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Jacques-Antoine

Malarewicz

Grer les conflits au travailLa mdiation systmique en entreprise

2e dition

Village Mondial

Du mme auteurAux ditions Village Mondial

Systmique et Entreprise, 2000. Russir un coaching grce lapproche systmique, 2003. Affaires de familles. Comment les entreprises familiales grent leur mutation et leur succession, 2006.Aux ditions Robert Laffont

Le Couple, quatorze dnitions dcourageantes donc trs utiles, 1999. Repenser le couple, 2001. galement au Livre de Poche, 2002. Le Complexe du petit prince, 2003. La Femme possde. Sorcires, Hystriques et Personnalits multiples, 2005Aux ditions ESF

En collaboration avec J. Godin : Milton H. Erickson, de lhypnose clinique la thrapie stratgique, 1986. Traduction avec J. Fleiss : Milton H. Erickson : Lhypnose thrapeutique, 1986. Codirection avec J.-C. Benoit : Dictionnaire clinique des thrapies familiales systmiques, 1988. La stratgie en thrapie ou lhypnose sans hypnose de Milton H. Erickson, 1988. Cours dhypnose clinique, 1990. Quatorze leons de thrapie stratgique, 1992. Guide du voyageur perdu dans le ddale des relations humaines, 1992. Comment la thrapie vient au thrapeute, 1996. Supervision en thrapie systmique, 1999.Aux ditions Privat (Toulouse)

Itinraire dune absence, de Groddeck Balint, lmergence de la psychosomatique, 1979.Aux ditions Albin Michel

En collaboration avec M. Reynaud : La Souffrance de lhomme, 1996.

Jacques-Antoine Malarewicz

Grer les conits au travailLa mdiation systmique en entreprise 2e dition

Copyright 2009 Pearson Education France La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destines une utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procd que ce soit, sans le consentement de lauteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du Code pnal. ISBN : 978-2-7440-4044-3

Sommaire

Introduction

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1 Dfinitions La place de la mdiation dans notre socit La place de lactivit professionnelle dans notre socit Conflit et crise Quest-ce que lapproche systmique ? Quest-ce quun changement ? Les ressorts les plus frquents dans toute priode de crise 2 Quelques situations de mdiation Problmes entre deux personnes Problmes entre un groupe et une personne Problmes entre deux instances Problmes de chantage La prise dotages Problmes de conflit social La question du transfert de comptences 3 Le travail avec la demande Identifier le contexte dans lequel merge la demande de mdiation

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Identifier clairement lorigine et les spcificits de cette demande Identifier les attentes et les demandes caches Contractualiser lintervention 4 Ltat desprit du mdiateur Le recadrage systmique Les problmes dontologiques du mdiateur 5 Les outils du mdiateur La question du consensus Rester, tout moment, matre du contexte Introduire des nuances Utiliser des techniques dans la communication Utiliser des objets de mdiation ou des objets mtaphoriques Affecter des tches laborer en groupe la stratgie de mdiation Mettre en place une logique dapprentissage 6 La gestion par les problmes Une anticipation cratrice Les diffrents types de problmes La mise en place de cette stratgie 7 Trois exemples de mdiation 1. Un chef de service bouc missaire 2. Un conflit opposant deux directeurs rgionaux 3. Une logique de disqualification 8 Conclusion 9 Bibliographie

56 58 62 65 67 77 87 87 90 104 109 123 128 132 132 139 139 142 146 149 149 152 156 165 167

Introduction

il est un lieu o la sagesse trouve difcilement sa place, cest bien dans lentreprise. La sagesse suppose un certain dtachement par rapport des enjeux immdiats, elle se dploie dans la dure et sait donc sorganiser pour employer dj un vocabulaire fonctionnel dans le temps. Surtout, le sage connat la valeur des rituels, il en comprend la richesse et sait tirer prot de la dramatisation de certains gestes, notamment grce lutilisation des symboles. Dailleurs, dans la sphre religieuse, les saints sont rputs servir de mdiateurs entre Dieu et son peuple, ils reprsentent donc cette sagesse, cest--dire la capacit de faire la part des choses entre la responsabilit de chacun et lexigence du Crateur. Toutes choses qui sont bien difciles imaginer dans le contexte de lentreprise, l o le temps et la dure nexistent plus si ce nest en termes de productivit, l o les rituels se rfrent essentiellement des donnes nancires et conomiques et l o les procdures prtendent, elles seules, rsumer et organiser la ralit. Cest ce qui fait que le contexte professionnel nest souvent pas capable de prvoir le recul ncessaire an de dpasser les invitables

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points de friction qui apparaissent et se dveloppent dans nimporte quel groupe humain. Dans la majorit des cas, ce contexte nest pas assez souple et trop avare de temps pour permettre, en lieu et en temps, que cette sagesse puisse faire entendre sa voix, de manire spontane, sans avoir tre formalise par la direction des ressources humaines. Cest ainsi que lactivit de mdiateur se dveloppe, dans la recherche dune neutralit qui puisse simposer de lextrieur et avec des moyens qui ne se rsument pas de la bonne volont. Car la sagesse ne suft pas pour viter ou rsoudre des conits, il faut galement avoir une connaissance et une exprience approfondies de lentreprise et de ses modes de fonctionnement. Pour aborder en dtail les caractristiques de cette pratique, il me faut dabord poser quelques dnitions, en prcisant demble les spcicits de lapproche systmique, avant de passer en revue les situations de mdiation les plus frquemment rencontres dans le contexte professionnel. Nous verrons que la question du travail sur la demande est dterminante pour la suite de lintervention du mdiateur. Cest avec un certain tat desprit quil aborde galement son rle. Il sagira donc de le dcrire avant de passer en revue les outils dont dispose le consultant pour permettre aux diffrents protagonistes de dpasser la crise quils connaissent. Enn, quelques exemples viendront illustrer les diffrentes notions qui auront t dcrites jusque-l.

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vant dentrer dans le vif du sujet, quelques dnitions et quelques claircissements sont ncessaires pour mieux situer les enjeux de la mdiation, notamment dans la dimension systmique de sa pratique.

A

La place de la mdiation dans notre socitLa notion de mdiation est relativement nouvelle dans notre socit. Chaque fois quun conit, surtout lorsquil est port sur la place publique, tend se prolonger et ne pas tre rsolu par des voies normales , une personne rpute neutre va tre sollicite an dintervenir pour rsoudre la situation conictuelle. Ainsi, la mdiatisation appelle facilement la mdiation. Ces deux termes, qui ont pourtant la mme racine, sils sont employs dans un mme contexte, dcrivent des mcanismes qui sopposent dans la mesure o la mdiatisation exacerbe facilement les enjeux dune crise, alors que la mdiation est cense les apaiser. Cette volution sexplique de plusieurs manires. Dabord, nous vivons dans une socit o le niveau du

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seuil de perception de la souffrance a sensiblement baiss depuis quelques dizaines dannes. Cela signie que, trs rapidement, ce qui ntait auparavant ressenti que comme une frustration, une dception ou une consquence de la fatalit, est maintenant peru de manire douloureuse comme une injustice qui demande elle-mme tre apaise et surtout corrige par la dsignation dun responsable qui doit tre puni. De plus, lindividualisme renforce ce mcanisme et tout un chacun sarroge la possibilit de revendiquer ou de garder tel ou tel droit, tel ou tel avantage, surtout lorsque ces droits ou avantages sont rputs tre acquis. Mais un avantage peut toujours sembler tre acquis alors que malheureusement ou heureusement les contextes changent et voluent, ce qui peut les rendre caducs. Ces avantages sont alors facilement dpasss car ils ne peuvent tre compris que si lon tient compte de lenvironnement dans lequel ils ont t ngocis et obtenus. Le besoin de rparation sest accentu, et les procdures visant trouver une compensation face ce qui est de plus en plus facilement vcu comme un prjudice se multiplient. Lappareil lgislatif sest progressivement centr sur la victime, ce qui, pour chacun, rend les droits plus apparents que les devoirs. La victimisation tend de plus en plus dnir lidentit de lindividu au dtriment du sentiment daltrit. Il est devenu plus vident et plus facile dexister dans la souffrance que dans labsence de plainte, et dans la solitude de la souffrance que dans le lien avec lautre. La complexit de notre monde a dmultipli les occasions et les possibilits de conits ; cette complexit saccompagne dune judiciarisation de la vie publique, prive et professionnelle. Comme par ailleurs les conditions

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de travail sont, bien des gards, de plus en plus difciles, les dsaccords deviennent de plus en plus frquents. Ces conditions de travail se sont dgrades la fois dun point de vue matriel et relationnel. Linstabilit professionnelle, les incertitudes sur lavenir, des relations teintes de mance, lexigence de rentabilit, lanonymat des modes de management, les restructurations incessantes, tout cela cre une atmosphre o les intrts nanciers supplantent ceux des personnes. Il est devenu de plus en plus difcile de se dnir socialement par rapport une activit professionnelle dont bien des dimensions paraissent pnibles, dvalorisantes et appauvrissantes avant dtre rejetes. On a pu penser, pendant un certain temps, que le stress et lagressivit se graient facilement, on a pu penser quil sufsait de les organiser pour quils posent moins de problmes et que leurs effets soient moins dommageables pour les personnes. On a mme pu penser que ce stress et cette agressivit pouvaient tre utiles non seulement pour lindividu, puisquils faisaient partie de lensemble des modes de relations son environnement, mais galement pour lentreprise elle-mme. Ainsi, lagressivit commerciale des vendeurs a t utilise pour doper les chiffres daffaire, et le stress naturel des managers a pu tre largement mis contribution pour les rendre constamment disponibles. Mais si lapprhension subjective de la souffrance sest modie dans le sens que jai indiqu, chacun se sent plus rapidement pris dans un conit entre, dune part, la ncessit de travailler et, dautre part, ce qui semble acceptable en termes de conditions de travail. Se pose alors cette alternative : craquer , dans limpossibilit de

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rsoudre cette quation, ou bien faire en sorte que ce conit clate au grand jour et soit mme mdiatis. Comme la tertiarisation de la vie professionnelle exacerbe les enjeux interpersonnels, nous sommes de moins en moins en contact avec des produits manufacturs comme au temps du dveloppement industriel, et de plus en plus avec dautres individus, notamment des clients au sens large du terme. Mais il est bien plus facile de manipuler la matire inerte que les tres humains, il est bien plus facile de dplacer, modier ou transformer des objets que des personnes. Il nest plus possible de grer une entreprise en sappuyant uniquement sur des liens hirarchiques ; il est devenu indispensable de savoir lier des relations paritaires1 ou transversales2 qui exigent de toutes autres comptences que le simple fait de donner des ordres ou de sy soumettre. De ce point de vue, en ce qui concerne les comptences managriales, nous nous trouvons un niveau de complexit nouveau pour lequel de nombreux dirigeants nont pas t forms ou auquel ils ne sont pas ncessairement sensibiliss.

