Sur le-besoin-metaphysique

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  • 1.ARTHUR SCHOPENHAUERSUR LE BESOIN MTAPHYSIQUE DE LHUMANIT TRADUIT EN FRANAIS PAR A. BURDEAU------------------dition numrique tablie par Guy Heff Fvrier 2013 www.schopenhauer.fr

2. NOTE SUR CETTE DITION Le texte reproduit ici constitue le chapitre XVII du Supplment au Monde comme volont et comme reprsentation. La traduction des citations grecques, latines, anglaises, espagnoles, etc. a t rinsre dans le corps du texte entre crochet. Toutes les notes et rfrences de la traduction A. Burdeau ont t conserves. 3. 4|Sur le besoin mtaphysique de lhumanit Except l'homme, aucun tre ne s'tonne de sa propre existence c'est pour tous une chose si naturelle, qu'ils ne la remarquent mme pas. La sagesse de la nature parle encore par le calme regard de l'animal; car, chez lui, l'intellect et la volont ne divergent pas encore assez, pour qu' leur rencontre, ils soient l'un l'autre un sujet d'tonnement. Ici, le phnomne tout entier, est encore troitement uni, comme la branche au tronc, la Nature, d'o il sort; il participe, sans le savoir plus qu'elle mme, l'omniscience de la Mre Universelle. C'est seulement aprs que l'essence intime de la nature (le vouloir vivre dans son objectivation) c'est dveloppe, avec toute sa force et toute sa joie, travers les deux rgnes de l'existence inconsciente, puis travers la srie si longue et si tendue des animaux; c'est alors enfin, avec l'apparition de la raison, c'est--dire chez l'homme, qu'elle s'veille pour la premire fois la rflexion ; elle s'tonne de ses propres uvres et se demande elle-mme ce qu'elle est. Son tonnement est d'autant plus srieux que, pour la premire fois, elle s'approche de la mort avec une pleine conscience, et qu'avec la limitation de toute existence, l'inutilit de tout effort devient pour elle plus ou moins vidente. De cette rflexion et de cet tonnement nat le besoin mtaphysique qui est propre l'homme seul. L'homme est un animal mtaphysique. Sans doute, quand sa conscience ne fait encore que s'veiller, il se figure tre intelligible sans effort; mais cela ne dure pas longtemps : avec la premire rflexion, se produit dj cet tonnement, qui fut pour ainsi le pre de la mtaphysique. C'est en ce sens qu'Aristote a dit, aussi au dbut de sa Mtaphysique : [En effet, cest ltonnement qui poussa, comme aujourdhui, les premiers penseurs aux spculations philosophiques]. De mme, avoir l'esprit philosophique, c'est tre capable de s'tonner des vnements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d'tude ce qu'il y a de plus gnral et de plus ordinaire; tandis que l'tonnement du savant ne se produit qu' propos de phnomnes rares et choisis, et que tout son problme se rduit ramener ce phnomne un autre plus connu. Plus un homme est infrieur par l'intelligence, moins l'existence a pour lui de mystre. Toute chose lui parait porter en elle-mme l'explication de son comment et de son pourquoi. Cela vient de ce que son intellect est encore rest fidle sa destination originelle, et qu'il est simplement le rservoir des motifs la disposition de la volont; aussi, troitement uni au monde et la nature, comme partie intgrante d'eux-mmes, est-il loin de s'abstraire pour ainsi dire de l'ensemble des choses, pour se poser ensuite en face du monde et l'envisager objectivement, comme si lui-mme, pour un moment du moins, existait en soi et pour soi. Au contraire, l'tonnement philosophique, qui rsulte du sentiment de cette dualit, suppose dans l'individu un degr suprieur d'intelligence, quoique pourtant ce n'en soit pas l l'unique condition : car, sans aucun doute, c'est la connaissance des choses de la mort et la considration de la douleur et de la misre de la vie, qui donnent la plus forte impulsion la pense philosophique et l'explication mtaphysique du monde. Si notre vie tait infinie et sans douleur, il n'arriverait personne de se demander pourquoi le monde existe, et pourquoi il a prcisment telle nature particulire mais toutes choses se comprendraient d'elles-mmes. Aussi voyons-nous que l'intrt irrsistible des systmes philosophiques ou religieux rside tout entier dans le dogme d'une existence quelconque, qui se continue aprs la mort. Certes, les religions ont l'air de considrer l'existence de leurs dieux comme la chose capitale, et elles la dfendent avec beaucoup de zle; mais au fond, c'est parce qu'elles ont rattach cette existence leur dogme de l'immortalit, et qu'elles regardent celle-ci comme insparable de celle-l : c'est 4. 5|Sur le besoin mtaphysique de lhumanit l'immortalit qui est proprement leur grande affaire. Qu'on la leur assure en effet, par un autre moyen, aussitt ce beau zle pour leurs dieux se refroidira ; il finirait par taire place une entire indiffrence, si on leur dmontrait l'impossibilit absolue de l'immortalit. Comment s'intresser en effet l'existence des dieux, quand on a perdu l'esprance de les connatre de plus prs? On irait jusqu'au bout, jusqu' la ngation de tout ce qui se rattache leur influence possible sur les vnements de la vie prsente. Et si d'aventure l'on pouvait dmontrer que l'immortalit est incompatible avec l'existence des dieux, par exemple parce qu'elle supposerait un commencement de l'tre, les religions s'empresseraient de sacrifier les dieux l'immortalit et se montreraient pleines de zle pour l'athisme. Et voil pourquoi les systmes proprement matrialistes, de mme que le scepticisme absolu, n'ont jamais pu exercer une bien profonde ni une bien durable influence. Les temples et les glises, les pagodes et les mosques, dans tous les pays, toutes les poques, dans leur magnificence et leur grandeur, tmoignent de ce besoin mtaphysique de l'homme, qui, tout puissant et indlbile, vient aussitt aprs le besoin physique. Sans doute, un satirique en belle humeur pourrait ajouter que ce besoin-l est bien modeste, et qu'il se contente peu de frais. La plupart du temps, il se laisse amuser par des fables ridicules et des contes de mauvais got; pour peu qu'on les ait inculqus de bonne heure l'homme, ce lui sont des explications suffisantes de son existence, et des soutiens pour sa moralit. Que l'on considre, par exemple, le Coran : ce mchant livre a suffi pour fonder une grande religion, satisfaire, pendant douze cents ans, le besoin mtaphysique de plusieurs millions d'hommes ; il a donn un fondement leur morale, leur a inspir un singulier mpris de la mort et un enthousiasme capable d'affronter des guerres sanglantes, et d'entreprendre les plus vastes conqutes. Or nous y trouvons la plus triste et la plus pauvre forme du thisme. Peut-tre le sens nous en chappe-t-il en grande partie dans les traductions. Cependant je n'ai pu y dcouvrir une seule ide un peu profonde. Cela prouve que le besoin mtaphysique ne va pas de pair avec la capacit mtaphysique. Il parat pourtant que pendant les premiers ges de notre globe, il n'en tait pas ainsi. Les premiers hommes, qui taient beaucoup plus prs que nous des origines de l'espce humaine et des commencements de la nature organique, avaient aussi, soit une puissance intuitive beaucoup plus nergique, soit une disposition d'esprit plus juste, qui les rendait plus capables de saisir immdiatement l'essence de la nature, et qui par consquent leur permettait de satisfaire en eux le besoin mtaphysique d'une faon plus complte : ainsi naquirent chez les anctres des Brahmanes les Richis, et ces conceptions presque surhumaines, qui furent dposes plus tard dans les Oupanishads des Vdas. En revanche, on n'a jamais manqu de gens qui se sont efforcs de tirer leur subsistance de ce besoin mtaphysique, et qui l'ont exploit autant qu'ils ont pu : chez tous les peuples, il s'est rencontr des personnages pour s'en faire un monopole, et pour l'affermer: ce sont les prtres. Mais afin d'assurer compltement leur trafic, il leur fallait obtenir le droit d'inculquer de bonne heure aux hommes leurs dogmes mtaphysiques, avant que la rflexion ne ft encore sortie de ses tnbres, c'est--dire dans la premire enfance ; car alors, tout dogme, une fois qu'il est bien enracin, reste pour toujours, quelle qu'en soit l'insanit; si les prtres devaient attendre pour faire leur uvre que le jugement ft dj mr, ils verraient s'crouler tous leurs privilges. 5. 6|Sur le besoin mtaphysique de lhumanit Une seconde, quoique moins nombreuse, catgorie d'individus qui tirent leur subsistance de ce besoin mtaphysique de l'humanit, ce sont ceux qui vivent de la philosophie. Chez les Grecs, on les appelait sophistes, et chez les modernes, professeurs de philosophie. Aristote (Mtaph., II, 2) range rsolument Aristippe parmi les sophistes, et Diogne Laerce (II, 95) nous en fourmi l'explication : c'est qu'il fut le premier de l'cole socratique, qui se fit payer ses leons. Lui-mme voulut payer Socrate, qui dut lui renvoyer son cadeau. Chez les modernes en gnral du moins et sauf de rares exceptions ceux qui vivent de la philosophie ne sont pas seulement trs diffrents de ceux qui vivent pour elle ; ils sont souvent ses adversaires, ses ennemis irrconciliables ; car toute tude purement et profondment philosophique jetterait trop d'ombre sur leurs travaux, et de plus ne se plierait pas aux vues et aux rglementations de la confrrie ; aussi, en tout temps, s'est-elle efforce d'touffer ces tudes, et suivant les poques et les circonstances, elle a employ habituellement contre elles, tantt le silence, tantt la ngation, le dnigrement, les invectives, les calomnies, les dnonciations et les poursuites. C'est ainsi qu'on a vu maint grand gnie se traner pniblement travers la vie, mconnu et sans gloire, jusqu' ce qu'enfin, aprs sa mort, le monde ft dsabus et sur lui, et sur ses ennemis. Ceux-ci cependant ont atteint leur but, en l'empchant de se produire, et ils ont vcu de la philosophie avec leurs femmes et leurs enfants, tandis que le grand homme mconnu vivait pour elle. Aussitt qu'il est mort, revirement complet : la nouvelle gnration des professeurs de philosophie se fait l'hritire de ses travaux, s'y taille une doctrine sa mesure, et se met vivre de lui. Si Kant a pu vivre tout la fois