Goblot : valeur de la chasteté

25
De la valeur de la Chasteté NOTIONS PRÉUMtNAtHES.DE LA CONSCIENCE MORALE. Ce qu'on appelle communément Conscience morale est un ensemble de jugements de valeur. Mais l'usage n'est pas d'attribuer à la conscience tous les jugements relatifs à la valeur des actions. Ceux que nous formons par application raisonnée de quelque prin- cipe et qui relèvent d'une théorie ne lui appartiennent pas, mais seulement ceux qui sont spontanés, du moins en apparence, et ne se présentent pas comme des conclusions. On dirait une sorte d'inspiration, de révélation intérieure. Le nom d'intuition con- vient à ces connaissances qui semblent être des données de l'expé- rience et qui ne sont pas, ne peuvent pas être de simples données. M. Lalande, dans le Vocabulaire philosophique, conseille de ne jamais employer seul le mot intuition que dans cette acception, la plus originale, celle dans laquelle il ne peut être remplacé par aucun autre « une vue immédiate et actuelle, présentant le même caractère que la connaissance sensible », c'est-à-dire une pseudo-expérience. Le plaisir et la douleur sont les seules valeurs qui puissent être objets d'expérience directe. Le plaisir nous est donné immédiate- ment comme un bien, la douleur comme un mal. Dans ces juge- ments du sens intime Je jouis ou Je souffre, le jugement de valeur n'est ni séparé ni séparable du jugement d'existence; le fait de sensibilité est aussi immédiatement évalué que perçu. Autrement dit, ces jugements Ce plaisir que j'éprouve est un bien et Cette douleur est M/i mal sont des jugements analytiques. C'est pourquoi des moralistes ont tenté de ramener au plaisir et à la douleur tous les biens et tous les maux. Mais les règles même les plus simples d'une morale utilitaire dépassent déjà de beau- coup de simples données de la sensibilité. Elles comportent l'idée

Transcript of Goblot : valeur de la chasteté

Page 1: Goblot : valeur de la chasteté

De la valeur de la Chasteté

NOTIONSPRÉUMtNAtHES.DE LA CONSCIENCEMORALE.

Ce qu'on appelle communément Conscience morale est unensemble de jugements de valeur. Mais l'usage n'est pas d'attribuerà la conscience tous les jugements relatifs à la valeur des actions.Ceux que nous formons par application raisonnée de quelque prin-cipe et qui relèvent d'une théorie ne lui appartiennent pas, maisseulement ceux qui sont spontanés, du moins en apparence, et nese présentent pas comme des conclusions. On dirait une sorte

d'inspiration, de révélation intérieure. Le nom d'intuition con-vient à ces connaissances qui semblent être des données de l'expé-rience et qui ne sont pas, ne peuvent pas être de simples données.M. Lalande, dans le Vocabulaire philosophique, conseille de ne

jamais employer seul le mot intuition que dans cette acception,la plus originale, celle dans laquelle il ne peut être remplacé paraucun autre « une vue immédiate et actuelle, présentant lemême caractère que la connaissance sensible », c'est-à-dire une

pseudo-expérience.Le plaisir et la douleur sont les seules valeurs qui puissent être

objets d'expérience directe. Le plaisir nous est donné immédiate-ment comme un bien, la douleur comme un mal. Dans ces juge-ments du sens intime Je jouis ou Je souffre, le jugement devaleur n'est ni séparé ni séparable du jugement d'existence; lefait de sensibilité est aussi immédiatement évalué que perçu.Autrement dit, ces jugements Ce plaisir que j'éprouve est unbien et Cette douleur est M/imal sont des jugements analytiques.C'est pourquoi des moralistes ont tenté de ramener au plaisir et àla douleur tous les biens et tous les maux. Mais les règles mêmeles plus simples d'une morale utilitaire dépassent déjà de beau-

coup de simples données de la sensibilité. Elles comportent l'idée

Page 2: Goblot : valeur de la chasteté

6 REVUE MULOSOPHtME

d'une conduite, d'une sagesse et à chaque expérience s'ajoute au

moins le jugement que l'émotion éprouvée est un succès ou un

échec de cette sagesse. La sensibilité ressent le plaisir ou la

douleur, la conscience morale juge bon ou mauvais d'avoir fait

l'action qui se traduit par ce plaisir ou cette douleur. Pour être

une pure donnée de l'expérience, le jugement de valeur devrait

se réduire strictement à Je jouis ou Je souffre, mais alors ce serait

un simple jugement du sens intime, mais non pas un jugement du

sens moral. Toute indication de la conscience se présente comme

un commandement ou une défense; or le plaisir n'a pas besoin

d'être commandé ni la douleur défendue. La conscience exige au

besoin, s'il le faut pour la réalisation des fins qu'elle prescrit, le

sacrifice du plaisir ou la résignation à la douleur. Elle nous dit

Ceci, que fu veux faire, il ne faut pas le faire! ou bien Ceci,

– ~ue ~< ne veux pas faire, il faut le faire! Qu'à ces sacri-

fices ou résignations le sujet doive finalement trouver son compte,

comme le veut la morale.utilitaire, etque ce soit uniquement pour

cela qu'ils sont requis, il n'importe ici quand la conscience parte,

c'est pour réclamer une résistance de la volonté à l'inclination

actuelle et présente.

Ces jugements de conscience ne pouvant être objets d'expé-

rience, il faut bien qu'ils soient conclusions de quelque raisonne-

ment. Vrai ou faux, ce raisonnement laisse souvent si pou de trace

dans la mémoire que le sujet, s'il s'interroge, ne le découvre pas

il ignore les motifs qui l'ont déterminé à s'interdire ce qu'il aime,

à s'imposer ce qu'il n'aime pas; il en invente d'autres qui, psycho-

logiquement, ne sont point intervenus. Et pourtant il a raisonné.

Mais, comme les motifs qui ont obscurément déterminé le juge-

mont de conscience lui échappent, ce jugement a l'apparence

d'une expérience immédiate. Au fond, la conscience morale, c'est

la raison, mais la raison qui ne s'est pas rendu compte et n'a pas

gardé souvenir de ses propres opérations.

En un certain sens, pourtant, le jugement de conscience est bien

une véritable expérience on se sent arrêté; on ressent comme un

choc; c'est comme si on se heurtait à un obstacle. Ce signe inté-

rieur qu'on a appelé le de/non de Socrate ressemble beaucoup i

1. B~MtM, a~EMf n xat <pm' – Ta S'np.d~tov(mais jamais 6 6x:ttM-')des

textes de Platon et de Xénophon.

Page 3: Goblot : valeur de la chasteté

EDMOND GOBLOT. – DE LA VALEUR DE LA CHASTETÉ 7

un jugement de conscience. Cet avertissement, provient de prin-cipes généraux, très obscurs et très vagues, implicites ou très

imparfaitement formulés, fruits de la tradition et de l'éducation',

peut-être de l'expérience ancestrale, et aussi, dans une proportiontrès variable avec les individus, de l'expérience et de la réflexion

personnelles. Ils sont fortement influencés par les instincts affectifset par un sentiment plus ou moins net de la solidarité sociale; ils

appartiennent d'ailleurs beaucoup plus à la pensée collective qu'àla pensée individuelle. Ces principes, la conscience les appliquesans contrôle et sans critique. Le fait de les appliquer est pourtantun raisonnement. Il a fallu au moins que le sujet reconnaisse dansune action singulière le caractère de la justice ou celui de l'injus-tice.

H importe beaucoup de distinguer, jusqu'à dissiper toute équi-voque, entre l'expérience directe et la pseudo-expérience, qui est

l'intuition; car, lorsque la pensée implicite prend les apparencesde l'expérience, elle en prend aussi l'autorité. La consciencemorale n'est point du tout infaillible. Elle est pleine d'obscurités,

d'incertitudes, de vacillations, de contradictions. Ilestbien impru-dent de se confier à un pareil guide.