1. Les liens de parit peuvent tre dnis comme des liens qui relient des personnes exerant la mme fonction dans une mme ligne hirarchique, par exemple toutes les inrmires dun mme service hospitalier. 2. Les liens transversaux concernent des personnes qui, dans des lignes hirarchiques diffrentes, se situent peu prs sur le mme niveau de responsabilit et qui ont entre elles des liens de complmentarit fonctionnelle. Cest le cas, dans un hpital, entre un mdecin, une responsable inrmire et un cadre administratif que, par exemple, un problme concernant un patient met naturellement en lien.

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La place de lactivit professionnelle dans notre socitLes plus jeunes des salaris de lentreprise nattendent pas de leur activit professionnelle les mmes choses que leurs ans. Il sagit l dune volution rcente et probablement profonde de la relation au travail dans notre socit. Cette volution a des consquences importantes sur la nature des liens qui rgissent lactivit professionnelle. Lorsquon y joint lindividualisme dominant, les conits non seulement deviennent plus nombreux mais changent de nature. Ils sont plus nombreux car le sentiment daltrit nest probablement pas aussi partag qu dautres poques. Il en est de mme pour le sentiment dappartenance. Celui-ci tend seffriter au bnce soit dun individualisme radical, soit dune insertion dans un groupe ou un clan, notamment dans le partage des mmes intrts extra-professionnels. Cet individu a une tendance croissante senrichir le fameux dveloppement personnel dans ce qui lintresse par le biais de ses loisirs bien plus que par ce qui lui permet de gagner sa vie. Les entreprises ne sy sont dailleurs pas trompes, en cherchant rcuprer cette notion de dveloppement personnel. Ainsi, ces jeunes sont devenus plus exigeants pour eux-mmes ; l encore, ils sont bien plus facilement enclins faire valoir leurs droits que leurs devoirs et ils nenvisagent pas de conduire leur carrire professionnelle dans une seule et mme entreprise. Les conits changent de nature car ils se jouent de plus en plus souvent sur des problmes de reconnaissance. Ce besoin de reconnaissance, en tant quindividu plus quen tant que membre dun groupe, dsorganise les

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liens sociaux dans lentreprise. Cest ce qui fait, par exemple, que les syndicats ne sont pas toujours les mieux placs pour dfendre les intrts des employs.

Conit et criseDans quelle situation un mdiateur va-t-il tre amen intervenir ? Autrement dit, quel est lobjet de son travail ? Sagit-il ncessairement dun conit ? Ce terme voque une certaine violence et connote lexistence de prises de position motionnelles tranches et afrmes. Aussi, jemploierai ici plus facilement le terme de crise, lequel voque des dimensions qui me semblent plus utiles et plus pertinentes eu gard aux enjeux qui se dveloppent dans ces situations. Toute crise amnage des possibles, comme une main qui reste un temps ouverte avant de se refermer de nouveau dans une rigidit appauvrissante. De mme, dun point de vue processuel3, la crise constitue une tape entre deux phases successives, elle ne marque pas une n mais, tout linverse, une progression vers de nouvelles congurations. Cette crise est donc porteuse dalternatives, elle ouvre vers dautres possibles.

Quest-ce que lapproche systmique ?En ralit, nous devrions plutt nous demander ce quest lapproche systmique et communicationnelle. En effet, cette approche sintresse tout autant ce qui se joue

3. Je reviendrai bientt sur lopposition entre procdure et processus (voir p. 19).

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pour le groupe, avec sa logique et ses nalits, qu lensemble des interactions quentretiennent toutes les personnes qui font partie de ce groupe. La dnition la plus simple que lon puisse donner du systme est celleci : un ensemble dlments en interaction, dans la poursuite dun ou de plusieurs objectifs. Ces lments sont soit des personnes, soit des sous-systmes eux-mmes constitus dindividus : tout dpend de limportance du groupe et de lchelle adopte pour lire le systme. Par exemple, une entreprise de trente personnes peut tre vue la fois comme un ensemble constitu de ces trente lments, comme un ensemble o coexistent deux soussystmes les cadres et les employs ou encore comme la juxtaposition de cinq sous-systmes la direction, le service commercial, le service nancier, la fabrication et le service aprs-vente. Ainsi, tout systme obit des rgles de fonctionnement, ce que jappellerai ici sa logique. En mme temps, il est bien plus que la somme des lments qui le constituent, notamment dans la complexit des interactions qui relient ces mmes lments. Il y a donc une logique et des interactions, lesquelles relvent dune analyse de la communication. Lorsquun outil comme la systmique est appliqu la mdiation, il est donc la fois question du systme dans lequel se joue cette mdiation et de la comprhension relationnelle du conit. Avant daborder plus prcisment la dnition du conit, il me faut dabord rapidement dnir ce quest la logique dun systme, cest--dire ses rgles de fonctionnement. Deux termes peuvent rsumer ce que sont ces rgles : le paradoxe et lhomostasie.

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Un paradoxe est une afrmation, constitue elle-mme de deux propositions qui sannulent mutuellement, ce qui fait quun paradoxe est la fois vrai et faux. Le paradoxe le plus omniprsent, en ce qui concerne les groupes humains, fait que certaines situations peuvent tre lues et comprises la fois comme des problmes et des solutions. Dans cette rencontre entre deux logiques contradictoires merge le paradoxe. Cest lorsque ces situations gnrent des souffrances, pour tout ou partie des personnes qui y sont impliques, quil est question de problme. Mais, une autre chelle, en prenant un autre point de vue, ces situations portent galement en elles-mmes la rsolution dun conit qui se situe un autre niveau. Autrement dit, lapproche systmique va partager le champ de la mdiation en deux territoires : le premier va concerner la rparation, au sens o il est question dagir sur la souffrance, tandis que le second va se jouer autour de lhomostasie du systme, quil me faut prsent dnir. Lhomostasie est un terme un peu barbare qui dsigne la propension que montre tout systme humain tenter de rester, dans toute la mesure du possible, autour dune zone dquilibre assimilable au non-changement, ce qui permet ce systme de ne pas avoir remettre fondamentalement en question ses propres modes de fonctionnement. cette n, tout systme dnit pour lui-mme ce que lon appelle des rgles dhomostasie, cest--dire des mcanismes de rgulation qui lui permettent de sadapter son environnement, et mme de se suradapter, an dviter autant que possible une rvision plus ou moins drastique de ses habitudes. Ainsi, paradoxe et homostasie vont de pair ; ces deux notions peuvent rsumer elles seules toute la com-

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plexit devant laquelle le systmicien va chercher dployer ses techniques. Voil donc ce qui concerne le systme en tant que systme, mais il faut galement se donner les moyens daborder une situation de crise sur un plan relationnel et communicationnel, et cest l quintervient la notion de processus. Je partirai de la constatation que lentreprise est un systme o les individus interagissent selon des rgles la fois prcises et oues. Cela signie que la prcision est toujours illusoire ; autrement dit, les procdures qui donnent le sentiment de dnir ces rgles se rvlent constamment incapables de rsumer la complexit des liens qui lient les individus entre eux. Par exemple, la mise en place dun projet dentreprise repose sur un ensemble de rgles crites qui ne reprsentent nalement quune part inme de ce qui se joue effectivement propos du projet. Une distance considrable sinstalle entre ce qui est annonc et ce qui est vcu, et cette distance entrane de lincomprhension, de la frustration et des conits. Toute la richesse de la communication nest pas toujours en mesure de corriger cette distorsion, elle peut mme laggraver. De fait, la communication nest pas une activit able. Mais cette absence de abilit permet aux consultants de travailler, surtout lorsquils sont en mesure dexploiter des outils qui permettent de mieux apprhender labme qui existe entre ce qui est demand et ce qui est compris. Les systmiciens ont pris lhabitude de dire que la carte nest pas le territoire , cest--dire que toute procdure nest quune ple reprsentation dune ralit bien plus complexe quils dcrivent alors en termes de processus. Le processus dsigne donc la rencontre de la procdure

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et de lhumain, en ce que ce dernier introduit, dans ce quil a lui-mme prvu et quil nest pas en mesure de contrler, sa propre complexit, savoir sa subjectivit, ses motions, ses attentes et ses peurs, son histoire, ses habitudes bonnes ou mauvaises. En ce sens, la complexit inhrente tout processus est ce que lhomme simpose lui-mme tout en se berant de lillusion quil est fondamentalement clair, prcis et srieux . partir de tout ce que jai pu expliquer propos de lanalyse des systmes, il est lgitime de se poser la question de sa spcicit dans la mdiation et donc de ce quelle introduit dans ce type dintervention. La systmique apporte dabord des problmes ! En effet, elle peut singulirement complexier la tche du consultant dans la mesure o ses outils lui permettent dapprhender la complexit des situations, dans la mesure galement o son analyse de la situation peut lamener proposer un mode dintervention radicalement diffrent de celui pour lequel il a t sollicit. Dans la vision densemble quelle apporte, la systmique permet dtablir des liens entre des vnements qui ne semblent avoir aucun rapport entre eux, elle apporte de la cohrence dans le dsordre apparent et stigmatise la confusion dans ce qui semble rationnel. Cest galement une approche qui permet de mettre laccent sur deux points essentiels : le travail sur la demande et la question du changement. Le travail avec la demande fera lobjet du Chapitre 3, nous y reviendrons donc largement. Quant la question du changement, comme elle va se manifester travers lensemble de mon propos dans cet ouvrage, il me faut dabord lui donner un contenu plus prcis.

