Godin Ch. - La Figure Et Le Moment Du Scepticisme Chez Hegel

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LA FIGURE ET LE MOMENT DU SCEPTICISME CHEZ HEGEL Christian Godin P.U.F. | Les études philosophiques 2004/3 - n° 70 pages 341 à 356 ISSN 0014-2166 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2004-3-page-341.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Godin Christian, « La figure et le moment du scepticisme chez Hegel », Les études philosophiques, 2004/3 n° 70, p. 341-356. DOI : 10.3917/leph.043.0341 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 188.4.225.151 - 01/09/2012 15h52. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 188.4.225.151 - 01/09/2012 15h52. © P.U.F.

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LA FIGURE ET LE MOMENT DU SCEPTICISME CHEZ HEGEL Christian Godin P.U.F. | Les études philosophiques 2004/3 - n° 70pages 341 à 356

ISSN 0014-2166

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Les études philosophiques, 2004/3 n° 70, p. 341-356. DOI : 10.3917/leph.043.0341

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LA FIGURE ET LE MOMENTDU SCEPTICISME CHEZ HEGEL

Aucun philosophe ne fut aussi résolument opposé au scepticisme queHegel, et nul plus que Hegel ne reconnut le sérieux et la positivité de cettemanière de philosopher. Dans l’étude qu’il écrivit : « L’essence du scepti-cisme selon Hegel », Roger Verneaux alla jusqu’à soutenir que « Hegel estle seul philosophe avec Renouvier à avoir réfléchi sur ce qu’est être scep-tique »1. Dans le livre, plus récent, qu’il consacra à la question des rapportsentre Hegel et le scepticisme, Michael N. Forster montre qu’une bonne partde la pensée hégélienne se joue sur cette question2.

Hegel traite du scepticisme à trois reprises : en 1802, dans un long articleintitulé La relation du scepticisme avec la philosophie 3, dans La phénoménologie del’Esprit, un passage de l’introduction et un paragraphe du chapitre relatif à laconscience de soi traitent du scepticisme, et enfin dans les Leçons sur l’histoirede la philosophie, avec les chapitres sur le scepticisme et la Nouvelle Académie.Dès l’article de 1802, soit cinq ans avant la publication de la Phénoménologie,au début donc de la période d’Iéna, Hegel est déjà en possession de sesthèses centrales sur cette question : l’opposition du scepticisme ancien et duscepticisme moderne, le rejet radical de ce dernier, l’acceptation du scepti-cisme ancien comme moment nécessaire de la philosophie4.

Les Études philosophiques, no 3/2004

1. R. Verneaux, « L’essence du scepticisme selon Hegel », in Histoire de la philosophie etmétaphysique. Recherches de philosophie, ouvr. coll., Desclée de Brouwer, 1955, p. 109.

2. L’ouvrage de Michael N. Forster, Hegel and Skepticism (Harvard University Press,Cambridge, Mass., 1989), a également pour finalité, en montrant la consistance de l’ « épisté-mologie » hégélienne, de réconcilier la philosophie analytique, dominante aux États-Unis,avec ce que l’on appelle là-bas la « philosophie continentale ».

Un récent ouvrage, Putting Skeptics in their Place, de John Greco (New York, Fordham Uni-versity, 2000), qui ne parle pas de Hegel, part du sérieux de l’argumentaire sceptique pourdire quelle épistémologie est nécessaire pour y répondre.

3. Article publié dans le Journal de philosophie que Hegel rédige alors avec son (encore)ami Schelling.

4. Le renvoi explicite que le Hegel de la maturité fait dans son Encyclopédie à l’articlede 1802 est le signe de cette continuité.

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Michael N. Forster cite un poème écrit en 1826 par un ami de Hegel,en l’honneur de celui-ci :

« Et ainsi s’annonça notre héros précocement,Lorsque les sceptiques avaient envoyé contre lui les serpents du doute.Foi ! Il écrasa les monstres comme des saucisses de Göttingen,Et il ne restait plus derrière lui que la peau vide du scepticisme. »1

La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, le premiergrand traité préphénoménologique de Hegel, s’ouvre par cette phrase :« Quand une époque laisse, après elle, le passé de tant de systèmes philoso-phiques, elle semble vouée à cette indifférence à laquelle arrive la vie aprèss’être essayée sous toutes les formes. L’instinct de totalité s’exprime encorecomme instinct de la connaissance totale, alors que l’individualité ossifiée nese risque plus elle-même à vivre ; avec la diversité de ce qu’elle a, elle tentede se donner l’apparence de ce qu’elle n’est pas. »2

Toute la pensée hégélienne fut un long combat contre l’indifférence enmatière philosophique. Celui qui fut le plus grand philosophe de son tempsne cessa de lutter philosophiquement contre son temps. Or l’ensemble dela génération romantique vécut dans la désolation du scepticisme, et pleuraaprès un absolu perdu par la faute, croyait-on, de Kant. Dans cette généra-tion, les sceptiques, précisément, furent à peu près les seuls à ne pas voir enKant un sceptique3. Hegel n’est pas mieux de son temps qu’avec la lecturequ’il fait de l’auteur des trois Critiques. La préface de la première édition del’Encyclopédie des sciences philosophiques accole le scepticisme et le criticisme, etles accuse d’avoir suscité contre « le sérieux allemand » et « son profondbesoin philosophique » une « indifférence » et même un « mépris » à l’égardde la philosophie4. Passant outre aux déclarations de Kant lui-même5,Hegel décèle dans la Critique de la raison pure le même « style de scepti-cisme »6 que l’on voit chez Hume. D’ailleurs, Kant n’avait-il pas identifiéidéalisme transcendantal et réalisme empirique ? Au-delà du criticisme,c’est l’ensemble de l’idéalisme que Hegel rejette comme scepticisme : leparallèle entre idéalisme et scepticisme est explicitement établi au début dela Doctrine de l’essence (la deuxième partie de la Science de la logique). Il y a pour

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1. M. N. Forster, op. cit., p. 99 (traduit de l’anglais). Le poème original figure dans Hegelin Berichten seiner Zeitgenossen, éd. G. Nicolin, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1970, p. 306.

2. G. W. F. Hegel, La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad.B. Gilson, Vrin, 1986, p. 105.

3. La première grande œuvre de Schelling s’intitule Lettres sur le dogmatisme et le criticisme,ce qui équivalait implicitement à identifier le criticisme au scepticisme.

4. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, trad. M. de Gandillac,Gallimard, 1970, p. 48. Voir également G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I,La science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1986, p. 118-119.

