EXPOSITION D'ILLUSTRATION « NON FICTION

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EXPOSITION D'ILLUSTRATION « NON FICTION » Foire internationale du livre pour enfants BOLOGNE 10-13 avril 1997 par Marie-Michèle Poncet* A partir d'un regard sur les oeuvres exposées cette année à Bologne, Marie-Michèle Poncet s'interroge sur les tendances, les styles et les contraintes de l'illustration didactique d'aujourd'hui. D ans une belle lumière printanière on retrouve avec bonheur les longues déambulations d'arcades rouges qui invitent aux promenades dans la ville. Le soir venu, on goûte avec joie l'hospitalité chaleureuse et gourmande des trattorias pour échanger avec une vivacité déjà toute italienne les découvertes du jour, faites dans la ruche bourdonnante des innombrables pavillons de la foire. Voici quelques échos de ces conversations au sujet de l'exposition des illustrateurs qui ouvre la visite ; ou plutôt des deux exposi- tions puisque, depuis une dizaine d'années, l'illustration s'est séparée en deux présenta- tions, reproduites dans deux catalogues : l'illustration fiction et l'illustration non fic- tion ; c'est sur cette seconde partie de l'expo- sition que je voudrais arrêter mon regard : pourquoi cette séparation, et par quoi fut- elle déterminée ? Est-ce la mode, les attentes économiques développées de l'édition, le souci d'organisation de la profession ? La création en non fiction est-elle comparable ou de moindre exigence que celle attendue dans le domaine de la fiction ? Y a-t-il des vocations pour ce métier ou bien le pratique-t-on par défaut, par nécessité ? Voilà quelques-unes des questions qui sur- gissent en découvrant ces images significa- tives de ce qu'est aujourd'hui l'illustration didactique. L'exposition s'organise en quatre parties thé- matiques : « Premières leçons » ; « Nature » ; « Peuples et lieux » ; « Techniques et recons- tructions historiques » et elle révèle les choix du jury de sélection qui a retenu 48 oeuvres de 8 pays, où l'Italie domine nettement, parmi 236 envois venus de 25 pays. Les thèmes font d'emblée apparaître, plus que des catégories de sujets de connaissance, des catégories de sujets-lecteurs soumises aux impératifs de la communication : les illustrations s'adressent à des publics, des cibles, des marchés diffé- rents. Une grande part de ce contexte n'appa- * Marie-Michèle Poncet est peintre, sculpteur et professeur à l'école Estienne. 175-176 JUIN 1997/115

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EXPOSITION D'ILLUSTRATION« NON FICTION »

Foire internationale du livre pour enfantsBOLOGNE 10-13 avril 1997

par Marie-Michèle Poncet*

A partir d'un regard sur les œuvres exposées cette année à Bologne,Marie-Michèle Poncet s'interroge sur les tendances,

les styles et les contraintes de l'illustration didactique d'aujourd'hui.

D ans une belle lumière printanière onretrouve avec bonheur les longues

déambulations d'arcades rouges qui invitentaux promenades dans la ville. Le soir venu,on goûte avec joie l'hospitalité chaleureuseet gourmande des trattorias pour échangeravec une vivacité déjà toute italienne lesdécouvertes du jour, faites dans la ruchebourdonnante des innombrables pavillons dela foire.

Voici quelques échos de ces conversations ausujet de l'exposition des illustrateurs quiouvre la visite ; ou plutôt des deux exposi-tions puisque, depuis une dizaine d'années,l'illustration s'est séparée en deux présenta-tions, reproduites dans deux catalogues :l'illustration fiction et l'illustration non fic-tion ; c'est sur cette seconde partie de l'expo-sition que je voudrais arrêter mon regard :pourquoi cette séparation, et par quoi fut-elle déterminée ? Est-ce la mode, les attenteséconomiques développées de l'édition, le soucid'organisation de la profession ? La création

en non fiction est-elle comparable ou demoindre exigence que celle attendue dans ledomaine de la fiction ? Y a-t-il des vocationspour ce métier ou bien le pratique-t-on pardéfaut, par nécessité ?

Voilà quelques-unes des questions qui sur-gissent en découvrant ces images significa-tives de ce qu'est aujourd'hui l'illustrationdidactique.

L'exposition s'organise en quatre parties thé-matiques : « Premières leçons » ; « Nature » ;« Peuples et lieux » ; « Techniques et recons-tructions historiques » et elle révèle les choixdu jury de sélection qui a retenu 48 œuvres de8 pays, où l'Italie domine nettement, parmi236 envois venus de 25 pays. Les thèmes fontd'emblée apparaître, plus que des catégoriesde sujets de connaissance, des catégories desujets-lecteurs soumises aux impératifs de lacommunication : les illustrations s'adressentà des publics, des cibles, des marchés diffé-rents. Une grande part de ce contexte n'appa-

* Marie-Michèle Poncet est peintre, sculpteur et professeur à l'école Estienne.

