Extrait distribué par Editions Gallimard · Anne Plantagenet est l’auteur de Un coup de corne...

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F O L I O B I O G R A P H I E S

c o l l e c t i o n d i r i g é e p a r

GÉRARD DE CORTANZE

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Gallimard

Marilyn Monroe

par

Anne Plantagenet

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Anne Plantagenet est l’auteur de Un coup de corne fut mon premierbaiser (Ramsay, 1998), Seule au rendez-vous (Robert Laffont, 2005, Prix durécit biographique) et Manolete, le calife foudroyé (Ramsay, 2005, Prix dela biographie de la ville d’Hossegor).

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Brune1

Juillet 1962. Elle marche à vive allure. Seule, aucœur de l’après-midi, sur le trottoir du quartier ré-sidentiel de Brentwood, Los Angeles, elle courraitpresque. C’est une brune de taille moyenne, plutôtcourte sur pattes, enrobée dans un imperméableinforme qui masque sa silhouette et lui descendaux chevilles. Pas de maquillage, ou très discret.Elle porte de grosses lunettes noires, des chaus-sures plates, ordinaires. Les voitures la croisent,sans même ralentir. Il s’agit seulement d’une pas-sante, effarouchée, le cheveu en bataille, une créa-ture de la nuit qui, à l’évidence, émerge tout justede son lit. Folle peut-être ou droguée. Elle semblefuir un danger, quelqu’un. S’éloigne-t-elle d’unrendez-vous adultère, d’une orgie organisée par lajet-set hollywoodienne dans l’une des riches villasdu coin que de hauts murs dérobent aux regardsþ?À quoi cherche-t-elle à échapperþ? Elle est pressée,essoufflée, continue de trotter à petits pas. Quelâge a-t-elleþ? Difficile à dire à cause des lunettes,de la frange noire qui lui camoufle le front etcontraste avec l’extrême pâleur de la peau. Mais

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la trentaine passée sans doute. Une certaine fati-gue émane de son corps sans grâce particulière,une lassitude lourde, quelque chose d’affaissé, derésigné dans l’allure.

Elle lève le bras pour héler un taxi.«þJe… je ne sais pas. Roulez. Tout… tout droit.

Je vous… vous dirai quand… quand vous arrê-ter.þ»

Le chauffeur est surpris. Pas par la requête, il ena vu d’autres. C’est la voix qui l’a saisi. Une voixsi fluette, si frêle, qu’il a fixé son rétroviseur avecla crainte soudaine d’avoir embarqué dans sonvéhicule une mineure, une fugueuse. Bègue, par-dessus le marché. Pourtant c’est bien d’une femmequ’il s’agit. La passagère a retiré ses lunettes. Denombreuses petites rides strient le tour de ses yeuxbleus. Ses joues sont recouvertes d’un duvet assezépais. Blond, presque blanc. Comme ses sourcils.Le chauffeur est rassuré. Ce qu’il redoute, lui, cesont les braqueurs, les violents. Les désœuvréesqui viennent chercher un peu de compagnie danssa voiture ne le dérangent pas. Même si elles nesentent pas très bon. Tant pis. S’il le faut, il estprêt à faire la conversation. Mais c’est elle quil’engage, avec son petit filet de voix quasi inaudi-ble, polie, suppliante.

«þQuelle est la fe… femme avec qui vous rê…rêveriez de pa… passer une nuitþ?þ»

Elle n’avait pas dormi avant l’aube. Rien àfaire, malgré ce qu’elle avait ingurgité pour ap-privoiser non pas le sommeil, mais la peur du

