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Enquête: responsables, les marques de café? Par Frédéric Perron Mise en ligne : août 2014 | Magazine : septembre 2014 Kraft, Starbucks, Tim Hortons, Lavazza… quelles sont les marques de café les plus responsables? Et quels sont les mauvais élèves? Nous avons mené l’enquête. Les cafés certifiés équitables et biologiques – qui donnent des garanties quant à la rému- nération des caféiculteurs ou à une culture sans pesticides – ne comptent que pour une petite part du marché de la vente au détail au Canada. La plupart d’entre nous préparons donc à la maison du café sans allégations éthiques, produit par de grandes entreprises comme Kraft, Keurig ou Nestlé. Quelles sont les pratiques sociales et environnementales de ces entreprises ? En analysant leurs politiques à ces égards, nous avons pu les classer de la plus à la moins responsable.

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Enquête: responsables, les marques de café?

Par Frédéric Perron

Mise en ligne : août 2014 | Magazine : septembre 2014

Kraft, Starbucks, Tim Hortons, Lavazza… quelles sont les marques de café les plus responsables? Et quels sont les mauvais élèves? Nous avons mené l’enquête.

Les cafés certifiés équitables et biologiques – qui donnent des garanties quant à la rému-nération des caféiculteurs ou à une culture sans pesticides – ne comptent que pour une petite part du marché de la vente au détail au Canada. La plupart d’entre nous préparons donc à la maison du café sans allégations éthiques, produit par de grandes entreprises comme Kraft, Keurig ou Nestlé. Quelles sont les pratiques sociales et environnementales de ces entreprises ? En analysant leurs politiques à ces égards, nous avons pu les classer de la plus à la moins responsable.

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Palmarès des fabricants de café

Kraft, Starbucks, Tim Hortons et les autres géants de l’or brun font des efforts pour res-pecter l’environnement et les caféiculteurs. Mais il y a place à l’amélioration.

C’est du moins ce qui ressort de notre en-quête sur les politiques sociales et environ-nementales des entreprises de café qui pos-sèdent d’importantes parts de marché au Canada. Nous avons invité ces compagnies à répondre à un questionnaire détaillé por-tant sur leurs pratiques, ainsi que sur leur

engagement auprès des parties prenantes, comme les caféiculteurs, les gouvernements et les communautés locales.

Trois entreprises, J.M. Smucker, Kraft Canada et Starbucks, ont refusé de prendre part à notre étude. Dans ces cas, nous avons consulté leurs documents publics disponibles. De son côté, Kicking Horse Coffee n’a collaboré que très tardivement et n’a pas été en mesure de nous fournir toutes les informations demandées.

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Compagnie Marques Politiques sociales

Politiques environne-mentales

Engagement Transparence Note globale

Illycaffè Illy 73%

Nestlé Nescafé, Nes-presso, Dolce Gusto

64%

Tim hortons Tim Hortons 63%

Kicking Horse Coffee

Kicking Horse 58%

Starbucks Starbucks 50%

Keurig Green Mountain

Van Houtte, Timothy’s World Coffee, Barista Prima, Brûlerie St-Denis, Brû-lerie Mont-Royal, Tully’s, Green Moun-tain Coffee, Café Espaces, Donut House, Donut Shop Coffee

47%

Kraft Canada Maxwell House, Na-bob, Tassimo

30%

Lavazza Lavazza 28%

J.M. Smucker Folgers, Dunkin’ Do-nuts

26%

Loblaw Le Choix du Président 13%

très bon bon acceptable mauvais très mauvais

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lllycaffè, Nestlé et Tim Hor-tons : de bons exemples

L’entreprise italienne Il-lycaffè se démarque

grâce à ses politiques d’achats détaillées et ses contrôles sur toute la chaîne d’ap-

provisionnement. La compagnie

achète la ma-jorité de son café directe-

ment des pro-ducteurs, qui

doivent respecter des normes quant

aux heures de travail, à la santé et la sécurité des travail-

leurs, etc. En cas de non-conformité, ils sont placés sur une liste noire jusqu’à ce que des correctifs soient apportés.

