CHAPITRE 2. NIETZSCHE ET LA DROITE RADICALE ALLEMANDE(1914-1933) Steven E. Aschheim

in Zeev Sternhell , L?éternel retour Presses de Sciences Po | Académique 1994pages 73 à 95

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Aschheim Steven E., « Chapitre 2. Nietzsche et la droite radicale allemande (1914-1933) », in Zeev Sternhell ,

L?éternel retour

Presses de Sciences Po « Académique  », 1994 p. 73-95.

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CHAPITRE 2

NIETZSCHEET LA DROITE RADICALE ALLEMANDE *

(19r4-r933)

Pour la droite radicale allemande des années 1918-1933, àquelques voix discordantes pr&, Nietzsche était source d'ins-piration et d'autorité iréfutable. Ainsi que I'a exprimé ArminMohler, la < révolution conservatrice > erit été < impensable >

sans Nietzsche r. Dans ses Guvres protéiformes, la nouvelledroite découvrit une source remarquablemenr souple, quasiinépuisable, pour formuler une vision du monde de droite,moins traditionnelle que radicale, et pour localiser à la fois sesennemis et ses idéaux positifs. En 1931, Friedrich Hielscher,propagandiste de la droite radicale, a résumé les multiplesfonctions assignées à Nietzsche par cet univers politique :

< Nietzsche est considéré comme un questionneur, un lutteur,comme le solitaire. Pour le Reich, il reprfuente le protecteurdu passé, le broyeur du présent, le transformateur de I'avenir 2. >

Cependant, ce lien enue la droite et Nietzsche n'était nul-lement évident, ni historiquement ni politiquement. Avant1914, Nietzsche était, en gênêral, une abomination aussi bienpour les conservateurs que pour les élites dirigeantes et les

* Traduit de I'anglais par Shlomo Elbaz.l. Armin Mohler, Die Kouewatiae Reaolution in Deuttcbland 1918-1932 :

Eh Hand b ucb, Darmstadt, Vissenschaftliche Buchgesellschaft, 1)7 2, p. 29et n. 87.

2. Friedrich Hielscher, Das Reicb, Berlin, 1931, p.2OO,

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narionalisres r. En dépit des efforts inlassables d'Élisabeth, lasæur de Nietzsche (s'aidant des archives de son frère qu'ellecontrôlait) pour inscrire Nietzsche dans une tradition patrio-tique, les cercles proches de I'establisltnten, ont continué àconsidérer le philosophe comme un être subversif et antinatio-naliste dont la folie indiscutable expliquait les opinions 2. Ilsvoyaient en lui un radical dont les sentiments anti-chrétiens,anti-allemands, pro-juifs et européens-supranationaux le ren-daient à la fois dangereux et trà peu recommandable. Il enétait de même des milieux hautement individualistes qui enfirent leur champion : libertaires et critiques culturels duDeuxième Reich, anarchistes et dissidents de gauche, bohémienssans morale et Uebennenscltaa expressionnistes qui prétendaientne reconnaître que leurs propres lois 3. Le comte Harry Kesslerraconte, dans son journal, que les jeunes gens élevfu dans lesfamilles conservatrices et qui avaient lu le philosophe étaient< enfermés à double tour avec un prêtre pour une durée de sixmois a >.

Afrn de mettre en æuvre cette nouvelle et singulière conver-gence, il fallait alors transformer et restructurer à la fois Nietzsche

l. Dans I'ouvrage de Amo J. Mayer (Tlte Perustence of the Ùld Regine :

Europe to tbe Great Vt/ar, New York, Pantheon Books, 1981, chap.5),Nietzsche esr présenté comme un des principaux suppofts de l'élite aristo-cratique et politique de I'Europe et du besoin de celle-ci de maintenir et derenforcer le vteil ordre branlant face aux menaces de démocratisation. Enfait, il n'existe presque pas de preuves documentées à I'appui de cefte assertion.Nietzsche était, avant tout, la voix de la tendance radicale anti-establishmentsous toutes ses formes avant 1914, et ceftainement pas la voix des élitesdirigeantes. L'argument de Mayer ne bénéficie d'un semblant de crédibilitéqu'à cause de I'absence totale de notes appuyées sur des documents.

2. C(.H.F.Peters,Zaratbu$ra's Sister : The Case of Eli:aùetb and FredericltNietztcbe, New York, 198).

3. R. Hinton Thomas (Nietztcbe in Gernan Politict and Society 1890-/9/8, Manchester, Manchester University Press, 1983), a fait valoir queI'influence de Nietzsche avant 1918 passait presque totalement par le mouleprogressiste. Dans Tbe Nietzrcbe I*gacy in Gmtany, 1890-1990 (Berkeley,Universiry of California Press, 1992), nous soutenons que l'influence étaitradicale er ouverte aussi bien à la gauche qu'à la droite, utilisable à des fins< progressistes ) comme à des fins < réactionnaires >. En fait, elle rendait deplus en plus caduques ces deux catégories.

4. Cf. sous la date de samedi, 22 octobre 1927 dans le ioumal du comteHarry Kessler, Tbe Diaries of a Covnopolitan 1918-1937, trad. et éd. CharlesKessler, Londres, Veidenfeld and Nicholson, 1971.

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et la droite elle-même. D'une pan, le penseur non patriotiqueet peu respectable devait être casuistiquement < nationalisé >,

domestiqué à l'intérieur d'un cadre germanique. Ia droite,d'autre pan, devait être radicalisée, < modernisée > et libéréede ses a,marres et associations traditionnelles avec l'Ég[se, lamonarchie et I'aristocratie héréditaire et dotée d'une dynamiqued'opposition et d'orientation vers I'avenir dont I'ordre du jourpuisse être en partie mis en forme et en parde enrichi par desscories sélectionnées dans I'univers nietzschéen. Les deux muta-tions étaient naturellement le résultat direct de circonstanceshistoriques distinctes t. Le Nietzsche allemand et la nouvelledroite ont été forg& dans le creuset de la première guerremondiale, dans les bouleversements de I'aprà-guerre et dansles mécontentements au sein de la République de \ùfeimar.

Les deux phénomènes ont fourni une altemative non seulementaux conceptions démocratiques-libérales mais aussi aux concep-tions conservatrices traditionnelles. Les deux contribueront,comme nous le verrons, à I'agressivité croissante de l'atmosphèrede l'époque.

Il n'est guère surprenant que le fait que Nietzsche soit devenule prophète par excellence du Deursclttum et soit inséré dansun cadre germanique, fût le résultat inévitable de la premièreguerre mondiale. Tandis que le canon tonnait, les oeuvres deNietzsche prenaient un air de fraîche et pertinente actualité.Durant ces années-là, les ouvrages et les anthologies du phi-losophe étaient, pour la première fois, largement difrrsfu. Âiarlparlait Zaratboustra fut consacré comme une sorte de documentnational sacro-saint, distribué par centaines de milliers parmiles soldats stationn& au front. I-a rêalitê elle-même semblaitrevêtir une forme nietzschéenne. L'apologie par Nietzsche dela guerre et de ses capacités rêgên&atrices, la célébration enthou-siaste des veftus martiales : héroi'sme et courage, l'idéal visantà < vivre dangereusement ll, tous ces thèmes étaient rabâchés

l. Par souci d'exactitude historique, il faut préciser que nous nous référonsà une tendance, à un faisceau d'indices plutôt qu'à une loi d'airain. Il y eutainsi, déià avant 1914, des signes avant-coureurs du Nietzsche qui devaitémerger plus tard, tout comme il y eut toujours une certaine opposition ausein des difrerents cercles de droite, une fois que cette récupération avait étéfaite. Cf. Steven E. Aschheim, Nietzsche I*gacy, rn op, cit,, dont les chapitres 4,6 et 8 traitent des différents aspects de cette question.

