Henriot Philippe - Le 6 Fevrier 1934

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« L’abominable soirée d’émeute !Ils étaient partis à l’assaut, résolus à ne s’arrêter qu’au Palais-Bourbon, coûte que coûte.Coûte que coûte !Il y a eu des morts.Il y a eu des blessés, dont certains sont très grièvement atteints, de balles au ventre notamment.Car on a tiré.Qui ? Des gardes mobiles sont blessés, des gardiens de la paix aussi. Une centaine sonthospitalisés.Les manifestants, eux, ont écopé plus durement encore, puisqu’il y a des morts, trois àBeaujon, d’autres ailleurs.La funèbre liste n’est point close.Mais qui donc a tiré ?Des mitrailleuses ? Non. Quoi qu’on ait cru entendre. Pas de tacotis meurtriers, au moinsjusqu’à 23 heures.Place de la Concorde, où les plus graves scènes d’émeute se sont produites, de 19 à 23heures, ce sont des coups de revolver, partis des rangs tumultueux des manifestants, qui ont déclenchél’échange de coups de feu.Les gardes mobiles ont riposté par des salves à blanc. Ils n’avaient que des cartouches, pasde balles.Des gardiens de la paix, par contre, acculés, ont dégainé le revolver et tiré. »

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PHILIPPE HENRIOTDput de la Gironde

Le

6 fvrier

FLammaRION

PHILIPPE HENRIOTDput de la Gironde

LE 6 FvRIER

ERNEST FLammaRION, DITEUR

Il a t tir de cet ouvrage :quinze exemplaires sur papier de Hollande numrote de 4 45, et cent dix exemplaires sur papier alfa numrots de 46 425.

N0 00234

Droits de traduction, de reproduction et dadaptation rservs pour tous les pays. Copyright 1934, by Ernest FlammarionScan, ORC, mise en page - Fvrier 2008

LENCULUS Pour la Librairie Excommunie Numrique des CUrieux de Lire les USuels

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avaNT-PROPOS

Bref, une soire dmeute. Une meute prmdite, organise et des dgts qui nous reportent aux journes les plus rouges de 1919, sous Clemenceau. On ne reviendra pas nous parler, sans doute, dune indignation populaire souleve par le scandale Stavisky. Au point o en sont les choses, il sagit bel et bien, nul ne sy trompe, dun coup de force fasciste dirig contre le rgime. Le rgime sest dfendu. Ainsi ment cyniquement lOEuvre, en son ditorial, au matin du 7 fvrier. Et si nous la citons au frontispice de ces pages, cest que ce mensonge-l, cest celui qui, amplifi, enjoliv, perfectionn, va tre rpercut pendant les jours suivants travers la France par les soins conjugus de la presse de gauche, dune T. S. F. domestique, dun cinma mutil, et que ce concert magnifiquement orchestr par les Loges maonniques, va sefforcer dsesprment de couvrir la clameur dindignation qui monte de la terre franaise. 6 Fvrier ! Pas besoin de millsime. La date restera telle, tragique et nue, dans nos annales nationales. Mais ceux qui firent delle cette tache de sang sur les pages de lhistoire essaient, avec une sorte denttement farouche et born, de donner le change. Car ce sang les clabousse et ils sen pouvantent. Ainsi lady Macbeth voulait effacer les traces de son crime et se dsesprait : Tous les parfums de lArabie ne laveraient pas cette petite main . Eux, parce quils savent que rien ne les lavera de cette souillure, se font maquilleurs de cadavres, montrent du doigt leurs victimes et tentent de les dshonorer en les dnonant comme les assassins. Tout de suite le travail commence. Du travail bien fait, dailleurs. La mme uvre crit, dans le mme numro :

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Labominable soire dmeute ! Ils taient partis lassaut, rsolus ne sarrter quau Palais-Bourbon, cote que cote. Cote que cote ! Il y a eu des morts. Il y a eu des blesss, dont certains sont trs grivement atteints, de balles au ventre notamment. Car on a tir. Qui ? Des gardes mobiles sont blesss, des gardiens de la paix aussi. Une centaine sont hospitaliss. Les manifestants, eux, ont cop plus durement encore, puisquil y a des morts, trois Beaujon, dautres ailleurs. La funbre liste nest point close. Mais qui donc a tir ? Des mitrailleuses ? Non. Quoi quon ait cru entendre. Pas de tacotis meurtriers, au moins jusqu 23 heures. Place de la Concorde, o les plus graves scnes dmeute se sont produites, de 19 23 heures, ce sont des coups de revolver, partis des rangs tumultueux des manifestants, qui ont dclench lchange de coups de feu. Les gardes mobiles ont ripost par des salves blanc. Ils navaient que des cartouches, pas de balles. Des gardiens de la paix, par contre, acculs, ont dgain le revolver et tir. . .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. Les communistes aussi taient nombreux, terriblement vigoureux, agressifs. Ils se sont joints en colonnes serres, ceux qui criaient : Vive Chiappe ! ceux qui chantaient la Marseillaise. Sans eux, la manifestation et t peut-tre aussi violente ; elle et dur moins longtemps, car ils taient le renfort, le soutien, lappoint. Comme aux lections, pour la mme besogne antidmocratique. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. Et la police ? Elle fut brutale, mais garda son sang-froid. Elle fut loyale quoi quon ait pu penser. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. Dix mille hommes, sous les ordres de M. Bonnefoy-Sibour, ont maintenu lordre contre le plus froce assaut qui ait t lanc depuis longtemps contre la Rpublique dmocratique. Ainsi ds le lendemain matin, les criminels esprent avoir fourni la justification crite de leurs crimes. La justification parle aussi... Et ce ne fut pas sans quelque stupeur que les Parisiens entendirent 7 heures 30 la T. S. F. commencer ses informations par cette cynique formule : Mes chers auditeurs, le gouvernement de M. Daladier a remport hier deux victoires, une la Chambre et lautre dans la rue.

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Rien sans doute napparatra plus surprenant aux historiens de lavenir que la promptitude avec laquelle fut tablie cette version qui devait tre pendant quelques semaines et contre toute vidence la version officielle des responsables et de leur clientle. Car si lOEuvre ntait quun journal et nengageait quelle-mme, nul nignore que la T. S. F. tait au premier rang des armes gouvernementales, inter instrumenta regni. Peut-tre mme serait-il opportun de savoir qui, ce matin-l, lut, devant le micro de certains postes, la singulire traduction que pour les besoins de la cause on avait faite des vnements. Peut-tre aurait- on le droit de demander si, en cette occurrence, la prfecture de police ne fut pas ltroite collaboratrice dun speaker dont certains habitus ne reconnurent pas la voix,. qui pourtant, leur tait familire... Mais au surplus, quoi bon sattarder la presse, la radio ? Leurs matres avaient parl eux-mmes. M. Daladier, chef du gouvernement, avait donn le branle. Pauvre homme en qui crurent tant de nafs, ce qui et t une erreur rparable sils ne lavaient du mme coup fait croire en lui ! Pauvre homme qui rvait dentrer dans lhistoire ! Hlas ! il y est entr. Il y restera jamais : il est dsormais le Prsident du 6 Fvrier. Lui aussi, tout de suite, il sest mis mentir. A 23 heures 15, il communiquait la presse une note qui donnait lestampille officielle la nouvelle rumeur infme : Lappel au calme et au sang-froid que le gouvernement avait lanc ce matin par la voie de la presse a t entendu par les anciens combattants qui se sont refuss sassocier aux agitateurs professionnels. Par contre, certaines ligues politiques ont multipli les excitations lmeute et tent un coup de force contre le rgime rpublicain. Des bandes, armes de revolvers et de couteaux, ont assailli les gardiens de la paix, les gardes rpublicains et les gardes mobiles. Elles ont ouvert le feu sur les dfenseurs de lordre ; de nombreux agents ont t blesss. La preuve est faite, par lidentit des manifestants arrts quil sagissait bien dune tentative main arme contre la sret de ltat. Chacun dailleurs, met son visa sur ce passeport dlivr la calomnie. Le Ministre de lIntrieur na pas un mot de regret pour les morts, pour ses morts. Au contraire. En trois lignes, il les excute une seconde fois. Dans la proclamation o il adresse les remerciements du gouvernement la police et aux troupes, il crit, minuit 45 : Dans des circonstances difficiles, vous avez assur lordre. Vous aviez lutter non pas contre des manifestants ordinaires affirmant leurs opinions, mais contre des meutiers qui vous ont frapps par les procds les plus abominables. Demain, nous aurons peut-tre reprendre

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la dfense. Nous le ferons ensemble pour la France et pour la Rpublique. Des moyens encore plus efficaces seront mis votre disposition. Tout le ncessaire sera fait. Grce votre nergie, force restera la loi. Voil ! Cet homme est satisfait ! Un seul regret : larmement des meurtriers tait dfectueux. On y a pourvu et on fera mieux la prochaine fois. Puis, comme il faut que le passeport soit bien en rgle, maintenant que le Prsident du Conseil a sign, que le Ministre de lIntrieur a sign, il importe que le Prfet de Police vise son tour ce certificat pour la postrit. Et 3 heures 15 du matin, M. Bonnefoy-Sibour dclare : Nous devions protger lAssemble dlibrante et diffrents points de Paris. Nous y sommes parvenus. Je ne puis vous dire encore quel prix. Nous avons fait tous nos efforts. Les gardiens de la paix ont t au-dessus de tout loge. Je les connaissais dj. Je comprends quon les aime. Je viens, daccord avec le Gouvernement, de prendre des mesures pour accrotre la scurit ; elles nous permettront dassurer lordre dans de meilleures conditions. Tout le monde a fait son devoir. Des morts, il y en a, malheureusement, mais il mest impossible den donner maintenant un chiffre exact. Quant aux blesss, leur nombre slve environ quatre cents. On sait trop que ces chiffres devaient tre singulirement accrus. Mais maintenant le dossier de laffaire est en rgle. Lessentiel est dit. Le gouvernement Daladier-Frot vient de sauver la Rpublique Les anciens combattants, les citoyens coeurs, les bons Franais qui veulent une France honnte et propre , les voil catalogus : des meutiers, des bandes armes... Demain, le vocabulaire senrichira. Pour le moment on peut sen tenir l. Pierre Cot, Jean Mistler, Guy La Chambre, Andr Marie et quelques autres vont pouvoir jouer dun coeur lger les Jusquauboutistes de cette nouvelle guerre. Paris est mat. La Province la rescousse , criait hier, Jean Mistler dans les couloirs de la Chambre... Ils croient la partie gagne , car cest ainsi quils sexpriment. Leurs victimes jonchent encore les lits des hpitaux et des cliniques ; ils nont pas encore fini de compter leurs morts ; les journaux constatent avec une sorte dhorreur pouvante que ce fut une nuit de guerre civile... Eux disent : une partie ! Cette partie, ils lont en effet gagne, puisquen ce matin ils se retrouvent tous vivants, vivants et ministres. Et puisquil en est ainsi, rien nest chang. Le Gouvernement est rest matre de la situation. Force est reste la loi , dclare M. Frot. M. Bonnefoy-Sibour ajoute : En somme, tout sest