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Quest-ce quun changement ?Nous devons en premier lieu oprer une distinction entre solution et changement : une solution nest quune rponse une situation donne et un moment spcique du devenir de cette situation ; elle ne correspond pas un changement mais plutt une prise de position purement opportuniste, sinon anecdotique. Elle ne se constitue pas dans la dure et ne sinscrit pas dans lvolution de lentreprise ou de la structure. Seul un apprentissage, plus exactement un apprentissage dapprentissage, savoir un deutroapprentissage, pour employer le terme technique, permet la mise en place dun vritable changement. propos de la mdiation, toujours dans une perspective systmique, il sagit ainsi dapprendre aux protagonistes lapprentissage du dpassement de la crise. On aura compris que lorsquil est ici question de protagonistes, ce terme recouvre bien plus dlments cest--dire de personnes que ceux qui sont immdiatement impliqus dans le problme tel quil se prsente. En fait, dans la plupart des cas, cest tout le systme qui doit apprendre apprendre dpasser la situation de crise, ce qui explique quune mdiation entrane souvent des consquences sur lensemble du groupe et dpasse largement le primtre de la crise. Quant au changement, il nest pas possible den donner une seule dnition ou den restreindre la porte une seule dimension. Le changement est davantage en rapport avec un processus quavec un ensemble de prises de position qui pourraient correspondre une procdure spcique. L encore, il est impossible de le dcrire sans y introduire la complexit de lhumain. Ainsi, tout change-

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ment inclut des dimensions motionnelles ; il est dautant plus pertinent quil semble spontan pour ceux quil concerne et quil semble provenir de la marge de la structure ; il remet facilement en question ce qui paraissait impossible jusque-l et il y a toujours un bon moment pour quil merge. De nombreuses conditions dterminent donc cette mergence et une bonne dose dintuition est ncessaire, de la part des dirigeants, pour mettre en mouvement ce processus de manire efcace. Face la complexit de tout systme, le changement est donc lui-mme complexe. Selon cette dnition systmique du changement, ce nest souvent qu distance de lintervention du consultant que les rsultats de son action peuvent tre valus et ce ne sont pas ncessairement ceux qui ont fait appel lui qui sont le mieux en mesure de le faire. Ils doivent dabord prendre du recul avant de comprendre ce quils ont appris de nouveau, dans leurs ractions, face des situations du mme ordre que celles qui ont motiv leur dmarche. Cette prise de distance ncessaire pose la question de lvaluation de la mdiation et de sa comprhension dautant plus que, face tout processus de changement, les mcanismes homostasiques ne manquent pas de se mobiliser pour remettre en question ce quune intervention extrieure peut prtendre vouloir changer. Fondamentalement, toute crise correspond bien videmment une souffrance, mais la souffrance est un sentiment subjectif mme si elle est vcue comme une donne objective par ceux qui la ressentent. Cest ce qui fait quune mme situation peut ou non gnrer de la souffrance selon le contexte dans lequel elle intervient.

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Au-del de cette dnition subjective de la souffrance, il est possible davancer lhypothse que cest dabord dans le caractre itratif dune mme situation que sinstalle un sentiment pnible. En systmique, on parlera plutt de la rptition dune squence relationnelle. Il en rsulte un vcu dimpuissance et de dcouragement ; lentourage se sent lui-mme mis en chec et toutes les voies de recours habituelles paraissent elles-mmes impuissantes. Par consquent, rsoudre une crise, cest introduire un changement dans la rptition dune squence relationnelle spcique. Par ailleurs, nous verrons que bien des crises se rptent parce quelles sont utiles certains niveaux de la structure.

Les ressorts les plus frquents dans toute priode de criseOutre des donnes immdiates et spciques chaque situation, une priode de crise prend sa source dans des mcanismes relationnels rcurrents. Ces lments ne sont pas simplement explicatifs au sens o ils rsumeraient, eux seuls, toute la logique qui se dploie dans ces situations. De mme, il ne sufrait pas de les corriger ou de les neutraliser pour que tout sarrange et redevienne comme avant. Ce sont plutt des lments qui sont la fois des prtextes et des dynamiseurs de crise : cest la raison pour laquelle jutilise le terme ressort . En fait, ces lments mettent en place et dveloppent des processus qui se nourrissent eux-mmes, autrement dit ils sautovalident : ils portent dans leur propre logique la fois une origine et un devenir. Nous allons le voir, la plupart de ces lments

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sont assez rpandus et donc banals, il est donc facile de concevoir que nimporte quel systme puisse trs facilement entrer en crise.

Lincomptence relationnelleLe premier de ces lments concerne tout simplement la comptence managriale des responsables et des dirigeants. Lincomptence managriale quivaut souvent une incomptence relationnelle car la grande majorit des problmes qui se posent dans lentreprise peuvent recevoir une explication relationnelle. Autrement dit, cest dans leur faon de conduire leurs relations avec leur entourage que ces responsables et ces dirigeants vont galement tre comptents et non pas seulement dans lapplication des connaissances thoriques quils ont pu acqurir durant leur formation initiale. Cest donc dans le quotidien immdiat des liens qui se constituent entre les individus que se joue galement le devenir de lentreprise. Malheureusement, cette comptence relationnelle ne sacquiert pas toujours dans les cours de management, elle se construit dans la rencontre entre une certaine prdisposition et une bonne exprience ; il convient galement dajouter cela limprieuse envie de se bonier constamment sur ce plan. Il mest donc impossible den dcrire les multiples dimensions si ce nest en rsumant trs schmatiquement , par trois qualicatifs, limpression qui se dgage des personnes qui prsentent cette comptence relationnelle : elles sont prsentes, qualiantes et imprvisibles. Leur prsence lautre donne chacun le sentiment dtre un interlocuteur privilgi, elles savent tmoigner

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de la reconnaissance de manire juste et rigoureuse tout en sachant se trouver l o elles ne sont pas attendues. En sloignant de cet idal , ici trs rapidement dcrit, un dirigeant peut paratre incomptent dans ses relations avec les autres, il peut donner ses subordonns le sentiment de se disqualier, mme et surtout de sautodisqualier, cest--dire de sobstiner dans des faons dtre sans chercher changer ses propres comportements. Cette autodisqualication peut avoir des consquences importantes sur le devenir dune structure, en portant un discrdit sur toute la chane hirarchique et en dtournant les enjeux managriaux vers des conits de personnes. Tout un chacun peut tre soumis au mcanisme dcrit par Peter selon lequel, dans une structure pyramidale, chacun monte immanquablement vers son niveau dincomptence. Mais cette ptrisation peut elle-mme participer de plusieurs logiques. Dabord, laccession des postes de responsabilit de plus en plus gratiants conduit aux limites de la comptence strictement professionnelle de lindividu. Voil pour le plus apparent. Mais il est donc galement possible que la ptrisation soit due un problme de comptence relationnelle. Elle peut sembler volontaire mme sil sagit dune prise de position parfaitement irrationnelle ; la conduite des entreprises ne rpond pas seulement, loin de l, des logiques uniquement rationnelles.

Les problmes de reconnaissanceLa non-satisfaction des besoins de reconnaissance explique, dans notre socit, la majeure partie des crises qui peuvent clater. Ainsi, toutes les tudes qui cherchent

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identier les lments qui motivent les employs dune entreprise dmontrent que le critre le plus classique, cest-dire la rmunration, a tendance seffacer devant le besoin de reconnaissance. Il sagit cependant dune question, l aussi, trs complexe. Dabord, on ne peut recevoir de la reconnaissance que si on en donne ; de mme, on nen donne que si on en reoit. Autrement dit, cette reconnaissance circule dans un double ux, la fois vertical, selon une logique hirarchique classique, mais galement horizontal, dans les liens de parit et les liens transversaux que jai dcrits plus haut. Le premier ux est plus facile identier alors que le second se joue un niveau trs subjectif. De plus, les lments de reconnaissance, cest--dire ce qui fait que chacun peut avoir le sentiment dexister un peu plus dans le regard et laction de lautre, sont la fois universels et spciques chaque individu. Nous sommes tous plus mme didentier les lments de reconnaissance dont nous avons besoin que ceux que nous sommes susceptibles de donner aux autres. Cest ce qui fait que nous avons galement tendance donner aux autres les lments de reconnaissance que nous attendons deux, alors quils ne leur conviennent pas ncessairement. Une des comptences les plus importantes de tout dirigeant est, prcisment, de savoir identier les lments de reconnaissance que les autres sollicitent, tout en ayant lui-mme, lgitimement, le droit den esprer certains autres. Les entreprises ont appris, notamment pour sattacher la dlit de leurs cadres, tre trs inventives en ce qui concerne les lments de reconnaissance quelles leur

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donnent. Cette proccupation se manifeste par une intrusion de plus en plus marque dans la sphre prive de ces cadres. La confusion entre la vie professionnelle et la vie prive est vidente quand il est question, par exemple, de fournir des services qui concernent le quotidien de la famille de ces employs4. videmment, ces initiatives ne sufsent pas puiser la demande de reconnaissance car, ct et au-del de ces lments universels, chaque individu a des besoins ou des attentes bien spciques. Par exemple, une femme divorce peut avoir le sentiment de ne pas tre reconnue si son patronyme de jeune lle nest pas utilis, alors quune autre aura le mme sentiment si son nom dex-pouse est abandonn ! Dans lun et lautre cas, chacune donnera une valeur diffrente la prise en compte de sa vie prive dans le cadre professionnel. Ce sont donc l des lments trs spciques chaque individu. Ainsi, la notion de reconnaissance est cardinale dans notre monde en gnral, et dans celui de lentreprise en particulier. Ce nest pas simplement une question de ert ou damour-propre mais, bien au-del, une manire de se sentir exister en tant quindividu.

Le mode dexercice du pouvoirComment dnir le pouvoir ? En fait, lapproche systmique permet de passer dune approche directe de cette notion une approche indirecte. Dans lapproche directe, le pouvoir que peut exercer une personne sur une autre4. Par exemple, lorsque des services de blanchisserie, de coiffure ou de garde des enfants sont proposs au sein de lentreprise.