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-76-par d'innombrables joumalistes et médiateurs du mythe nietzs-chéen de la guerre.

Nous avons décrit ailleurs en détail la vaste difrrsion et leprocessus casuistique grâce auxquels Nietzsche fut intégré dansla nation allemande à travers le thème de la guerre r. Ici, ondoit absolument souligner que I'annexion tardive de Nietzschepar la droite radicale a êtê facilitêe par I'auréole nationale qu'ilacquit pendant la guerre mais aussi par le fait que I'image duguerrier et les autres valeurs individuelles ont été transmutéesen valeurs collectives germaniques. Celles-ci, au moins au débutde la guerre, correspondaient à des sentiments largement par-tag& au plan national et n'étaient nullement le monopole d'unetendance politique particulière. Comme I'a écrit un collabo-rateur de la libérale Frankfurter Zei.tung, en l9I4,le << fameuxet diffamé " Superman " pofte une estampille tout à fait ger-manique 2 >.

Ainsi parlait Zaratboustra n'a probablemenr jamais été aussipopulaire sur le terrain que le proclamaient les tenants dumythe Nietzsche. Mais ce qui a une signification culturelle etse raftache à notre thème, c'est la nouvelle légitimité narionalede Nietzsche et sa centralité au niveau de la creation de mythescollectifs et de la mobilisation symbolique à caractère politique.Ce processus plus large foumit la toile de fond naturelle à sarecupération par la droite radicale naissante. À vrai dire, cen'est qu'aprà 1918 que la nouvelle droite émergea en tantque force sur la cane politique allemande. Néanmoins, déjàdurant la guerre, les signes de sa pr6ence commencèrent àémailler le paysage culturel. Dà 191t, les joumaux tels queDer Pantlter adoptèrent une vision du monde proto-fascisteinspirée de Nietzsche. Ce joumal proclamait celui-ci commeI'incarnation des veftus germaniques, ajoutant que ce fait auraitété jusqu'alors systématiquement occulté par lesJuifs qui avaientmonopolisé sa médiation à I'intérieur de I'Allemagne. Ils avaientdéformé le Nietzsche germanique, le transformant en nihilisteet en internationaliste en conformité avec leurs propres intérêts

l. Cf. Steven E. Aschheim. < Zarathoustra in the Trenches : The NietzscheMyth and Vorld War ll>, Religion, Ideolog & Nationalim in Europe êAmerica, Jérusalem, 1986.

2. August Messer, < Nietzsche und der Krieg. Zum 70. Geburtstag desPhilosophen : lJ Oktober >, Frankfurter Zeitung,286, 15 octobre 1914.

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-77-destructeurs r. Une fois cela admis, la vraie signification deNietzsche apparaît clairement. Il avait, en effet, prôné uneentité culturelle nationale intégrale, basée sur la fusion devaleurs esthétiques et guerrières, opposées à celles d'un mondelibéral, rationaliste et moraliste, éclaté. Ia totalité désirée nepouvait être créée que par une lutte acharnée et une forceinébranlable 2.

Nietzsche était une source d'importance majeure pour lacrâtion de messages politiques dont le sens se modifiait aufur et à mesure des événements. Tout d'abord, il était le grandmobilisateur, fournissant les arguments héroiQues pour se lancerdans la bataille. Il était, selon les paroles d'un commentateu!,le < philosophe de la guere mondiale > qui avait éduqué touteune génération, vers une < honnêteté périlleuse, le mépris dela mort... le sacrifice sur I'autel du Tout, vers l'héroi3me etune sereine et joyeuse grandeur 3 >.

Il est instructif, cependant, de noter que les représentationsdroitières les plus sophistiquées et les plus passionnées quiallaient émerger de la guerre, à savoir: l*s reflexi:ons d'unltomrne non politiqua de Thomas Mann et I'ouvrage d'EmstBertram (Nietzsche : Versucb einer Mythologi.e), ont paru enl9l8 alors que le triomphalisme allemand avait baissé, quela défaite était imminente et la sécurité nationale au plusbas. Dans ces deux Guvres, Nietzsche apparaît comme I'axecentral d'une tentative pour fournir une image consolatriceet galvanisante du moment. Ce Nietzsche-là était à la foisI'incamation de valeurs germaniques uniques, le témoignagecentral de son caractère toujours évolutif et du défi encorevalable de sa mission inachevée. Les deux ouvrages étaientirréconciliablement opposés au caractère superficiel de la ZiaïIi.sati.on démocratique de I'Occident. Ce que nous savons deThomas Mann ne devrait pas nous obnubiler quant auxpositions anti-démocratiques et anti-occidentales qu'il avaitadoptées pendant la guerre : < Ia virilité de son âme [de

l. Cf., par exemple, Iænore Lipke-Kuhn, < Nietzsche der ewige Deuuche >,

Deutscblands Emeuemng, 6, 1919, p.420, 424.2. Lenore Lipke-Kuhn, < Nietzsches Kulturanschauung>, Der Pantber, 3,

l9l5 ; cf. < Nietzsches Villenserziehung>>, Der Pantber, April 1917.3. Theodor Kappstein, < Nietzsche der Philosoph des tù(/eltkriegs. Zu

seinem 70. Gebunstag am l).Oktober>, Strarburger Post, 1028, 1914.

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-78-Nietzschel, son anti-féminisme, son opposition à la démo-cratie, écrivait-il avec conviction, que pouvait-il y avoir deplus germanique ? Que pouvait-il y avoir de plus germaniqueque son mépris des " idées modernes ", des idées duxvur siècle, des " idées françaises " lesquelles, afirmait-il avecinsistance, étaient d'origine anglaise t ? >

I^a rhétorique anti-démocratique de Mann était encore plusvirulente que celle de Bertram. Cependant, la différence enrreles deux foumit la clé pour la distinction entre I'ancienne droiteet la nouvelle droite naissante. Les Rêflexioar de Mann peuvent&re prises comme un document transitoire, travaillé de contra-dictions, plein d'ambiguités, mais nânmoins façonné selon lemoule de l'ordre ancien agonisant et tributaire de son idéologie.Malgré son venin, la vision de Mann reste passive, ironique etprofondément conservatrice. Il reiette explicitement le radica-lisme : < Le radicalisme est un nihilisme. L'homme ironiqueest conservateur 2. > Le Nietzsche de Mann incame des qualitéscomplexes et contradictoires, il est lui-même I'incarnation duconflit entre Kaltur et Ziuilisation, Mais Mann n'a aucunedifficulté à choisir le côté Kaltur de Nietzsche, ses ûaits iro-niques, psychologiques et éthiques, rout en rejetant les compo-santes < pouvoir > et < nihilisme esthétique >. Mais ces demierséléments sont précisément ceux qu'une ceftaine droite invétéréedevait adopter dans la République de lfleimar, I'ironie étantla demière chose qui les intéressait.