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pass le mieux du monde. Sous leurs fentres pourtant, monte et senfle une atroce clameur : Assassins ! assassins ! , rptent lenvi des voix innombrables. Eux, tendent loreille et froncent les sourcils. Les factieux ne sont donc pas encore rduits au silence ? Ah ! sil sagissait de factieux, sans doute en effet seraient-ils cette fois calms et dompts. Mais il sagit de bien autre chose. Il sagit dun peuple entier qui sest soulev. Le vieux mot historique demeure plus que jamais dactualit : Une meute ? Allons donc, une rvolution ! Une rvolution unique en son genre. Une rvolution qui ne rve aucune conqute. Une rvolution dsintresse et faite par des gens quenflamme une seule passion gnreuse entre toutes : celle de la justice. La preuve, cest que pour bien montrer quils hassaient les violences, ils nont mme pas voulu sarmer. Ils sont trop srs de leur bon droit pour ne pas sen remettre uniquement lui. Il leur parat si clatant et si incontestable quil leur suffira, se disent-ils, de le proclamer pour le faire triompher et ils ont le sentiment que cette clameur fervente et passionne aura, elle seule, comme les trompettes bibliques, raison des remparts derrire lesquels se croient encore en sret leurs adversaires. Ceux-ci, confiants dans leur force, coutent et ricanent. Ils ne savent pas encore au milieu de quel fracas terrible vont scouler les remparts dont ils sont si fiers, ni quels flots de colre, de mpris et dindignation vont, dans un instant, les submerger. Quelques jours plus tt, Frot avait annonc quil aurait sa journe . Il la eue. Macbeth aussi tait devenu roi. Mais le spectre de Banco ne devait plus le quitter. Jamais les spectres des morts du 6 Fvrier ne quitteront plus ces hommes, malgr leurs fanfaronnades, leurs plastronnades, leurs mensonges, leurs ricanements. Le 6 Fvrier aura vu leur apoge, mais aussi leur effondrement. Rien nest glissant comme une flaque de sang. Et mme sils bnficient des fonds secrets pour imprimer leurs feuilles, leurs tracts, leurs affiches ; mme sils ont leur solde les orateurs rvolutionnaires ; mme si les Loges se mettent leurs ordres pour colporter leurs histoires ; mme sils ont le pouvoir de couper les filins, de museler la T. S. F. et dacheter les silences, la vrit se fera jour. Cest pour laider se manifester plus vite que nous avons crit ce livre. Sans doute des plaintes ont t dposes et une commission denqute nomme par la Chambre. Mais en dpit des meilleures volonts, la conjugaison des lenteurs judiciaires et des lenteurs parlementaires risque dajourner lheure o clateront les droits de la justice et de la vrit. Et puisque les coupables se font accusateurs, que les meurtriers se font victimes, que les assassins se font justiciers, on nous pardonnera de navoir pas attendu que se fussent refroidies les cendres des morts et tus les gmissements des blesss pour arracher leur masque aux comdiens tragiques qui, le 6 Fvrier, nhsitrent pas jouer leur chance sur le coup de ds sanglant de la guerre civile...

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CHaPITRE PREmIER

le cheminement dans la sapeCar ils ont raison tous ceux qui parlent de coup de force. Le 6 Fvrier fut bien la journe du coup de force. Mais ceux qui le tentrent ntaient pas les fascistes ni les troupes de la raction . Bien au contraire. Et nul ne peut comprendre le vritable sens de la journe tragique sil nen connat les prliminaires et les prparatifs. Un an de rgime cartelliste avait recr dans le pays tout entier les dceptions et les amertumes de 1926. Les ministres scroulaient les uns sur les autres. Le parti radical, seul charg des responsabilits et des bnfices du pouvoir, sirritait de sa propre impuissance. Prisonnier dune littrature dmagogique, aussi encombrante aprs les lections quelle avait pu tre fructueuse avant, il ne pouvait que partager son temps entre les imprcations quil lanait ses adversaires de droite et les reproches amers dont il accablait ses allis clipse de la S. F. I. O. Aussi bien les cadres des deux partis craquaient-ils de toutes parts. La scission stait faite au sein des socialistes. Un mouvement de dissidence se dessinait maintenant chez les radicaux o les no- radicaux apparaissaient comme les frres jumeaux des no-socialistes. Bertrand de Jouvenel, Jean Luchaire, Pierre Cot, Pierre Mends-France, Jacques Kayser, Jean Zay, se distinguaient par leurs piaffements dimpatience. Ils donnaient dailleurs leur vocabulaire le ton de la littrature rvolutionnaire, sans mme en viter les poncifs uss. Pierre Cot, en des articles sarcastiques sur le dsarmement publis dans la Rpublique, avait pris le ton depuis longtemps. Le 15 novembre 1932, on pouvait lire sous sa signature :

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Ds aujourdhui, je veux indiquer que pour assurer le contrle international, il me parat indispensable de porter atteinte aux intrts sacrs des marchands de canons. Je dis sacrs , car je commence croire que si tant dhommes ont souffert de 1914 1918, ce fut pour ces Messieurs. Mais nous ne recommencerons pas. La seule guerre que je consente faire et pour laquelle une fois de plus, je risquerais ma vie, cest celle que nous ferons contre les profiteurs de la paix arme et de la guerre. Et contre leurs allis conscients ou inconscients : je dis inconscients pour mnager toutes les susceptibilits, toutes les mdiocrits et tous ceux qui croient encore que la course aux armements et la mfiance internationale peuvent fonder la paix. On reconnat le sophisme habituel et ce futur ministre de la Dfense nationale annonce dj quil accepterait ventuellement dun coeur lger la guerre civile. Un Jean Zay a pareillement commenc de bonne heure se montrer libr de tous les prjugs du patriotisme en crivant une page infme dont il a essay de sexcuser en expliquant laborieusement, en commentant subtilement. Hlas ! ni commentaires, ni explications, ne prvalent contre un texte qui se suffit luimme et qui en dit long sur la mentalit de celui qui, vingt ans, faisait sous cette forme, ses premiers essais littraires. Plus significative encore que la page est cette ddicace Paul Dreux o il laisse entendre que ce chapitre nest, dans son intention que le premier dun livre quil compte intituler les Respects. Ainsi, manifestait-il son mpris des prjugs traditionnels en attaquant dabord, entre tous les respects, celui qui entoure le symbole de la Patrie. On a lu dans la presse, ce morceau sur le drapeau dont nous rappelons ici quelques phrases seulement, car la dcence nous contraint dexpurger. Ils sont quinze cent mille qui sont morts pour cette saloperie-l. Quinze cent mille dans mon pays, quinze millions dans tous les pays. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. Quinze cent mille hommes morts pour cette saloperie tricolore... .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. Quest-ce que cest que cette loque pour laquelle ils sont morts ? .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. Quinze cent mille pourris dans quelque cimetire, sans planches et sans prire... .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. Pour cette immonde petite guenille ? Terrible morceau de drap clou ta hampe, je te hais frocement : oui, je te hais dans lme ; je te hais pour toute la misre que tu reprsentes, pour le sang frais, le sang humain aux odeurs pres qui gicla sous tes plis ; je te hais au nom des squelettes... Ils taient quinze cent mille... Je te hais pour tous ceux qui te saluent ; je hais en toi la vieille oppression sculaire, le dieu bestial, le dfi aux hommes que nous ne savons pas tre ; je hais tes sales couleurs, le rouge de

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leur sang, le bleu que tu volas au ciel, le blanc livide de tes remords... trange quipe que celle qui a de tels porte-parole. Autour deux, des intellectuels, des crivains davant-garde, snobs gagns un bolchevisme moral et politique, arrivistes prcocement aigris, les appuient et les encadrent. Ils font ainsi bon march figure de bousculeurs et de novateurs. Ils ont des doctrines hardies et entendent secouer le joug des pontifes. Herriot, en particulier, est lobjet chez eux de haines vigoureuses. Son sentimentalisme verbal, son perptuel attendrissement, son auto-idoltrie, les exasprent. Enfin, ils tiennent garder le contact avec les rvolutionnaires de tout poil, de Gaston Bergery Marcel Dat. Lun et lautre les attirent, le premier par son audace froide, son inquitante et tnbreuse activit ; le second par une sorte de rsolution morose et sardonique et par sa rigueur de doctrinaire ; tous les deux par limpression. diverse et commune quils donnent dtre implacables. Implacables. Peut-tre est-ce le mot qui caractrise le mieux ces jeunes . On le rencontre chaque page de leur littrature. Le 28 dcembre 1933, dans la Rpublique, M. Georges Roux crivait : Les premiers rpublicains, encore dans la verdeur de leur foi, nhsitrent jamais devant le choix- des moyens pour sauver la Rpublique... Tant que dura leur rgne, ils assurrent la sauvegarde du rgime parce quils se montrrent implacables et ne sembarrassrent daucun autre prjug que celui du salut public... Le 4 janvier1934, cest M. Gaston Martin qui prcise dans le mme journal, les caractristiques du jacobinisme de demain : Il aboutira, lui aussi, un pre sursaut dnergie et une implacabilit de dcision. Il ne sera ni moins dur pour les adversaires ni moins injuste dans llimination des rsistances. Car le jacobinisme le hante. Ce mot agit sur eux la manire dun alcool. M. Gaston Riou crit, toujours dans la mme feuille, la date du 2 dcembre 1933 : Il y a un peu plus dun an, dnant Paris avec quelques jeunes dputs, je fus surpris de cette prophtie de lun dentre eux, approuve de tous : La lgislature finira au fond de la Seine. Pour dire la vrit au corps qui incarnait jusquici, nos yeux et aux yeux de tout le peuple rpublicain, le plus profond de notre foi civique, cette parole, de lun de nos meilleurs dputs, mu de son premier contact avec la Chambre, jai entendu beaucoup de simples citoyens, ces derniers temps, la prononcer ou dquivalentes. Je parle des milieux de gauche. Et, dans ces milieux, des quelques-uns en qui veille, pur et dvorant, lidal dmocratique. L, chaque jour, grandit le jacobinisme. L, chaque jour, le Parlement, nagure rvr, est mis en question et tend peu peu occuper, dans les soupons, la place tenue par la Cour aux environs de 1739 la Cour, empcheuse de rformes.