5. Dans la préface de la première édition de la Critique de la raison pure, Kant adresse auscepticisme un reproche proprement politique : ces « espèces de nomades » (sic) « qui ont enhorreur tout établissement stable sur le sol » rompent le lien social.

6. G. W. F. Hegel, Science de la logique, III, Doctrine du concept, trad. P.-J. Labarrière etG. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1981, p. 306.

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Hegel plus qu’une parenté, il existe une connexion entre le scepticisme etl’idéalisme.

Hegel cite le passage dans lequel Schulze1 affirme que le scepticismerécuse non seulement tous les systèmes passés mais aussi tous les systèmespossibles2. Il s’agit donc de rien moins que de sauver avec le système la phi-losophie même.

L’article de 1802 distingue trois modes de scepticisme : le scepticismecomme philosophie dont il ne serait que le côté négatif, le scepticismeséparé de la philosophie mais non ennemi d’elle, le scepticisme hostile à laphilosophie3. Chacune de ces trois formes sera l’objet d’une stratégie théo-rique spécifique.

Hegel est conscient de la difficulté particulière dans laquelle le scepti-cisme place la philosophie. « En tout temps, et aujourd’hui encore, note-t-ildans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, le scepticisme a passé pour le plusterrible adversaire de la philosophie, il a passé pour invincible... »4 et Hegelde préciser un peu plus loin que « le scepticisme n’est proprement pas réfu-table »5, qu’ « on ne peut pas triompher de quelqu’un qui veut absolumentêtre sceptique »6 « pas plus qu’on ne peut faire se tenir debout un hommeparalysé de tous ses membres »7 – car le scepticisme est une paralysie – « onne peut expulser personne du néant »8. L’invincibilité du scepticisme sembledonc absolue. Seulement, cette invincibilité est apparente car elle n’est queparticulière. L’arme favorite du sceptique, le renvoi de la position de l’autreà sa propre particularité, peut lui être retournée. À partir de son écrit La dif-férence (1800), Hegel conçoit la totalité comme devant et pouvant être réa-lisée non par la religion, non par la société, mais par la philosophie. Dès lors,deux stratégies sont possibles à l’endroit du scepticisme : ou bien l’intégrer àtitre d’élément essentiel de la philosophie (c’est ce que Hegel fait avec lescepticisme ancien), ou bien le récuser comme inessentiel (c’est ce qu’il faitavec le scepticisme moderne)9. En déclarant, dès 1802, dans son article, quela philosophie rationnelle n’a pas d’opposé, Hegel pense la mettre définitive-ment à l’abri de toute attaque sceptique : la totalité n’a pas d’autre. Le scepti-cisme réduisait l’autre à sa négation, la philosophie hégélienne englobera lescepticisme dans son affirmation. Tel sera l’objectif constant de Hegel, pro-

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1. Le principal représentant du scepticisme moderne (voir infra).2. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme avec la philosophie, trad. B. Fauquet, Vrin, 1986,

p. 71.3. Ibid., p. 62.4. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. IV, trad. P. Garniron, Vrin, 1975,

p. 759.5. Ibid., p. 760.6. Ibid.7. Ibid.8. Ibid.9. Quant à la deuxième sorte de scepticisme distinguée dans l’article de 1802 (le scepti-

cisme séparé de la philosophie mais non ennemi d’elle), il se trouvera englobé dans le devenirgénéral de l’Esprit.

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clamé dès La relation du scepticisme avec la philosophie : arracher la philosophie àsa division, aggravée par Schulze, entre dogmatisme et scepticisme : le scep-ticisme n’est pas une philosophie mais la philosophie dans l’un de sesmoments essentiels. Plus tard, dans les leçons de Berlin, lorsqu’il présenterala diversité des philosophies non comme une multiplicité externe maiscomme un processus de différenciation interne, Hegel pensera avoir trouvéle meilleur contre-feu pour éteindre l’incendie sceptique.

Ce faisant, il contredisait et dépassait la tradition classique. Alors queSpinoza (très loin d’être isolé dans cette thèse) disait qu’il fallait considérerles sceptiques comme « des automates totalement dépourvus d’esprit »1, dèsson article de 1802 Hegel écrivait que le scepticisme est « foncièrement unavec toute philosophie vraie »2. « Il y a du scepticisme en toute philo-sophie », écrira Victor Brochard3 – Hegel fut le premier à le reconnaître,comme il fut le premier à reconnaître un usage proprement philosophique(et non plus seulement critique ou théologique4) au scepticisme. Par ailleurs,en pensant le scepticisme comme moment de la philosophie, Hegel poussebeaucoup plus loin que les éclectismes l’effort d’intégration des différentscourants de pensée : il est à cet égard caractéristique que Leibniz, qui décla-rait accueillir toutes les philosophies dans son système, faisait pour le scepti-cisme une exception5. Ce n’est pas, écrit Hegel, la philosophie comme tellemais « seulement la pensée finie, relevant de l’entendement abstrait »6 quidoit craindre le scepticisme comme son ennemi. La philosophie, en effet,« contient en elle le sceptique comme un moment »7, ce moment étant ledialectique8.

Le scepticisme est donc moins une philosophie qu’un moment de laphilosophie : comme philosophie, détermination unilatérale fondée sur lanégativité pure, il trahit le sens de ce qu’il représente comme moment.D’une manière plus générale, la question du scepticisme chez Hegel pose leproblème de l’articulation entre la figure phénoménologique et le momentlogique. Le moment particularise la totalité ; il détermine et réalise en diffé-renciant. Dans la Phénoménologie, Hegel le distingue de la figure (Gestalt) qui,elle, détermine en différenciant le réel. Mais si le moment est sur le planlogique ce qu’est la figure sur le plan phénoménologique, il n’y a pas, entre

344 Christian Godin

1. Traité de la réforme de l’entendement, § 48.2. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme avec la philosophie, op. cit., p. 34.3. V. Brochard, Les sceptiques grecs, Vrin, rééd., 1981, p. 2.4. « Que j’aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante », s’écriait Pascal (Pen-

sées, 388 Brunschvicg, 52 Lafuma) – dont l’apologétique avait en effet intégré, via Montaigne,la critique sceptique. S’il n’y a pas de piété sceptique, un scepticisme pieux est en revanchepossible.

5. Voir l’énoncé fameux : « J’ai trouvé que la plupart des sectes ont raison dansune bonne partie de ce qu’elles avancent, mais non pas tant en ce qu’elles nient. » Semblable-ment, l’éclectisme et l’œcuménisme de Pic de la Mirandole avaient fait exception pour lescepticisme.

6. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 516.7. Ibid.8. Voir infra.

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eux, de parallélisme intégral : les figures de l’esprit et les moments de l’idéene se répondent pas exactement. Dans La phénoménologie de l’Esprit, le scep-tique s’achève dans le déchirement de la conscience malheureuse, et nereprésente qu’une figure médiatrice d’une conscience de soi qui ne s’est pasencore emparée de la substantialité de l’objet, tandis que, dans la Science de lalogique, le moment sceptique s’achève dans le spéculatif qui, en le dépassant,atteint la vérité.

La stratégie d’englobement-récusation de Hegel repose sur deux pré-supposés que les historiens de la philosophie n’ont pas manqué de criti-quer avec force : d’une part, l’opposition établie entre le scepticismeancien comme seul vrai scepticisme et le scepticisme moderne commepseudo-scepticisme ; d’autre part, l’identification du scepticisme ancien àune position de négation radicale, tant sur le plan logique que sur le plangnoséologique. Les deux présupposés sont liés : l’article de 1802 prendappui sur le scepticisme ancien contre le scepticisme moderne pour affirmerl’intégration de la position sceptique au sein de la philosophie, et c’est la rai-son pour laquelle Hegel considère que le point de vue de Sextus Empiricus(qui faisait du scepticisme l’ennemi de la philosophie identifiée au dogma-tisme) ne représentait pas le « véritable » point de vue sceptique1.

La représentation hégélienne du scepticisme moderne ne subit pas unesimplification moindre : Hume mais surtout Schulze2 condensent cettefigure. Montaigne est « oublié », ainsi que la lutte antireligieuse à laquelleHegel ne fait pas même allusion. Le sens philosophique de cette simplifica-tion est à chercher du côté du débat auquel le criticisme donna lieu en Alle-magne, et donc, en filigrane, dans les rapports de Hegel à Kant.

Ives Radrizzani a noté la situation inédite engendrée par le criticisme :« Alors que les sceptiques antiques n’avaient aucune difficulté à identifierleurs adversaires (...), il semble que le développement d’une position entière-ment nouvelle, la philosophie transcendantale, ait provoqué une véritablecrise d’identité chez les sceptiques. »3 La controverse qui a vu s’affronterMaïmon et Schulze, qui se disaient tous deux sceptiques, montre assez quela détermination du scepticisme n’avait rien d’univoque à la fin duXVIIIe siècle. Il est, à cet égard, intéressant de constater que c’est d’abord surla nature du criticisme kantien que les deux philosophes s’affrontent : alorsque, pour Maïmon, le criticisme constitue une forme philosophiquement

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1. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 48.2. Gottlob Ernst Schulze (1761-1833) est l’auteur d’Aenesidemus (1792), un ouvrage

dirigé contre Kant, et qui lui valut son surnom d’Aenesidemus. Il enseigna la philosophie àGöttingen (d’où les saucisses sceptiques du « poème » cité supra). Dans l’histoire des idées, lerôle de ce philosophe oublié fut loin d’être négligeable. Comme Hume tira Kant de son som-meil dogmatique, Schulze tire Fichte de son sommeil dogmatique. L’auteur d’Aenesidemus eutun autre titre de gloire : il fut le professeur de Schopenhauer et suscita, selon certainscommentateurs, la vocation philosophique du futur auteur du Monde comme volonté et commereprésentation.

3. I. Radrizzani, « Le scepticisme à l’époque kantienne : Maïmon contre Schulze »,in Archives de la philosophie, octobre-décembre 1991, p. 558.

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acceptable de scepticisme moderne, Schulze décèle dans le criticisme unnouveau dogmatisme et entend revenir, par-delà Kant, au véritable scepti-cisme, celui de Hume, selon lui1. Le scepticisme de la fin du XVIIIe siècle estun « aenésidémisme » et non un « pyrrhonisme » : l’épochè n’est plus le moyende l’ataraxie, mais la fin même. C’est pourquoi Schulze prend Aenésidème(et non Pyrrhon) pour son porte-concept. Dans son Aenesidemus, Schulzedétermine ainsi le scepticisme : « L’affirmation que rien n’a été fixé en philo-sophie selon des principes incontestablement certains et universels ni surl’existence et la non-existence des choses en soi et sur leurs propriétés, ni surles limites des facultés de connaître humaines. »2 Par ailleurs, l’idée exposéepar Kant dans sa Critique de la raison pure – que le scepticisme fondé sur la cir-conspection du jugement averti par l’expérience représente le passagenécessaire du dogmatisme à la philosophie critique – pourrait faire penser àla thèse hégélienne, seulement c’est le scepticisme moderne (Hume) queKant évoque ainsi3. Le rejet de ce pseudo-scepticisme par Hegel en un toposqui pourrait faire croire à une rencontre objective entre les deux philo-sophes doit être compris aussi dans le cadre de son combat contre Kant.

Dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel traite le scepticismemoderne avec un franc mépris : « Le résultat auquel Hume aboutit est ainsinécessairement un étonnement sur la condition de la connaissance humaine,une méfiance générale et une indécision sceptique ; ce qui certes n’est pasgrand-chose. »4 Comme l’écrit Michael N. Forster, alors que le scepticismeancien est fondé sur une méthode, le scepticisme moderne est seulementfondé sur des problèmes spécifiques5. Pour reprendre la distinction faite parcertains philosophes analytiques contemporains entre un scepticisme local(il porte sur une proposition P) et un scepticisme total ou global (P repré-sente n’importe quelle proposition), disons que ce que Hegel reproche auscepticisme moderne, c’est son caractère local, donc inconsistant. Cette cri-tique est directement liée à l’argument de l’autocontradiction, un point surlequel, de 1802 à 1830, Hegel n’a pas varié. Dans les dernières éditions deson Encyclopédie (1827 et 1830), il renvoie à son article sur la relation du scep-ticisme à la philosophie, dont il assume encore la thèse centrale : alors que lescepticisme ancien mettait en doute les données sensibles, le scepticismemoderne s’appuie sur elles6. Ce scepticisme, comme dogmatisme du sen-sible, est donc un faux scepticisme. De fait, Schulze ne disait-il pas lui-mêmequ’il était « parfaitement d’accord avec le dogmatique tant critique que non

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1. Le scepticisme, en cette fin du XVIIIe siècle, sent encore tellement le soufre que c’estsous un pseudonyme que Schulze signa son Aenesidemus.

