Calame, Historiographie Grecque Et Fiction

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    Vraisemblance rfrentiel le,ncessit narrative, potique de la vue

    Lhistoriographie grecque classiqueentre factuel et fictif

    Claude Calame

    lasuitedu linguistic turn, le tournant pragmatique na pas manqu de relancer

    linterrogation sur la nature de la fiction. La controverse sest essentiellement foca-lise sur les diffrentes formes de fiction littraire, en particulier le roman. On atent didentifier une srie de critres dordre linguistique qui permettraient dedistinguer le rcit fictif du rcit factuel. Face aux difficults dune entreprise dinspi-ration narratologique, la philosophie des actes de langage sest empare du pro-blme pour proposer de la fiction une dfinition purement pragmatique. Pour JohnSearle, lcriture de la fiction relverait de la feintise ludique , elle correspondrait des assertions feintes ; en effet, dans le domaine de la fiction, Lauteur prtendaccomplir un acte illocutionaire par le moyen de la production (crite) dnoncs.Dans la terminologie des actes de langage, lacte illocutionaireest feint alors que lacte

    dnonciation est rel. Cest dire que, du point de vue de lnonciation, rien nedistingue les assertions du discours srieux des assertions du discours fictif ;tout dpend du contrat dordre pragmatique pass entre lauteur, avec son inten-tionnalit, et le lecteur. Mais, propos des genres romanesques, J. Searle proposeaussi de distinguer les relations verticales (et rfrentielles) du discours srieux,des conventions horizontales tablies entre lauteur et son lecteur : tout dpendde lacceptabilit de l ontologie , cest--dire du monde possible cr dans lediscours, le monde du texte. Ainsi, propos des rfrences offertes par le romanpolicier, le philosophe du langage reconnat que la plupart des rcits fictionnels

    contiennent des lments non fictionnels : accompagnant les rfrences feintes Sherlok Homes et Watson, il y a dans la bouche de Sherlock Holmes des rf-rences relles Londres, Baker Street et la gare de Paddington , ne serait-ce

    Annales HSS, janvier-mars 2012, n 1, p. 81-101.

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    que par lintermdiaire des personnages mis en scne dans le rcit 1. Du point devue rfrentiel, la limite entre le fictif et le factuel est donc pour le moins poreuse.Sans doute est-ce notamment de ces rfrences externes que dpendent non seule-ment la cohrence interne du monde possible construit dans et par le discours,mais aussi son acceptabilit, et par consquent sa vraisemblance.

    Rfrence et vraisemblance, tels sont les deux aspects du discours dappa-rence fictif que lon aimerait aborder ici, mais en portant lattention sur le typede discours qui lui est dsormais oppos, le discours factuel et, plus prcisment,le discours historiographique. La perspective sera la fois linguistique et anthropo-logique puisque le regard oblique et critique adopt sera anim par le contact aveccette culture autre quest la culture grecque ancienne. Si Hrodote a pu passerpour le premier historien de lOccident , si Thucydide a longtemps t prsentcomme le fondateur de lhistoire politique et vnementielle 2, il savre que ni

    lun, ni lautre ne distinguent les actions des hommes qui, pour nous, relveraientdu mythe de celles qui relveraient de lhistoire ; ils ne font pas de distinctionde fait entre rcit fictif et rcit factuel . La valeur de vrit historique desprotagonistes de lhistoire hroque tels Minos, Hlne ou Thse nest pas miseen question, ni par lenquteur dHalicarnasse, ni par lhistorien athnien ; ces figureshroques obissent aux mmes motivations anthropologiques que les protago-nistes de lhistoire plus rcente guerres mdiques ou guerre du Ploponnse.Par ailleurs, on le verra, lAristote de lArt potiqueinscrit la reprsentation potiquede type narratif prcisment dans lordre du possible et du vraisemblable. Sansdoute nest-ce pas un hasard si la question de la vraisemblance est tonnamment

    peu prsente dans les dbats contemporains sur le fictif et le factuel en criturede lhistoire. En atteste un recueil tout rcent dtudes publies par Le Dbatsouslintitul Lhistoire saisie par la fiction . La rfrence la dimension littrairede lcriture de lhistoire reste le modle offert par le roman classique 3. Guidpar une question qui ne relve pas uniquement de lintrigue narrative, le dtour parune culture qui ne connat pas encore la forme du roman devrait savrer salutaire.

    1 - John R.SEARLE, Le statut logique du discours de la fiction, Sens et expression.tudes de thorie des actes de langage, Paris, d. de Minuit, 1982, p. 101-119 (tude paruesous le titre The logical status of fictional discourse , New Literary History, 6, 1975,p. 319-332, ici p. 327 et 330 pour les deux citations); ce propos on verra les rf-rences donnes dans larticle de Jean-Marie SCHAEFFER, Fiction, in O. DUCROT et

    J.-M. SCHAEFFER (dir.), Nouveau dictionnaire encyclopdique des sciences du langage, Paris,d. du Seuil, 1995, p. 373-384.2 - Selon le titre de louvrage rest classique de Max POHLENZ, Herodot: der ersteGeschichstschreiber des Abendlandes, Leipzig, Teubner, 1937 ; quant Thucydide, voirltude critique de Nicole LORAUX, Thucydide nest pas un collgue , Quaderni di

    Storia, 12, 1980, p. 55-81.

    3 - Voir en particulier les tudes de Pierre NORA, Histoire et roman : o passent lesfrontires ? , et dAntoine COMPAGNON, Histoire et littrature, symptme de la crisedes disciplines , Le Dbat, 165, 2011, p. 6-12 et 62-70.8 2

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    Rcit factuel/rcit fictif : la vraisemblance

    Ces quelques considrations dordre thorique et pratique constituent donc le pr-lude une brve rflexion linguistique et anthropologique sur la question de lavraisemblance historiographique, avec dune part son critre de cohrence interne,logique et smantique, et dautre part sa dimension de rfrence externe que lonverra essentiellement ancre dans le visuel ; un vraisemblable qui runit sous unmme concept la logique interne (le plausible ) dun discours dordre en gnralnarratif et ladquation externe une ralit factuelle et historique. Dans sa doubledimension rfrentielle, la vraisemblance apparat comme lune des conditions(ncessaires et suffisantes) pour assurer leffet pragmatique de mises en discoursqui relvent de fait la fois du factuel et du fictif ; le vraisemblable contribue

    garantir, notamment par des moyens esthtiques, cognition, conviction et adhsion.Car la fiction sera entendue ici au sens tymologique du terme, en tant que fabrica-tion discursive, par des moyens verbaux et rhtoriques, dun monde possible partir dun rfrent donn ; elle sinscrit ainsi dans un rgime de vrit dordreculturel, marqu dans lespace et dans le temps. La fiction nest donc ni rduite auxconditions pragmatiques de sa production et de sa rception en tant que feintiseludique (partage), ni cration discursive dun monde possible autonome 4 ; elleest saisie comme domaine du fictionnel , pour bien marquer le flou et la porositde lapparente limite entre discours fortement rfrentiel dune part et discours defiction littraire et artistique de lautre, entre discours factuel et discours fictif.

    Avec cette dfinition, la fiction relve de lordre de la configuration et de lareprsentation discursive et esthtique, indiquant la permabilit entre diffrentesformes dhistoriographie narrative (ou de description anthropologique) et diff-rentes formes de roman raliste ou de science-fiction. La fiction comme poitique correspond des rgimes de vrit spcifiques, par le biais dune pragmatiquefonde non seulement sur une capacit reprsentationnelle dordre neurologiquesans doute commune, mais aussi sur les nombreux modes de limmanquable rf-rence smantique (et par consquent culturelle) et sur les stratgies nonciativesvaries portant toute forme langagire et discursive.