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Le 21 dcembre, M. Jacques Kayser sefforce de stimuler chez ses amis le got des mthodes nergiques : ... Ce serait une lourde faute que dattendre pour tenter de passer laction ou pour regretter de ne pas y tre pass, que de nouvelles difficults financires soient en vue. M. Gaston Martin dans un article du 3 janvier rclame la mainmise au collet des factieux : Autour de Robespierre, les Jacobins qui comptent ntaient pas plus de vingt-cinq sur neuf cents dputs la Convention. Il suffit aux Chambres franaises dautant dhommes et dun chef pour conjurer une crise... Le 25, Gabriel Cudenet rpte une fois de plus : ... Cest prcisment lesprit de la Rvolution franaise qui est en cause, et cest la contre-rvolution qui se refait, avec le fascisme, ltat civil que lorlanisme et le boulangisme lui fabriqurent un instant. Contre le no-csarisme, qui trane toutes les ambitions et tous les malheurs de lautre : front unique. Nous transformerons la cit, un jour !... Oui !.., Mais quand nous serons entre gens capables de comprendre et de traduire toute la grandeur jacobine du mot citoyen. Le 29, cest au tour de M. Andr Sanger, de prophtiser avec le mme vocabulaire : Le gouvernement de demain ne peut tre que de gauche, et il le sera. Il le sera, car pour apporter les solutions immdiatement ralisables dans le maximum de justice, il nest quune possibilit : sinspirer de la saine tradition jacobine. Lheure nest ni la faiblesse ni aux hsitations. Celle de laction est venue. ... La horde de factieux qui emplissent la rue de leurs clameurs, royalistes, bonapartistes et jeunesses patriotardes, nempchera pas que demain un gouvernement de gauche aura la direction des affaires publiques pour, avec jeunesse, nergie et hardiesse, faire, ce poste de combat, tout son devoir. On le voit : lesprit dans lequel il faudra instituer la dictature de gauche, accepter laction , le poste de combat est nettement rvl dans ces citations. Mais comment ne serait-on pas frapp aussi de constater que ces rformateurs nchappent pas une emprise livresque qui apparatrait mme assez purile, si lon ne savait quels jeux sanglants elle peut mener et comment finissent les ambitions de ceux qui voulurent plagier SaintJust ou Robespierre. Tout, en effet, nous les montre imprgns dun invincible besoin de copier qui rvle tout de suite leur insuffisance. Ils ont lu, beaucoup lu. En mme temps, force de dnoncer les fascismes, ils demeurent hants par les ambitions parvenues quils envient autant quils les condamnent. Singer Mussolini ou Hitler, copier leurs procds ; se couvrir, pour donner le change, du patronage de la Convention qui, lui, ne saurait choquer les rpublicains , telle est lide qui les domine. Ainsi apparaissent-ils dpourvus de toute imagination, ces intellectuels qui souhaitent faire la rvolution selon les recettes quils ont apprises dans les livres. Daladier, ce professeur, Cot et Frot, ces avocats, La Chambre, cet aristocrate de gauche, des crateurs ? Non pas : des plagiaires ! Des novateurs ? pas le moins du monde : des acteurs, de mauvais acteurs qui ont appris leurs rles mot mot et, lheure venue, ne sauront mme pas les rciter...

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Pour le moment, dans leur quipe, le grand homme avou, cest Daladier, puisquil est convenu quil reprsente lnergie, que jusque dans les milieux modrs cette nergie est un dogme et que ce butor passe pour un intransigeant... Puisque avec lui on ne risque pas dveiller les soupons, va pour Daladier ! Mais quon ne sy trompe pas : ce nest quune concession temporaire lopinion du jour. En ralit, il nest pour les meneurs encore invisibles du jeu que le paravent tout provisoire derrire lequel ils croient opportun et habile, pendant un temps encore, de dissimuler et de protger leurs convoitises impatientes. Dans le mme temps, ils affichent leur sympathie pour Marquet, dont limpertinence audacieuse et lautorit tranchante correspondent leur tat desprit ; lui aussi, qui a tenu tte Blum, est un dmolisseur didoles et ce clan diconoclastes lui en sait gr. Dautant quil critique prement limpuissance des gouvernements quil soutient et soffre volontiers pour participer la construction de lordre nouveau ; il laisse entendre tout venant que la maladresse, la timidit, lenchanement aux routines de ces hommes qui les vnements nont tien appris lui paraissent une tare irrmdiable. Des hommes nouveaux , voil la formule qui vole de bouche en bouche. Des hommes nouveaux pour appliquer des mthodes nouvelles ! Ds ce moment, une campagne antiparlementariste se dessine partout et jusque clans les coulisses mme du Parlement ; mais ceux qui la mnent le plus svrement ce sont prcisment ces hommes de gauche qui la dnonceront prcisment demain. Assez clairvoyants pour sentir le gouffre vers lequel on mne la France, ils sont assez prudents pour se dsolidariser peu peu davec ceux de leurs co-quipiers lectoraux qui les alourdiraient demain. Ils y mettent une condescendance insolente : ils auraient bien voulu rester avec leurs amis ; mais puisque ceux-ci ne veulent rien voir, rien comprendre... Que faire dans cette maison, avec ces bavards intarissables, ces procds vieillots, cette littrature doisifs, alors quon aurait besoin surtout de fermet, de dcision, dautorit ? Cest l, dans ces groupes, que natra peu peu la nouvelle formule de Marquet, celle du fanion no-socialiste : Ordre, Autorit, Nation. Ainsi sont-ils en train de rsumer en trois mots le programme de leurs adversaires et de se lapproprier. Il est vrai quils dclarent avoir modifi le sens des mots dont ils se servent : il sagit de leur ordre, de leur autorit. Quant la nation, elle figure sans doute la pnitence de ces internationalistes, le Canossa de ces plerins dAmsterdam, de Stockholm ou de Genve. Tout cela nest dailleurs qubauches, projets, nuages. Au reste, si la machine continue de grincer, si les cahots et les heurts sont frquents, du moins Daladier tient. Il tient par leur Volont, eux rptent qui ont besoin de lui et qui que cest vraiment un homme dtat leur homme dtat. Lui, de son ct, a bien vu combien il tait avantageux de sappuyer sur les Jeunes. Et cest en mme temps une si belle revanche sur Herriot ! La peur de revoir ce dernier la tte du Gou-

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vernement est si grande que cest surtout contre lui que lon exalte Daladier. Ce silencieux qui ne lest dailleurs que faute davoir quelque chose dire repose aprs ce harangueur incontinent ; ce brutal dlasse de ce sentimental perdu. Seulement, on marche avec lui de dception en dception. Avec lui comme avec les autres, le budget se trane sans aboutir ; les dbats de politique trangre rvlent une incohrence laquelle Paul-Boncour ajoute encore le spectacle de sa verbeuse et solennelle incapacit. La scurit du franc, celle des frontires sont galement menaces. Rien pour parer la crise conomique : les problmes sont rgls au petit bonheur, au hasard de dcrets contradictoires qui relvent de la plus ahurissante improvisation et dont les rpercussions sont parfois incalculables. Rien pour parer au chmage et aux malaises sociaux. Bah ! On a une majorit et cela suffit pour passer les vacances... Mais la succession est dj guette ; le fruit mrit. Des mains avides commencent de se tendre dans lombre. Un soir dautomne, Daladier tombe, pitoyablement, aprs avoir accept toutes les capitulations pour obtenir des faveurs que Lon Blum lui refuse ddaigneusement. La jeune quipe alors frmit : son heure est-elle venue ? Certes, elle nest pas reste inactive. Dj, le 20 juillet, au lendemain du dpart en vacances des Chambres, on a tenu rue GrangeBatelire, un premier Conseil de guerre. Il y avait l des nos, Dat, Marquet... Il y avait aussi un ministre en exercice, un seul. Et nous le retrouverons plus tard, celui qui, si posment, si silencieusement, pose ses jalons. Il sappelle Eugne Frot... Mais depuis cette runion, les choses ont march. Le parti socialiste de France a franchi la priode des premiers balbutiements. Il a son journal, il a ses sections, il devient une ppinire dhommes nouveaux. Marquet, maire de Bordeaux depuis huit ans, a donn la mesure de ce quil ferait le jour o soffrirait lui un champ dexpriences plus vaste quune grande ville de province. Dat a publi des ouvrages O le professeur de philosophie ajoute son analyse pntrante aux hardiesses du leader rvolutionnaire. Montagnon a travaill le corporatisme mussolinien et se lest annex. Sans doute, autour deux discerne-t-on beaucoup d utilits , clientle obscure et voue une ternelle mdiocrit. Mettons part Maxence Roides qui a du talent, et Renaudel qui jouit dun prestige incontestable chez les militants, mais qui, tous deux, se sentent mal laise dans le nouveau parti. Trop attachs des mthodes et des traditions que renie le no-socialisme, ils sinquitent des audaces du triumvirat qui prtend les diriger. Du moins ce triumvirat a-t-il travaill sur bien des terrains. Lheure approche o lon ne pourra faire autrement que den appeler un membre dans les conseils du gouvernement ; peut-tre bientt y seront-ils tous les trois. Aussi, quand Daladier tombe, un frmissement parcourt ces rangs o bouillonnent et fermentent tant desprances. En liaison avec leur ami trot, en coquetterie avec certains lments

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du centre, ayant su se mnager des sympathies jusque dans la droite o leur hostilit contre Blum leur a fait des amis, ils peuvent croire que lheure quils attendent est venue et que le Prsident de la Rpublique va faire appel eux. Il appelle Albert Sarraut ! Et cest alors un cri de colre indign : Encore un vieux ! Sarraut ne fera que passer dailleurs, ridiculis par un innarrable discours qui consterne ses meilleurs amis. Et comme on tourne en rond depuis mai 1932, on continue ; on dirait quun malfice invincible entrane la France dans un cercle infernal do rien ne peut plus la sortir. Le sort tombe cette fois sur Camille Chautemps. Chautemps lhabile, Chautemps le courtois, Chautemps le feutr. Plus jeune, lui... Et puis, une force, non seulement par lui- mme mais par tout ce quil incarne : la dynastie par excellence du radicalisme et de la franc-maonnerie. Herriot tait encombrant, Daladier tait butor ; Chautemps est lhomme de toutes les conciliations. Avec son visage lgrement crisp et inquiet, son regard fuyant, sa voix insinuante la fois et incisive, son tonnante flexibilit desprit, ce sourire furtif et contraint qui passe comme une ombre sur son masque blafard, il symbolise merveille laction tenace, obstine et souple de la secte dont il est le prototype. Certes, il distingue les cueils o se sont briss ses prdcesseurs, mais il a lart de les contourner ; il ne heurte pas de front ; il sait ruser et possde fond la science subtile du dtour. Il dsarme plutt quil ne vainc ; il lasse plutt quil ne persuade. Cependant, malgr ses collaborateurs, choisis parmi les jeunes impatients, il sent quil est pi par eux-mmes et que son tour viendra. Car Boncour aprs Herriot, Daladier aprs Boncour, Sarraut aprs Daladier, Chautemps aprs Sarraut, cette quipe ternelle faisant tourner le mme mange, cela narrange rien, ne rsout rien. Et voici que la rumeur qui, depuis quelque temps, chemine souterrainement, largit ses galeries et hte sa marche. Dans les conversations, dans les couloirs, dans les salons, dans la rue, la dception saffiche, stale. Le mcontentement grandit. Les organisations conomiques, les ligues de contribuables, les groupements dintrts, multiplient les manifestes, les cris dalarme, les menaces. Cela ne peut plus durer ! Hlas ! Depuis tant de mois quon rpte ce mot, va-t-il demeurer une vaine formule de consolation, une pauvre soupape dchappement aux malaises, au mcontentement, la crise ? Pourtant, ce nest pas seulement chez les gens de droite quon se plaint.

Cest partout, mme gauche, surtout gauche. On saborde avec des airs consterns : pas de budget ! la faillite nos portes ! les fonctionnaires en rvolte contre un tat sans autorit, la guerre peut-tre prochaine, lencerclement des fascismes trangers... Et nous, avec ce parlementarisme bavard, ces routiniers enliss dans leurs mthodes dsutes, ces assembles impuissantes et dcourages... Il faudrait changer tout cela, rsolument. Un gouvernement qui gouverne, une autorit, un homme. Ah ! oui, vraiment, un homme !... Mais qui ?...