2. Cité par I. Radrizzani, « Le scepticisme... », art. cité, op. cit., p. 562.3. La distinction discriminante que fait Kant (Logique, Introduction X, trad. L. Guiller-

mit, Vrin, 1997, p. 94) ne passe pas entre scepticisme ancien et scepticisme moderne maisentre scepticisme (qui écarte la vérité) et méthode sceptique (qui vise la vérité).

4. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. VI, trad. P. Garniron, Vrin, 1985,p. 1691.

5. Michael N. Forster, Hegel and Skepticism, op. cit., p. 11.6. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 301.

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critique sur la certitude de tout ce qui se présente immédiatement à la cons-cience en tant que fait »1 ? Curieux scepticisme qu’un scepticisme que lestropes d’Aenésidème suffiraient à détruire ! Le scepticisme moderne, donc,n’est qu’un dogmatisme2. Hegel, dans son article, donne comme autreexemple de dogmatisme le premier « argument » de Schulze : « Pour autantque la philosophie doit être une science, elle a besoin de principes absolu-ment vrais. Mais de tels principes sont impossibles. »3 Qu’est-ce qui peutfonder la certitude d’une telle impossibilité ?

La confiance que le scepticisme moderne place dans le contenu de laconscience immédiate le jette bien en deçà du commencement de la philo-sophie4. « Ce n’est pas même une philosophie de paysans », tranche Hegel,« car ceux-ci savent bien que toutes les choses terrestres sont éphémères,donc que leur être ne vaut pas davantage que leur non-être. »5 Le scepti-cisme moderne ne représente qu’ « une psychologie empirique »6. Le faitd’attribuer une certitude et une vérité irréfutable aux faits de la conscience,Hegel l’appelle aussi une barbarie7. Mais le scepticisme moderne n’est passeulement inconsistant, il est impensable. Argument rarissime sous la plumede Hegel, l’existence des sciences positives (sont citées la physique etl’astronomie8) achève de rendre irréel ce mode de penser. Schulze en estresté à l’affrontement du dogmatisme et du scepticisme, comme si aucundépassement n’était possible, comme si la véritable philosophie spéculative,la philosophie de la totalité, n’était pas possible. Il faut comprendre le carac-tère irréel et impensable (c’est tout un) du scepticisme moderne aux yeux deHegel dans le cadre général d’une histoire de l’Esprit. Pour Hegel, le sensd’une figure est inséparable de sa mission. Or le scepticisme moderne n’a,dans l’histoire logique de l’Esprit, aucune mission assignable puisque celle-cifut déjà accomplie, de manière achevée, parce que systématique, par le scep-ticisme ancien. Le scepticisme moderne n’est qu’une figure sans moment.

Seul le scepticisme ancien réalise l’identité logique, phénoménologiqueet historique de la figure et du moment sceptiques. Michael N. Forster parlede la « sympathie » de Hegel envers le scepticisme ancien9. Par le scepti-cisme, en effet, la subjectivité et la liberté entrent dans l’histoire de l’Esprit

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1. Cité par I. Radrizzani, « Le scepticisme... », op. cit., p. 564.2. Semblablement, V. Brochard, à la fin de son ouvrage sur les sceptiques grecs, dira que

« le scepticisme n’est plus qu’une différence entre les divers dogmatismes », qu’ « on n’est passceptique par soi-même, mais par rapport à autrui » (V. Brochard, Les sceptiques grecs, op. cit.,p. 415).

3. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 69.4. Ibid., p. 52.5. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. IV, op. cit., p. 780.6. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 62. Les Leçons sur l’histoire de la philo-

sophie (t. IV, op. cit., p. 761) définissent le scepticisme moderne comme un épicurisme.7. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 62.8. Ibid., p. 33. Par ailleurs, dans le même article (ibid., p. 63), Hegel reproche au scepti-

cisme moderne de mettre la physique, l’astronomie, la pensée analytique à l’abri du douterationnel.

9. Michael N. Forster, Hegel and Skepticism, op. cit., p. 36.

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– pas moins ! Un autre facteur a dû jouer pour expliquer l’attrait de Hegel,bien qu’il n’en soit pratiquement pas fait mention dans les textes du philo-sophe, sinon par allusion rapide : le souci systématique des sceptiques grecs,leur désir d’exhaustivité. Le scepticisme a pour lui le sérieux de la totalité. Ilse dirige, comme dit Hegel dans l’introduction de la Phénoménologie, « surtoute l’étendue de la conscience phénoménale »1. De fait, les écrits de SextusEmpiricus représentent une manière d’encyclopédie négative, les tropesd’Aenésidème et d’Agrippa représentent une manière de logique complètenégative.

Cela dit, qui est sceptique ? Pascal doutait qu’il y eût jamais eu de « pyr-rhonien effectif parfait »2. Le scepticisme a fait école sans avoir d’école : pasd’Académie ni de Lycée, pas de Portique ni de Jardin sceptique. Pyrrhon,qui, à l’âge classique, a donné son nom au scepticisme, est un symbole sansœuvre. Sextus Empiricus vécut cinq siècles après lui ; quant à la NouvelleAcadémie, elle fait rétrospectivement de Platon le fondateur du scepticisme.À l’évidence, s’il faut parler du sceptique grec, il est nécessaire d’en recom-poser la figure. À la fin de son Enquête sur l’entendement humain, Hume suivaitdéjà la tradition lorsqu’il distinguait un scepticisme « mitigé », « acadé-mique », d’un scepticisme « outré », le pyrrhonisme3. En comprenant le pyr-rhonisme, d’un côté, Arcésilas et Carnéade, de l’autre, sous le mêmeconcept, Hegel déplace la ligne de fracture et lui donne un sens différent.Car même si elles lui consacrent deux chapitres séparés, les Leçons surl’histoire de la philosophie englobent la Nouvelle Académie dans le scepticisme :la vraisemblance n’est-elle pas une manière sceptique de considérer lavérité ? Cette opération d’élargissement en extension coïncide chez Hegel,et ce de manière qui peut sembler contradictoire, avec un durcissement dansla façon de déterminer la compréhension du scepticisme. C’est Kojève qui,le premier, utilise le terme de nihiliste pour qualifier le scepticisme exposédans la Phénoménologie4. Jean-Paul Dumont use de ce terme pour fustiger lamécompréhension de Hegel, lequel n’a pas vu, ou feint de ne pas voir, quele scepticisme fut en réalité un phénoménisme. Dans son ouvrage Le scepti-cisme et le phénomène, il parle de « l’impuissance de Hegel à appréhender dansla philosophie grecque une pensée différente de la sienne propre »5 et, dansla préface à l’édition française de l’article de 1802, il va jusqu’à écrire queHegel, en fait, reprochait à Sextus Empiricus de n’être pas Hegel6. Sur le

348 Christian Godin

1. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, t. I, trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne,1941, p. 70.