Cependant la plupart des hommes n'en ont pas d'autre et, s'il

venait à leur manquer, ou s'ils le récusaient avec trop de hâte, ils

seraient réduits à errer à l'aventure et dans les plus profondesténèbres. La conscience morale résume, condense et retient,tant bien que mal, plutôt mal que bien, les expériences accu-

mulées des générations. Les pratiques qu'elle condamne et qua-lifie vices, l'humanité en a souffert. Il y a toujours quelque grainde vérité dans ses égarements. Le moraliste doit en séparer

l'ivraie, mais il doit aussi y regarder à deux fois avant de rejeterc~mme préjugés les préceptes traditionnels et populaires pourles remplacer par des doctrines systématiques, plus cohérentes

peut-être, mais moins éprouvées. Il ne doit pas manquer de

se dire L'expérience de l'humanité est plus longue et plusvaste que la mienne. Cette prudence est comme une assurance

que la Raison, qui est, en dernière analyse, notre seul guide

1. Quand l'influence du milieu social s'exerce intentionnellement sur t'entant,je l'appelle éducation; quand it la subit indépendamment de toute vo!onté deséducateurs, je l'appelle, faute d'un mot meilleur, tradition.

Page 4: Goblot : valeur de la chasteté

8 HEVUEPHtLOSOPmQDE

légitime, se doit à elle-môme de prendre contre d'éventuelles

défaillances.

Introduire la logique dans les jugements de valeur et en chasser

la mystique est la tâche la plus utile que puisse entreprendre un

philosophe au temps présent. Et pour cela, nous ne pouvons

choisir un meilleur sujet d'étude que la morale sexuelle. Elle est

particulièrement difficile. Elle offre peu de prise au raisonnement;

aussi est-elle presque entièrement mystique et, par suite, facile-

ment et fréquemment contestée. La conscience populaire lui

donne une si grande importance que les termes généraux de vertu

et de vice, de moralité et d'immoralité, d'honneur et de déshonneur

sont couramment employés en un sens limité, comme si ce chapi rc

spécial était à lui seul toute la morale. Mais ce chapitre, la con-

science populaire ne le prend pas très au sérieux. Les vices contre

la chasteté sont, paraît-il, des vices très drôles on s'en scandalise

et on s'en amuse tout à la fois; les endroits qui leur sont consacrés

sont des endroits où « on ne s'embëte pas ». Par contre, si le vice

est risible, la vertu est souvent ridicule. Cette contradiction

s'explique très bien, la sévérité par l'intuition de conscience,

l'indulgence par le fait que l'esprit critique, quand il s'attaque à

cette intuition, ne réussit pas à en découvrir la justification

raisonnée. Si de la conscience populaire nous passons aux doc-

trines des moralistes, notre embarras est le même. Aucun problème

moral n'a autant troublé l'humanité, aucun n'a tenu autant de

place et dans la vie et dans les livres, aucun n'a soulevé de discus-

sions aussi passionnées, aucun n'a provoqué autant de drames.

Et l'on est stupéfait, quand on l'aborde, de trouver le sujet presque

entièrement neuf. La chasteté est-elle une vertu? Dans l'affirma-

tive, pourquoi? Et qu'est-ce qui est vertu, qu'est-ce qui est vice?

Où placer la séparation? D'après quel principe faire la distinction

entre le permis et le défendu? Sans parler de la littérature, qu'elle

remplit presque tout entière, la question de la morale sexuelle a

fait noircir des tonnes de papier. 11 faut renoncer à l'impossible

entreprise de les dépouiller. On peut croire que la substance utile

qu'elles contiennent peut-être a dû passer dans les écrits des mora-

listes professionnels les plus notoires et que, si quelque auteur'

avait énoncé la raison qui fait la valeur de la chasteté, on le saurai.

Page 5: Goblot : valeur de la chasteté

EDMOND GOBLOT. DE [.A VALEUII DE LA CHASTETÉ

Or on trouve dans les écrits des moralistes de fort belles exhorta-tions à la vertu, d'éloquentes protestations de pudeur indignée.On y trouve aussi de subtiles, de trop subtiles distinctions de

casuistique; on y cherche vainement une argumentation tendanta donner la raison justificative d'HMyuye/ne~ de valeur.

Dans cette étude, il ne sera question que de la vertu de chastetéet des vices contraires; à l'exclusion des vices et des crimes qui,bien qu'ayant leur origine dans la sensualité et l'incontinencesexuelles, sont des manquements à d'autres devoirs que celui dechasteté; par exemple, le viol est une brutalité, un abus de laforce; l'adultère une trahison, un manquement à de solennels

engagements; il en est de même de la séduction, de l'abandon parl'homme de la femme qu'il a rendue mère. Ces crimes resteraientencore des crimes si, par elle-même, la chasteté n'avait aucunevaleur morale.

beaucoup de moralistes, de moralistes religieux surtout,se servent du nom de pureté pour désigner la chasteté. En soi etde quelque manière qu'on l'entende, toute pureté est belle. C'est

piutôt une valeur esthétique qu'une valeur morale. La pureté est

attrayante, l'impureté inspire du dégoût. Nous chercherons ail-Icurs des définitions différentielles des valeurs esthétiques et de~valeurs morales; qu'il suffise ici de rappeler que toute la fin del'art est de plaire, tandis que celle de la vertu est d'être bienfai-sante. Quoi de plus beau que la robe de l'innocence, la robennmacutée qu'on voudrait préserver de toutes les épreuves de lavie de peur qu'elle ne s'y salisse '? Mais on demande à la vertu de

combattre, au risque de salir sa robe; on lui demande autre chose

que d'être charmante.

Les mots pur et impur parlent puissamment au sentiment; que

t. On connait tes beaux vers de Il. Heine

~«- :s<ah 06tcAdff ~<Me~f/.sist als di'rich soHt',AufsHauptdir legensollt',Betendda:<Co« dich er/taff'So rein und se/tonMndhold.

Il. DE LA PURETÉ.

Page 6: Goblot : valeur de la chasteté

10 KËVCH PIULOSUpmaUH

disent-ils à l'intelligence? Ils sont plus impressionnants que

significatifs. Ils dénoncent le caractère, mystique qu'a presque

toujours revêtu, dans les sociétés chrétiennes, la morale sexuelle.

Sur ce point, plus, sans doute, que sur aucun autre, il serait fort

utile de substituer la solidité des doctrines raisonnées à la fragi-

lité des idées mystiques. Si l'on n'a à opposer aux sollicitations

de l'instinct sexuel que la pudeur et d'autres sentiments analo-

gues, ces sentiments ne seront pas longtemps les plus forts.

Le sens premier des mots pur et impur est très clair, mais n'a

qu'un rapport lointain avec la sexualité. Une chose est dite pure

quand elle n'est rien d'autre que ce que son nom désigne de

l'eau pure, c'est de l'eau et rien que de l'eau; du vin pur, c'est du

vin, non mélangé à un autre liquide; de l'or pur, c'est de l'or,

sans alliage d'un autre métal, etc. On appelle spécialement impur

ce qui est mélangé de choses inconnues et, par suite, Inquié-

tantes et voilà une déSnition de la saleté. La séparation du pur

et de l'impur, comme celle du sacré et du profane, qui est très

voisiner – se trouve dans toutes les religions; elle prend sou-

vent une telle importance qu'elle semble être toute la religion.

Rien d'impur, c'est-à-dire primitivement, sans doute, rien de mal-

propre; ne doit approcher de la divinité. C'est pour une raison

semblable que, pendant l'accomplissement d'un rite, les assis-

tants doivent garder le silence, car ils doivent s'abstenir de tout

« blasphème H, c'est-à-dire parole offensante est offensante toute

parole coupable et aussi toute évocation d'une image laide ou

pénible. Pour cela le plus sûr est de ne rien dire. Aussi la for-

mule Eu~~e, littéralement Par~z &M/ signifiait-elle Taisex-

vous L'homme impur, soit qu'il ait absorbé des aliments impurs,

soit qu'il ait touché des choses impures, doit rester en dehors de

l'enceinte où va se manifester le divin 2; il risquerait d'irriter les

dieux s'il approchait des objets sacrés. Comme on peut toujours

être impur si l'on ne vient pas, à l'instant même, d'être purifié, ia

t Maisces deux distinctions ne coïncidentpas. Dansl'ancienne religion romaine,

est sacré ce qu'il ne faut pas toucher, ce qu'il est dangereux de toucher, à moins

d'une consécration ou de certaines précautions rituelles qui ont la vertu d'im-

muniser contre le danger. Or il y a deux sortes de choses qu'il ne faut pas

toucher, tes unes, qui sont pures, pour ne pas les souiller, les autres, qui sont

impures (par ex. le cadavre), pour ne pas se souiller.