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revient lui donner un ordre, lui enjoindre daccomplir une tche ou de se soumettre telle ou telle prise de position. Alors que, selon une dnition indirecte du pouvoir que peut exercer un individu sur un autre, il sera toujours question dun contexte particulier. Autrement dit, dun point de vue systmique, tout pouvoir correspond au fait de dnir un contexte pour lautre. Il ny a pas de liens qui ne soient dnis par un contexte, donc le pouvoir, ou plutt la prise de pouvoir, est invitable. Mais les problmes commencent dans lapprhension subjective de cette prise de pouvoir par ceux-l mmes qui la subissent . Dans un contexte impos par un autre, un individu peut vivre plus ou moins bien ce qui lui parat tre une intrusion rapidement intolrable dans ce quil ressent et dans ce quil vit. Dune manire gnrale, toute prise de pouvoir est moins bien vcue quil y a quelques dcennies, notamment chez les plus jeunes qui acceptent mal ce quils vivent facilement comme une emprise de lautre sur leur sphre personnelle et mme prive. Tout se passe comme si, sur ce point, la sensibilit gnrale stait exacerbe et que, de nouveau, ce qui ntait prcdemment vcu que comme lexercice normal de lautorit tait devenu synonyme datteinte lintgrit de la personne. Le pouvoir devient violent, plus exactement il est ressenti comme tant violent, lorsquil ne respecte pas la personne selon des critres que tout un chacun est en droit de dnir. Il est manifeste que dans des entreprises o rgne le prot immdiat au bnce dentits loignes et anonymes, l o les disparits sociales saccroissent constamment, cette violence est de plus en plus prsente.

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La question des dettesLorsquon se plonge dans lintimit de certaines relations, la question des dettes permet parfois de mieux comprendre la gense de certaines crises. De quoi sagit-il exactement ? Un mcanisme de dette se met en place chaque fois quune personne rend un service une autre personne. Quelle le veuille ou non, la personne qui bncie de ce service est prise dans ce mcanisme. Il sagit l dune situation extrmement banale qui ordonne facilement les relations interpersonnelles dans un groupe. Cela sappelle avoir de bonnes relations avec les autres ou, plus cyniquement, se livrer au clientlisme. En ralit, ds quun processus de dette sinstalle, il lie et relie les diffrents protagonistes selon les articulations de la logique suivante : Supposons que A rend service B. Le second contracte donc une dette vis--vis du premier ; quil le veuille ou non, quil le reconnaisse ou non, cette dette existe. A est donc en droit, un moment quil choisira, pour une occasion spcique, de rclamer son d. Ce qui va tre demand en retour ne sera probablement pas de mme nature que le service rendu initialement, ne serait-ce que parce que les intrts de chacun divergent de ceux des autres, ce qui est parfaitement lgitime. Cependant, une escalade sinstalle facilement entre le service rendu et ce qui sera demand en retour chaque fois que quelque chose sera ngoci entre les deux personnes. Autrement dit, ce qui est demand en retour porte une charge motionnelle plus importante que le service rendu initialement. Limplication de la

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personne nest pas la mme et, mesure que ce mcanisme se dploie dans le temps, la logique des dettes successives renforce manifestement la relation. Enn, et cest probablement le plus important dans cette logique de la dette, celle-ci est tout autant attache la fonction qu la personne. Cela signie que si, pour une raison ou pour une autre, B disparat, celui qui va lui succder je lappellerai C hrite des dettes de son prdcesseur, ce quil ignore dans la plupart des cas. Ainsi, C va avoir rgler, un moment ou un autre, les dettes de B, et va se trouver pris dans une relation dont il ne mesure pas toutes les consquences ni toutes les implications. Dans les processus de dettes, cest gnralement ce dernier point qui pose problme. Autrement dit, un conit peut survenir entre deux personnes soit parce que lune ignore quelle est en dette vis--vis de lautre, soit parce quelle refuse de prendre en charge cette dette quelle a reue en hritage sans en tre ncessairement consciente et donc sans lavoir accepte. Dans lun et lautre cas, le ressentiment peut aboutir un conit dans ce qui est vcu comme une vritable malhonntet. Ainsi, ce mcanisme est dautant plus efcace quil est cach et quil aboutit, dans cette escalade, une augmentation du ressentiment et lapparition dune souffrance relationnelle dont lorigine nest pas toujours facile identier. Par exemple, un dirigeant qui sloigne de lentreprise va laisser des dettes selon la dnition que jai donne du terme que son successeur va ignorer ou dont il naccepte pas dassumer les consquences. Tout se passe comme sil

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hritait dun terrain min par son prdcesseur. La personne qui prend la responsabilit de rompre la chane des dettes se met en situation difcile vis--vis des autres, elle se montre alors ingrate ou, pire encore, incapable de demeurer loyale vis--vis dengagements quelle na pas pris elle-mme.

La prvalence des liens de protection premire vue, cela peut paratre illogique, mais les liens de protection, lorsquils ont tendance simposer dans un groupe, peuvent facilement gnrer des situations de crise. Plus exactement, dans la mesure o ces liens de protection prvalent dans une partie du groupe, ils provoquent des scissions, mettant ds lors cette partie hors jeu par lenkystement relationnel qui en rsulte. En effet, les individus qui appartiennent ce sous-ensemble ont tendance se refermer sur eux-mmes, dans le confort apparent et la connivence quassure la protection. Ils schappent ainsi de la rgle du jeu commune et des tensions peuvent alors apparatre entre ceux qui restent dles aux valeurs de lensemble du groupe et ceux qui donnent le sentiment de les trahir. Les crises qui en rsultent prennent facilement une dimension identitaire et territoriale entre ceux qui restent dles et ceux qui trahissent, entre ceux qui respectent les lois de la communaut et ceux qui obissent leurs intrts les plus immdiats. Par exemple, lors du rachat dune entreprise par une autre, les membres dun des services de lentreprise rachete peuvent se dsolidariser de ce processus, se sentant menacs ou prouvant la crainte de disparatre ; ils vont avoir tendance augmenter limportance de leurs liens

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extra-professionnels, et il est mme possible que le nombre des arrts maladies croisse de manire signicative. Ainsi, partir de ce qui se produit dans ce service, lensemble de lentreprise rachete ne va plus rpondre aux attentes que lacqureur peut avoir envers elle, sa survie peut tre mise en pril. Les liens de protection, plutt dautoprotection, ainsi exacerbs, provoquent une situation de crise dans lensemble de la structure.

Les boucs missairesPour ne pas avoir se remettre en question dans son fonctionnement, un groupe, ou le responsable dun groupe, peut tre tent de sassurer les services dindividus qui ont de bonnes capacits de victimes de faon mieux en faire des boucs missaires par la suite. Dans cette rencontre trs particulire, o chacun trouve son compte, la structure ou la personne qui victimise permet la victime potentielle de renouveler un mme scnario, une mme squence relationnelle. Cela signie que, de manire itrative, un membre de ce groupe peut devenir le bouc missaire de lensemble et donc tre accus de dysfonctionner , pour mieux tre rejet, avec sur les paules toutes les fautes que les autres ne veulent pas assumer ou auxquelles ils ne sont pas capables de se confronter. En ce cas, lhistoire de lentreprise se conjugue autour de la succession des crises de rejets, et ce nest quavec lmergence dun nouvel tat desprit, ou larrive dun nouveau dirigeant, quun mdiateur est sollicit. Nous nous trouvons alors devant la remise en question de la logique homostasique qui prvalait jusque-l, mme si cette logique nest pas toujours apparente pour ceux qui y

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participaient en toute bonne foi. Les crises qui engendrent des boucs missaires ont une valeur de rituel, dans leur dimension sacricielle et expiatoire. En cela, elles sont manifestement utiles et le mdiateur ne peut viter den tenir compte dans son analyse de la situation.

Lirrationalit dans les entreprisesComme je lai dj mentionn, la conduite des entreprises, cest--dire celles des hommes qui en sont responsables, est loin dtre toujours rationnelle. Si cela tait le cas, les consultants et donc les mdiateurs auraient beaucoup moins de travail. Comment comprendre limportance de cette irrationalit ? Il me semble que quatre facteurs se conjuguent ici pour aboutir des prises de position ou des dcisions qui chappent visiblement tous les critres qui permettent dafrmer le professionnalisme des acteurs impliqus dans ces situations. L o le bon sens tout simplement devrait prvaloir, ce sont des comportements plutt inuencs par des pulsions suicidaires qui peuvent tre dcrits. Le premier facteur se constitue dans la rencontre, bien souvent contradictoire, entre des intrts collectifs et des considrations individuelles et personnelles. Bien videmment, dans lentreprise, chacun est suppos agir en fonction de lensemble en mme temps quil dfend, ce qui est largement lgitime, ses propres prrogatives. Mais lorsque le particulier prend manifestement le pas sur le gnral, lorsque les querelles de personnes obrent des dcisions qui concernent lensemble du groupe, lirrationnel sinstalle et la crise nest alors que le symptme de ce dysfonctionnement.

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Le deuxime facteur concerne la gestion de la complexit du fonctionnement de lentreprise. Cette complexit ne peut se rsumer la taille de la structure ; il faut prendre en compte, plus intimement, ses modes de fonctionnement et, plus exactement encore, la prvalence des procdures sur les processus. Par dnition, les procdures sont crites, elles sont rigides et ont tendance prolifrer et envahir tous les domaines dactivit de lentreprise. vrai dire, elles sont la fois ncessaires et nuisibles, incontournables et dommageables. Comme je lai dj prcis, un processus est une procdure qui amnage une place importante la dimension humaine de son application, elle intgre en elle-mme une souplesse et une manire de mode de vie qui lui permettent de sadapter des circonstances qui ne sont pas ncessairement prvisibles. En ce sens, la mise en place et le respect des processus intgrent la complexit du fonctionnement des groupes humains. Lorsque les procdures dominent dans le fonctionnement dune entreprise et quelles prtendent rsumer et contenir lensemble des possibles cest--dire toute la ralit , elles nissent par produire bien plus de complexit quelles nen grent. Tout se passe alors comme si, dans lapparente simplication quelles semblent apporter, les procdures ne faisaient que repousser encore plus loin la rsolution de problmes quelles crent ellesmmes. En ralit, elles prennent le pouvoir au dtriment des hommes quelles sont supposes servir. Toute lnergie de ces hommes est capte par le respect des procdures, au dtriment de celle qui serait utile pour les faire voluer en leur donnant, prcisment, une dimension processuelle.

