous attire au passage, alors on aaffaire aux efforts néfastes pour convertir la lignede notre chemin en surface : nous courons dèslors en zigzag, de-ci de-là, comme des feux fol-lets, et nous n’aboutissons à rien. – Ou, pourprendre une tout autre comparaison : dans laphilosophie du droit de Hobbes, chacun possèdeà l’origine un droit sur toutes choses, mais aucundroit exclusif sur aucune ; ce dernier toutefoispeut se porter sur des choses particulières du faitque l’individu renonce à son droit sur toutes lesautres ; moyennant quoi, les autres, constatant lechoix qu’il a fait, font de même de leur côté. Il enva exactement ainsi dans la vie : nous ne sommesen mesure d’aller vraiment, avec sérieux et suc-cès, au bout de nos aspirations au plaisir, àl’honneur, à la richesse, à la science, à l’art ou à lavertu que si nous abandonnons tout désir quileur est étranger, si nous renonçons à tout lereste. C’est pourquoi le pur vouloir de même quele simple pouvoir ne sont pas encore en eux-mêmes suffisants : mais un homme doit aussisavoir ce qu’il veut, et savoir ce qu’il peut : c’est

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seulement ainsi qu’il montrera du caractère, etc’est seulement alors qu’il accomplira quelquechose de juste. Avant d’y parvenir, il est en effetsans caractère, nonobstant la cohérence naturellede son caractère empirique, et bien qu’il doive autotal rester fidèle à lui-même et suivre sa voie, ilest tiraillé par son démon ; il ne décrira donc pasune ligne droite, mais une ligne tremblante, iné-gale ; il va hésiter, dévier, revenir en arrière,ressentir du repentir et de la souffrance : toutcela parce qu’il voit sous ses yeux, en petit et engros, tant de choses qui sont possibles à l’hommeet qu’il peut atteindre, et que pourtant il ignorecela seul qui, parmi toutes ces choses, lui con-vient et cela seul qu’il peut réaliser, voire mêmecela seul qui peut le satisfaire. C’est pourquoi ilen jalousera plus d’un pour une situation et desconditions qui sont pourtant adaptées unique-ment au caractère de celui-ci, et non au sien, etdans lesquelles il se sentirait malheureux, qu’ilserait même probablement incapable de suppor-ter. En effet, de même que le poisson ne se sentbien que dans l’eau, l’oiseau seulement dans l’air,la taupe uniquement sous terre, ainsi chaquehomme ne se sent bien que dans l’atmosphèreappropriée pour lui ; par exemple, l’air de la courn’est pas respirable par chacun. Par manque delucidité sur tout cela, plus d’un fera toutes sortes

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de tentatives vouées à l’échec, il fera violence àson caractère sur tel point précis, et au total ildevra de toute façon lui céder à nouveau : et cequ’il obtient ainsi péniblement, contre sa nature,ne lui donnera aucun plaisir ; ce qu’il apprendainsi restera lettre morte ; et même, dans uneperspective éthique, un acte trop noble pour soncaractère, surgi non pas de la pure, del’immédiate aspiration, mais d’un concept, d’undogme, perdra tout mérite, même à ses propresyeux, à cause du repentir égoïste qui s’ensuivra.Velle non discitur [« On n’apprend pas à vou-loir », Sénèque, Lettres à Lucilius 81, 14]. Nousprenons conscience de la nature inflexible descaractères étrangers grâce à l’expérience ;jusque-là, nous partageons la croyance infantileque par des représentations raisonnables, desprières et des supplications, des exemples et de lagénérosité nous pourrions amener quelqu’un à cequ’il renonce à quelque aspect de lui-même, qu’ilchange sa manière d’agir, qu’il laisse de côté unefaçon de penser ou même qu’il augmente sescapacités. Il en va de même pour nous. Il nousfaut d’abord apprendre par l’expérience ce quenous voulons et ce que nous pouvons : jusque-là,nous ne le savons pas, nous sommes dépourvusde caractère, et souvent il faut que nous soyonsrejetés sur notre propre chemin par de violents

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coups venus de l’extérieur. – Mais une fois quenous l’avons enfin appris, alors nous avons at-teint ce que dans le monde on appelle caractère,le caractère acquis. Celui-ci n’est donc riend’autre qu’une connaissance aussi parfaite quepossible de sa propre individualité : c’est le savoirabstrait, et par conséquent évident, des proprié-tés immuables de son propre caractère empiriqueainsi que de la mesure et de l’orientation de sesforces spirituelles et corporelles, donc del’ensemble des forces et des faiblesses del’individualité personnelle. Cela nous rend ca-pables de réaliser maintenant de façon réfléchieet méthodique le rôle en soi invariable de notrepropre personne, qu’auparavant nous naturali-sions sans règle aucune, et de combler, sous lahoulette de concepts solides, les lacunes que deshumeurs ou des faiblesses introduisent dans cerôle. Nous avons désormais soumis le compor-tement, qui est de toute façon nécessairementconforme à notre nature individuelle, à desmaximes qui nous sont toujours présentes ; grâceà elles, nous réalisons ce comportement de ma-nière aussi réfléchie que s’il avait été appris, sansjamais nous laisser égarer par l’influence passa-gère de l’humeur ou de l’impression du momentprésent, sans être freinés par l’amertume ou ladouceur d’une singularité rencontrée en cours de

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route, sans hésitations, sans oscillations, sansincohérences. Nous cesserons alors, comme fontles novices, de soupeser, d’essayer, d’errer de-cide-là pour voir ce que nous voulons au juste et cedont nous sommes capables ; bien au contraire,nous le savons une fois pour toutes, pour chaquechoix à faire nous avons des maximes univer-selles à appliquer à des cas particuliers et nousarrivons rapidement à la décision. Nous connais-sons notre volonté en général et ne nous laissonsguère détourner par notre humeur, ou par desinvites extérieures à décider dans le cas particu-lier ce qui lui est contraire dans l’ensemble. Nousconnaissons par conséquent ainsi le type et lamesure de nos forces et de nos faiblesses, et nousnous épargnerons ainsi bien des souffrances. Car,en réalité, il n’y a absolument pas de satisfactionailleurs que dans l’usage et la sensation de sespropres forces, et la plus grande douleur est deconstater l’absence de forces là où l’on a besoind’elles. Si donc nous avons découvert où se trou-vent nos forces et nos faiblesses, nous développe-rons nos qualités naturelles les plus éminentes,nous les utiliserons, nous chercherons à en userde toutes les manières et nous irons toujours làoù elles ont valeur et là où elles sont en vigueur,tandis que nous éviterons totalement, et en nousdépassant nous-mêmes, les objectifs pour les-

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quels nous avons de faibles dispositions ; nousnous garderons de tenter ce qui de toute façon nenous réussit pas. Seul celui qui est parvenu à cepoint sera toujours, de façon pleinement réflé-chie, totalement lui-même, et il ne sera pasabandonné par lui-même, car il aura toujours suce qu’il pouvait s’imposer à lui-même. C’estpourquoi il aura souvent en partage la joie desentir ses forces, et rarement il éprouvera la dou-leur d’avoir à se souvenir de ses faiblesses – cequ’est cette humiliation-là, qui provoque peut-être la suprême souffrance spirituelle : le fait debeaucoup mieux supporter de regarder claire-ment en face sa malchance plutôt que sa mala-dresse. – Si donc nous sommes désormais parfai-tement au clair sur nos forces et nos faiblesses,nous ne chercherons pas à exhiber des forces quenous n’avons pas, nous ne nous amuserons pasavec de la fausse monnaie, car de tels faux-semblants manquent en fin de compte leur but.En effet, l’homme entier n’est que la manifesta-tion de sa volonté ; rien, par conséquent, ne sau-rait être pire que de partir de la réflexion pourvouloir être quelque chose d’autre que ce qu’onest : car c’est une contradiction immédiate de lavolonté avec elle-même. Imiter des propriétés etdes particularités qu’on n’a pas doit être davan-tage blâmé que le port des vêtements d’un autre :

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car c’est le constat de sa propre inanité exprimépar soi-même. La connaissance de ses proprestendances et de ses capacités en tout genre ainsique de leurs limites variables est, dans cetteperspective, le chemin le plus sûr pour parvenirautant que faire se peut au contentement de soi-même. Car ce qui est vrai des circonstances exté-rieures l’est aussi des états intérieurs : à savoirqu’il n’est pas de consolation efficace pour noushors de la pleine certitude de la nécessité im-muable. Un mal nous ronge, qui nous atteintmoins que la pensée à propos des moyens quiauraient pu le détourner de nous ; moyennantquoi, rien n’est plus efficace pour assurer notretranquillité que de contempler ce qui est arrivésous l’angle de la nécessité : car sous cet angle,tous les événements contingents se présententcomme les instruments du destin souverain etnous reconnaissons de surcroît que le mal adve-nu est intervenu inexorablement en raison duconflit entre états intérieurs et circonstancesextérieures – rien n’est plus efficace donc que lefatalisme. En vérité d’ailleurs, nous ne gémissonset ne fulminons qu’aussi longtemps que nousespérons ainsi ou bien agir sur d’autres, ou nousstimuler nous-mêmes en vue d’efforts sans pré-cédents. Mais enfants et adultes savent fort bien

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s’estimer contents dès qu’ils prennent clairementconscience que c’est ainsi et pas autrement :

thumon eni stêthessi philon damasantesanagkê

(Animo in pectoribus nostro domito necessi-tate).

[« Comprimant la fureur renfermée dans sapoitrine », Homère, Iliade XVIII, v. 113.]

Nous ressemblons aux éléphants en captivitéqui, des jours durant, se déchaînent et se débat-tent, jusqu’à ce qu’ils comprennent que c’est sansrésultat ; et subitement ils s’offrent alors au joug,domptés pour toujours. Nous sommes comme leroi David qui, tant que son fils vivait encore,assaillait sans arrêt Jéhovah de supplications etse comportait comme un désespéré ; mais dèsque le fils fut mort, il n’y pensa plus. De là vientque d’innombrables maux durables – infirmité,pauvreté, rang social inférieur, laideur, habitatmisérable – sont supportés dans une parfaiteindifférence par des individus innombrables etne sont plus même sentis, comme des plaiescicatrisées, uniquement parce que ces gens sa-vent que la nécessité interne ou externe ne laissepas d’autre choix ; de plus heureux, au contraire,ne voient pas comment on peut supporter cela.

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Rien ne réconcilie davantage tant avec la nécessi-té externe qu’avec la nécessité interne qu’uneconnaissance claire de chacune. Quand nousavons clairement et une fois pour toutes reconnunos qualités et nos forces aussi bien que nos dé-fauts et nos faiblesses, alors notre objectif est fixéà partir de là et nous nous satisfaisons del’inatteignable ; nous échappons ainsi le plussûrement, pour autant que notre individualité lepermet, à la plus terrible de toutes les douleurs,l’insatisfaction par rapport à nous-mêmes, cetteinsatisfaction qui est la conséquence inéluctablede l’ignorance de l’individualité propre, de lafausse obscurité et de l’esprit présomptueux quien résulte. Le vers d’Ovide admet une applicationappropriée aux chapitres amers de la connais-sance de soi qu’on recommande ici :

Opîimus ille animi vindex, laedentia pectus

Vincula qui rupit, dedoluitque semel.

[« Le meilleur adjuvant de l’âme est celui quibrise

Une fois pour toutes les chaînes douloureusesqui brident le cœur »,

Ovide, Remedia amoris, v. 293-294.]

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Nous arrêtons là avec le caractère acquis ; ilest à vrai dire moins important pour l’éthiquepersonnelle que pour la vie dans le monde ; sonexplicitation s’ajoutait cependant à celle du ca-ractère intelligible et du caractère empiriquecomme le troisième type de caractère ; ils’imposait de nous livrer à un examen détaillé àson sujet pour que nous voyions clairementcomment la volonté est soumise dans toutes sesmanifestations à la nécessité, alors qu’on peutcependant dire qu’elle est en soi libre, et mêmetoute-puissante. >

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REGLE DE VIE N° 4 Ce qu’il en est de larevendication à posséder

(voir ce qui est ajouté p. 442 de l’œuvre) 14

< Les biens qu’un homme n’a jamais songé àréclamer ne lui manquent absolument pas : bienau contraire, même sans eux, il est parfaitementsatisfait. Tandis qu’un autre, qui possède millefois plus que lui, se sent malheureux parcequ’une chose qu’il veut avoir lui échappe. Chacuna, dans cette perspective, un horizon propre pource qu’il peut éventuellement atteindre : ce qu’ilrevendique d’avoir va jusqu’à cette limite. Quandun objet contenu dans ce périmètre s’offre à luide telle sorte qu’il peut s’attendre à l’obtenir, il sesent heureux ; et malheureux, en revanche, si desdifficultés interviennent qui le privent de cetteperspective. Ce qui se tient hors de cet horizonn’a sur lui aucun effet. C’est pourquoi le pauvren’est pas troublé par les grandes possessions desriches, et, à l’inverse, le riche n’est pas consolé,quand ses projets échouent, par la quantité debiens qu’il possède déjà. La richesse ressemble àl’eau de mer : plus on en boit et plus on a soif. –

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On peut dire la même chose de la gloire. – Aprèsla perte de richesses, ou d’une situation aisée,notre humeur habituelle, sitôt la première souf-france surmontée, n’est pas très différente de cequ’elle était avant : cela est dû au fait qu’aprèsque le destin a restreint le facteur de nos biens,nous aussi diminuons de même fortement lefacteur de nos prétentions. Mais cette opérationest proprement la chose douloureuse à la suited’une infortune : quand elle est arrivée à sonterme, la souffrance ne cesse de devenir moindre,et à la fin on ne la sent même plus : la plaie secicatrise. À l’inverse, lors d’une bonne fortune, lapoussée de nos prétentions s’accentue, et ellesgonflent : là réside la joie. Mais elle aussi ne dureque le temps nécessaire pour que cette opérationaille entièrement à son terme : nous nous habi-tuons à la quantité plus grande de prétentions etdevenons indifférents à la possession qui luicorrespond. C’est ce qu’exprime déjà le passaged’Homère (Odyssée XVIII, 130-137), qui conclut :

Toios gar noos estin epichthoniôn anthropôn,

Hoion eph’hêmar agei patêr andrôn te theônte.