2. Profane signifie celui qui reste devant te temple, mais n'y pénètre pas.

Page 7: Goblot : valeur de la chasteté

EDMOND GOBLOT. DE f.A VALEUR DE LA CHASTETÉ i:

purification est un prélude nécessaire à la plupart des rites. Elleles précède comme le silence les accompagne et pour la mêmeraison.

Le sens moral des mots pur et impur ne dérive pas de leur sensretigieux'. Ce qui peut offenser les dieux, c'est ce qui, d'abord etavant toute idée religieuse, offense les hommes. C'est ce qui estmalpropre, injurieux ou laid. Dans les religions morales, le viceet le crime sont assimilés au malpropre et au laid. On comprenden effet que ceux qui ont le goût des symboles et préfèrent lesidées poétiques aux idées claires, aiment à comparer l'actionvicieuse ou criminelle à une souillure; mais c'est parce quel'action est vicieuse que l'âme qui l'a coM~e el ne /'a pointexpiée est souillée; ce n'est pas parce qu'elle souille l'âme quel'action est vicieuse. On peut passer de l'idée morale à l'idéereligieuse, non de l'idée religieuse à l'idée morale. Les moralistesqui parlent d'impureté s'expriment souvent comme si l'actionétait coupable parce qu'elle rend l'âme impure'. Ils disentSoyez purs, pour être innocents! alors qu'ils devraient direSoyez innocents pour être purs Qu'est-ce qui est impur et qu'est-ce qui ne l'est pas? Pour discerner l'un de l'autre, il faut d'aborddiscerner ce qui est innocent de ce qui est coupable. Tout ce quiest innocent, c'est-à-dire inoffensif, est pur; tout ce qui est cou-pable, c'est à-dire malfaisant, est impur.

Mais en admettant même qu'à défaut d'une morale raisonnée,on prenne pour principes ces notions obscures et mystiques depureté et d'impureté, encore faudrait-il dire pourquoi ce qui serapporte à la sexualité est impur. Et considérera-t-on commeimpur tout ce qui se rapporte à la sexualité, sans en excepterl'auguste et sainte maternité? comme si Dieu ne nous avait donné

t. D'une manière générée, les idées morales ne sont jamais d'origine reli-gieuse; elles pénètrent du dehors dans les religions, qui leur donnent uneconsécration, d'ailleurs très puissante. Cela est partieuiièrement manifeste dansle cas des religions qui ont un fondateur personnel. Il n'est pas au pouvoir d'unhomme de fonder de toutes pièces une religion. Tout fondateur de religion estle réformateur d'une religion vieillie, et c'est en y introduisant des idéesmorales, en donnant une signification morale à d'anciens mythes et à d'anciensrites qu'il la renouvelle et la rajeunit. Dans les rpligions qui n'ont pas de fon-dateur personnel, les idées morales tirent leur origine des expériences et desexigences de la vie sociale. Elles no font qu'emprunter à la religion des formeset une autorité.

2. f, Cor.. VI, ta-20.

Page 8: Goblot : valeur de la chasteté

0 REVUEPHtLOSOPHiûCE

1 1 l''un sexe que pour nous exciter à pécher et mettre notre conti-

nence à l'épreuve!Nous trouvons ici un exemple typique de ce que nous avons

appelé l'illusion des fins ultimes 1. Sous le nom de pureté, la chas-

teté est considérée comme une valeur absolue, une fin en soi. Ou

bien la chasteté est sans valeur, ou elle vaut à titre de moyen.

Ou elle n'est bonne à rien et doit être traitée comme un vain pré-

jugé, ou elle est bonne à quelque chose et bonne pour quelqu'un.

Or elle est bonne à quelque chose; notamment elle est condition

de l'amour; car ceux-là ne goûteront jamais l'amour qui l'auront

d'avance flétri par la recherché de voluptés auxquelles il est

étranger. Elle est bonne pour quelqu'un, savoir pour celui ou

celle qui a gardé le pouvoir de se donner dans son intégrité, pour

celui ou celle qui reçoit un tel don. Sans la chasteté, il est impos-

sible que l'amour ne soit pas empoisonné, chez l'un au moins des

partenaires, par des souvenirs, et chez l'autre par des soupçons 2.

Mais si l'on ne se donne jamais? A quoi bon garder si jalousement

une fleur qui nesera jamais cueillie? C~est l'histoire de l'avare

et de son trésor inutile. La chasteté est un trésor infiniment plus

précieux que l'or, mais elle a ceci de commun avec l'or, que c'est

un trésor qui ne vaut que si on le dépense. Pourquoi et pour qui

les vierges sages auront-elles épargné l'huile de leurs lampes, si

l'époux ne vient jamais et si ces lampes ne doivent jamais s'allu-

mer ? Les vierges folles ont épuisé leur huile avant que l'époux

ne soit arrivé, mais au moins en ont-elles vu briller la flamme.

Dans les Évangiles, il est assez peu question de chasteté. Quand

Jésus nomme une vertu, c'est la justice ou la charité; les péchés

sont les « iniquités a. Sans doute Jésus dit « Vous n'entrerez pas

dans le Royaume si vous n'êtes [purs] commeces enfants. » s Mais

il veut dire purs de tout péché et rien n'indique qu'il pense plus

spécialement au péché sexuel. A la femme adultère, Jésus se con-

tente de dire « Va et ne pèche plus! » Or il s'agit d'une adultère

qui, outre le péché d'impudicité, à commis celui de trahir lafoi jurée.

t. Voir notre Log. des jug. de Val., §§18 otsuiy.2. Voy. Gabriete d'Annunzio. Il ptacera (tr. fr. L'<;n/antde volupté).3. Le motpMrs est ajouté par les traducteurs; il ne se trouve dans le texte

d'aucun des quatre Évangiles. Mais il e-!tdans le sens. On pourrait d'ailleurs le

remplacer par innocents.Pourquoi ne pas traduire Httératement Si vousn'étes

commecesen~nts?

Page 9: Goblot : valeur de la chasteté

EDMOND GOBLOT. – t'E LA VALEL'R DE LA CHASTETÉ i3

Dès qu'on ouvre saint Paul, au contraire, on est frappé de

l'importance qu'il attribue à l'impudicité. I! en est obsédé. S'agit-il de péché, c'est celui-là qu'il nomme, ou seul ou le premier.Le plus souvent il l'appelle tout simplement par son nom ~cp~c:souvent aussi il le nomme l'impureté, la souillure (-xx~eapT~,Rom. t. 29). Il recommande sans cesse aux frères d'être pursIl Je veux que vous soyez sages en ce qui concerne le bien et pursen ce qui concerne le mal .) Mais pourquoi la ~p-~tK est-elle unesouillure? Est-ce parce qu'elle est péché qu'elle est souillure:Est-ce parce qu'elle est souillure qu'elle est péché? On comprendque qui a péché soit impur (quel que soit d'ailleurs son péché),parce qu'il a en lui un penchant mauvais et que sa volonté

y cède; il reste impur tant que cette volonté coupable subsiste,c est-à-dire tant .qu'il ne s'en est pas repenti et que le penchantmauvais n'a pas été dominé. Mais alors il fallait démontrer quela T:(,e.vE:c:est péché. On comprend encore que nous ne devions

pas. comme le dit saint Paul (t Cor., Vt. 15-20; I, Thess., IV, 4),souiller le corps que Dieu nous a donné. Mais il fallait démontrer

que la Ttcp~K est souillure.

Saint Paul ne dit jamais lequel de ces deux caractères, souil-)uro et péché, résulte de l'autre; mais sa pensée profonde est que

l'impudicité est d'abord souillure et que c'est parce qu'elle estsouillure qu'elle est péché. Et elle est pour lui souillure du corps.11 insiste sur ce point, que nous ne devons pas souiller notre

corps; il y revient; il en développe avec complaisance les rai-

sons '< Fuyez 1 impudicité. Quelque autre péché qu'un homme

commette, ce péché est hors du corps; mais celui qui se

livre à l'impudicité pèche contre son propre corps. Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du souffle sacré quiest en vous et que vous avez reçu de Dieu", et que vous ne

vous appartenez pas à vous-mêmes? (I, Cor., VI, t8-t9.) 11

t. Rom. XVI, 9. Ce qui veut dire Je veux que vous viviez selon la raison(sages, co~o!),c'est-à-dire la justice, quant aux devoirs d'action faire le bien(devoirs positifs); je veux que vous soyezpurs (xxepxtoi,litt. sans mélange, sanssouillure, purs de péché sexuel) quant aux devoirs d'abstention ne pas faire lemal (devoirs négatifs).