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sommeil, l’endormissement, l’abandon, les cau-chemars. La petite mort. Elle n’a pas dormi, etpour faire taire le silence alentour, pour fendre unmoment la solitude qui l’oppresse, elle s’est jetéesur le seul objet qui la lie encore au monde et luiprouve que sa chair brille toujours quand touts’est éteint autour d’elle. Le téléphone. Un com-biné blanc, branché dans la pièce voisine, avec uncâble d’une dizaine de mètres qu’elle fait passersous sa porte et glisse en tremblant tout contreelle, comme une peluche, entre ses draps, sousson oreiller. Elle appelle. N’importe qui, tout lemonde, ami(e)s, amants, ex, docteurs, masseurs,journalistes, fils de, parents de, voisins, attaché(e)sde presse, photographes, coiffeurs, maquilleurs,acteurs, professeurs, psychiatres, devine qui c’est,tu as vu l’heure. Elle susurre, de sa voix minus-cule. Elle n’a pas vu l’heure. Ça changerait quoi.Son temps est autre, parfois elle dort cent ans,princesse, sirène, elle vole, flotte, elle est sur uneplage, dévêtue, face à l’océan, le vent est chaud,elle est offrande. Elle, ou plutôt cette présenceétrangère qui habite en elle et qu’elle rencontreparfois, comme une colocataire sur laquelle ontombe de temps à autre. Dans son univers libérédes conventions et des mensonges, tout est per-misþ: déambuler nue dans le décor blanc et vide desa maison sous l’œil médusé des visiteurs, boiredu champagne au réveil, arriver huit heures en re-tard à un rendez-vous. Téléphoner au cœur de lanuit au premier numéro venu.

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Car son univers est celui d’un conte pour en-fants. Et les heures n’existent pas.

Une femme blanche et brune donc, insomnia-que, de trente et quelques années, décoiffée, qu’ondevine un peu ronde sous son imperméable tropgrand. Ronde et usée. Quelconque.

Tout avait commencé bien avant son départpour la côte Est, ce fameux jour, fin 1954, où elleavait filé à l’anglaise, bras d’honneur à la Fox, etavait embarqué sur un vol de nuit, aller simple LosAngeles-New York, en tailleur beige, retranchéesous une perruque brune et derrière l’invraisem-blable pseudonyme de Zelda Zonk, pour s’affran-chir du système hollywoodien qui exploitait sescourbes, ses mamelles, comme on pompe unevache à lait, autant que pour se délivrer de lablondasse en celluloïd dont tous les hommes, del’ouvrier au sénateur, possédaient une photogra-phie en bikini, et que les producteurs s’obstinaientà séquestrer dans des rôles d’irrésistible idiote.Zelda Zonk était l’une de ses plus brillantes com-positions. Un grimage auquel elle avait recoursaussi souvent qu’il le fallait, moins faux, moinstriché. Non pas la brune latine, incendiaire, maisla femme de tête, calculatrice, froide et détermi-née. Une identité usurpée qui gagnait le respect, ceà quoi elle aspirait plus que tout. N’était-elle pasmeilleure actrice qu’on ne croyaitþ? La premièrefois que ça l’avait prise, c’était un matin. L’airétait soudain devenu irrespirable. Elle aurait voulusortir de son corps, s’arracher à cette enveloppe

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rose et pulpeuse qui appelait partout au plaisirþ: àl’écran, sur les couvertures des magazines, les pos-ters, les calendriers. Alors elle s’était collé une per-ruque brune sur la tête, avait enfilé des vêtementstout simples qui ne lui moulaient pas à outranceles fesses et les seins, et était sortie dans la rue.Elle voulait voir l’effet produit, retrouver la sensa-tion perdue depuis belle lurette de déambuler sanstortiller du cul, seule, sans déclencher des émeutesdont seule l’armée réussissait à venir à bout. Sedéfaire quelques heures de cette part d’artificequi avait fini par l’habiter, comme une maladieincurable. C’était bon, tout à coup, cet incroya-ble anonymat, et meilleure encore, rassurante, laconscience aiguë de pouvoir le rompre à tout ins-tant. Rien de plus facileþ: il lui aurait suffi d’enle-ver ses cheveux postiches et surtout de reprendresa célèbre démarche «þhorizontaleþ» pour que lemiracle s’accomplisse immédiatement. Au fond,elle n’avait même pas besoin de perruque. Natu-relle, revenue à la fragilité de ses origines, per-sonne ne pouvait la reconnaître, personne nesavait qui elle était. Ce n’était ni une question defard, ni de couleur de cheveux. En réalité, on ne lavoyait que lorsqu’elle avait décidé d’apparaître.La preuve, au faîte de sa gloire, au cours de cer-taines soirées new-yorkaisesþ: «þVous faites quoidans la vieþ?