    Ainsi, envisage du point de vue de la fiction comme configuration discur-

    sive et culturelle, la distinction traditionnellement trace entre critures de lhis-toire et critures de la fiction , entre le factuel et le fictif, savre spcialementporeuse. Elle ne peut gure tre retenue qu titre opratoire. Cette permabilit

    4 - Voir notamment Silvana BORUTTI, Fiction et construction de lobjet en anthropo-logie, in F. AFFERGAN et al. (dir.), Figures de lhumain. Les reprsentations de lanthropologie,Paris, d. de lEHESS, 2003, p. 75-99, en dpit des critiques que lui adresse Jean-MarieSCHAEFFER, Quelles vrits pour quelles fictions ? , LHomme, 175-176, 2005, p. 19-36, partir dune position mentaliste affirmant la spcificit cognitive de la feintise

    ludique et artistique ; voir aussi les pages dterminantes de Silvana BORUTTI, Filosofiadei sensi. Estetica del pensiero tra filosofia, arte e letteratura , Milan, Raffaello Cortina, 2006,p. XI-XLVIII. 8 3

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    se fonde dune part sur le constat que discours factuel et discours fictif sont delordre de la reprsentation (verbale, discursive, culturelle). Cest dire que dans luncomme dans lautre, on a recours des procdures discursives de schmatisation, engnral semi-figures, soutenues par diffrentes stratgies nonciatives ; ces proc-dures ont ainsi un impact visuel et pragmatique dont on sait le rle essentiel quiljoue dans la cognition 5. Cette porosit est dautre part le corollaire du fait quediscours factuel et discours fictif, ou plus prcisment rcit factuel et rcit fictif,exploitent, dans leurs usages rhtoriques et esthtiques du verbal, les potentialitscratives et polysmiques de toute langue. Dans toute mise en discours, la crationverbale se fonde sur notre capacit reprsentationnelle dordre neurologique pourla dvelopper en des pouvoirs vocateurs nouveaux, mais qui sinscrivent dans unestructure de renvoi culturel. Dans des formes fictionnelles plus spcifiquementnarratives, la mise en intrigue se combine avec la rhtorique nonciative et avec

    la reprsentation verbale polysmique pour crer un monde possible, sans doute,mais un monde interprter. Dans la mise en intrigue jouent un rle essentiel nonseulement la logique causale qui assure la cohrence interne du rcit, les motivationsauxquelles sont soumis les acteurs de lhistoire ou, sur le plan nonciatif, les procdsde deixis nonciative et de renvoi pragmatique par des gestes verbaux de demonstratioad oculos ; mais importe aussi la configuration smantique qui, notamment parla vue, assure au rcit une rfrence externe supplmentaire, en relation avec laconjoncture historique et culturelle prsente 6. On retrouve ainsi les deux critres,de cohrence interne et renvoi externe, du vraisemblable, envisag galement danssa composante pragmatique.

    En termes trs schmatiques, cela signifie que les rcits reus comme factuelset les rcits ressentis comme fictifs sinscrivent, du point de vue de la fiction,comme poisis sur une chelle de gradation interprtative, tant dans leur cohrenceinterne que par lintensit du rapport avec le monde naturel et culturel dont ils

    5 - Pour le rle des catgories semi-figures, en particulier dans le discours anthropo-logique avec sa fonction de transfert dune culture exotique dans un paradigme acad-mique occidental, voir Claude CALAME, Interprtation et traduction des cultures. Lescatgories de la pense et du discours anthropologiques , LHomme, 163, 2002, p. 51-78. lexistence dune ventuelle comptence reprsentationnelle et fictionnelle dordre

    neuronal et cognitif (voir Jean-Marie SCHAEFFER, Pourquoi la fiction ?, Paris, d. duSeuil, 1999, p. 145-179), et une capacit humaine de modlisation mentale animantla relation esthtique (ibid., p. 327-335), il faut ajouter les capacits de cration discursivepropres notre activit verbale.6 - Le rle jou par la mise en intrigue dans la configuration du temps dans le domainede lhistoire a t explor en particulier par Paul RICUR, Temps et rcit, Paris, d. duSeuil, 1983, t. I, p. 85-136, la suite des rflexions dAristote sur la mimsis potique etsur le mthos comme agencement des actions ; voir infra note 6, ainsi que lesrflexions critiques que jai prsentes ce propos : Claude CALAME, Pratiques potiquesde la mmoire. Reprsentations de lespace-temps en Grce ancienne, Paris, La Dcouverte,2006, p. 15-40, en insistant sur lintgration de lespace dans les pratiques mmorielles.La dimension interprtative du monde possible et de la vrit construite dans la mise

    en discours historiographique est explore en particulier dans lessai dEnzo TRAVERSO,Le pass, modes demploi. Histoire, politique, mmoire, Paris, La Fabrique ditions, 2005,p. 66-79.8 4

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    dpendent de toute faon. Cette gradation vers le rfrentiel sopre en particulierpar le biais de la deixis nonciative et par le moyen des capacits vocatrices et visualisantes de toute forme de discours. Les uns comme les autres sont doncdes discours fictionnels situs sur une chelle de fictionalit qui est pertinenteaussi bien pour le discours historiographique que pour le discours anthropologique lun en raison de la distance temporelle qui le spare de la ralit historique dontil rend compte ; lautre en raison de la distance gographique qui lloigne de laralit institutionnelle quil reprsente. Tous deux sont marqus dans leur imman-quable composante fictionnelle, en tant que configurations verbales, par une dis-tance dordre culturel et symbolique, soit dans le temps, soit dans lespace.

    Pour adopter cet gard le regard dcentr et mdiat quimpose le passagepar une autre culture, je choisirai mes exemples dans lhistoriographie grecqueantique et dans la rflexion indigne quelle a suscite : notions et reprsentations

    miques (emic) donc, assorties des catgories tiques (etic) propres la culturegrecque classique, quen bons rudits, praticiens de la critique acadmique, nousne saisissons naturellement que par le biais et le filtre de nos propres catgories tiques . Les exemples choisis seront tirs des premiers historiographes grecs ;eux-mmes sont confronts une histoire correspondant un pass hroque dontla mmoire est configure par des ades et inscrite dans une tradition potiquepique. Des logographes tels Hrodote ou Thucydide reconfigurent au nom duneanthropologie implicite des faits qui sont, leurs yeux, advenus, mais qui, dis-tance temporelle et en raison de notre cadre de rception pragmatique et cultureldiffrent, nous apparaissent comme invraisemblables, comme ressortissant souvent

    notre catgorie moderne du mythe . Tentons donc de plaider pour une anthropo-logie historique du discours historiographique grec classique afin de mieux animerla rflexion sur la rfrence et sur la pragmatique de mises en discours modernes,de discours relevant nos yeux du fictionnel. En effet, sans relation rfrentielle,si lche soit-elle, pas de rgime de vrit, mais pas non plus de pragmatique ; sansrelation rfrentielle, pas deffet ni cognitif, ni esthtique.

    Cohrence : le vraisemblable et le ncessaire

    Aristote : la mise en intrigue reprsentationnelle

    Pour tenter de dfinir la spcificit du discours historiographique, en particulierdu point de vue de ses aspects fictionnels, pour le distinguer des arts mimtiquesde la posie, on na cess dallguer le partage opr ce propos par Aristote. Onse rappelle le clbre passage de la Potiquesur lunit de lobjet dans les arts dela reprsentation. En ce qui concerne lart mimtique par excellence quest la posienarrative, cette unit rside dans la cohrence de lintrigue (mthos) 7. Le ncessaire

    7 - ARISTOTE, Potique9, 1451a 36-51b10 ; pour ce sens singulier de mthos, voir ClaudeCALAME, Mythe et histoire dans lAntiquit grecque. La cration symbolique dune colonie, Paris,Les Belles Lettres, [1996] 2011, p. 42-49 ; quant au rle jou par le ncessaire et le 8 5

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    (t anagkaon) et le vraisemblable (t eiks) sont les critres dune telle cohrencenarrative et mimtique. Et cest en cela que le mtier du pote (ho poiets) sedistingue de celui de lenquteur (ho historiks) : au matre de lart mimtique,ce qui pourrait avoir lieu et ce qui est possible dans lordre du vraisemblableou du ncessaire ; lhistorien, ce qui est advenu ; la posie, ce qui concernelensemble (t kathlou), lenqute historiographique, ce qui est de lordre duparticulier (t kathhkaston). Le gnral est prcisment rfr ce quun hommeen gnral peut faire ou dire, selon lordre de la ncessit ou de la vraisemblance.En raison du rle central attribu par Aristote au mthos-intrigue en tant qu agen-cement des actions (sstasis tn pragmton) dans lart mimtique quest la posienarrative, on pourrait tre tent de mettre le ncessaire en relation avec la coh-rence interne du discours mimtique et le vraisemblable avec sa rfrence externe ;ceci dautant plus forte raison que, dans le traitement pralable quoffre Aristote

    de la question de lunit et de la cohrence de lintrigue, le vraisemblable en tantque t eiks correspond au probable, ce qui advient le plus souvent (hos ep t pol).De ce partage entre le mtier du pote et celui de lhistorien, la conclusion

    peut tre tire sans la moindre ambigut : Il ressort clairement de tout cela quele pote doit tre pote dhistoires (mthoi) plutt que de mtres, puisque cest enraison de la reprsentation (mmesis) quil est pote, et que ce quil reprsente, cesont des actions. Mais, comme il mest arriv de le relever rcemment, on oublietoujours de mentionner la remarque complmentaire qui assure la porosit dunedistinction qui semblait impermable. Aristote ajoute en effet que le pote peutaussi raconter ce qui est advenu (t genmena), en particulier quand les vnements

    relats concident avec ce qui est vraisemblable et possible 8 ! Les actions des hommesdans le pass peuvent donc aussi tre lobjet du travail artisanal de mise en forme etde reprsentation offert par la cration mimtique et potique. La rfrence externedu probable peut se combiner avec le travail de vraisemblance interne, avec salogique du ncessaire, qui est assur par la mise en intrigue et par lart de la mimsis.