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[« Car l’état d’esprit des hommes qui habitentla terre ressemble au jour qu’offrit le père des

dieux et des hommes. »]

La source de nos insatisfactions réside dansnos tentatives sans cesse répétées pour accroîtrele facteur de nos prétentions alors que reste in-changé l’autre facteur, qui empêche d’aller dansce sens. >

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Règle de vie n° 5 La quantité individuellenaturelle de la souffrance

(voir p. 455 de l’ouvrage ainsi que le passagesur la cura praedominans) 15

< Du reste, à travers ces considérations sur lecaractère inévitable de la souffrance et le refou-lement d’une souffrance par une autre, ainsi quesur l’appel au nouveau du fait du retrait del’ancien, on pourrait même être amené àl’hypothèse paradoxale, mais non dépourvue devraisemblance, qu’en tout individu la mesure desouffrance qui lui est inhérente serait déterminéeune fois pour toutes par sa nature, laquelle me-sure ne pourrait ni demeurer vide ni être tropremplie, si variable soit la forme de la souffrance.La souffrance et le bien-être qu’on ressent neseraient donc pas du tout déterminés del’extérieur, mais précisément par cette mesure,par ces dispositions, qui peuvent certes subir, enfonction de l’état physique, quelques baisses ouquelques hausses à divers moments, mais qui,dans l’ensemble, resteraient identiques et neseraient rien d’autre que ce qu’on appelle le tem-

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pérament de l’individu, ou plus exactement ledegré selon lequel il serait, comme le dit Platonau livre 1 de La République, eukolos ou dyskolos,d’humeur légère ou d’humeur morose. – En fa-veur de cette hypothèse ne plaide pas seulementl’expérience bien connue que de grandes dou-leurs rendent totalement insensible à toutes lespetites, et à l’inverse, qu’en l’absence de grandesdouleurs les moindres désagréments nous tour-mentent et nous contrarient ; mais l’expérienceapprend aussi que, lorsqu’un grand malheurdont la seule pensée nous faisait frissonner finitpar intervenir réellement, notre humeur, une foissurmontée la première souffrance, reste au totalassez inchangée ; et aussi, à l’inverse, qu’aprèsl’avènement d’un bonheur longtemps désiré,nous ne nous sentons pas, au total et durable-ment, sensiblement mieux et plus à l’aisequ’auparavant. Seul l’instant où intervient cettemodification nous émeut de manière inhabituel-lement forte, comme un profond chagrin ou unevive allégresse ; mais tous deux s’évanouissentbientôt, car ils reposaient sur l’illusion. En effet,ils ne naissent pas à travers le plaisir ou la dou-leur immédiatement actuels, mais uniquementde par l’ouverture d’un avenir nouveau qui setrouve anticipé en eux. C’est uniquement du faitque la souffrance ou la joie empruntaient au

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futur qu’elles ont pu acquérir une intensité au-delà de la norme, et par suite nullement de ma-nière durable. – En faveur de l’hypothèse propo-sée selon laquelle, dans la connaissance commedans le sentiment de la douleur ou du bien-être,une très grosse part relève de la subjectivité etserait déterminée a priori, on peut encore avan-cer à l’appui les remarques suivantes : la natureheureuse ou morose de l’homme n’est manifes-tement pas déterminée par des circonstancesextérieures, par la richesse ou par la classe so-ciale : nous rencontrons en effet autant de vi-sages heureux parmi les pauvres que parmi lesriches ; en outre, les motifs qui provoquent lesuicide sont extrêmement divers : il nous estimpossible d’avancer un malheur qui serait assezgrand pour simplement le provoquer avec unegrande probabilité chez tous les caractères, etpeu de malheurs qui seraient assez minces pourque d’autres, d’égale importance, ne l’aient pasdéjà provoqué. Si donc le degré de notre bonnehumeur ou de notre tristesse n’est pas en touttemps identique, nous ne l’attribuerons pas, con-formément aux vues qui précèdent, au change-ment de circonstances extérieures, mais à celuides conditions intérieures, de l’état physique oùl’on se trouve. En effet, lorsqu’une hausse denotre bonne humeur se produit, une hausse ef-

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fective quoique toujours seulement temporaire –notre bonne humeur pouvant même aller jusqu’àla félicité –, elle intervient en général sans lamoindre raison. Certes, souvent nous voyonsnotre souffrance naître uniquement d’une situa-tion extérieure déterminée et, visiblement, nousne sommes oppressés et troublés que par elle ;nous croyons alors qu’il suffirait que cette situa-tion disparaisse pour que le plus intense conten-tement s’installe nécessairement. Or c’est là uneillusion. Au total, la mesure de notre souffranceet de notre bien-être est, selon notre hypothèse,déterminée en permanence subjectivement et,par rapport à elle, le motif externe de trouble quenous avons évoqué n’est que l’équivalent d’unvésicatoire pour le corps, où toutes les mauvaisessubstances dispersées par ailleurs viennent serassembler. La douleur ayant son origine dansnotre être pour ce laps de temps et pour cetteraison inextirpable serait, sans cette cause exté-rieure déterminée de souffrance, répartie en centpoints et elle apparaîtrait sous la forme de centpetites contrariétés et soucis pour des choses quepour l’instant nous ignorons totalement : eneffet, notre capacité à souffrir est déjà rempliepar le mal principal qui a concentré toute la dou-leur dispersée par ailleurs en un seul point. Àquoi correspond aussi l’observation suivante :

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lorsque notre cœur est enfin libéré, grâce à uneheureuse issue, d’une grande inquiétude quinous oppressait, bientôt une autre vient prendresa place : toute la matière de cette nouvelle in-quiétude était déjà là auparavant, mais elle nepouvait pénétrer dans la conscience comme soucicar celle-ci n’avait plus la capacité pour cela ;moyennant quoi, cette matière du souci est restéeimmobilisée, comme une sombre et invisiblesubstance nébuleuse à l’extrême limite del’horizon de la conscience. Mais maintenant qu’ily a de la place, cette matière toute prête se mani-feste aussitôt et occupe le trône du souci domi-nant (prutaneuousa) du jour : même si, de par saconsistance, elle est beaucoup plus légère que lamatière de l’inquiétude qui s’est dissipée, elle s’yconnaît cependant pour se gonfler jusqu’àl’égaler en grosseur apparente et occuper ainsipleinement le trône, comme inquiétude princi-pale du jour.

Joie immodérée et souffrance très violenten’arrivent jamais qu’à la même personne : cartoutes deux se conditionnent mutuellement, etelles sont aussi conditionnées en commun parune grande vitalité de l’esprit. Comme nousl’avons vu à l’instant, toutes deux sont produitesnon par ce qui est purement actuel, mais par

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anticipation de l’avenir. Mais la souffrance estessentielle à la vie et, de plus, elle est déterminée,pour ce qui est de son intensité, par la nature dusujet ; aussi des changements subits, du faitqu’ils sont toujours extérieurs, ne sauraient àproprement parler modifier son intensité. C’estpourquoi l’allégresse ou la souffrance immodé-rées ont toujours pour fondement une erreur etune illusion : par suite, ces deux exaltations del’âme pourraient être évitées grâce à la réflexion.Cette allégresse immodérée (exultatio, insolenslaetitia) repose toujours sur la chimère d’avoirtrouvé dans la vie quelque chose qu’il est toutsimplement impossible d’y rencontrer, à savoirune satisfaction durable des désirs, ou des soucis,lancinants qui ne cessent de renaître. De toutechimère singulière de ce genre il faut se dé-prendre sans trêve plus tard et, lorsqu’elle dispa-raît, la payer d’autant de souffrances amères queson avènement avait suscité de joie. En quoi elleressemble parfaitement à un sommet d’où l’on nepeut descendre qu’en chutant : c’est pourquoi ondevrait l’éviter ; toute souffrance subite, immo-dérée, n’est précisément que la chute d’un som-met, la disparition d’une telle chimère, et elle estdonc déterminée par elle. Par conséquent, onpourrait éviter les deux si l’on prenait sur soipour toujours examiner avec une totale clarté les

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choses dans leur ensemble et dans leurs rapportset se garder fermement de leur conférer effecti-vement les couleurs qu’on souhaiterait qu’ellesaient. L’éthique stoïcienne s’efforçait essentiel-lement de libérer le cœur de toutes ces chimèreset de leurs conséquences, et de lui donner à laplace une impassibilité inébranlable. Horace estrempli de cette conception dans l’ode célèbre :

Aequam memento rebus in arduis

Servare mentem, non secus in bonis

Ab insolenti temperatam

Laetitia.

[« N’oublie pas de garder en des temps pé-nibles l’impassibilité, comme en des temps heu-reux un cœur sait tempérer la joie insolente »,

Horace, Carmina II, 3.]

Mais la plupart du temps nous nous fermons àla connaissance, comparable à une potion amère,qui sait que la douleur est essentielle à la vie etque par conséquent elle ne nous submerge pasdu dehors, mais que chacun en transporte ausein de lui-même la source invincible. À l’inverse,nous cherchons toujours, pour la souffrance quijamais ne s’éloigne de nous, une cause singulièreexterne, pour ainsi dire un prétexte, à l’instar de

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l’homme libre qui se fabrique une idole pouravoir un maître. Car infatigablement, nous cou-rons de désir en désir, et même si toute satisfac-tion atteinte ne nous comble pas pour autant, sipleine de promesses qu’elle fût, qu’au contraireelle apparaît en général très vite comme uneerreur humiliante, nous ne réalisons cependantpas que nous puisons avec le tonneau des Da-naïdes : au contraire, nous nous hâtons sans finvers de nouveaux désirs.

Sed, dum abest quod avemus, id exsuperarevidetur

Caetera ; post aliud, cuum contingit illud,avemus ;

Et sitis aequa tenet vitae semper hiantes.

(Lucrèce III, 1095.)

[« Car aussi longtemps que ce que nous dési-rons nous manque, cela nous semble surpasser

en valeur toute chose ; mais dès que nous l’avons,une autre surgit, et ainsi nous sommes tenus entout temps par une soif égale nous qui sommes

altérés et aspirons à la vie. »]

Ou bien on se perd ainsi à l’infini, ou bien –chose plus rare et présupposant déjà une cer-taine force du caractère – nous avançons jusqu’à

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ce que nous tombions sur un vœu non exaucé etauquel pourtant nous ne saurions renoncer ;nous avons alors pour ainsi dire ce que nouscherchions, c’est-à-dire quelque chose que nouspouvons en permanence accuser à la place denous-mêmes d’être la source de notre souf-france : nous sommes ainsi scindés en deuxquant à notre destin, mais, en contrepartie, ré-conciliés avec notre existence ; en effet, savoirque pour cette existence même la souffrance estessentielle et qu’une vraie satisfaction est impos-sible – cette connaissance s’éloigne à nouveau.La conséquence du genre d’évolution évoqué endernier est une humeur quelque peu mélanco-lique, une unique grande douleur portée en per-manence et, par suite, du mépris pour toutes lesdouleurs ou joies mineures ; par voie de consé-quence, une manifestation déjà plus digne que laquête permanente de figures trompeuses sanscesse renouvelées – une attitude beaucoup plusfréquente. >

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REGLE DE VIE N° 6

Faire de bon cœur ce qu’on peut et souffrir debon cœur ce qu’on doit. Zômen gar ouk hôsthelômen, all’ hôs dunametha [« Nous devonsvivre non pas comme nous voulons, mais commenous pouvons », Gnomici pœtae Graeci, Fleis-cher, Leipzig, 1817, p. 30].

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REGLE DE VIE N° 7

Méditer mûrement une chose avant de lamettre en œuvre : mais une fois ceci fait et alorsqu’on en attend l’issue, ne pas s’inquiéter en necessant d’en peser les risques possibles. Laissermaintenant l’affaire totalement de côté, exclurela réflexion qui la concerne en se rassurant avecla conviction que tout a été mûrement réfléchi entemps voulu. Arrive néanmoins une vilaine is-sue : il en est ainsi parce que toutes choses sontsoumises au hasard et à l’erreur.

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REGLE DE VIE N° 8

Limiter le cercle de ses relations : on offre ain-si moins de priseE au malheur. La limitation rendheureux, etc.

E En français dans le texte.

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REGLE DE VIE n° 9

Ou to hêdu diôkei ho phronimos, alla to alu-pon [« Le sage n’aspire pas au plaisir, mais àl’absence de souffrance », Aristote, Ethique àNicomaque VII, 11, 1152b 15].

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REGLE DE VIE n° 10

Subjice te rationi si tibi subjicere vis omnia.Sic fere Seneca [« Soumets-toi à la raison si tuveux te soumettre tout », approximativementd’après Sénèque, Lettres à Lucilius 37, 4]. Cf.n° 21.

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REGLE DE VIE N° 11

Une fois qu’un malheur est là et qu’il n’y a rienà faire, ne pas se permettre non plus de penserque les choses pourraient être autrement, commele roi David et les éléphants capturés16. Sinon,l’on est un heautontimoroumenos [« bourreau desoi-même », Térence]. Cependant, l’attitude in-verse a l’avantage, en nous châtiant nous-mêmes,de nous rendre plus prudents pour une autrefois.

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REGLE DE VIE N° 12 Sur la confiance

(à propos de la confiance, cent cinquièmelettre de Sénèque ; voir aussi plusieurs aspectsdans mon Eis heauton)

[« Mais rien ne servira autant que de se com-porter sans se faire remarquer et de parler trèspeu avec autrui, très souvent avec soi-même. Il ya une sorte de séduction de la conversation qui sefaufile et s’insinue et qui arrache des secrets enn’agissant pas autrement que l’ivresse oul’amour. Personne ne gardera par-devers soi cequ’il a entendu ; personne ne dira autant qu’il ena entendu. Celui qui ne garde pas une informa-tion pour lui-même ne gardera pas non plus lenom de son auteur. Chacun a un homme à qui ilfait confiance autant qu’à soi-même ; parvien-drait-il à dominer son goût du bavardage et à secontenter de l’oreille d’un seul homme, il finiratout de même par informer la population ; ainsice qui à l’instant encore était un secret est laconversation de tous. »] 17

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REGLE DE VIE N° 13

Quand on est de bonne humeur, ne pas sedonner de surcroît à soi-même permission dechercher, au moyen de la réflexion, si l’on a aussides raisons d’être de bonne humeur en toutescirconstances (cf. Quartant [1826], § 108 : <Rien n’est plus assuré de son salaire que la bonnehumeur : car, en elle, salaire et action sont toutun. [Remarque : Quiconque est de bonne hu-meur a toujours une raison de l’être, enl’occurrence celle-ci précisément : qu’il est debonne humeur.] Rien n’est capable comme ellede remplacer sûrement et en abondance toutautre bien. Quelqu’un est-il riche, jeune, beau,couvert d’honneurs ? La question se pose alors si,étant tout cela, il est de bonne humeur, à suppo-ser qu’on veuille juger de son bonheur. Mais àl’inverse, s’il est de bonne humeur, peu importequ’il soit jeune, vieux, pauvre, riche : il est heu-reux. – Nous devons donc ouvrir portes et fe-nêtres à la bonne humeur, peu importe quandelle se décide à venir. Car elle ne vient jamais aumauvais moment, alors que souvent nous nous

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demandons si nous devons la laisser entrer envoulant d’abord réfléchir si nous avons une rai-son d’être de bonne humeur, ou pour éviterqu’elle nous éloigne de nos réflexions pleines desérieux et de nos graves soucis. Ce que nous amé-liorons avec ces derniers est fort incertain ; enrevanche, la bonne humeur est le gain le plus sûrqui soit. Et comme sa valeur ne vaut que pour leprésent, elle représente le souverain bien pourdes êtres dont la réalité a la forme d’un présentindivisible entre deux périodes infinies. Si doncla bonne humeur est le bien qui peut remplacertous les autres et qui ne peut être lui-même rem-placé par aucun autre, nous devrions donner àl’acquisition de ce bien la priorité sur toute autreaspiration. Mais il est certain que rien ne contri-bue moins à la bonne humeur que les occasionsde bonheur extérieures, et rien plus que la santé.C’est pourquoi nous devrions placer cette der-nière avant tout le reste, et chercher avec zèle àconserver le niveau élevé d’une santé parfaite,dont la fleur est la bonne humeur. Acquérir cettedernière exige qu’on évite tous les excès ainsi quetous les mouvements d’humeur violents ou désa-gréables, également tous les efforts intellectuelsintenses et prolongés, enfin tous les jours aumoins deux heures d’exercice rapide à l’air libre.>18)

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REGLE DE VIE N° 14

On pourrait dire qu’une grande part de la sa-gesse vécue repose sur la juste proportion selonlaquelle nous portons notre attention tantôt surle présent et tantôt sur le futur, afin d’éviter quel’un nous pervertisse l’autre. Beaucoup viventtrop dans le présent (les inconscients), d’autrestrop dans le futur (les inquiets et les soucieux) ; ilest rare qu’il y en ait un qui garde exactement lamesure. Ceux que leurs aspirations font vivreuniquement dans le futur, tourner leur regardtoujours vers l’avant et courir impatiemmentvers ce qui est en train d’advenir comme si cedernier allait enfin apporter le vrai bonheur, ceuxdonc qui laissent passer le présent sans en profi-ter quand il est là et sans y prêter attention, ceux-là ressemblent à l’âne italien de Tischbein, avecsa botte de foin préalablement reliée à une cordepour accélérer son pas. Ils ne vivent jamais qu’adinterim, jusqu’à leur mort. La tranquillité duprésent a tout au plus le droit d’être troublée pardes maux qui sont eux-mêmes certains et dont lemoment où ils arrivent est également certain.

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Mais ils sont très peu nombreux : car, ou ils sonteux-mêmes simplement possibles, dans le meil-leur des cas probables, ou ils sont certains maisle moment de leur arrivée totalement indétermi-né, ainsi la mort. – Si nous voulons entrer dansces deux logiques, nous n’avons plus un instantde tranquillité. Pour ne pas perdre la tranquillitétoute notre vie durant avec des maux incertainsou indéterminés, nous devons nous habituer àconsidérer les premiers comme s’ils n’arrivaientjamais, et les seconds comme s’ils n’arrivaientcertainement pas maintenant.

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REGLE DE VIE N° 15

Un homme qui reste serein en dépit de tousles accidents de la vie montre simplement qu’ilsait combien les malheurs possibles de la vie sontterribles et d’une diversité à n’en plus finir, et parconséquent il considère le malheur actuel commeune très petite part de ce qui pourrait arriver ; et,à l’inverse, celui qui est conscient de ce dernierpoint et le médite restera constamment serein.Par suite All’s well that ends well, p. 25819. Voir,sur ce point, la règle n° 19.