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ill. Chiara Carrer,

in Amiual'97, iVoii Fiction

raît pas dans l'exposition : les œuvres sontprésentées hors de toute intention ou cahierdes charges. Elles ont un titre mais pas delégendes (il en est de même pour l'expositiondes œuvres de fiction). Cette présentationnous permet d'apprécier le savoir-faire et lamaî-trise des artistes, mais pas d'accéder àl'ensemble des projets où ils s'inscrivent.Impression renforcée par le fait que secôtoient illustrations non publiées et illustra-tions issues de livres.Si la séparation en thèmes est nouvelle dansl'exposition, on y retrouve les domaines tradi-tionnels de toutes les représentations desconnaissances conquises et transmises parl'illustration : cartes et relevés de l'explora-tion du monde, flore, faune de la terre, inves-tigation du corps, reconstitution des espèces,des cultures, des civilisations présentes oudisparues, manipulations techniques,constructions de machines ; cela existe depuisque l'homme a besoin de savoir, de com-prendre, de représenter et de communiquerles conquêtes de sa connaissance.

Les œuvres présentées dans le domaine des« premières leçons » dérangent l'idée pré-conçue de l'illustration non fiction commedevant être traitée avec une application àcaractère photographique.Elles s'adressent à de jeunes enfants et cesont de charmantes petites peintures trèssimples pour imagier. Il s'agit de nommer, dereconnaître une représentation, d'identifierune fonction, un objet, un processus de trans-formation. Distinguer, temporaliser, perce-voir la continuité grâce aux éléments stablesd'une image à la suivante. Apprivoiser lemouvement des changements grâce à un filconducteur qui donne l'assurance nécessairepour découvrir la nouveauté (l'arbre tou-jours présent dans les cadrages de ChiaraCarrer change selon les saisons ; le petit chienqui court se retrouve à travers tous les pay-sages de Domo Low, Florence Langlois

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montre le rapport de l'enfant avec les objetsquotidiens). Les représentations sont simples,univoques et pleines d'affectivité. Il s'agit dedonner le goût de regarder pour apprendre ànommer.Cet énoncé apparemment simple pose déjàtoute la démarche et le but de l'illustrationdidactique : un savoir est à transmettre. Quelenfant, ou tout simplement quel lecteur, peutavoir envie d'apprendre s'il n'y a pasquelque plaisir à le faire, et au-delà, l'appro-priation de sa propre expérience : en con-naissant, il reconnaît et se reconnaît. Si ellessont entièrement soumises à sa fonction, lasensibilité et l'émotion ont pleinement leurplace dans cette illustration, une chose estdonnée à comprendre, tout dans l'image doity participer sans introduire la dispersiond'autres messages. L'auteur s'impose cettehumilité pour préférer ce qui aidera et ren-forcera son propos et pour écarter tout cepar quoi il voudrait s'affirmer lui-même ;l'ascèse consiste à conquérir l'adhésion dulecteur à l'objet, à la réalité présentée et nonà sa propre sensibilité et à sa subjectivité.L'ensemble des illustrations de ces « pre-mières leçons » est varié, gai et vivant, sou-vent assez tendre, il provoque l'intérêt, leplaisir mais cependant pas l'émerveillementque donne la réalité quand elle nous est par-tagée avec l'épaisseur de sa consistance, de saprésence. Les caractères graphiques sontrelativement conventionnels, ils sont sans sur-prise, leur ambition est celle d'un apprentis-sage, et ils s'accompagnent du charme et de laséduction nécessaires à sa réussite sans se ris-quer à la création d'un langage graphique.

Ces caractéristiques vont s'affirmer avec plusd'évidence autour du thème de la nature, enparticulier avec les dessins de Daniela Pe-rani, oiseaux et fleurs pleins d'un sentimenttrès délicat et poétique. Le temps y est sus-pendu mais il est présent, tel un temps rêvé.Ses images ont à la fois toute l'exigence et larigueur qu'attend le naturaliste et la lumière

ill. Daniela Perani, in Annual'97, Non Fiction

intime d'une complicité, d'une affection del'observateur qui surprend un secret.Dans l'ensemble des travaux, la natureapparaît douce, paisible, idyllique, buco-lique. On l'observe dans sa main, à portéedu regard, elle entre dans le laboratoire et sesoumet aux virtuosités et au brio techniquede ses analystes. Les seuls mouvementsd'éveil et d'ébranlement viennent de la Pré-histoire (Fabio Pastori). Nous est figurée unenature atemporelle, domestiquée sans dra-maticité, les oiseaux sont au creux des nidset si vient la neige ils ne craignent pas cefroid. La beauté des compositions (PhilippePierre Marie, Andréa Brun, Giuliano For-nari) donne le sentiment d'une nature sage-ment soumise et dominée sans violence,ouverte à notre découverte joyeuse, à notreadmiration sans risque.