Tandis que Mann était incapable de résoudre les contradic-tions qu'il ressentait au moment où s'achevait une époquehistorique, Bertram allait de I'avant, résolvant rous ses conflitsintérieurs en intégrant Nietzsche dans le cadre d'un Valki.rberMytltos positif. Se situant au seuil d'un nouvel âge, l'æuvre deBertram est fondamentale pour I'appropriation rationaliste deNietzsche' et sa transfiguration en ce qu'il a appelé l'< Alle-

l. Thomas Mann, Reflectiou of a Nonpolitical Man, ûad. Valter D. Morris,New York, 1983, p.57.

2. lbid., p.419.3. Les categories et Ia version de Bertram n'ont pas pénâré dans les cercles

franchement radicaux ùr Vùlkiilr, Nietzsche ne cessa pas de hanter la liré-rature populaire sous cet angle-là. Cf. par exemple, Curt Hotzel, < Nietzschesdeutsche Aufgabe >>, Der Tuernter, 28 (lO), juillet 1926. Â noter que cerarticle faisait panie d'une livraison presque entièrement consacrée à Nietzsche,

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-79-mand à son apogée > (Ueberdeuxcber) 1. Ce qui pouvait effectuerune percée revitalisante, c'était le pouvoir de la volonté nietzs-chéen. Ici, les idées nietzschéennes aussi bien que Nietzschelui-même - en tant que personnalité héroiQue - fusionnèrentavec les aspirations du peuple (Volk). Pour Bertram, Nietzschereprâente < la connaissance de soi du Volk au moment... où ilcouft son plus grand danger intérieur, et constitue en mêmeæmps un éveil et un développement des instincts de conser-vation et de la volonté salvatrice 2 >.

Le Nietzsche de Bertram, au surplus, est conforme à l'épis-témologie irrationnelle qui allait caractériser la droite radicalede'W'eimar. Comme l'élitiste et anti-démocratique cercle Krei.s,

de Stefan George 3, dont il était I'associé, Bertram insistait surla nécessité pour I'histoire de se donner pour tâche explicitede créer des légendes et des mythes. L'objectivité était à la foisinaccessible et ind&irable : seules I'intuition et une connaissance

stimulante avaient de la valeur. < Tous les événements tendentvers I'image, toute chose vivante vers la légende, toute réalitévers le Mythe a. > Son Nietzsche était une tentative explicitede créer une mythologie du dernier grand Allemand... dans lecadre historique du moment pr&ent.

Dans le contexte de I'après-guerre, le culte de Nietzsche n'aévidemment plus fonctionné comme un moyen de lutte etd'adaptation à une siruation de guerre. Il devient alors uneforce formatrice dans ce qui fut I'outil le plus crucial et le plusénergétique de la droite radicale, à savoir : le mythe rétrospectifde I'expérience de la guerre, le Kriegserlebnis. CeIui-ci allaitdevenir la norme directrice selon laquelle la râlité devait êtrejugée et restructurée. La guerre et ses retombées immédiatesn'avaient pas seulement transformé Nietzsche, modifiant sa

place dans le discours politique, mais avaient fait de mêmepour la droite, et cela de façon interdépendante. la vieilletension entre la droite établie et Nietzsche le subversif s'effaça.

l. Emst Benram, Nietzsclæ : Versucb einer Mytbologia, Berlin, 19f 8, p. 250.I.e thème est, bien sûr, un leitmotiv dominant dans ce livre.

2. lbid., p.79.3. Cf. I'excellente discussion au suiet du cercle Kreis de George dans

I'ouvrage de Wolf Lepenies, Betueen Lirerature and Science : Tbe Rise ofSociolog, Cambridge, Cambridge Universiry Press, 1988, sections 11 et 12.

4. Emst Bertram, op. cit,, p.6.

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-80-Les deux bords devinrenr dà lors dissidents radicaux, dédai-gnant complètement le statu quo et en quête d'un avenirrévolutionnaire encore inclassifiable.

Nietzsche foumit les outils essentiels pour les grands rhèmesqui distinguaient la nouvelle droite de la droite traditionnelle,bismarckienne ou wilhelmienne : I'insistance sur le militan-tisme et sur une dynamique fonctionnant de manière auto-nome ; une éthique nationaliste virile, < mardale )) r, en conûasteexplicite avec le patriotisme sratique d'avant-guerre2,la critiquevirulente du libéralisme de \feimar, du marxisme et de laculture de masse; et le profil de l'homme nouveau et héroiquede I'avenir.

De manière plus critique peut-êûe, Nietzsche a doté la droitede l'arsenal le plus frcond pour sa lxbensplti.losopble politisée,cette vision réévaluée d'un ordre social post-rationaliste, post-chrétien, post-bourgeois, au-delà du bien et du mal. Nietzschefournit en plus les critères vitalistes pour les idâux positifs etnégatifs de cette philosophie, pour identifier les forces sainesd'exaltation de la vie et pour diagnostiquer les éléments anti-vitalistes, décadents et dégénérés ( le be n:fe ind I ich), jugês indrgnesd'être propagés ou même d'exister.

En une période de désintégration radicale et de polarisation,des projets détaillés, pour le futur ordre nietzschéen idâI,proliférèrent. L'æuvre monumenrale de Friedrich Mess, parueen 1930 sous le titre Nietzscbe : le lâgislateur, n'êtait que laplus systématique tentative parmi bien d'autres. < Tout commela,loi canonique dérivait de la Bible et des écrits des Pères del'Eglise, ainsi la l*x Futura Europearum doit être établie surla sagesse de Nietzsche r. > Dans de tels commentaires - erceftainement dans ceux énoncés plus tard par les nazis - unenouvelle conception de la loi et de la morale était formulee.Ia jurisprudence nietzschéenne, affirmait avec insistance Mess,

l. Pour une bonne discussion de ces thèmes, cf. Kad Pruemm. DlaLiteratar det nldatiscben Nationalismus àer 20erJabre (1915-1933) : Grup-penideologie und EpocltenproblenatiA 1., Kronberg, 1974.

2. Cf. Eugen Schmahl, Der Aufitieg der nationalen ldee, Berlin, Leipzig :

Union Deutsche Verlagsgesellschaft, s. d., p. la3, 144. C'est là une æuvrenazie selon laquelle Nietzsche anticipait, déjà de son æmps, toutes lesexpressions du nouveau nationalisme. Voir p. 103.

3. Friedrich Mæs, Nietucbe. Der Gsetzgeber,Leipzig, Felix Mainer Verlag,1930. Le passage cité figure à Ia page vrr.

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-81 -n'était pas une abstraction ni une codification d'une raisonimmuable mais plutôt une fonction de cela qui rehaussait la< vie >. Comme beaucoup d'autres, Mess rationalisait certai-nement le vitalisme de Nietzsche. Ia loi et la morale étaienttoutes les deux représentées comme des instruments dans lavie du Volh, placêæau service des besoins et du développemenrde la nation (ou de la race). La lutte pour I'autoiitarismenational et la glorification de la force étaient la source à la foisde la force et de la morale et &oluaient en fonction duchangernent des besoins. La loi nietzschéenne n'était pas statiquemais dynamique r. Quelle que soit la version, la société, seionNietzsche, était présentée en termes anti-rranscendants : imma-nents, re-nAturali:sês, dé-moralisés.

Ce Nietzsche anticulturel rendait aussitôr anachronique latentative de Hermann Hesse qui preconisait une autre

-façon

de comprendre le philosophe. Son Retour de Zarathoutra {taitrédigé e1 fap1ge cultivé d'avant-guerre (Ie Bitdung), lequels'adressait à la jeunesse allemande dans les rermes rradirion;ehde la pensée indépendante et critique 2. Mais dans le climathautement politisé et polarisé du 'Weimar

d'après la guerre, levieux Nietzsche non conformiste, libenaire et intemationaliste,avait perdu la plus grande parrie de sa rfuonance. lJn Zan-thoustra de droite, toralemenr diftérent, I'avait déjà remplacé 3.