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lhommeParvenue ce point, la conversation prenait un tour confidentiel. Des visages se dtendaient et souriaient, un peu mystrieusement. Voyons, voyons... nous sommes bien daccord, nest-ce pas ? ce quil nous faut, cest un homme qui vienne de gauche... tous les dictateurs viennent de gauche... voyez Mussolini... un homme qui vienne de gauche, mais qui ait su abandonner parmi les ides de gauche, tout ce qui lenchanerait lexcs ; qui ait fait preuve dun libralisme sympathique, bref, qui ait su renier temps ce quil y aurait de trop compromettant dans ses attaches antrieures... Et de chercher... Herriot ? on pouffait... Daladier ? vraiment bien us par tant dexpriences diverses. Chautemps ? trop visiblement et trop exclusivement infod aux Loges. Alors, en effet, qui ?... Eh bien ! mais vraiment, il y a quelquun qui runit toutes les qualits cherches : jeune, allant, sympathique. Il a t socialiste mais il ne lest plus. II est franc-maon, mais uniquement parce que, lorsquil a dbut, ctait un rite auquel devait se soumettre quiconque devait arriver. Malgr sa jeunesse il a de lexprience : il a t plusieurs fois ministre et il a occup des postes divers o il sest rvl actif, hardi, courageux. On dit sa probit inattaquable... Vous ne devinez pas ?... Frot... Ce sec monosyllabe, vrai dire, dcevait un peu. Un homme, lhomme attendu, cherch, espr, cest un homme auquel on a dj pens, un nom sur lequel on sest arrt, en se disant : Qui sait ? Mais vraiment, celui-l, si le monde parlementaire le connaissait, peu de gens ailleurs, en avaient entendu parler. Mais quels thurifraires il avait ! Quels zls sergents recruteurs ! Linfiltration de ce nom

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tait suprieurement organise. Discrte la fois et imprieuse ; insinuante, mais tenace. A la Chambre, souverainement habile et manoeuvrier, il appuyait cette campagne. Avec son bon-garonnisme volontiers dbraill, son talent facile, ses airs de joli garon sans morgue, sa familiarit dsinvolte qui supprimait les distances, son laisser-aller amne et serviable, il tait vraiment le type rv du camarade. Rouerie sans doute dambitieux perspicace qui ne se dvoile pas et qui ne veut pas veiller les soupons, habitude peut-tre conserve des milieux autrefois frquents, rsultat aussi du brassage parlementaire, beaucoup lui savaient gr de navoir pas linsolence mordante de Marquet, la suffisance de Cot, lnigmatique scheresse de Bergery. Ainsi grandissait sa popularit, sans quil et lair dy prter la main. Cependant, ministre du Travail, renvoy la Marine Marchande sans avoir t consult, il avait marqu publiquement quil nadmettait pas quon le traitt avec cette dsinvolture : il avait exig brve chance quon le rtablt un poste o il avait conquis une rputation dactivit et de dcision ; il avait obtenu satisfaction. On sentait de la sorte peu peu que son importance saccroissait, quil pesait dun poids plus lourd dans les conseils du gouvernement. Des journalistes, connus pour leur peu de sympathie envers les hommes de gauche paraissaient vraiment conquis par ce personnage tout neuf en qui ils dcouvraient tant de dynamisme latent. Des organismes conomiques qui multipliaient les manifestes pour dnoncer la malfaisante impuissance de la politique et des hommes au pouvoir, faisaient une exception tout coup pour celui-l. Des articles logieux fleurissaient la presse, du Matin Gringoire... On tait environn de sirnes qui cherchaient vous enrler sous la bannire du nouveau chef ; et si lon rsistait un peu au prestige si gnreusement vant, on faisait preuve, parat-il, dune troitesse de conceptions impardonnable en des circonstances aussi graves, moins que ce ne ft dune jalousie dplace et de mauvais got. Les managers nomettaient pas de rassurer au passage ceux quauraient alarms des vises trop personnelles. Quaurait-on pu craindre ? Lhomme ntait pas du tout dispos recourir la dictature. Non, il cristalliserait seulement autour de lui une quipe, celle que toute la France attendait. Une quipe hardie et novatrice, bien entendu et qui, par consquent, effraierait peut-tre un peu les bourgeois, mais qui, du moins, aurait lavantage de rompre avec les routines dont nous mourons. Les thoriciens de cette quipe seraient, nous lavons dit, Dat et Montagnon, esprits originaux et neufs. Les excutants et les ralisateurs sappelleraient Marquet, dont le nom revenait constamment jumel avec celui de Frot ; Pierre Cot, dont on savait quel vent de rajeunissement il avait fait souffler dans les ailes de laviation franaise ; Jean Mistler, qui stait rvl aussi apte mener les Beaux-Arts il avait dot la France dune Marianne nouvelle et ctait tout un symbole ! qu discipliner la T. S. F., et qui joignait aux dons de lcrivain les dispositions de lhomme dtat.

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On laissait entendre que Frot pouvait bon droit se targuer de sympathies vives jusque parmi les chefs les plus minents de larme... On indiquait quil tait en relations avec des hommes de tous les partis, quil avait partout des amitis prcieuses et des appuis ; on citait mme avec complaisance, les hommes du centre et de la droite auxquels il avait song. Song pour quoi ? Pour des conversations ? Pour des collaborations gouvernementales ? On ne savait pas au juste. Mais vraisemblablement avec lespoir que les intresss seraient flatts quon et besoin de leurs talents et de leur personnalit. Cet homme paraissait avoir subjugu ainsi toutes les rsistances, conquis toutes les sympathies ; on incarnait en lui cet espoir dun changement radical dont on avait soif ; on se disait en mme temps qutant donn ses origines politiques il avait pour lui toutes les chances de russite. M. Le Provost de Launay, dans sa dposition du 17 mars devant la commission denqute aura cette phrase qui correspond trs exactement lide alors habilement seme partout et quon voyait envahir les milieux les plus divers : Je me demandais si ce ntait pas lhomme de demain : Bonaparte et Mussolini ont commenc eux aussi par tre des hommes de gauche. Oui, en vrit, ceux qui ne savaient pas encore comment se fabrique un grand homme pour coup dtat, ont t les tmoins de lopration pendant les derniers mois de lanne 1933. Si bien que ceux-l se prenaient la tte entre les mains et se disaient : Suis-je ce point aveugle que ne mapparaisse pas le gnie dEugne Frot qui blouit tant de gens et auquel, paratil, est li le sort de la France ? En tout cas, la consigne tait passe ds cette poque : il faut un gouvernement autoritaire qui impose les rformes ncessaires. Et la question ternelle : Qui ? , ctait cette fois la quasi unanimit des salons, des salles de rdaction, des cercles intellectuels et des groupements conomiques, qui rptaient comme un murmure qui dabord piano, allait maintenant crescendo : FROT... FROT... FROT... A coup sr, on et bon droit pu sourire de ce quil y avait de puril dans ce rassemblement htroclite dhommes hier encore en lutte les uns contre les autres, et en conclure que tout cela tait rassurant force dtre peu srieux. Pourquoi avait-on limpression, voir sourdre de partout ce nom obsdant, dune opration trouble, o les enfantillages mme navaient pour but que de drouter et de donner le change ? De fait, au fur et mesure que les vnements vont marcher le caractre puril sattnuera en mme temps que le ct trouble se prcisera. Le vaudeville et loprette se mueront en tragdie... Les trahisons de dernire heure de Frot, les conseils dont il sentourera, claireront dun jour inquitant son action et, aux yeux de beaucoup lexpliqueront. Chez ce ministre qui fut communiste, puis socialiste, et qui croit sans doute sincrement stre mancip des doctrines quil professa, le got de la violence est demeur. Il lappellera autorit, soit. Mais une autorit qui joue avec le pril et le dfi, en chassant un prfet de police en priode trouble ; une autorit qui sollicite la collaboration dun officier politicien promu au rang de stratge de guerre civile ; une autorit qui le lendemain du massacre de dix-sept morts, ni les jours suivants dailleurs, nexprimera aucun regret, cette autorit-l nest plus que de la violence et de la violence criminelle.

Je sais. Lui aussi dira quelque jour quil na pas voulu cela. Ils nont jamais voulu cela... Mais on leur a dit quils taient Robespierre, Saint-Just, Bonaparte et Mussolini. Ils ont modestement ni, mais au fond deux-mmes, ils se sont dit : Qui sait ? Et pour celui-l, ce sont les morts du 6 fvrier qui ont pay lexprience...

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la bombe prmatureDcembre sachevait. La Chambre, en dinterminables et striles sances, essayait, une fois de plus, de mettre sur pied une loi de finances et plissait, des nuits durant, sur le problme de lessence ou la rpression de la fraude fiscale. Le spectacle quelle donnait de sa persvrante impuissance alimentait constamment darguments supplmentaires les adversaires du parlementarisme. Les affaires, dj si anmies, se tranaient de jour en jour plus misrablement. Dinquitants bruits de guerre montaient priodiquement des frontires. Une Allemagne arrogante, une Italie ddaigneuse, une Petite Entente mfiante et rserve, une Grande-Bretagne nigmatique noffraient que des perspectives dmoralisantes ceux que proccupaient les lendemains internationaux. Enlise dans lornire o lavait jete le briandisme, continu et aggrav par le paulboneourisme, la France semblait sans forces pour se redresser, sans courage pour se relever, sans volont pour secouer le joug des mauvais bergers. Le chmage jetait dans les rues les ouvriers par milliers : les krachs et les faillites ruinaient les pargnants, anantissaient les entreprises, dshonoraient les familles. Les impts crasaient les contribuables dont les ligues recrutaient maintenant un rythme acclr de nouveaux adhrents. Les caisses dpargne accusaient des retraits de fonds bien suprieurs aux dpts. Lor coulait par mille fissures de la Banque de France vers ltranger. Les bilans hebdomadaires devenaient catastrophiques. On envisageait avec une sorte de morne rsignation la hideuse chance de linflation, considre dornavant comme peu prs invitable. Ltat sans ressources puisait, grce des artifices pniblement lgaliss, dans les caisses de dpt et dassurances sociales... Tondu, bern, pressur, le peuple de France se disait : A quoi bon ? Il semblait paralys et comme anesthsi par tant de dcourageantes calamits ; certain que ses matres lexploitaient et le dupaient, il les mprisait sans avoir la force de les renverser. La machine tournait par habitude ; les grincements, les heurts taient de plus en plus frquents. On guettait lheure o tout coup, rouages coincs, engrenages rompus, elle sarrterait net.