—þJe suis actrice.—þEt quel est votre nom2þ?þ»Voix d’oisillon et l’air de s’excuser. Incroyable

mais vrai. La femme la plus désirée au monde, qui

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provoquait des embouteillages monstres à chacunede ses sorties, pouvait tout aussi bien s’évanouir àvolonté, se fondre dans le décor. Être une élèveparmi d’autres de l’Actor’s Studio, une passanteincognito sur la 5eþAvenue, presque laide, mal fa-gotée, un de ces visages vides qui lancent des miet-tes de pain aux oiseaux dans Central Park, uneombre désemparée sous le soleil de Californie.Mais ça, elle l’ignorait encore, apprendrait peu àpeu qu’elle seule détenait ce pouvoirþ: donner vieà sa célèbre doublure, la convoquer au besoin.Avec ou sans Zelda Zonk. En un claquement dedoigts.

Animéeþ; inanimée.Elle seule pouvait déterminer le regard des

autres et éclore en pleine rue, au grand émoi desbadauds. Elle imaginait l’affolementþ: le temps seserait suspendu, on l’aurait poursuivie, traquée,entourée, assaillie. Comme dans ces aéroportsqu’il fallait fermer toute une journée avant de re-venir au calme «þd’avantþ», avant qu’elle ne des-cende d’un avion, éclatante, rieuse, plus d’uneheure après son atterrissage et traverse une pistebarricadée par des gardes plus hauts que des mira-dors, mitraillée par une meute de photographes,tandis qu’au loin, écrasée derrière des barrières, lafoule hurlait son nom (qui n’était qu’un prénom,pas même le sien) et rêvait de la piétiner. Savantemise en scène. Maintes fois répétée. Tout en laprovoquant, elle redoutait la suffocation. Si lesgens avaient renversé la sécurité et envahi la piste

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jusqu’à elleþ? Et si, dans la rue, Zelda Zonk avaitjeté le masqueþ? Soulèvement. Trouble de l’ordrepublic. L’idée la paniquait, mais elle n’aurait pasappelé à l’aide. Elle s’était aperçue qu’elle jouissaitde cela aussi, de cette dépossession, de cet écrase-ment, comme sous le poids lourd, trop lourd, d’unamant. Ou d’un oreiller. Quand on s’amuse à neplus respirer.

Elle s’amusait, parfois, à ne plus respirer.Depuis longtemps, elle luttait contre l’asphyxie.

Maintenant, elle est rentrée chez elle. Elle aéchoué de taxi en taxi. Tout l’après-midi. Chaquefois la même question et presque à l’unanimité lamême réponse. Sur la douzaine de chauffeurs in-terrogés, dix ont lâché spontanémentþ: «þMarilynMonroe.þ»

L’imperméable gît en boule par terre, à côté deschaussures et de la perruque brune. Elle ne portaitrien d’autre. Un miroir lui renvoie la vision de lapaille pisseuse qui lui sert de chevelure, de soncorps nu et blanc, sans fard, qu’elle n’a pas lavéces derniers jours, sur lequel s’agrippent les an-nées et dérapent les caresses. Car elle est seule, cesoir, avec la nuit devant elle, le téléphone pourunique étreinte. Ce n’est pas grave. À peu d’ex-ceptions près, tous les hommes brûlent de coucheravec elle. Les hommes — combien d’amants glis-sés sur sa chair — qui se jettent sur sa peaucomme des morts de faim. S’ils savaient. S’ilsavaient su qu’elle était là, à quelques centimètres,

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vulnérable, offerte. Le fantasme numéro un. Ilsne l’ont pas reconnue. Ils ne l’ont pas vue. CarMarilyn Monroe n’existe pas.

Marilyn Monroe, c’est elle.

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Naissance

Il y a d’abord la lumière qui s’éteint, violem-ment, sans explication, puis la sensation que toutdevient difficile, hostile et chaud. Très chaud. Unebataille monstrueuse et disproportionnée contreun néant soudain, incompréhensible, qui gagne duterrain et recouvre tout.