2. vKo<TouE~&~v Kf~ouTt~su~.KTO<o'~s/;ETE<i:!fo*ou 9EoC.On traduit ordinai-rement le temple du Saint-Esprit. Mais la doctrine trinitaire est encore maldéfinie chez les Chrétiens du temps de saint Paul. Dans tes Ëpitres, le Saint-Esprit n'apparait pas encore comme personne divine. Cf. Genèse,[!, 7.

Page 10: Goblot : valeur de la chasteté

REVUEPHtLOSOPHiQUE

suppose sans preuve comme une chose comprise et admise par

tous et qui n'a pas besoin d'être prouvée, que certaines pra-

tiques souillent le corps de ceux qui s'y livrent. Il pense même

que tout ce qui concerne la sexualité est impur. Or cette seconde

doctrine n'est pas seulement contestable; elle constitue, en son

radicalisme provoquant, un paradoxe si hardi que saint Paul lui-

même est obligé d'y faire des réserves et de ménager des accom-

modements. Quant à la première doctrine, à savoir que certaines

pratiques sont impures, si elle est vraie, ce que beaucoup con-

testent, encore faut-il distinguer celles qui sont impures de celles

qui ne le sont pas. On n'échappe pas à la nécessité de prouver la

valeur de la chasteté.

Selon saint Paul, nous devons vivre comme si nous n'avions

pas de sexe « Il est bon que l'homme n'ait pas de contact avec

une femme (Cor., VII, 1). « Aux célibataires et aux veuves je

dis qu'il est bon de rester comme moi. » (Ibid., 8}. Et pourtant ce

célibataire endurci permet le mariage. Il le permet à regret,

à très grand regret, et comme un pis-aller à ceux qui man-

quent de continence. Sans cela, trop de gens seraient condamnés

aux flammes de l'enfer. Que ceux qui ne peuvent pas se contenir

soient d'abord mariés, car il vaut mieux être marié que d'être

brûlé 1 Et l'apôtre ajoute Tous n'ont pas reçu les mêmes

~râces- moi, j'ai celle-là, d'autres ne l'ont pas. Donc, « pour éviter

des unions impures (5~ Se ~o?~), que chacun ait sa femme

à lui (~uToS), que chaque femme ait son homme à elle (ï8~).

de peur que Satan ne vous tente par votre incontinence. Je dis

cela à titre de permission (xc~ ~y~), non de ~scr~'oR (où

.~T' e~~), car ce que je veux, "c'est que tous les hommes soient

comme moi x (76~ S-7)~. Ainsi le mariage est une France; ce

n'est pas une institution (~). Il vaut mieux que ceux qui ne

peuvent pas résister aux sollicitations de la chair y cèdent avec

permission que sans permission. On peut comparer une sensua-

lité à une autre sensualité et la continence à l'abstinence le

mariage est une « dispense », semblable à ces dispenses de faire

t..t 8~.o.~ ~~o-~t, Y~< x~ T~p Y~~ ~po~

(l6id:, 9).tes ehr&tiensde cette époque, it n'était plus question d'assurer l'avenir

de la race humaine, car la fin du monde ét.it tenue pour prochaine. La géné

ration présente ne devait pas passer sans Voirte jugement dernier.

Page 11: Goblot : valeur de la chasteté

EDMOND GOBLOT. – DE LA VALECR DE LA CHASTE)Ë 15

maigre le vendredi qui se vendent, au prix d'Mna /~se/a pour une

année, à la porte des églises d'Espagne'. 1.

Donc, selon saint Paul, ce qui est impur, ce ne sont pas certaines

pratiques sexuelles, c'est la sexualité elle-même. En elle, tout est

impur, les voluptés, les fonctions et les organes. Cette mystique<!e la pureté, cette malédiction de l'amour n'a pas eu pour seule

conséquence d'imposer le célibat à tout le clergé catholique,

régulier, puis séculier. Elle a empêché toutes les sociétés chré-

tiennes de se faire une idée claire du devoir de chasteté. Pour les

chrétiens, en général, la morale sexuelle se réduit à un ensemble

de tabous.

La morale de la pureté n'enseigne pas à quoi la chasteté est

bonne ni pourquoi elle est un bien. Le mot pureté n'est qu'une

métaphore. Une métaphore peut utilement désigner, d'une manière

indirecte et analogique, quelque chose dont on a déjà par ailleurs

quelque notion. Ici la notion manque il faut que la métaphore, au

lieu de l'exprimer, la remplace. L'impudicité est à l'âme ce que la

saleté est au corps. Mais comment une âme peut-elle être salie?

En quoi une fonction naturelle est-elle une souillure? Quel incon-

vénient résulte de cette souillure? On ne le dit pas. Ces notions

obscures et vides de pureté et d'impureté, les fragiles sentiments

qui les accompagnent, sentiments liés au caractère métaphoriqueet mystérieux des mots et qui s évanouissent quand on cherche ce

qu'il y a sous la métaphore, voilà les armes avec lesquelles on

espère combattre et discipliner le plus puissant, le plus profond, le

plus indomptable des instincts de la vie animale! En vérité, il

n'est pas étonnant que les sociétés chrétiennes aient si peu pra-

tiqué cette vertu, que pourtant elles ont toujours mise au pre-mier rang.

LA CHAIR ET L'ESPRIT.

Saint Paul nous montre aussi le devoir de chasteté sous un

autre aspect. Pour vivre de la vie de l'esprit, qui seule nous sauve,

t. On y vend en même temps une indulgence, également au prix d'unapeseta; total, dos pesetas, car la dispense et l'indulgence sont fiées. On mériteune indulgence en achetant la dispense, car on pourrait faire gras sans dispense.

!<!])doute qu'on mérite aussi une indutgence en se mariant, car on pourraits'unir sans se marier.

Page 12: Goblot : valeur de la chasteté

IC REVUEPHtLOSOt'tHQUK

il faut réduire la chair à l'obéissance et au silence. Il faut (, tuer

[a chair, .U faut la « crucifier ». Le conflit de la chair et de l'esprit

est dans saint Paul à toutes les lignes. Qu'est-ce que la chair et

qu'est-ce que l'esprit?

Ces notions sont proprement juives. Nous ne savons pas bien

ce que c'est que ce « souffle de Dieu » qui, au commencement.

avant la création de la lumière, se meut au-dessus des eaux dans

les ténèbres (Gë/ I, 2) c'est comme une sorte d'incubation. Nous

comprenons un peu mieux ce « souffle vivifiant » dont il est ques-

tion au chapitre suivant « L'Éternel Dieu forma l'homme de la

poussière de la terre; il souffla dans ses narines un souffle de vie

et l'homme devint un être vivant. » Dieu a créé le ciel et la terre.

la lumière, les astres, les animaux et les plantes, d'un fiat, véri-

table impératif catégorique, qui les appelle du néant à l'être. Pour

donner naissance à l'Homme, il procède autrement. De cette pous-

sière ou de ce limon, de cette argile plastique qui forme le sol de

la Mésopotamie, et que les hommes ont d& pétrir dès qu'ils ont

eu des mains, il façonne le corps du premier homme; puis il lui

souffle dans les narines, et ce souffle divin l'anime d'une vie supé-

rieure à la vie animale 1. La chair vient de la terre, l'esprit vient

de Dieu.