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On coutait, dans les meetings et les runions publiques, les orateurs qui suppliaient le peuple de se rveiller avant quil ft trop tard. Si le spectre de la faillite et celui de la guerre taient impuissants secouer sa torpeur, fallait-il eu conclure quil tait mr pour lesclavage ou pour la mort ? On sabordait avec mlancolie et certains se demandaient si lheure de la dcadence nallait pas sonner pour un pays qui avait fait son temps. En tout cas, si les auditoires taient attentifs, mais trop souvent sans flamme et sans foi, il existait pourtant un moyen de les rveiller et de les chauffer au moins passagrement : le Parlement tait lobjet de tant de mpris et de tant de haines quen stigmatisant ses tares on soulevait sans peine des rafales dapplaudissements. Ah ! se dbarrasser de ce moulin moudre les discours ! Renouveler ce personnel, remettre lordre dans les affaires ! Arrter le gaspillage, cette hmorragie par o scoulaient une allure vertigineuse toute la fortune et tout le patrimoine de la France !... Seulement tait-ce encore Possible ?... Tel tait ltat desprit de lopinion quand elle reut la nouvelle, dabord brivement annonce, dun krach financier dans la rgion de Bayonne. On ny prta dabord quune attention distraite : Tant dautres krachs avaient prcd celui-l quon stait peu peu cuirass contre lmotion quils pouvaient susciter. Cependant les chiffres murmurs taient considrables : plusieurs centaines de millions, disait-on. Lopration tait, non pas une catastrophe due la mauvaise marche des affaires, mais bel et Lien une escroquerie savamment et minutieusement organise, et laquelle auraient collabor un certain nombre de personnages politiques. La curiosit sveilla, saccrut. Et sur lcran de lactualit, un nom parut qui allait rapidement grandir jusqu lenvahir tout entier, un nom qui allait connatre la plus soudaine, la plus trange, la plus tragique popularit : Stavisky. Dans leurs circonscriptions o ils passaient les vacances du jour de lan, les dputs recueillirent les chos de lmotion populaire et ce fut de tous les points de France que partirent destination de la Prsidence de la Chambre les demandes dinterpellations. Laffaire tait, ds ses dbuts, passionnante comme un roman policier. Elle allait dailleurs dpasser par linattendu de ses pripties, la multiplicit de ses personnages, la diversit de ses pisodes, le roman policier le plus adroitement agenc. Comme pour appter encore la curiosit, on apprenait que des noms de parlementaires, voire de ministres, allaient tre mls de trs prs lhistoire. Le premier fut celui de Joseph Garat, dput-maire de Bayonne, qui, aprs avoir donn l presse une interview o il disait son tonnement devant le dveloppement dune affaire o tout lui avait toujours paru normal , devait quitter la mairie de sa ville pour sinstaller la prison. Suivant la rgle gnrale et restant dans la tradition, le principal coupable, le hros de laventure, avait disparu. Le retrouverait-on jamais ? On le retrouva un jour au dbut de janvier, dans une villa savoyarde isole qui portait un nom romantique souhait : Le Vieux Logis ; on le retrouva mais mort. Opportunment mort. Et beaucoup, en lisant dans leur journal le tlgramme dune ligne qui annonait ce fait divers, respirrent mieux.

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Peut-tre mme plusieurs crurent-ils quen enterrant ce cadavre on allait enterrer avec lui tous ses secrets et toute laffaire. Mais trop de dtails allaient tenir en haleine lintrt du public : cette villa dans les neiges, cet homme traqu, ce couple mystrieux qui laccompagnait, ces policiers qui sautent par les fentres, enfoncent les portes et ne trouvent quun cadavre ; cette veuve si jolie, trop jolie ! qui fut nagure prix dlgance et sur laquelle on attendrit les lecteurs au coeur sensible, cette aventure combine comme un film, ne pourrait-on fixer exclusivement lattention sur les aspects romanesques dun pareil scnario ? Ce serait le voeu de beaucoup. Ce serait mme peut-tre celui du gouvernement. Malheureusement, la chose tombe mal : les hommes politiques ont assez mauvaise presse en ce moment ; et, plus encore que des pisodes romantiques, la foule a soif des pisodes politiques. Les noms..., les noms..., les noms... On en murmure quelques-uns : tous appartiennent au parti radical-socialiste. Camille Chautemps fera bien de veiller au grain. Il fera dautant mieux quaprs le nom de Joseph Garat merge celui de Gaston Bonnaure. Cet inconnu tait donc dput ? Cest un fait, il tait dput de Paris, dput du troisime arrondissement que reprsenta autrefois mile Chautemps, et o Camille Chautemps lintroduisit et le patronna. Voici donc qu peine ses dbuts, le scandale clabousse par ricochet le Prsident du Conseil dans la personne dun de ses protgs. On ne peut mme pas dire que Camille Chautemps a simplement prt Gaston Bonnaure laide courante dun chef politique un candidat de son parti. Non : il la fait lire avec son appui personnel ; il la accompagn dans ses runions publiques ; il a ft en plusieurs banquets son heureuse lection en compagnie damis de choix : Ren Renoult, Paul Marchandeau, Aim Berthod, Philippe Marcombes... Oui, en vrit, lopration dbute mal. Il faudra louvoyer. Mais cela cest le grand art de Camille Chautemps. Ds avant la rentre, un troisime nom est prononc avec trop dinsistance : cette fois, cest celui dun membre du cabinet. Quimporte ? Albert Dalimier comprendra quil est des heures o il ne faut pas inutilement compliquer la tche de ses amis ; il dmissionnera ; et du reste, entre son Prsident du Conseil et lui, schangeront les congratulations mutuelles que sadressent en pareille circonstance celui qui part et celui qui reste. Le 11 et le 12, Camille Chautemps subit les assauts de quinze interpellateurs. Certains, il est vrai, ont beau y mettre une sorte dpre violence, on sent que les fleurets sont soigneusement mouchets et que ceux qui les manient sont soucieux de ne pas blesser. Ren Dommange, par contre, dune pe prcise et directe, frappe au point vif : cest le 11, au cours de son intervention, quest voqu pour la premire fois et quels dveloppements aura plus tard le dbat ainsi amorc ! le cas du procureur Pressard, beau-frre de Camille Chautemps. Liens terribles : Stavisky, Bonnaure, Chautemps, Pressard... Lescroc, ami intime du dput que protge le Prsident du Conseil, lequel tient par son

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beau-frre la magistrature et le Parquet... Inquitants aperus ouverts sur la profondeur et les replis de ce roman. Le second coup redoutable, cest Jean Ybarnegaray qui le portera. Trop de points dinterrogation sont dj poss, dit-il ; trop de mystre enveloppe les faits connus et ceux que lon souponne ; trop dhypothses apparaissent vraisemblables. La commission denqute simpose. Cest le seul moment o Camille Chautemps perdra un peu de sa prodigieuse matrise. Il sest exprim jusquici avec une sorte de mesure tranquille et une mlancolie hautaine qui lui ont permis de se poser en victime. Il a, avec une adresse infernale, vit les piges sems sous ses pas. Il a promis que nulle considration de famille ne lempcherait de faire tout son devoir. Et ce langage, digne dun Romain de Corneille, lui a valu les dlirants applaudissements de sa majorit. Mais quand Ybarnegaray rclame la commission denqute, Chautemps apporte tout coup linterrompre et lui rpliquer une passion et une vivacit qui surprennent. Il ne veut pas de commission denqute : il ne lacceptera pas. Enttement trange ! Laissons, dclare le Prsident du Conseil, la justice faire son devoir. Mais prcisment, elle ne la pas fait jusquici. Si elle ne la pas fait, ne serait-ce pas que le Gouvernement len a empche ou dispense ? La justice, cest Pressard. Le Gouvernement, cest Camille Chautemps. Affaire de famille alors ?... Lhomme, sest laiss surprendre. Pas pour longtemps. Retrouvant sa courtoisie glace et distante, sa domination de lui-mme, il rompt le combat. Un appel sa majorit discipline. Lvocation classique des prils que court la dmocratie, de lunion plus que jamais ncessaire des rpublicains. Et comme dans les rangs de cette majorit beaucoup dhommes ont intrt ce que ces dbats soient dfinitivement clos, le vote est enlev triomphalement et le rideau tombe sur ce que beaucoup crurent tre le drame et qui ntait en ralit que le premier acte. Dans lombre o il se tient, Frot observe tout cela. Il vite avec soin de trop frayer avec ses collgues du cabinet. Pendant ces interpellations et celles qui suivront, il nest pas son banc. Ce travailleur a autre chose faire que dassister au dballage pnible de ces compromissions. Il soccupe daffaires srieuses et il aime autant viter le contact avec ces hommes mls au scandale. Belle occasion dintensifier sa propagande. Et il lintensifie !... Discrtement, presque confidentiellement. Dans lintimit, il sabandonne volontiers, avoue son coeurement. Comme il est navr de tout ce qui se passe ! Mais comme ces vnements lui donnent raison, lui qui ne cesse de dclarer quil faut changer tout cela ! Comme il devient urgent de faire passer dans les moeurs parlementaires un courant dintgrit et mme daustrit qui balaiera ces miasmes !... Il faut vraiment raliser tout de suite quelque chose. En dehors du cadre des partis. La France en a assez des querelles striles entre les partis... Des hommes de valeur, des hommes de talent, des hommes de sa trempe, voil ce quil faut. Il dit dailleurs, plus prosaquement, plus trivialement : Des types dans mon genre... Un type dans son genre , cest, parat-il, pour lui, le colonel de La Rocque qui est la tte des Croix de Feu. Aussi essaie-t-il damadouer La Rocque quon dit peu abordable. Il multiplie les tentatives pour le joindre et lui exposer tout ce quune collaboration entre deux hommes semblables permettrait dapporter la France. Mussolini a eu

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Balbo. Hitler a eu Goering. Frot accepterait La Rocque. Il accepterait dailleurs beaucoup dautres concours. Il a justement confront ces points de vue sur le problme conomique avec le secrtaire dun important groupement quil a vraiment conquis par loriginalit de ses aperus et la hardiesse de ses conceptions. Il djeune avec des journalistes de droite. Il aimerait entrer en relations avec les camelots du roi. Car il est sans prjugs. Il apprcie les gens qui ont du cran, les gens qui osent. Il sme des missaires sur toutes les routes, avec mandat de ramener vers lui tous les types dans son genre . Sans doute se rserve-t-il de faire ensuite un tri. Et peut-tre songe-t-il galement que le meilleur moyen de les neutraliser, cest de paratre les attacher sa fortune. Ainsi, le jour venu, pourra-t-il se dbarrasser, sans avoir veill leur mfiance, de ceux qui lui paratraient gnants. Seulement, ce jour viendra-t-il ? Lui nen doute pas. Il a mme limpression quil viendra vite. Car les remous de laffaire Stavisky gagnent la France entire. Deux sances mmorables, celles du 18 et du 23 janvier, ont provoqu une motion qui sest propage comme un fluide travers tout le pays. Lindignation, la colre, le mpris montent et dferlent. Pril grave ! Si lon ny prend garde, ce sont les forces de droite qui vont bnficier pour leur propagande dune escroquerie banale , dclare M. Chautemps, dun vnement regrettable , rptent lenvi ses ministres, choqus du bruit quon entretient ainsi autour dun fait divers . Si donc, on veut viter que sinstaure rapidement un fascisme de droite, il faut toute force devancer les efforts de ces groupes, enchaner son char leurs meneurs et prcipiter son propre avnement. Comme il serait utile, en pareil cas, de disposer des leviers dun ministre important ! Mais Frot noccupe quun poste qui, du point de vue politique, est assurment secondaire. Chiappe dira plus tard devant la commission denqute que lactivit dploye par Frot lui avait parue anormale chez un ministre du travail. Mais cest que Frot a bien lintention de ne pas demeurer longtemps dans cette condition subalterne. Il na nulle illusion sur la dure du gouvernement dont il fait partie. Il ne serait mme pas fch de contribuer sa chute. Alors, il lui faudra lIntrieur, peut-tre la Prsidence du Conseil. Pourtant il se mfie encore. Il lui faudrait le patronage dun vtran des grands postes politiques. Justement Daladier nest pas compromis dans laffaire Stavisky. Bonne occasion de se rapprocher de lui et de sloigner des Chautemps, des Bonnet, des Raynaldy... Saccrocher la chance de Daladier, arriver avec lui, trs vite ; puis labandonner, prendre sa place... Cela pourrait tre laffaire de quelques semaines... Pas mme, car le 27, le cabinet Chautemps, min dans ses profondeurs, seffondre... Diable ! les vnements vont vite. Tandis que Frot creusait sa sape, la contre-mine a explos et quelque peu boulevers sa propre galerie. Bah ! il ny a pas de dgts irrparables. Le tout est de tirer le meilleur parti de cette explosion prmature et de se tenir prt placer lui-mme sa bombe... Mais il est grand temps... Et cest pourquoi Frot, dont personne la Chambre ne croit encore lheure venue, hte par tous les moyens le rassemblement de son quipe.