Le nouveau Zarathoustra doit être vu dans le contextè d,unecertaine brutalisation héritée de la guerre er devenue une pardeintégrante des attitudes d'après-guerre. Ia brutalisation deI'aprà-guerre - la dépréciation de la vie et I'infiltration, dansle domaine public, d'une plus grande violence linguistique etphysique, une certaine tendance à la dépersonnalisation - a

_ l. 9f., parexemple, Kurt Kassler, Nietucbe und das Recbt, Mtenchen,Emst Reinhardt, 1941.

2, Hermann Hesse, < Zarathustra's Retum : A tù(/ord to German youth(1919) D, dans Roben C. Solomon, Nietucbe : A Collection of Critical Eray,New York : Anchor Books, 1973. Dans la même veine, Emst Thiel appliquace qu'il considérait comme les standards nietzschéens élevâ aux diiigeairtspolitiqles et à l'élite intellecnrelle de l'époque er ûouva qu'ils manqiaientà ces demiers (Die C*neration oltne Maeinei nenn, ]-9lZi.

3. Les intellectuels de gauche et de I'avant-garde étaient tout à fait aucourant-de. ce pro€essus qu'ils observaient avec-une constemation (impuis-sante). Voir quelques exemples dans Steven E. Aschheim < Zarathustà inthe Trenches... >, art. cité. n. 5).

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-82-sans doute été un phénomène européen généralisé : en Alle-magne toutefois elle a été exacerbee par la défaite, la révolutionet la crise économique continue. Elle a ainsi progressivementengendré un espace permettant aux extrêmes politiques (toutparticulièrement de la droite) de créer une politique altemativeet de déterminer le terrain du débat et de I'action politiques r.

Il est cemain que la droite radicale et le processus de bru-talisation auraient pris naissance même sans Nietzsche. Maisce demier a pu fournir à la fois la légitimité philosophique et

une vision plus large propre à canaliser de telles tendances et

à leur donner une expression politique. En même temps, cela

impliquait, bien sûr, un processus constant de prospection et

de-réinterprétation, un remodelage de Nietzsche vers la bru-talité. Le Nietzsche ainsi reconstruit était également un produitdu moment, reflet des hommes durs qui I'ont créé à leur propreimage.

De 1918 à 1933, la droite comptait plus de 500 clubs et

530 journaux2.la droite radicale n'a jamais été monolithiqueet s'étendait depuis le prétendu conservateur Deutscb-Nati:onale

Volkspartei jusqu'aux nazis; elle n'a jamais été limitée à unseul parti, unique et cohérent. Il s'agissait plutôt d'une sensi-

bilité compatible avec un grand nombre d'organisations et de

préférences idéologiques. Il faut souligner que, dans la présente

êtude, on ne traitera que de ses expressions les plus radicales

et symptomatiques et du rôle que I'impulsion nietzschéenne ya joué. Précisons cependant que, même dans la plupart de ses

variantes les plus modestes et les plus conservatrices, Nietzschea tenu un rôle de guide idéologique. Il y eut touiours, sans

nul doute, des gens de I'extrême droite qui restèrent méfrants 3.

Nânmoins, Nietzsche demeura fondamental pour de nom-

l. Cf. George L. Mosse, Fallen Sold.iert : Rethaping tbe Memory of tbe

\Y/mld lY/art (New York, Oxford Universiry Press, 1990, chap. 8, < The

Brutalization of German Politics >.

2. Armin Mohler, Die konæruatiae Reaolution, op. cit,, p-539-5i4.3. Cf. Karl Kynast, < Der Fall Nietzsche im Lichte rassenkundlicher

Betrachtung >, Dïe Sonne, Monatscbrift fuer nordlicbe \Y/eltanscbauung undI*benryataltung auf uissentcbaftlicber Grundlage. Ceux de la < race nordique >

devaient, selon I'avertissement de Kynast, prendre garde aux opinions impré-gnées de rerentiment de ce < Mongolmischling >. Cf. tout particulièrementp.534-)35.

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breux cerclæ adlkitch t : des dionysiens irrationnels commeLudwig Klages 2 et l'expressionniste Gottfried Benn 3, des regé-nérationnistes culturels et politiques associés avec Eugen D1e-drichs a et Hans Freyer t, difiérents rejetons du Mouvément dejeunesse allemand et même des droitiers radicaux chrétiensélitistes tels qu'Edgar Jung 6.

Comme les nietzschéens politiques paftout, ces figures et cescercles disparates façonnèrent de manière sélective un Nietzscheadapté à leur vision, projetant sur lui les idéaux qu'eux-mêmesdéfendaient. Ils présentaient tous un intérêt intrinsèque, leursappropriations, complexes et différenciées, méritant d'être exa-minées séparément. En effet, on ne peut ici que mentionnerbrièvement le rôle déterminant joué par le sancnraire officieldu culte de Nietzsche, à savoir les Archives de'$7'eimar, danscette cristallisation de la droite radicale 7. Il est judicieusementrésumé dans ce qu'un observateur consterné notair dans sonjournal, en 1932 : < Aux Archives, tout le monde, depuis legardien jusqu'au chef, est nazig.> Mais la pénétration de

_ L Cf. par exemplg, Paul Schulze-Berghof, < Nietzsches historisch-mythischeSendung >, Der Volkænieber, 34, 1930 ; Hans Kem, < Nietzsche und dieromantische Theorien des Unbewussten>, Zeixcltrift fuer Menscltenkunde, j,1927.

2. Cf. Der C*ist ah \Y/idervcber der Seele, 'Leipzig, Banh, 1926. pourune discussion de la religion complexe de Klages à Nietzsche, cf. StevenE. Aschheim, Tbe Nietztcbe lzgacy in @rmany IAÙO-I79O, op. cit., chap.3.

3. Comme exemple des réfexions pré-nazies de Benn, voii son < Akade-mie-Rede > dans son livre Gunmehe Verke I, \fiesbaden, Munich, Klem-Coæa, 1977. Pour un examen détaillé du sujet Benn et Nietzsche, cf. StevenE. Aschheim, op. cit., chap. 3 et 8.

4. Cf. Eugen'Diedrichs, < Das Kommen des Dritten Reiches > er < Ent-wicklungsphasen der freideudtschen Jugend >, Die Tat, 10. Sur Diedrichs etautres figures apparentées, cf. Steven E. Aschheim < After the Death of God :Varieties of Nietzschean religion >, in Nietztcbe-Stadien, 17, 1988.

5. Cf. l'excellent ( survey > deJerry Z. Muller, Tbe Otber Gbd tltat Failed :Hau Freyer and tbe Deradicaltzation of Gmtan Consentatitm, princeton,Princeton Univenity Press, 1987. Bien que Muller traite de I'impact deNietzsche sur Freyer, ce sujet mériterait plus d'artention.

.. 6. Idgar Jung, pie Hemcbaft der Minderwertigkeiten : iltr Zedall undibre Abloenng durcb ein Neuet Reicb, Berlin, Vedàg Deutsche Rundschau,1927. On ne pouvait souhaiter un titre plus nietzschéen !

- 7. 9{. le compte rendu de H.F. Peter, La tæur de Zaratbou$ra, 0p. cit,,chap.22, 23, 24.