Cette opposition juive-de la chair et de l'esprit no correspond

pas du tout à la distinction du corps et de l'âme, qui était familière

aux Grecs. Ce n'est pas une distinction ontologique. Pour les

Grecs, le corps, ?&x, substance matérielle, visible et tangible,

). On sait que le premier et te second chapitres de la Genèse proviennent dedeux traditions différentes. A la On du chapitre t, la Création est terminée.Dieu a fait l'homme à son image et ressemblance », il l'a fait mâle et femelle ·

et rien n'indique qu'it s'agisse d'un coupleunique; il l'a institué maitre de la terre,de l'herbe, des arbres, des animaux. Le septièmejour, il a jugé son œuvre bonne.c'est-à-dire terminée, et s'est reposé. Au chapitre n, la création recommence.L'Éternel fait une terre et des cieux. Sur cette terre Hn'y a aucun arbre etaucune semence no germe en son sein. Mais Dieu fait pleuvoir sur la terre etfaçonne le premier hommepour la cultiver. Puis it plante le jardin d'Eden. C'estseulement alors qu'il prend une côte d'Adam endormi et referme soigneusementta blessure; de cette cote il fait la première femme.

Les deux récits, peu faciles à accorder, symbolisent cependant par deux

images différentes une même idée: l'homme est, des son origine et en sonessence, différent des autres animaux/Cette image et-ressemblance avec Dieudu premier récit, ce <souffle divin tancé dans les narines du premier hommedont parle le second récit, signifient qu'en lui deux natures s'unissent, deux viesse mélangent l'une d'origine terrestre, la vieanimale, la vie de la chair, l'autre

d'origine divine, ta vie spirituelle.

Page 13: Goblot : valeur de la chasteté

EDMOND GOBLOT. – DE LA V.U.ËCR DE LA OtASTETK i7

s'oppose à l'âme, ~u/ substance immatérielle, invisible et intan-

gible. et qui est avant tout un principe vital. Le corps des Grecs

deviendra la substance étendue, la rese.r/ensa de Descartes; mais

la notion grecque de l'âme se transforme notablement en devenant

la res cogitans de Descartes. C'est que, pour Descartes, la vie est

un mécanisme; il ne reste donc à i'âme que la pensée. La Bible

ignore toute cette métaphysique. Elle ne connaît pas l'Immortalité,

autre doctrine grecque, mais la résurrection. La chair, s-xp~, et le

« souffle a ou esprit, T~sS~of,ne sont pas des substances, mais des

vies, des tendances, des aspirations, des fins; plus exactement des

valeurs. C'est pourquoi cette opposition de la chair et de l'esprit,

qui n'est pas une métaphysique, qui se prête mal à une théorie de

)a nature humaine, est, au contraire, très propre à fonder une

morale.

La chair, c'est la vie d'un corps qui sent, qui jouit et souffre.

qui désire, qui a des appétits et des passions, qui pense aussi, et

emploie son intelligence à satisfaire ses appétits et ses passions,enfin qui engendre des êtres semblables à lui. L'âme, la Psychédes Grecs, appartient à la chair, non à l'esprit, en sorte que saint

Paul marque une opposition entre le psychique et le spiritueli âmeest un principe vital ou vivant(~u/ ~cjsotv),l'esprit un souffle

t'/t~/tan~ (~vEB;jjx~MCTtOtoEv)1; il vient de Dieu et naît avec le second

Adam, par la grâce et la conversion. Par contre, saint Paul ne

voit aucune difficulté à l'idée d'un corps spirituel « H y a un

corps psychique et il y a un corps spirituel =*.La première nais-

sance, celle qui provient d'une sg/nencc ~EtpETCft), a son originedans la chair et produit un « corps psychique », un animal humain,

destiné à périr; la seconde naissance, celle qui est un éveil

(~-j'~peTKt),l'éveil de « l'homme nouveau de l'homme fils de Dieu,

à cet appel divin, qui est la grâce, vient de l'esprit que le

Créateur a insufflé dans les narines du premier homme. Elle

produit un « corps spirituel » ou encore un « corps glorieux » quiressuscitera et aura la vie éternelle~. Cette opposition n'a donc

1. 1, Cor. XV, 45 'EyEVETO&np&TO;C~pt~TrO;'A~XfJ.E~'~U~T~~0)0'fX'6 EO'~0:TT;'ASrn~s!; T~eup.cf~Mo~<~o5v.Le premier Adamnaquit pour être une âme vivante; ledernier Adampour être un esprit vivifiant.

L. 1, cor. XV, 44 "Eart a6)lia%cet g~zt.7io~tu1tvs\Jp.œ'tt.Y.v.H. Tout XV,44 *'E<ir[est consacréà xcdscTt T<o~'x« Il y a descorps célestes3. Tout te chapitre xv est consacré à ta résurrection y a des corps cetestes

~MjiïTx oupxvtcf)et des corps terrestres (<M~Ki;xsTc'YStx).On est semécorrup-

Page 14: Goblot : valeur de la chasteté

18 REYUK PHILOSOPHIQUE

rien de commun avec l'opposition- hellénique ou cartésienne du

corps et de l'âme. Elle ressemble davantage à la distinction des

« ordres » de Pascal.

Le propre de la chair, c'est la concupiscence Saint Paul nous

dit quelles sont les œuvres de la chair, quelles sont les œuvres de

l'esprit (Gal., V, 19-23) « Les œuvres de la chair sont l'impudicité,

l'impureté, la dissolution, l'idolâtrie, la magie, les inimitiés, les

querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions,

les sectes, l'envie, l'ivrognerie, les excès de table et les choses

semblables. », c'est-à-dire la recherche de la jouissance person-

nelle, l'amour de soi, qui met la guerre entre les hommes. Le

fruit de l'esprit est la charité, la joie, la paix, la patience, la bonté,la bénignité, la fidélité, la douceur, la continence » 2, en un mot

l'amour du prochain, qui apporte la paix. « La chair est contre

l'esprit, l'esprit contre la chair; ils sont ennemis »; et tant quevous porterez en vous cette lutte, « vous ne ferez pas ce que vous

voudriez faire a (7&< 17); vous ferez ce que l'instinct, ce quel'animalité qui est en vous vous contraint de faire. Il faut donc

tuer la chair. II faut la « crucifier ».

Telle est la morale de saint Paul. A quoi le bon sens populaire a

toujours répondu Non, il ne faut pas tuer la chair, il ne faut pas la

crucifier. Elle a du bon, ne fût-ce que d'assurer l'avenir de l'espècehumaine. Il n'y a pas de rapport entre la nécessité de libérer

l'esprit de la domination de la chair et cette note d'impureté, cette

flétrissure infligée à tout ce qui appartient à la sexualité. Seuls

les excès oppriment l'esprit, seuls ils sont des vices. Certes il faut

libérer l'esprit; mais est-ce vraiment un bon moyen de s'affranchir

de la tyrannie de la chair que d'exaspérer ses exigences par le

refus de toute satisfaction? Est-ce libérer l'esprit que de lui

imposer une tâche capable d'absorber à elle seule toute son éner-

gie ? En général, les privations, loin de libérer l'esprit, l'accablent

ou l'égarent privations de nourriture pendant un siège ou une

tible, on s'éveilleglorieux; on est semé dans la faiblesse, on s'éveille dans laforce, on est semé corps psychique, on s'éveiUe corps spirituel. Il y a un corpspsychique et it y a un corps spirituel. »

1. Les premiers chrétiens se sont servis, pour désigner l'appétit de jouissancequi caractérise la chair, du terme platonicien Em9n(t!]T[x6~que tes Latins onttraduit par concupiscentea.

Ces énumératioM de vices et de vertus sont fort difficiles à traduire.J'emprunte la traduction Segond.

Page 15: Goblot : valeur de la chasteté

EDMOND GOBLOT. – DE LA VALEUR DE LA CHAS i ÉTÉ 19

famine; de boisson pendant la traversée du désert; de sommeil

dans certains supplices. On libère l'esprit en donnant à la chair,

mais avec mesure, les satisfactions qu'elle réclame le boire, le

manger, le dormir. Peut-être en est-il de même de ce que le pigeon

du bon Lafontaine appelle « le reste ». Puisque animaux nous

sommes, ne convient-il pas de faire à notre nature animale les

concessions nécessaires? Quand le « corps psychique » est apaisé.

l'esprit retrouve sa liberté. Certes les vicieux, les débauchés sont

insatiables. Mais les « honnêtes gens », sans se piquer d'une aus-

térité toute monastique, usent d'une sage modération. Ils ne sem-

blent pas du tout tourmentés par l'obsession de la chair. C'est

qu'elle est satisfaite.