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paradeLe ministre Chautemps abattu, la France respira. Elle espra que cette fois, on allait, pour de bon, changer. Changer de mthodes et changer dhommes. Ctait mal connatre la puissance de ceux quavaient atteints lchec et qui ntaient point dsarms. Et prcisment parce que le coup avait t si humiliant pour leur orgueil, il fallait sattendre ce quun sursaut dsespr redresst ceux qui lavaient reu. Comment dailleurs, depuis si longtemps habitus la domination, eussent-ils accept que tant defforts, multiplis par eux pour prparer leur avnement une dictature inconteste fussent tout coup anantis ? Peut-tre aussi, lvnement dpassa-t-il , la comprhension de ceux dont le milieu et les habitudes parlementaires avaient fauss loptique. Ils crurent une simple crise ministrielle. Ctait une crise nationale. Obstin dans son interprtation troite de la Constitution, le prsident Lebrun, en qute de ces hommes nouveaux dont on parle sans cesse et quon ne trouve jamais, appelait douard Daladier. Stupeur ! Eh quoi ! Une fois de plus les mmes ! Et pour les mmes besognes ! Et pour les mmes complicits ! Attendez : Daladier, lui aussi, veut faire du neuf. Qui sait ? on lui a tant rpt autrefois quil avait de lnergie et de lautorit, quil pourrait tre lhomme . Tant de flagorneries lui ont t prodigues quil a fini par sen griser. Dans son propre parti, ceux qui sont las dHerriot, ceux qui redoutent Chautemps, ont fait de lui leur chef. Le vrai

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chef, celui quon peut faire marcher et auquel on dicte son attitude... Il flaire avec son exprience un peu courte de politicien le pril de la situation. Il sait quil ne faut pas retomber dans les mmes fautes quhier. Cest pourquoi, il a, depuis une quinzaine de jours, en prvision des vnements, entam et nou des pourparlers avec deux hommes qui sont devenus les piliers essentiels de sa future combinaison : Eugne Frot et Adrien Marquet. Ils se sont mis daccord tous trois : ils formeront un cabinet de quinze membres choisis davance par eux, sans consultation des groupes. Ce sera un ministre de salut public et de salubrit nationale. Il ira de Marquet Ybarnegaray. Il aura comme programme le nettoyage complet de labcs Stavisky, le redressement de la politique extrieure, lassainissement financier. Aussi, ds que Daladier est choisi par le Prsident de la Rpublique, Frot et Marquet attendent, chacun de son ct, le coup de tlphone qui les convoquera. Ils lattendent en vain toute la journe. Car quelquun veille : Jean-Louis Malvy pie de prs Daladier. Le soir, Marquet dira : Si Daladier avait t fidle ses engagements, cest avec Frot et moi quil aurait djeun, et non avec Malvy. Il aurait pu ajouter : ...et avec Guimier . Malvy a si bien chambr son homme que Daladier qui na dcidment dnergie que dans lindcision, propose les Affaires trangres Herriot et lIntrieur Chautemps. Le soir, dix heures un quart, Marquet est enfin appel. Il arrive : les salons et les corridors du Ministre sont encombrs dune cohue qui mange des sandwichs, fume et boit de la bire. Cot, La Chambre, Chappedelaine sont avec le Prsident. Malvy aussi est l. Invisible et prsent : il a son quartier gnral dans le bureau de Clapier, le chef de cabinet de Daladier. Marquet entre, jette un regard mprisant sur cette assemble de brasserie, et demande Daladier : Quest-ce que ces gens-l ? Daladier est suffoqu. Eh quoi I nest-il pas naturel quil ait, lui aussi, ses consultations ? Marquet, sarcastique, lui rpond en haussant ls paules : Et nos conventions ? et fait mine de partir. On le retient. Daladier lui explique quil la fait venir pour lui offrir le ministre de la Dfense nationale. Merci, rpond Marquet, jai fait la guerre dans les formations de larrire, ma place nest pas l. Tu es rapporteur du budget de lducation nationale. En veux-tu le portefeuille ? Marquet, gouailleur, riposte : Je nai pas de diplme et je ne tiens pas tre ridicule. Jaurais lair de linstituteur de la Grande-Duchesse de Grolstein, qui lon demande : Pourquoi tes-vous instituteur ? et qui rpond : Pour apprendre lire. Daladier simpatiente. Marquet le regarde en face et lui dit : Puisque tu ne respectes pas tes engagements, je modifie mes exigences, je veux lIntrieur. Je regrette : il est promis Frot. Je suis daccord avec Frot. Ce nest pas possible ! Tlphone-lui.

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Sur un coup de tlphone, Frot arrive son tour. Les trois hommes senferment ensemble pendant deux heures. A lissue de la runion, la chose est arrange : Daladier a choisi les Affaires trangres, Marquet est lIntrieur, Frot la Dfense nationale, le snateur Roy la Justice. On pourrait en finir tout de suite. Mais Malvy veille sur la sant du Prsident. Il rclame pour lui du repos et met doucement tout le monde dehors par persuasion. Tout le monde, sauf lui. Il ne sen ira qu trois heures du matin et reviendra ds avant sept heures, sans doute pour tre sr que personne avant lui ne rveillera Daladier. Marquet ne nourrit dj plus aucune illusion : il sait et il dit que le ministre est mort-n, que Malvy empoisonne tout et annonce que ds le lendemain, lui, Marquet, sen ira. Frot, fraternel, dclare : Je te suivrai. Mais le soir, comme ils dnent ensemble avec des amis, lattitude de Frot est si singulire et si quivoque quon a limpression quil va trahir. Il suit en effet sa route et quand dans quelques heures Marquet sen ira, au lieu de le suivre, Frot prendra tout simplement sa place. Ainsi, l homme , habilement, subrepticement, monte... Le voici lavant-dernier chelon. Quel chemin parcouru depuis juillet ! Mais parcouru avec tant dhabilet, tant de prudence que personne aujourdhui ne stonne de cette promotion. Nagure pourtant, on noffrait le Ministre de lIntrieur qu un homme vieilli dans les conseils parlementaires, investi par les Loges, consacr par elles, contrl par elles. Sans doute, Frot est de la maison : voil bien longtemps quil est inscrit la Loge Anatole France. Mais il nest pas franc- maon militant. Et dans les conversations particulires o il se laisse aller des confidences, sil ne va pas jusqu renier ce parrainage, du moins tient-il faire observer quil nattache aucune valeur superstitieuse un lien devenu depuis longtemps assez lche. Pourtant, le voici place Beauvau. Dailleurs, il y est surveill et son orthodoxie sera garantie par un sous-secrtaire dtat parfaitement sr : le f Hrard, dput de Baug. Ce poste de choix ainsi pourvu, toutes les difficults sont loin dtre aplanies. Que de portefeuilles distribuer encore ! Le jeu classique des pronostics se poursuit dans les couloirs. Le nom dYbarnegaray disparat sur lhorizon. Celui de Marquet aussi. Le maire de Bordeaux, sardonique et nigmatique, regarde sans jalousie apparente son ami Frot semparer dune place quil avait lui-mme convoite. Se doutet-il alors des lendemains qui attendent son heureux rival ? Et ne se rjouit-il pas secrtement en pensant quil risque de se casser les reins dans une aventure insuffisamment prpare ? En tout cas, Daladier, sous peine dun chec certain doit tenter de donner le change lopinion en teintant avec quelque libralisme son cabinet de nuances nouvelles : Franois Pitri, le colonel Fabry, Gustave Doussain, Andr Bardon vont lui apporter ce concours qui le situera sur un plan nouveau. Certes, le colonel Fabry reprsente un lment inquitant.

Il a pris violemment parti il y a quelques semaines, aux cts de Daladier, contre la thse du Conseil suprieur de la Guerre et du gnral Weygand, sur lorganisation des priodes militaires. Est-ce la rcompense de ce service quil reoit aujourdhui ? Sa prsence marque-t-elle dun trait plus accentu les divergences qui vont cette fois sparer le Ministre de la Guerre et le Gnralissime ? On peut le craindre en voyant M. Paul Bernier le f Bernier ministre du mme cabinet, lui qui fut le rapporteur du projet dfendu par Fabry. Nuages... Inquitudes... Incertitudes... Quen adviendra-t-il ? Eu tout cas, les fourriers de Daladier insistent sur les preuves quils donnent dune volont neuve. Le choix de ses collaborateurs indique nettement quil change laxe de sa politique. Il a fait savoir quil acceptera la commission denqute, car il veut la lumire, toute la lumire. Silence aux ternels mcontents ! Voyez comment on avait raison de nous rpter que nous devions faire confiance Frot. Sil ntait lhomme que nous avons dpeint, lhomme irrprochable, indpendant, hardi, dgag des prjugs de parti, est-ce que Franois Pitri, est-ce que Fabry accepteraient de siger ses cts ? Oui, il tait temps de parer au dsastre, mais cest fait. Chautemps, Boncour, Monzie, Bonnet, Dalimier, Rayualdy, tous ces noms trop voyants ont t limins. Le gouvernement ne veut plus voir dans son sein que des hommes inattaquables. Il y a Eugne Frot, cet homme intgre. Et Eugne Frot mesure sans doute de la pense le temps qui lui sera ncessaire pour franchir ltape si courte ! qui spare le Ministre de lIntrieur de la Prsidence du Conseil. A la prochaine crise, cest lui qui sera appel llyse. A lui donc de sarranger pour quelle ne tarde pas trop.

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premires lzardesEh bien ! non, rien nest rsolu. Lopinion est silencieuse, mais reste alerte. La mauvaise humeur parlementaire persiste. A gauche, on trouve que Daladier capitule ; droite, on laccuse davoir cherch dans les rangs de la minorit des otages plutt que des collaborateurs ; gauche comme droite, et pour des raisons diffrentes, on estime quil manque dcidment dnergie et dautorit. Sa lgende, cette lgende sur laquelle il a vcu depuis plus dun an se dsagrge peu peu. Lui, dsorient, incertain, recule de jour en jour lheure o il lui faudra affronter la Chambre et le pays. Cest alors quEugne Frot, gris peut-tre par son ascension rapide et par les loges dithyrambiques de ses amis, et qui croit son heure venue, esquisse sa manoeuvre : puisque le Prsident du Conseil tergiverse sans fin, pourquoi le Ministre de lIntrieur ne ferait-il pas la preuve que dans cette quipe, cest lui qui est vraiment lhomme de gouvernement ? Daladier a dit, usant de ces formules o se rfugie sa lgendaire fermet : Vite et fort. Des mots ! songe Eugne Frot qui brle de passer aux actes. Le Gouvernement va se prsenter le 2 fvrier, mais se prsenter avec quoi ? Avec une dclaration ministrielle ? Hlas ! cette littrature que rien ne peut rajeunir constitue-t-elle un bagage suffisant pour une quipe dhommes nouveaux qui veulent frapper lopinion publique ? Avec la promesse de la commission den- qute ? Cela nabusera personne : on sait bien que sous la pression de la volont parlementaire et de la volont populaire, elle est devenue invitable ; et laccorder aujourdhui ne paratra quune concession arrache de mauvais gr un gouvernement qui ne sen souciait gure. Avec des sanctions ? Ce serait sans doute la bonne formule. Des sanctions, ce Font des actes. Des sanctions, cela se voit, et lon sort enfin du domaine illimit et strile des promesses. Mais quelles sanctions ? Ici Daladier-Hamlet se trouve de nouveau plong dans ses perplexits.