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Le troisime facteur concerne des erreurs manifestes de communication, au sens premier du terme, cest--dire tous les dysfonctionnements qui peuvent sinstaller propos des moyens quutilisent les responsables pour faire connatre, leurs pairs ou leurs subordonns, les dcisions quils prennent. Plus largement, cette question devient cruciale dans les entreprises o la succession des dirigeants et des projets, o les bouleversements managriaux incessants, ou encore les priodes dincertitude quouvrent les rachats ou les fusions, fragilisent les processus de communication et les chanes de dcision. Ordres et contre-ordres se suivent, lincohrence devient la rgle et la rationalit perd, ici aussi, tous ses droits. Le quatrime et dernier facteur me semble d la parfaite mconnaissance de la dimension relationnelle, pour ne pas dire humaine, dans la conduite des entreprises. Cette mconnaissance est largement rpandue : elle gnre au mieux des erreurs, au pire des catastrophes, mais nest jamais anodine et le mdiateur est souvent l pour apporter au moins une once de bon sens, de ce point de vue, lorsquil intervient. De fait, cette mconnaissance est le sujet principal de cet ouvrage.

Lignorance des processus de deuilLa perte, labandon et la mort ont ceci en commun quils ncessitent un travail de deuil. Or ce travail de deuil, pour tre pleinement satisfaisant, mme et surtout dans lentreprise, doit pouvoir se faire dimension humaine. Il faut, pour y parvenir, que deux conditions au moins soient remplies : le respect de la dure et la prise en compte de la dimension rituelle dans ce travail de deuil.

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Dans la grande majorit des cas, le monde de lentreprise se montre incapable dintgrer ces deux dimensions dans son fonctionnement. Pourtant, il ne peut prtendre y chapper, non seulement pour des raisons tout simplement humaines, mais aussi parce que ses objectifs de rentabilit, qui sont a priori lgitimes, ne peuvent tre raisonnablement remplis lorsque ces lments ne sont pas respects. Autrement dit, labsence de travail de deuil porte atteinte la rentabilit de lentreprise moyen et long terme. En ce qui concerne le court terme, cette ignorance ne pose bien videmment pas de problmes, comme bien dautres dimensions humaines du management, mais peut-on penser que la fuite en avant que permet la ftichisation du court terme puisse tre vraiment supportable encore longtemps ? lvidence, la prvalence des exigences conomiques et boursires immdiates acclre le temps , jusqu ce que la dure soit manifestement rduite la portion congrue. Dans une mme entreprise, lorsquon accumule toutes les situations qui correspondent une perte, la nonprise en compte de la logique du travail de deuil aboutit une dshumanisation de lactivit professionnelle. Quatre situations doivent ici tre voques : le dpart dun dirigeant quil soit prvu ou non , la perte de lidentit de lentreprise, notamment en cas de rachat ou de fusion, labandon pour des raisons souvent commerciales dun produit qui constituait jusque-l lessentiel de cette mme identit et enn la succession, souvent draisonnable, des projets dentreprise. Il nest pas rare que dans une mme structure ou dans un mme service, se superposent, par exemple en lespace dune anne, au moins deux de ces

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situations5. Laccumulation de deuils non faits, cest--dire essentiellement non ritualiss, provoque un sentiment de frustration dont lorigine nest gnralement pas identie, sauf lorsquil sagit de la succession de projets. En ce cas, les intresss comprennent facilement quil nest humainement pas possible de sengager et de sinvestir dans un nouveau projet avant davoir travers le deuil de ceux qui nont pas abouti, surtout lorsquils se sont succd un rythme soutenu. Il sagit, l encore, dun processus dont il faut savoir tenir compte dans lapparition de crises et de conits, en se donnant les moyens de comprendre que ce qui est nouveau nest accept quavec la ritualisation de ce qui a t perdu. En ce cas, la mdiation peut sapparenter un travail de deuil, et lon peut parfaitement employer ce terme, mme sil appartient manifestement au vocabulaire psy , sans rencontrer les rsistances que lon pourrait craindre. Le mdiateur est alors amen mettre en place lui-mme les rituels qui font dfaut dans lentreprise, ce qui est souvent une condition ncessaire avant le dpassement de ces crises.

5. Jai dvelopp cette question du travail de deuil dans le cadre professionnel dans mes ouvrages Systmique et Entreprise et Russir son coaching grce lapproche systmique.

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l nest pas possible, dans le cadre dune entreprise, den rester la seule approche personnelle des conits. Autrement dit, lide que seul le caractre de tel ou tel individu explique lmergence dun conit nest pas satisfaisante. En ce cas, la rsolution du problme devrait thoriquement passer par la remise en question de ce que lon appelle gnralement la personnalit de certains protagonistes, mais aboutit une position rductrice. Il est beaucoup plus intressant de considrer que tout conit est le symptme dun dysfonctionnement dans le groupe. La principale rponse doit donc se situer un niveau managrial et/ou organisationnel. La rponse managriale concerne les liens professionnels et notamment ceux qui regardent la hirarchie ; la rponse organisationnelle suppose lintroduction dun changement, plus ou moins tendu, dans la conception structurelle des liens qui prvalent dans lentreprise. Nous allons maintenant voir comment ces rponses peuvent tre construites en fonction de la prsentation de la crise.

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Problmes entre deux personnesCes conits sont les plus frquents dans le contexte de lentreprise tant donn la personnalisation des relations dans le monde professionnel et la monte du sentiment dindividualisme. Chacun, en tant que personne, se vit plus facilement quauparavant comme lui-mme responsable de son propre bien-tre. Chacun sarroge alors la possibilit de revendiquer des droits qui ont pour particularit de toujours tre lgitimes, et quil estime tre mal respects ou bafous. Cest essentiellement sur des liens de parit et des relations de complmentarit fonctionnelle6 que se joue cette revendication car, par dnition, labsence de hirarchie y amnage plus facilement des zones de conit. Cependant, lorsquun conit clate entre deux personnes un niveau de responsabilit donn, se pose toujours la question du rle et de la comptence de la hirarchie ou des individus, eux-mmes garants de ce niveau de responsabilit. Ainsi, mme si un conit oppose deux individus, il nest pas possible den rester uniquement lanalyse de ce qui se joue entre eux. Cest ici que lapproche systmique est utile car elle permet dlargir la focale et de renvoyer dautres instances leurs propres implications dans le conit. Ainsi, un problme interpersonnel est toujours le symptme dune souffrance systmique , cest--dire relevant de lensemble du groupe. Nous verrons que la tendance du groupe est toujours de focaliser sur le particulier pour ne pas remettre en question le fonctionnement du gnral. Nous verrons quil est

6. Voir la dnition de ces deux types de liens p. 14.

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difcile davoir une lecture et, a fortiori, une action centrifuge alors que tout concourt la prsentation centripte des problmes.

Problmes entre un groupe et une personneDans ce type de situation, soit la personne est en charge du groupe, auquel cas il sagit probablement dun problme de comptence relationnelle et/ou dautorit, soit la personne fait partie intgrante du groupe, sans quelle bncie dune position hirarchique particulire, et il sagit alors vraisemblablement dun problme li au processus du bouc missaire. Dans le premier cas, la remise en question ouverte et publique des comptences de la personne qui porte lautorit correspond la transgression dun tabou sur laquelle il est souvent difcile de revenir. Il est impossible de lignorer et cette difcult est dautant plus grande que la transgression est ancienne, violente et partage par un grand nombre de personnes. Cela signie que lorsque cette limite est franchie, il devient vident, pour ceux qui ne la respectent plus, quils ont plus de droits que de devoirs. En effet, il leur parat assur que leur action leur donne des droits nouveaux car ils ont le sentiment de remplir une tche lgitime et mme de se substituer leur hirarchie. Ils sont alors tents de ne pas sarrter en chemin et de remonter encore plus haut, dans leur remise en question du fonctionnement de la structure. Cest donc une situation profondment bouleverse que va alors devoir prendre en charge le mdiateur, dautant que le fait de faire appel lui

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augmente encore le sentiment dinscurit du groupe et entame la conance envers les dirigeants. Dans le second cas, le processus du bouc missaire est probablement ancien et sest rpt longuement dans le temps avant de devenir effectivement insupportable pour tout le monde, ce qui explique le recours une personne extrieure. L galement, certaines limites ont souvent t franchies, notamment en termes de violence. Alors que ce type de problme peut rester longtemps anodin ou ne pas transparatre lextrieur du groupe, lanciennet du conit et sa monte en puissance dbordent ses frontires et font craindre un processus de contagion vers dautres instances, par mimtisme ou exportation active. Nous verrons que le fait de convertir une personne en bouc missaire est toujours le signe dune souffrance de lensemble du groupe.

Problmes entre deux instancesLorsque les logiques qui sous-tendent le fonctionnement de deux instances sont en contradiction les unes avec les autres, un conit risque dclater entre elles. lvidence, chaque sous-groupe se constitue sur un territoire partir dune fonctionnalit bien prcise. L o le sentiment dappartenance est trs fort, les conits peuvent ne pas simplement concerner des personnes mais, prcisment, des groupes ou plutt des sous-groupes. Ici, ce sentiment dappartenance dborde, au moins pour un temps, les intrts particuliers de chacun ; il fait prvaloir la logique du groupe restreint au dtriment de lensemble de la structure. Ce fonctionnement en baronnie se rencontre essen-

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tiellement dans des entreprises de haute technologie et de recherche ou dans celles qui ont t soumises des rachats ou des fusions successives. Dans ces contextes-l, il se trouve toujours de fortes personnalits, adeptes du clientlisme, pour revendiquer une autonomie pour leur territoire, soit parce quelles constituent la matire premire de la structure, soit parce que la succession des propritaires entrane un rexe de repli facilement comprhensible. Nous nous trouvons alors devant un problme dorganisation, au sens gnral du terme. Cest alors lensemble du fonctionnement de lentreprise qui est alors questionn au travers de ce conit.