Dès les premiers temps du christianisme, cette doctrine fut

soutenue par certains gnostiques; ils allèrent même jusqu'à faire

de l'œuvre de chair une pratique pieuse, une préparation à la

prière, parce qu'elle libère l'esprit. A toutes les époques et dans

toutes les sociétés chrétiennes, on voit, d'une manière plus ou

moins ostensible, se juxtaposer deux morales relativement à la

sexualité 1° une morale de continence absolue (sauf la tolérance

paulinienne du mariage); elle est seule enseignée officiellement;

c'est la morale des saints, presque impossible à pratiquer à qui

vit de la vie du siècle; 20 une morale de la modération, qui est com-

munément suivie dans la pratique; c'est la morale des honnêtes

gens qui n'ont point de prétentions à la sainteté. Les maximes en

sont courantes, proverbiales même; elles prennent même place,sous forme de tolérances, dans les écrits des moralistes ecclésias-

tiques, à côté de celtes de la sainteté. Et l'on ne se met pas beau-

coup en peine de la contradiction qui est entre ces deux morales,

car elles ne s'adressent pas aux mêmes personnes. La première

concerne ceux qui ont des grâces spéciales, la seconde est seule

à la portée des hommes ordinaires, qui n'ont pas les mêmes grâces

et sont souvent bien aises de ne pas les avoir.

Or c'est justement, comme nous le verrons plus loin, en cette

modération-ià que consistent les mœurs dissolues dont sont mortes

les civilisations antiques et dont nous voyons aujourd'hui mourir

notre civilisation et notre race. Le vice! La débauche! avec

quel accent j'ai entendu les orateurs de ligues de moralité décocher

ces mots sur les fronts rougissants et tremblants de leurs auditeurs.

Page 16: Goblot : valeur de la chasteté

20 REVUE PHILOSOPHIQUE

t 1.a~ -t t~n .a,tt.m"x 11 rr.Hélas! les vicieux et tes débauchés n'étaient pas là. Mais qu'im-

porte Ceux qu'il importe de prêcher, ce ne sont pas les vicieux et

les débauchés, mais bien les honnêtes gens. Le vice, qu'on a

grandement raison de flétrir et de combattre, – la débauche,dont nous devons assurément défendre nos enfants et nousdéfendre nous-mêmes, ne sont, après tout, dans notre pays quedes exceptions. Le vice et la débauche sont très probablement

plus rares et, en tous cas, moins grossiers chez nous que dans

d'autres pays dont pourtant l'existence n'est pas en danger. Ce quinous perd, ce n'est pas ce que Paul Bureau a appelé l'indisciplinedes /H<XH/'s;c'est plutôt cette modération, cette juste mesure, si

soigneusement réglée, si confortablement aménagée c'est ce que

j'appellerais volontiers l'hyperdiscipline des TMœu/'s, qui achemine

à grands pas le peuple français vers la mort.

IV. – LA NATURE.

La conscience publique fait grande différence entre les vicesdits contre nature et ceux qui consistent, au contraire, à

Se laisser aller doucement

A la bonne loi naturelle,

Les vices contre nature inspirent presque universellement de

l'horreur et du dégoût. Quant aux autres, sont-ils même des

vices? Non seulement ils ne sont l'objet d'aucune réprobation,mais les scrupules de ceux qui ne les ont pas paraissent pusilla-nimes et ridicules, inquiétants aussi, car, plutôt que d'admettre

qu'ils sont chastes, on soupçonne que, s'ils n'ont pas ces vices-là,c'est qu'ils ont les autres. C'est pourquoi, dans les cercles de jeunes

gens, ceux qui visitent les filles publiques n'en ont aucune honte;ils sont môme enclins à se vanter de leurs prouesses, de celles

qu'ils ont faites et de celles qu'ils n'ont pas faites, tandis que ceux

qui sont chastes se taisent, évitent d'attirer l'attention et tâchent

de passer inaperçus. -Ce sont eux qui rougissent.On trouve aussi quelque chose de malsain et de répugnant aux

artifices et aux raffinements qui surexcitent le désir languissant et

Page 17: Goblot : valeur de la chasteté

EDMOND GOBLOT. – !'E LA v.U.E~R DH t.A CHASTETE 2)

avivent la volupté. Mais ils ne paraissent pas aussi condamnables

que l'homosexualité.

Quelle est la raison de ces sentiments et de ces jugements?Certes l'inversion sexuelle est une anomaHe, mais toutes les ano-

malies n'inspirent pas cette horreur.

Pourquoi n'en serait-il pas des voluptés sexuelles comme des

autres voluptés? H n'est pas dégoûtant de mettre des truffes dans

)a volaille, de l'estragon dans la salade, de la vanille dans l'entre-

mets, de manger des amandes en buvant le vin? Quand les jouis-sances de la vie, lesgaudia vitae de Lucrèce, sont innocentes, pour-

quoi ne pas s'appliquer à les goûter dans les conditions les plus favo-

rables ? Pourquoi la nature serait-elle toujours excellente? Pour-

quoi ne pas l'aider au besoin? L'art de l'homme, qui la corrige et

l'adapte à nos besoins, est souvent fort admirable. S'il fallait vivre

selon la nature, nous devrions condamner la cuisine et manger

nos aliments tout crus, comme ont fait nos lointains ancêtres. II

n'est pas naturel et, par conséquent, on devrait tenir pour immoral

de porter des vêtements, de coucher dans des lits, d'habiter dans

des maisons. Toute civilisation est contre nature.

D'autre part, on peut dire que tout ce qui existe est naturel,

même l'artificiel, car l'industrie de l'homme est une expression de

la nature humaine. Les mêmes choses, qui sont artificielles si l'on

excepte l'homme de la nature pour la poser en face de lui, rede-

viennent naturelles si on t'y réintègre. Le nid de l'oiseau, la ruche

de l'abeille sont-ils artificiels ou naturels? Les animaux se servent,

pour atteindre leurs fins, des ressources de leur nature spécifique

l'un utilise sa force, un autre son agilité, un autre l'acuité de ses

sens, l'homme ses facultés d'invention. Par la connaissance de

l'orclre de la nature, il acquiert le pouvoir d'en changer le cours.

L'artificiel exprime la nature de l'homme par opposition à la

nature sans l'homme.

Mais, si tout est naturel, même l'artificiel, il faut, dans l'artificiel,

faire encore une autre distinction. Ce qui est artificiel n'est pas

nécessairement contre nature. L'art de l'homme collabore avec la

nature. Il atteint plus parfaitement et avec une grande économie

de matière et d'effort des fins qui sont celles de la nature. Par

exemple, l'hygiène, la cuisine, l'art de tisser et de coudre, l'art

de bâtir des maisons et de les meubler, tout ce qui rend la vie

Page 18: Goblot : valeur de la chasteté

33 REVUE PHtLOSOPHIQU)!:

plus abondante, plus confortable, plus sûre, plus prospère et plus

heureuse, réalise ce à quoi tend la nature. Abandonnée à elle-

même, la nature est aveugle elle échoue souvent elle ne réussit

qu'au prix d'un énorme gaspillage. L'art humain, clairvoyant et

ingénieux, aide, discipline, concentre la nature et l'achève. Vivre,

vivre bien et longtemps, jouir de la vie; être sain, fort, actif, jouir t~

de sa santé, de sa force et de toute activité normale, ne sont-ce

pas là les fins de la nature?

Mais l'art de l'homme peut aussi agir contre la nature et la

détourner de ses uns. C'est alors qu'il est vil et révoltant. Ainsi,

tant que les raffinements de la cuisine tendent à préparer des mets

à la fois nourrissants et savoureux, l'art agit dans le sens de la

nature. La saveur agréable qui réjouit le gourmand n'est pas

môme un luxe, car l'aliment bien préparé est mieux digéré et

mieux assimilé. Ce n'est point un vice que d'aimer la bonne nour-

riture, aussi salutaire qu'appétissante. Mais la cuisine qui flatte

la passion du gourmand en ruinant sa santé est un art contre

nature; et la gourmandise est un vice aussitôt qu'elle sacrifie à la

volupté les prescriptions de l'hygiène. La pratique des débauchés

de la Rome impériale, quelquefois imitée depuis, de provoquer le

vomissement pour recommencer à manger, est dégoûtante de la

même manière que l'inversion sexuelle. II est naturel d'aimer les

bons vins de France; le plaisir qu'on y trouve est d'ailleurs bien

autre chose qu'une volupté sensuelle, car on les savoure comme

des poèmes, pour leur valeur expressive et leur pouvoir d'évoca-

tion. C'est un plaisir esthétique. Mais l'ivrognerie et l'alcoolisme

sont des vices, des vices contre nature, des vices dégoûtants.Peut-on conclure des~ plaisirs de la table aux plaisirs de la

sexualité? Et dire qu'il.n'y a point de vice à rechercher la volupté

qui accompagne l'exercice normal d'une fonction naturelle, d;au-

tant plus qu'il s'y mêle un plaisir esthétique pour tout homme quin'est point insensible à la beauté de la femme, mais qu'il y a du

vice à rechercher la volupté des pratiques ou des raffinements

contre nature?