8. Voir, à la dare du dimanche 7 aoûrt 1932, læ Diariet of a Cosnzopolitan1918-1937 du comte Harry Kessler, op. cit., p.426.

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Nietzsche dans la culture politique allemande fut toujours de

loin plus vaste et plus spontanée que son expression institu-tionnalisée. Nous devons donc retoumer à ses éruptions les

plus radicales et les plus symptomatiques de I'apr&-guerre.Commençons par les notions positives et les types idéaux.

Divers Nietzscheens d'avant-garde avaient glorifié, avant laguerre, la lutte crâtrice pour elle-même. Ce qui avait été

auparavant fantaisie de poète devint une pratique. Iæs cir-constances politiques offraient de vraies exutoires au déchaî-nement de la violence. Dans un sens, le Freikorps, ces soldatsqui continuaient à se battre après que la guerre prit fin, fut lapremi&e concrétisation politique, remise à jour (dans une optiquenationaliste-nihiliste), d'une praxi.s nietzschéenne. Celle-ci sem-blait matérialiser le cri de Zarathoustra - cité sans répit à ce

moment-là : < Vous dites que c'est la bonne cause qui sanctiûe

même la guerre ? Je vous dis : c'est la bonne guere qui sanctifien'impone quelle cause 1. > Des membres du Freikmps se défi-nissaient eux-mêmes en termes nietzschéens quasi caricaturaux :

une bande d'hommes impitoyables dont la tâche était des'< endurcir > et de < vivre dangereusement >, épris de lume et

d'action pour elles-mêmes. Fortement nationalistes et anti-bolcheviques, ils se considéraient nânmoins comme dépourvusd'idéologie. < Ce que nous voulions, nous ne le savions pzls D,

écrivait Emst von Salomon, le troubadour du Freikmps æ l'undes assassins de 'STalther Rathenau, ( et ce que nous savions,nous n'en voulions pas. Iâ guerre et I'aventure, I'insurrectionet la destruction et une nostalgie inconnue, douloureuse 2... n.

Ils se décrivaient eux-mêmes comme une communauté consti-tuee de façon unique, une nouvelle forme de liaison sociale,galvanisee par I'expérience des tranchées. Ia période d'après-guerre, déclarait Salomon en 193O, avait << créé une race nou-velle, unique, un nouveau type de combattant. Aucun ordrene saurait les tolérer, mais aucun ne peut être créé sans eux 3 >.

l. < Thus Spake Zarathustra >, l'partie, < On Var and Variors ), dansWalter Kaufmann (ed.), Tbe Portable Nietache, New York, The WikingPress, 1968, p. lt9.

2. Emest von Salomon, Die C*aecbtetea, Guetersloh, 1930, p.83,3. Emst von Salomon, < Der verlorene Haufe D dans E. Jtnger (ed.), l(ne8

und Krieger, Berlin, Junker & Duennhaupt, 1930. Cf. spécialement p. 122-123.

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En 1930, '$7emer Best, qui devait devenir plus tard unfonctionnaire important dans I'entreprise d'extermination des

Juifs d'Europe, formulait certe vision nietzschéenne en termesde ce qu'il croyait devoir être la norme judiciaire de I'avenir.Ia guerre, écrivait-il, n'était pas un péché contre nature et iln'y avait pas non plus de loi universelle transcendant les droitsdes nations comme le voudrait le rationaliste libéral êclau:ê.Ia,guerre n'était pas en contradiction avec la vie mais en était, enfait, son élément essenriel. Ia vie, aprà tout, n'avait guère debut ultime - et, dans ce contexte, Best invoquait le dictonnietzschéen (1062) de La aolontê de puissance; < Si le mondeavait un but, celui-ci aurait déjà été arteint. > Ce qui restair,c'était seulement le principe étemel, dynamique, de la lutte etle besoin d'adopter, face à certe dure râlité nihiliste, uneattitude de < râlisme héroique I >. Cette attitude, triomphantgrâce à la volonté du nihilisme de l'époque, constituait le centrede la métamorphose nazie de Nietzsche par Alfred Baeumleren 1931, qui en fit le maître à penser de la haute politique,dont la volonté de puissance inaugurait la grande époque post-libérale, post-bourgeoise 2. Elle constituait aussi la base phi-Iosophique de l'engouemenr de Heidegger pour la droite radi-cale au début des années ûenre 3.

Iæs appels innombrables afin qu'une élite dure, virile, résolvela situation difficile de I'après-guerre, éraient saturés de voca-bulaire nietzschéen. Ia vision d'Oswald Spengler d'une élitenéo-barbare en voie d'expansion, son appel de 1931 pourqu'émerge une < b&e de proie > (Rauttier), dont la volontén'avait pas encore été castrée par la morale bourgeoise etchrétienne, n'était qu'une variation sur ce thème a.

On doit cependant noter que la droite radicale de '$Teimar

a atténué cette appropriation de deux façons caractéristiques er

l. rù?emer Best, < Der Krieg und das Reôt>, dans E.Jiinger (ed.), I(riegund Krieger, op, cit.

2. Pour un exaûren plus approfondi de ce point, cf. Juergen Habermas,< Work and Veltanschauung : The Heidegger Controversy from a GermanPerspective >, Crititcal Inquiry, lt (2), hiver 1989, particulièrement lespagæ 438-440.

3. Alfred Baeumler, Nietzscbe der Pltilotoph und Politiâer, l*ipag, 1931.4. Commençanr avec son Decline of tbe lVat (1918), Spengler developpa

progressivement et radicalisa ce thème. Sur le Raabtier, cf. son ouvrage DerMenscb und die Tecbnik, Munich, l93l ; nouvelle édit. en 1971, p. lO-17.

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-86-corrélatives. Tout d'abord, elle modifra de fond en comblel'individualisme nietzschéen d'avant-guerre. Le Surhomme(Ûbernensclt), l'< homme nouveau > de Nietzsche cessa d'êtrele solitaire ou même de posséder des traits spécifrques uniques,prenant au contraire un aspect presque totalement typologique,coulé dans un moule protorypique plutôt qu'individuel. Cettetendance à la dépersonnalisation était un autre symptôme dela brutalisation déjà évoquée. D'autre part, la dynamique nefut pas seulement dépersonnalisée, mais aussi soumise à unediscipline rigoureuse, subordonnee au service d'une nation étroi-tement contrôlée. Ces processus formateurs étaient essentiels

avant que Nietzsche soit devenu utilisable par la droite radicale

- voire même, en fait, avant qu'il ne lui apparaisse commeindispensable.

Emst Jûnger illustre, on ne peut mieux, ces tendances. D'uncôté, il articule avant tout une vision de la dynamique deNietzsche mise à nu, à savoir un combat mené pratiquementen tant que forme de création artistique, virile et rédemptrice.

Jûnger, au surplus, déplag le frisson de la violence, le sentimentde vivre désormais une vie dure et dangereuse, du champ debataille vers la vie civile t. Mais comme tous les Nietzschéensde la droite radicale, il coula d'abord son esthétique de I'hommenietzschéen d'aprà-guerre dans un moule abstrait, puis il ledompta en I'inscrivant dans des cadres plus larges. Lorsque leZarathoustra de Jûnger émergea des tranchées, son visage uniquefut transfiguré en un rouage interchangeable. Il y a peu dediffêrence entre la version de Jûnger et la description physiquepar Hitler du pionnier fougueux nouvellement apparu quiserait le modèle pour l'élite de l'Europe centrale. C'est unenouvelle race abstraite, caractérisée non seulement par sa volontéde fer 2, mais aussi par sa propre physiognomonie stéréotypée :

< Un corps souple, mince, musclé, un visage aux traits bienmarqu&, des yeux éprouvés par mille chocs sous le casque fiorsdes combatsl3. >

Ici, la dynamique individualiste de Nietzsche bat en retraite.

l. E. Jûnger, < Ueber die Gefahr >, Vl'iderttand, 3, 1931.2. Sur le thème de la volonté, cf . Der Kdnpf al: inneres Eilebnis, Berlin,

1922, p. 13,76.3. Cité par Karl Pruemm, Die Ltteratur des soldatirlten Nationalitnu,..,

op. cit., p. 155.