pour et de la philosophie, et il le doit une circonstance bien rare, qui ne s'est reproduite qu'une fois depuis les Antonins et les Julien : il y avait alors un philosophe sur le trne. C'est uniquement sous de tels auspices, que la Critique de la Raison pure pouvait voir le jour. Mais peine le roi est-il mort, qu'aussitt nous voyons Kant saisi de peur, car il appartenait la confrrie. Il modifie son chef-d'uvre, dans la 2e dition, il le mutile, il le gte, et en fin de compte, il est en danger de perdre sa place ; tel point que Campe l'invita venir chez lui, Brunswick, pour y vivre comme le chef sa famille (Ring, Ansichten aus Kants Leben, page 68). En gnral, la philosophie des universits, c'est de l'escrime en face d'un miroir; au fond son vritable but est de donner aux tudiants des opinions selon le cur du Ministre qui distribue les chaires. Rien de mieux, au point de vue de l'homme d'Etat mais la consquence c'est qu'une telle philosophie est, pour ainsi dire, nervis alienis mobile lignum [une marionnette mise en mouvement par des ressorts trangers]; on ne saurait la considrer comme srieuse; c'est une philosophie pour rire. Aussi est il quitable que cette surveillance ou cette direction se borne la philosophie d'cole, et ne s'tende pas jusqu' la vraie, jusqu' la philosophie srieuse. Car s'il y a quelque chose de souhaitable au monde et de si souhaitable que la foule grossire et stupide elle-mme, dans ses moments lucides, l'estimerait plus que l'or et l'argent c'est de voir un rayon de lumire tomber sur l'obscurit de notre existence; c'est de trouver quelque solution la mystrieuse nigme de notre vie, dont nous n'apercevons que la misre et la vanit. Et pourtant ce bienfait serait rendu impossible si quelqu'un, en admettant que la chose ft possible, imposait certaines solutions du problme. 6. 7|Sur le besoin mtaphysique de lhumanit Voyons maintenant d'un coup d'il gnral les diffrentes faons de satisfaire ce besoin mtaphysique si imprieux. Par mtaphysique, j'entends tout ce qui a la prtention d'tre une connaissance dpassant l'exprience, c'est--dire les phnomnes donns, et qui tend expliquer par quoi la nature est conditionne dans un sens ou dans l'autre, ou, pour parler vulgairement, montrer ce qu'il y a derrire la nature et qui la rend possible. Mais maintenant la grande diversit originelle des intelligences, laquelle s'ajoute encore la diffrence des ducations, qui exigent tant de loisirs, tout cela distingue si profondment les hommes, qu'aussitt qu'un peuple est sorti de l'ignorance grossire, une mme mtaphysique ne saurait suffire pour tous. Aussi, chez les peuples civiliss, trouvons-nous en gros deux espces de mtaphysiques, qui se distinguent l'une de l'autre, en ce que l'une porte en elle-mme sa confirmation, et que l'autre la cherche en dehors d'elle. La rflexion, la culture, les loisirs et le jugement, telles sont les conditions qu'exigent les systmes mtaphysiques, de la premire espce, pour contrler la confirmation qu'ils se donnent eux-mmes; aussi ne sont-ils accessibles qu' un trs petit nombre d'hommes, et ne peuvent-ils se produire et se conserver que dans les civilisations avances. C'est pour la multitude au contraire, pour des gens incapables de penser, que sont faits exclusivement les systmes de la seconde espce. La foule ne peut que croire et s'incliner devant une autorit, le raisonnement n'ayant pas de prise sur elle. Nous appellerons ces systmes des mtaphysiques populaires, par analogie avec la posie et la sagesse populaire (sous ce dernier nom on entend les proverbes, Cependant ils sont appels communment Religion et se trouvent chez tous les peuples, except les plus anciens. Comme nous l'avons dit ils cherchent au dehors leur confirmation; la vrit leur est extrieurement rvle, et se manifeste par des prodiges et des miracles. Leurs arguments consistent surtout en menaces de peines ternelles ou temporelles, diriges contre les incrdules, et mme contre les simples sceptiques : chez certains peuples, on trouve le bcher ou tout autre supplice analogue, comme ultima ratio theologorum. Si les religions cherchent d'autres preuves et emploient d'autres arguments, elles passent dans le domaine des systmes de la premire espce, et peuvent dgnrer en une sorte de compromis entre les deux ; mais il y a l pour elles plus de danger que de profit. Car le privilge inestimable qu'elles ont d'tre inculques l'homme ds l'enfance leur assure la possession durable des intelligences ; par leurs dogmes, elles dveloppent en lui comme un second intellect, ainsi qu'une greffe se dveloppe sur un arbre; tandis qu'au contraire les systmes de la premire espce s'adressent toujours des adultes, chez qui ils rencontrent dj, l'tat de conviction, un systme de la seconde espce. Ces deux sortes de mtaphysiques, dont les diffrences se rsument en deux appellations : Doctrines de Foi et Doctrines de Raison, ont cela de commun, que de part et d'autre les systmes particuliers de chaque espce sont en guerre ensemble. Entre ceux de la premire, la lutte se rduit la discussion ou au pamphlet; mais entre ceux de la seconde, c'est avec le feu et le glaive que l'on se combat; plusieurs d'entre eux ne se sont gure rpandus que grce ce dernier genre de polmique, et se sont petit petit partag la terre, mais d'une faon si tranche et si souveraine, que les peuples se distinguent bien plus par l que par leur nationalit ou leur gouvernement. Seulement les religions sont matresses absolues, chacune dans son domaine, tandis que les philosophies sont tout au plus tolres, et encore parce qu'on ne les juge pas dignes, vu le petit nombre de leurs reprsentants, de les combattre par le fer et 7. 8|Sur le besoin mtaphysique de lhumanit le feu. Cependant, quand on la cru ncessaire, on a employ ces moyens contre elles, et non sans succs. D'ailleurs on ne les trouve gure qu' l'tat sporadique. La plupart du temps, on s'est born les tenir en bride, en leur prescrivant ; de conformer leur doctrine celle de la religion dominante, dans le pays o elles enseignent. Quelque fois la religion ne s'est pas contente de les soumettre : elle s'en est servie, elle en a fait en quelque sorte le premier stade de la foi; mais c'est une dangereuse exprience : car les philosophies ne se sentant pas en force, recourent la ruse, dans l'espoir d'y trouver un secours, et ne se dfont jamais d'une certaine perfidie cache qui se manifeste de temps en temps l'improviste et dont les dplorables effets sont difficiles rparer. Cela est d'autant plus dangereux, que les sciences positives, dans leur ensemble, sont les allies secrtes des philosophies contre les religions, et que, sans tre en guerre ouverte avec celle-ci, elles font souvent, alors qu'on s'y attend le moins, de grands ravages dans leur domaine. Ajoutons que rduire la philosophie ce rle de servante, dont nous venons de parler, c'est discrditer un systme qui a dj en dehors de luimme sa confirmation, en voulant lui en donner une tire du dedans : car, s'il tait capable d'une telle confirmation, il n'aurait pas besoin d'en chercher une extrieure. Il est toujours hasardeux de vouloir donner un fondement nouveau un btiment solide. D'ailleurs, est-ce qu'une religion a besoin des suffrages de la philosophie ? Elle a tout pour elle : rvlation, critures, miracles, prophties, appui des gouvernements, le premier rang partout comme il convient la vrit, l'adhsion et le respect de tout le monde, des milliers de temples o elle est prche et o l'on clbre ses crmonies, des corps sacerdotaux asserments, et, ce qui vaut mieux que tout cela, le privilge inapprciable de pouvoir inculquer ses doctrines aux enfants ds l'ge le plus tendre, et d'en faire pour ainsi dire, dans leurs cerveaux, des ides innes. Quand on est ainsi arm, on n'a pas besoin de l'adhsion des pauvres philosophes, ou bien l'on est plus exigeant que de raison, ou enfin si l'on craint d'tre contredit par eux, on montre une terreur incompatible avec une conscience calme et honnte. Un symptme de cette nature allgorique des religions, ce sont les mystres qu'on rencontre dans presque toutes, j'entends certains dogmes qui, loin de pouvoir prtendre tre pris la lettre pour des vrits, ne sauraient mme tre nettement saisis par la pense. Peut-tre mme pourrait-on dire que quelques affirmations directement contraires la raison, que quelques absurdits bien palpables sont un ingrdient essentiel d'une religion bien faite car elles sont la marque mme de sa nature allgorique et le seul moyen de faire sentir au sens commun, l'entendement inculte ce qui ne saurait tre clairement conu par lui, savoir qu'au fond la religion traite d'un ordre, de choses sui generis, de l'ordre des choses en soi, lequel n'est pas soumis aux lois du monde des phnomnes; qu'en consquence, la religion prsentant toujours les faits et les vrits dont elle parle sous une forme phnomnale, non seulement les dogmes absurdes, mais encore les dogmes concevables ne sont que des allgories, de simples adaptations l'intelligence humaine. C'est dans cet esprit que saint Augustin et Luther mme me paraissent avoir maintenu les mystres du christianisme, en opposition la doctrine terre-terre de Plage qui prtendait tout ramener au niveau de l'intelligibilit. En se plaant ce point de vue, on conoit galement que Tertullien ait pu dire en toute sincrit : Prorsus credibile est, quia ineptum est,... certum est, quia impossibile [Cela est tout fait croyable, parce que cest absurde..., cela est certain parce que cest impossible]. (De carne Christi, c. 5). Cette nature allgorique des religions les dispense galement des dmonstrations que la 8. 