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REGLE DE VIE N° 16

< Nous sommes tous nés en Arcadie, c’est-à-dire : nous venons dans le monde remplisd’exigences de bonheur et de plaisir et nous gar-dons l’espérance folle de les réaliser jusqu’à ceque le destin se rappelle brutalement à nous etnous montre que rien n’est nôtre, mais que toutest sien : il possède en effet un droit incontes-table non seulement sur tous nos biens et toutesnos acquisitions, mais encore sur nos bras et nosjambes, nos yeux et nos oreilles, et même sur lenez au milieu de notre visage. Ensuite vientl’expérience et elle nous apprend que bonheur etplaisir sont de pures chimères qu’un mirage nousmontre au loin, qu’au contraire la souffrance, ladouleur sont réelles, qu’elles se font connaîtreelles-mêmes immédiatement sans avoir besoinde l’illusion et de l’attente. Si son enseignementporte du fruit, nous cessons de rechercher lebonheur et le plaisir et sommes uniquementpréoccupés d’échapper autant que faire se peut àla douleur et à la souffrance. Ou to hêdu, alla toalupon diôkei ho phronimos [« Le sage n’aspire

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pas au plaisir, mais à l’absence de souffrance »,Aristote, Ethique à Nicomaque VII, 11, 1152b 15].Nous voyons que le mieux qu’on puisse trouverau monde est un présent sans souffrance, qu’onpuisse supporter paisiblement. Qu’un tel présentnous vienne en partage, et nous savonsl’apprécier et nous nous gardons certainement dele pervertir en aspirant sans trêve à des joiesimaginaires ou en nous souciant avec inquiétuded’un avenir toujours incertain : n’est-il pas entiè-rement entre les mains du destin, quels quesoient nos efforts pour le contrecarrer ? >20

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REGLE DE VIE N° 17

21 < Comme tout bonheur et tout plaisir sontde genre négatif, mais que la souffrance est degenre positif, la vie n’est pas là pour qu’on enjouisse, mais pour être conquise, traversée ; c’estpourquoi degere vitam, vita defingi, scampa cosi[tâche de t’en sortir]. Quiconque passe sa viesans souffrances excessives, physiques ou psy-chiques a eu le sort le plus heureux qu’on pouvaittrouver, et non pas celui qui a eu en partage lesjoies et les plaisirs les plus grands22. Quiconqueveut mesurer le bonheur du cours d’une vied’après ces derniers a un critère tout à fait faux,car les joies sont négatives : qu’elles puissentrendre heureux est une illusion que nourrit etattise l’envie, car elles ne sont pas ressentiespositivement, contrairement aux souffrances ;celles-ci sont donc le critère du bonheur de la vie,par leur absence. De ce qu’on vient de dire, ils’ensuit qu’on doit éviter d’obtenir des plaisirsgrâce à des souffrances, fût-ce des souffrancesseulement virtuelles, car l’on paie ainsi du négatifet par conséquent du chimérique par du positif et

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du réel. À l’inverse, c’est gain que de sacrifier desplaisirs pour obtenir par là d’être libéré de souf-frances, et ce pour la même raison. – Dans lesdeux cas, il est indifférent que les souffrancessuccèdent ou précèdent les plaisirs. Ou to hêdu…alla to alupon diôkei ho phronimos : [« Le sagen’aspire pas au plaisir, mais à l’absence de souf-france », Aristote, Ethique à Nicomaque VII, 11,1152b 15]. Une des plus grandes chimères, quenous suçons avec le lait de l’enfance et dont nousne sommes que tardivement débarrassés, estprécisément que la valeur empirique de la vieréside dans ses plaisirs, qu’il existe des joies etdes possessions qui rendent positivement heu-reux : on cherche donc à les acquérir jusqu’à ceque le desengano [la désillusion] arrive trop tard,jusqu’à ce que lors d’une chasse au bonheur et auplaisir, qui ne sont pas du tout réellement dispo-nibles, nous ayons trouvé ce qui est réellementdisponible : douleur, souffrance, maladie, souciet mille autres choses. Au lieu que nous ayonsprécocement reconnu que des biens positifs sontune chimère mais que des douleurs positivessont réelles, et que nous soyons uniquementpréoccupés d’éviter de loin ces dernières, d’aprèsAristote ou to hêdu, alla to alupon diôkei hophronimos [« Le sage n’aspire pas au plaisir,

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mais à l’absence de souffrance », Aristote,Ethique à Nicomaque VII, 11,1152 b 15].

(Doit-on éviter de cueillir une rose

Parce que l’épine peut nous piquer ?)

Il semble même que là réside à proprementparler l’idée essentielle du cynisme. En effet,qu’est-ce qui poussait les cyniques à rejeter tousles plaisirs si ce n’était justement l’idée des dou-leurs liées à eux de près ou de loin : les éviter leurparaissait beaucoup plus important qued’accéder aux plaisirs. Ils étaient profondémentsaisis par l’apperçuF de la négativité du plaisir etde la positivité de la douleur, et par voie de con-séquence ils faisaient tout pour échapper à ladouleur en rejetant de manière absolument déli-bérée les plaisirs ; ces derniers leur apparais-saient tout simplement comme autant de piègesqui entraînent dans les douleurs23.

(Et là-dessus se greffe ceci : la vie de l’hommea deux faces principales, une face subjective,intérieure, et une face objective, extérieure. Laface subjective intérieure concerne le bien-être etla douleur, la joie et la souffrance. Ce à quoi nous

F En français (sic) dans le texte.

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avons à nous tenir vient d’être dit : le degré et laquantité la plus faible possible de souffrancessont ici la chose suprême à atteindre − c’est la face passive.

La face objective extérieure, c’est l’image queprésente l’évolution de notre vie, la manière dontnous exécutons notre rôle, to kalôs ê kakôs zên[la vie belle ou la vie mauvaise]. Là résident lavertu, l’héroïsme, les réalisations de l’esprit :c’est la part active. Et là, la différence entre telhomme et tel autre est infiniment plus grandeque sur l’autre face, où un peu plus ou un peumoins de souffrance constitue la seule différence.C’est pour cela que la face objective de notre vie(to kalôs zên [la vie belle]) devrait être le princi-pal objet de notre attention, alors qu’en généralc’est l’autre qui l’emporte (to eu zên [le vivrebien]).

Précisément parce que notre action se situe dece côté qui se présente comme objectif, extérieur,les Grecs considéraient la vertu et ce quil’accompagne comme le kalon de la vie : ce quiest beau à voir. Et justement parce que c’est uni-quement de ce côté-là qu’il y a de grandes diffé-rences entre l’homme et l’homme, même celuiqui prend ici la première place est néanmoins,sur la première face dont nous avons parlé, assez

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semblable aux autres : le bonheur positif n’estpas au rendez-vous, pour lui non plus, mais dessouffrances positives, comme pour tous lesautres.

« Une couronne de lauriers est, quand tul’aperçois,

Un signe… »

[« La couronne de lauriers est, là où ellet’apparaît,

Un signe davantage de la souffrance que dubonheur »

Gœthe, Tasse III, 4.]24

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REGLE DE VIE N° 18

Il faut brider son imagination en toutes chosesconcernant notre bien-être et notre douleur,notre espoir et nos craintes. Si l’on se dépeint parl’imagination de possibles cas de bonheur etleurs conséquences, on se rend la réalité encoreplus invivable, on construit des châteaux decartes et plus tard, à cause de la désillusion, ilfaut chèrement les payer. Mais s’offrir en imagi-nation des cas de malheur possibles peut avoirdes conséquences encore pires : comme le ditGracian25, cela peut faire de notre imaginationnotre bourreau détestable. En effet, si l’on allaitchercher très loin le thème qui mène auxsombres imaginations et si on le choisissait àpartir de morceaux épars, cela ne pourrait fairede mal : en effet, à notre réveil, nous saurions desuite que tout cela est pure invention, et celaconstituerait un avertissement par rapport à descas de malheur éloignés, mais cependant pos-sibles. Seulement, notre imagination ne cultivepas d’habitude ces derniers, si utiles qu’ils puis-sent être ; de façon totalement vaine, elle ne

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construit que des châteaux de cartes pleins degaieté ; en revanche, alors qu’un malheur quel-conque déjà nous menace, l’imagination est sou-vent occupée à le dépeindre ; ce faisant, elle legrossit toujours, elle le rend proche et encoreplus effrayant qu’il n’est. Au réveil, impossible denous débarrasser d’un tel rêve, comme nous lefaisons avec le rêve gai : ce dernier, la réalité ledément immédiatement, et ce qui pourrait en-core être possible en lui nous l’abandonnons audestin. Il en va autrement au sortir de rêvessombres : nous n’avons aucun critère concernantle degré de leur éventualité. Nous les avons rap-prochés de nous, ils se tiennent devant nous, leurpossibilité en général est certaine, cette possibili-té devient probabilité pour nous, et nous éprou-vons une grande angoisse. Des choses qui con-cernent notre bonheur et notre malheur, nousdevons les appréhender uniquement avec notrefaculté de juger, qui opère avec des concepts et inabstracto par une réflexion sèche et froide.L’imagination n’a pas le droit de s’approcher desconcepts. Car elle est incapable de juger. Ellenous présente une image, et celle-ci meut l’âmede façon inutile et souvent très pénible. – Donc,brider l’imagination !

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REGLE DE VIE N° 19

26 À propos d’un événement quel qu’il soit, évi-ter de laisser monter une grande allégresse aussipeu qu’un grand chagrin : en effet, le caractèreéphémère de toutes choses peut à tout instant lemodifier du tout au tout27. En revanche, profiteren tout temps du présent aussi gaiement quepossible : voilà qui est sagesse vécue. Mais engénéral nous faisons l’inverse : plans et soucispour le futur, ou encore nostalgie du passé nousoccupent si constamment et durablement que leprésent est presque toujours tenu pour rien etqu’on le néglige. Et pourtant lui seul est certain,tandis que l’avenir et même le passé sont presquetoujours autres que nous les pensons. C’est ainsique nous nous trompons nous-mêmes à proposde la vie entière. Certes, pour l’Eudémoniquecette situation est excellente, sauf que seule unephilosophie plus sérieuse le réalise : certes, laquête du passé est toujours inutile, le souci del’avenir l’est certes souvent, et donc seul le pré-sent constitue le théâtre de notre bonheur ; ce-pendant ce présent à tout instant se mue en pas-

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sé et il est par suite aussi indifférent que s’iln’avait jamais été : où reste-t-il alors un espacepour notre bonheur28 ?

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REGLE DE VIE n° 20

Il est inutile, il est dangereux, il est impru-dent, il est risible, il est vulgaire de laisser entre-voir sa colère ou sa haine par des paroles ou desmimiques. On n’a jamais le droit de manifestersa colère ou sa haine autrement que dans desactes. On parviendra à ce dernier résultatd’autant plus parfaitement qu’on aura plus par-faitement évité la première attitude.

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REGLE DE VIE n° 21

Les affaires de la vie qui nous touchent inter-viennent et se bousculent entre elles de manièretotalement éclatée, fragmentaire, sans lien entreelles, dans le plus violent des contrastes, sans lemoindre point commun sinon qu’elles sont nosaffaires. C’est pourquoi il importe d’organiser demanière tout aussi fragmentaire nos pensées etnos soucis au sujet de ces affaires pour qu’ils leursoient conformes. Autrement dit, il nous faut êtrecapables d’abstraire. Il nous faut réfléchir à toutechose en son temps, en avoir souci, en profiter, lasupporter sans nous préoccuper le moins dumonde de tout le reste – il faudrait pour ainsidire avoir des portes coulissantes de nos pen-sées : tandis que nous en ouvrons une, nous fer-mons toutes les autres. Alors un grave souci évi-tera de nous priver de toute petite jouissanceactuelle et de nous enlever tout notre repos, uneréflexion cessera de refouler l’autre – le soucipour un instant important évitera de troubler lesouci pour cent petits instants, et ainsi de suite.Pour cela, comme en tant d’autres affaires, il faut

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appliquer l’autocontrainte : en faveur de cettedernière doit nous soutenir la réflexion quechaque homme doit tout de même endurer de sinombreuses et de si fortes contraintes exté-rieures qu’une vie sans contraintes nombreusesest par conséquent impossible, qu’en revancheune petite autocontrainte appliquée au bon en-droit prévient beaucoup de contraintes ulté-rieures venues de l’extérieur – exactementcomme une petite portion du cercle correspondet équivaut tout près de son centre à un cerclesouvent cent fois plus grand à la périphérie laplus extérieure 29. Rien ne nous soustrait autant àla contrainte de l’extérieur que l’autocontrainte.C’est pourquoi, subjice te rationi si subjicere tibivis omnia [« Soumets-toi à la raison si tu veux tesoumettre tout », Sénèque, Lettres à Lucilius 37,4]. En outre, nous restons toujours maîtres del’autocontrainte et, dans les cas extrêmes, oubien là où elle touche le point le plus sensible denotre nature, nous pouvons arrêter ; au con-traire, la contrainte de l’extérieur agit sanségards ni ménagement, et elle est impitoyable : ilest donc de bon aloi de prévenir celle-ci par celle-là.

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REGLE DE VIE N° 22

30 31 La première proposition del’Eudémonologie est précisément que cette ex-pression est un euphémisme et que « vivre heu-reux » peut seulement signifier ceci : vivre lemoins malheureux possible ou, en bref : vivre demanière supportable. On pourrait sans difficultéaffirmer la proposition suivante : le fondementde la véritable sagesse vécue dans la propositiond’Aristote réside en ceci qu’on doit, sans se pré-occuper le moins du monde des plaisirs et desagréments de la vie, être uniquement et exclusi-vement soucieux d’échapper autant que faire sepeut à tous les maux innombrables de cette der-nière. Sinon, il faudrait que le mot de Voltaire : lebonheur n’est qu’un rêve, et la douleur est réelleG

32 soit aussi faux qu’il est vrai dans la réalité.Beaucoup de malheurs viennent en effet ici del’ignorance en ces matières, une ignorance favo-risée par l’optimisme. Le jeune homme croit quele monde a été fait pour en jouir, que le bonheur

G En français dans le texte.

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y a élu domicile, un bonheur que ratent unique-ment ceux qui ne sont pas assez habiles pour lechercher. Il est renforcé dans cette idée par desromans, des poèmes et l’hypocrisie que le mondecultive toujours et partout en sauvant les appa-rences extérieures33. À partir de là, sa vie est unechasse (entamée avec plus ou moins de réflexion)en vue d’acquérir le bonheur positif, naturelle-ment censé consister en plaisirs positifs. Le dan-ger du malheur auquel on s’expose ainsi doit êtreassumé, car la vie est orientée vers l’obtention dubonheur et du plaisir positifs. La chasse après ungibier qui en réalité n’existe pas conduit en règlegénérale au malheur fort réel et positif. – Àl’inverse, le chemin qui mène à la sagesse vécueest celui-ci : on part de la conviction que toutbonheur et tout plaisir sont uniquement de na-ture négative, tandis que douleur et manque sontde genre positif. À partir de là, tout l’objectif de lavie est orienté vers l’évitement de la douleur etl’éloignement du manque ; et là on peut obtenirun résultat, mais avec quelque certitude unique-ment si l’objectif n’est pas troublé par l’aspirationqui consiste à courir après la chimère du bonheurpositif. On en a une confirmation avec la maximede base de Mittler dans Les Affinités électives34. Le fou court après les plaisirs de la vie et sevoit trompé ; en effet, les maux qu’il a évités sont

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infiniment réels ; et s’il allait trop loin pour leséviter en renonçant inutilement à maints plaisirs,rien de tout cela n’est perdu ; car tous les plaisirssont chimériques, et ce serait faire preuve demesquinerie et de ridicule que de regretter desplaisirs qu’on a laissés échapper35.

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REGLE DE VIE n° 23

Plaute dit ceci : est in vita quasi cum ludastesseris : si id quod jactu opus erat forte nonceci-dit, id quod cecidit arte corrigas (sic fere)[« Dans la vie humaine, il en va comme du jeu dedés : si le dé ne tombe pas comme cela t’arrange,il faut que l’art améliore ce que le hasard a pro-posé », approximativement d’après Térence (etnon Plaute), Adelphi IV, 7, v. 739-741]. On a unemétaphore identique avec ce qui suit : il en vadans la vie comme dans le jeu d’échecs. En cha-cun des deux, nous nous fixons certes un objectif.Mais celui-ci dépend de part en part de ce quedans le jeu d’échecs l’adversaire et dans la vie ledestin se plairont à faire. Les modifications quien résultent sont en général si importantes quec’est à peine si nos objectifs demeurent recon-naissables à quelques traits essentiels lors de leurréalisation36.