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Jùnger place son combattant de plus en plus à I'intérieur ducadre national et industriel, le transformant en C*stalt mêta-historique de l'< ouvrier >, dans une société entièrement mobi-lisée où I'energie et le dynamisme de la guerre sont d&amorcésdans une subordination disciplinee et obéissante 1.

Cette subordination et I'alternative du < national-socialisme >

offerte non seulement par Adolf Hitler mais également pardivers membres de la droite 2 radicale - tels queJùnger, 'Wemer

Sombart, Moeller Van Den Brueck et Oswald Spengler- étaientinévitablement formulfo dans le cadre de la notion nietzschéenne,anti-humaniste et activiste, de volonté de puissance. SpenglerI'exprima on ne peut plus clairement : le socialisme n'était

< par vi système de compassion, d'humanité, de paix et d'aimableserviabilité, mais une conception basée sur la volonté de puissance.Toute autre interprétation serait illusoire. Le but esr impérialiste d'unbout à I'autre ; le bien-être ceftes, mais dans son sens le plus large,le bien-être non pas de l'homme malade, mais de I'homme douéd'énergie à qui on devrait et on doit accorder la libertê d'agir, sanségard pour les obstacles de la richesse, de la naissance et de latradition 3 >.

Jeffrey Herf a déjà brillamment démontré comment la droitede'Weimar incorpora la dimension industrielle et technologiquedans sa vision du monde a. Il est important, dans cette étude,de souligner que Nietzsche, même s'il avait placê son Zara-thoustra dans un paysage montagneux et totalement non indus-uialisé, était un des prophètes majeurs de cette droite. L'ou-vrage, paru en 1930, de Georg Foerster, Maclttutille undMasclti:nenwelt, est le meilleur exemple d'une tentative continueet sophistiquée de consacrer Nietzsche comme le philosophe àla fois de l'âge technique et même de l'âge post-technique(donc du prochain siècle aussi bien !) Le but explicite de Foerster

l. Cf. I'imponant ouvrage de Jùnger, Der Arbeiter dans ses \Y/erke, 6,Essais II, Stuttgart, 1964.

2. Cf. Steven E. Aschheim, < Nietzschean Socialism-Left and Right, 1890-1933 ù, Joumal of Contenporary Hittory, 23 (2), avril 1988.

3. Oswald Spengler, Tlte Decline of tbe lYest l. Forn and Actuality, trad.Charles Francis Atkinson, New York, 1980, p.36L, 362.

4. Cf . JetrreyHerf , Reactionary Modemisn : Tecbnologr Cslture and Politictin tVeimar and the Tbird kicb, Cambridge, Cambridge University Press,1984.

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-88-était de moderniser et de collectiviser la volonté de puissancenietzscheenne à I'intérieur du cadre industriel, lianr la naissancedu Surhomme à la maîtrise de la technologie et à la possibilitéd'un contrôle planétaire t. De même I'ouvrier de Jùnger n'arien à voir avec les notions traditionnelles de StAnde ou classes,

dans leur sens du xr:f siècle. C'est un homme nouveau qui nese perçoit pas comme fin mais seulement comme moyen, porteurde la volonté de puissance élémentaire 2.

Nietzsche n'a pas seulement influé sur les images révolu-tionnaires positives que la droite se faisait d'une humanitérajeunie, mais aussi sur ses images antithétiques. Une l*bens-pbilosopbie nietzschéenne politisée, comme nous I'avons déjàindiqué, pouvait aisément être utilisée pour identifier les enne-mis antivitalistæ à ressentiment et pour prescrire des mesuresimpitoyables appropriées pour leur faire un sort. Cette philo-sophie se détachait dans toute sa nouveâuté, au sein d'unesociété où les notions de régénération et de dégénérescenceétaient devenues monnaie courante et où la demande réclamantune rééducation adéquate devenait de plus en plus bruyante.

Les personnages les plus connus de la droite radicale, théo-riciens tels que Spengler, Jung, Van den Brueck, erc., dô-ignaient généralement I'ennemi de manière abstraite et archêrypale et n'allaient pas plus loin. L'omniprésent < bourgeois >

de Jûnger en est le meilleur exemple. Ce que nous devonscependant noter, c'est la véritable explosion d'une liaératuremoins connue qui était Ratsenbygiene, antisémite et anticom-muniste, circulait à tous les niveaux de la société de 'Weimar

et dont la diffirsion n'était pas due uniquement aux nazis. Elleparaissait sous forme de tracts vidents distribu& dans la rue,s'introduisait dans les foyers de la classe moyenne et parvenaitiusqu'aux prétendues hautes sphères de la recherche scientifique.Ia patt de thématique nietzschéenne, sous forme explicite ouimplicite, dans cette littérature, est loin d'être négligeable. Sansdoute maints motifs et notions de cette thématique se seraientmanifestés de toute façon. Nânmoins, les thèses nietzschéennesimprimèrent à cette limérature une signification formatrice plus

L Georg Foenter, Maclttuille and Mascltinenuelt : Deutung unserer Zeit,Potsdam, Alfred Prome Verlag, 1930, p. 12.

2. Der Arbeiter, op, cit,, p. I 18 et suiv., et la section < Die Abloesungdes buergerlichen Individuums durch den Typus des Arbeiters >.

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large et I'investirent d'une certaine légitimité. Pour ceux quien avaient besoin, Nietzsche foumit un vocabulaire qui rendaitles impulsions déshumanisantes de'Weimar salonfahi.g,

Ia nouvelle pratique consistant à appliquer aux ennemispolitiques, aux marginaux indésirables et aux déviationnistes,l'étiquette de Untemaenscben, est un exemple linguistique d'unetelle d&humanisation. Le terme, il est vrai, remontait à la findu xv[I" siècle et Nietzsche I'utilisait peu fréquemrnent et dansun tout autre contexte. Au sein de la République de 'S7eimar,

cependant, ses connotations de brutalité et ses connexions avecl'autre terme nietzschéen apparenté, Ûbennensclt, et avec unethématique antiégalitaire plus large, étaient tout à fait claires.(Ces connexions atteignirent leur conclusion logique sous lesnazis quelques années plus tard 1.)

L'immoralisme vitaliste s'accordait parfaitement avec le razde marée de I'aprà-guerre préconisant des options racistes eteugéniques. Cela ne s'applique pas uniquement à la limératureordinaire d'inspiration nietzscheenne, tel le pamphlet de I92Od'Emst Mann, La morali.tê de la fmce, qui ne faisait quecaractériser cette tendance sous sa forme la plus flagrante. < Iæbien, écrivait-il parallèlement à Nietzsche, c'est ce qui accroîtla force mentale et physique des hommes. k mal est ce quiI'affaiblit 2. > Ici les exhortations de Nietzsche conûe la pro-crâtion d'éléments < antivitalistes ), son plaidoyer en faveurde I'euthanasie 3, sont reformul& le plus crûment possible.