9|Sur le besoin mtaphysique de lhumanit philosophie est oblige de fournir, et de la ncessit de l'examen; elles les remplacent par la foi, c'est--dire qu'elles exigent une croyance volontaire leur vrit. Et comme la foi dirige l'action, et qu'au point de vue pratique l'allgorie conduit toujours l o conduirait la vrit sensu proprio, c'est bon droit que la religion promet aux croyants la batitude ternelle. Le besoin d'une mtaphysique s'impose irrsistiblement tout homme, et, sur les points essentiels, les religions tiennent justement lieu de mtaphysique la grande masse qui est incapable de penser. Elles la remplacent mme fort bien : car d'une part elles dirigent l'action, en tenant toujours dploy, suivant la belle expression de Kant, le drapeau de l'honntet et de la vertu, et d'autre part elles sont une consolation indispensable au milieu des preuves douloureuses de la vie; dans les moments de souffrance, elles jouent absolument le rle d'une mtaphysique objectivement vraie, car elles dtachent l'homme, aussi bien que celle-ci pourrait le faire, de lui-mme et le transportent par del l'existence temporelle. C'est ici qu'clate la valeur profonde des religions, je dirai plus, leur caractre indispensable. Platon dj disait avec raison (De Rep. IV, p. 89, Dip.) : [Il est impossible que la foule soit forme aux choses de lesprit.] Mais voici la pierre d'achoppement : c'est que les religions ne peuvent jamais avouer leur nature allgorique ; elles sont obliges de se prsenter comme vraies sensu proprio. Par l elles empitent sur le domaine de la mtaphysique proprement dite et provoquent l'antagonisme de celle-ci, antagonisme qui s'est manifest toutes les poques o la pense philosophique n'tait pas asservie et mise en tutelle. C'est faute galement d'avoir bien compris cette nature allgorique de toute religion, que les partisans du surnaturel et les rationalistes se sont livrs de nos jours une lutte si acharne. En effet, les uns et les autres prtendent trouver dans le christianisme la vrit sensu proprio ; les premiers attribuent ce genre de vrit toutes les parties de la doctrine chrtienne, et c'est pourquoi ils veulent un christianisme sans restrictions, qui ne soit dpouill d'aucun de ses lments, prtention qui leur cre une situation difficile en prsence des connaissances et de la culture gnrale de notre poque. Les autres au contraire cherchent bannir au moyen de l'exgse tout lment proprement chrtien; le rsidu de cette opration est quelque chose qui n'est vrai ni sensu proprio ni sensu allegorico : c'est une religion terre-terre; c'est peine du Judasme, tout au plus la doctrine aride de Plage, et, ce qu'il y a de plus grave, c'est un optimisme de bas tage entirement tranger au vritable christianisme. De plus, essayer de fonder une religion en raison, c'est la faire entrer dans la seconde catgorie des thories mtaphysiques, celles qui portent leur garantie en elles-mmes, c'est la transporter sur un terrain tranger, celui des systmes philosophiques; c'est l'exposer la lutte que ces systmes se livrent dans leur propre arne, c'est l'exposer aux coups du scepticisme, aux attaques redoutables de la critique de la raison pure : les affronter, serait pure tmrit. L'une et l'autre de ces catgories de mtaphysiques auraient intrt demeurer pures de tout mlange avec la classe voisine ; chacune d'elles devrait se tenir strictement sur son domaine propre, pour y dvelopper entirement son essence. C'est la tendance contraire qui a prvalu travers toute la priode chrtienne; on s'est efforc d'oprer une fusion des deux catgories, en transportant les dogmes et les concepts de l'une dans l'autre. On n'est arriv qu' les pervertir toutes deux. Cette tendance a eu sa manifestation la plus marque de nos jours, dans cette tentative btarde laquelle on a donn le nom de philosophie religieuse, sorte de gnose qui s'efforce d'interprter la religion donne, et d'expliquer ce qui est vrai sensu allegorico au 9. 10 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t moyen d'une vrit qui le soit sensu proprio. Mais, pour cela, il faudrait dj connatre et possder la vrit sensu proprio; et ds lors, toute interprtation deviendrait superflue. Sous prtexte que la mtaphysique, c'est--dire la vrit sensu proprio, ne saurait tre tire que de la religion, chercher l'en extraire au moyen d'une interprtation exgtique serait une entreprise pnible et dangereuse. Pour s'y rsoudre, il faudrait qu'il ft tabli que, comme le fer et d'autres mtaux imparfaits, la vrit ne se rencontre qu' l'tat de minerai, jamais l'tat pur, et que pour l'obtenir il faut la dgager de cet alliage. Le peuple a besoin d'une religion, elle est pour lui un bienfait inestimable. Mais si les religions prtendent faire obstacle aux progrs de l'esprit humain dans la connaissance de la vrit, on doit les carter avec beaucoup de mnagements, bien entendu. Demander qu'un grand esprit mme, un Shakespeare ou un Gthe, se convainque impliciter, bona fide et sensu proprio des dogmes d'une religion quelconque, ce serait demander un gant d'entrer dans la chaussure d'un nain. Comme les religions visent se mettre la porte de la foule, elles ne peuvent renfermer qu'une vrit mdiate, non une vrit immdiate: exiger d'elles cette dernire, ce serait vouloir lire les caractres tels qu'ils sont composs sur le marbre d'imprimerie au lieu de leur empreinte sur le papier. Pour juger de la valeur d'une religion, il faut donc voir si, sous le voile de l'allgorie, elle contient une part plus ou moins grande de vrit, et en second lieu si cette vrit apparat plus ou moins nettement au travers de ce voile : plus l'enveloppe sera transparente, plus leve sera la religion. Or, il semble presque qu'il en soit des religions comme des langues : les plus vieilles sont les plus parfaites; si je voulais voir dans les rsultats de ma philosophie la mesure de la vrit, je devrais mettre le Bouddhisme au-dessus de toutes les autres religions. En tout cas, je me rjouis de constater un accord si profond entre ma doctrine et une religion qui, sur terre, a la majorit pour elle, puisqu'elle compte plus d'adeptes qu'aucune autre. Cet accord m'est d'autant plus agrable que ma pense philosophique a certainement t libre de toute influence bouddhiste; car jusqu'en 1818, date de l'apparition de mon ouvrage, nous ne possdions en Europe que de rares relations, insuffisantes et imparfaites, sur le Bouddhisme ; elles se bornaient presque entirement quelques dissertations, parues dans les premiers volumes des Asiatic Researches, et concernaient principalement le Bouddhisme des Birmans. C'est depuis lors seulement qu'il nous a t donn de connatre cette religion plus fond, grce surtout aux tudes prcises et instructives qu'un membre distingu de l'Acadmie de Saint-Ptersbourg, J.-J. Schmidt, a publies dans les Mmoires de cette Acadmie. Des savants anglais et franais ont complt peu peu ces renseignements, si bien que, dans mon trait sur la Volont dans la nature, j'ai pu donner sous la rubrique de Sinologie une liste assez tendue des meilleurs crits publis sur cette religion. Malheureusement Czoma Krsi, ce savant hongrois d'une volont si persvrante, qui pour tudier la langue et les livres sacrs du Bouddhisme avait pass plusieurs annes au Thibet et principalement dans les couvents bouddhistes, nous a t enlev par la mort, au moment mme o il allait coordonner l'usage du public les rsultats de ses recherches. Je ne puis toutefois pas dissimuler le plaisir que j'ai prouv en lisant dans ses relations provisoires quelques passages directement emprunts au Kahgyur, entre autres cet entretien de Bouddha mourant avec un Brahma qui se convertit sa doctrine. There is a 10. 11 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t description of their conversation on the subject of creation, by whom was the world made. Shakya asks several questions of Brahma, whether was it he, who made or produced such and such things, and endowed or blessed them with such and such virtues or properties, whether was it he who caused the several revolutions in the destruction and regeneration of the world. He denies that he had ever done anything to that effect. At last he himself asks Shakya how the world was made, by whom? Here are attributed all changes in the world to the moral works of the animal beings, and it is stated that in the world all is illusion, there is no reality in the things; all is empty. Brahma being instructed in his doctrine becomes his follower. (Asiatic researches, vol. 20, p. 434)[1] Je ne puis tablir, comme on le fait gnralement, une diffrence fondamentale entre les religions, selon qu'elles sont monothistes, polythistes, panthistes ou athes. Ce qui selon moi les diffrencie, c'est leur manire de voir optimiste ou pessimiste. Les unes considrent l'existence de ce monde comme ayant sa raison d'tre en elle-mme, elles la louent et la clbrent. Les autres la considrent comme quelque chose qui ne saurait tre conu qu' titre de consquence de nos pchs et qui, par consquent, ne devrait pas tre par soi-mme. Elles reconnaissent que la douleur et la mort ne peuvent pas avoir leur raison dans l'ordre ternel, primitif et immuable des choses, dans ce qui doit tre, quelque point de vue qu'on se place. Si le christianisme a eu la force de triompher du judasme d'abord, puis du paganisme grcoromain, il en est redevable uniquement son pessimisme, cet aveu, directement contraire l'optimisme juif et paen, que notre tat est fort misrable et en mme qu'il est un tat de pch. Quand cette vrit profondment et douloureusement sentie de tous se fit jour, elle amena sa suite le besoin d'une rdemption. Je passe l'tude de la seconde catgorie de mtaphysique, celle qui porte sa confirmation en elle-mme et qu'on appelle philosophie. Je rappelle l'origine que je lui ai assigne plus haut : suivant moi, la philosophie nat de notre tonnement- au sujet du monde et de notre propre existence, qui s'imposent notre intellect comme une nigme dont la solution ne cesse ds lors de proccuper l'humanit. Il ne pourrait pas en tre ainsi, et j'appelle avant tout l'attention de mes lecteurs sur ce point, si le monde tait une substance absolue au sens du spinozisme et des formes contemporaines du Panthisme, c'est--dire s'il tait une existence absolument ncessaire. Cela reviendrait dire que le monde existe avec une ncessit telle, qu' ct d'elle toute autre ncessit que l'intellect pourrait concevoir en tant que telle ne serait que hasard et que contingence ; le monde serait quelque chose qui comprendrait non seulement toute l'existence possible, si bien que, comme Spinoza l'affirme d'ailleurs, le possible et le rel ne feraient qu'un ; il nous serait impossible de concevoir que le rel ne ft pas ou qu'il ft autrement, en un mot, la reprsentation du monde tel qu'il est serait aussi essentielle notre pense que la reprsentation de l'espace et du temps. De plus, puisque nous-mmes serions des parties, des modes, attributs ou accidents d'une telle substance absolue, la seule qui ait pu jamais exister quelque part et en un certain sens, l'existence du monde et la ntre, ainsi que la forme de cette existence, loin de nous paratre surprenantes et problmatiques, loin de reprsenter l'nigme insondable et qui nous tourmente sans relche, devraient au contraire nous sembler plus vidents encore que la proposition : deux fois deux font quatre. Nous devrions tre dans l'impossibilit absolue de penser que le monde ne soit 11. 