2. B. Pascal, Pensées, 434 (Brunschvicg).3. D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, XIII, 3, trad. M. Beyssade, Flammarion,

1983, p. 243.4. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947, p. 62. Jean Wahl (Le mal-

heur de la conscience dans la philosophie de Hegel, PUF, 1951, p. 123) rapproche le sceptique selonHegel de l’Ecclésiaste (celui qui proclame : « Tout est vanité »).

5. J.-P. Dumont, Le scepticisme et le phénomène, Vrin, 1985, p. 77.6. J.-P. Dumont, préface à l’édition française de La relation du scepticisme avec la philosophie,

op. cit., p. 10.

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scepticisme ancien, l’auteur de la Phénoménologie aurait commis un véritable« contresens »1. Puisque Sextus Empiricus, qui écartait explicitement lesapparences des attaques sceptiques2, qualifiait le scepticisme de zététique(chercheur) et d’éphectique (suspensif)3, et puisque le scepticisme est en réa-lité négateur, l’auteur des Hypotyposes pyrrhoniennes ne peut par conséquent pasreprésenter, aux yeux de Hegel, le « véritable » scepticisme. B. Fauquet, letraducteur de l’article de 1802, instruit contre Hegel le même procès enmanipulation : « oubliant » que la critique de Pyrrhon ne portait pas sur laréalité des phénomènes mais sur leur interprétation, Hegel aurait forgé sonimage du sceptique à partir d’Arcésilas et des académiciens tels que Cicéronnous les représente4. En somme, si l’on comprend bien cette ligne critique,le sceptique selon Hegel serait à l’image de Marphurius, ce « docteur pyrrho-nien » qui, dans Le Mariage forcé 5 de Molière, reprend Sganarelle sur toutes lesévidences ( « Vous ne devez pas dire “je suis venu” mais “il me semble queje suis venu” » ) jusqu’à ce qu’il reçoive de lui des coups bien réels et en res-sente une douleur bien réelle : « Vous ne devez pas dire que je vous ai battumais qu’il vous semble que je vous ai battu », réplique Sganarelle à celui qu’ilappelle « chien de philosophe enragé ». Or, lorsque Hegel cite l’épisode danslequel Pyrrhon, durant une traversée en mer particulièrement turbulente,montre à ses compagnons la tranquillité d’un pourceau, il ne va pas jusqu’àobjecter au philosophe que l’existence de l’animal serait elle aussi à mettreen doute. Jean-Paul Dumont commet selon nous un contresens en dénon-çant le contresens « nihiliste » de Hegel à l’égard du scepticisme ancien6 : unebonne part de l’analyse de Hegel consiste précisément à montrer que lanégativité pure est une position intenable. C’est la catégorie de néant qui,aux yeux de Hegel, présente une contradiction en soi ; aussi, même débar-rassé de sa connotation nietzschéenne, donc anachronique, le terme de« nihilisme » nous semble-t-il particulièrement inapproprié pour qualifier lafigure et le moment sceptiques tels qu’ils sont pensés par le philosophe dusavoir absolu.

Certes, l’histoire philosophique de Hegel est bien éloignée des exigencesd’une philosophie historique qui serait appuyée sur les scrupules d’unerigoureuse philologie. Son scepticisme est un idéal type au sens de MaxWeber, un modèle dont on serait d’autant plus mal inspiré de contester lapertinence et la fécondité que les sources historiques objectives sont à la fois

La figure et le moment du scepticisme chez Hegel 349

1. Ibid., p. 11.2. Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes I, 10.3. Ibid., III, 7.4. B. Fauquet, La relation du scepticisme..., op. cit., n. 20, p. 30.5. Scène V.6. J.-P. Dumont, préface à La relation entre le scepticisme..., op. cit., p. 12. Dans Le scepticisme

et le phénomène (op. cit., p. 75), Dumont parle de « contresens de génie ». Hegel aurait substituéle « nihilisme radical » d’Arcésilas au « phénoménisme » de Pyrrhon pour construire sonimage du scepticisme (ibid., p. 76). Dans une note (no 86) de sa traduction, B. Fauquet ditHegel « obnubilé par son intention de souligner le caractère prétendument nihiliste du scepti-cisme grec » (op. cit., p. 56).

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fragmentaires, dispersées et lacunaires. La figure n’est pas un portrait, ni lemoment, un instant historique.

Michael N. Forster souligne à juste titre l’importance de la « culturesceptique »1 dans la philosophie hégélienne de l’histoire. Dès La positivité de lareligion chrétienne, un écrit de jeunesse, rédigé en même temps que la Vie deJésus (1795), Hegel se demande comment la « belle totalité grecque » a puainsi s’effondrer2. Car si le scepticisme a sapé les bases de la vie éthique, d’oùvient-il lui-même ? Sur ce point, la réponse de Hegel a varié : dans la Phéno-ménologie, c’est le stoïcisme qui est la précondition du scepticisme, dans laPhilosophie de l’histoire, ce rôle est dévolu aux sophistes, mais d’autres sourcessont décelables. Dans La phénoménologie de l’Esprit, le scepticisme représentele second moment de la « liberté de la conscience de soi » ; il constitue parconséquent l’exact moment médian du devenir de l’esprit. Les Leçons surl’histoire de la philosophie modifient la perspective puisque que le scepticismes’y trouve relégué dans la lointaine Antiquité. Dans la Phénoménologie, le scep-ticisme nie le stoïcisme seul ; dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie, il niele stoïcisme et l’épicurisme, confondus comme dogmatismes. Alors que ledogmatisme est une pensée de l’universel, le scepticisme se comporte néga-tivement envers tout ce qui a la forme de l’universel (stoïcisme) et de l’être(épicurisme)3, et avec lui prédomine le « rapport d’application de l’universelau particulier »4, « car l’idée de développer la particularisation de la totalité àpartir de l’universel lui-même n’existe pas encore »5. Cette rupture n’exclutpas la continuité : les Leçons sur l’histoire de la philosophie notent quel’indifférence et l’ataraxie ont été communes aux dogmatismes stoïcien etépicurien, et au scepticisme6. Avec son inscription historique, la figure-moment du scepticisme perd quelque peu de son relief.