Rhode Island Avenue, Hawthorne. Une journéecomme les autres dans cette banlieue morne deLos Angeles. Des pavillons alignés où s’empilentrêves écrasés, mensonges et mauvais goût, où der-rière des rideaux se retranchent des années demesquinerie. Dans un des bungalows, une vieillefolle, gavée de prêches et de sermons évangéli-ques, tente d’étouffer un nourrisson sous unoreiller. Elle appuie sur son visage. La petite (carc’est une fille) se débat. Ses bras, ses jambes pote-lées s’agitent. Mais l’autre maintient sa pression,l’accentue même, plaquant bien le coussin sur lafigure du bébé pour qu’aucune parcelle d’air nepuisse passer, qu’aucun cri ne filtre. Les mou-vements de l’enfant commencent à faiblir. Lecombat est trop inégal, évidemment. La vieille a

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des années d’avance de violence plus ou moinscontenue, de frustration haineuse. Elle a surtoutce qu’on appelle pudiquement des «þcrisesþ». De-puis un temps elle cherchait un coupable au grandratage qu’avait été sa vie. Et ce matin, tout a étéclair. Le démon, c’est Norma Jeane, la fille de safille, cette gamine vigoureuse et joufflue qui ga-zouille dans ses langes, à deux pas d’elle.

Heureusement, les Bolender, voisins d’en face,chargés de veiller sur l’enfant, arrivèrent à tempspour empêcher Della Monroe Grainger de tuer sapetite-fille. On mit deux ou trois gifles au bébé etpeut-être lui fit-on un massage sur la poitrine afinde permettre à l’air de circuler à nouveau dans sespetits poumons. Puis on expédia sans attendre lavieille à l’asile d’aliénés. Ou alors (autre version),la petite parvint, seule, à se débattre assez pour ré-sister à l’étau monstrueux. Et la grand-mère finitpar s’avouer vaincue. Ou encore la crise s’arrêtabrusquement, à temps, l’ancienne changea d’idée,cala l’oreiller derrière son dos pendant que la ga-mine toussait à s’en déchirer la gorge et reprenaitses esprits. Della Monroe ne serait pas envoyée àl’asile ce jour-là. Ce ne serait que partie remise.

Quoi qu’il en soit, Norma Jeane ne mourut pas.Pas cette fois. Pas en 1927.

Mais ce qui serait l’histoire sordide d’un infan-ticide, un cas effrayant de démence fulgurante,n’est peut-être qu’une fable. Car il n’existe aucunepreuve de cette prétendue tentative de meurtreperpétrée sur un inoffensif bébé de quelques mois.Vrai ou faux, l’enjeu, la signification de cet «þinci-

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dentþ», n’en est que plus fort. C’est en effet Ma-rilyn Monroe superstar, adulée dans le mondeentier, personnification de la féminité triomphante,qui dévoila ce fait et le rendit public. Ce fait in-time et épouvantable qui, selon elle, la constituaitet, en quelque sorte, l’avait accouchée. Son actede naissance. Son premier souvenir, disait-elle. Ce-pendant, la femme connue sous le nom de Ma-rilyn Monroe mentit beaucoup sur son passé, sonenfance, ses débuts dans la vie, ses mariages. Satrajectoire est une forêt noire au milieu de laquelleelle consentit, parfois, à laisser tomber quelquesmenus cailloux. Il fallait bien qu’elle se protège. Ilfallait bien aussi qu’elle se construise. Qu’elle s’in-vente et forge sa légende où se confondaient la dé-mence atavique de son ascendance familiale etl’incroyable force de résistance d’une petite filledélaissée, mal aimée, victime de la férocité desadultes. Elle devait s’appuyer sur le contrasteentre le vilain petit canard Norma Jeane et lecygne somptueux Marilyn Monroe. Plus celui-ciserait saisissant, plus le mythe serait puissant etuniversel.