Problmes de chantageLa question du chantage mobilise, chez la personne qui le pose, des lments facilement irrationnels. Ici, les lments affectifs sont donc dterminants, ils motivent des prises de position qui dpassent gnralement des enjeux strictement professionnels mme sil nest pas toujours facile de faire la part des choses. En effet, ce contexte professionnel joue alors un rle de bouc missaire dans la mesure o dautres interlocuteurs se drobent ou sont absents conjoint(e), famille, parents, amis , dans la mesure galement o des dsaccords ou des conits peuvent facilement y clater, dans la mesure enn o latmosphre gnrale de lentreprise se prte ce type de comportement. En effet, le chantage se manifeste plus facilement dans des entreprises o prvalent les liens affectifs. Lorsque les prises de position motionnelles dnissent en profondeur la logique managriale, lexacerbation affective

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des liens peut aller jusquau chantage. Il est alors facile pour lnoncer trivialement de ne pas se sentir aim, de ne pas se sentir reconnu et de revendiquer cette reconnaissance comme on revendique habituellement son existence dans lentreprise. Ce chantage peut aller jusquaux menaces de suicide, dans une escalade qui est dautant plus dangereuse que lentreprise est gnralement mal prpare pour affronter ce type de situation. La personne se met visiblement en avant, jusquau sacrice ultime, elle cherche impliquer son contexte professionnel ou telle ou telle personne dans la hirarchie en exigeant rparation pour ce qu'elle estime tre un prjudice inacceptable. Souvent, cest donc un sentiment de non-reconnaissance qui est lorigine du conit avant que dautres lments ninterviennent. Lescalade dans la violence est la rgle mesure que lincomprhension sinstalle et que diffrentes instances sont mises en chec. Il est souvent difcile dtablir une frontire prcise entre les consquences dun ventuel harclement moral et les manifestations dune personnalit fragile o simposent facilement le sentiment de perscution et la tentation de la victimisation. La dimension irrationnelle du chantage rend dlicate la gestion de ces situations compte tenu du fait quil est souvent difcile de prvoir les ractions de certaines personnes dans des structures o la parole, et plus gnralement la ngociation, ne sont pas valorises et o les passages lacte sont, tout linverse, le seul moyen de se faire reconnatre.

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La prise dotagesLa prise dotages constitue une situation bien spcique, notamment parce que la ou les victimes vont parfois avoir tendance sattacher leurs agresseurs ou vont chercher nouer une alliance avec eux. Cest ce que lon appelle maintenant le syndrome de Stockholm, aprs quen 1973, dans cette ville, quatre membres du personnel dune banque, pris en otage pendant six jours dans les suites dun cambriolage, se sont progressivement attachs leurs assaillants. Cette logique se construit sur lide largement inconsciente que sallier avec un ennemi peut permettre dviter des reprsailles ou des brutalits de sa part. Entre autres consquences, il en rsulte que les personnes qui sont mme de sauver les otages peuvent devenir ellesmmes des ennemis ; leurs actions sont alors mal perues et ne reoivent ni lassentiment ni la collaboration des victimes. Celles-ci en arrivent penser quelles peuvent tre davantage mises en danger par leurs sauveteurs que par leurs assaillants. En ce cas, la situation du mdiateur se complique du fait quil se trouve face une alliance en bonne partie inconsciente qui rapproche paradoxalement les vraies victimes et leurs assaillants, faisant des sauveteurs des personnes hostiles. Nous nous trouvons devant une situation de triangulation sur laquelle jaurai loccasion de revenir plus longuement.

Problmes de conit social lvidence, de trs nombreux lments interviennent en cas de conit social. Lorsquun mdiateur entre en scne

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dans une telle situation, son mandat lui amnage une marge de manuvre qui se situe dans les dimensions uniquement relationnelles de ce conit. Il na aucune comptence pour juger de la validit de telle ou telle position ou de telle ou telle proposition qui concernent, par exemple, des enjeux conomiques ou nanciers. Dans la plupart des cas, il est alors plutt un facilitateur quun ngociateur ; il sert effectivement dintermdiaire entre des parties pour lesquelles le dialogue est interrompu. Lutilit du mdiateur, dans un conit, est fortement associe lidentit de la personne ou de linstance qui fait appel lui au tout dbut de son intervention. Il peut rester longtemps dpendant de ce lien et tre marqu par une alliance, de nature historique, qui ne lui convient pas ncessairement et qui peut le handicaper dans son travail. Ses prises de position risquent dtre mal interprtes ou dformes, il peut tre mis et enferm dans une alliance qui lui retire de facto toute dimension de mdiation. Il nest plus un tiers autonome, mais une crature fermement associe celui ou ceux qui lont initialement mandat pour rsoudre le problme. Il faut faire preuve dune grande vigilance et dun professionnalisme accompli pour trouver et afrmer une position qui laisse une marge de manuvre sufsante. La position du ou des syndicats est bien videmment dterminante et les conits idologiques viennent souvent se mler aux conits de personnes. Cest ici que la connaissance de lhistorique du conit est la fois un avantage et un inconvnient. Cest un avantage dans le sens o cet historique permet de mieux comprendre lenlisement du problme, mais un inconvnient car la connaissance de la

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varit et la richesse de lensemble de ces informations peuvent tre dcourageantes. Encore une fois, cest bien parce quil est extrieur la structure que le consultant peut apporter un autre regard sur lensemble dun pass qui obnubile facilement ceux qui lont vcu. Sa navet lui est alors trs utile. Il n'en reste pas moins que le principal obstacle auquel peut se heurter un mdiateur, dans ce contexte, est ce qu'on peut appeler la culture du conit . De l'aveu mme de certains syndicalistes, ceux-ci ont parfaitement identi le fait qu'ils existent surtout dans le conit et que, ds lors, l'mergence et le maintien d'un dsaccord avec leurs interlocuteurs habituels leur permet de gagner une lgitimit troitement lie leurs possibilits de ngociation. Toute situation de conit, qu'ils peuvent appeler de leurs vux de manire plus ou moins consciente, est donc bienvenue. Elle peut mme rencontrer en face , c'est-dire au niveau des responsables de l'entreprise, une volont d'en dcoudre et la recherche d'un rapport de force. Il n'est pas draisonnable de considrer que, paradoxalement, un accord sur l'utilit d'un conit peut sous-tendre un dsaccord sur son contenu. Le mdiateur est ainsi confront une situation encore plus complexe que ne le laissent penser les apparences. Il doit aller au-del de cet accord tacite qui ne fait que prolonger un dsaccord dont, par ailleurs, les consquences peuvent tre nfastes pour la structure.

La question du transfert de comptencesNous sommes au centre dune dcnnie o, 45 % des cadres des fonctionnaires de ltat et 40 % des employs

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des collectivits territoriales vont prendre leur retraite, et il en est de mme dans le secteur priv. Pour des raisons dmographiques, il existe un trou gnrationnel entre les seniors, issus du baby-boom qui a suivi la Seconde Guerre mondiale et qui vont quitter lentreprise, et les juniors qui seront amens les remplacer. Plus exactement, lquivalent dune demi-gnration manque lappel : les cinquante-cinq/soixante ans sont immdiatement suivis par des trente-cinq/quarante ans7, autrement dit une diffrence dge dune dizaine dannes les spare. cette diffrence dge, ou probablement cause de cette diffrence dge, vient sajouter une apprhension diffrente de ce quattendent de leur activit professionnelle un senior et un junior. Le premier est attach des valeurs comportementales dans le travail, il accorde une grande importance la culture dentreprise et lui reste donc trs attach. Le second supporte mal lautorit, il reste facilement inquiet de lquilibre quil peut garder entre sa vie professionnelle et sa vie prive et nhsite pas refuser les promotions qui peuvent lui tre proposes en considrant quil deviendrait ainsi trop dpendant de son employeur. En ce qui concerne la trajectoire professionnelle, le senior a eu tendance superposer ses expriences de travail pour mieux progresser dans une mme entreprise ou un mme secteur dactivit. Son cadet va plutt juxtaposer ses diffrentes expriences, sans leur donner ncessairement une cohrence sinon celle qui drive directement du fait quil reste centr sur lui-mme, met7. Cela est d la baisse sensible de la natalit entre le milieu des annes 1970 et le dbut des annes 1980.

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tant en avant des valeurs trs individualistes, ne simpliquant qu trs court terme dans son travail en y recherchant un prot immdiat. Son ambition est de devenir bien plus un expert dans un domaine dactivit quun manager format par la culture dune entreprise. Pour toutes ces raisons, les conits dintrts entre ces cadres en partance et ceux qui sont normalement appels leur succder vont se multiplier et poser de srieux problmes aux entreprises. Ces conits dintrts risquent de gnrer des crises, des conits ou pour le moins des situations dincomprhension. Cela rend ncessaire une rexion approfondie sur les stratgies dintgration des jeunes dans lentreprise, voire la mise en place de procdures de transfert des comptences et des responsabilits qui sapparentent une dmarche de mdiation.

3 Le travail avec la demande

oute intervention sappuie, bien videmment, sur une demande. Mais les conditions de cette demande, cest--dire les o, quand, comment de sa mise en place dterminent la suite. Autrement dit, les tout premiers moments, les toutes premires interactions, dnissent lensemble de lintervention. Comme dans un hologramme, lensemble du processus est dj contenu dans les conditions de son amorce, cest dire limportance de cette phase initiale. Une des premires difcults du mdiateur est de rester, autant que possible, matre de cette phase liminaire de son intervention, notamment pour se sentir libre par rapport linstance qui lui demande dintervenir. Cette alliance est la fois incontournable et dommageable. Elle est incontournable parce que, lvidence, il faut bien que quelquun fasse appel lui, mais elle est dommageable car ce lien risque de restreindre le champ de ses manuvres. Comment viter, dans la mesure du possible, cet cueil ? Il lui faut dabord identier rapidement les principaux l-

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ments du contexte dans lequel il lui est demand dintervenir. Ces lments vont lui permettre de dterminer qui peut tre son meilleur interlocuteur, lequel nest pas ncessairement la personne qui prend ce premier contact. Ensuite, le vritable travail avec la, ou plus exactement les demandes, peut alors tre ralis avant que son intervention puisse enn tre contractualise.