Telle est l'opinion de beaucoup d'honnêtes gens. Elle est peut-être très près de la vérité. Mais il y a encore au moins deux choses

à tirer au clair.

D'abord, il est faux que tout ce qui est contre nature soit

Page 19: Goblot : valeur de la chasteté

EDMOND GOBLOT. DE LA VALEL'n DE LA CHASTETÉ 23

immoral. Car rien n'est, plus artificiel et même anti-naturel que la

morale elle-même. L'intelligence ne se borne pas à faire de

l'homme un habile ouvrier, un précieux serviteur de la nature.

Elle lui confère une souveraineté. Elle lui donne le droit, elle lui

fait même un devoir d'imposer à la nature ses propres fins, notam-

ment la Justice. La nature est indifférente à la justice; elle l'ignore

absolument. La justice a sa source dans la raison de l'homme et

ne connaît pas d'autre origine. Bien plus, dans l'effort qu'il fait

pour introduire la justice dans la nature, l'esprit humain rencontre

souvent des résistances insurmontables il se heurte aux condi-

tions de la vie et, en Voulant améliorer, il risque d'apporter la

mort, si bien que, pratiquement, l'objet de la morale n'est pas de

réaliser la justice parfaite', mais d'introduire dans la vie humaine

la part de justice, hélas! restreinte, que la nature comporte et peut

supporter sans en mourir. La justice est toujours artificielle et

souvent contre nature, tout comme les vices que l'on croit flétrir

en leur attribuant cette appellation. Si donc, quand il s'agit de

sexualité, il se trouve que les pratiques qui sont contre nature

sont immorales, ce n'est pas parce qu'elles sont contre nature

c'est pour une autre raison.

En second lieu, quelles pratiques sont contre nature? Celles

qu'on estime naturelles et comme telles excusables, beaucoup

disent même permises, que dis-je? quelques-uns vont jusqu'à

dire recommandables, – sont également contre nature et ne

méritent pas moins d'être flétries. Un peu de réflexion suffit pour

sen convaincre.

L'ordre de la nature se compose de deux choses 1° le détermi-

fi/sme. En ce sens, rien n'est contre nature, car l'intervention de

l'homme ne peut rien contre les lois; 2" la /tna/ c'est-à-dire

le normal. Le cours normal des choses, c'est-à-dire l'accomplis-

sement des fonctions est nécessaire à la conservation, au dévelop-

pement et au bien-être du vivant, mais il n'a pas lieu nécessaire-

ment. Est contre nature ce qui trouble le cours normal de la

nature.

Or toutes les pratiques normales se rapportant à la sexualité

ont pour fin la conservation de l'espèce et la perpétuité de la vie.

). Le royaume de Dieu n'est pas de ce monde. »

Page 20: Goblot : valeur de la chasteté

~ti REVUENIU.OSOPBHQUË

Sont contre nature toutes les pratiqués qui s'opposent à l'accom-

plissement de cette fonction.

En général, les fonctions s'accomplissent de trois manières.

Quand elles sont purement automatiques et consistent en desréflexes enchaînés, aucune sensation spéciale de plaisir ou de

douleur n'est nécessaire pour les assurer'. Nous pouvons en

effet constater-sur nous-mêmes que, hormis le sentiment généra)de bien-être, d'euphorie qui signale tout fonctionnement normal.une fonction telle que la circulation du sang ne comporte aucune

sensation voluptueuse de la sensibilité spéciale.Mais quand une fonction exige l'intervention d'un acte volon-

taire, par exemple la nutrition exige les actes volontaires de

manger et de boire, elle ne peut-être assurée que par des

mobiles, c'est-à-dire l'attrait du plaisir ou l'aversion pour ladouleur. La fonction de nutrition est assurée par les mobiles dela faim et de la soif. De même la fonction de reproduction est

ytor/na/e/Menf assurée par l'appétit sexuel, par cette volupté si vive

qui en accompagne la mise en acte, par ce malaise croissant queproduit le refus de satisfaction et qui, même sans être une douleur

positive, devient si obsédant et si tyrannique, qu'il est un mobile

bien plus puissant encore que l'attrait de la volupté. La plupartdes hommes que les ligues de moralité publique qualifient si

sévèrement de débauchés vont demander à la prostitution bienmoins une volupté qu'une libération.

Quand une fonction n'est assurée ni par un automatisme, ni

par un mobile, il reste qu'elle le soit par un motif moral. Ce fait

que le plaisir (ou la cessation de la souffrance) est une fin pourl'individu, la nature .l'emploie comme moyen pour réaliser des

fins qui dépassent l'individu. Mais l'homme a trouvé des artifices

qui séparent le plaisir de la fonction et permettent de jouir decelui-ci en se dispensant d'accomplir celle-là. L'intelligence de

l'homme a déjoué la finalité (Renan dit la « piperie a) de la nature:elle a éventé la ruse par laquelle la nature avait fait de l'individule serviteur de l'espèce. Dès lors, il faut que l'avenir de l'espècesoit assuré par des motifs moraux.

Ces artifices ne sont ni savants ni nouveaux. L'homosexualité

t. Des sensations douloureuses avertissent souvent quand elles s'aoctmptissentmal.

Page 21: Goblot : valeur de la chasteté

EDMOND GOBLOT. DH LA VALEUR DE LA CHASTETÉ 2S

est le plus simple et le plus sûr; la prostitution en est un autre.

Les pratiques anti-conceptionnelles sont contre nature tout aussi

bien que l'homosexualité. C'est par elles qu'ii convient de déunir

la prostitution, et non par le trafic de la volupté. H peut y avoir,il y a une prostitution gratuite; et d'autre part, il est très ordi-

naire et parfaitement licite qu'un homme donne de l'argent à une

femme et subvienne en tout ou en partie à ses besoins il n'y a

pas prostitution si cette femme lui donne des enfants; il y a pros-titution si elle ne lui donne que des voluptés. La prostitution ne

consiste pas non plus en ce qu'une femme a commerce avec plu-sieurs hommes la prostitution n'est pas la polyandrie, pas plus

que la polygamie n'est la prostitution des hommes. La prostitu-

tion, c'est la suppression de la maternité. Le vice sexuel n'est pasla recherche de voluptés vénales, c'est la recherche de voluptésstérilisées. Et la déficience de la natalité est due à ce que, peu à

peu, comme il était inévitable, les mœurs de la prostitution se

sont introduites dans le mariage. Qu'est-ce qu'une honnête femme?

C'est une mère de famille.

Il n'y a donc pas à distinguer, en morale sexuelle, des vices

naturels et des vices contre nature. Ils sont tous contre nature.Dès qu'il y a fraude, peu importe qu'elle soit commise avec le

concours de l'un ou de l'autre sexe. L'immoralité est égale dans

les deux cas. Ce qui fait que la conscience populaire est si sévère

dans l'un, si dangereusement indulgente dans l'autre, c'est queses jugements intuitifs s'inspirent souvent non seulement de

principes moraux, mais en même temps de principes esthétiques.Les vices homosexuels sont laids, très laids. Contraires la

morale, oui, ils le sont, autant que les autres, mais pas plus.Contraires au bon goût, ils le sont beaucoup plus.

Si une fonction nécessaire à la vie d une société n'est assurée

ni par un automatisme, ni par un mobile sentimental. ni par un

motif moral, cette société périra.