C'est avec ce même regard d'entomologisteque nous sommes initiés à la vie des « Peu-ples » et à la découverte des lieux de leur vie.Très souvent notre point de vue est celui d'unobservateur surplombant la scène, les carac-

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-mill.Carlo Sorangelo, in AnnuaV97, Non Fiction

tères folkloriques abondent. Nous sommesintroduits à la découverte des rituels et desgestes quotidiens simultanément mis en scèneavec une foule de détails qui enrichissentl'observation attentive de ces microcosmes(Susan Bruning, Christine Adam). De mêmel'illustration d'Alessandro Rabatti rassembletoutes les activités constituant les tâches descow-boys dans un ranch. Je trouve cesplanches, et d'autres présentées à Bologne surla construction d'un village au Moyen Age,très intéressantes pour mettre en lumière cer-tains caractères de l'illustration didactique :nous sommes en présence d'une énumérationd'activités, d'un panorama de fonctions. Enl'absence de toute présentation des livrespubliés, il serait important de mieux connaîtreles requis des commanditaires des publica-tions, pour comprendre si les impératifs del'édition ont guidé les choix représentatifs ous'ils viennent de l'illustrateur.L'exigence propre à l'illustration didactiqueporte non seulement sur le dessin lui-même

mais sur sa présentation, sur sa mise en pageset sur les interventions typographiques.Image et texte doivent fonctionner ensemble,les informations iconiques et typographiquess'élaborent conjointement. La qualité de lamise en pages est incontournable, elle neconcerne pas simplement les liens et rapportstextes/images, mais aussi la composition : lesinformations sont illustrées par différentspoints de vue complémentaires qui se hiérar-chisent par les choix de traitements gra-phiques. Or la foire de Bologne donne peud'exemples de ces contraintes.De toute manière ces œuvres témoignent dugoût encyclopédique actuel qui, dans uneintemporalité apparente, nous fait l'inven-taire de types humains, de costumes, d'objetsartisanaux et d'habitats. Ces planches sontparfaitement maîtrisées graphiquement, ellescorrespondent à un regard d'occidentalcurieux et touriste qui saisit une ambiance etpeut admirer de magnifiques échantillonsfolkloriques et artisanaux. Il ne s'agit pas

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d'une mise en présence plus sociale, plushumaine ni plus historique. Les cartesd'Angelo Ibba avec tout leur charme dereportage épistolaire et les atlas de PaolaRavaglia pleins de trouvailles de mise enscène, procèdent du même esprit. Seul DanielRupert adopte un autre ton : celui de quel-qu'un qui participe à la réalité qu'il nousmontre. Avec lui nous entrons dans sa rela-tion de voyage et dans la personnalité et lasensibilité de son regard. C'est un touristequi nous fait voyager plus dans le réel etmoins dans les livres et les documents, à ladifférence de ce qui prédomine malgré toutdans les planches précédentes.

La dernière partie de l'exposition confirmedes tendances que nous avons déjà notées.C'est la plus brillante et la plus spectacu-laire, la plus aisée et maîtrisée du point de vuedes techniques de représentation. Elle met enscène les techniques et les reconstructions.L'amour des objets, le goût d'expliciter leurproduction, leur élaboration, leurs fonctionsportent l'inspiration des illustrateurs, dansun domaine qui est moins complexe que leprécédent.Ainsi armes, avions, uniformes, navires,grands travaux, palais se présentent de façonbeaucoup moins problématique et la convic-tion y gagne. Mais là encore je voudrais souli-gner une tendance, un mode de représenta-tion qui, à mon avis, n'est pas l'unique pos-

sible dans l'illustration non fiction. Ce quinous est ici proposé s'adresse principalementà l'utilisateur : il s'agit de comprendre lemode d'emploi, l'utilisation. Il ne s'agit pasde nous faire participer à d'autres élémentsde la réalité, ni de mettre en lumière lesraisons qui conduisent à la production de cesobjets, pas plus que l'organisation humainequi les rend possibles. C'est un regard peuimpliqué dans l'expérience, peu mis en rela-tion avec la dynamique à l'œuvre dans lacréation des « techniques ». Cela corres-pond bien à notre goût de conservation dupatrimoine.

Si l'illustration de fiction est plus liée aumonde de l'art, elle porte aussi fortement latrace de son contexte historique comme l'abien mis en lumière l'exposition « Livre monami » à la Bibliothèque Forney où les liensartistiques, culturels, sociaux et historiquesétaient mis en évidence. Je crois que l'illus-tration non fiction, même si c'est d'unemanière plus voilée, plus modeste, nous dittout autant les questionnements qui noushabitent. Elle souligne nos choix de rapportau réel dans notre quête de vérité, d'infor-mations et d'accès aux savoirs. Même si elleest apparemment moins soumise aux modes,ou si elle peut sembler plus atemporelle, elleest tout aussi fortement insérée et révélatricede son contexte et de son époque, surtoutquand elle est belle. I

ill. Piergiorgio Citterio, in Annual'97, Non Fiction

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