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REGLE DE VIE N° 24 Sur la vieillesse

37 < Ce qui rend malheureuse la première moi-tié de la vie, qui a tant d’avantages par rapport àla seconde, c’est la chasse au bonheur à partir duferme présupposé qu’il doit être accessible du-rant la vie. De là naissent l’espoir perpétuelle-ment trompé et l’insatisfaction. Des imagestrompeuses d’un bonheur rêvé indéterminé, sousdes formes choisies par caprice, trottent dans nostêtes et nous cherchons en vain leur archétype38.

Durant la seconde moitié de la vie, c’estl’inquiétude devant le malheur qui s’est installéeà la place de l’aspiration toujours insatisfaite aubonheur. Savoir que faire devant cette inquiétudeest cependant objectivement possible. Car dé-sormais nous sommes enfin guéris du présuppo-sé évoqué à l’instant et nous ne cherchons que latranquillité et, autant que faire se peut, l’absencede souffrance, d’où peut naître un état sensible-ment plus satisfait que le précédent : en effet, ildésire quelque chose qu’on peut atteindre, celuiqui surmonte les privations de la seconde moitiéde l’existence. > 39

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REGLE DE VIE N° 25

Nous devons tenter de parvenir à ceci : consi-dérer ce que nous possédons avec le regard pré-cisément que nous aurions si cela nous était ar-raché ; qu’il s’agisse des biens, de la santé, desamis, des êtres aimés, de la femme et de l’enfant,la plupart du temps nous ne sentons la valeurqu’après la perte. Si nous parvenons à ce point,nos biens, en premier lieu, nous procurerontimmédiatement plus de bonheur ; et deuxième-ment, nous préviendrons de toutes les manièresla perte, nous n’exposerons nos biens à aucunpéril, nous ne mettrons pas nos amis en colère,nous ne mettrons pas à l’épreuve la fidélité desfemmes, nous surveillerons la santé des enfants,et ainsi de suite. À la vue de tout ce que nousn’avons pas, nous avons coutume de penser : « Etsi cela m’appartenait ? », et nous ressentonsalors en nous la privation. Au lieu de quoi, nousdevrions souvent nous dire, avec ce que nouspossédons : « Et si je perdais cela ? » 40

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REGLE DE VIE n° 26

Fixer un but à nos désirs, tenir en laisse nosenvies, dompter notre colère, nous souvenir quel’homme n’est capable d’atteindre qu’une partinfiniment petite de ce qui vaut d’être désiré etque beaucoup de maux sont inévitables : ainsinous pourrons anékhein kai apékhein, sustinereet abstinere [supporter et renoncer]41. En outre,si riches et puissants que nous soyons, nous pen-serons que nous sommes misérables.

Inter cuncta leges, etc. [et percontabere doc-tos

Qua ratione queas traducere leniter aevum

Num te semper inops agitet vexetque cupido,

Num pavor et rerum mediocriter utilium spes

[« Parmi les œuvres que tu poursuis, lis tou-jours et interroge les sages,

Dans quelle légèreté tu voudrais passer tonexistence.

Que l’envie, la toujours insatisfaite, ne tetourmente point,

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Et pas davantage la crainte et l’espoir pour deschoses de peu d’importance »

Horace, Lettres I, 18, v. 96-99.]

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REGLE DE VIE n° 27

Contempler ceux qui vont plus mal que nousplus souvent que ceux qui semblent aller mieux.Dans les maux réels qui nous accablent, la conso-lation la plus efficace est la contemplation desouffrances beaucoup plus grandes que lesnôtres. Ensuite, la rencontre avec les sociis ma-lorum [compagnons de souffrance] qui sont dansle même cas que nous42.

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REGLE DE VIE N° 28 À propos de la vieillesse

C’est à tort qu’on s’apitoie sur l’absence dejoies qui caractérise la vieillesse et qu’on la plaintparce que maints plaisirs lui sont refusés. Toutplaisir est relatif car il ne s’agit que d’une satis-faction, d’un besoin qu’on assouvit. Qu’avec lasuppression du besoin le plaisir s’estompe, celamérite aussi peu de regrets que l’impossibilité decontinuer à manger après un repas ou de dormiraprès une nuit de sommeil. Beaucoup plus jus-tement, Platon (République, livre 1) estime heu-reux le temps de la vieillesse du fait qu’à cet âgecesse enfin le désir des femmes. – Confort etsécurité sont les besoins principaux de la vieil-lesse : c’est pourquoi on aime avant tout, à cetâge-là, l’argent – un substitut des forces qui dé-clinent. Après lui, ce sont les joies de la table quiremplacent les plaisirs de l’amour. À la place dubesoin de voir, de voyager et d’apprendre s’estinstallé le besoin d’enseigner et de parler. Maisc’est un bonheur quand le vieillard a gardél’amour de l’étude, de la musique et même duthéâtre43.

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REGLE DE VIE n° 29

Épicure déclare :

< « La richesse conforme à la nature a ses li-mites et elle est facile à acquérir ; la richessequ’on fait miroiter en vertu d’opinions néfastesse dissout dans l’infini » > (Diogène Laërce, Vi-tae philosophorum X, 144).

< « Parmi les besoins, certains sont naturelset nécessaires, d’autres sont naturels et non né-cessaires, d’autres ne sont ni naturels ni néces-saires » > (Diogène Laërce, Vitae philosophorumX, 149).

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REGLE DE VIE n° 30

Une activité, faire quelque chose ou simple-ment apprendre, est nécessaire au bonheur del’homme. Il veut mettre sa force au service del’action et d’une façon ou d’une autre constater lesuccès de ces activités. (Peut-être parce que c’estla garantie pour lui que ses besoins peuvent êtrecouverts par ses forces.) – Pour cette raison peut-être, on se trouve de temps à autre, au cours delongs voyages de détente, très malheureux. –Faire des efforts et combattre en résistant, voilàle besoin le plus essentiel de la nature humaine :l’arrêt, dont la jouissance tranquille suffiraitamplement, lui est chose impossible. Franchirdes obstacles est le plaisir le plus souverain deson existence, elle ne connaît rien de meilleur.Les obstacles peuvent être purement matériels,comme dans le commerce et les affaires, ou denature purement spirituelle, comme dans l’étudeet la recherche : lutter pour les éliminer et lesvaincre est le plaisir suprême de son existence.L’occasion lui manque-t-elle d’agir ainsi ? Elle lacrée comme elle peut : à son insu, sa nature la

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pousse alors à chercher des affaires, ou à tisserdes intrigues, à se lancer dans des filouteries etd’autres méchancetés : au gré des circonstances.BilboquetH 44.

H En français dans le texte.

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REGLE DE VIE N° 31

45 Comme étoile pour guider ses aspirations,on doit prendre non des images nées del’imagination, mais des concepts. – La plupartdu temps, c’est l’inverse qui se passe. Dans lajeunesse surtout, le but de notre bonheur se fixesous l’égide de quelques images que nous gar-dons sous les yeux souvent durant toute la vie, oula moitié de la vie, des images qui sont en réalitédes fantômes qui nous taquinent : car dès quenous les avons atteintes, elles se dissolvent enfumée, et nous voyons qu’elles ne tiennent abso-lument rien de leurs promesses. Il en va demême de certaines scènes de la vie domestique,de la vie en société ou à la campagne, des imagesde la maison, de l’environnement, etc., etc.Chaque fou a sa marotteI. Entre aussi dans cettesérie l’image des êtres qu’on aime. C’est naturel.Car ce qui relève de l’intuition exerce, précisé-ment parce que c’est le non-médiatisé, une in-fluence plus immédiate sur notre volonté que le

I En français dans le texte.

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concept, la pensée abstraite qui ne donne que legénéral, non le détailJ, et qui n’a qu’un rapportmédiat à la volonté. En revanche, le concept tientparole. Son rôle est de nous guider et de nousdéterminer en tout temps. Naturellement, il aurasans doute toujours besoin d’explication et deparaphrase à travers quelques images.

J En français dans le texte.

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REGLE DE VIE n° 32

Les neuf dixièmes, au moins, de notre bon-heur reposent exclusivement sur la santé. Car, autout premier chef, la gaieté de notre humeurdépend d’elle. Là où cette dernière est présente,les circonstances les plus désagréables et les plusadverses semblent davantage supportables queles plus heureuses dans lesquelles la mauvaisesanté rend maussade et inquiet. Qu’on comparela façon de voir les mêmes choses les jours desanté et de bonne humeur avec celle des jours desanté défaillante. Non pas ce que les choses sontréellement dans le contexte apparent del’expérience, mais ce qu’elles sont pour nousdans la conception que nous avons, voilà ce quinous rend heureux ou malheureux. Par suite, lasanté et la bonne humeur qui l’accompagnentpeuvent tout remplacer, mais elles, rien ne lesremplace. En fin de compte, impossible de jouird’aucun bonheur apparent sans la santé, et parconséquent il est absent chez l’homme accablépar la maladie. Avec elle tout est source de plai-sir : c’est pourquoi un mendiant en bonne santé

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est plus heureux qu’un roi malade. – Ce n’estdonc pas sans raison qu’on se demande toujoursmutuellement comment on va et qu’onn’interroge sur rien d’autre, et qu’on se souhaiteune bonne santé : car elle représente neufdixièmes de tout bonheur. – Il s’ensuit que c’estla pire de toutes les folies que de sacrifier sa san-té pour quelque cause que ce soit : acquérir desbiens, devenir savant, gloire, avancement profes-sionnel, et même pour les joies de Vénus et lesplaisirs fugaces. Au contraire, tout et le restedoivent lui être subordonnés 46.

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REGLE DE VIE n° 33

47 Il faut devenir maître de l’impressionqu’offre ce qui est objet de l’intuition sensible etactuel, dont la puissance est disproportionnéepar rapport à ce qui n’est que pensé et su ; ce quiest évident et actuel est puissant non du fait de samatière ou de son contenu – souvent très insigni-fiants –, mais en raison de sa forme – son accès àl’intuition sensible, son immédiateté, grâce aux-quelles cela s’impose à l’esprit et trouble sonrepos, ou même fait vaciller ses présupposés. –Ainsi, ce qui est agréable, et à quoi nous avionsrenoncé après réflexion, nous attire par son ap-parence extérieure ; ainsi, un jugement dontnous savons l’incompétence nous blesse, uneoffense qui mérite le mépris nous irrite ; ainsi dixraisons contre l’imminence d’un péril serontemportées par l’apparence erronée de sa pré-sence effective, etc.

Presque toujours, les femmes succombent àcette impression, et peu d’hommes ont une pré-pondérance telle de la raison qu’ils ne souffrentpas des effets de cette impression. Quand nous

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sommes incapables de maîtriser celle-ci complè-tement en appelant à la rescousse de pures idées,le mieux consiste à neutraliser une impressionpar l’impression opposée, par exemplel’impression d’une insulte en faisant appel àcelles d’une haute estime à notre égard 48 ;l’impression du danger qui menace par un exa-men approfondi de ce qui va en sens contraire.C’est chose lourde à porter, quand tous ceux quinous entourent sont d’une autre opinion quenous et se comportent en conséquence – den’être pas ébranlés même si nous sommes con-vaincus de leur erreur. Car ce qui est là sous nosyeux, ce qui relève de l’intuition sensible, agittoujours, parce que c’est de l’appréhender dansson ampleur, avec toute sa virulence. Des pen-sées et des raisons, en revanche, demandent dutemps et du repos pour être pleinement assimi-lées, car il est impossible d’être présent à soi àtout instant. Pour un roi en fuite et poursuivi, quivoyage incognito, la cérémonie d’allégeance deson compagnon intime, qui a eu lieu entre quatreyeux, sera un soutien presque obligatoire pourqu’à la fin il ne se désespère pas lui-même.

Conformément à ce qu’on vient de dire, laconnaissance par l’intuition sensible qui nousassaille à tout instant, et qui donne à

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l’insignifiant présent ici et maintenant une im-portance et une signification disproportionnées,nous perturbe et fausse en permanence le sys-tème de nos pensées ; de même, à l’inverse, lorsde performances physiques (comme je l’ai mon-tré dans mon ouvrage [Le Monde comme volontéet représentation]), la pensée est un élémentperturbateur d’une conception purement issue del’intuition.

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Règle de vie n° 34

Quand on jette un regard rétrospectif sur lecours de sa vie passée et qu’on aperçoit tant debonheur raté, tant de malheur arrivé, « le coursde la vie comme un labyrinthe fou » [Gœthe,Faust, I, « Dédicace », v. 14] –, il arrive facile-ment qu’on aille trop loin dans les reprochescontre soi-même. Car le cours de notre vie n’esten aucune façon et sans plus notre propre œuvre.Il est au contraire le produit de deux facteurs, àsavoir la succession des événements et la série denos décisions49, et en outre de telle sorte quenotre horizon pour chacun des deux est fort limi-té et que nous sommes incapables de prédirelongtemps à l’avance nos décisions, et encoremoins de prévoir les événements ; bien au con-traire, pour chacun des deux, nous ne connais-sons que ce qui est actuel ; par suite de quoi,quand notre but demeure lointain, il nous estimpossible de mettre le cap dessus directement,mais uniquement selon des approximations etdes conjectures. Autrement dit, nous sommesobligés au gré des circonstances de nous décider

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à tout instant en espérant atteindre notre but detelle sorte qu’il nous rapproche du but principal.Par conséquent, les circonstances qui s’offrent ànous et nos objectifs de base doivent être compa-rés à deux forces tirant en sens différents, et ladiagonale qui en résulte est le cours de notrevie50.

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REGLE DE VIE N° 35

51 En planifiant notre vie, ce que nous oublionsle plus souvent, et même presque nécessaire-ment, d’examiner et de prendre en compte, cesont les changements que le temps opère surnous-mêmes. C’est la raison pour laquelle nouspoursuivons des choses qui, lorsque nous finis-sons par les obtenir, ne correspondent plus à ceque nous sommes ; ou encore qu’avec les effortspréliminaires à une œuvre les années passent,qui dans le même temps nous volent silencieu-sement les forces pour l’œuvre proprement dite.

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REGLE DE VIE n° 36

52 Pour ne pas devenir malheureux, le moyenle plus sûr consiste à ne pas réclamer de devenirtrès heureux, donc de ramener à quelque chosede très modéré ses prétentions au plaisir, à lapossession, au rang, à l’honneur, etc. Car préci-sément la quête et la poursuite du bonheur atti-rent les grandes catastrophes. La quête d’unbonheur modéré est cependant sage et opportunedéjà du fait qu’il est extrêmement facile d’êtretrès malheureux, tandis qu’être très heureuxn’est pas seulement difficile, mais tout à fait im-possible53. En particulier, qu’on évite de bâtir sabéatitude, moyennant de nombreuses exigences,sur un large fondement : il ensevelit avec la plusgrande facilité celui qui se tient debout dessus.En effet, l’édifice de notre bonheur se comporte àcet égard à l’inverse de tout autre, qui tient leplus solidement sur un fondement large. Etablirses prétentions à un niveau aussi bas que pos-sible en rapport avec ses moyens en tout genre :c’est le moyen le plus sûr d’échapper à un grand

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malheur. Car tout bonheur positif est chimère,tandis que la souffrance est réelle.

Auream quisquis mediocritatem

Diligit, tutus caret obsoleti

Sordibus tecti, caret invidenda

Sobrius aula.

Saevius ventis agitatur ingens

Pinus : et celsae graviore casu

Decidunt turres : feriuntque summos

Fulgura montes

[« Quiconque choisit l’or du milieu

Reste à l’écart des ruines

De la chaumière délabrée, à l’écart,

Dans sa modération, du palais désirable.

Le pin immense est secoué par le vent

Furieux ; de hautes tours s’écroulent

Dans des chutes vertigineuses, et les éclairs

Lacèrent les cimes des monts. »

Horace, Carmina II, 10, v. 5-12.]