1. Au sujet de I'Untermenscb et de ses différents usages, cf. Alex Bein,< The Jewish Parasite >, lzo Baeck Institzte Yearbook, L0, 1964, spécialementles pages 27 et 28.

2. Emst Mann, Die Moral der Kraft, Yleimaq Gerhard Hofmann Verlag,1920, p.7.

J. De tels passages ne sont pas rlues dans les euvres de Nietzsche.< L'interdiction de la Bible " Tu ne rueras pas " est une pure narveté, comparéeau Érieux de I'interdiction de vie faite aux décadents : 'Tu ne procréeraspas " - La vie elle-même ne reconnaît ni solidarité ni " égalité de droits ",entre les parties saines et les parties dçgénérées d'un organisme : on doitextirper les demières - sinon le tout périra. Ia sympathie pour les décadents,des droic égaux pour les victimes de malformations - ce serait là I'immoralitéla plus patente, ce serait I'antinature elle-même érigê en moralité. > Cf. lauolonté de puirance, trad. Walter Kaufmann et RJ. Holling.lale, New York,1968, p. 734; The Gay Science, p.73 ; < On Free Death > dans Nn SpracbZaratbuûra : Tuiligbt of tlte ldok, 36 (< Moraliry for Physicians >); On tbeC*nealog of Mmah, 3" essai, p. 13 et 14.

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-90-( Tous les malingres et les malades, écrivait Kraft, doivent êtreextermin&. > Cela comprend les tuberculeux et les maladesmentaux, les estropifu de toutes softes et les aveugles ; tousceux qui prêtaient à la société une coloration pessimiste etétaient incapables de contribuer à la vie sociale, devraientrenoncer à vivre. Leur élimination était la condition préalableau développement d'un peuple sain et foft 1. Les ( hommesvirils > étaient les membres les plus valables du Volk - aussiles homosexuels devaient-ils être exterminâ 2. Comme dans lanature, la < bête de proie > lRaubtierl humaine devait agir selonLa C'esundltettspolizei .' I'instinct d'extermination des forts devraitréaffirmer sa morale t face à ses détracteurs faibles et marqu&de ressentiment,

Le titre de I'ouvrage nazi de Franz Haiser, patu en l)26,La quertion juiue du poi.nt de aue de la norale du maltrea, se

passe de commentaire. Ce livre recommandait une lecturelittérale et opérationnelle de ce que Nietzsche avait dit sur ce

thème dans son Antêcltrist et sa Gênêalogie de la morale, enrelation avec la dénaturalisation par les Juifs de toutes lesvaleurs, de la morale elle-même 5, La, dêgênêrescence et le chaosracial de'Weimar et de I'Europe étaient le résultat du pouvoirjuif et de l'affaiblissement concomitant du Hemenrnenscb. Ixretour du Herenmenscb original et son élévation au statutd'Ûbermensclt universel était un impératif biologique. Pouratteindre cet objectif, une softe de conflagration nietzschéennemassive entre les Nordiques aryens et les Juifs et autres ennemisétait nécessaire. Des æuvres comme celles-là et comme leSozialparasitirnus im Vôlkerleben (Le parasitisme social dans lavie des nations) d'Arno Schickedanz (1927), ont rendu un telcombat pour une l*ben:pltilosopbie encore plus rude et plusapocalyptique. Le monde balangit entre les forces de la sainelumière aryenne et celles des ténèbres sémitiques. L'impératif

1. Emst Mann, Die Moral der lQaft, op. cit., p.43 et suiv.2. lbid., p.4r.3. Ibid., p.47.4. L'ouvrage ne mentionne pas même une fois Nietzsche, mais ce sont

ses catégories et son esprit qui I'impregnent du début à la fin, ainsi que I'ontreconnu les commentateurs.

5. Franz Haiser, Die Judenfrage uom Standpunkt der Henennoral : Reclttt-uoelkirbe und linkpoelAiscbe lVeltanschaaung, Leipzig, T. Weicher, 1926. Cf.également Nietzsche, L'Antécbris, p.24 et 25,

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-91 -nietzschéen d'< être soi-même > était invoqué comme la pierreangulaire sacrée d'une confrontation fondamentale. Schickedanzécrivait : < Nous nous ûouvons au seuil d'une mutation dumonde. Si la nature du judai'sme, c'est la destruction continue,la nôtre, c'est l'exaltation de la vie. Il n'y a qu'une loi " sacrée "

de l'être : être ce que nous sommes t !>Si ce genre de littérature circulait dans les rues, on pouvait

en rencontrer un grand nombre de versions respectables dansles milieux universitaires. La dépendance vis-à-vis de la cons-cience morale, écrivait un savant, est le < stigmate de ceux...que Nietzsche appelait des " hommes esclaves "... L'anthro-pologue ne reconnaît dans le phénomène de la moralité qu'unseul facteur : I'expression spirituelle d'une infériorité de sang...Mais le principe de tout péché contre la vie est le soi-disantimpératif catégorique. Le censeur moral est inconsciemment unpécheur systématique contre la vie 2 >.

Certaines revues scientifiques saluèrent en Nietzsche le fon-dateur d'une hygiène raciale tout particulièrement utile dansla lutte de classe. Comme I'a dit E. Kirchner, < l'hostilité [deNietzschel envers le prolétariat > était une réponse vitale etsaine car < la croissance d'un prolétariat dénué de traditionsconduit à la dégénérescence de la race 3 >. En 1920, KarlBindung et Alfred Hoch publièrent leur ouvrage Die Freigabeder Vemichtung lebensunuertes l*bens, salué par un commen-tateur comme la < solution créatrice > des problèmes posfo parPlaton, Thomas More et Nietzsche. Il foumissait une réponseà la remarque de Nietzsche selon laquelle < le malade est unparasite de la société a >. Dès lors, l'insistance de Nietzsche sur

l. Amo Schickedanz, Sozialparasitismus in Voelâedeben, Leipzrg, Lous-Verlag, 1927, p. 177.

2. Rudolf Klages, Briefe ueber Etbik (1918), cité dans ALex Bein, Tbe

Jewisb Paratite, op, cit, p.29.3. E. Kirchner, < Nietzsches Lehren im Licht der Rassenhygiene >, Arcbiu

fuer Rassen und C*sellrltafxbiologie, 17,1926, p.380. Ce long article est,

en substance, un hymne de louange à I'endroit de Nietzsche, mais s'endistingue par I'accent mis sur la volonté et sur la crâtion de I'Uebermentcb,

insistant sur I'aspect purement biologique. Cette publication raciste et eugânique n'était pas, il faut le dire, antisémite. Toutefois, lorsque les nazisprirent le pouvoir, ses rédacteurs en devinrent des partisans enthousiastes.

4. E. Kirchner, < Anfaenge rassenhygienischen Denkens in Morus 'Uto-pie " und Campanellas " Sonnenstadt ", Arcbiue fuer Rauen and &sells'

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-92-I'euthanasie, à travers son application par les nazis, ne cessapas d'être invoquée par ses partisans et, plus tard, par lespraticiens en tant qu'ingrédient ess€nriel dans la crâtion d'unesociété saine r.