12 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t pas ou qu'il soit autrement qu'il n'est; par consquent, jamais nous n'aurions conscience de l'existence du monde en tant que tel, c'est--dire en tant que problme propos la rflexion, pas plus que nous n'avons conscience du mouvement incroyablement rapide de notre plante. Mais il n'en est nullement ainsi. A l'animal sans pense, le monde et l'existence peuvent paratre des choses qui se comprennent d'elles-mmes; pour l'homme au contraire, c'est l un problme que les plus incultes mmes et les plus borns se reprsentent nettement leurs heures de lucidit. Ce problme fait d'autant plus impression sur la conscience, y laisse une marque d'autant plus durable, que cette conscience est plus claire et rflchie, que l'ducation a fourni plus d'aliments notre pense. Enfin chez les esprits philosophiques c'est cet tonnement, dont Platon dit , [ltonnement, ce sentiment tout fait propre au philosophe], tonnement qui enveloppe dans toute son tendue le problme dont se proccupe et se tourmente sans relche, toutes les poques et dans tous les pays, la partie la plus gnreuse de l'humanit. En fait, cette inquitude que la mtaphysique ternellement renouvele tient sans cesse en veil, vient de cette claire reprsentation, que la non-existence du monde est aussi possible que son existence. C'est pourquoi la conception spinoziste qui fait du monde une existence absolument ncessaire, une existence en soi qui devait tre tous les points de vue, est une faon de voir fausse. Mme le simple thisme, dans sa preuve cosmologique, infre tacitement de l'existence du monde sa non-existence antrieure ; en lui-mme le monde est donc pour lui quelque chose d'accidentel. Il y a plus, peu peu nous nous reprsentons le monde comme quelque chose, dont la nonexistence non seulement est concevable, mais encore serait prfrable son existence. De l'tonnement nous passons facilement une sourde mditation sur la fatalit qui, malgr tout, en a pu provoquer l'existence, et grce laquelle la force immense que ncessite la production et la conservation du monde a pu tre exploite en un sens aussi dfavorable ses propres intrts. L'tonnement philosophique est donc au fond une stupfaction douloureuse : la philosophie dbite, comme l'ouverture de Don Juan, par un accord en mineur. D'o il suit que la philosophie ne doit tre ni spinosiste, ni optimiste. Cette nature particulire de l'tonnement qui nous pousse philosopher drive manifestement du spectacle de la douleur et du mal moral dans le monde. Car la douleur et le mal moral, quand mme leur rapport rciproque serait le plus juste possible, quand mme ils seraient largement compenss par le bien, sont pourtant quelque chose qui en soi ne devrait absolument pas tre. Or, rien ne venant de rien, la douleur et le mal doivent avoir leur raison dans l'origine, dans l'essence du monde mme. Il nous semble difficile d'admettre cette conclusion, si nous considrons la grandeur, l'ordre et la perfection du monde physique ; nous nous imaginons que la force qui a pu crer celui-ci, aurait pu viter galement la souffrance et le mal moral. Le thisme, comme bien on pense, a surtout de la peine reconnatre cette origine, dont Ormuzd et Ahriman sont l'expression la plus sincre. Il a donc cherch tout d'abord se dbarrasser du mal moral, et cet effet il a invent le libre arbitre; mais le libre arbitre n'est qu'une cration ex nihilo dissimule, puisqu'il suppose un operari qui ne provient d'aucun Esse (Voir Les deux problmes fondam. de l'Ethique, pp. 58, sqq.; 2 d., pp. 57 sq.). Il essaya ensuite d'en tre quitte avec la souffrance, en la mettant la charge de la matire ou d'une ncessit invitable, et en regrettant de ne pouvoir invoquer le diable, qui est le vritable expediens ad hoc. Dans la catgorie de la souffrance rentre aussi la mort ; quant au mal moral, il consiste uniquement 12. 13 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t nous dbarrasser de notre souffrance du moment pour la passer un autre. Donc, comme nous l'avons dit, c'est le mal moral, c'est la souffrance et la mort qui confrent l'tonnement philosophique sa qualit et son intensit particulires; le punctum pruriens de la mtaphysique, le problme qui remplit l'humanit d'une inquitude que ne sauraient calmer ni le scepticisme ni le criticisme, consiste se demander, non seulement pourquoi le monde existe, mais aussi pourquoi il est plein de tant de misres. La physique (au sens le plus tendu du mot) s'occupe elle aussi d'expliquer les phnomnes du monde. Mais la nature mme de ses explications est cause de leur insuffisance. La physique ne saurait vivre d'une vie indpendante si ddaigneuse que soit son allure l'gard de la mtaphysique, elle a besoin de s'y appuyer. Car elle-mme explique les phnomnes par quelque chose de plus inconnu encore qu'eux-mmes, par des lois naturelles, qui se fondent sur des forces naturelles, dont la force vitale est un chantillon entre autres. Sans doute l'tat actuel de toutes choses dans le monde ou dans la nature doit pouvoir s'expliquer par des causes purement physiques. Mais une telle explication, supposer qu'on y arrivt, serait ncessairement aussi entache de deux imperfections essentielles, et pour ainsi dire de deux tares, qui font que tous les phnomnes physiquement expliqus demeureraient en ralit inexpliqus. Tel, Achille tait vulnrable au talon. Ainsi encore on reprsente le diable avec un pied de cheval. Premirement, on ne pourrait jamais atteindre le commencement de cette srie de causes et d'effets, c'est--dire de modifications lies entre elles: ce commencement se trouverait recul sans cesse l'infini, comme les limites du monde dans l'espace et le temps. Ensuite l'ensemble des causes effectives par lesquelles on prtend tout expliquer, repose sur quelque chose d'absolument inexplicable, je veux dire les qualits primordiales des objets et les forces naturelles qui s'y manifestent, forces qui permettent aux qualits d'agir d'une manire dtermine. Telles sont: la pesanteur, la solidit, la force d'impulsion, l'lasticit, la chaleur, l'lectricit, les forces chimiques, etc. Toute explication physique donne ces forces comme rsidu : telle une quation algbrique, dont tous les autres termes seraient rsolus, mais dans laquelle une quantit demeurerait inconnue et indterminable. D'o il suit qu'il n'est pas si infime tesson d'argile qui ne soit compos de qualits aussi inexplicables les unes que les autres. Ces deux imperfections invitables de toute explication physique, c'est--dire causale, montrent donc qu'une telle explication ne saurait tre que relative, et que la mthode des sciences positives n'est pas la seule, la dernire, la mthode suffisante, celle qui conduit une solution satisfaisante du difficile problme des choses, la vraie intelligence du monde et de l'existence, mais que l'explication physique, en tant que telle, a besoin d'une explication mtaphysique qui lui donne la cl de toutes ses suppositions. Seulement, il rsulte de cela mme, que la mthode mtaphysique doit diffrer profondment de la mthode physique. Le premier pas faire dans cette voie nouvelle, c'est de se pntrer nettement et une fois pour toutes de la diffrence des mthodes et consquemment de la diffrence de la physique et la mtaphysique. Cette diffrence repose pour l'essentiel sur la distinction kantienne entre le phnomne et la chose en soi. Kant dclarait celle-ci absolument inexplicable, et voil pourquoi il ne saurait y avoir selon lui aucune mtaphysique : il n'y a de possible que la connaissance immanente, par consquent que la physique, et ct de celle-ci la critique de la raison dans ses aspirations mtaphysiques. Qu'on me permette ici d'anticiper 13. 14 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t sur le second livre, pour bien noter le point de contact de ma philosophie avec la doctrine kantienne, et de remarquer que Kant, dans sa belle explication de la coexistence de la libert et de la ncessit (Critique de la Raison pure, premire d., pp. 532-554, et Crit. de la Raison pratique, pp. 224-231 de l'd. Rosehkranz) dmontre que la mme action, qui d'une part est parfaitement explicable comme consquence ncessaire du caractre de l'homme, des influences qu'il a subies pendant sa vie, et des motifs actuels qui le sollicitent, doit cependant d'autre part tre considre comme l'uvre de sa volont libre. Dans le mme sens il dit, 53 des Prolgomnes : Sans doute la ncessit naturelle sera inhrente toute combinaison de causes et d'effets dans le monde sensible, mais la libert sera accorde celle des causes qui n'est pas elle-mme un phnomne (bien qu'elle serve de fondement au phnomne). Par consquent, la ncessit (littralement la nature) et la libert peuvent tre attribues sans contradiction au mme objet suivant qu'on le considre sous un aspect diffrent, soit comme phnomne, soit comme chose en soi. Ce que Kant enseigne du phnomne de l'homme et de son activit, ma doctrine l'tend tous les phnomnes de la nature, en leur donnant pour fondement commun la Volont comme chose en soi. Ce qui justifie tout d'abord cette manire de procder, c'est l'impossibilit d'admettre que l'homme soit distinct spcifiquement, toto genere et radicalement de tous les autres tres et objets de la nature: il ne peut y avoir entre eux qu'une diffrence