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De nouveau aussi Eugne Frot le conseille : pour lui, la sanction essentielle tient en un mot, en un nom : Chiappe... Ainsi se dmasque laction mene par Frot. La rumeur de la presse et des couloirs ajoute : et par Marquet. Marquet, un peu plus tard, dmentira. Il affirmera navoir jamais demand Daladier, en change de sa participation ventuelle, que la suspension du Prfet de police. Il le dclarera en constatant svrement que tout cela fut absurde, incohrent, criminel... Ce que lon ne peut ni nier ni dmentir, cest que Frot en exigeant le dpart de Chiappe correspond merveilleusement au dsir des socialistes et des communistes. Il a pour cela deux raisons... Chiappe cart, cest le concours des voix socialistes assur et donc la certitude dune majorit confortable pour le nouveau gouvernement. Et puis, Frot a besoin dun Prfet de police lui, et il a quelques raisons de craindre que celui dont il exige le dpart se montre dcidment trop peu docile. Il sagit donc maintenant de persuader Daladier. Or cet indcis ternel ne semble pas dabord dispos se laisser faire. Ses rapports personnels avec le Prfet de police sont excellents. Et il a eu loccasion de lui prouver son estime il y a quelque temps encore lorsque Chautemps voulait le dbarquer : ce moment-l, il a nettement dclar son Prsident du Conseil : Si vous touchez Chiappe, je dmissionne. Du reste, il a, depuis lors, revu le Prfet et au cours dun long entretien, il lui a dit avec effusion : Vous ntes pas seulement un ami ; vous tes lami... Et cette amiti, il sest montr si rsolument attach quil a promis sans difficult Pitri et Fabry que lon ne toucherait pas Chiappe. Mais Frot insiste. Frot lui, joue sa carte sa vraie carte. Il joue la dictature, mais la dictature de gauche. Il ne peut la jouer que si Chiappe est hors du jeu. Daladier rsiste encore. Alors, crit le Populaire dans son numro spcial sur le 6 Fvrier, M. Frot confie ceux qui lentourent son dcouragement : Il ny a rien faire, dit-il, Chiappe tient presque tout le monde. Et pourtant si, il y a quelque chose faire. Daladier-Pilate car ce Frgoli joue tous les rles a rflchi : il va renier ses engagements, renier sa parole, renier son amiti. Seulement il enveloppera ses reniements dans une mesure gnrale et dailleurs quivoque ; il trouvera un lgant compromis entre les exigences des partis politiques. Les sanctions annonces ne seront ni des rvocations ni mme des suspensions ; on se bornera des dplacements avec de lavancement pour tout le monde. Que diable ! la Rpublique nest pas tellement pauvre quelle manque de vice-royauts lointaines o caser dans les exils dors ceux dont elle redoute lindpendance ou linfluence. Chiappe au Maroc, Renard en Indochine, seraient assurment, spars par quelques milliers de lieues, moins dangereux quils ne le sont cte cte Paris. Sans doute faudrait-il aussi songer au procureur Pressard dont le nom a t un peu trop

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prononc ces temps-ci, mais qui la Cour de Cassation pourrait offrir un abri sr. Quant Thom, la Comdie-Franaise parat tout indique pour ce lettr en rupture de Sret gnrale. Ainsi donnera-t-on du mme coup une leon mile Fabre qui, en montant Coriolan, a fait de la salle de la Comdie-Franaise un dangereux foyer deffervescence o sont chaque soir bafoues les plus nobles et les plus respectables traditions de la Rpublique des Camarades. Ce programme est soumis Frot qui approuve et qui dit Daladier : Prviens- les... Ponce-Pilate, alors, dcroche son tlphone et se lave les mains... La route ainsi continue de se dblayer devant Frot. Ldifice auquel il consacre tous ses soins se consolide dheure en heure. Hlas ! dans la minute mme o il le croit, les lzardes apparaissent. Car Fabry et Pitri, informs de ce plan, manifestent et leur indignation et leur mpris. Henri de Jouvenel pour qui lon vient justement de crer ce Ministre de la France dOutre-Mer auquel il fut plus facile de trouver un nom que des attributions dfinies proteste avec eux. Mais leur avis se heurte lopposition dtermine du Soviet des jeunes ministres : Cot, Mistler, Marie La Chambre, auxquels sest joint Paganon. Ceux-l nentendent pas abandonner les premires positions quils viennent de conqurir. Ces apprenais conventionnels exigent quon se fasse la main tout de suite en prvision des lendemains impatiemment attendus. Ne pas cder, telle est leur consigne. Et comme Daladier laccepte, Fabry, Pitri, Doussain, sen vont. Est-ce, au moment dcisif, lcroulement ? Non : on aveuglera tant bien que mal les fissures ; on obstruera les voies deau ; on bouchera les trous. Trois hommes partis, la belle affaire ! Trois noms remplacer tout au plus. Et puisque lon na besoin que de figurants, que les rles essentiels sont assurs, les premiers venus feront laffaire. Eh quoi ! les premiers venus ? Le premier venu au Budget ? le premier venu la Guerre ? Certes. Justement, M. Paul Marchandeau vient de dclarer solennellement dans sa bonne ville de Reims quil avait refus dentrer dans ce ministre et quil tait fermement dcid ne pas lui apporter son concours. Lencre de ces dclarations nest pas encore sche sur les exemplaires de lclaireur de lEst que sarrachent les Rmois, fiers de leur maire et de sa noble indpendance. Mais ces Rmois ne sauront jamais la suite de quelle crise de conscience extra-rapide, M. Marchandeau, sur un coup de tlphone, accepte de prendre la place de M. Pitri et dentrer dans ce gouvernement dont il se dtournait ddaigneusement il y a une heure. Quant M. Fabry, son dpart offre une chance inespre M. Paul-Boncour, mascotte traditionnelle des ministres de gauche depuis le dbut de la lgislature. M. Daladier avait mme dit quelques jours plus tt quil nen voulait plus et quil le hassait ... Mais puisque Frot lexige, comment Daladier rsisterait-il ? Avait-on raison de vous dire que ce cabinet tait celui des dcisions rapides, des solutions promptes ? Avait-on raison de vous dire quil ne se laisserait arrter par aucun obstacle et quil imposerait son autorit sans se laisser intimider par les menaces de ses adversaires ni impressionner par les mouvements dhumeur de quelques mauvaises ttes.

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Voici que toutes les rsistances ont cd : Chiappe est parti. 11 a t immdiatement remplac et M. Bonnefoy-Sibour tant venu linformer de sa nomination a couch le soir mme dans les meubles de son prdcesseur. Avec une inconcevable lgret, il a accept la responsabilit la plus lourde qui puisse choir un Prfet de police : assurer la protection dune ville dans des heures particulirement nvralgiques sans connatre le personnel quil doit diriger, ni ladministration laquelle il doit prsider. Socialistes et communistes exultent. Depuis sept ans, le Prfet de police, sans jamais avoir fait verser une goutte de sang. tait parvenu paralyser tous les efforts rvolutionnaires. Depuis sept ans, leurs organisations, leurs syndicats, leurs militants, leurs meetings, rclamaient, exigeaient quon sacrifit cet homme. Il tait devenu le symbole de tout ce quils hassaient : lautorit, lordre, la rpression adroite, mais ferme. Que de fois il les avait jous ! Et peut- tre, tait-ce ce quils lui pardonnaient le moins, cette manire presque ironique et si raffine de leur faire rgulirement des checs sans grandeur et sans gloire ; si du moins, ils avaient pu apparatre en quelque faon hroques ! Mais non, grce Chiappe, ils taient rgulirement ridicules. Il narrtait pas leurs meneurs dans les rues au cours de quelque impressionnante dmonstration : il les faisait simplement cueillir dans leur lit et les escamotait pendant quarante-huit heures aux yeux de leurs militants dsempars ; aprs quoi il les rendait leurs troupes avec une aurole chaque fois amoindrie. Cette fois, Frot venait de les venger : ce que ni Daladier, ni Sarraut, ni Chautemps ne leur avaient donn, ils lobtiennent aujourdhui et si cest Daladier qui signe, personne nignore que cest Frot qui lui a tenu la main. Il tait temps dailleurs quon en fint : car si depuis janvier lopinion publique, irrite et nerveuse, exigeait le chtiment des voleurs et arrestation des responsables, nul nignorait que le Prfet de police tait lme commune de cette rsistance sditieuse. Depuis trop longtemps les pouvoirs publics fermaient les yeux. Il manquait une poigne pour mettre la raison les factieux, en leur enlevant celui en qui ils avaient mis tant desprances. Frot venait de montrer par un premier geste ce dont il tait capable. Et cette fois, bien en selle, entour de ses jeunes chefs dtat-major, il allait, brve chance donner toute sa mesure. Il avait du reste confiance en sa valeur, confiance en ses capacits. Le 10 mars, devant la commission denqute, il se mettra complaisamment en scne avec une fatuit dsarmante et dclarera, avec un mlange dindignation et de surprise : On sefforce de dconsidrer Frot. Cela suinte travers les lignes de certains journaux. Vous les avez lus. Frot incapable ! cest une question dopinion. Frot affol pendant les jours qui ont suivi le 6 ! Il y a des gens pourtant qui mont vu ces jours-l. Demandez-leur si jai perdu mon sangfroid ? Voil ! Si tout le monde avait fait comme lui et si tout le monde avait comme lui gard son sang-froid devant les morts, le fascisme tait musel et la Rpublique tait sauve ! Et dans un monologue, vritablement dconcertant, il expose ses ides, les ides quil na pas eu le temps dappliquer. Il dira :

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Aprs les lections de mai 1932, mes amis politiques sinquitaient de la permanence de certaines prsences. Moi pas. Je navais aucune raison de penser que le Prfet de police qui avait servi M. Laval et M. Tardieu ne me servirait pas avec le mme dvouement. Je persiste penser que a, cest une doctrine dtat. De telles dclarations clairent rtrospectivement les vises personnelles de lhomme en tablissant la haute opinion quil avait de lui-mme. Certes, il navait pas davance fix la date du coup dtat labor depuis des mois. Mais, complaisantes, les circonstances elles-mmes staient substitues lui et lavaient pouss par les paules. Avec une rapidit miraculeuse, tout avait cd devant lui. En cette veille du 6 Fvrier, il touchait au but. Il restait bien quelques manifestants disperser, quelques groupements dissoudre, quelques ligues mater... Mais tenant lIntrieur, la Prfecture de police et larme, il savait bien quavec quelques arrestations, quelques rpressions un peu svres, tout rentrerait dans lordre. Et sans doute, ce soir-l, mditant sur les images de lhistoire, songea-t-il Lnine, Hitler, Mussolini, ses matres, aux Jacobins, ses anctres... Dans quelques jours, un journal Germinal crira de lui : Tout tait-il perdu ? Un homme, entour seulement de quelques amis, poussa le cri de ralliement et organisa plus fortement la rsistance quil avait voulue et prpare contre les factieux. Aux rpublicains dbiles, aux ministres hsitants, il avait montr le devoir et la devise imprissable, trilogie inscrite sur les drapeaux et sur les monuments publics : Eugne Frot fut le Saint-Just de ces journes dcisives, et, devant la Convention, et bien mrit de la Patrie. Ainsi sa propre imagination, le fanatisme de ses amis, enivraient-ils cet homme, qui depuis des semaines, ses thurifraires et ses complices, rptaient quil serait lhomme ...