Lorsque les nazis prirent le pouvoir, les fondements d'unesociété vitaliste et < élémentaire > d'inspiration nietzschéenne,immanente et branchee sur la nature, étaient déjà mis en place,dans de nombreux cas par des milieux qui restaient en dehorsdu national-socialisme ou même lui étaient opposés. (Spengleret Jûnger n'en sont que les exemples les plus frappants.) Iamachine de I'Etat ayant éÉ prise en main, il ne restait plusqu'à réitérer sans cesse ces messages, positifs et négatifs, et... àles mettre en pratique 2.

Des circonstances historiques spécifiques crêrenr le Nietzschede la droite radicale allemande. Aprà la seconde guerre mon-diale - dans des circonstances diftrentes - la droite radicaleeuropéenne entra en hibemation et Nietzsche fut à nouveaure-construit sous des aspects différents et moins sombres : entant que philosophe, version Kaufmann, êclatrê et doué descepticisme et de crêativité individuels; en tant que granddémystificateur genéalogique du discours du pouvoir, versionMichel Foucault; en tant que champion de I'affirmation mul-tiple et pluraliste, version Gilles Deleuze; en rant que prophètede la déconstrucdon, enjoué et décentré, version Jacques Der-rida. En ces atours post-modemistes, la pertinence et la vitalitéde Nietzsche se sont plutôt renforcées. En Allemagne, contrai-rement à I'Amérique et à la France et pour des raisons évidentes,Nietzsche a été moins pofté aux nues. Il a servi là-bas avanttout comme avertissement contre I'irrationalisme du pouvoiret des sphères politiques. Ce n'est certainement pas une coih-

cbaftsbiologie,2l, 1927. Cf. aussi Roben N. Proctor, Racial Hygiene:Medicine ander tbe Nazis, C-arnbridge, Harvard Universiry Press, 1988,p. 179.

l. Cf., par exemple, l'analyse de Margaerete Adam, < Unwertiges Lebenund seine Ueberwindung bei Nietzsche >, Monistiscbe Monaxbefte, 14,jurnl929, p. 140-14). Sur les praticiens, cf. Ernst Klee, o Eutbanasie > imNS-Staat : Die o Vemiclttlng lebensxnuerren lzbent >, Frankfurt am Main,S. Fischer, 1983, p. 16 et suiv.

2. Cf. Steven E. Aschheim, Tlte Nietztcbe lzgary in Gnnany..., op. cit.,chap. 8 et 9 où la relation ambiguë entre Nietzsche et le nazisme est examinéeen détail.

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-93-cidence si Jûrgen Habermas fut l'adversaire le plus éminent etle plus farouche du Nietzsche version française actuelle et, enfait, du post-modemisme lui-même, considérant ces deux phé-nomàes comme des prolongements d'un courant anti-Lumièrespemicieux et toujours acnrels r.

Il apparaît cependant, à présent, que la tradition du Nietzsched'extrême-droite version allemande avec son potentiel de râc-tivation n'est pas tout à fait épuisée. Il existe bien une NouvelleDroite intellecnrelle qui a ressuscité un Nietzsche tr* prochede celui dont il a été question ici; ce n'est que maintenantque, avec le recul, Jûnger et Heidegger ont été incorporés dansle panthéon des prophètes. Ce Nietzsche-là apparaît dans d'obs-curs magazines tels que \Y/i.r Selbst, Au/brucb, Criticon et Mut,est difrrsé par des hommes comme Armin Mohler, Caspar vonSchrenk-Notzing, Henning Eichberg, et soutenu par certainesriches fondations. Comme Peter Glotz I'indique avec peftinence,cette droite intellecnrelle n'a heureusement pas réussi jusqu'àpr&ent à faire équipe avec ses homologues populistes 2. Elleest, de toute évidence, un phénomène marginal. Ce seraittoutefois une effeur de I'ignorer complètement comme aussid'en exagérer l'importance. Son avenir reste encore ouveft etdépend de la manière dont évoluera I'acnrel tournant historiquede I'Europe. Elle exprime, cependant, I'exceptionnel pouvoirde Nietzsche de perdurer et d'offrir une multitude de vis4ges

remarquables, en fonction du changement des circonstancespolitiques.

***

Quelques considérations méthodologiques pour conclure.On a tenté d'esquisser, ici, le rôle primordial de I'impulsionnietzscheenne dans la sensibilité d'une extrême droite nais-sante. Il est évident que Nietzsche n'était pas la seule influence

l. Comme exemple de cece position aussi bien que des réflexions deHabermas sur les < post-modemistes irationnels > tels que Heidegger, Der-rida, Foucault, voir son ouvrage Tbe Pbilosopbical Discoarse of Modemity,trad. Frederick Iawrence, Cambridge, MIT Press, 1987.

2. Cf. I'anide passionnant de Peter Glotz auquel le présent travail a euabondamment recours (< The New Right in the new order >, Liber, l,frvrier 1990, p.20).

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-94-et que ce mouvement, lequel doit sa naissance à des cir-constances historiques spécifiques. En tant qu'historien de laculture, on n'a pas à supposer que Nietzsche possédait unepersonnalité politique inhérente. On devrait plutôt insistersur la nature dynamique de I'interprétation et de la réception,sur le rôle crucial et formateur des médiations. L'æuvrenietzschéenne - par sa nanrre même ou presque - encou-ragait, pour ainsi dire, de tels exercices de projection crâtrice.L'histoire complexe et toujours active du nietzschânismedémontre fort bien qu'il a artiré des publics vastes er diver-gents et qu'il s'est fondu dans une grande diversité d'attitudespolitiques, dont cemaines tour à fait < progressistes I >. L'hêritage nietzschéen a modelé les perceptions politico-idéolo-giques en cours en même remps qu'il a été modelé par elles,précisément parce qu'il traitait de problèmes acnrels cruciauxde la civilisation occidentale laiQue. Il illustre de manièrefrappante ce qu'Emst Bertram disait à propos de Nietzsche :

< Iæs grands hommes sont inévitablement notre création, tourcomme nous sommes la leur 2. >

Si ce qui nous intéresse c'est de saisir la dynamique culturelle,il n'est guère pertinent de pader d'un < vrai > ou < faux >

Nietzsche, d'une interprétation ( coffecre > ou d'une mésinter-prétation < déformante >. Nânmoins, en ce qui conceme le casexaminé ici, nous devons insister sur le fait qu'il y avait là unécho, une ceftaine affinité qui a rendu plausible la jonction.Même si nous adoptons la thèse de la < mésinterpréation ) oude la < distorsion >, la remarque faite par Manin Jay 3 resteencore valable : < On peut comprendre que les distorsionsspécifiques qui se sont réellement produites étaient porentiel-lement latentes dans le texte. Ainsi, alors qu'il peut paraîtrediscutable d'imputer à Marx la responsabilité du goulag ou deblâmer Nietzsche à propos d'Auschwitz, il n'en est pas moinsvrai que leurs écrits pouvaient être lus et compris (à tort)

l. Pour une discussion plus poussée de cece position, cf. Steven E.Aschheim, < Nazism, Normalcy and the German Sandenteg>>, Studiet inContenporary Jewry, 4, 1988.

2. Emst Bertram, Nietztcbe,,,, op. cit,, p,5.3. Manin Jay, < Should Intellectual History Take a Linguistic tum ?

Reflections on the Habermas-Gadamer debate >. dats Fin-de-Siàch Socialitm,New York, Rourledge, 1988, p.33.

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-95-comme justification de ces horreurs, ce qui ne pouvait être lecas, par exemple, pour les écrits deJohn Stuart Mill ou d'Alexisde Tocqueville. >

Steven E. ASCHHEIM

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