La pensée centrale de Hegel sur le scepticisme fut de l’arracher à sacontingence singulière (qu’elle soit conçue comme une philosophie oucomme une non-philosophie ou encore comme une antiphilosophie) pour lelier à l’absolue nécessité de la figure-moment de la philosophie comme deve-nir conscient de l’Esprit. Comment, en effet, une philosophie serait-elle pos-sible sans scepticisme, c’est-à-dire sans la négation du fini immédiat ? Hegel aété le premier sans doute à voir dans le scepticisme de la Nouvelle Académienon une trahison mais une continuation (même si celle-ci était partielle) del’enseignement de Platon. Comme ensemble de déterminations unilatéralesposées par d’entendement à l’exclusion des déterminations opposées7, le

350 Christian Godin

1. Michael N. Forster, Hegel and Skepticism, op. cit., chap. III.2. La décadence et la chute de l’Empire romain ne posent pas à Hegel problème comme

ils en posaient à Montesquieu et à Gibbon. L’imperium chrétien était en place déjà dès la nais-sance du christianisme. Mais qu’une totalité puisse disparaître, voilà ce qui, pour Hegel, faisaitproblème.

3. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. IV, op. cit., p. 776.4. Ibid., p. 633.5. Ibid.6. Ibid., p. 637.7. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 487.

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dogmatisme finit par s’identifier au scepticisme, que la tradition présentecomme son absolue antithèse. La dérivation sceptique de l’Académie à partirde Platon n’est pas un accident historique, mais vient en toute nécessité dutravail de l’Idée contre le lieu sensible. Le « ou bien... ou bien... » s’inverse en« ni... ni... » mais il ne s’y renverse pas. Le rien du scepticisme commence avec latotalité tronquée du dogmatisme. Les discussions du Parménide sont présen-tées par Hegel, dès son écrit Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte etde Schelling comme un modèle de scepticisme1.

Hegel respecte suffisamment le scepticisme ancien pour ne pas le ren-voyer aussitôt à un dogmatisme implicite. L’argument de l’autocontra-diction performative est utilisé principalement contre le scepticismemoderne. Le scepticisme ancien, quant à lui, est pris dans le sérieux de sonnégatif. En dépassant le principe de contradiction, le scepticisme s’ouvred’emblée à la philosophie, écrit Hegel2. Dans ses Leçons sur l’histoire de la phi-losophie, Hegel dit des tropes sceptiques qu’ils sont tout à fait « pertinents »« contre le dogmatisme du sens commun »3 et qu’ « en eux se trouventcontenus les défauts de toute métaphysique d’entendement »4. Pour cetteraison, Hegel les place au-dessus même de la logique stoïcienne et de lacanonique épicurienne5. Dans son article, Hegel va jusqu’à dire que pas unseul trope sceptique n’est dirigé contre la raison (tous visent, selonlui, l’entendement fini) ; dès lors, le scepticisme n’est pas dirigé contre laphilosophie6.

R. Verneaux dit que l’originalité de Hegel dans son interprétationd’Arcésilas est de ramener l’épochè à l’acatalepsie au lieu de voir dansl’acatalapsie le chemin de l’épochè 7. On peut objecter à cette thèse que, endéfinissant le scepticisme comme l’expérience de la liberté8, Hegel évite préci-sément la réduction du scepticisme soit à sa composante logique (l’acata-lepsie), soit à sa composante éthique (l’épochè et l’ataraxie). L’expérience, telle

La figure et le moment du scepticisme chez Hegel 351

1. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 36. V. Brochard montrera que lescepticisme ne naît pas contre le dogmatisme mais de lui : ainsi l’opposition du sensible et del’intelligible, qui constituera la base de l’argumentaire sceptique, apparaît avec Parménide etZénon d’Élée, lesquels, écrit Brochard, « peuvent être comptés parmi les philosophes les plusdogmatistes qui furent jamais » (V. Brochard, Les sceptiques grecs, op. cit., p. 5).

2. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 39.3. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 790.4. Ibid., p. 799.5. Ibid.6. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 51.

Michael N. Forster (Hegel and Skepticism, op. cit., p. 207) note une inflexion entre l’articlede 1802 et les Leçons de Berlin à propos des tropes : alors que dans l’article les dix tropesd’Aenésidème sont jugés supérieurs aux cinq tropes d’Agrippa, parce qu’ils contredisent ledogmatisme de l’entendement, dans les Leçons ce sont les tropes d’Agrippa qui sont préférés àcause de « la connaissance profonde des catégories » qu’ils manifestent.

7. R. Verneaux, « L’essence du scepticisme... », art. cité, op. cit., p. 124-125. L’acatalepsie,qui s’oppose à la « représentation compréhensive » des Stoïciens, est l’incompréhension,l’inscience, le non-savoir.

8. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, I, op. cit., p. 174.

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que l’entend Hegel, est l’unité du penser et de l’être ; aussi ataraxie et épochèsont-elles à la fois l’une pour l’autre, l’une avec l’autre, fin et moyen.

La démarche sceptique, par sa systématicité même, échappe à l’em-pirisme et, en un sens, a valeur « scientifique »1, selon Hegel. Dansl’introduction de la Phénoménologie, le scepticisme est loué pour sa reconnais-sance de la non-vérité du savoir phénoménal et du savoir fondé surl’autorité d’autrui : « Le scepticisme (...) rend l’esprit capable d’examiner cequ’est la vérité, puisqu’il aboutit à désespérer des représentations, des pen-sées et des avis dits naturels. »2 Le verbe désespérer est capital : le terme de« doute », qui définit universellement le scepticisme, ne figure pas dans lechapitre de la Phénoménologie qui lui est consacré : le sceptique ne doute pas, ilnie. Et même si l’introduction de la Phénoménologie établit un rapprochemententre le doute (Zweifel) et le désespoir (Verzweiflung)3, le scepticisme, insisteHegel, n’est pas une philosophie du doute4 : le doute est incertitude, or lesceptique est certain de son doute5 ; le doute est inquiétude, or le sceptiquevit dans la quiétude. C’est ce « désespoir de tout »6 qui différencie le scepti-cisme ancien du scepticisme moderne, et c’est lui qui fait du premier le seulvéritable scepticisme : dans le doute, le sceptique moderne ne s’abstient pas,une (ré)solution y mettra fin.

Ce serait commettre un contresens que d’interpréter ce désespoir scep-tique en termes de catastrophe intérieure et de désir de mort7. Jean Hyppo-lite voyait une parenté entre la tragédie et le dogmatisme, d’une part, le scep-ticisme et la comédie, d’autre part. Il existe, en effet, une sorte de jubilationsceptique qui a dû entrer pour une part non négligeable dans la fascinationque Hegel ressentit à son endroit.