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REGLE DE VIE N° 37

54 < Dans la vie, la souffrance domine et elleest positive, tandis que les plaisirs sont négatifs.Pour cette raison précisément, celui qui fait de laraison la ligne directrice de son action et qui,pour tout ce qu’il fait, considère les conséquenceset l’avenir devra appliquer très souvent le sustineet abstine ; et pour garantir autant que faire sepeut l’absence de souffrance toute la vie durant,il devra sacrifier la plupart du temps les plaisirset les joies les plus excitants55. C’est pourquoi laraison joue le plus souvent le rôle d’un mentord’humeur chagrine, et elle propose inlassable-ment des renoncements, sans pour autant pro-mettre autre chose qu’une vie à peu près dénuéede souffrance. Cela vient de ce que la raison em-brasse, par le biais de ses concepts, le tout del’existence, et le résultat en est, dans le meilleurdes cas prévisibles, nul autre que celui qui estannoncé. La folie ne saisit qu’un pan de la vie, etil peut être riche de jouissance. >

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REGLE DE VIE n° 38

56 Chacun vit dans un monde différent, et ce-lui-ci s’avère aussi divers que la diversité despersonnes : conformément à ces dernières, il estpauvre, insipide, plat, ou bien riche, intéressant,plein de sens. Même la diversité que le destin, lescirconstances, le contexte introduisent dans lemonde de chacun est de moindre importance quecette diversité-là. De surcroît, la seconde peutvarier par l’effet du hasard, tandis que la pre-mière a été irrévocablement établie par la nature.

Aussi, pour le bien comme pour le mal, ce quiarrive et s’oppose à chacun dans sa vie importe-t-il infiniment moins que la façon dont il l’éprouve,que la forme de sa réceptivité et le degré de cetteréceptivité en chacune de ses formes57. C’est sou-vent à tort que l’un envie l’autre pour des événe-ments intéressants survenus dans la vie de cedernier. Alors qu’il devrait l’envier pour la récep-tivité grâce à laquelle ces événements paraissentsi intéressants dans la description qu’il en fait. Lemême événement qui, survenant à un génie, estpour ce dernier d’un suprême intérêt serait de-

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venu pour un cerveau insipide une scène insipidede la vie quotidienne. – C’est ainsi que ce qui estscène de tragédie pour le mélancolique l’est déjàbeaucoup moins pour le flegmatique et le san-guin. Aussi devrions-nous nous fixer beaucoupmoins sur la possession de biens extérieurs quesur le maintien d’un tempérament gai et heureuxainsi que d’un esprit sain, qui dépendent pourune large part de la santé : mens sana in corporesano [« Un esprit sain dans un corps sain », Ju-vénal, Satires IV, 10, 356].

Dès le début de l’Eudémonique, j’ai déclaréque ce que nous avons et ce que nous nous re-présentons constituent des considérations su-bordonnées par rapport à ce que nous sommes.L’état de la conscience seul est ce qui subsiste etagit durablement : tout le reste n’agit que passa-gèrement58. Mais la préséance de l’intellect sur lavolonté, du fait que cette dernière apporte tou-jours beaucoup de tourment et peu de joie véri-table, la grande vitalité et capacité de l’intellectqui bannissent l’ennui et rendent l’homme richeen soi, qui sont infiniment plus performantes quetoutes les distractions qu’apporte la richesse,également une âme contente et raisonnable :c’est de cela que beaucoup dépend. – L’étatd’esprit, la nature de la conscience est à tous

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égards, par rapport au bonheur de notre exis-tence, la chose essentielle. En effet, n’est-ce pasla conscience seule qui est la réalité immédiate ?Tout le reste est médiat, du pareil au même.Comme notre vie est, contrairement à celle desplantes, une vie non pas inconsciente, mais cons-ciente, et qu’elle a de surcroît comme base etcondition communes une conscience, la nature etle degré de plénitude de cette conscience sontmanifestement la chose absolument essentiellepour une vie agréable ou désagréable59.

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REGLE DE VIE n° 39

60 < J’ai déjà dit (essai sur la liberté) 61 qu’enraison de la puissance secrète qui préside mêmeaux événements les plus fortuits de notre vie (j’enai parlé de manière exhaustive), on doits’habituer à considérer chaque événementcomme nécessaire62 – un fatalisme à bien deségards rassurant et qui dans son principe estjuste. Mais de la simple loi de causalité, il résultesans contestation possible ceci63 : était toujoursvraiment possible (comme le dit à juste titre Dio-dore de Mégare64 dans mon ouvrage [Le Mondecomme volonté et représentation], p. 650) uni-quement ce qui est devenu réel ou qui le devientencore. Cependant, que le champ de la possibilitésoit tellement plus grand que celui de la réalitén’est pour une part qu’une apparence : en effet, leconcept embrasse d’un coup une infinité, alorsque le temps infini où cette infinité se réalise nepeut nous être donné et que, pour cette raison,nous ne saurions embrasser totalement du re-gard le champ de la réalité – qui, comme letemps, est infini – du fait qu’il apparaît plus pe-

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tit ; pour une autre part, il n’est question qued’une possibilité théorique. À savoir de la façonsuivante : est possible ce qui peut arriver : maisce qui peut arriver arrive à coup sûr, car autre-ment cela ne peut arriver. La réalité est la con-clusion d’un syllogisme dont la possibilité fournitla prémisse.

{Il était manifeste que ce dont le fondementest posé s’ensuit inéluctablement, c’est-à-dire nepeut pas ne pas être, donc est nécessaire. Mais ons’en tint exclusivement à cette dernière détermi-nation et l’on déclara : est nécessaire ce qui nepeut être autrement, ou dont le contraire estimpossible. Mais on ne prêta aucune attention aufondement et à la racine de cette nécessité, onignora la relativité de toute nécessité qui en ré-sultait, et l’on fit ainsi la fiction tout à fait impen-sable d’un absolument nécessaire, c’est-à-dired’un quelque chose dont l’existence serait toutaussi inéluctable que la conséquence à partir dufondement, mais qui ne serait cependant pas laconséquence à partir d’un fondement et qui doncne dépendrait de rien. Une proposition annexequi est précisément une pétition absurde, parcequ’elle contredit à la proposition du fondement.Partant néanmoins de cette fiction, on expliqua,dans un sens allant diamétralement à l’encontre

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de la vérité, que tout ce qui est posé à travers unfondement est l’accidentel : on mit en effetl’accent sur la relativité de sa nécessité et oncompara celle-ci à la nécessité absolue évoquée,qui est totalement suspendue en l’air, contradic-toire avec son propre concept65. Cette détermina-tion de l’accidentel, erronée dans son fondement,Kant la conserve cependant lui aussi et l’avancecomme explication : voir Critique de la raisonpure, V66. Il tombe même, ce faisant, dans unecontradiction éclatante avec lui-même lorsqu’ildéclare (p. 301) : « Tout ce qui est accidentel aune cause », et qu’il ajoute : « Est accidentel cedont le non-être est possible. » Mais ce qui a unecause, son non-être est absolument impossible,c’est donc une chose nécessaire. – Du reste, onpeut trouver déjà chez Aristote cette explicationtotalement fausse du nécessaire et del’accidentel : dans De generatione et corruptioneII, 9 et 11, le nécessaire est en effet expliquécomme ce dont le non-être est impossible ; face àlui, il y a ce dont l’être est impossible ; et entre lesdeux, il y a ce qui peut être et ne pas être – doncce qui naît et ce qui disparaît –, et ceci seraitalors l’accidentel. Après ce qui a été dit ci-dessus,il est clair que cette argumentation est née,comme souvent chez Aristote, du fait qu’il restefixé sur des concepts abstraits sans retourner à ce

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qui est concret et objet d’intuition, où pourtantréside la source des concepts abstraits et à tra-vers quoi ils doivent toujours être contrôlés.« Quelque chose dont le non-être est impos-sible » est assurément pensable in abstracto.Mais si nous nous tournons avec cette idée versle concret, le réel, vers ce qui relève de l’intuitionsensible, nous ne trouvons rien qui puisse attes-ter cette pensée, fût-ce seulement commequelque chose de possible – rien sinon la sé-quence évoquée d’un fondement donné dont lanécessité est cependant une nécessité relative etconditionnée.

Je profite de l’occasion pour ajouter encorequelques remarques à propos de ces concepts quiconcernent la modalité. – Comme toute nécessitérepose sur la proposition du fondement et qu’elleest relative pour cette raison même, tous les con-cepts apodictiques sont originellement et dansleur signification ultime hypothétiques. Ils nedeviennent catégoriques qu’avec l’adjonctiond’une mineure assertorique, donc dans le syllo-gisme. Si cette mineure est encore indécidable etsi ce caractère indécidable est exprimé, celadonne le jugement problématique.

Ce qui (comme règle) est apodictique (une loide la nature) n’est toujours, considéré par apport

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à un cas singulier, que problématique, car il fautque la condition qui place le cas sous la règlecommence par intervenir réellement. Et àl’inverse, ce qui dans le singulier comme tel estnécessaire (apodictique) (tout changement sin-gulier, nécessaire de par sa cause) est, énoncé ensoi et en général, à son tour de nouveau pure-ment problématique, car la cause intervenue neconcernait que le cas singulier, et que le juge-ment apodictique, toujours hypothétique,n’énonce que des lois universelles, et non des casimmédiatement singuliers. – Tout cela vient dece que la possibilité n’est là que dans le domainede la réflexion et pour la raison, tandis que le réelest là dans le domaine de l’intuition sensible etpour l’entendement, et que le nécessaire l’estpour les deux. Et même, à proprement parler, ladifférence entre nécessaire, réel et possible n’estlà qu’in abstracto et selon le concept. Dans lemonde réel, en revanche, les trois coïncidentpour ne faire qu’un. Car tout ce qui arrive arrivenécessairement, parce que cela survient à partirde causes, et que ces causes à leur tour ont elles-mêmes des causes. De sorte que tous les événe-ments qui se déroulent dans le monde, les petitscomme les grands, constituent un enchaînementrigoureux de ce qui arrive nécessairement. Con-formément à quoi, tout ce qui est réel est simul-

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tanément quelque chose de nécessaire, et dans laréalité10 il n’y a pas de différence entre réalité etnécessité. De même qu’il n’y en a pas entre réali-té et possibilité ; car ce qui n’est pas arrivé, c’est-à-dire n’est pas devenu réel, n’était pas non pluspossible, du fait que les causes sans lesquellescela ne pouvait en aucun cas survenir ne sontelles-mêmes pas survenues, et ne pouvaient passurvenir, dans la grande chaîne des causes :c’était donc quelque chose d’impossible. Tout cequi arrive est par suite soit nécessaire soit impos-sible. Mais tout cela ne vaut que du monde réelempirique, c’est-à-dire du complexe des chosessingulières, donc du tout à fait singulier commetel. Si en revanche nous considérons, par lemoyen de la raison, les choses en général en lesconcevant in abstracto, alors nécessité, réalité etpossibilité se disjoignent à nouveau : nous re-connaissons alors tout ce qui est conforme apriori aux lois appartenant à notre intellectcomme possible en général, et ce qui correspondaux lois empiriques de la nature comme possibleen ce monde même si ce n’est jamais devenuréel ; nous distinguons donc clairement le pos-sible du réel. Ce qui est réel est certes en soi tou-jours aussi quelque chose de nécessaire, maisseul celui qui connaît sa cause le conçoit commetel. Abstraction faite de cette cause, cela est et

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s’appelle de l’accidentel. Cette considérationnous fournit aussi la clef à propos de cette con-tentio peri dunatôn [conflit sur la possibilité]entre Diodore de Mégare et Chrysippe le stoïcien,conflit que Cicéron rapporte dans son livre Defato. Diodore dit : « Seul ce qui devient réel a étépossible : et tout ce qui est réel est égalementnécessaire. » Chrysippe déclare au contraire.« Beaucoup de choses sont nécessaires qui nedeviennent jamais réalité : car seul le nécessairedevient réel. » – Nous pouvons nous expliquerces déclarations de la façon suivante. La réalitéest la conclusion d’un syllogisme dont la possibi-lité fournit la prémisse. Or ce n’est pas seulementla majeure qui est exigée ici, mais aussi la mi-neure ; c’est uniquement toutes deux qui livrentla possibilité plénière. En effet, la majeure nedonne qu’une possibilité universelle in abstracto,purement théorique ; mais celle-ci en soi ne rendencore rien du tout possible, c’est-à-dire capablede devenir réel. Pour cela, il faut aussi la mi-neure, en tant qu’elle fournit la possibilité pour lecas particulier du fait qu’elle le range sous larègle. Ce cas particulier devient ainsi aussitôtréalité. Par exemple :

Majeure : Toutes les maisons (par conséquentaussi ma maison) peuvent brûler.

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Mineure : Le feu se met à ma maison.

Conclusion : Ma maison brûle.

Car toute proposition universelle, donc toutemajeure, ne détermine jamais les choses, sousl’angle de la réalité, que d’après une présupposi-tion, par conséquent de manière hypothétiquepar exemple, la capacité de brûler a pour présup-position que le feu s’y mette. Cette présupposi-tion est apportée dans la mineure. À tous lescoups, la majeure charge le canon : c’est unique-ment lorsque la mineure ajoute la mèche que lesyllogisme, la conclusio, suit. C’est absolument lecas pour le rapport de la possibilité à la réalité.Or, comme la conclusion, qui est rénonciation dela réalité, s’ensuit toujours nécessairement, il endécoule que tout ce qui est réel est aussi néces-saire. L’on voit aussi par là qu’être nécessaireveut seulement dire être la conséquence d’unfondement donné. Ce dernier est, dans le cas duréel, une cause. Donc tout ce qui est réel est né-cessaire. Par suite, nous voyons ici coïncider lesnotions du possible, du réel et du nécessaire, etpas seulement le dernier présupposer le premier,mais également l’inverse. Ce qui les maintientdisjoints, c’est la limitation de notre intellect parla forme du temps, car le temps constitue la mé-diation entre possibilité et réalité. La nécessité de

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l’événement singulier peut être intrinsèquementcomprise grâce à la connaissance de l’ensemblede ses causes ; mais la coïncidence de l’ensemblede ces causes, diverses et indépendantes l’une del’autre, nous apparaît accidentelle, et même,l’indépendance de l’une par rapport à l’autre estprécisément le concept de l’accidentel. Cepen-dant, comme chacune d’elles était la conséquencenécessaire de sa cause, dont la chaîne est sanscommencement, il s’avère que l’accidentel n’estqu’un phénomène purement subjectif qui naît dela limitation de l’horizon de notre entendement,et tout aussi subjectif que l’horizon optique où leciel frôle la terre.} > 67

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REGLE DE VIE N° 40

68 D’habitude, nous cherchons à éclairerl’ombre du présent par des spéculations sur despossibilités favorables et nous nous imaginonsmille espérances chimériques ; chacune d’ellesest grosse d’un disappointmentK si elle demeure,comme c’est la plupart du temps le cas, déçue. Aulieu de quoi, nous devrions plutôt faire de toutesles possibilités désagréables l’objet de nos spécu-lations, ce qui amènerait soit des mesures pré-ventives pour les éviter, soit d’agréables surprisessi ces possibilités ne se réalisent pas. < Des ca-ractères sombres et angoissés rencontreront surleur route mainte souffrance imaginaire, maismoins de souffrances réelles que des caractèresgais et insouciants. Car quiconque voit tout ennoir et craint toujours le pire, celui-là se seratrompé moins souvent que celui qui confère tou-jours aux choses des couleurs gaies et une issueheureuse. >69

K En anglais dans le texte.

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REGLE DE VIE N° 41

Quand quelque chose de désagréable se pro-duit, ne pas se permettre non plus la pensée qu’ilpourrait en être autrement. Fatalisme : nous enavons déjà parlé. (Immédiatement bon, et nonmédiatement.)

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Règle de vie n° 42

70 Une folie parmi les plus grandes et les plusfréquentes consiste à prendre des dispositions àlong terme pour la vie, de quelque naturequ’elles soient. Parmi elles, en premier lieu, l’oncompte aussi sur une vie humaine allant à sonterme et bien remplie, que pourtant une minoritéatteint ; ensuite, même s’ils vivent aussi long-temps, cette vie est malgré tout trop courte pourleurs plans, car leur réalisation nécessite toujoursbeaucoup plus de temps qu’on l’a supposé. Puis,comme toutes choses humaines, ces plans sontexposés aux échecs, aux obstacles, à un point telqu’ils sont rarement menés à terme. Et même sien fin de compte tout est atteint, on a oubliéd’inclure dans le calcul le fait que l’homme lui-même change avec les années71 et ne conservepas les mêmes facultés, ni pour réaliser ni pourjouir ; ce pour quoi il a travaillé toute sa vie, danssa vieillesse il est incapable d’en jouir : le poste sidifficilement obtenu, il n’est plus en état de letenir, et donc les choses arrivent trop tard pourlui ; ou encore, à l’inverse, il arrive trop tard pour

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les choses quand il a voulu réaliser et créerquelque chose d’original : le goût de l’époque achangé, une nouvelle génération n’y prend au-cune part, d’autres l’ont précédé en prenant unchemin plus court.