    La relation implicitement tablie par Aristote, pour la mise en discours detype mimtique, entre ce qui est advenu et les actions possibles, est essentiellepour qui est proccup moins par la recherche de critres de distinction entre fictionnarrative et discours historiographique, entre rcit fictif et rcit factuel, que parla dimension ncessairement fictionnelle des procdures de mise en discours de

    lhistoire. De cette manire, on peut sinterroger sur le rle jou par le ncessaireet le vraisemblable dans lcriture de lhistoire, en Grce ancienne et dans la moder-nit occidentale : le ncessaire sera compris comme critre de la cohrence interne

    probable dans lunit et la cohrence du mthos, voir ARISTOTE, Potique7, 1457b 28-34et 8, 1451a 23-35, avec le commentaire convergent de Brenger B OULAY, Histoire etnarrativit. Autour des chapitres 9 et 23 de la Potique dAristote , Lalies, 26, 2006,p. 171-187.8 - ARISTOTE, Potique 9, 1451b 27-32, d. et trad. par R.DUPONT-ROC et J.LALLOT,

    Paris, d. du Seuil, 1980 ; ce nest sans doute pas un hasard si dans ce contexte, Aristoteemploie pour dsigner la narration mimtique non pas le verbe lgein, relater , mais

    poien, crer; voir C.CALAME, Pratiques potiques de la mmoire..., op. cit., p. 61-64.8 6

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    dun rcit de type reprsentationnel ; le vraisemblable sera entendu comme ad-quation non pas des vnements narrs aux faits, mais comme correspondanceentre ce qui est advenu et les procdures mimtiques de qui raconte et rend compte.Les termes de la relation de rfrence sont donc en quelque sorte renverss : nonpas la configuration discursive pour renvoyer la ralit historique, mais une slec-tion des faits pour sinscrire dans le possible, dans le vraisemblable. Rappelons-le :la mise en discours, le moment po(i)tique et producteur partir de diffrentesprfigurations prcde la phase des innombrables refigurations que la configurationdiscursive provoque pour reprendre les trois moments de mimsis voqus parPaul Ricur 9. Cette mimsis faut-il ajouter nest pas uniquement narrative,comme le voudraient Aristote et, sa suite, le philosophe franais, mais cest unemimsis verbale et potique, de lordre de la cration discursive.

    Ce qui est en jeu dans ce renversement de perspective, par rapport

    lapproche positiviste et raliste des historiens duXIX

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    sicle, cest lutilit que leshistoriens grecs ont rgulirement assigne leur travail dcriture de lhistoire ; commencer par Thucydide qui prsente son trait crit comme une acquisitionpour toujours une expression sur laquelle on aura revenir. Il sagit en effetde soumettre un examen clair aussi bien les actions passes (t genomna) queles actions venir susceptibles doffrir des ressemblances en raison de leur caractrehumain, et de les juger ainsi utiles (ophlimoi) 10. Tires du monde rfrentiel, lesactions advenues seront donc slectionnes et configures dans la perspective deleur utilit sociale ; au nom de la constance dune certaine nature humaine, elles sontdestines devenir exemplaires. De l la dimension pragmatique qui, au-del de

    tout souci dexactitude sinon dobjectivit, sous-tend les mises en discours du passpratiques par les premiers historiens grecs. Dans la perspective de la permabilitindique en introduction entre discours factuel et discours fictif , en raisonde la combinaison entre procdures de la reprsentation verbale et procduresrhtoriques propres toute mise en discours, ces oprations de configuration et dereprsentation discursives dimension pragmatique sont aussi celles de nos proprespratiques historiographiques.

    Plutarque : une historicit thique

    lpoque impriale par exemple, Plutarque conoit sans ambages comme untravail dhistorien la biographie compare des hommes politiques les plus illustresquaient offerts la Grce dun ct, Rome de lautre. Du lgislateur lgendaire de

    9 - Voir les rfrences donnes note 5. Selon Grard GENETTE, Fiction et diction, Paris,Le Seuil, 2004, p. 227, la mise en intrigue de la matire historique reviendrait quasi-fictionaliser le rcit factuel ; face au danger de panfictionalisme, B. BOULAY, Histoireet narrativit... , art. cit., p. 184-185, propose de distinguer une catgorie de feintisesrieuse (non ludique) mais tout de mme partage .

    1 0 - THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Ploponnse1, 22, 4 ; on se rfrera, propos dece passage souvent allgu, au commentaire de Simon HORNBLOWER, A commentary onThucydides I. Books I-III, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 59-62. 8 7

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    Sparte Lycurgue, lhistorien et moraliste grec tabli Rome nhsite pas avouerdemble quon ne peut rien dire qui ne soit sujet controverse : origine, voyages,mort, lois promulgues, action dhomme dtat ; lpoque mme de son actionpolitique Sparte chappe tout accord entre les historiens. Face une traditionaussi incertaine, entretenue par des spcialistes aussi dignes de foi que Xnophon,Time, Aristote ou ratosthne, il ne reste plus lhistorien qu viser la cohrenceinterne. Il faut donc, dans le rcit (digesis) biographique, viter les contradictions(antilgiai), tout en suivant les tmoins les plus rputs. Logique interne, ncessit,nanmoins assortie de quelques incursions rfrentielles, en sappuyant par exemplesur Aristote. Dans sa Constitution des Lacdmoniens, le matre en philosophie poli-tique fournit en effet comme indice matriel (tekmrion) de laction de Lycurguedans linstitution de la trve olympique le disque qui, visible Olympie mme,portait le nom du lgislateur lgendaire, fondateur de la constitution spartiate 11.

    On reviendra sur ces indices visuels susceptibles dappuyer le plausible par unerfrence externe lorsque la ncessit interne ny suffit plus.Quand de Lycurgue, le fondateur de la Sparte politique, on passe Thse,

    le fondateur de la ville dAthnes, le problme de la rfrence historique est encoreplus aigu, puisque du temps de la fondation des Jeux olympiques avec son dbutdordre chronologique, on passe au temps hroque qui a prcd la guerre deTroie. Cest l le domaine du pass des cits grecques, traditionnellement rservaux potes et aux mythographes , du pass hroque o les auteurs dramatiquestrouvent leurs sujets de tragdie. Dans la doxa anthropologique moderne, il sagitdu domaine que lon dfinit spontanment comme celui du mythe, avec ce que

    ce concept implique quant au caractre lgendaire, fabuleux et donc fictif des rcitsplacs sous cette tiquette. Ces rcits de lge des hros noffrent ni crdibilit,ni clart (saphneia), avoue Plutarque lui-mme. Et pourtant, lexemple de

    Lycurgue et de Numa, le biographe ne trouve aucune raison de ne point comparerThse, le fondateur de lAthnes dmocratique, Romulus, le fondateur hroquede Rome. Dans la rdaction historiographique, il sagira simplement de purifier laspect fictionnel (muthdes) du rcit pour le soumettre au discours argumentet par consquent la raison (lgos), et non pas de le confronter avec les faits...Cest ainsi que la biographie historiographique assumera la visibilit de lenqute(historas psis). Dans cette recherche dune vrit au-del des apparences tragiques,

    on vise t eiks, le vraisemblable , probablement dans cette conscience largementpartage et dveloppe dans la culture grecque que laction humaine se situe dansun monde dapparences. Dans cette mesure et lcart ici de toute proccupationobjectiviste, il ne reste plus, sur le plan pragmatique, qu faire appel lindulgence

    1 1 - PLUTARQUE, Vie de Lycurgue 1, 1-7; Id., Vie de Numa 1, 1 et 7; pour la questioncontroverse de lhistoricit de Lycurgue, lgislateur lgendaire de Sparte, voir MarioMANFREDINI et Luigi PICCIRILLI, Plutarco. Le Vite di Licurgo e di Numa, Milan, Mondadori,1980, p. XI-XXVII ; voir ARISTOTE, fragment 533 ROSE. Quant limportance du tmoi-

    gnage visuel dans lhistoriographie grecque, on se rfrera par exemple ltude deFranois HARTOG, vidence de lhistoire. Ce que voient les historiens, Paris, d. de lEHESS,2005, p. 45-88.8 8

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    des auditeurs face cette archologie , face ce rcit dactions hroques appar-tenant un pass loign 12.