Quant à l’entreprise Nestlé, elle a une

bonne politique d’achats écologiques. Ses fournisseurs doivent suivre un code de conduite qui encadre notamment la conservation de la biodiversité et l’emploi des pesticides. Des audits indépendants sont effectués sur le terrain pour s’assurer que ce code est suivi.

En matière d’engagement, Nestlé et Tim Hor-tons, qui vend aussi du café en épicerie, se distinguent grâce à leurs programmes res-pectifs, le « Plan Nescafé » et le « Partenariat de café Tim Hortons ». Dans le cadre de ces initiatives, les deux entreprises apportent de l’aide aux caféiculteurs sur le terrain – conseils d’agronomes, par exemple – pour améliorer leur productivité dans le respect de l’environnement et des travailleurs.

Kraft et Keurig : deux géants imparfaits avec respectivement environ 24 et 18 % des parts de marché au Canada, Kraft Canada et Keurig Green Moutain dominent dans les ventes de café au détail. Des deux entreprises, c’est Keurig qui a fait meilleure figure lors de

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notre enquête. Elle se démarque entre autres grâce à son programme de bourses d’aide au développement dans les communautés pro-ductrices, par exemple pour améliorer l’accès à l’eau potable. Elle est aussi la plus grande acheteuse de café équitable dans le monde.

L’absence d’audits, permettant à l’entreprise de s’assurer que ses normes sur le plan social sont respectées sur le terrain, l’a néanmoins pénalisée. Keurig prévoit toutefois changer la donne dès cette année.

Par ailleurs, Kraft Canada n’a pas voulu prendre part à notre enquête. Nous dispo-sions donc de peu d’information sur ses poli-tiques. Ce manque de transparence a eu une incidence négative sur notre évaluation.

Loblaw : loin derrière

Loblaw ne gère pas que des supermarchés. Cette grande entreprise produit une foule d’aliments et d’objets de consommation courante, notamment sous ses marques Le Choix du Président et Joe Fresh. Ses poli-tiques larges couvrent toutes ses activités, mais ne vont pas suffisamment dans le détail en ce qui concerne le café, notamment quant aux exigences à l’égard de ses fournisseurs. C’est ce qui fait de Loblaw l’acteur le moins bien équipé pour assurer à ses clients un café produit dans le respect des travailleurs et de l’environnement. Au moment de notre enquête, les porte-parole de l’entreprise nous ont affirmé travailler à l’élaboration d’une stratégie de développement durable pour la filière café ; ils n’ont toutefois pas été en me-sure de nous indiquer à quel moment elle serait en vigueur, ni quels en seraient les grands principes.

Les cafés certifiés

En plus de leur café ordinaire, la plupart des entreprises que nous avons évaluées offrent une

gamme de produits certifiés. Les cafés de Kicking Horse Coffee sont même tous équi-tables et bios. Si cette entreprise avait fait preuve de plus de transparence durant notre enquête, elle aurait obtenu une meilleure note.

« Si vous voulez que votre achat ne nuise pas à l’environnement ni aux producteurs, le café certifié bio et équitable est un bon choix », af-firme Isabelle St-Germain, directrice géné-rale adjointe de l’organisme Équiterre. Tou-tefois, les autres cafés de Illycaffè, Nestlé et Tim Hortons sont aussi à considérer compte tenu des efforts que font ces entreprises en matière de responsabilité sociale.

Certification équitable : à quel logo vous

fier?

Quelques pistes pour choisir un café

réellement équitable.

À lire sur le web

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Culture du café: ce qui se passe sur le terrain

L’exploitation du café a des impacts majeurs sur l’envi-ronnement. C’est d’ailleurs à cette étape de son cycle de production que ses répercus-sions sont les plus importan-tes, bien avant sa consomma-tion et sa mise au rebut.