Quid aeternis minorent

Consiliis animum fatigas ?

[« Pourquoi te fatiguer l’esprit

trop faible pour des projets éternels ? »

Horace, Carmina II, 11, v. 11-12.]

La raison de ce mauvais choix très répandu estl’illusion naturelle qui fait que la vie, vue à partirdu commencement, semble sans fin ; ou que,lorsqu’on regarde en arrière à partir de la fin duparcours, elle paraît infiniment courte (vue avecdes jumelles). Elle a assurément ses avantages :car sans elle, quelque chose de grand viendraitdifficilement au jour.

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Règle de vie N° 43

Celui que la nature a richement doté(l’expression convient ici vraiment au senspropre), celui-là n’a extérieurement besoin derien de plus que de temps libre pour pouvoirprofiter de sa richesse intérieure. Il est, si seule-ment ce temps libre lui échoit, à proprementparler le plus heureux des hommes, car il estcertain que le Moi nous est infiniment plusproche que le non-Moi. Tout ce qui est extérieurest et demeure non-Moi ; l’intérieur, la cons-cience et son état constituent seuls le Moi, et enlui seul résident notre bien-être et notre douleur.– N. B. : Ces concepts de Moi et de non-Moi sontbeaucoup trop grossiers pour la métaphysique,car le Moi n’est pas simple : ils ne sont suffisantsque pour l’Eudémonologie.

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Règle de vie N° 44

La vérité principale de l’Eudémonologie restececi : ce que l’on a ou ce qu’on représente impor-tent beaucoup moins que ce que l’on est. « Lebonheur le plus grand est la personnalité »[Gœthe, Divan ouest-est, livre Suleika, 7e partie].En tout et pour tout on ne jouit à proprementparler que de soi-même. Que le Soi ne vaille rien,et tous les grands plaisirs sont comme des vinsdélicieux dans une bouche contaminée par lagale. – Les grands ennemis du bonheur del’homme sont au nombre de deux : la douleur etl’ennui. Or, la nature a également doté la person-nalité d’un remède pour se protéger contre cha-cune de ces deux forces hostiles : contre la dou-leur (qui est bien plus souvent spirituelle quecorporelle) la bonne humeur, et contre l’ennuil’esprit. – Mais tous deux ne sont guère apparen-tés entre eux, et même, à leurs degrés suprêmes,ils sont probablement incompatibles. Le génie estapparenté avec la mélancolie : [Aristoteles ait]omnes ingeniosos melancholicos esse [« Aristotedéclare que tous les hommes de génie sont mé-

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lancoliques », Cicéron, Tusculanes I, 33, 80] ; etles tempéraments très gais n’ont que des disposi-tions spirituelles superficielles. Par conséquent,plus une nature est armée face à l’un de cesmaux, moins elle l’est en règle générale face àl’autre. – Nulle vie humaine n’est épargnée par ladouleur et l’ennui ; c’est donc une faveur spécialedu destin que d’exposer un homme principale-ment à celui de ces deux maux pour lequel lanature l’a le mieux armé, que d’envoyer degrandes douleurs là où règne beaucoup de gaieté,et beaucoup de temps libre là où il y a beaucoupd’esprit – et non pas l’inverse. Car l’esprit faitqu’on ressent doublement et de façon démulti-pliée la douleur ; et pour un tempérament gaimanquant d’esprit, la solitude et le loisir nonremplis par des occupations sont totalementinsupportables72.

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Règle de vie n° 45

Duskolos [grincheux] est celui qui, ayant lesmêmes chances pour et contre lui, ne se réjouitpas quand l’issue lui est favorable et au contraires’irrite quand elle lui est défavorable. – Eukolos[d’humeur gaie] est celui qui se réjouit lors d’uneissue favorable et ne s’irrite pas d’une issue défa-vorable. < La sensibilité face à des impressionsagréables ou désagréables est extrêmement di-verse chez des hommes différents. Ce qui portel’un quasiment au désespoir, l’autre va jusqu’à enrire.

Natur has fram’d strange fellows in hertime :

Some that will evermore peep through theireyes.

And laugh, like parrots, at a bag-piper ;

And others of such vinegar aspect.

That they’ll not show their teeth in way ofsmile.

Though Nestor swear the jest be laughable.

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(Le Marchand de Venise, scène 1)

[« La nature a, en son temps, produit dedrôles d’oiseaux ;

Certains, qui ouvrent des yeux réjouis et

Sont aussi hilares que des perroquets à la vued’un joueur de cornemuse ;

et d’autres qui ont des airs si renfrognés

qu’ils ne desserrent pas les dents pour un sou-rire,

Nestor lui-même jurerait-il que la plaisanterieest bonne ! »] 73

Platon appelle cette différence duskolos et eu-kolos. – Plus la sensibilité pour des sensationsdésagréables est forte, plus la sensibilité pourcelles qui sont agréables est en général négative,et inversement. – La raison de la différence ré-side sans doute dans la tension plus ou moinsforte (tonus) inhérente aux nerfs et dans la con-formation des organes de la digestion.

La duskolia est une grande sensibilité pourtoutes les impressions désagréables. L’eukolia secomporte à l’inverse. Si la duskolia atteint unniveau très élevé en raison de dysfonctionne-ments corporels (résidant la plupart du tempsdans le système nerveux ou digestif), le moindre

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désagrément est un motif suffisant pour le sui-cide ; au plus haut degré de duskolia, il n’estmême pas besoin d’un incident particulier : dusimple fait d’un mal-être durable (dégoût de lavie), le suicide est accompli avec une si froideréflexion et une si ferme détermination que lemalade, la plupart du temps déjà sous surveil-lance, est prêt à tout moment et profite du pre-mier moment de relâchement de la surveillance,sans la moindre hésitation ni lutte pour s’y préci-piter comme vers l’unique soulagementL naturel.Ce suicide né d’une manifeste duskolia relève dela maladie et Esquirol le décrit comme tel dans ledétail (troubles de l’âme)74.

Seulement, l’immensité d’un malheur peutmener même l’homme possédant une santé ex-cellente au suicide.

La différence réside simplement dansl’intensité différente de l’occasion et elle est rela-tive, car la mesure de duskolia et d’eukolia estd’une infinie diversité de degrés. Plus infime lemalheur qui devient motif, et d’autant plusgrande devra nécessairement être la duskolia,d’autant plus aussi le cas relève de la maladie. –

L En français dans le texte.

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Et plus le malheur est grand, d’autant plus enbonne santé et d’autant plus eukolos estl’homme75.

Abstraction faite des stades de transition etdes stades moyens, il y a donc deux types de sui-cides : celui du malade, dû à la duskolia, et celuide l’homme sain, dû au malheur.

À cause de la grande différence entre duskoliaet eukolia, il n’y a pas d’accident qui serait siinfime qu’il ne puisse devenir, avec une duskoliasuffisante, un motif de suicide, et aucun qui se-rait si grand qu’il devrait nécessairement le de-venir pour tout homme.

Il faut juger du degré de santé de l’homme quise suicide d’après la gravité et la réalité du mal-heur. À supposer qu’on admette qu’un homme enparfaite santé soit nécessairement si eukolosqu’aucun malheur ne saurait lui enlever le cou-rage de vivre, alors il est juste de dire que tous leshommes qui se suicident sont des malades men-taux (mais en réalité malades dans leur corps).Mais qui donc est tout à fait en bonne santé ?

Dans les deux sortes de suicides, il s’agit ulti-mement de la même chose : le penchant naturel àvivre est vaincu par le côté insupportable dessouffrances ; mais pour casser une planche solide

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il y faut 1000 onces, alors qu’une planche légèrecasse avec 1 once : il en va de même avecl’occasion et la sensibilité. Et en fin de compte,c’est comme avec des accidents purement phy-siques un petit refroidissement coûte la vie à unmalade, mais il est des refroidissements dontmême l’homme ayant la meilleure des santésmourra.

Assurément, pour prendre sa décision,l’homme en bonne santé doit soutenir un combatbien plus dur que le malade mental à qui, auxstades ultimes de sa maladie, la décision ne coûtepratiquement rien ; en revanche, ce dernier adéjà subi auparavant une longue période de souf-france avant d’être amené à un moral si bas. Cequi dans tous les cas facilite la chose, c’est quedes souffrances de l’esprit nous rendent indiffé-rents à des souffrances corporelles, et récipro-quement.

Le caractère héréditaire de la disposition ausuicide démontre que la part subjective de ladétermination est probablement la plus forte. >76

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Règle de vie N° 46

Aristote estime que la vie philosophique est laplus heureuse : Éthique à Nicomaque X, 7-9.

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Règle de vie N° 47

À ce qu’on a appartiennent de manière privi-légiée des amis. Mais cette possession a la pro-priété suivante : celui qui possède doit être dansune mesure équivalente la possession de l’autre.Dans une généalogie des rois de Saxe datée duXVIIe siècle et déposée dans le pavillon de chassede Moritzburg, écrite par quelque aristocrate del’époque, on lit ceci :

Amour véritable

Amitié durable

Et tout le reste au diable.

Sur l’amitié, voir Aristote, Ethique à Nico-maque X, 8-10, et Ethique à Eudème VII.

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Règle de vie N° 48

Sur la béatitude en général, Aristote est beauet vaut d’être lu : voir Ethique à Nicomaque X, 7-10 ; et dans Éthique à Eudème VII, 2, 1238a 12, ildéclare : hê eudaimonia tôn autarkôn esti (àsavoir : anthropôn) [« Le bonheur appartient àceux qui se suffisent à eux-mêmes »].

Le bonheur n’est pas chose aisée : il est trèsdifficile de le trouver en nous, et impossible de letrouver ailleursM (Chamfort, Caractères etAnecdotes, dans Œuvres, t. IV, Paris, Imprimeriedes Sciences et des Arts, 1795, p. 433).

M En français dans le texte.

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Règle de vie N° 49

77 La définition d’une existence heureuse se-rait : une existence qui serait, considérée de ma-nière purement objective – ou (parce qu’il y va icid’un jugement subjectif) après froide et mûreréflexion –, résolument préférable au non-être. Ils’ensuit du concept d’une telle existence quenous y serions attachés à cause d’elle-même, etnon pas seulement par peur de la mort ; et de là,à son tour, il s’ensuit que nous voudrions la voirdurer éternellement. La vie humaine correspond-elle ou peut-elle correspondre au concept d’unetelle existence ? Voilà une question à laquelle maphilosophie, comme on sait, répond par la néga-tive. Mais l’Eudémonologie y présuppose sansdoute une réponse affirmative.

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Règle de vie N° 50

Toute réalité, c’est-à-dire tout présent accom-pli, consiste en deux moitiés, l’objet et le sujet,unis de manière aussi essentielle et nécessaireque l’oxygène et l’hydrogène dans l’eau. Avec unemoitié objective pleinement semblable, mais unemoitié subjective différente, ou inversement, laréalité ou le présent ne sont plus les mêmes.

La moitié objective la plus belle et la meil-leure, nantie d’une moitié subjective tronquée,mauvaise, ne donne qu’une réalité et un présentmauvais, comme une belle contrée vue par mau-vais temps ou captée dans une mauvaise cameraobscura sur une table bancale. La moitié objec-tive est entre les mains du destin et sujette àchangements. La moitié subjective, c’est nous-mêmes. Elle est pour l’essentiel immuable78. Àpartir de là, on voit clairement à quel point notrebonheur dépend de ce que nous sommes, denotre individualité, alors qu’en général on neprend en compte que notre destin et ce que nousavons. Le destin peut s’améliorer, et la frugaliténe lui réclame pas grand-chose : mais un sot

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reste un sot et un gros balourd reste un gros ba-lourd pour l’éternité, seraient-ils entourés dehouris au paradis. « Le bonheur suprême est lapersonnalité » [cf. Gœthe, Divan ouest-est, livreSouleika, 7e partie].

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Eudémonologie

79 Ce qui fonde la différence dans le destin desmortels peut être ramené à trois points 80 :

1. Ce que quelqu’un est : c’est-à-dire la per-sonnalité au sens le plus large, qui comprend lasanté, la force, la beauté, le caractère moral,l’esprit et la formation de l’esprit.

2. Ce que quelqu’un a : c’est-à-dire son avoiret ses possessions.

3. Ce que quelqu’un représente : ce point ré-side dans l’opinion d’autres sur lui et c’est larenommée, le rang et la gloire.

Sur le n°1 repose la différence établie par lanature entre les hommes, et on peut déjà enconclure qu’elle sera beaucoup plus essentielle etplus profonde que les différences n°2 et n°3, duesaux institutions humaines81.

Sans aucun doute, le premier point est de loinle plus essentiel pour le bonheur et le malheurdes hommes. Car à proprement parler, la choseessentielle, l’existence véritable de l’homme, est

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manifestement ce qui se passe à l’intérieur del’homme, son bien-être intérieur, qui est le résul-tat de ce qu’il ressent, veut, pense. Avec le mêmeenvironnement, chacun vit dans un autre monde(microcosme) ; les mêmes événements du dehorsaffectent chacun tout à fait autrement. Et la dif-férence qui naît exclusivement de ces disposi-tions intimes est bien plus grande que celle quedes circonstances extérieures établissent entredes hommes différents. Du reste, immédiate-ment, chacun n’a affaire qu’à ses représentations,ses sensations, l’expression de ses volontés ; leschoses extérieures n’ont d’influence que dans lamesure où elles les stimulent ; mais chacun viteffectivement à travers ces dispositions intimes :elles rendent sa vie heureuse ou malheureuse82.

Un tempérament gai, dû à une excellente san-té et une organisation heureuse, un esprit clair,vivant, pénétrant, d’une puissante largeur de vue,une volonté douce et modérée, voilà des avan-tages qui ne sauraient être remplacés par nulrang ni richesses.

Ce qui est subjectif est beaucoup plus impor-tant que ce qui est objectif : cela représente, parrapport au plaisir, les neuf dixièmes. Cela vaut del’adage : « La faim est le meilleur cuisinier »,jusques et y compris dans la vie du génie ou du

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saint ; le vieillard reste de glace devant la jeunefille, qui est pour le jeune homme le summumbonum.

83 Puisque tout ce qui est là et qui se passepour l’homme n’est immédiatement présent quedans sa conscience et ne se passe que pour lasienne, il est manifeste que les dispositions de laconscience sont elles-mêmes la chose la plusessentielle et que les choses dépendent beaucoupplus d’elles que des figures qui apparaissent enelles. Tout le faste et tous les plaisirs qui se dé-roulent dans la conscience morne d’un sot sonttrès pauvres par rapport à la conscience de Cer-vantès quand il écrit le Don Quichotte dans uneprison inconfortable.

Ce que quelqu’un possède pour soi, ce quil’accompagne dans la solitude et que personne nepeut ni lui donner ni lui prendre, voilà qui estbeaucoup plus essentiel que tout ce qu’il possèdeou ce qu’il est aux yeux des autres.

Un homme d’esprit s’entretient excellemmentdans la totale solitude grâce à ses propres pen-sées et sa propre imagination, tandis qu’un crétinéprouve de l’ennui même s’il ne cesse d’alternerspectacles, fêtes et sorties. – Un bon caractère,un caractère doux et modéré peut être content

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dans des circonstances laissant fortement à dési-rer, alors qu’un méchant caractère, un caractèreenvieux et plein de convoitise ne le sera guèremême s’il est couvert de richesses. (Gœthe dit àjuste raison dans le Divan : « Le bonheur su-prême, c’est la personnalité » [cf. Gœthe, Divanouest-est, livre Souleika, 7e partie]. Del’extérieur, l’homme est susceptible de retirerbien moins que l’on a l’air de croire.) – Combiende jouissances totalement superflues, fâcheusesmême et encombrantes pour celui qui possède enpermanence la jouissance d’une individualitéhors du commun84 !