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la rueLa rue, cependant, grondait. La rue, dont nous devions entendre citer le nom avec colre pendant les semailles suivantes, par tous ceux quelle avait vaincus. La rue, non pas prise en son sens pjoratif, mais en son sens noble et complet. La rue, toute la vie exubrante, multiple, diverse ; la rue avec ses remous, ses houles, ses mouvements de mare ; la rue toute la vie qui travaille, qui circule, qui agit, qui pense, qui veut ; la rue, active et bourdonnante comme une ruche, affaire et grouillante comme une fourmilire. La rue : le commerant et le client, le vendeur et lacheteur, le badaud et lhomme daffaires, le bourgeois et louvrier, le peuple, ce peuple de Paris, turbulent, gouailleur, bon enfant, mais qui ne veut pas quon plaisante avec lhonneur et qui sait mourir sur les barricades pour une cause juste et un idal gnreux. En ces jours troubls, la rue prte une oreille curieuse aux rumeurs qui viennent du PalaisBourbon ; elle prte une oreille sympathique et complaisante ceux qui demandent la fin des malversations et des complicits. Et la rue crie dune seule voix, menaante et dcide : A bas les voleurs ! Cest le grand cri sditieux des factieux et des fascistes . Leur seul cri dailleurs. Quils aient lintention de renverser le rgime, ainsi que le rptent lenvi du haut de la tribune de la Chambre, les ministres qui essaient de rallier leurs troupes sous le pavillon dune panique commune, allons donc ! Au contraire, on peut smerveiller de leur docilit, de leur discipline, de leur sagesse. Voyez plutt les dates. Le 9 janvier, lAffaire vient dapparatre avec son cortge de complaisances politiques. Et, bien quon ne sache encore que peu de chose, on devine que lescroquerie na t possible que

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grce aux appuis que lescroc a trouvs auprs des pouvoirs publics, auprs de la justice, auprs de la police. LAction franaise a organis, ce soir-l, une premire manifestation au cours de laquelle ses jeunes gens sont bousculs par les agents. Le 11 janvier, jour de la rentre des Chambres et le 12, ce sont les deux jours o se discutent les premires interpellations, les protestations dans la rue se font plus denses et plus violentes. Les groupements des Jeunesses Patriotes, de la .Solidarit Franaise, des tudiants, se rpandent et l, suivis de la visible sympathie de la population, car ils reprsentent la protestation rsolue et lgitime des Franais contre limpunit dont on sobstine couvrir les coupables. Le 19, le 22, le 23, le 26, des faits semblables se renouvellent. Chaque fois, ils revtent un caractre plus nergique et plus brutal. Car lattitude du gouvernement devient une vritable provocation. On a limpression dune volont bien arrte dtouffer cote que cote la vrit. Le Prsident du Conseil a refus la commission denqute le 12, aprs limpressionnant rquisitoire de Ren Dommange et la pathtique adjuration de Jean Ybarnegaray. Aprs mes deux interventions du 18 et du 23, il se cramponne rageusement un pouvoir qui dj lui chappe. Puisquil a ralli une majorit lintrieur pourquoi sinclinerait-il devant les exigences du dehors ? Personne cependant ne peut plus ignorer que Dalimier a t complaisant, que Raynaldy est en dlicatesse avec la justice, quAndr Hesse a demand des remises pour lescroc, que Pressard les a ordonnes, que Georges Bonnet a menti, que Camille Chautemps qui fit lire Gaston Bonnaure, a t lavocat dun collaborateur de Stavisky. Quimporte tout cela : le Gouvernement a la seule chose qui importe pour lui : sa majorit. La rue naccepte pas. Nous sommes les reprsentants du peuple , scrient, offusqus, les htes temporaires de la maison sans fentres. Mais la rue rpond : Non, vous ne nous reprsentez plus. Nous ne nous reconnaissons pas en vous. Nous sommes dhonntes gens. Pas vous, si vous continuez couvrir les voleurs. A bas les voleurs ! Dailleurs, elle va tre satisfaite. Malgr son arrogance, malgr sa majorit, le gouvernement ne peut plus reparatre devant la Chambre. Les coups ports lui ont t mortels. Il agonise, sans gloire. Le 27, on apprend que ces hommes enfin ! sont partis. La rue fait : Ah ! et il semble quelle recommence respirer. Les braves gens regagnent leurs occupations. Les manifestations cessent. Admirez ces fascistes , ces trublions , ces meutiers ! Et pourtant, 214 dputs, oseront dans quelques jours signer un appel intitul toujours la hantise de la littrature jacobine ! La Dmocratie en danger , et ils y diront : Ce que nous ne pouvons accepter, ce que le peuple de France ne tolrera jamais, cest que, sous le couvert habile dune campagne de protestation contre le scandale Stavisky qui est n sous

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des gouvernements de droite, des factieux essaient de porter atteinte aux liberts (dmocratiques, ouvrires et paysannes, auxquelles les masses populaires sont si profondment attaches. Depuis des semaines et des semaines, tous les partisans de la dictature fasciste, toutes les forces anti-rpublicaines, toutes les ligues dAction franaise, toutes les Jeunesses patriotes, toutes les organisations hostiles la dmocratie, ont t journellement excits, alerts, et mthodiquement entrans en vue de lmeute et du coup de force. Les dates sont l et rpondent. Il sagissait si peu de sentraner en vue de lmeute et du coup de force , qu la seule annonce du dpart du gouvernement Chautemps-Pressard-Stavisky, le peuple est rentr chez lui. Il ne demande mme pas ce qui suivra. Il ne croit pas possible, dailleurs, que le coup de balai ne soit pas dcisif. Certes, la dsignation de Daladier comme successeur de Chautemps le doit. Cependant, il ne bouge pas, ne manifeste pas. Il est dcid voir venir. Et mme, comme lU. N. C. avait organis depuis plusieurs jours une grande dmonstration prvue pour le dimanche 4 fvrier, elle consent lajourner sur la demande de M. Daladier, transmise par Chiappe. Ainsi tout tablit le prjug favorable des braves gens, tout disposs faire confiance aux hommes de bonne volont qui leur promettront de travailler faire la lumire et rtablir la justice. Nulle part, napparat chez eux le dsir dexploiter les vnements en faveur don ne sait quel fascisme. Que pourtant ils refusent dtre dupes, qui donc sen tonnerait ? Ils ont promis dattendre, ils nont pas promis de fermer les yeux. Or, le 3 fvrier, une tonnante nouvelle se rpand : Le Prfet de police est congdi. Ainsi, celui-l mme sur lintervention de qui ils ont renonc leur projet, celui que le Gouvernement avait choisi comme intermdiaire entre eux et lui, cause de la sympathie dont il jouissait chez eux, celui- l, en reconnaissance de sa dmarche et du succs quelle a obtenu, cest lui quon met la porte. Car on le met la porte. Sans doute lui offre-t-on cette rsidence gnrale du Maroc que tant dautres sa place accepteraient avec empressement. Mais une telle offre, en de telles circonstances, est dautant plus insultante quelle ne saurait donner le change personne. Et qui donc fait ce geste ? Un gouvernement dont le chef a multipli les protestations damiti envers celui quil congdie, a promis ses collaborateurs de le maintenir son poste, un gouvernement dont le Ministre de lIntrieur a remerci avec effusion ce prfet de police de son heureuse entremise, et cela, lheure mme o il avait en poche le dcret qui le dplaait. Mais quels gens sont-ce l ? Quelle signification a donc pour eux lhonneur, la parole donne, le respect des engagements pris ? Certes, sil ntait trop tard maintenant, les anciens combattants reprendraient leur parole

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comme viennent de reprendre la leur si audacieusement ceux en qui ils avaient eu confiance. Si lon a cru les jouer, on sest tromp ! Pense-t-on, du mme coup, avoir jou la ville de Paris qui tout entire traduit sa stupeur et son indignation devant une mesure indfendable et o labsurdit le dispute lodieux ? Car rien, exactement rien, ne peut la justifier. Depuis des semaines les feuilles de gauche se rpandent en insinuations pour semer dans lopinion lide que Chiappe, lui aussi, est compromis dans laffaire Stavisky. Pas une preuve jusquici na pu en tre apporte ; pas un tmoignage na t formul. Des calomnies anonymes, qui svanouissent devant le contrle, cest tout ce quon a pu rassembler contre celui quon veut sacrifier. Et quand dans quelques jours la tribune de la Chambre, Gaston Bergery brandira un dossier quil prtend accablant et dcisif, il se gardera bien de louvrir, et den faire connatre le contenu !... Et puis, si cette accusation tenait, singulire sanction que de nommer le complice de lescroc un des plus hauts postes dont dispose la Rpublique ! et singulier cadeau faire notre protectorat que de lui envoyer un homme tout clabouss de la boue dun rcent scandale ! Oui, en vrit, extravagance pure, mais extravagance mesquine, lche, odieuse, et qui dchane aussitt une clameur de colre et une immense houle de mpris. Personne nen est plus surpris assurment que les matres de lheure qui reoivent avec stupeur la lettre par laquelle Chiappe refuse sa nomination et les rappelle au sentiment dune pudeur perdue. Comment ! des hommes se trouvent encore qui tiennent leur honneur plus qu un poste charg de prestige et davantages ? Chiappe a peut-tre song aussi quil y a un rsident gnral au Maroc. Et sil a vu hier, avec une amertume douloureuse un ami de plusieurs annes accepter de semparer de sa place, il na nulle intention de sabaisser jusqu limiter. Prfet destitu, rsident gnral au Maroc, il a dcidment conscience de navoir mrit : Ni cet excs dhonneur, ni cette indignit. Et il rpond au Prsident du Conseil : La seule ide dtre le successeur du marchal Lyautey me remplirait de fiert, de confusion et dangoisse. Mais, dans les circonstances actuelles, je ne peux pas quitter mon poste. Quand certains crient : Mort Chiappe ! , Chiappe ne part pas Rabat. Mon honneur me retient Paris. Du moins, sil a connu les trahisons de lamiti, en connatra-t-il aussi les hautes joies : Renard, Prfet de la Seine, le suivra volontairement dans sa retraite. Pitri et Fabry dmissionneront cause de lui. Nest-ce pas assez pour quen haut lieu, on comprenne lerreur, la faute ? Non ; et nous avons dit comment, docile aux ordres de Frot, Daladier refuse de revenir sur la dcision prise.

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Cest que la vritable raison du dpart de Chiappe na jamais t le scandale Stavisky. Le vritable dessein quon poursuivait en lui offrant le Maroc ntait pas de lhonorer, mais de lloigner. Cest que la vague dhostilit grandissante quil faut cote que cote endiguer, marque, aux yeux des hommes au pouvoir, la fin prochaine peut-tre de leur domination. Sils tardent encore, ce sera trop tard. Et pour russir, pour que rien ne drange des plans si laborieusement chafauds, il faut tre sr que la sdition ne trouvera chez ceux qui sont chargs de la rprimer ni complaisance ni mollesse. Mais ce prfet aime rpter quil est ennemi de la violence. Or pour rtablir lordre, imposer lautorit et sauver la Rpublique, on estime indispensable une opration de police un peu rude ; il ne faudra pas reculer devant quelques incarcrations brutales ; des listes sont dj prpares ; des hommes sont surveills ; des mandats vont tre signs. Pour cette besogne, Chiappe apparat dcidment douteux et cest pour cela quil faut quil saute. Pourquoi dit-il aussi que jamais il na vers une goutte de s