R. Verneaux écrit : « Le Sage stoïcien est libre en pensée dans les chaînesmais il a des chaînes et il n’est libre qu’en pensée. C’est le scepticisme quiactualise la négativité de la conscience et fait passer la liberté de l’état formel àl’état réel. »8 Le scepticisme achève le stoïcisme en mettant fin au simpleface-à-face de la conscience et des choses. Avec lui, grâce à lui, la consciencelibre s’engage dans les choses. Mais elle s’y engage sur le mode de la négati-vité, en révélant leur caractère fini et inessentiel. « Le scepticisme, écrit Hegel,est la réalisation de ce dont le stoïcisme est seulement le concept – il est

352 Christian Godin

1. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 799.2. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, I, op. cit., p. 70.3. Ibid., p. 69. Hegel rappelle par ailleurs, dans ses Leçons, que le doute, Zweifel, vient de

« deux », Zwei (Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 775).4. Ibid., p. 763.5. « Le scepticisme ne peut être considéré simplement comme une doctrine du doute, il

est bien plutôt certain de sa Chose, c’est-à-dire du caractère de néant de tout ce qui est fini »(G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 515).

6. L’expression, dans un contexte légèrement différent, figure dans l’Encyclopédie dessciences philosophiques, I (ibid., p. 199).

7. En ce sens, le désespoir hégélien n’est pas si éloigné du désespoir kierkegaardienqu’on pourrait le croire.

8. R. Verneaux, « L’essence du scepticisme... », art. cité, op. cit., p. 117.

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l’expérience effectivement réelle de ce qu’est la liberté de la pensée, cetteliberté est en soi le négatif. »1 L’être-autre tombe de ce fait dans l’inessentiel.Alors que le stoïcisme correspondait au concept de la conscience indépen-dante, laquelle se manifestait dans l’opposition de la maîtrise et de la servi-tude, le scepticisme engloutit l’être-autre dans sa négativité propre – aussi semanifeste-t-il dans le désir et le travail2. « C’est l’honneur du scepticisme des’être donné cette conscience du négatif, et d’avoir pensé avec une tellerigueur les formes du négatif », écrit Hegel dans ses Leçons sur l’histoire de la phi-losophie3. Le repli vers la subjectivité est à la fois la condition, le signe et l’effetdu désespoir sceptique à l’égard des données objectives.

L’identité de la « pure négativité » avec la « pure subjectivité » est poséepar Hegel dès l’article de 18024. « Le scepticisme, dit Hegel dans ses Leçonssur l’histoire de la philosophie, a porté à son achèvement la manière de voir de lasubjectivité de tout savoir, à l’être il a substitué universellement dans lesavoir l’expression du paraître. »5 Le scepticisme représente l’assomptiond’une dialectique que les figures précédentes ne faisaient que subir. Pour laconscience sensible, les choses s’évanouissent de l’extérieur ; avec le scep-tique, c’est la conscience elle-même qui dissout et fait disparaître la chose ;ainsi la dialectique devient-elle réfléchie. « On pourra donc dire aussi bienque dans le scepticisme la dialectique s’élève à la conscience d’elle-même ouque la conscience se découvre un pouvoir dialectique qu’elle ignorait jus-qu’alors. »6 « C’est ainsi, commente Kojève, que l’idée de liberté pénètredans la philosophie. »7 La liberté, pour Hegel, est négativité, et elle apparaîtavec le scepticisme. En outre, par la négation de la validité de la morale épi-curienne et stoïcienne, et par la dissolution accomplie de la belle totalitégrecque (l’union communautaire et la confiance dans l’harmonie dumonde), le scepticisme ouvre la voie au christianisme.

Hegel dit de Pyrrhon que « sa philosophie n’était rien que la liberté ducaractère » ; or, « comment une philosophie pourrait-elle s’opposer en cela àce scepticisme »8 ? une position existentielle est irréfutable. Mais une posi-tion irréfutable n’est pas indépassable, à moins qu’elle n’ait atteint l’absolu,ce qui, à l’évidence, n’est pas le cas du scepticisme.

La conscience sceptique est une conscience divisée doublement – carderrière la division entre elle et le monde resurgit sans cesse la divisiond’avec elle-même à travers sa négation même : « Le scepticisme a détruit l’undes termes, le monde extérieur ; mais, au moment même où il supprime unterme, il fait apparaître une dualité à l’intérieur du terme qui reste. De là son

La figure et le moment du scepticisme chez Hegel 353

1. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, I, op. cit., p. 171.2. Ibid., p. 172. Le désir et le travail sont aussi des expressions du désespoir.3. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 798.4. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 60.5. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 759.6. R. Verneaux, « L’essence du scepticisme... », art. cité, op. cit., p. 124.7. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 63.8. G. W. F. Hegel, La relation du scepticisme..., op. cit., p. 54.

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malheur... »1 Le sceptique est à la fois conscience du particulier (du contenunié) et de la généralité (de la pensée comme négation). Mais il n’atteintjamais l’unité de ces deux déterminations, aussi est-il condamné à la divisionet à l’errance. Il « agit d’après des lois qui ne passent pas pour vraies à sesyeux »2 : il tombe par conséquent dans ce que les logiciens anglo-saxonsnommeront plus tard autocontradiction performative. En niant le donnéextérieur, le scepticisme se nie aussi lui-même. Comme négativité pure,jamais surmontée, le scepticisme appartient à la logique de l’entendement.L’Encyclopédie nomme dialectique le « négativement rationnel » – par opposi-tion au spéculatif (le « positivement rationnel ») : « Le dialectique, pris à partpour lui-même par l’entendement, constitue, particulièrement quand il estprésenté par des concepts scientifiques, le scepticisme ; celui-ci contient lasimple négation comme résultat du dialectique. »3 Caractéristique de cettelogique d’entendement dans laquelle le scepticisme retombe, la façon dont iluse sans soupçon de la dualité du tout et de la partie4 dans son argumentaireen ignorant leur rapport5.

Mais la contradiction logique dans laquelle tombe le scepticisme n’est,selon Hegel, qu’un cas particulier d’une contradiction existentielle : « Sesactes et ses pensées se contredisent toujours, et ainsi la conscience sceptiquepossède la conscience double et contradictoire, soit de l’immutabilité et del’égalité, soit de la pleine contingence et de la pleine inégalité avecsoi-même. »6 Aussi son activité se fait-elle caprice, et son discours, bavardage :balancements incessants où l’on pourra reconnaître le mauvais infini. Lanégativité du scepticisme est celle du mauvais infini : un contenu nié chassel’autre, vient après l’autre. L’indifférence (adiaphoria) objective et subjective,le « pas plus ceci que cela »7 qui conduit à l’ataraxie donne au « tout est un »d’Héraclite un sens inédit, car l’identité n’est pas la confusion.