Si donc la subjectivité, la personnalité sont lachose la plus essentielle, la chose regrettable estailleurs : c’est que le subjectif ne dépend absolu-ment pas de nous, mais demeure immuable pourla vie entière85, alors que les deux autres points,l’avoir et ce qu’on représente, sont malgré tout àportée de main éventuelle de tout un chacun. –La seule chose en notre pouvoir par rapport à lapersonnalité, c’est d’en user avec tout l’avantagepossible, c’est-à-dire de lui assurer le type deformation qui lui est exactement appropriée enévitant toute autre ; il s’agit de se mettre dans lasituation, l’état de vie, l’occupation, etc., qui cor-respondent à cette personnalité et, en second

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lieu, de s’en conserver la jouissance. Pour cela,c’est la connaissance de soi qui est exigée : d’ellenaît le caractère acquis dont il est question dansmon ouvrage, p. 436 [Le Monde comme volontéet représentation, livre IV, § 55, conclusion]86

Par conséquent, il y a beaucoup plus à gagner enemployant ses forces à cultiver sa personnalitéqu’à acquérir des biens. Il faut simplement éviterde négliger ces derniers au point de tomber dansla pauvreté, et par ailleurs, il faut que la culturesoit adaptée à l’individualité : beaucoup de savoirrend l’homme ordinaire et limité encore plusidiot, bon à rien, incapable de donner la moindresatisfaction ; au contraire, la tête sortant del’ordinaire ne jouira de son individualité qu’enacquérant les connaissances adaptées à elles.Beaucoup de riches sont malheureux parce qu’ilssont dépourvus de connaissances ; et pourtant,en règle générale, chacun est davantage préoccu-pé d’amasser que de se cultiver : alors que cequ’on est contribue beaucoup plus au bonheurque ce qu’on a !

En effet, la personnalité accompagne l’hommepartout et à toute heure ; sa valeur est absolue etnon pas relative comme les deux autres pointselle assure même à l’estime qu’on se porte à soi-même, si essentielle à notre bonheur87, une as-

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sise bien plus solide que la rubrique n°3 : ellen’est pas, comme le n°2 et le n°3, soumise aubonheur, c’est-à-dire au hasard, elle ne peut donclui être arrachée, de même qu’inversement ellene saurait être acquise. Seul le temps, l’âge,l’amoindrissent, abstraction faite cependant ducaractère moral : alors que le reste succombenécessairement à la durée ; c’est le seul point oùle n°2 et le n°3 ont l’avantage. Néanmoins, demême que l’âge diminue les capacités intellec-tuelles, il amoindrit aussi les passions qui sont àl’origine de tourments.

Les nos 2 et 3 ont quelques effets mutuels.Habes, haberis [« Si tu as, tu seras », Pétrone,Satyricon LXXVII, 6], et, inversement, l’opiniond’autrui [peut] aider pour acquérir des biens88.

Seuls des fous placeront le rang avant la pro-priété. Car la valeur de la propriété est de nosjours si universellement reconnue qu’elle n’abesoin d’aucune recommandation. Comparée àelle, le n°3 est de nature fort éthérée. Il est fon-cièrement l’opinion d’autrui. Sa valeur immé-diate est problématique et repose sur notre vani-té. Il est des cas où il faut la mépriser. Sa valeurmédiate peut devenir très grande, car notre pro-priété et notre sécurité personnelle dépendentd’elle souvent. Il faut distinguer les deux.

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Ce qu’on représente, c’est-à-dire l’opiniond’autres sur nous, paraît déjà à première vueinessentielle à notre bonheur. D’où vanité, vani-tas. Cependant, la nature humaine est ainsi faiteque nous lui accordons une grande valeur. Il estpratiquement impossible d’expliquer à quel pointchaque homme se réjouit intérieurement chaquefois qu’il remarque des signes de l’opinion favo-rable d’autrui et que sa vanité est d’une manièreou d’une autre flattée. Souvent, il se console dumalheur réel, ou du manque des biens nos 1 et 2,par des signes d’applaudissement de la partd’autrui ; et à l’inverse, c’est une sourced’étonnement que de voir combien chaque bles-sure portée à sa vanité, chaque manque d’égard,chaque marque de moindre estime le contristent.Le sentiment de l’honneur repose là-dessus89. Etil se peut que cette propriété soit fort nécessaire àla bonne conduite, comme un appui de la morali-té. Il convient néanmoins à un homme qui réflé-chit de tempérer au maximum ce sentiment,aussi bien quand on le flatte que lorsqu’il subitdes avanies. – Car les deux sont liés. Sinon, ildemeure tristement esclave de l’opinion d’autrui.– Tam leve tam parvum est animus quod laudisavarum subruit aut reficit [« C’est chose si mes-quine et inconsistante que celle qui démonte ou

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relève un esprit ambitieux ! » Horace, Lettres II,1, v. 179-180].

À la réputation, c’est-à-dire au bon renom,chacun doit s’efforcer de parvenir ; à occuper unrang, uniquement ceux qui servent l’État ; à lagloire au sens supérieur du mot ne doivent aspi-rer que très peu d’hommes.

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Références

1. [Jusqu’à la règle de vie n° 30, le texte setrouve dans Foliant (cf. Présentation de F. Volpi,ci-dessus p. 7), § 124. Cf. Arthur Schopenhauer,Les Manuscrits posthumes, t. III, p. 268-277.]

2. Cf. la règle n° 49.

3. À la place de ce passage [c’est-à-dire à laplace de tout le passage qui commence à « Elledevrait… »] : Car je fais totalement abstractionici du point de vue métaphysique et éthique, plusélevé et plus vrai, et je laisse donc de côté le ju-gement qui en découle et qu’il porte sur le coursde la vie humaine ; je me place ici totalementdans la perspective de la conscience naturelle, àqui la vie apparaît comme sa fin propre, ce pour-quoi elle souhaite la passer de la manière la plusagréable possible. Auparavant : toute cette con-frontation repose sur une accommodation et n’adonc qu’une valeur relative.

En second lieu : cette même confrontation neprétend aucunement à l’exhaustivité : sinon,

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j’aurais dû compiler tout ce que d’autres ont dit.Aristote fournit une courte eudémonologie, cf.Rhétorique I, 5. C’est un véritable modèle debavardage vide sur tout et rien, et c’est comme sielle émanait de Christian Wolff.

Pour la suite, cf. Foliant, § 270 [autrement dit,le nouveau projet d’introduction àl’Eudémonologie, cf. ci-dessus, p. 113].

4. [Variante :] « précisément parce quel’homme normal n’est pas assez résolu sur cepoint et parce que cette méthode ne mène pas dutout au but, qui est le vrai bonheur, et non lebonheur apparent ».

5. (Tout mauvais).

6. Auparavant Foliant, § 270 [c’est-à-dire lenouveau projet d’introduction àl’Eudémonoiogie, cf. ci-dessus, p. 113].

7. [Rayé par la suite :] (Car le traitement dureste de la nature, animale et morte, n’entre icien ligne de compte que pour autant qu’elle réagitsur nous-mêmes, et peut pour cette raison êtreramenée dans la première partie.) [En marge :]3) < Règles > contre le cours du monde.

8. Quartant [1826 ; cf. Présentation, ci-dessusp. 7], § 108 : < Rien n’est plus certain de son

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salaire que la bonne humeur : car en elle, salaireet acte se confondent. [Remarque : Quiconqueest de bonne humeur a toujours une raison del’être, en l’occurrence précisément celle de l’être.]Rien n’est susceptible autant qu’elle de rempla-cer avec certitude et en abondance tout autrebien. Si quelqu’un est riche, jeune, beau, couvertd’honneurs, la question se pose de savoir s’il estde bonne humeur avec tout cela ; mais àl’inverse, s’il l’est, peu importe qu’il soit jeune,vieux, pauvre ou riche : il est heureux. – C’estpourquoi nous devons ouvrir portes et fenêtres àla bonne humeur à quelque heure qu’elle veuillearriver. Car elle ne vient jamais à contretemps.Au lieu de quoi, nous voulons souvent d’abordpeser si nous avons quelque raison de l’être, oupour qu’elle ne nous détourne de nos réflexionssérieuses et de nos graves soucis. Ce que nousaméliorons grâce à ces derniers demeure fortindécis. La gaieté, en revanche, est le profit leplus assuré. Et comme sa valeur lui vient exclusi-vement du présent, elle constitue le souverainbien pour des êtres dont la réalité a la forme d’unprésent indivisible entre deux temps infinis. Sidonc elle est le bien qui peut remplacer tous lesautres sans pouvoir être remplacé lui-même paraucun, nous devrions préférer l’acquisition de cebien à toute autre visée. Il est certain néanmoins

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que rien ne contribue autant à la bonne humeurque les conditions extérieures du bonheur, etparmi elles rien davantage que la santé. Aussidevons-nous placer cette dernière avant tout lereste, et donc nous efforcer de garder au maxi-mum une excellente santé, dont la fleur est lagaieté. L’acquérir exige qu’on évite tous les excès,également tous les mouvements d’humeur vio-lents ou désagréables ainsi que tous les effortsintellectuels intenses et prolongés, enfin qu’onfasse au moins deux heures d’exercice vif à l’airlibre. > [Cf. Les Manuscrits posthumes, t. III, p.238-239.]

9. [Cf. Diogène Laërce, Vitae philosophorumX, 149, ainsi que 127 ; Cicéron, De finibus bono-rum et malorum I, 14 et 16.]

10. [Allusion au début du poème de Schillerintitulé « Résignation ».]

11. Extrait de Brieftasche [cf. Présentation, p.19], § 98. [Cf. Les Manuscrits posthumes, t. III,p. 176.]

12. [Extrait de Brieftasche, § 57. Cf. Les Ma-nuscrits posthumes, t. III, p. 163. En marge de ceparagraphe, Schopenhauer note : « Noté pourl’Eudémonologie. » L’insertion dans ce passageest une hypothèse de l’éditeur.]

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13. [Extrait de Le Monde comme volonté etreprésentation, livre IV, § 55.]

14. [Ce passage est une annotation dans LeMonde comme volonté et représentation, livreIV, § 55, et il fait partie des notes marginalesqu’Otto Weiss a publiées dans son édition desŒuvres, en deux tomes, Leipzig, 1919. Ici, t. I, p.859-860. Il a été ensuite inséré, avec des amélio-rations et des changements, dans les Aphorismessur la sagesse vécue, ch. 3, au début.]

15. [Le passage se trouve dans Le Mondecomme volonté et représentation, livre IV, § 57,p. 372-376. Cf. aussi Aphorismes sur la sagessevécue, ch. 2, dans Parerga et Paralipomena, t.I,p. 347.]

16. [Cf. Le Monde comme volonté et représen-tation, livre IV, § 55 : « Nous ressemblons auxéléphants emprisonnés, qui durant de longs joursse démènent et luttent avec rage, jusqu’à ce qu’ilsvoient que c’est peine perdue, et qui d’un coup sesoumettent alors tranquillement au joug, domp-tés pour toujours. Nous sommes comme le roiDavid qui, tant que son fils était en vie, manifes-tait son désespoir ; mais dès que son fils fut mort,il n’y pensa plus. » Le récit se trouve en 2 Samuel12, 15-23.]

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17. [Sénèque, Lettres à Lucilius XVII, 105.]

18. [Les Manuscrits posthumes, t. III, p. 238-239.]

19. [Shakespeare, Tout est bien qui finit bien,III, 2 : « J’ai déjà éprouvé tant d’accès de joie etde peine / pour me laisser aller, en les voyantsurvenir, / comme une femme à l’une ou àl’autre. »]

20. Extrait de Brieftasche, § 98 [cf. Les Ma-nuscrits posthumes, t. III, p. 176. Cette règle devie reprend la règle n° 1].

21. [Rayé après coup.]

22. (Eis heauton, p. 52.)

23. (Cf. n° 22.)

24. Extrait de Foliant, § 138 [cf. Les Manus-crits posthumes, op. cit., t. III, p. 284-286].

25. [Templar la imaginación (..) hecho ver-dugo casero de nodos : « Brider l’imagination(…) Elle devient le bourreau domestique de cesfous », Baltasar Gracian, Oráculo manual y artede prudencia, § 24.]

26. Sur la règle n° 15.

27. [Note :] et aussi parce que notre jugementsur ce qui nous est salutaire ou désavantageux

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est extrêmement trompeur : chacun n’a-t-il pasplus d’une fois tempêté contre ce qui a tournéensuite au mieux pour lui, et ne s’est-il pas félici-té de ce qui est devenu une source de ses maux ?[Cf. G. Cardano,] De utilitate ex adversis capien-da [« De l’utilité d’apprendre de l’adversité », éd.de J. A. von der Linden, Idzardy Balck, Fenike-rae, 1648].

28. Cf. règle n° 14.

29. Ici, règle n° 10.

30. Cf. Foliant, § 270 [autrement dit, le nou-veau projet d’introduction à l’Eudémonologie, cf.p. 113].

31. Sur la règle n° 9.

32. [« Le bonheur n’est qu’un rêve, et la dou-leur est réelle », selon Voltaire, dans une lettre àM. le Marquis de Florian, envoyée de Ferney le16 mars 1774.]

33. Cf. Spicilegia [cf. Présentation, p. 19], § 37[Les Écrits posthumes, op. cit., t. IV, v. 1, p.255] : < Seules les pensées personnelles possè-dent vérité et vie ; car seules les pensées person-nelles sont intrinsèquement comprises. Les pen-sées d’ailleurs, les pensées lues sont de la chiure

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chiée > (N. d. T. : sic : « geschissene Scheisse ».En français moderne : sont « à chier »).

34. [« Qui veut se débarrasser d’un mal saittoujours ce qu’il veut ; qui veut quelque chose demeilleur que ce qu’il a est totalement aveugle »,Gœthe, Les Affinités électives, première partie,ch. 2, vers la fin.]

35. Cf. règle n° 17.

36. Sur ce point, cf. règle n° 34.

37. Extrait de Foliant, § 245 [cf. Les Ecritsposthumes, op. cit., t. III, p. 387-388].

38. Cf. Foliant, § 145 : < La vie nous est con-nue plus précocement par la littérature que parla réalité : les scènes décrites s’inscrivent en nousà l’aurore de notre propre jeunesse et une grandenostalgie nous saisit de les voir réalisées. Cettenostalgie nous trompe grandement. Car ce quiconfère leur séduction aux images en question,c’est justement et uniquement le fait qu’elles nesont que des images et non des réalités, et qu’enles portant en nous, nous nous trouvons dans lerepos et la parfaite satisfaction de la connais-sance pure. Se réaliser implique mélange avec duvouloir, lequel vouloir amène d’inévitables souf-frances. Toute chose est belle à voir, mais pénibleà être. « Ce qui nous rend triste dans la vie / en

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images volontiers nous réjouit » (Gœthe) >. [Cf.Les Manuscrits posthumes, op. cit., t. ni, p. 295.]

39. Cf. Reisebuch [cf. Présentation, p. 18], §142 [1822 ?] : < Le caractère de la première moi-tié de la vie est la nostalgie de bonheur toujoursinsatisfaite, celui de la seconde moitié le souci,que trop souvent exaucé, du malheur possible :toutes deux sont donc malheureuses. En enten-dant, dans ma jeunesse, sonner ou frapper à laporte, j’étais joyeux car je me disais : le bonheurarrive. Maintenant, quand j’entends frapper à laporte, je sursaute, car je pense : « Voilà le mal-heur qui arrive ! ».

La raison de la différence vient de ce quel’expérience nous a appris, lorsque nous attei-gnons la deuxième moitié, que tout bonheur estchimérique, mais que le malheur est réel > [cf.Les Manuscrits posthumes, op. cit., t. III, p. 58] ;cf. aussi Reisebuch, § 23 : < La seconde moitié dela vie contient, comme la seconde moitié d’unepériode musicale, moins de virulence, mais plusd’apaisement, de repos > [id., p. 8].

40. Cf., sur ce point, règle n° 40.

41. [Anékhou kai apékhou, dit la règle de vied’Epictète, selon Aulu-Gelle, Nuits attiques XVII,19,6.]

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42. Cf., sur ce point, règle n° 36.

43. Cf., sur ce point, règle n° 24.

44. [Jeu d’adresse, avec une boule à enfiler surun bâton, très répandu au temps du roi HenriIII ; cf. l’appellation « bille borcquet » chez Rabe-lais, Gargantua, I.]

45. [Les règles de vie nos 31-35 se trouventdans Adversaria (cf. Présentation., p. 19), § 89,avec le titre : « Suite de l’Eudémonique » ; cf. LesManuscrits posthumes, op. cit., t. III, p. 514-516.]