    Dans cette culture grco-romaine de lpoque impriale, la distance spatio-temporelle avec le pass des hros fondateurs est sans doute assez grande pourque sopre entre mythe et histoire une distinction voisine de la ntre, alors quuntel partage est encore absent chez les logographes athniens du ve sicle. Dans cecontexte, la cause quallgue lauteur du pome pique consacr Thse pourlgitimer lintervention des Amazones en Attique est carte par Plutarque : lajalousie de la belle Antiope lgard du mariage de son jeune amant Thse avecPhdre revt avec vidence les apparences du rcit mythique (mthos) et de lafiction (plsma, au sens tymologique dun terme form sur plttein, faonner).En revanche, quant au rapt de la trs jeune Hlne par un Thse dj quinqua-gnaire, le biographe grco-romain choisit la version quil dclare la plus vraisem-

    blable parce quelle est la mieux atteste ; une version qui relverait nos yeuxnon seulement du roman, mais surtout du mythe dans la mesure o elle met enscne le rapt de la jeune fille alors quelle dansait en chur dans le temple dArtmisOrthia, selon le scnario de lenlvement par des dieux de nombreuses nymphesde la lgende ; mais une version apparemment dautant plus convaincante quelleest partage, comme cest le cas du rcit du rapt dAntiope, atteste chez les meilleursdes atthidographes, spcialistes de lhistoire locale dAthnes 13. Ici, lattestationpar de nombreux tmoins sajoute la cohrence interne du rcit, sa ncessit narra-tive, mme si lintrigue correspond en fait un scnario de lgende hroque. Cequi compte dans ce cas, du point de vue de la rfrence externe, nest pas ladqua-

    tion de la vie hroque de Thse avec une ralit historique , mais la compatibi-lit des motivations de laction narrative avec un paradigme la fois moral etreligieux. Lexistence factuelle du Thse de lge des hros nest quant ellejamais mise en cause.

    Thucydide : fiction mythique et nature humaine

    Mme dans le paradigme dhistoriographie critique et distante qui est celui delpoque impriale, lhistoricit de hros fondateurs tels Lycurgue ou Thse nefait donc pas lobjet du moindre doute. Il en allait dj ainsi, dautant plus forte

    1 2 - PLUTARQUE, Vie de Thse1, 1-2, 3, voir galement Id., Vie de Romulus 2, 4 et 3, 1 ; surles principes de l archologie de Plutarque, voir lexcellent commentaire de CarmineAMPOLO et Mario MANFREDINI, Plutarco. Le Vite di Teseo e di Romolo , Milan, Mondadori,1988, p. IX-XVII et p. 195-197 ; sur arkhaa et vrit historique, voir C.CALAME, Mythe et

    histoire dans lAntiquit grecque, op. cit., p. 49-76.1 3 - PLUTARQUE, Vie de Thse28, 1 (voir aussi 26, 1, pour lexpression pithantera lgontes)et 31, 1-2, en contraste avec le rcit du sac de la cit de Trzne par Hector considrcomme une aloga ; voir aussi Id., Vie de Romulus 3, 1; sur le sens du plttein grec, voirClaude CALAME, Potiques des mythes dans la Grce antique, Paris, Hachette, 2000, p. 38-

    47, et sur la fiction au sens tymologique du terme, voir S. BORUTTI, Fiction etconstruction de lobjet en anthropologie , art. cit., p. 75-78 ; pour Plutarque, voir encoreM. MANFREDINI et L. PICCIRILLI, Plutarco. Le Vite di Licurgo e di Numa, op. cit., p. XI-XV. 8 9

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    raison, chez les premiers enquteurs sur le pass ancien et tout rcent que sontHrodote et Thucydide. Cest en effet au mme problme quest confront lhisto-rien de la guerre du Ploponnse quand, dans son anamnse des causes dun conflitquasi contemporain, il tente de faire lhistoire du pass loign de la Grce etdAthnes, un pass que nous placerions sous ltiquette du mythe . Dans cercit des arkhaa, rapports par les potes et reposant sur une tradition orale, levraisemblable joue sans doute un rle important ; mais la question est reportedu niveau rfrentiel sur celui du jugement port par lhistorien sur le cours desvnements : report du rcit au discours . Ainsi en va-t-il par exemple dela premire entreprise de contrle civilisateur sur la mer ge, prfiguration de ladomination conomique et politique exerce par Athnes lissue des guerresmdiques et la veille de la guerre du Ploponnse : lextension de la puissanceathnienne se rvlera dailleurs tre la raison la plus vraie pour rendre compte

    de cette guerre. Si Minos, le contemporain de Thse dans une chronologie hroquetoute relative, a t le premier librer la mer hellnique de ses pirates, cest,selon toute vraisemblance (hos eiks), pour accrotre ses revenus 14. Il en va en sommeici de la logique non seulement interne, mais aussi externe dune action historique.Nanmoins, cette action est juge, de manire rfrentielle et extra-discursive,non pas dans sa factualit historique, mais laune des motivations humaines,conformes la nature de lhomme (t anthrpinon), conformment lanthropo-logie sous-jacente la conception thucydidenne de laction historique des hommes,dans le prsent.

    Ne serait-ce que par une racine commune et donc par tymologie interpose,

    le vraisemblable thucydiden relve parfois dune procdure de conjecture compa-rative. Ainsi en va-t-il par exemple de la guerre de Troie dont lampleur peut nousdonner une image (eikzein) des expditions maritimes qui prcdrent, telle cellede Minos ; ou encore de lavis du satrape perse Tissapherns auquel Alcibiade,transfuge, conseille de jouer les Athniens contre les Ploponnsiens: cet avis, onpeut le conjecturer partir des actions dj entreprises par les Perses sous linfluencedu jeune Athnien. Mais l nest pas lessentiel puisque, dans la plupart des cas,eiks est intgr au rcit pour souligner le caractre normal, conforme la naturehumaine, des actions des protagonistes de lhistoire quil sagisse des tempsanciens (t palai ou t arkhaa), cest--dire du temps des hros, ou quil sagissedes vnements contemporains 15. Au-del de toute distinction (anachronique)

    1 4 - THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Ploponnse1, 4 ; pour la traduction de lexpres-sion hos eiks, les commentateurs anglais hsitent entre as was likely et as wasnatural : voir S. HORNBLOWER, A commentary on Thucydides, op. cit., I, p. 22 et p. 33.Voir aussi ltude de Pascal PAYEN, Prhistoire de lhumanit et temps de la cit :larchologie de Thucydide , Anabases, 3, 2006, p. 137-154.1 5 - THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Ploponnse1, 9, 4-5 et 8, 46, 4-5. Sans mise encause de la vrit historique du pass hroque, les expressions t palaiet t arkhaa

    se rfrent, chez Hrodote comme chez Thucydide, ce qui, pour nous, est devenumythe: voir Claude CALAME, La fabrication historiographique dun pass hroqueen Grce classique : Arkhaa et palaichez Hrodote , Ktema, 31, 2006, p. 39-49.9 0

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    entre mythe et histoire , lessentiel pour lhistoriographe est donc de pouvoirassurer la crdibilit de ce quil avance ; dans le cas particulier, lhistorien fondela crdibilit de son rcit de laction historique non seulement sur sa propre repr-sentation de ce qui est humain, mais aussi sur le paradigme moral duquel dpendson rcepteur implicite (le citoyen athnien de la fin du Ve sicle ?). Cest de cesentiment de confiance, prouv par lhistorien lui-mme, que dpendra, du pointde vue pragmatique, la conviction emporte par la configuration historiographique.

    Quant au crdit accorder spcifiquement au temps des hros, Thucydidedclare son intention pistmologique ds le prlude de son trait : En effet pourles vnements prcdents et les temps encore plus anciens, ltendue temporellerendait impossible une recherche claire, mais ma confiance est ne des marques(tekmria) quil ma t donn dexaminer loisir. riges en tmoignages commechez Plutarque, ces marques indicielles anticipent largement sur le paradigme

    indiciaire attribu auXIX

    e

    sicle ; elles peuvent correspondre aux traces matriellesinscrites et visibles dans le paysage, telle la ville de Mycnes sur laquelle rgnaitAgamemnon. Mais, dans ce cas particulier et comme je lai indiqu ailleurs, cetindice ne saurait tre utilis comme un signe exact (akribs smeion) de la grandeurpasse de la cit et de limportance de lexpdition lance contre Troie, tant lesdimensions actuelles de la ville sont rduites. Reste le tmoignage verbal et po-tique dHomre : les pomes dpendant de la tradition orale peuvent aussi fournirdes marques indicielles (tekmerisai) et, dans cette mesure, susciter la confiance ;il suffit de tenir compte des embellissements et des hyperboles vraisemblablement(eiks !) dus lusage dune langue pique 16.