de degr. Je laisse maintenant cette digression pour revenir mes considrations sur l'impuissance de la physique fournir l'explication dernire des choses. Je dis donc : sans doute tout est physique, mais alors rien n'est explicable. De mme que le mouvement de la bille qu'on pousse, la fonction pensante du cerveau doit comporter en dernier ressort une explication physique qui la rende aussi intelligible que l'est le mouvement de la bille. Or ce mouvement mme, que nous croyons comprendre si pleinement, est au fond aussi obscur que la pense : car l'essence intime de l'expansion dans l'espace, de l'impntrabilit, de la facult d'tre m, de la rsistance, de l'lasticit et de la pesanteur, demeure aprs toutes les explications physiques un mystre au mme titre que la pense. Seulement comme l'impossibilit d'expliquer cette dernire nous frappe du premier coup, on s'est empress de faire un saut de la physique la mtaphysique et d'hypostasier une substance d'une nature tout autre que celle des choses corporelles. On a transport dans le cerveau une me. Si notre intellect n'avait pas t tellement mouss qu'il fallt pour le frapper un phnomne extraordinairement surprenant, nous aurions d expliquer la digestion par une me stomacale, la vgtation par une me vgtative, les affinits lectives par la prsence d'une me dans les ractions, la chute d'une pierre par la prsence d'une me dans cette pierre. Car les proprits de tout corps inorganique sont aussi mystrieuses que la vie dans l'tre vivant : aussi partout l'explication physique vient-elle se heurter une explication mtaphysique qui la supprime, c'est--dire lui enlve son caractre d'explication. A prendre les choses rigoureusement, on pourrait prtendre que toutes les sciences de la nature ne font rellement comme la botanique que rassembler et classer les objets de mme espce. Une physique qui soutiendrait que ses explications des choses, dans le dtail par des causes, et d'une manire gnrale par des forces, sont vritablement suffisantes et par consquent puisent l'essence du monde, serait le naturalisme proprement dit. De Leucippe Dmocrite et Epicure jusqu'au systme de la nature , puis Lamarck, Cabanis et au matrialisme rchauff de ces dernires annes, nous pouvons suivre l'essai toujours continu d'tablir une physique sans mtaphysique, c'est--dire une doctrine qui fasse du phnomne la chose en soi. 14. 15 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t Mais toutes les explications de ces physiciens ne sont que des essais pour dissimuler et aux explicateurs et aux auditeurs qu'elles supposent tout uniment la chose essentielle. Les naturalistes s'efforcent de montrer que tous les phnomnes, mme les phnomnes spirituels, sont physiques, et en cela ils ont raison; leur tort, c'est de ne pas voir que toute chose physique est galement par un autre ct une chose mtaphysique. Sans doute il est difficile de reconnatre cette vrit, puisqu'elle suppose la distinction du phnomne et de la chose en soi. Cependant Aristote, malgr sa tendance l'empirisme, et si loign qu'il fut de l'hyperphysique platonicienne, a su, mme sans le secours de la distinction dont nous parlons, demeurer en dehors de cette manire de voir troite ; il dit : , ; , , , ; , . [Sil ny avait pas dautre substance que celles qui sont constitues par la nature, la physique serait la premire des sciences. Mais sil existe une substance immobile, la science de cette substance doit tre antrieur et doit tre la philosophie premire ; et elle est universelle de cette faon, parce que premire ; et ce sera elle de considrer ltre en tant qutre.] (Mtaph., V, I.) Une physique absolue, telle que nous venons de la dcrire, qui ne laisserait place aucune mtaphysique, ferait de la Natura naturata la Natura naturans : elle serait la physique mise sur le trne de la mtaphysique; mais il est probable qu' cette place leve elle se comporterait comme le rtameur de Holberg une fois nomm bourgmestre. C'est cette ide obscure d'une physique absolue sans mtaphysique, qui inspire au fond le reproche insipide et le plus souvent malveillant d'athisme ; c'est elle qui lui donne son sens intime, de la vrit et par l de la force. Une telle physique serait certainement destructive de toute thique, et si l'on a eu tort de considrer le thisme comme insparable de la moralit, celle-ci en tout cas ne peut se concevoir sans une mtaphysique quelconque, c'est--dire sans une doctrine qui reconnaisse que l'ordre de la nature n'est pas le seul ni l'ordre absolu des choses. Aussi le Credo obligatoire de tous les justes et de tous les bons peut-il se formuler ainsi : Je crois une mtaphysique . En ce sens il est important et ncessaire que l'homme soit persuad de l'impossibilit de s'en tenir une physique absolue, d'autant plus que celle-ci, le naturalisme par excellence, est une manire de voir qui d'elle-mme s'imposerait continuellement l'homme et qui ne peut tre anantie que par une spculation profonde, spculation dont les divers systmes et les diverses religions tiennent lie selon leur pouvoir respectif et pendant tout le temps qu'on les reconnat pour vrais. Maintenant ce qui nous explique comment une manire de voir radicalement fausse peut s'imposer d'elle-mme l'homme et doit tre carte artificiellement, c'est que l'intellect n'est pas destin primitivement nous instruire de l'essence des choses, mais seulement nous en montrer les relations avec notre volont l'intellect n'est que le centre des motifs, ainsi que nous le verrons dans le second livre. C'est accidentellement que le monde s'y schmatise de manire reprsenter un ordre de choses tout fait diffrent de l'ordre absolument vrai, et on ne saurait en faire un reproche l'intellect, puisqu'il nous montre seulement l'enveloppe extrieure, non le noyau des choses; le reproche serait d'autant plus injuste, que l'intellect trouve en lui-mme le moyen de rectifier cette erreur, en tablissant la distinction entre le phnomne et la chose en soi. Cette distinction, le bien prendre, a t aperue de tout temps; mais le plus souvent on n'en a eu qu'une notion imparfaite, et par suite on l'a insuffisamment exprime, souvent mme elle a t prsente sous des dguisements 15. 16 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t tranges. Dj les mystiques chrtiens, par exemple refusent l'intellect, en le dsignant sous le nom de lumire de la nature, la facult de saisir l'essence vraie des choses. Il est en quelque sorte une simple force superficielle, comme l'lectricit, et ne pntre pas dans l'intrieur des ralits. Au point de vue empirique mme, l'insuffisance du naturalisme pur clate tout d'abord, ainsi que nous l'avons montr, dans ce fait que l'explication physique voit la raison du fait particulier dans sa cause, mais que la srie de ces causes, comme nous le savons avec une entire certitude a priori, se poursuit dans une rgression l'infini, de sorte qu'aucune chose n'a pu tre la premire d'une manire absolue. Ensuite l'action de cette cause est ramene une loi naturelle, et celle-ci une force naturelle, laquelle demeure absolument sans explication. Mais cet lment inexplicable, auquel sont rduits tous les phnomnes, depuis le plus lev jusqu'au plus infime, de ce monde si clairement donn et si naturellement explicable, n'est-il pas l pour nous rvler que toutes les explications de ce genre ne sont que conditionnes et en quelque sorte ex concessis, qu'elles ne sont pas lexplication vraie et suffisante ? Aussi ai-je dit que physiquement tout est explicable et rien ne l'est. Cet lment absolument inexplicable qui traverse tous les phnomnes, qui apparat avec tout son clat dans les phnomnes suprieurs, ceux de la gnration par exemple, mais qui se retrouve aussi dans les plus bas, dans les phnomnes mcaniques entre autres, est l'indice d'un ordre de choses tout diffrent de l'ordre physique et qui sert de fondement ce dernier. Cet ordre, que Kant appelait l'ordre des choses en soi, est le terme final de la mtaphysique. En second lieu, l'insuffisance du naturalisme pur tient cette vrit philosophique fondamentale, que nous avons tudie en dtail dans la premire moiti de ce livre, et qui forme aussi le thme de la Critique de la raison pure, savoir que tout objet est conditionn par le sujet pensant, et dans son existence objective en tant que telle, et dans la forme particulire de cette existence, que l'objet par consquent est un simple phnomne, non une chose en soi. Ceci a t largement expos au 7 du 1er vol., et l'on y a montr quelle maladresse commettent ceux qui, la faon des matrialistes, prennent d'une faon inconsidre l'objectif comme donn absolument, sans avoir gard l'lment subjectif, par le moyen duquel seul, je dis plus, dans lequel seul l'objectif existe. Le matrialisme la mode aujourd'hui fournit de nombreux chantillons de ce procd; aussi bien est-ce une philosophie de garons coiffeurs et d'apprentis pharmaciens. Dans son innocence, il voit la chose en soi dans la matire, qu'il prend tourdiment pour quelque chose d'absolument rel ; selon lui, la force d'impulsion est la seule facult d'une chose en soi, puisque toutes les autres qualits ne peuvent tre que des phnomnes de cette force. Le naturalisme, ou la physique pure, ne sera donc jamais une explication suffisante ; on pourrait le comparer un calcul, dont on ne trouve jamais le dernier terme. Des sries causales sans fin ni commencement, des forces insondables, un espace infini, un temps qui n'a pas commenc, la divisibilit l'infini de la matire, toutes ces choses dtermines par un cerveau pensant, dans lequel seules elles existent au mme titre que le rve, et sans lequel elles disparaissent : tel est le labyrinthe dans lequel nous promne sans cesse la conception naturaliste. Les sciences de la nature sont arrives de nos jours un degr de perfection que les sicles antrieurs taient loin de souponner, sorte de sommet auquel l'humanit atteint 16. 