Il était donc une fois, raconta-t-elle, une petitefille pauvre née à neuf heures et demie du matin le1erþjuin 1926 dans la salle commune de l’hôpitalgénéral de Los Angeles. Un beau bébé, éclatant desanté, très blanc de peau, avec quelques boucletteschâtain clair et des yeux follement bleus. Du côtématernel, un arrière-grand-père suicidé, un grand-père mort fou, une grand-mère cyclothymique,

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alcoolique et maniaco-dépressive. La mère, elle,est instable et sujette à différentes psychoses.Quant à l’ascendance paternelle, tout est possible.La fillette n’a pas de père. Le déclaré, MartinEdward Mortensen, d’adresse inconnue, est sim-plement un nom vide, sans visage. Le vrai père estmort, ou bien il a tiré sa révérence sans prévenir,ou encore ignore-t-il qu’il est père. Peut-être pré-fère-t-il ne pas le savoir. Gladys Baker, la mère, neconnaît pas vraiment d’amours durables. Sait-elleau juste qui l’a mise enceinteþ? C’est une femmemince, encore jeune, à la silhouette plutôt gra-cieuse et accueillante, ferme, qui travaille douzeheures par jour dans un studio de montage des«þConsolidated Film Laboratoriesþ» de la RKO.Rien de très excitantþ: une tâche purement méca-nique consistant à trier et classer des négatifs.Mais c’est Hollywood, le monde du cinéma, in-dustrie du rêve. Et Gladys aime bien rêver, faire lafête avec son amie et collègue Grace McKee, sortiravec des hommes, se prendre pour une actrice,oublier un moment l’enfer d’où elle sort. En unmot, refaçonner la réalité à sa juste mesure. Sonpère est mort dans un hôpital psychiatrique. Quantà sa mère…

Gladys croit que son père était cinglé, que samère en prend le chemin, que la dépression et ladémence sont héréditaires. Elle cherche des issuespour échapper à cette saloperie de fatalité ettente le corps des hommes, les bras des hommes.Leurre de protection, mirage d’équilibre. À qua-torze ans, elle est enceinte. Sa mère l’oblige à

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épouser l’auteur du délit. Il s’appelle Jasper Baker,a douze ans de plus qu’elle, boit et cogne quandça le prend. Et ça le prend souvent. Il voudraitque Gladys avorte, ce qu’elle refuse. Ils se marienten maiþ1917. Della fait croire à tout le monde queGladys a dix-huit ans. En novembre, elle accouched’un garçon, Jackie, et à peine deux ans plus tardd’une fille, Berneice. Elle n’est pas tout à fait ré-signée. Chez elle, quelque chose résiste encore.Lasse d’être injuriée, humiliée, de tomber quoti-diennement sous les raclées de son époux, et deporter des lunettes de soleil pour dissimuler sesyeux pochés, Gladys demande le divorce en 1921et retourne s’installer chez sa mère abandonnéepar son deuxième mari, avec ses deux enfants.

Alors l’effroyable se produisit. Dans cette fa-mille, le pire, comme allait l’apprendre la petiteNorma Jeane, était toujours à venir. On avaitbeau croire que le plus difficile était passé, qu’àun moment donné, pour des raisons statistiques,la balance allait finir par pencher de l’autre côté,du côté doux et tempéré des choses. Eh bien non.L’horreur parvint, une nouvelle fois, à reprendrele dessus.

Une fin de semaine, Jasper Baker ne ramène pasles enfants. Gladys a beau tenter plusieurs démar-ches et se démener comme un diable, rien n’y fait.Son fils et sa fille sont désormais entre les mainsd’un père violent, alcoolique et cruel, qui leur faitpayer à eux le départ de leur mère. Gladys tangueet fléchit, elle ose l’oubli, s’installe dans un appar-tement minuscule à Hollywood. Quand elle rem-