    La consquence qui en est tire quant lcriture de lhistoire est de nouveaudordre comparatif. En se fondant sur les pomes homriques, on peut estimer(nomzein) que la guerre de Troie fut une expdition maritime plus importanteque les prcdentes (telle lentreprise de Minos), mais infrieure aux entreprisesactuelles. Encore une fois, dans la configuration dun discours vraisemblable, larfrence externe se combine avec la cohrence interne. Mais cette rfrence ext-rieure relve moins du factuel que de la reprsentation morale partage ; une repr-sentation portant, en ce qui concerne Thucydide, sur les possibles de lagir humain,sur une reprsentation de lhumain, sur une anthropologie. Cest en particulier parce moyen de linsertion de laction hroque dans un paradigme anthropopotique

    que les Grecs ont pu croire leurs mythes 17.

    1 6 - THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Ploponnse1, 10, 1-3, et aussi le clbre passagede 1, 21, 1 ; propos des paramtres de lhistoire indiciaire de Thucydide, voir C. CALAME,

    Pratiques potiques de la mmoire..., op. cit., p. 46-57, avec les quelques remarques conver-gentes formules par F. HARTOG, vidence de lhistoire..., op. cit., p. 76-80. Le paradigmeindiciaire a t nonc rappelons-le par Carlo GINZBURG, Signes, traces, piste.Racines dun paradigme de lindice , Le Dbat, nov. 1980, p. 3-44, repris sous un titreun peu diffrent dansId.,Mythes, emblmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion,[1986] 1989, p. 139-180.

    17 - Pour reprendre lintitul de lessai de Paul VEYNE, Les Grecs ont-ils cru leurs mythes ?Essai sur limagination constituante, Paris, d. du Seuil, 1983, p. 105-112, qui montrequencore chez Pausanias, la critique indigne des mythes est anime par la pit. 9 1

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    Rappelons qu lissue du contraste trac entre la fabrication potique de cequi pourrait arriver par le biais de la mimsis narrative et lenqute de lhistoriensur ce qui est arriv (les genmena), Aristote rend la distinction permable : dans lamesure o les actions rellement advenues sinscrivent dans lordre du vraisemblableet du possible, le pote peut se faire historien. Il en va de la dimension pragmatiquedu discours historiographique puisque, par dfinition, ce qui a eu lieu est possibleet que seul le possible emporte la conviction (pithann esti t dunatn) 18.

    Vraisemblance et vue : lvidence

    pistmologie de la vision et du diagnostic : Thucydide

    Soit donc la brve rcriture par Thucydide de la guerre de Troie en tant quesuite logique des premires interventions maritimes de Minos en mer ge : cette archologie prfigure lextension de la puissance dAthnes dans le mme

    bassin jusquau moment de la guerre entre Athniens et Ploponnsiens. Ce quifrappe dans le travail archologique propos par Thucydide est le rle attribu la vue, par mtaphores interposes ou directement. Certes, dans le cas particulierde Mycnes ou de Sparte, les signes visuels sont trompeurs, rendant lapprocheindiciaire dlicate. Si la dimension de bourgade offerte actuellement par Mycnesest sans commune mesure avec limportance que les potes confrent lexpdi-tion qui en tire son origine, si la configuration actuelle de la cit de Sparte (encore

    rpartie en bourgades et sans difice marquant) nest pas indicielle de sa puissanceeffective, lampleur quoffre la cit dAthnes la vue (phaner psis) ferait conjec-turer (eikzesthai) une puissance double de son pouvoir rel.

    Mais cette dvalorisation assez surprenante de la vue, dans une attitude derelativisme critique, concerne la perception directe par le regard. En contraste,Homre lui-mme, considr dans sa capacit de fournir des indices probatoiresde reconnaissance (tekmerisai), est susceptible de rvler (dedloken) ; cest danscette mesure quil est malgr tout fiable. De mme en va-t-il en gnral des anciens potes qui, en qualifiant Corinthe d opulente , rvlent la puissancede la cit au moment du premier engagement naval contre Corcyre. De manireanalogue, lhistoriographe lui-mme dclare que, pour les temps les plus anciens,une recherche aboutissant une reconnaissance claire (saphs heuren) nest souventpas possible, mais lobservation (skopen) personnelle des indices de reconnaissancepeut provoquer auprs du narrateur lvidence (delo moi) et inspirer par l confianceet conviction. Cest pourquoi la recherche sur le pass recul se fondera sur lessignes les plus apparents 19.

    On le signale en passant : quant aux procdures de lhistoriographie, les ana-logies sont trs frappantes avec lenqute que, sur la scne attique et par la volont

    1 8 - ARISTOTE, Potique9, 1451b 15-18 ; pour le reste, voir notes 6 et 7.1 9 - THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Ploponnse1, 9, 3, aussi 1, 3, 3 et 1, 10, 3 et 1,13, 5 ; voir ensuite 1, 1, 2 et 1, 3, 1, ainsi que 1, 20, 1, en cho annulaire.9 2

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    de Sophocle, dipe conduit sur sa propre identit face Tirsias. La fameuseconfrontation entre le hros thbain et le devin est sature par les verbes delenqute fonde sur la vue : chercher (zeten), enquter (historen), prou-ver (tekmairesthai), rvler (delon), pour finalement savoir (eidnai), avecle double jeu de mots que ce dernier terme autorise sur le nom ddipe lui-mme: pied-enfl, certes, mais surtout dipe qui sait sans rien savoir/voir (ho medneids Oidpous) 20. De mme que lenqute tragique devient recherche et reconnais-sance, le travail de lhistorien se dfinit dans un mouvement dialectique entreobservation et rvlation ; cest dans cette dialectique que senracine son utilit.

    Retraduisons le passage clbre qui, dj cit, conclut l archologie deThucydide: Sans doute pour laudition labsence de fictionnel (t m muthdes)paratra dpourvue de charme ; mais pour ceux qui voudront voir clairement (saphs

    skopen) ce qui est advenu et ce qui risque dadvenir de manire analogue en vertu

    de la nature humaine, il suffira quils le jugent utile. Cette configuration (sgkeitai)constitue une acquisition pour toujours davantage quune dclamation destine une audition immdiate 21. La ralisation pragmatique du discours historio-

    graphique dpend donc de la confiance que lhistoriographe peut faire partager son public par lintermdiaire de procdures relatives la vue : moins la visionempirique et directe que les procdures de composition destines faire voir.Garantie de la vraisemblance externe, la ralit rfrentielle apparatrait donc dansle discours mme.

    Cette approche historiographique est explicite en particulier propos delpidmie de peste qui frappa Athnes au dbut de la deuxime invasion de

    lAttique par les Ploponnsiens. Laissant chacun et en particulier au mdecinle soin de faire des conjectures sur les causes de lpidmie et ses effets, Thucydidedit se limiter lexamen (skopn) et lexpression visuelle (delso) des formes

    assumes par la manifestation de la maladie pour en mieux prvoir une ventuellercurrence. Si dans cet expos lhistorien du contemporain dit se fonder sur sonexprience personnelle et sur son constat visuel, lintention est surtout de mon-trer, de faire voir, dans une certaine mesure de prdire. En revanche, quand lesAthniens entendent prsenter aux Lacdmoniens la puissance de leur cit envoquant, pour les plus gs, des faits quils connaissaient (idesan) et, pour lesplus jeunes, des faits dont ils nont pas lexprience, la procdure est dordre

    indiciel (se

    m

    nai) 22. Quoi quil en soit, dans ces diffrentes lectures des signes,

    2 0 - SOPHOCLE, dipe-Roi316-462 ; voir Bernard KNOX, Oedipus at Thebes, New Haven,Yale University Press, 1957, p. 117-135, ainsi que les indications que jai donnes notam-ment quant aux jeux de mots auxquels se prte le nom dOidpous dans Claude CALAME,Masques dautorit. Fiction et pragmatique dans la potique grecque antique, Paris, Les BellesLettres, 2005, p. 190-197.2 1 - THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Ploponnse1, 22, 4 ; on verra ce propos BrunoGENTILI et Giovanni CERRI, Storia e biografia nel pensiero antico, Rome/Bari, Laterza,1983, p. 5-12.

    2 2 - THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Ploponnse2, 48, 3 et 1, 72, 1 ; la description parThucydide de lpidmie qui frappa Athnes est marque par le vocabulaire mdicaldu diagnostic : voir S. HORNBLOWER, A commentary on Thucydides, op. cit., I, p. 319-325 ; 9 3

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    Thucydide se situe dans la perspective de la mdecine hippocratique : elle fondeses diagnostics sur une vritable smiologie.

    pistmologie de lindication et de la dmonstration : Hrodote

    Sans doute nest-ce pas tout fait un hasard si pratiquement tous les verbes quuti-lise Hrodote pour dsigner son travail denquteur renvoient du point de vuetymologique la vue. Se substituant linvocation la Muse qui ouvre en Grceantique tout rcit pique des hauts faits du pass, la signature inaugurale de sonouvrage prsente demble le travail historiographique comme une histora. Certes,mme sil est tymologiquement fond sur la racine vid- qui est par exemple labase du videre latin, ce terme renvoie plutt une enqute verbale base surlinterrogation dinformateurs et de tmoins. Par lintermdiaire du substantifhs-

    to

    r, il dsigne aussi la position nonciative qui est celle assume par lhistoriographedHalicarnasse dans son propre discours : moins la posture dun tmoin visuel quecelle dun arbitre (par exemple entre plusieurs versions du mme rcit), souventlattitude dun juge, la recherche des motivations et des culpabilits dans lactionhistorique. De plus, la fonction que dans ce mme prologue Hrodote assigne son lgos, son discours, nest pas uniquement la fonction mmoriale traditionnelle-ment assume par la posie homrique 23. lintention dempcher que ne seffacela gloire hroque des hauts faits accomplis aussi bien par les Grecs que par lesbarbares sajoute en effet la recherche de la cause qui a oppos les uns aux autres.