Nos collègues, enquê-teurs de l’organisme danois DanWatch, se sont donc ren-dus sur le terrain, au Brésil et en Éthiopie, pour mieux comprendre dans quelles conditions est produit le café. Là-bas, ils ont constaté que de grandes plantations abat-tent des forêts tropicales pour faire pousser leurs caféiers, en plus d’utiliser des pesticides.

La culture du café comporte aussi d’impor-tantes conséquences en ce qui a trait aux

travailleurs, souvent exposés aux produits chimiques, parfois sous-payés et vivant, dans certains cas, dans des conditions de quasi-esclavage. De quoi donner à votre café un goût particulièrement amer !

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Il existe dans le monde deux grandes caté-gories d’exploitations de café. D’abord des terres familiales comme celles d’Éthiopie, qui comptent pour la majorité de la production mondiale. Les caféiers y poussent habituelle-ment dans leur écosystème naturel, à l’ombre de grands arbres et protégés des insectes par des prédateurs comme les oiseaux. Il y a aussi des plantations à grande échelle, qui impliquent une destruction massive de fo-rêts tropicales, ce qui perturbe l’écosystème des caféiers. Pour compenser, les exploitants utilisent abondamment des pesticides et des fertilisants.

réservées à la culture du café dans le monde sont situées dans de petites fermes familiales.

Source : International Coffee Organization.

Au Brésil, deuxième pays d’où le Canada, im-porte son café après la Colombie, les grandes plantations abondent. Les conditions de vie y sont très difficiles pour les travailleurs, qui y passent quatre mois durant la récolte es-tivale. Certains ouvriers qui proviennent de villages éloignés montent dans une camion-nette au début de la saison pour se rendre dans une ferme et y travailler tout l’été. Sur place, ils doivent payer pour leur logement et leur nourriture. Résultat : ils ne gagnent à peu près rien et se trouvent dans une si-tuation de quasi-esclavage jusqu’à la fin des récoltes.

Bruno Arnelli Lopez, enquêteur pour le ministère du Travail du Brésil, a raconté à nos confrères de DanWatch avoir visité une ferme où une vingtaine de travailleurs n’avaient pas de lit. Plusieurs besognaient sans souliers, et sans équipement pour les protéger des produits chimiques. Dans les

champs, des enfants aidaient les adultes. La ferme a été mise à l’amende, et les ouvriers sont retournés chez eux.

De nombreux cas de cancerLes conditions de vie des travailleurs sont difficiles, mais ce n’est pas le pire, selon Dal-berto Luiz Gomes, président du syndicat des travailleurs, rencontré près de Muriaé, au nord de Rio de Janeiro. « Le principal pro-blème dans l’industrie du café, c’est le can-cer », affirme-t-il.

De nombreuses sources locales – médias, fermiers, organismes à but non lucratif, etc. – affirment que l’utilisation de pesticides et de fertilisants sans équipement de protection causerait de nombreux cancers chez les tra-

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vailleurs du café. Ces derniers seraient trois fois plus à risque d’en souffrir que la popula-tion en général.

Certains types de cancer communs dans la région, comme ceux de la bouche et de l’œso-phage, peuvent être liés aux pesticides, re-connaît José Alves, gestionnaire à Fundacao Cristiano Varella, un hôpital spécialisé en oncologie dans la région agricole de Minas Gerais. Toutefois, la consommation d’alcool et de tabac chez les ouvriers aurait aussi un important rôle à jouer, selon lui.

Que les pesticides soient responsables ou non des cas de cancer, certains tra¬vailleurs tentent de limiter le plus possible leur expo-sition à ceux-ci. C’est le cas de José Braga, propriétaire d’une petite ferme familiale, qui a choisi de ne pas utiliser de pesticides, mal-gré les pressions des vendeurs qui tentent de lui faire croire qu’ils sont nécessaires. Ce-pendant, comme les revenus de sa ferme ne suffisent pas à subvenir aux besoins de sa famille, il doit retourner travailler chaque an-née aux plantations, où l’utilisation de pro-duits chimiques est la norme.