La conscience sceptique est victime d’une illusion fondamentale : elleprocède à l’abolition du monde mais elle lui reste liée. Le néant qu’elle croitatteindre est toujours un néant déterminé, un néant de contenu – mais cela,elle ne le sait pas8. Le monde que la conscience sceptique a supprimé sub-siste sans qu’elle le sache. Du coup, elle perd sa liberté et devient passive,car, croyant avoir atteint le vide, elle ne peut plus aller plus loin. Elle doitdonc attendre qu’un d’objet lui soit donné pour pouvoir exercer sur lui sonactivité négatrice et faire de nouveau l’expérience de la liberté. De plus, lanégation sceptique est seulement mentale, et non pratique : on n’imagine

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1. J. Wahl, Le malheur de la conscience..., op. cit., p. 123.2. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 807.3. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 188.4. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 806.5. Pour le rapport du tout et de la partie, voir la Science de la logique, Deuxième livre (L’es-

sence), 2e section ( « Le phénomène » ), chapitre troisième ( « La relation essentielle » ), A) larelation du tout et des parties.

6. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, I, op. cit., p. 175.7. Ou mallon.8. G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, I, op. cit., p. 70-71.

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pas une œuvre, qu’elle fût d’art ou de science, qui serait inspirée par elle.Certes, la dialectique, jusque-là extérieure, s’élève à la conscience de soi avecle scepticisme, mais cette conscience de la négativité ignore sa propre positi-vité ; aussi le scepticisme n’est-il qu’une figure-moment. Ce qui était deuxavec le stoïcisme – le maître et l’esclave – devient un dans la consciencesceptique, laquelle se retrouve ainsi dédoublée. Mais cette dualité n’est pasencore intégralement consciente – d’où le passage à la conscience malheu-reuse1. Avec le scepticisme, la contradiction entre la conscience et les chosesdevient pour soi, elle s’intériorise ; mais elle n’atteint pas l’absolue cons-cience d’elle-même, en soi et pour soi (tel sera le sens de la conscience malheu-reuse). La conscience sceptique est contradictoire dans son acte de nier le finimais elle ne fait pas pour soi la synthèse de ses deux côtés opposés. À la diffé-rence de la conscience malheureuse qui la remplacera, elle ne se sait pas cequ’elle est, contradictoire. Elle est malheureuse objectivement mais nonsubjectivement ; aussi, tout en n’étant pas heureuse, elle n’est pas non plusréellement malheureuse.

Hegel repousse l’idée que le scepticisme puisse constituer un commen-cement pour la philosophie. Une telle présentation cantonnerait le dialec-tique dans la seule négativité2. Mais le scepticisme n’est pas non plus une finpour la philosophie : ignorant, inconscient de sa nature propre, le sceptiquese croit résultat alors qu’il n’est que passage. Il méconnaît le caractère affir-matif de sa négation, il n’a pas conscience que sa négation a un contenudéterminé. La philosophie que Hegel appelle positive est la négation decette négation, donc la négation se rapportant à elle-même, c’est-à-direl’affirmation infinie3. C’est pourquoi, contre le « spéculatif », c’est-à-dire lerationnel en et pour soi, le scepticisme est sans prise4 : le spéculatif, en effet,contient en lui-même déjà « l’élément dialectique et la suppression du fini »5.D’où la stratégie sceptique consistant à ravaler le rationnel au rang de déter-mination particulière – on songe aujourd’hui, mutatis mutandis, à la ruse deceux qui renvoient l’universalité des droits de l’homme à sa particularitéoccidentale. Contre cette tentative, Hegel use d’une métaphore triviale : lescepticisme donne à l’infini la gale pour pouvoir le gratter6.

Il y a deux manières très différentes d’évaluer le point de vue hégéliensur le scepticisme à la lumière de l’histoire postérieure, car même les hégé-liens les plus déterminés sont contraints de reconnaître qu’il s’est vécu, réa-lisé et pensé des choses après Hegel.

La première de ces deux manières est strictement philosophique. Onpeut lui associer le nom de Schelling. À la différence de son ancien condis-

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1. Ibid., p. 176.2. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, op. cit., p. 342.3. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, IV, op. cit., p. 761.4. Ibid., p. 803.5. Ibid.6. Ibid. L’image de la « gale de la limitation » donnée au rationnel pour pouvoir le gratter

figure déjà dans l’article de 1802 (La relation du scepticisme..., op. cit., p. 59).

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ciple et ami, Schelling, en effet, n’arrêtera pas le scepticisme à un moment dela pensée : la dignité de ce mode est de rappeler que c’est par leur inachève-ment même que le savoir et l’action rendent hommage à l’Absolu, le premierparce qu’il refuse de s’objectiver dans un système, la seconde parce qu’ellerefuse de se cristalliser dans un résultat.

« J’ai espéré faire de moi un dieu,et j’étais déjà plongé jusqu’au coudans l’intuition du Tout universelquand mon Witz m’a fait savoirque je faisais fausse route. »1

En un sens, toute la philosophie post- et anti-hégélienne – donc, en fait,toute la philosophie – a spontanément fait sien ce point de vue. Mais aussi,quittant le cadre spécifique d’une philosophie identifiée avec l’histoire del’esprit pour rejoindre celui de cette histoire même, on pourrait reconnaître,avec V. Brochard, que « les progrès de la science (ont) porté au scepticismeun coup dont il ne se relèvera pas »2 et que des sceptiques comme onl’entendait jadis, il n’y en a plus. De fait, l’interprétation sceptique des rela-tions d’incertitude de Heisenberg et du théorème de Gödel nous apparaîtaujourd’hui, comme elle fût probablement apparue à Hegel, non pas commele sens délivré de ces découvertes mais comme une interprétation arrêtée àun moment de leur effectuation.

Christian GODIN.

1. F. W. J. Schelling, « Confession de foi épicurienne de Heinz Widerporst », trad.Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, Le Seuil, 1978, p. 251-252. Même s’il aun sens circonstanciel (la critique de Schleiermacher), ce poème de jeunesse fixe une penséeque Hegel n’a pas eue.

2. V. Brochard, Les sceptiques grecs, op. cit., p. 415. Un peu plus haut, V. Brochard faitremarquer, à propos du positivisme, que « les savants d’aujourd’hui sont les sceptiquesd’autrefois » (ibid., p. 414).

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