    Or lenqute est souvent chez Hrodote le fait des protagonistes mmes de

    laction narrative. Leurs interrogations sadressent volontiers aux oracles dont lafonction est prcisment d indiquer (semanein), selon le mot clbre dHraclite.Mais les protagonistes de lhistoire recourent aussi aux services d claireurs etd observateurs dsigns en tant que katptai ou katskopoi par deux termes

    faisant respectivement rfrence au regard et lexamen visuel. Le roi de PerseCambyse y fait un large recours au moment de prparer son expdition contrecette trange rgion des confins quest lthiopie ; il se fait ainsi confirmer par destmoignages visuels les merveilles que lon raconte sur ce peuple au mode de vieproche de lge dor. Mais sil se met bien lcoute des rcits spectaculaires desobservateurs, comme Hrodote le fait lui-mme dans son enqute sur le mode de

    vie des peuples exotiques, le roi de Perse est saisi dune folie concupiscente et illance sans prparatifs une arme condamne mourir de soif et de faim. Cesenqutes internes au rcit sont en gnral reconduites par le narrateur au dsir devoir et de savoir : idsthaiet eidnai, deux formes verbales fondes sur la racine vid-

    quant aux rfrences la vue et la rvlation dont les Athniens ponctuent le discoursannonc, on verra ltude que jen ai prsente dans C. CALAME, Pratiques potiques dela mmoire..., op. cit., p. 50-61.2 3 - HRODOTE, Prome. Sur le sens attribuer histora partir de son tymologie, voir

    les diffrentes rfrences que jai donnes dans C. CALAME, Pratiques potiques de lammoire..., op. cit., p. 57-61 avec la note 46 ; on y ajoutera F. HARTOG, vidence de lhis-toire..., op. cit., p. 58-61.9 4

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    qui rfre la vue. Lexemple linguistiquement le plus frappant est fourni parlenqute mene par un dignitaire perse avec laide de sa fille pour connatrelidentit du successeur de Cambyse sur le trne de la Perse et pour dmasquerlusurpateur, un mage homonyme du fils de Cyrus. Appartenant au harem hrit deCambyse, la femme rpond dans un premier temps quelle na jamais vu (idsthai) lenouveau souverain et que, par consquent, elle ne le connat pas (eidnai). Ce nestqu la faveur dune nuit passe avec le roi quelle parvient toucher sa tte et dcouvrir que, prcdemment mutil par Cambyse, son nouvel poux correspondau mage usurpateur. Elle sempresse alors dindiquer (semnas) ce qui est advenu(t genmena) 24.

    Ce savoir dordre implicitement visuel est assum par Hrodote lui-mme,notamment quand il dclare au dbut de sa recherche fonde sur linterprtationdindices : Quant moi, je sais (oda) qui le premier a initi les actes injustes

    envers les Grecs. Dsignant dabord Crsus, le roi de Lydie, cette formule repriseau pluriel ( nous, nous savons : hemes dmen) va ponctuer tout le premier livrede lEnqute, par rfrence successive Gygs de Lydie (premire offrande dunbarbare Delphes aprs Midas le Phrygien), au pote Arion (premire composi-tion et excution dun dithyrambe), au peuple lydien (premire frappe et premierusage de la monnaie dor et dargent), etc. 25. tymologiquement visuel, ce savoirest souvent dordre auditif : Quant moi, je sais quil en a t ainsi pour lavoirentendu des Delphiens , dclare lenquteur dHalicarnasse propos de la consul-tation de loracle de Delphes sur la maladie frappant le roi de Sardes Alyatte lasuite de la destruction Milet du temple dAthna. Oda eg akosas, dans un

    oxymore tymologisant dont Hrodote na pas lapanage, puisquon le retrouvesous la plume de Thucydide au sujet de la premire entreprise maritime de Minos :hn akoi smen, ce que nous savons visuellement par ou-dire ! Mais pour enrevenir la recherche de la cause premire, qui correspond la fois une origineet une responsabilit, elle est saisie, par lintermdiaire du verbe semanein, dansles termes hermneutiques dune interprtation de signes, dindices 26.

    De plus, sans nous tendre ici sur la dialectique du regard et de loue danslenqute historiographique telle que la conoit Hrodote, il suffira de rappeler les

    2 4 - HRODOTE, Enqute 3, 17,1-26,1 et 3, 68,1-70,1 ; voir HRACLITE, fragment 22 B93 DIELS-KRANZ ; sur les modes des enqutes internes lHistora elle-mme, voirles exemples analyss par Paul DEMONT, Figures de lenqute dans les EnqutesdHrodote , Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa : classe di lettere e filosofia, IV-7,2002, p. 261-286.2 5 - HRODOTE, Enqute1, 5, 3, puis 1, 6, 2 ; 1, 14, 2 ; 1, 23 ; 1, 94, 1, etc. Les diffrentesmotivations de laction historique configure par Hrodote sont bien analyses parCatherine DARBO-PESCHANSKI, Le discours du particulier. Essai sur lenqute hrodotenne,Paris, d. du Seuil, 1987, p. 43-83.26 - HRODOTE, Enqute1, 20 et Thucydide, Histoire de la guerre du Ploponnse1, 4 ;voir Pascal PAYEN, Historia et intrigue. Les ressources mimtiques de lEnqute

    dHrodote , in M.-R. GUELFUCCI (dir.), Jeux et enjeux de la mise en forme de lhistoire.Recherches sur le genre historique en Grce et Rome, Besanon, Presses universitaires deFranche-Comt, 2011, p. 139-160. 9 5

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    dclarations mthodologiques dHrodote dans le clbre livre II : les dits desgyptiens sont explicitement complts par les observations dpendant de monregard (ts ems psios). Les legmena des prtres dgypte et les constats visuelspropres, tels sont les deux fondements dune opration quHrodote dsigne par-fois du verbe phrzein : indiquer, faire comprendre (notamment par des signes,mais aussi par la parole). Cest en particulier par ce verbe, conjugu dans une formedu futur performatif, que lenquteur introduit sa propre interprtation dmonstra-tive des causes de la crue estivale du Nil : phrso dihti moi dokei, je vais montrerpour quelle raison il me semble que... ; ceci dans un long dveloppement sur lanature du Nil qui est satur dun lexique de largumentation et du raisonnementfond sur la vue, relle et mentale 27. Sans vouloir tomber dans le travers heideggeriendune smantique o dans chaque usage dun terme rsonnerait (et raisonnerait...)fortement son sens tymologique, il faut encore revenir aux quelques noncs du

    prlude-signature de lenqute ; on y remarque que les rsultats de lhistora sontlobjet dune dmonstration relevant de laction, de la performance dmonstra-tive (apdeixis). Tel est en effet le sens quil convient dattribuer au terme apdeixisqui, assorti du dictique de la monstration hde, dsigne lenqute en tant quelleest offerte, en acte, loue et au regard du public de lhistorien dHalicarnasse.Et ce nest certes pas un hasard si la forme verbale de ce terme apparat dans lemme nonc inaugural pour dsigner les hauts faits dmontrs (apodekhthnta)aussi bien par les Grecs que par les barbares. Cette correspondance entre, dunepart, les grandes et valeureuses actions dont laccomplissement est saisi par unverbe de la monstration et, dautre part, le rcit qui en assure la diffusion visuelle,

    se retrouve tout au long des rcits dHrodote 28. Fonde sur laudition de lgoietsur lobservation personnelles, sur loue et sur la vue, lhistora est destine fairevoir par le discours ce qui doit se manifester au regard, publiquement.