Identier le contexte dans lequel merge la demande de mdiationAn de mieux dnir le contexte dans lequel il intervient, le mdiateur doit prendre connaissance et analyser, le plus rapidement possible, les trois lments suivants : lorganigramme de lentreprise, lquilibre entre personne et organisation et enn ce que jappelle la petite musique de la structure qui prend contact avec lui. Le premier interlocuteur du consultant va dj pouvoir lclairer sur lorganigramme de lentreprise. Il est parfaitement en droit de senqurir de cet ensemble de donnes, car il a besoin de savoir quel niveau situer les diffrentes responsabilits. Cependant, tout organigramme nest quune reprsentation emblmatique de lentreprise. Cet emblme, comme le blason que les seigneurs avaient appris arborer sur leurs drapeaux, donne habituellement une image gratiante et cohrente de lentreprise, mais il sagit souvent dune reprsentation ge et donc dpasse des relations qui prsident son fonctionnement. Un organigramme est gratiant dabord parce quil donne penser quune rexion, plus ou moins pousse, a t mene pour apporter une congruence entre

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le type dactivit de lentreprise et son fonctionnement dans le quotidien. Il convient ensuite de se plier certaines rgles pour obir des conventions largement rpandues et apprises dans les coles de gestion. Les modles organisationnels sont peu nombreux et les entreprises peuvent difcilement viter de sy rfrer. Cependant, un organigramme est galement une reprsentation ge et pauvre de la complexit de la vie de lentreprise ; il prsente le grave inconvnient de rester dpendant dune logique essentiellement procdurire et non processuelle. En fait, dans la grande majorit des cas, ds quil est pos, il devient caduc. Un organigramme est rarement ractualis en fonction de la mobilit des personnes ou pour tenir compte des vnements importants qui ponctuent le quotidien de la structure comme, par exemple, un changement de politique commerciale ou la mise en place dun projet important. Lorganigramme est donc souvent une reprsentation mtaphorique de lentreprise, il renvoie un idal qui ne peut tre atteint. Autrement dit, il sagit l dune pratique incontournable mais personne nest dupe de sa congruence relle par rapport au quotidien et la complexit du fonctionnement de lentreprise. Lquilibre entre personne et organisation correspond une faon de comprendre le fonctionnement de lentreprise. Il sagit dvaluer limportance relative que prennent soit les personnes dans leur spcicit et leur dimension individuelle , soit le respect des rgles organisationnelles communes. Lorsque les personnes prennent le devant dans cette prise de pouvoir, cela entrane soit des conits entre les personnalits les plus fortes, soit de longues phases de ngociation o il sagit datteindre un consensus rarement

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satisfaisant. La conduite du groupe devient chaotique, rythme par des confrontations plus ou moins violentes, des protestations de prsance ou des luttes territoriales. Le management se trouve soumis des facteurs qui nont pas toujours des liens vidents avec lobjet de lentreprise. Il est prfrable que des rgles organisationnelles simples et prcises dnissent la conduite de lentreprise, rgles qui doivent bien videmment correspondre aux valeurs du groupe. Leur mise en uvre permet de contourner les donnes individuelles qui deviennent facilement des impratifs individualistes, si elles ne sont pas contenues par une rgle du jeu commune. Par exemple, les rles fonctionnels et oprationnels doivent correspondre des rgles organisationnelles plutt quaux gots et aux inclinaisons de chacun ; ainsi, un directeur gnral qui prfre se rendre constamment sur le terrain se heurtera immanquablement ceux dont cest prcisment le rle. Ce que jappelle la petite musique de lentreprise correspond ce qui dtermine spciquement son mode de management. De manire assez gnrale, ce mode de management est dni la fois par la mentalit de ses dirigeants ou, mieux encore, par un seul dirigeant , par lhistoire de lentreprise et par ce quelle produit. lvidence, le ou les dirigeants dune entreprise dnissent ce mode de management. Cependant, il nest pas ici question du noyau dur de ce management, cest--dire de ce qui peut en tre dit ofciellement et ouvertement. Il ne sagit pas de la ligne ofcielle du parti , mais du niveau plus intimement relationnel de ces modes de management. De mme, je ne me rfre pas aux valeurs ofcielles de lentreprise, celles qui sont mises en avant pour apporter

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une cohsion au groupe et, en ralit, rester dans le politiquement correct. Ce sont toujours les mmes termes qui reviennent : il est question defcacit, de ractivit, desprit de solidarit et de coopration, de sens des responsabilits et de dveloppement des comptences. Tout cela est enrubann dun humanisme bon teint auquel il semble difcile dchapper. Il sagit l dun ensemble de valeurs qui ne rsistent pas bien longtemps aux exigences conomiques et aux lois du march ou celles de la productivit. Lhistoire ancienne ou rcente de lentreprise est contenue dans sa situation prsente. Plus exactement, ce nest pas tant lhistoire au sens premier du terme cest--dire en tant que succession dvnements et de faits que je fais allusion, mais tous les ressentis, toutes les motions qui sous-tendent les moments les plus difciles de cette histoire. Ces lments-l restent longtemps prsents, mme avec les annes et au-del de lhorizon gnrationnel. Ils nourrissent la vritable mmoire du groupe bien plus que certains faits dnus de toute dimension affective. Ainsi, un conit ou une crise rappellent tous les conits et toutes les crises qua pu connatre une entreprise et permettent mme danticiper ceux qui ne sont pas encore apparus. Il en est de mme pour chacun dentre nous, car ce qui nous imprgne et nous marque, cest dabord la rptition des mmes types dvnements. Par exemple, dans une entreprise dont la croissance sest faite essentiellement partir de rachats et/ou de fusions, la tendance sera au dveloppement dun mode de management marqu par la disqualication. En effet, cette entreprise existe grce lincomptence de certains autres, grce leurs checs. Son surcrot de comptences

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trouve sa lgitimit dans le fait que dautres nont pas su, ou nont pas pu, en avoir sufsamment au bon moment. Cette logique va encore se complexier par le fait que certains des membres de la ou des entreprises rachetes vont faire partie du groupe des dirigeants de lentit actuelle. Autrement dit, lhistoire et la succession des checs vont rester inscrites dans les relations, en ce que les mmes logiques relationnelles se prolongent en touchant un point essentiel, cest--dire les conditions de son existence mme, marquant ainsi le style de management. Ce que produit lentreprise, au sens large du terme, inltre galement peu ou prou son mode de fonctionnement. Cela signie que les connotations relationnelles attaches au savoir-faire de lentreprise ont toujours tendance modliser les relations entre les membres de lentreprise. Quelques exemples peuvent illustrer cette logique et les analogies qui en dcoulent. Ainsi, lentreprise-hpital sait gnrer de la protection pour ses clients naturels, cest--dire les patients et, dans une certaine mesure, pour leur entourage. Cette protection les soulage face la souffrance du corps et de lesprit, et les aide mieux vivre linjustice qui accompagne toute maladie, surtout lorsquelle rend possible ou imminente une issue fatale. Mais cette protection, ce que produit donc lhpital, a galement tendance pntrer les relations entre les membres du personnel, elle en vient dnir les liens dans les quipes de soins. Il en rsulte, par exemple, quun problme dalcoolisme sera plus srieusement pris en charge, paradoxalement, dans un milieu industriel que dans un milieu hospitalier. En effet, la protection qui prvaut parfois entre les soignants ne permet pas daborder

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ce type de souffrance : on nen parle pas, on ne la dnonce pas, on prfre lignorer. De mme, dans un organisme public comme lANPE, charg de la prise en charge des demandeurs demploi et dont la tche consiste dnir au mieux une adquation entre les comptences professionnelles dun individu et les exigences dun futur employeur, la question de la formation est donc trs importante. Mais cette question devient facilement celle qui proccupe les employs de ces agences : ils savent parfaitement utiliser les comptences quils ont acquises auprs de leur clientle en les transposant, pour eux-mmes, dans leur propre trajectoire professionnelle. Cest ce qui fait que ces agences sont dexcellents clients pour les cabinets de consultants, en ce que les membres de leur personnel sont facilement inquiets pour leur propre formation et en viennent accumuler des connaissances dans une dmarche dexcellence qui ressemble parfois une fuite en avant. Il leur parat vident quil est utile et mme ncessaire de faire appel des comptences extrieures puisque cest ce qui constitue leur propre identit. Un dernier exemple enn : une entreprise de scurit qui commercialise la fois du matriel et des services dintervention auprs de ses clients aura tendance manager, pour elle-mme, de manire trs particulire, la question du changement. Dans son mode de gestion des problmes de management, elle va facilement attendre la toute dernire extrmit avant de ragir et de mettre en place de nouvelles modalits de fonctionnement. Le fait est que lentreprise agit avec elle-mme comme elle agit avec ses clients : elle gre lurgence et donc se gre dans

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lurgence. Tout se passe comme si elle en avait besoin pour exister, et ce besoin va donc se jouer galement lintrieur de lentreprise, comme si lurgence la nourrissait non seulement dans son activit commerciale mais galement dans son organisation interne. Ainsi, lorsque dans une large mesure, une entreprise fonctionne de la mme faon pour ses clients externes et les membres de son personnel, elle risque de dysfonctionner et de se sclroser en se repliant trop sur elle-mme plutt que de rester ouverte sur son environnement. Malheureusement, il est parfaitement impossible de dnir objectivement cette mesure ; elle varie selon les cas et les situations. Il importe donc, pour le mdiateur, de connatre autant que possible tout ou partie de ces lments et notamment cette petite musique de lentreprise. Ces lments peuvent lui permettre de mieux identier une des origines possibles des conits. En effet, beaucoup dentre eux se jouent dans cette souffrance autour dun fonctionnement dont les limites, entre lintrieur et lextrieur, restent oues et mal dnies.