V. LE DKVOR DE CHASTETÉ.

Nous avons vu que le vice contraire à la chasteté c'est la pra-

tique anti-conceptionnelle, c'est-à-dire la prostitution et l'usagede Ja prostitution. I! s'agit donc d'établir qu'user de la prostitution

Page 22: Goblot : valeur de la chasteté

26 REVUE MULOSOPHtQME

est un acte injuste et malfaisant. Or la conscience populaire n'en

aperçoit ni l'injustice ni la malfaisance. Cela tient sans doute à ce

que l'éducation ordinaire ne lui apprend à y voir que l'impureté.

La conscience populaire a une vague « intuition » que la chas-

teté est bonne et l'incontinence mauvaise, mais elle ne sait pas

pourquoi. Or elle veut connaître la raison des règles austères et

remplacer l'intuition vague par une doctrine raisonnée et, ne

trouvant pas la raison de la valeur de la chasteté, elle est très

portée à en conclure que cette valeur est illusoire et que la chas-

teté n'est qu'un préjugé. Elle n'a pas de peine à comprendre

l'immoralité du viol, de l'adultère, de l'abandon d'enfant, parce

qu'il est aisé d'y reconnaître la contrainte brutale, la trahison,

l'abus de confiance. Mais pourquoi le jeune homme, dans l'inter-

valle entre la puberté et le mariage, n'userait-il pas de la prosti-

tution ? Il ne violente personne, car elle s'offre à lui; libre de tout t

engagement, il ne trahit personne; il n'abandonne aucun enfant,

puisque la prostituée se garde bien d'en avoir. Qu'est-ce qu'un

vice qui ne-fait de mal à personne?Il est vrai, ce qui ne fait de mal à personne n'est pas un vice.

Mais peut-on considérer comme inoffensives des mœurs qui

exigent le concours d'un nombre formidable d'êtres dégradés,

menant,-en somme, une existence très misérable, considérés par

ceux-là même qui les emploient comme le rebut de l'humanité?

Ajoutez que, si la prostitution n'est pas un crime, elle est tout à

fait sur les confins du crime. La fille, le souteneur, l'apache sont

trois anneaux d'une même chaîne. Or, s'il y a des prostituées,

c'est qu'il y a des hommes qui les recherchent et qui les paient.

Ajoutez encore que 96 p. 100 des prostituées inscrites sur les

registres de la police sorterit de la classe ouvrière des villes. Or

ce sont surtout les bourgeois qui les paient; c'est surtout pour

les bourgeois qu'elles font leur ignoble métier. Sans doute, il y a

autant de dépravation dans une classe que dans l'autre. Si la

bourgeoisie était chaste, elle n'aurait pas besoin de prostituées;

si la classe ouvrière était chaste, elle n'en fournirait pas. Il n'y en

a pas moins là un honteux tribut payé à une classe par l'autre.

Jusqu'à présent, le prolétariat n'a pas compris la révoltante

exploitation dont il est l'objet. Le jour où il ouvrira les yeux et

dira « Nous ne voulons plus donner nos filles et nos sœurs pour

Page 23: Goblot : valeur de la chasteté

EDMOND GOBLOT. DE LA VALLUR DE LA CHASTE) Ë 2~

servir les vices des bourgeois! nous verrons si les bourgeoisoseront répondre a Nous ne pouvons pas nous passer de vos

filles et de vos sœurs. Nous en avons besoin pour épargner les

nôtres. » La prostitution de nos sociétés modernes est une

immense injustice, une plaie morale presque comparable à l'escla-

vage antique.Et c'est cela qui. prétend-on, ne fait de mal à personne!

Mais il y a plus.On s'alarme avec raison de la déficience de la natalité française

et du péril qu'elle fait courir à notre pays et à notre race. Nos

inquiétudes sont d'autant plus grandes qu'on sait que c'est parl'immoralité sexuelle et la dépopulation qui en résulte toujours

que sont mortes les grandes civilisations du passé. La Grèce

dépeuplée devint la proie des Macédoniens d'abord, des Romains

ensuite. L'empire romain dépeuplé fut à son tour incapable de

résister, d'abord à l'infiltration, puis à l'invasion des barbares.

Naguère, nous nous sommes vus contester jusqu'à notre droit sur

un territoire que nous ne savons plus peupler en proportion de

ses ressources. Il y a longtemps que les esprits clairvoyants ont

signalé le danger. D'abord, on ne les a guère compris. J'ai lu

autrefois dans un grand journal cette ligne « La dépopulationest une question y'~o/o. D'ailleurs le journaliste exhortait ses

lecteurs à la prendre au sérieux. Aujourd'hui le grand public s'en

cmeut. Les hommes politiques s'ingénient à encourager les

familles nombreuses. On ne semble pas s'aviser que la véritable

cause de cette déficience est la prostitution et la liberté sexuelle

reconnue à l'homme avant le mariage. La dépopulation de la

France vient-elle de ce que les Français pratiquent avec excès la

continence? Non certes? Elle vient donc de ce que, pour pouvoir

pratiquer avec excès l'incontinence, ils évitent la maternité.

Il y a une corrélation constante entre l'accroissement de la pros-titution et la décroissance de la natalité. Il faudrait d'assez longs

développements pour traiter ce point. Bornons-nous à dire ici quele nombre des prostituées inscrites sur les registres de la policen'a cessé de croître depuis un siècle: que la prostitution dite

clandestine a augmenté dans une proportion plus grande encore;

qu'autrefois reléguée dans quelques rues écartées, la prostitution

Page 24: Goblot : valeur de la chasteté

28 REVUE PIIILOSOPHIQUE

étale maintenant partout son racolage et son marchandage, qu'ellea pris possession des quartiers les plus animés, les plus luxueux,

les plus éclairés de nos villes; que nous avons vu se développer.à côté de la prostitution professionnelle, une demi-prostitution,celle des femmes qui n'en vivent pas exclusivement, qui ont un

autre gagne-pain, mais si peu rétribué qu'elles sont obligées d'y

ajouter les subsides fournis par un ou plusieurs amants

ouvrières, dactylographes, vendeuses de magasins, etc.; qu'enfin.dans le monde des salariés en général, l'usage s'étend de plus en

plus que jeunes gens et jeunes filles s'entendent pour passerensemble leurs dimanches et leurs soirées, unions essentielle-

ment temporaires et toujours stériles. On voit ainsi les degrés se

multiplier, une sorte de continuité s'établir et la distinction

s'effacer entre la prostituée et l'honnête femme. Et parallèlementà cette dépravation croissante, la natalité décroît.

Nous pouvons, je pense, conclure Ce qui fait la valeur de la

chasteté, c'est son étroite relation avec une fonction respectableet nécessaire entre toutes la transmission de la vie.

EDMOND GOBLOT.

Page 25: Goblot : valeur de la chasteté

La Base métaphysique du Relativisme

La théorie de la relativité est-elle, comme elle le dit, taseule « physique pure », ou bien doit-elle admettre, à la base, un

principe métaphysique particulier, différent de ceux qui sont

postulés par les physiques antérieures, soit en commun avec

elle, soit en plus des siens? Nous discuterons brièvement cette

question pour terminer la suite des études que nous avons déjàconsacrées au relativisme dans cette Revue t.

Toute théorie physique contient deux éléments différents et

séparables en fait, quoique parfaitement méiangés dans le texte

1° Le discours, c'est-à-dire, en premier lieu, les concepts, prin-

cipes a priori, conventions, vérités d'expérience, raisonnements

logiques sur ces prémisses qui servent à construire des équationsentre les symboles algébriques des grandeurs; en second lieu, la

traduction en mois des équations obtenues par le calcul;2° Les équations et les calculs /?H/'eme/ a/g'oHes, ceux-ci

n'étant au fond que des raisonnements poursuivis sous une forme

spéciale définie par les seules règles de l'algèbre.Toute théorie physique doit être vérifiée par l'expérience, c'est-

à-dire qu'en mesurant matériellement certaines grandeurs dans

des expériences concrètes, les valeurs constatées doivent vérifier

les équations de la théorie entre les symboles algébriques de ces

grandeurs. C'est la seule vérification expérimentale dont une

théorie soit susceptible elle porte exclusivement sur les équa-tions. Le discours est absolument indifférent pour le vérificateur:on peut faire n'importe lequel, n'en pas faire du tout, la vérifica-

t. oir notamment Kov.-Dpc.1925,La mécanique nouvel!e ef le sens commun.