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plit des formulaires administratifs, elle entoure lamention «þsans enfantþ» ou «þdécédésþ». Elle essaiele cinéma, se coiffe comme les actrices à la mode,s’invente des vies plus grisantes que la sienne,moins funèbres. En compagnie de son amie Grace,décolorée comme Jean Harlow, elle se rêve surgrand écran, pas bien longtemps du reste, com-prend assez vite qu’il lui faut passer de l’autrecôté, du côté de la technique, et échoue dans unesalle de montage de la RKO. Les films s’enchaî-nent, les modes aussi. Gladys crante ses cheveuxet fume des cigarettes. Elle prend des poses, portede petits tailleurs cintrés. Elle enchaîne les étrein-tes sans lendemain, goûte à l’amour (le vrai, cettefois) avec Stan Gifford, rêve mariage à nouveau,très fort. Mais les hommes ne restent pas long-temps sur son corps sec et fiévreux. Les hommes,probablement, savourent dans un premier tempssa désinvolture, l’extrême finesse des traits de sonvisage, la douceur onctueuse de sa peau, mais lalueur qui s’allume de temps à autre dans son re-gard bleu leur intime secrètement l’ordre de pren-dre la fuite. Gifford refuse de l’épouser. Blessée,trahie, de plus en plus angoissée, Gladys se jette surun ouvrier qui passait par là et lui passe la bagueau doigt. Ou la corde au cou. Nous sommes enoctobreþ1924. Entre en scène le fameux EdwardMortensen qui figurera, deux ans plus tard, surl’acte de naissance de la petite Norma Jeane qu’ilne connaîtra jamais et dont il est quasiment excluqu’il soit le géniteur. Il faut croire en effet queGladys Baker, à tout prendre, préfère encore les

coups à l’ennui. Au bout de quatre mois, elle adéjà fait le tour d’Edward Mortensen et de son ac-cent norvégien. Ils se séparent en févrierþ1925. Re-tour aux mauvais traitements et au bon vouloir deStan Gifford dont l’inconstance la dévore à petitfeu.

Quand, en octobreþ1925, elle découvre qu’elleest enceinte, Gladys n’hésite pas. Même si Gifforda déjà fait savoir que… Et puis, qu’est-ce qui luiprouve que… Même si elle s’en sort déjà si malavec son salaire minable et le coût élevé de la vieen Californie. Même si sa mère la traite d’idiote,de malade. Gladys s’en fiche et lui demande justela permission de venir abriter sa grossesse illégi-time, de temps à autre, chez elle. Cette enfant, cettefille (car elle est certaine que ce sera une fille), elleveut la garder. Elle la garde. C’est sa revanche, sarécompense arrachée à des nuits d’attente déçue, àdes promesses brisées, aux deux petits qu’on lui apris. C’est son film sur grand écran. Car ce seraune fille et un jour une star de cinéma. Gladys leveut et lui donne le prénom de ses actrices préfé-réesþ: Norma Shearer –þou bien est-ce Norma Tal-madgeþ?þ– à qui elle croit ressembler un peu, etJean Harlow, prénom auquel elle rajoute un eparce que c’est l’usage dans l’Ouest.

Norma Jeane.

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Norma Jeane Mortensen

Norma Jeane, enfant de l’abandon plus que del’amour, du désespoir plus que du désir, d’unetoquade plus que d’une nécessité. Parce que Gla-dys n’est mère que par intermittence. Une fois lapetite née, elle a tôt fait de reprendre son emploià la RKO et sa dérive hollywoodienne, confiantson bébé aux voisins de sa mère. Della, en effet,n’est pas là. Elle est partie à la poursuite de sondeuxième mari, enfui à des kilomètres, qu’elle es-père ramener au bercail dans les plus brefs délais.Norma Jeane est baptisée par sœur Aimee SimpleMcPherson, fondatrice de la secte des scientisteschrétiens qu’a intégrée Della Monroe, et dont lessermons sont dispensés, chaque dimanche, àgrands renforts de fumigènes et d’effets spéciaux.Puis Gladys s’en va. Elle s’est entendue avec Wayneet Ida Bolender, du bungalow d’en face, moyen-nant cinq dollars la semaine, pour qu’ils prennentla petite en pension.

«þJe viendrai tous les samedis, a-t-elle promis aubébé. Tous les samedis, Norma Jeane. Je resteraidormir et on aura deux grands jours pour nous.

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Diderot, par R A Y M O N D T R O U S S O N

Fellini, par B E N I T O M E R L I N O

Janis Joplin, par J E A N - Y V E S R E Z E A U

Toussaint-Louverture, par A L A I N F O I X

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Marilyn Monroe Anne Plantagenet

Cette édition électronique du livre Marilyn Monroe d’Anne Plantagenet

a été réalisée le 22 octobre 2012 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070326655 - Numéro d’édition : 241018).

Code Sodis : N53955 - ISBN : 9782072479571 Numéro d’édition : 247214.

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