Identier clairement lorigine et les spcicits de cette demandeLe mdiateur doit donc rester attentif identier quel est, pour lui, le meilleur interlocuteur, cest--dire celui qui est effectivement le mieux mme de dnir les enjeux qui ordonnent la situation, car le dmarcheur nest pas ncessairement le dcideur . Pour mieux comprendre quel est ce dcideur, cest--dire la personne qui possde au

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mieux la dnition des enjeux, le mdiateur doit donc rester curieux du fonctionnement de lentreprise et des modes relationnels qui ont le plus frquemment cours. Il nest pas rare que la dmarche envers un professionnel, en vue dune demande de mdiation, fasse lobjet dune dlgation. Autrement dit, la personne qui est effectivement lorigine de la dmarche peut facilement se cacher derrire une autre. En effet, demander une mdiation peut tre ressenti comme un aveu dchec, ou peut tre considr comme un engagement vers un compromis, comme sil sagissait dj de lcher prise et de savouer vaincu. Il est alors tentant de ne pas en prendre immdiatement la responsabilit et de faire endosser cette dmarche par une autre personne. De mme, il est possible quune demande de mdiation soit incomplte au sens o seule une partie du problme peut tre initialement expose au mdiateur. Cest probablement le cas le plus frquent, sans que la bonne foi des personnes puisse ncessairement tre mise en doute. Il est normal de se focaliser sur ce qui fait mal lorsquon souffre dune situation. L encore, la curiosit est indispensable pour aller au-del de ce qui est annonc, un peu plus loin que ce qui est expliqu. Cest l que les outils de lapproche systmique sont dun grand secours car ils permettent de mieux apprhender les tenants et aboutissants de toute situation de crise. Nous en verrons des exemples ultrieurement.

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Identier les attentes et les demandes cachesIl est plus pertinent de parler non pas dune seule demande mais dune pluralit de demandes. Parmi ces demandes, certaines sont manifestement nonces, dautres restent caches. Les premires retent ce que lon peut appeler la ligne ofcielle du parti , les secondes concernent la trajectoire personnelle de chaque individu dans lentreprise. De mme, les attentes ne sont jamais simples : elles sont toujours plurielles et ne sont pas ncessairement nonables. Cest ce qui fait que nous nous trouvons, encore ici, face des situations complexes. Un conit ou une crise dramatisent tout un ensemble de prises de position et gnrent de nombreuses ractions motionnelles. Il est donc des attentes normales , celles qui relvent dune logique organisationnelle, lesquelles renvoient la conduite gnrale du groupe, et dautres qui concernent des logiques plus individuelles. La ligne ofcielle du parti va dans le sens dune rsolution claire et rapide des problmes. Elle se conjugue partir et autour du modle du fonctionnement hirarchique de lentreprise, ce qui justie amplement la dmarche envers un consultant ou un mdiateur. La ligne ofcielle est toujours imprgne de bonnes intentions , elle est difcilement rfutable et ne peut donc tre remise en question. Ainsi, le contenu de la ou des demandes ofcielles offre peu de surprises. Elles en reviennent constamment souhaiter le retour un ordre normal , notamment dans le respect de ce que dcrit lorganigramme. Ainsi, ces attentes sont toujours politiquement correctes, elles peuvent facilement tre anticipes et obissent des rgles

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toujours identiables. Ces demandes, pour autant, ne sont pas ngliger, dune part parce quelles justient la ncessit dune aide externe (elles permettent donc dentrer dans la forteresse homostasique), dautre part parce quelles vont permettre au mdiateur de formaliser la dimension contractuelle de son intervention. Les attentes normales mettent en avant la souffrance que provoque et quexacerbe la crise, elles sinquitent soit de la xation de la crise, soit, a contrario, de son extension. Sa xation, cest--dire sa prolongation dans le temps, risque daboutir transformer une partie du systme en bouc missaire ; son extension fait que la crise prend une valeur de modle jusqu ce que stende, bien au-del des protagonistes initiaux, le champ des remises en question. Il arrive galement que la demande de mdiation obisse un principe de prcaution, auquel cas le champ daction du mdiateur est bien plus important, car il peut alors mieux intervenir sur les lments qui expliquent cette crise, au sens o jai dj eu loccasion de le dnir. En parallle ces demandes ofcielles , il existe toujours dautres attentes : ce sont donc les demandes caches . Celles-ci obissent des intrts individuels et personnels. Ces attentes sont celles qui, prcisment, ne peuvent pas tre nonces car elles contreviennent gnralement aux objectifs de lensemble du groupe. Elles doivent tre identies, autant que possible et aussi rapidement que possible, sans tre ncessairement nonces et donc dnonces par le mdiateur. Le mdiateur lui-mme risque soit de se trouver disquali, soit ce qui est bien plus grave dtre transform en bouc missaire par tout ou partie du groupe, auquel cas il devient totale-

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ment impuissant et nest plus en mesure dintroduire un quelconque changement dans la structure. Quelles peuvent tre ces attentes caches ? Tout dpend dabord de la personne en question, de lidentit et de la fonction de celle qui porte cette demande et ensuite du type de situation auquel le mdiateur se trouve confront. Pour toutes ces raisons, il mest bien videmment impossible dtablir une liste exhaustive de ce type dattentes. Jen prsente cependant les plus frquentes ci-aprs.

Disqualier une personne ou la hirarchieToute crise porte en elle la possibilit de disqualier la ou les personnes qui ont la responsabilit du groupe dans lequel elle clate. Il est possible que cette disqualication porte sur une personne prcise (sans que cela soit immdiatement apparent) ou que ce mcanisme puisse prendre dautres proportions, atteignant une partie de la structure ou certaines des fonctions qui y sont exerces, notamment tel ou tel niveau hirarchique de lentreprise. Une crise peut tre loccasion de faire apparatre lincomptence dun individu. Nous lavons vu, lincomptence relationnelle peut tre facilement voque dans ce genre de situation, et peut concerner lune ou lautre dimension du management. Ainsi, cette attente peut se trouver incluse dans la demande de mdiation. Tout se passe alors comme si, dans lesprit de certains, un des bnces de la crise pouvait tre de mettre lpreuve telle ou telle personne, dans lespoir quun chec servirait leurs intrts personnels. Une preuve et une mise en chec dont le mdiateur devient le complice et le metteur en scne, bien videmment, involontaire. Il est facile de com-

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prendre que dans ces conditions, son propre chec est luimme souhait.

Modier lorganisation de lentrepriseIl arrive que le besoin de changement que la crise fait merger soit encore plus massif , encore plus fondamental. Au-del de la disqualication des personnes ou dun groupe de personnes, cest alors tout ou partie de lorganisation de lentreprise qui doit ou devrait tre remise en question. De nouveau, lun ou lautre des protagonistes peut avoir vu dun bon il lclatement de cette crise et mme sa non-rsolution. lvidence, la vie de lentreprise ne se droule pas comme un long euve tranquille ; ce type de situation nest pas rare. En loccurrence, nombre de personnes peuvent prouver le sentiment de se faire instrumenter, au premier rang desquelles le mdiateur, qui ne sert alors qu mettre plat une bonne partie de lorganisation, sans que cela corresponde ncessairement son mandat tel quil est explicitement pos.

Aboutir des passages lacte Le passage lacte, cest--dire le fait de prendre et dappliquer une dcision relativement inattendue et brutale sapparente ce que jai dj dcrit comme tant davantage une solution quun vritable changement. Autrement dit, la mdiation est alors totalement vide de sa dimension pdagogique. Gnralement, cette dcision survient en dehors de lintervention du mdiateur ; elle peut aussi tre prsente, non sans abus, comme une consquence plus ou moins loigne de cette intervention. Dans tous les

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cas, elle sapparente une prise de pouvoir qui bouscule les termes du contrat que le consultant a pu tablir avec lentreprise. Par exemple, le licenciement dun des protagonistes de la crise peut survenir alors que tout laissait penser quil ntait pas question de se sparer de cette personne ; ou encore, un accord peut stablir, l aussi contre toute attente, entre des protagonistes qui ne semblaient pas pouvoir envisager un quelconque rapprochement. Il peut alors apparatre que les possibilits, voire les conditions de ces passages lacte taient dj prsentes avant mme lintervention du mdiateur. Cela peut correspondre aux intrts de la structure, mais on peut aussi dduire de cette instrumentalisation que les modles de management de lentreprise en question nobissent pas des rgles de clart ou quils relvent plus de limprovisation que dune politique mrement rchie.

Contractualiser linterventionChaque fois quintervient un consultant, son action doit tre dnie par un contrat. Je ne mentionne pas ici le contrat du point de vue administratif, mais du point de vue de sa dimension relationnelle. Il sagira de ce que sur quoi le consultant peut sengager, en quelque sorte le contrat moral qui peut stablir entre lui-mme et la structure dans laquelle il intervient. Il doit dabord tre bien clair quen aucun cas le mdiateur ne peut tre li par une obligation de rsultat. Comme chaque fois quun consultant sengage dans une entreprise, ses obligations concernent dabord les moyens quil va

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mettre en uvre et non pas le rsultat de son intervention. En effet ce rsultat est, dun point de vue systmique, comme je lai dj mentionn, impossible valuer de manire objective et dnitive par ceux quil concerne immdiatement. Le client, au sens large du terme, est luimme partie prenante dans le rsultat de la mdiation ; il ne peut se situer lextrieur du processus dont il est un des acteurs. Sil se plaait dans la position dvaluer ce processus, il deviendrait alors la fois juge et partie , il jugerait en fait lui-mme sa propre attitude, ce qui aboutirait un paradoxe intenable. Je lai dj relev plusieurs reprises, nous sommes ici dans le domaine de la complexit, et les intrts immdiats, manifestes ou cachs, de la ou des personnes qui interviennent dans le processus dterminent le rsultat nal. Pour le mdiateur, lintrt principal de la contractualisation de son intervention rside dans le pouvoir quil a de dnir lui-mme le cadre de son travail. Autrement dit, il doit rester autant que possible matre du o, quand, comment de sa dmarche. Il ne peut prtendre en dnir toutes les dimensions mais il doit faire au mieux pour sauvegarder sa libert. Ce nest pas son seul intrt quil cherche ainsi protger, mais les possibilits de changement quil juge pertinentes de mettre en uvre. Son exprience et ses comptences doivent lui permettre didentier ces changements dans un constant va-et-vient entre les attentes et les demandes de ses diffrents clients. Nous allons maintenant voir comment le consultant sefforcera matriser le contexte de son intervention, car il doit sagir l de son premier souci.

4 Ltat desprit du mdiateur

tat desprit avec lequel le mdiateur va intervenir peut tre rsum de la manire suivante : il se considre lui-mme comme un observateur/acteur qui doit permettre aux diffrents protagonistes du conit de dpasser les enjeux immdiats dans lesquels ils (se) sont enferms depuis un certain temps. Le mdiateur est donc la fois un observateur et un acteur, et dgale manire. Sil est plus un spectateur quun acteur, il ne sengage pas dans son travail de mdiateur, il reste en dehors des enjeux de lentreprise ;