    2 7 - HRODOTE, Enqute 1, 5, 3 nouveau, puis 2, 147, 1 et 2, 99, 1 ; enqute sur lessources du Nil et la raison de ses crues: 2, 19, 2-26, 2, en particulier 24, 1; mmeusage de cette forme du futur performatif en 2, 51, 1 et 3, 103, 1. Pour les modes delargumentation hrodotenne, on lira le chapitre quy consacre C. DARBO-PESCHANSKI,

    Le discours du particulier..., op. cit., p. 127-163.28 - En plus du prlude, voir HRODOTE, Enqute1, 16, 2 (dit des actions dmontres par un protagoniste de lhistoire), 1, 174, 1 (de manire ngative), 2, 18, 1 (eg apodeknumiti lgi : dmonstration par le biais du discours ; voir aussi 2, 15, 1 et 16, 1), etc. ChezHrodote, le langage de la preuve se combine avec celui de la vue et de la dmonstration(au sens propre du terme) : voir ce propos les bonnes propositions de Gregory NAGY,

    Pindars Homer: The lyric possession of an epic past, Baltimore, The Johns Hopkins Univer-sity Press, 1990, p. 217-230, et les excellentes remarques de Rosalind THOMAS,Herodotusin context: Ethnography, science and the art of persuasion, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 2000, p. 190-200 et 221-228, ainsi que les prcisions apportes parEgbert J. BAKKER,

    The making of history: Herodotus histories apodexis , in E. J. BAKKER et al. (dir.),Brills companion to Herodotus, Leyde/Boston/Cologne, Brill, 2002, p. 3-32. Voir encoreTHUCYDIDE, Histoire de la guerre du Ploponnse1, 6, 6.9 6

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    Rhtoriques historiographiques de la vue

    Le lgos qui montre : rappelons le conseil donn par Aristote aux potes tragiques.Pour composer des intrigues et pour les mettre en forme par la diction (lxis), ilconvient de se mettre la situation sous les yeux ; il convient donc que le potevoie la scne comme sil assistait aux actions elles-mmes. Le but de ce fondementvisuel donn lopration de mise en intrigue et de configuration est explicit : ilsagit de trouver (et donc de restituer) ce qui convient (t prpon), sans contradic-tion allusion probable aux deux critres du vraisemblable et de la ncessitprcdemment mentionns. Voir lintrigue en acte (energstata) ou en pleine

    lumire (enargstata) simpose dautant plus forte raison quil sagit dimpression-ner le spectateur par lintermdiaire dacteurs agissant eux-mmes sur scne. Mais

    comme le montre lexemple choisi par Aristote, la reprsentation visuelle a pourbut ce qui constitue le fondement de lart potique et mimtique : le schmagnral (t kathlou), lunit de lintrigue qui on la vu soppose au particulier,cens dfinir lhistoire 29. Quen est-il donc du discours historiographique ?

    Reprise dans la Rhtorique, la question de la vue sy pose avec dautant plusdacuit que les discours des orateurs (de mme que les dits des historiographes)ne bnficient pas de lintermdiaire mimtique dacteurs, comme cest le cas dansla tragdie. Cest donc dautant plus forte raison que, dans la Rhtoriquede mmeque dans la Potique, la qualit premire de lexpression ou de la diction (lxis) servle tre la clart, la transparence lumineuse (saphs) : Quil en soit ainsi de ce

    qui a t montr dans la Potique et que la qualit principale de la diction soitdfinie comme la clart. Lindice en est que le discours (ho lgos), sil ne rvlepas (m delo), ne produira pas son effet (rgon) propre 30. Sans doute faudrait-ilmettre en relation cette capacit du discours faire voir avec la facult dimagina-tion (phantasa) qui peut se substituer la perception. la diffrence des animauxqui ne disposent que dune imagination lie aux sens, les hommes bnficient,selon Aristote, dune facult de produire des images dans lme (intelligente) ; cesimages (phantsmata) sont susceptibles de se substituer aux sensations et cest enelles que la facult intelligente est capable de penser et de concevoir des formesqui sont interprtes comme des signes permettant raisonnement, dlibration et

    prvision 31. Mais dans le trait sur lme, cette facult humaine de crer sous lesyeux est envisage indpendamment des capacits mimtiques du discours.

    2 9 - ARISTOTE, Potique 17, 1455a 22-b 2 ; le flou que les manuscrits entretiennent surla morphologie de ene/argstata est significatif de la force en acte attribue limage ;voir les rfrences que jai donnes ce propos dans Claude CALAME, Quand direcest faire voir, lvidence dans la rhtorique antique , tudes de Lettres, 4, 1991, p. 3-22(repris dans Id., Sentiers transversaux. Entre potiques grecques et politiques contemporaines,Grenoble, Jrme Millon, 2008, p. 191-204), ainsi que le commentaire de RoselyneDUPONT-ROC et Jean LALLOT in La Potique, op. cit., p. 278-279.3 0 - ARISTOTE, Rhtorique3, 1404b 1-2, par rfrence Potique22, 1458a 18-20.

    3 1 - ARISTOTE, De lme3, 431a 14-b12; et aussi 434a 6-15 ; voir par exemple ce proposSophie KLIMIS, Le statut du mythe dans la Potique dAristote. Les fondements philosophiquesde la tragdie, Bruxelles, Ousia, 1997, p. 164-171. 9 7

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    EntrePotiqueetRhtorique, la rfrence la vue est donc reporte du momentautorial de la mise en discours celui de la pragmatique du lgos. Lefficacit dudiscours dpend de la clart dun faire voir qui se dfinit dans les mmes termesque ceux employs par Thucydide. La clart, lvidence, ce sont encore les quali-ts que Plutarque attribue au discours qui inspire confiance et conviction quandil se pose la question initiale de la crdibilit de la biographie dun hros appar-tenant au pass hroque, tel Thse. Mais contrairement Thucydide qui

    reconnaissait Homre le pouvoir de rvler , lhistorien et philosophe delpoque impriale dnie aux potes et aux mythographes la possibilit de produireun discours vraisemblable (eiks lgos) ; un discours tel que celui quil prtendoffrir lui-mme au sujet des hauts faits du hros athnien 32. Sans doute nest-cepas un hasard si dans le petit trait quil consacre aux raisons de la rputation desAthniens, Plutarque choisit prcisment Thucydide pour illustrer la comparaison

    clbre entre les arts plastiques et les arts du discours. partir de laphorismeattribu Simonide sur la peinture comme posie muette et la posie commepeinture parlante, mots et noncs apparaissent comme les analogues des couleurset des schmes. Ds lors, dans la mesure o il a recours aux moyens mimtiquesdu rcit et de la rdaction crite, lhistorien lui-mme apparat comme un crateurdimages (eidolopoisas). Le matre de cette vidence par les moyens du discourset du rcit nest autre que Thucydide. Pour Plutarque qui se fonde sur le jeu demots sur enrgeia et energsasthai, lhistorien athnien serait capable de faire delauditeur un spectateur et de susciter auprs des lecteurs les sentiments de stupeuret de trouble prouvs par les tmoins oculaires 33.

    Il savre que cette capacit du discours faire voir repose, pour lauteur dela Rhtorique, sur trois moyens complmentaires les uns des autres. Tout dabord lamtaphore ; en particulier dans sa forme analogique, la mtaphore dtient parexcellence la capacit de crer sous les yeux (pr ommton poien) et par cons-quent de permettre au public de voir les actions en train de se drouler. Mais,volontiers appuye sur la figure de style quest lantithse, la mtaphore atteindrason plein effet dvidence notamment si elle porte sur un terme particulirementdynamique, sur une qualification prdicative susceptible de mettre son sujet enacte : non pas un homme carr pour dsigner un homme de bien, mais unhomme ayant atteint la floraison de la maturit pour dsigner un homme au

    sommet de sa carrire. En suivant lexemple dHomre, il sagit donc de trans-former les tres inanims en tres anims, de leur insuffler le mouvement de la

    3 2 - THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Ploponnse 1, 9, 3 (voir supra note 18) etPLUTARQUE, Thse1, 3 et 5.3 3 - PLUTARQUE, Gloire des Athniens 346f-7c. On se gardera de suivre ce propos laligne dinterprtation propose par Adriana ZANGARA, Mettre en images le pass.Lambigut et lefficacit de lenargeia dans le rcit historique , Mtis, 2, 2004, p. 251-272, qui, par le biais de la phantasa, sous-estime constamment le rle jou dans lvi-

    dence discursive par le lgos avec sa capacit de po(i)tique mimtique ; voir en revanchelexcellente tude dAlessandra MANIERI,Limmagine poetica nella teoria degli antichi, Pise/Rome, Istituti Editoriali e Poligrafici Internazionali, 1998, p. 105-112 et 155-172.9 8

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    vie, de les montrer en action, en un mot de crer lenrgeia, la force en acte 34.

    Lessentiel est leffet produit, puisque les mtaphores qui font voir sont apprciesdu public.