46. À comparer, en général, à Cardanus, Deutilitate ex adversis capienda I, et Baconi faberfortunae.

47. C’est la suite de la règle n° 31.

48. On en a un exemple dans I promessi sposi,t. I, p. 115 [2 tomes, Hauman, Bruxelles, 1836.Schopenhauer fait allusion au comportement deDon Rodrigo après son conflit avec son frèreCristoforo, dont il est question au chapitre 7 duroman].

49. Et nous noterons provisoirement, à pro-pos de l’existence d’une doctrine d’un genre bienplus élevé, en l’occurrence celle de l’heimarménê[le destin], que le second facteur est notre œuvre

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consciente et le premier notre œuvre incons-ciente. Que dans le rêve il n’en va pas autrement,chacun le sait. Que dans la vie il n’en aille pasautrement, seul un petit nombre, en tout temps,pourra le comprendre. Le rêve est le mono-gramme de la vie.

50. Cf., sur ce point, la règle n° 23.

51. À propos de la règle n° 42.

52. [Les règles de vie nos 36-50 se trouvent, àl’exception de la règle n° 37, dans Adversaria, §215, sous le titre : « Suite de l’Eudémonique » ;cf. Les Manuscrits posthumes, t. III, p. 596-601.]

53. Cf., sur ce point, les règles nos 35 et 42.

54. Se trouve dans Cogitata, p. 18 [non publié,transcrit à partir des manuscrits autographes. Cf.Présentation, p. 19].

55. [En marge :] Chez lui, le futur empruntesouvent au présent ; tandis que chez l’insenséinsouciant, le présent emprunte toujours au fu-tur, qui s’en trouve condamné à la banqueroute.

56. Appartient à Foliant, § 270, p. 364 [au-trement dit, au nouveau projet d’introduction,placé à la fin de ce volume, p. 113].

57. Cogitata, p. 361 (cf., ci-dessus, note 54) : <Ce qu’un individu est en soi et [rayé : donc] a en

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soi-même, bref sa personnalité et ensuite sa va-leur, est la seule chose immédiate pour son bon-heur et son bien-être. Tout le reste est médiat, etson influence peut donc être réduite à néant ; lapersonnalité pas du tout ; c’est pourquoi ellesuscite, chez ceux qui en prennent conscience,une jalousie si particulière [cf. Gœthe, Divan est-ouest, livre Souleika, 7e partie]. >

58. Pandectae, § 156 [cf. Les Manuscrits pos-thumes, t. IV, vol. 1, p. 2191 < Si, comme le ditGœthe (Poésie et Vérité, III, livre XV, au début)et comme c’est assurément vrai de le dire, chacunest en dernière instance toujours ramené à lui-même, de quelle avance bénéficie le génie ! Et del’autre côté, omnis stultitia laborat fastidio sui[« Toute folie travaille à sa propre perte »], selonSénèque [Lettres à Lucilius IX, 22] (d’après Pe-trarca de vita solitaria [de Joannes le Preux,Bernae, 1605], p. 96). Ce que quelqu’un est,l’individualité, agit à tout moment contre ce qu’ila, ou contre ce qu’il représente dans le monde,toujours pour un temps : hê gar phusis bebaia,ou ta chrêmata [« Car on peut compter sur lanature, mais non sur l’argent », cf. Aristote,Éthique à Eudème VII, 2, 1238a 12]. Quand unhomme est né avec ce don, alors, une seule ques-tion, essentielle, demeure encore pour son bon-

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heur : peut-il vivre pour ce génie ? C’est-à-dire,est-ce qu’il aura la santé, la culture et le loisirpour que toute sa vie durant, autant que faire sepeut, tous les jours et à toute heure, il puisse êtrelui-même ? [Note : cf. Eis heauton, au milieu,1836.] S’il lui manque cela, il sera malheureux ;en revanche, si c’est là, il sera tout simplementaussi heureux par là qu’il peut le devenir, peut-être même aussi heureux qu’un homme peutl’être dans ce triste monde. Chamfort dit : « Lebonheur n’est pas chose aisée ; il est difficile de letrouver en soi-même, et impossible de le trouverailleurs. » Sic fere [« à peu près », à propos deChamfort, cité en français par Schopenhauer, cf.Chamfort, Œuvres, t. IV, Caractères et anec-dotes, Imprimeries des Sciences et des Arts, Pa-ris, 1795, p. 433]. Ce qu’il possède de plus parailleurs ou ce dont il est privé n’est de toute façonqu’accessoire et proprement secondaire : en fontégalement partie la reconnaissance et la réputa-tion. Quiconque est devenu sage entrevoit quepour un seul bonheur tout dépend de ce qu’il estpour lui-même ; tandis que ce qu’il est pour lesautres ne compte pour rien, abstraction faite del’influence médiate que cela peut avoir. >

59. (Sur ce point, cf. Eis heauton, la page laplus centrale.)

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60. Extrait de Cogitata, § 45 [mais plus tôt, ily avait écrit, de manière encore plus pertinente]Fatalisme. Sur règle n° 41 ci-dessous [Les Ma-nuscrits posthumes, op. cit., t. IV, vol. 1, p. 20-21].

61. [Cf. Über die Freiheit des menschlichenWillens (« Sur la liberté de la volonté hu-maine »), ch. 3, vers la fin.]

62. Et même, aussi irrévocablement prédé-terminé que les événements du roman qu’on esten train de lire.

63. [Rayé après coup :] Mais il s’agit là d’uneconsidération tout à fait transcendantale, dont lavérité est indémontrable. En revanche, la véritépurement logique qui suit en est pour ainsi direle phénomène visible.

64. « Ce qui est réel maintenant a été pos-sible : et tout ce qui est réel est aussi néces-saire », Cicéron, De fato, p. 316.

65. Voir Christian Wolff, Vernünftige Gedan-ken von Gott, Welt und Seele [« Pensées raison-nables sur Dieu, le monde et l’âme »], §§ 577-579. – Il est curieux qu’il ne déclare accidentelque ce qui est nécessaire selon la proposition dufondement du devenir, c’est-à-dire ce qui arriveselon des causes, et qu’en outre il reconnaisse de

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même comme accidentel ce qui est nécessaired’après les autres figures de la proposition dufondement, par exemple ce qui résulte de Yessen-tia (définition), donc les jugements analytiques,sans compter, de surcroît, les jugements mathé-matiques. Pour justifier cette position, il déclareque seule la loi de causalité fournit des sériesinfinies, les autres sortes de causes en revanchedonnent des séries finies. Cependant, dans lesfigures de la proposition du fondement, ce n’estabsolument pas le cas dans l’espace et le tempspurs, mais ne vaut que du fondement logique dela connaissance : mais pour ce dernier, il retenaitla nécessité mathématique. – Cf. l’étude sur laproposition du fondement, §50.

66. [Schopenhauer cite la Critique de la Rai-son pure d’après la pagination de la premièreédition, chez Hartknoch, à Riga, en 1781, oud’après la cinquième édition (chez le même édi-teur, en 1799), identique à la seconde édition de1787, et il la désigne par le chiffre romain V, suivide la mention des pages en chiffres arabes.]

67. [Le passage entre {} de cette règle, tiré desCogitata, est repris dans Le Monde comme vo-lonté et représentation, « Critique de la philoso-phie kantienne », p. 552-556.]

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68. Sur la règle n° 25.

69. [Extrait de Brieftasche ; Les Manuscritsposthumes, t. III, p. 163. Ce paragraphe est « no-té pour l’Eudémonologie », et il est inséré demanière hypothétique par l’éditeur à cet endroit.]

70. Voir, sur ce point, les règles nos 35 et 36.

71. Ici, règle n° 35.

72. Voir règle n° 50.

73. [Traduction de Schopenhauer tirée de Pa-rerga et Paralipomena, 1.1, p. 347, note.]

74. [Jean-Étienne Dominique Esquirol (1772-1840), neurologue et auteur de nombreux tra-vaux sur les maladies nerveuses.]

75. Cf., sur ce point, règle n° 45.

76. Tiré de Foliant, § 260 [Les Manuscritsposthumes, t. ni, p. 377-379].

77. Cette règle devait être la n° 1 del’Eudémonologie.

78. Tiré de Foliant, § 221, en marge [Les Ma-nuscrits posthumes, t. III, p. 346-348].

79. Tiré de Foliant, § 270 [Les Manuscritsposthumes, t. III, p. 383-386].

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80. Aristote classe les biens (agatha) en troissortes : les biens extérieurs, ceux de l’âme et ceuxdu corps, cf. Éthique à Nicomaque 1, 8.

81. À ce passage appartient aussi ce qui estécrit sur les avantages du génie dans Pandectae,§ 131 [Les Manuscrits posthumes, t. IV, vol. 1, p.206-208].

82. Tarassei tous anthrôpous [ou ta pragma-ta, alla ta péri ton pragmatôn dogmata : « Ce nesont pas les choses qui inquiètent l’homme, maisles opinions sur les choses » : Épictète, Enchei-ridion, ch. v (ch. VI dans les éditions récentes)].

83. Ici, règle n° 38.

84. Socrate, Horace [Schopenhauer fait allu-sion à la réplique de Socrate face à l’expositiond’objets de luxe : « Que d’objets dont je puis mepasser ! », et aux vers d’Horace : Gemmas, mar-mor, ebur, Thyrrhena sigilla, tabellas, / Argen-tum, vestes Gaetulo múrice tinctas, / Surit quinon habeant, est qui non curât habere : « Pierresprécieuses, marbre, ivoire, statues tyrrhénienne,tableaux, / Argenterie et habits teints de pourprede Gétulie, / Beaucoup aspirent à tout cela, et ilen est peu qui n’en ont aucune envie », cf. Ho-race, Lettres II, 2, 180-182].

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85. « À la fin tu es – ce que tu es. / Que tumettes des perruques avec des millions deboucles, / Que tu enfiles des chaussures intermi-nables, / Tu n’en resteras pas moins toujours ceque tu es », Gœthe, Faust [vers 1806-1809].

86. Cf. Adversaria, § 299 : < Il y a en généralun point où nous nous trompons souvent : c’estla juste appréciation de la valeur de ce que l’onest pour soi, opposé à ce que l’on est pourd’autres. Dans ce second aspect résident les fa-veurs, l’honneur, les applaudissements, la gloire ;dans le premier, en revanche, il y al’accomplissement sous le régime duquel s’écoulele temps de sa propre vie : pauvre et triste, avecpeu d’idées misérables, ou riche, avec des pen-sées tristes de grande ampleur et en quantité ; lasanté et la maladie, la dépendance ou la liberté,ou encore, et pour cette raison même, la richesseet la pauvreté exercent leur influence sur cepoint. Mais le lieu où tout ceci se passe est notrepropre conscience. En revanche, ce que noussommes pour les autres a pour lieu la conscienceétrangère, la représentation selon laquelle nousapparaissons en elle. Mais c’est quelque chosedont nous ne sommes pas immédiatementmaîtres ; nous ne le sommes qu’indirectement,dans la mesure où, en effet, l’attitude d’autres

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vis-à-vis de nous est déterminée par cela. Maisen réalité, cet aspect entre en ligne de compteuniquement s’il exerce une influence sur ce quipeut modifier ce que nous sommes pour nous,comme on l’a dit ci-dessus. Mais par ailleurs, cequi se passe en et pour soi dans la conscienceétrangère nous laisse indifférents [note : despassages de Cicéron et d’autres traitant del’honneur]. Mais l’expérience apprend que laplupart des hommes accordent précisément àcela une extrême valeur, et que cela leur importeplus que ce qui se passe dans leur propre cons-cience, qu’ils considèrent cela comme la partréelle de leur existence et ceci seulement commesa part idéale – alors que c’est en vérité l’inversequi est vrai : à l’évidence, ce qui se passe dansnotre propre conscience possède pour nous lasuprême réalité et, au contraire, les processusqui ont lieu dans une conscience étrangère sontpour nous idéaux ; c’est pourquoi ce jugement devaleur immédiat sur ce dont nous ne disposonspas immédiatement constitue cette folie qu’on aappelée vanité, vanitas, désignant par ce mot levide d’une telle aspiration. – En et pour soi, lareprésentation qui remplit ma conscience surune certaine durée possède la plus grande valeurpour moi : car tout compte fait, elle m’appartient,pour cette durée. En revanche, de savoir qu’une

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représentation me concernant dans la conscienceétrangère est une telle ou une telle ne sauraitraisonnablement avoir une valeur pour moi – sice n’est qu’elle oriente son action et que cetteaction (évoquée ci-dessus) détermine ces chosesextérieures qui s’insinuent immédiatement dansma propre conscience. Seulement, même là, soninfluence est secondaire et subordonnée : c’est lecontenu originel proprement dit de l’esprit quiest l’essentiel, et il donne le ton en toutes cir-constances ; et rien d’extérieur n’a barre sur lui.

La si fréquente surestimation de ce qu’on estpour les autres par rapport à ce qu’on est poursoi dit être comptée parmi l’oubli, si fréquent parailleurs, du but au profit des moyens : ce qui n’aen l’occurrence qu’une valeur indirecte fait l’objetd’une haute estime au détriment de ce qui a va-leur immédiate. Il en va de même, par exemple,pour l’avarice. [Note : ici, les passages surl’orgueil, la vanité, la morgue. Quelques aperçussur l’honneur.] > [Cf. Les Manuscrits posthumes,t. III, p. 653-654.] Avec ce passage, règles n° 38et n° 24.

87. Quia omnis animi voluptas omnisque ala-critas in eo sita est ut quis habent quibuscumconferens se, possit sentire magnifice de se ipso[« Toute joie intime et toute gaieté viennent de ce

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qu’il y a des hommes en comparaison desquelson peut nourrir de hautes pensées de soi-même », cf. Hobbes, De cive, I, 5].

88. Ici, règle n° 47.

89. (Voir traité sur l’honneur sexuel, Spicile-gia, p. 188.) [Les Manuscrits posthumes, t. III, p.472-496, surtout p. 478-480 ; id., t. III, p. 164.Schopenhauer s’est trompé en donnant cetteréférence de page dans Spicilegia, car le manus-crit en question parle de tout autre chose dans cepassage. Le renvoi était manifestement destiné àSkizze einer Abhandiung über die Ehre (« Es-quisse d’un traité de l’honneur », 1828), qui con-tient un chapitre sur l’honneur sexuel.]

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Notes

1

En français dans le texte.

2

Der handschriftliche Nachlass (cf. note 1), t.III, p. 600.

3

Id., t. 1, p. 81-82.

4

La lettre à Keil du 16 avril 1832 se trouve dansArthur Schopenhauer, Gesammelte Briefe[« Correspondance »], éd. Arthur Hübscher,Bonn, 1978, p. 131-132. Cf. aussi la lettre àBrockhaus du 15 mai 1829, id., p. 111-113, ainsique Das Buch als Wille und Vorstellung. ArthurSchopenhauers Briefwechsel mit Friedrich Ar-nold Brockhaus [« Le livre comme volonté etreprésentation. Lettres d’Arthur Schopenhauer àFriedrich Amold Brockhaus »], Beck, Munich,1996, p. 45-47. Plus tard, entre septembre 1831 etmi-avril 1832, Schopenhauer traduisit l’ensemble

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des 300 maximes de l’Oraculo manual et, grâce àla médiation de Keil, il trouva un éditeur, Frie-drich Fleischer à Leipzig, qui se dit prêt à publiersa traduction. Mais en raison des exigences deSchopenhauer, l’accord capota. La traduction –posthume – fut publiée par Julius Frauenstadt,Balthasar Gracian’s Hand-Orakel und Kunstder Weltklugheit [« L’Oraculo manual de Balta-sar Gracian et l’art de la sagesse du monde »,Brockhaus, Leipzig, 1862].

5

Rappel : tous les passages entre crochets [ ]sont des notes de l’éditeur, Franco Volpi. Lespassages entre < > renvoient à des passages del’œuvre de Schopenhauer, indiqués par lui ounon et complétant les règles, mais non rédigéspar lui à l’endroit où ils sont ici insérés. Les notessans crochets d’aucune sorte, ainsi que les paren-thèses dans le texte sont de Schopenhauer lui-même. Cf. ci-dessus la Présentation de F. Volpi,p. 7.

6

Substantif, en all. Eudemonik (N. d. T.).

9

En français dans le texte.

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10

« Réalité » ici : d’abord Realität, puis Wir-klichkeit.