Éthiopie : trop d’intermédiaires

Plus grand producteur de café d’Afrique, l’Éthiopie compte environ quatre millions de travailleurs vivant de cette culture. Celle-ci repose à 95 % sur les fermes familiales. Comme près de 60 % de la population rurale n’a pas accès à l’électricité et aux moyens de communication qu’elle permet, les petits pro-ducteurs sont mal informés du prix du café. Ils dépendent de négociants itinérants pour écouler leurs stocks, souvent à des prix dé-risoires.

« Nous ne connaissons pas les prix du mar-ché du café, avoue Daniel Godebo, un fer-mier de 57 ans, qui possède deux hectares de terres à Jaboo, dans la région d’Oromia. J’ai vendu mon café à 1 $ le kilo cette an-née avant d’apprendre que mon voisin avait monnayé le sien à 1,65 $ ! » Biya Kamal, 30 ans, propriétaire d’une terre de 0,5 hectare

à Somodo, dans le village voisin, reconnaît, quant à lui, avoir vendu son café 80 ¢ le kilo en 2013. Il savait que c’était probablement trop peu, mais il devait écouler sa produc-tion rapidement, ayant des factures à payer et pas un sou de côté. « Les prix que nous obtenons ne corres-pondent pas à nos efforts. Nous travaillons très fort pour ne pas mourir de faim », dit Da-niel Godebo. Comme plusieurs fermiers de la région, il doit également cultiver des fruits et produire du miel pour compléter ses revenus, qui varient beaucoup d’une saison à l’autre.

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La force des coopératives

« L’absence d’une culture de l’épargne dans ces communautés rend les fermiers vulné-rables aux négociants, qui exercent une pres-sion à la baisse sur les prix. Les fermiers ont besoin d’argent rapidement et s’empressent de vendre leur café plutôt que d’attendre une meilleure offre », constate Mefthe Tadesse, di-rectrice pour l’Éthiopie à TechnoServe, un or-ganisme à but non lucratif qui encourage les fermiers à se joindre à des coopératives. Ils peuvent ainsi¬ obtenir des prêts, mais aussi contourner les négociants en accédant direc-tement à la Bourse éthiopienne de marchan-dises (ECX), où le café se transige au prix du marché international.

Toutefois, le commerce équitable est une voie encore plus lucrative pour les fermiers. « Les multinationales ne se préoccupent pas des cultivateurs, elles achètent leur café par l’entremise de l’ECX au prix du marché. Avec notre coopérative, nous pouvons vendre notre marchandise directement aux importateurs de café équitable à des prix jusqu’à trois fois plus élevés, ce qui donne aux fermiers des revenus plus décents », explique Tadesse Meskela, fondateur et directeur général de l’Union des coopératives de café d’Oromia. En coupant les intermédiaires comme les né-gociants, les fermiers peuvent ainsi toucher 70 % des profits nets de la vente de leur café.

En plus de leur donner accès à de meilleurs revenus, les coopératives peuvent prêter de l’argent aux cultivateurs pour les aider à améliorer leur ferme. Elles leur offrent aussi de la formation qui leur permet d’atteindre les niveaux de qualité recherchés par les importateurs de café. Par ailleurs, les coopératives épargnent une partie des profits pour les années où le rendement est moins bon et pour améliorer les infrastructures communautaires comme les écoles et l’accès à l’eau potable.

Méthodologie

En collaboration avec l’International Consu-mer Research & Testing (ICRT), Protégez-Vous a évalué les pratiques sociales et environne-mentales en matière d’exploitation de café des huit entreprises ayant les plus grandes parts de marché dans la vente au détail au Cana-da, ainsi que de deux marques italiennes (Illycaffè et Lavazza) vendues au pays. Elles ont dû répondre à des questionnaires détail-lés et fournir des documents pour appuyer leurs affirmations. En l’absence de réponses de la part des entreprises, nous avons utilisé leurs documents publics. En mars 2014, nos confrères de l’organisme danois DanWatch ont aussi visité des fermes au Brésil et en Éthiopie.