17 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t pour la premire fois. Mais si grands que soient les progrs de la physique (entendue au sens large qu'y attachaient les anciens), ils ne contribueront gure nous faire avancer d'un pas vers la mtaphysique pas plus qu'une surface, si loin qu'on la prolonge, n'acquerra un contenu en volume. Les progrs de la physique ne complteront que la connaissance du phnomne, tandis que la mtaphysique aspire dpasser le phnomne, pour tudier la chose qui se prsente comme telle. Quand mme notre exprience serait absolument acheve, la situation n'en serait gure change. Et quand mme vous auriez parcouru les plantes de toutes les toiles fixes, vous n'auriez pas encore de ce fait avanc d'un pas dans la mtaphysique. Plus les progrs de la physique seront grands, plus vivement ils feront sentir le besoin d'une mtaphysique. En effet, si d'une part, une connaissance plus exacte, plus tendue et plus profonde de la nature mine et finit par renverser les ides mtaphysiques en cours jusqu'alors, elle sert d'autre part mettre plus nettement et plus compltement en relief le problme mme de la mtaphysique, le dgager plus svrement de tout lment purement physique. Plus notre connaissance de l'essence des objets particuliers sera complte et exacte, plus imprieusement s'imposera nous la ncessit d'expliquer l'ensemble et le gnral, et plus la connaissance empirique de cet lment gnral aura t juste, prcise et complte, plus mystrieux et plus nigmatique il nous paratra. Il est vrai que le savant ordinaire, celui qui s'est confin dans une branche spciale de la physique, n'a pas la moindre ide de ce que nous venons d'exposer ; il dort tout heureux ct de la servante qu'il s'est choisie dans la maison d'Ulysse, sans une pense pour Pnlope (cf. ch. XII, sub fin.). Aussi de nos jours l'corce de la nature est-elle minutieusement tudie, on connat parle menu les intestins des vers intestinaux et la vermine de la vermine. Mais vienne un philosophe comme moi, qui parle du noyau intime de la nature, ces gens ne daigneront plus couter, estimant que cette tude est trangre la science, et continueront plucher leur corce. On serait tent d'appeler tatillons de la nature ces physiciens microscopiques et micrologiques. Et certes ceux qui pensent que le creuset et la cornue sont la vraie et l'unique source de toute sagesse, n'ont pas l'esprit moins perverti que ne l'avaient autrefois leurs antipodes, les scolastiques. De mme que ceux-ci se trouvaient prisonniers dans le rseau de leurs concepts abstraits, en dehors desquels ils ne connaissaient et n'examinaient rien; de mme nos physiciens demeurent entirement confins dans leur empirisme, n'admettent pour vrai que ce qu'ils ont vu de leurs yeux, et estiment de la sorte avoir pntr jusqu' l'essence dernire des choses. Ils ne souponnent pas qu'entre le phnomne et ce qui s'y manifeste, la chose en soi, il y a un abme profond, une diffrence radicale ; que pour s'clairer ce sujet, il faut connatre et dlimiter avec prcision l'lment subjectif du phnomne, et tre arriv comprendre que les renseignements derniers, les plus importants sur l'essence des choses, ne peuvent tre puiss que dans la conscience de nous-mmes ; sans ces oprations pralables il est impossible de faire un pas au-del de ce qui est immdiatement donn aux sens, en d'autres termes de dpasser le problme. Remarquons pourtant, d'autre part, qu'une connaissance aussi complte que possible de la nature est ncessaire pour poser avec prcision le problme de la mtaphysique. Aussi personne ne devra-t-il essayer d'aborder cette science, avant d'avoir acquis une connaissance, au moins gnrale, mais exacte, claire et coordonne, des diverses branches de l'tude de la nature. Car le problme prcde ncessairement la solution. Mais une fois le problme pos, il faut que le regard du chercheur se porte en dedans car les phnomnes intellectuels et moraux sont plus importants que les phnomnes physiques, au 17. 18 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t mme titre que le magntisme animal, par exemple, est un phnomne incomparablement plus important que le magntisme minral. Les mystres derniers et fondamentaux, l'homme les porte dans son tre intime, et celui-ci est ce qui lui est le plus immdiatement accessible. Aussi est-ce l seulement qu'il peut esprer trouver la cl de l'nigme du monde, et le fil unique qui lui permette de saisir l'essence des choses. Le domaine propre de la mtaphysique est donc ce qu'on a appel la philosophie de l'esprit. Tu fais passer sous mes yeux les sries des vivants, Et m'apprends connatre mes frres Dans le buisson silencieux, dans l'air et dans l'eau; Puis tu me ramnes a l'antre sr, tu me montres A moi-mme et des merveilles mystrieuses Surgissent des profondeurs de mon tre pour se rvler moi. (Goethe, Faust, I, v. 3225 sqq.) Enfin, en ce qui concerne la source ou le fondement de la connaissance mtaphysique, j'ai dj combattu plus haut l'assertion maintes fois rpte par Kant, suivant laquelle cette source se trouverait dans de simples concepts. Les concepts ne peuvent jamais tre l'lment premier d'une connaissance, tant toujours dgags abstraitement d'une intuition quelconque. Ce qui a produit cette erreur, c'est vraisemblablement l'exemple des mathmatiques. Celles-ci, comme en tmoignent les procds de l'algbre, de la trigonomtrie et de l'analytique, laissent tout fait de ct l'intuition, oprent avec de simples concepts abstraits, reprsents par des signes au lieu de mots, et pourtant arrivent un rsultat d'une certitude parfaite, mais qui en mme temps est si loign, qu'il et t impossible de l'atteindre, en demeurant sur le terrain solide de l'intuition. La possibilit d'une telle certitude repose, comme Kant l'a montr satit, sur ce fait que les concepts mathmatiques sont extraits des rapports quantitatifs, connus la fois a priori et intuitivement, rapports au moyen desquels ils peuvent toujours tre raliss ou contrls, soit arithmtiquement, en oprant les calculs que les signes ne font qu'indiquer, soit gomtriquement, au moyen de ce que Kant appelle la construction des concepts. Ce privilge fait dfaut aux concepts sur lesquels on avait cru pouvoir difier une mtaphysique, d'essence, d'tre, de substance, de perfection, de ncessit, de ralit, de fini, d'infini, d'absolu, de principe, etc. Car de tels concepts ne sont nullement primordiaux; ils ne sont pas tombs du ciel et ne sont pas non plus inns: comme tous les concepts, ils sont dgags d'intuitions, et comme ils ne contiennent pas seulement, l'exemple de ceux des mathmatiques, l'lment tout formel de l'intuition, mais quelque chose de plus, il s'ensuit qu'ils ont pour base des intuitions empiriques. Aussi n'en saurait-on rien tirer que ne contienne dj l'intuition empirique, rien, par consquent, qui ne soit objet d'exprience : et comme ces concepts sont trs larges, il y aurait tout avantage s'en rfrer directement l'exprience qui nous renseignerait de premire main et avec une certitude bien plus grande. On ne peut jamais en effet puiser dans un concept plus que ne contient l'intuition dont il est tir. Demande-t-on des concepts purs, c'est--dire qui n'aient pas une origine empirique, on ne pourra gure produire que ceux qui concernent l'espace et le temps, en d'autres termes, l'lment purement formel de l'intuition, savoir les concepts mathmatiques, peut-tre encore la rigueur le concept de 18. 19 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t causalit, qui ne drive sans doute pas de l'exprience, mais qui ne pntre dans la conscience que par le moyen de celle-ci (en premier lieu, dans l'intuition sensible). Aussi l'exprience n'est-elle possible que par lui ; et lui-mme n'est valable que dans le domaine de l'exprience. Kant a fort bien dmontr qu'il sert uniquement mettre de l'unit dans l'exprience, non la dpasser, qu'il comporte seulement une application physique, non une application mtaphysique. Une science ne peut atteindre la certitude apodictique que si elle a son origine a priori : mais cette mme origine en prouvant qu'elle est conditionne par la nature subjective de l'intellect, la limite l'lment purement formel de l'exprience. Une pareille connaissance donc, loin de nous faire dpasser l'exprience, se borne reproduire une partie de cette exprience, celle qui lui est propre dans toute son tendue ; elle ne fait que nous fournir un lment empirique gnral, c'est--dire une simple forme sans contenu. Et comme la mtaphysique ne saurait le moins du monde tre limite cet lment, elle doit avoir des sources de connaissance empiriques. Par consquent, toute ide prconue d'une mtaphysique pouvant tre construite purement a priori est ncessairement vaine. Kant a commis une relle ptition de principe, sophisme auquel il a donn son expression la plus clatante au 1 des Prolgomnes, lorsqu'il a affirm que la mtaphysique ne peut pas puiser dans l'exprience ses concepts et ses principes fondamentaux. En effet, pour arriver cette conclusion, il admet que cela seul que nous savons avant toute exprience peut conduire plus loin que toute exprience possible. Fort de ce postulat, il prtend nous dmontrer ensuite que cette connaissance antrieure toute exprience n'est que la forme o l'intellect reoit l'exprience, qu'en consquence elle ne peut nous mener au-del de celle-ci, et c'est ainsi qu'il tablit trs logiquement l'impossibilit de toute mtaphysique. Mais, lorsqu'il s'agit de dchiffrer l'exprience, c'est--dire le monde qui est sous nos yeux, n'est-ce pas renverser la mthode naturelle, que de faire abstraction de cette exprience, d'en ignorer le contenu, pour ne s'attacher qu' des formes vides qui nous sont connues a priori ? N'est-il pas naturel au contraire, que la science de l'exprience en tant que telle puise aux sources de cette exprience? Le problme de cette science n'est-il pas pos empiriquement? Pour- quoi ds lors la solution ne s'aiderait-elle pas de l'exprience? N'est-il pas absurde que celui qui doit parler de la nature des choses, ne considre pas ces choses elles-mmes, mais s'en tienne certains concepts abstraits? Sans doute l'objet de la mtaphysique n'est pas l'examen de certaines expriences particulires mais en tout cas elle se propose d'expliquer correctement l'exprience dans son ensemble. Le fondement en doit donc tre de nature empirique. Bien plus, le caractre mme a priori d'une partie de la connaissance humaine est saisi par la mtaphysique comme un fait donn, duquel elle conclut l'origine subjective de cette partie. C'est seulement parce que la conscience de son caractre priori l'accompagne, que cette partie de notre connaissance s'appelle chez Kant transcendantale, en opposition transcendant, qui signifie ce qui dpasse toute possibilit empirique , et qui s'oppose luimme immanent, lequel signifie ce qui reste dans les limites de cette possibilit. Je rappelle volontiers la signification primitive de ces termes introduits par Kant, avec lesquels, ainsi qu'avec celui de catgorie et autres, les singes contemporains de la philosophie font joujou. D'ailleurs la source de la mtaphysique n'est pas seulement l'exprience externe, mais galement l'exprience interne ; le propre mme de la mtaphysique, ce qui lui permet de faire le pas dcisif vers la solution du grand problme, c'est, comme je l'ai longuement et nettement tabli dans ma Volont dans la Nature sous la rubrique Astronomie physique, c'est, dis-je, 19. 