    Or, une voyelle prs, enrgeia prfigure le concept de la vivacit rhtorique,enrgeia, tel quil sera dvelopp dans les traits postrieurs celui dAristote ettel quil a t repris par Plutarque : les copistes sy sont dailleurs souvent trompset ne manquent pas dintroduire lenrgeia dj dans la RhtoriquedAristote ! Sansfaire ici la longue histoire de levidentia chre aux rhteurs romains, on se limitera en signaler un point daboutissement en citant le trait Du Sublime attribu Longin : Les apparitions (phantasai), jeune homme, provoquent par excellencela majest, lemphase et la pugnacit. Cest pourquoi certains les dnommentreprsentations dimages (eidolopoai). [...] Dsormais ce terme vaut surtout

    lorsque, sous leffet de lenthousiasme ou de la passion tu sembles voir ce que tu

    dis et tu le places sous le regard des auditeurs. Comme tu le sais, limage (phantasa)tend en rhtorique un autre effet que chez les potes ; dans la posie son butest de frapper, dans les discours cest la vivacit (enrgeia) [...]. Malheur, elle vame tuer, o fuir ? dans ce vers le pote a vu lui-mme lrinye et ce quil a vudans son imagination (ephantsthe), il a contraint les auditeurs, ou peu sen faut,den avoir le spectacle 35.

    Ncessaire la mise en discours potique aussi bien que rhtorique, limagementale est transmise par des moyens verbaux au destinataire dun discours pleine-ment efficace. Fonde sur ladjectif qui, ds la posie homrique, dsigne lclatde la divinit quand elle apparat dans son piphanie, lenrgeia est lexpression

    mme de la capacit psychologique et technique du rhteur dvoquer des imagesfrappantes par les moyens du discours. Tel Lysias dont la diction (lxis), selonDenys dHalicarnasse, se distingue prcisment par l vidence . Lenrgeia attri-bue aux discours de lorateur correspond au pouvoir de mettre sous les sens ce qui est dit, de rvler la vue les vnements, de ctoyer les personnages misen scne comme sils taient prsents. Ce pouvoir du discours dpend de lacapacit du rhteur observer la nature humaine, saisir les motions, le caractre,les actes des hommes 36. Denys dHalicarnasse le prcise bien : une telle capacitde visualisation rendrait caduque la question de leiks, du vraisemblable. La ralit

    3 4 - ARISTOTE,Rhtorique3, 1410b 29-36, 1411 b 1-10 et 1411b 21-12a 10 ; enrgeia,forceen acte par opposition dnamis comme force en puissance , voir Mtaphysique 8,1048a 25-29 ; sur enrgeia et enrgeia, voir mon tude Quand dire cest faire voir... ,art. cit., p. 18-20, ainsi que A. MANIERI, Limmagine poetica..., op. cit., p. 97-104.3 5 - PSEUDO-LONGIN, Sublme15, 1-2, citant notamment EURIPIDE, Iphignie en Tauride291-292, o Oreste est dcrit en proie aux visions inspires par des Furies changeantconstamment de forme ; voir Sandrine DUBEL, Ekphrasis et enargeia : la descriptionantique comme parcours , in C. LVY et L.PERNOT (dir.), Dire lvidence. Philosophie etrhtorique antiques, Paris/Montral, LHarmattan, 1997, p. 249-264, et sur le dvelop-pement de la notion de fantasias : A. MANIERI, Limmagine poetica..., op. cit., p. 51-60.

    3 6 - DENYS DHALICARNASSE, Lysias 7, 1-2 ; sur le concept rhtorique devidentia dve-lopp partir de celui des phantasiai, voir QUINTILIEN, Institution oratoire 6, 2, 29-32 ;voir A. MANIERI, Limmagine poetica..., op. cit., p. 126-149. 9 9

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    apparatrait directement dans le discours. Une fois encore, aussi bien dans le

    moment de la production du discours que dans celui de sa rception, les termesde la relation rfrentielle sont renverss.

    Modes de la rfrence

    Reporte sur la question des aspects fictionnels de lhistoriographie telle que laconcevaient et la pratiquaient les premiers prosateurs hellnes, une telle rhtoriquede la mise en acte et de la vue par les moyens verbaux du discours peut conduire une double conclusion.

    Dune part, au-del de la ncessit dans la rfrence interne, au-del de lacohrence interne de la mise en intrigue et de sa plausibilit, la vraisemblance

    rfrentielle du discours historiographique se fonde sur des procdures rhtoriquesdestines faire voir, mettre sous les yeux par des moyens verbaux, en prenantappui en particulier sur des tmoignages dordre indiciel. ct de la slection desvnements et des actions configurs dans la mise en discours selon une logique duncessaire, cest probablement dans cette virtualit vocatrice dimages, dordrepo(i)tique, que rside la capacit rfrentielle du discours, avec son pouvoir prag-matique de connaissance par lmotion ; cest dans ces effets de sens imag forteporte motionnelle que se ralise lutilit de lhistoriographie.

    Dautre part, le caractre visuel et dmonstratif du discours historiographiquesappuie constamment, en particulier chez Hrodote, sur des procdures de mons-

    tration nonciative qui pointent vers le hic et nuncde la communication mme desrsultats de lenqute. Non pas Sur les recherches dHrodote , mais Voici ladmonstration publique de lenqute dHrodote dHalicarnasse crit, ou pluttdit lhistorien en dsignant ainsi son lgos, son discours. Ce geste inaugural dinti-tul et de signature reporte sur le plan nonciatif les procdures de dmonstrationpublique et performative de son discours : apdeixis hde, par lemploi du dic-tique grec de la dsignation et de la prsence 37. Rapidement, les logographes grecsen furent conscients : ces procdures discursives de dsignation dmonstrative,combines avec lvidence verbale, peuvent faire glisser le discours dans le specta-culaire ; elles lui confrent alors, par le biais du plaisir provoqu, les effets trom-

    peurs de la posie. Il appartiendra un Gorgias de dmonter les ressorts rhtoriquesde cette prose potique tout en en faisant usage lui-mme 38. Mais, partir dutrpein homrique, les effets sducteurs du discours devraient faire lobjet dunautre chapitre qui conduirait en tout cas jusqu la critique platonicienne des arts

    37 - Sur le sens de apdeixis, voir note 27 ; quant la double rfrence, anaphorique etdmonstrative, du dictique hde, voir les indications que jai donnes dans ClaudeCALAME, Pragmatique de la fiction: quelques procdures de deixis narrative et non-ciative en comparaison (potique grecque), in J.-M. ADAM et U.HEIDMANN (dir.),

    Sciences du texte et analyse de discours. Enjeux dune interdisciplinarit, Genve/Lausanne,Slatkine/tudes de Lettres, 2005, p. 119-143.38 - Rfrences dans C. CALAME, Quand dire cest faire voir... , art. cit., p. 21-22.1 0 0

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    mimtiques... Il sagit dune esthtique de fabrications et de reprsentations ver-bales dont la pragmatique inclut une forte dimension motionnelle.

    Quoi quil en soit, aussi bien dans le discours historiographique que dansle discours anthropologique modernes, lexigence est de faire apparatre, par desprocdures dordre linguistique, ce qui nest pas sous les yeux de lauditeur ou dulecteur. Cest un truisme : il faut voquer et reprsenter discursivement ce qui estabsent, soit en raison de la distance temporelle, soit en raison de la distance spatiale.Il faut non seulement faire apparatre, mais aussi rendre intelligible ; pour uneintelligibilit dont les critres varient naturellement dans lespace et dans le temps,une intelligibilit dont les paramtres changent culturellement, selon les rgimesde croyance et les paradigmes de vrit.

    De l, la double dimension du vraisemblable historiographique grec, dans sacohrence interne et dans sa rfrence externe ; un vraisemblable reprsentation-

    nel dordre discursif et pratique qui se fonde sur les moyens nonciatifs, rhtoriqueset poitiques offerts par toute langue. En raison de son caractre discursif, cevraisemblable correspond un monde configur et par consquent un monde caractre fictionnel qui sinscrit dans un rgime de vrit dordre culturel ; sa capa-cit dvoquer des images renforce, par lappel limagination aussi bien que parla rfrence externe, la dimension pragmatique de tout discours : par rfrence auprsent de son nonciation, leffet esthtique et leffet passionnel du discourshistoriographique jouent ici un rle central. Telles pourraient tre les diffrentesconditions dexistence de ce que lon pourrait dnommer, dans un oxymore desophiste, la fiction rfrentielle 39 ...

    Claude CalameEHESS

    39 - Jai dvelopp ce concept propos de la pragmatique des rcits hroques que nousapprhendons comme des mythes et des fictions narratives dans Claude CALAME, La pragmatique potique des mythes grecs : fiction rfrentielle et performancerituelle , in F. LAVOCAT et A. DUPRAT (dir.), Fiction et cultures, Paris, SFLGC, 2010, p. 33-

    56 ; voir aussi Id., Fiction rfrentielle et potique rituelle : pour une pragmatique dumythe (Sappho 17 et Bacchylide 13) , in D. AUGER et C.DELATTRE (dir.), Mythe et

    fiction, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, p. 117-135. 1 0 1