20 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t qu'au point convenable elle sache combiner l'exprience externe avec l'exprience interne, et qu'elle fasse de celle-ci la cl de celle-l. Sans doute, en assignant la mtaphysique une telle origine et, si l'on veut tre sincre, il est impossible de la lui refuser on lui enlve cette sorte de certitude apodictique, qui n'est possible que par la connaissance a priori : cette certitude demeure la proprit de la logique et des mathmatiques. Mais aussi ces sciences n'enseignent-elles rellement que ce que chacun sait dj de lui-mme, sans prcision il est vrai; tout au plus les tout premiers lments de la science de la nature peuvent-ils se dduire de la connaissance a priori. En avouant cette origine empirique, la mtaphysique ne fait que renoncer une vieille prtention qui, comme nous l'avons montr, reposait sur une mprise et contre laquelle ont tmoign de tout temps la grande diversit et la mutabilit des systmes philosophiques, ainsi que le scepticisme qui les a toujours accompagns. Mais on ne saurait s'autoriser de cette mutabilit pour nier la possibilit de la mtaphysique mme; car toutes les branches de la science de la nature, la chimie, la physique, la gologie, etc., ont t sujettes au changement, et l'histoire mme a subi cette ncessit. Mais si un jour l'on trouve un systme mtaphysique exact, autant du moins que le comportent les bornes de l'intellect humain, ce systme n'en aura pas moins l'immutabilit d'une science connue a priori, et cela parce que le fondement n'en peut tre que l'exprience d'une manire gnrale, et non les expriences particulires et de dtail, lesquelles viennent sans cesse modifier les sciences de la nature et amener de nouveaux matriaux l'histoire. En effet, l'exprience dans son ensemble ne changera jamais de caractre. En second lieu se pose cette question : Comment une science puise dans l'exprience peutelle dpasser celle-ci et mriter ainsi le nom de Mtaphysique ? Elle ne le peut certes pas de la mme manire dont de trois nombres proportionnels il en nat un quatrime, ni de la faon dont on trouve un triangle, tant donns deux cts et leur angle. Tel tait pourtant le procd du dogmatisme antrieur Kant, dogmatisme qui prtendait conclure, selon certaines lois qui nous sont connues a priori, de ce qui est donn ce qui ne l'est pas, de la consquence au principe, c'est--dire de l'exprience ce qui ne peut tre donn dans aucune exprience. Kant a fort bien mis en lumire l'impossibilit d'une mtaphysique ainsi construite, en montrant que ces lois, si elles ne sont pas puises la source de l'exprience, n'ont pourtant de valeur que dans le domaine empirique. Et c'est avec raison qu'il enseigne qu'en suivant cette voie nous ne pourrons jamais dpasser la condition de possibilit de toute exprience. Mais il est d'autres mthodes pour arriver la mtaphysique. L'ensemble de l'exprience ressemble une criture chiffre la philosophie en sera le dchiffrement; si la traduction est cohrente dans toutes ses parties, la philosophie sera exacte. Pourvu seulement que cet ensemble soit compris avec assez de profondeur et que l'exprience externe soit combine avec l'exprience interne, il sera possible de l'interprter et de l'expliquer, en partant de lui-mme. Kant a montr irrfutablement que l'exprience en elle-mme est constitue par deux lments, les formes de la connaissance et l'essence en soi des choses ; qu'il est mme possible d'y dlimiter ces deux lments, l'un tant ce qui nous est connu a priori, l'autre ce qui vient s'y ajouter a posteriori. Aussi peut-on indiquer, d'une manire gnrale au moins, ce qui dans l'exprience donne, laquelle est avant tout un pur phnomne, appartient la forme du phnomne conditionne 20. 21 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t par l'intellect et ce qui, aprs soustraction de cette forme, demeure la chose en soi. Et bien que personne ne puisse connatre la chose en soi travers l'enveloppe des formes de l'intuition, d'autre part pourtant chacun porte cette chose en soi ; bien plus, chacun est cette chose : aussi doit-elle nous tre accessible, bien que d'une manire conditionne, dans quelque partie de notre conscience. Donc le pont qui permet la mtaphysique de dpasser l'exprience n'est autre chose que l'analyse de l'exprience et la distinction entre le phnomne et la chose en soi, distinction o j'ai vu le plus srieux mrite de Kant, car elle implique la notion d'un noyau du phnomne, distinct du phnomne. Ce noyau ne peut jamais sans doute tre compltement dtach du phnomne et tre considr en lui-mme comme un ens extramundanum; il ne sera jamais connu que dans ses rapports au phnomne lui-mme. Mais l'interprtation et l'explication du phnomne dans ses relations son noyau intime, peut nous donner sur celui-ci des renseignements, qui autrement n'auraient jamais pntr dans la conscience. En ce sens donc, la mtaphysique dpasse la nature pour atteindre ce qui est cach dans elle ou derrire elle ( ), mais elle ne considre cet lment cach que comme apparaissant dans la nature et non indpendamment de tout phnomne elle demeure donc immanente, non transcendante. Et en effet elle ne se dtache jamais entirement de l'exprience; elle en est la simple explication et interprtation, puisqu'elle ne parle de la chose en soi que dans ses rapports avec le phnomne. Du moins est-ce dans cet esprit que j'ai cherch rsoudre le problme de la mtaphysique, en ne perdant jamais de vue les limites assignes par Kant la connaissance humaine. C'est pourquoi je tiens pour vrais ses Prolgomnes toute mtaphysique, et les fais miens. La mtaphysique ne dpasse donc rellement pas l'exprience ; elle ne fait que nous ouvrir la vritable intelligence du monde qui s'y rvle. La mtaphysique n'est pas une science tablie l'aide de purs concepts, dfinition que Kant luimme a reproduite plusieurs fois ; elle n'est pas non plus un systme de dductions opres sur des principes a priori, Kant ayant fort bien montr que ce principes ne peuvent pas servir la fin que se propose la mtaphysique. Elle est un savoir, ayant sa source dans l'intuition du monde extrieur rel et dans les renseignements que nous rvle son sujet le fait le plus intime de notre conscience, savoir qui est ensuite dpos dans des concepts prcis. Elle est par consquent une science d'exprience : seulement son objet et sa source ne doivent pas tre cherchs dans les expriences particulires, mais dans l'ensemble de l'exprience considre en ce qu'elle a de gnral. Je laisse ainsi subsister intacte la doctrine de Kant, suivant laquelle le monde de l'exprience est un pur phnomne, auquel seul sont applicables les connaissances a priori ; mais j'y ajoute ceci, que prcisment comme phnomne, ce monde est la manifestation de la chose qui y apparat et que j'appelle avec lui la chose en soi. Cette chose doit imprimer son essence et son caractre dans le monde de l'exprience; en interprtant cette exprience, dans sa matire bien entendu et non pas seulement dans sa forme, il doit tre possible d'y retrouver l'empreinte de la chose en soi. La philosophie n'est donc que l'intelligence exacte et universelle de l'exprience mme, l'explication vraie de son sens et de son contenu. Ce contenu, c'est la chose mtaphysique, dont le phnomne n'est que le vtement et l'enveloppe, et cette chose est au phnomne ce que la pense est aux mots. 21. 22 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t Un tel dchiffrement du monde dans ses rapports ce qui y apparat, doit trouver sa confirmation en lui-mme, dans l'unit qu'il tablit entre les phnomnes si divers de la nature, unit qu'on n'apercevrait pas sans lui. Lorsqu'on se trouve en prsence d'une criture dont l'alphabet est inconnu, on poursuit les essais d'explication jusqu' ce qu'on soit arriv une combinaison donnant des mots intelligibles et des phrases cohrentes. Alors aucun doute ne demeure sur l'exactitude du dchiffrement; car il n'est pas possible d'admettre que l'unit tablie ainsi entre tous les signes de l'criture soit l'uvre d'un pur hasard, et qu'elle pt tre ralise en donnant aux diverses lettres une valeur tout autre. D'une manire analogue, le dchiffrement du monde doit porter sa confirmation en lui-mme. Il doit rpandre une lumire gale sur tous les phnomnes du monde et accorder ensemble mme les plus htrognes, de sorte que toute opposition disparaisse entre les plus divers. Cette confirmation intrinsque est le critrium de l'interprtation. Car tout dchiffrement faux pourra bien convenir certains phnomnes, mais il se trouvera en contradiction flagrante avec le reste. C'est ainsi, par exemple, que l'optimisme de Leibniz contredit les misres manifestes de l'existence; la doctrine de Spinoza, suivant laquelle le monde est la seule substance possible et absolu ment ncessaire, est inconciliable avec notre tonnement au sujet de l'existence de ce monde; la thorie de Wolff, suivant laquelle l'homme tient son existence et son essence d'une volont trangre, rpugne ce fait que nous sommes responsables des actions qui, dans le conflit des motifs, manent rigoureusement de cette existence et de cette essence ; la doctrine souvent remise en avant d'un dveloppement successif de l'humanit dans le sens d'une perfection toujours croissante, ou plus gnralement la thorie d'un devenir par le moyen d'un processus du monde, contredit une vrit qui se rvle nous a priori, savoir qu' une date donne quelconque une infinit de temps s'est dj coule et que, par consquent, tout ce qui devait venir avec le temps devrait dj tre arriv, et ainsi on pourrait dresser perte de vue une liste des contradictions qui surgissent entre les assertions dogmatiques et la ralit donne. Je crois pouvoir affirmer au contraire qu'aucune de mes thories n'est digne de figurer sur cette liste parce que chacune d'elles a t confronte avec la ralit intuitive et qu'aucune d'elles n'a sa source unique dans des concepts abstraits. Et comme toutes mes thories sont traverses par une pense principale que j'applique en guise de cl tous les phnomnes du monde, cette pense se trouve tre l'alphabet vrai dont l'application donne aux mots et aux phrases un sens, une signification. La solution d'une nigme est vraie quand elle convient tout ce qu'nonce cette nigme. C'est ainsi que ma doctrine met de l'unit et de l'ordre dans le chaos confus et divers des phnomnes, et rsout les contradictions nombreuses que prsente cette diversit, quand on la considre de tout autre point de vue. Elle ressemble donc un calcul dont le dernier terme est trouv; je n'entends pourtant pas dire par l qu'elle ne laisse plus aucun problme rsoudre, et qu'elle ait fourni une rponse toute question. Une telle affirmation quivaudrait la ngation tmraire des limites de la connaissance humaine en gnral. Quelque flambeau que nous allumions, quelque espace qu'il claire, notre horizon demeurera toujours envelopp d'une nuit profonde. Car la solution dernire de l'nigme du monde devrait parler uniquement des choses en soi, et non plus des phnomnes. Mais c'est uniquement ceux-ci que sont appropries les formes de notre connaissance, et c'est pourquoi nous ne pouvons nous rendre les choses intelligibles que par des rapports de coexistence, de succession et de causalit; or ces rapports n'ont de sens et de valeur que dans leur application au phnomne les choses en soi et leur relations possibles ne peuvent pas tre saisis par le 22. 23 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t moyen de ces formes. Aussi la solution relle, positive de l'nigme du monde, est-elle ncessairement quelque chose que l'intellect humain est absolument impuissant saisir et penser; de sorte que si un tre suprieur descendait sur terre et se donnait toute la peine du monde pour nous communiquer cette solution, nous ne comprendrions rien aux vrits qu'il nous rvlerait. Par consquent, ceux qui prtendent connatre les raisons dernires, c'est-dire premires des choses, un tre primordial et absolu, qui pourra s'appeler aussi d'un autre nom, ainsi que le processus, les raisons et les motifs, ou quelque autre chose par le moyen de laquelle le monde puisse maner, jaillir de cet tre, tre produit par lui, amen l'existence, puis congdi et abandonn lui-mme , ces gens-l sont des farceurs, des fanfarons, pour ne pas dire des charlatans. Ce qui me parat tre une supriorit notable de ma philosophie, c'est que toutes les vrits en ont t trouves indpendamment l'une de l'autre par la considration du monde rel, et que cependant l'unit et l'enchanement des doctrines particulires se sont toujours prsentes aprs coup et d'elles-mmes, sans que j'aie eu m'en occuper. Voil aussi pourquoi ma philosophie est riche et tend au loin ses racines dans le sol de la ralit intuitive, qui seule fournit les aliments de toute vrit. Voil encore pourquoi elle n'est pas ennuyeuse; l'ennui pourtant, en juger par les crits philosophiques de ces cinquante dernires annes, pourrait tre considr comme une qualit essentielle la philosophie. Quand, au contraire, toutes les doctrines d'une philosophie sont simplement tires l'une de l'autre et en dernier ressort d'une seule proposition premire, cette philosophie doit paratre pauvre, maigre et ennuyeuse ; car d'une proposition ne peut suivre plus qu'elle ne contient dj, et, en outre, dans ce cas tout dpend de l'exactitude d'une proposition unique, et une seule faute dans la dduction compromettrait la vrit du tout. Les systmes qui prennent leur point de dpart dans une intuition intellectuelle, dans une extase ou lucidit, prsentent encore moins de garanties : toute connaissance acquise de la sorte doit tre carte comme subjective, individuelle et consquemment problmatique. Quand mme cette intuition existerait, il serait impossible de la communiquer aux autres la connaissance normale du cerveau est seule communicable, par des concepts et des mots quand elle est abstraite, par des uvres d'art quand elle est purement intuitive. Lorsqu'on reproche la mtaphysique, comme on le fait souvent, d'avoir accompli si peu de progrs dans le courant de tant de sicles, on devrait considrer aussi qu'aucune autre science n'a grandi comme elle sous une oppression continue, qu'aucune n'a t gne du dehors et entrave comme elle par les religions de tous les temps et de tous les pays. La religion s'attribuant le monopole des connaissances mtaphysiques, la philosophie devait lui faire l'effet, ct d'elle, d'une herbe folle, d'un ouvrier non autoris, d'une bande de bohmiens; et elle ne la tolrait d'ordinaire qu' la condition que la philosophie se rsignt la servir et la suivre. O la vraie libert de penser a-t-elle jamais exist ? On s'est beaucoup glorifi de la prner: mais, ds que la philosophie, au lieu de se borner diffrer de la religion locale en ses dogmes subordonns, prtendait pousser plus loin l'indpendance, aussitt cette tmrit faisait natre un frisson d'horreur chez les aptres de la libert de conscience, et alors retentissaient ces paroles : Pas un pas de plus ! Quels progrs la mtaphysique pouvait-elle faire, touffe sous une telle tyrannie? Bien plus, cette contrainte exerce par la 23. 24 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t mtaphysique privilgie ne pse par seulement sur la communication de la pense, mais sur la pense elle-mme. Car ses dogmes sont si fortement inculqus, avec des jeux de physionomie tudis et pleins d'une gravit solennelle, l'enfance tendre, flexible, confiante et sans pense, qu' partir de ce moment ils ne font plus qu'un avec le cerveau et prennent presque le caractre d'ides innes. C'est pourquoi beaucoup de philosophes mmes les ont pris pour de pareilles ides d'autres encore et plus nombreux, font seulement semblant de les prendre pour telles. Or rien ne s'oppose l'intelligence mme du problme de la mtaphysique, comme une solution qui le prcde et qui de bonne heure a t impose, inocule l'esprit. Car le point de dpart ncessaire de toute vraie philosophie, c'est ce mot profond de Socrate : La seule chose que je sache, c'est que je ne sais rien . Les anciens, cet gard, taient plus privilgis que nous; car, si leurs religions limitaient dans une certaine mesure la communication de la pense, elles ne portaient pas atteinte la libert de penser elle-mme ; en effet, on ne les inculquait pas aux enfants avec ce formalisme et cette solennit, et en gnral on ne les prenait pas trop au srieux. Voil pourquoi les anciens sont toujours nos matres en mtaphysique. Ceux qui reprochent la mtaphysique de n'avoir pas atteint au but, malgr ses efforts persvrants, devraient considrer en outre, qu'en attendant elle a toujours rendu ce service inestimable, de poser une limite aux prtentions infinies de la mtaphysique privilgie, et en mme temps d'avoir combattu le naturalisme et le matrialisme, qui ne pouvaient manquer de, se produire comme raction contre cet exclusivisme religieux. Qu'on songe o nous aurait mens la superbe des prtres de chaque religion, si la foi aux dogmes tait aussi solide et aussi aveugle qu'ils le voudraient. Qu'on jette, en outre un coup d'il en arrire sur toutes les guerres, les agitations, les rbellions et les rvolutions de l'Europe, du VIIIe au XVIIIe sicle: on en trouvera peu qui n'aient pas eu pour cause ou pour prtexte un dissentiment de foi, c'est-dire des problmes de mtaphysique ; c'est au nom de ces problmes qu'on excitait les peuples les uns contre les autres. Ces dix sicles ne sont-ils pas un massacre perptuel pour raisons mtaphysiques ! tantt sur le champ de bataille, tantt sur l'chafaud, tantt dans les rues ? Je voudrais possder la liste authentique de tous les crimes que le christianisme a rellement empchs et de toutes les bonnes actions qu'il a rellement motives, pour la mettre dans l'autre plateau de la balance. Enfin, en ce qui concerne les obligations de la mtaphysique, elle n'en a qu'une et c'en est une qui n'en souffre pas d'autre ct d'elle, l'obligation d'tre vraie. Si ct de celle-ci on prtend lui en imposer une autre, celle d'tre spiritualiste, optimiste, monothiste ou mme morale, on ne peut pas savoir d'avance si cette seconde obligation ne se trouvera pas en conflit avec la premire sans laquelle la mtaphysique perdrait toute sa valeur. Une philosophie donne n'a donc pas d'autre critrium de sa valeur que la vrit. D'ailleurs, la philosophie est essentiellement la science du monde : son problme, c'est le monde : c'est au monde seul qu'elle a affaire : elle laisse les dieux en paix, mais elle attend, en retour que les dieux la laissent en paix.----------------- 24. 25 | S u r l e b e s o i n m t a p h y s i q u e d e l h u m a n i t www.schopenhauer.fr[1] On nous dcrit leur entretien qui a pour objet la cration, par qui le monde a-t-il t produit ? Buddha pose plusieurs questions Brahma: est-ce lui qui a fait ou produit tel ou tel objet, qui l'a dou de telle ou telle qualit? Brahma nie qu'il ait jamais fait quelque chose de pareil. Enfin il demande lui-mme Buddha, comment le monde a t produit, - et par qui ? Et alors tous les changements dans le monde sont attribus aux uvres morales dtres animes, et il est dit que dans le monde tout n'est qu'illusion, qu'il n'y a aucune ralit dans les objets, que tout est vide. Le Brahma ainsi instruit de la doctrine de Buddha devient son adepte.