Émile Durkheim - Sociologie Et Sciences Sociales (1909)

17
Émile Durkheim (1909) « Sociologie et sciences sociales. » Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec et collaboratrice bénévole Courriel: mailto:[email protected] Site web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

description

Sociologie Et Sciences Sociales (1909)

Transcript of Émile Durkheim - Sociologie Et Sciences Sociales (1909)

  • mile Durkheim (1909)

    Sociologieet sciences sociales.

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron,Professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec

    et collaboratrice bnvoleCourriel: mailto:[email protected]

    Site web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 2

    Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole,professeure la retraie de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubeccourriel: mailto:[email protected] web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

    partir de :

    mile Durkheim (1909)

    Sociologie et sciences sociales.

    Une dition lectronique ralise partir de l'article dmile Durkheim Sociologie et sciences sociales De la mthode dans les sciences, Paris: FlixAlcan, 1909, pp. 259-285.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textesMicrosoft Word 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 28 mai 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 3

    Table des matires

    I. HistoriqueII. Les divisions de la sociologie : les sciences sociales particuliresIII. La mthode sociologique

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 4

    Sociologieet sciences sociales

    I. Historique

    Retour la table des matires

    Quand il s'agit d'une science nouvelle comme la sociologie, qui, ned'hier, est seulement en train de se constituer, le meilleur moyen d'en fairecomprendre la nature, l'objet et la mthode, est d'en retracer sommairement lagense.

    Le mot de sociologie a t cr par Auguste Comte pour dsigner la scien-ce des socits 1. Si le mot tait nouveau, c'est que la chose mme tait nou-velle ; un nologisme tait ncessaire. Sans doute, en un sens trs large, onpeut dire que la spculation sur les choses politiques et sociales a commencavant le XIXe sicle : La Rpublique de Platon, La Politique d'Aristote, les in-nombrables traits dont ces deux ouvrages ont t comme le modle, ceux deCampanella, de Hobbes, de Rousseau et de tant d'autres traitaient dj de cesquestions. Mais ces diverses tudes diffraient par un trait essentiel de cellesque dsigne le mot de sociologie. Elles avaient, en effet, pour objet, non pasde dcrire et d'expliquer les socits telles qu'elles sont ou telles qu'elles ontt, mais de chercher ce que les socits doivent tre, comment elles doivent

    1 Le mot, form d'un mot latin et d'un mot grec accoupls, a un caractre hybride que les

    puristes lui ont souvent reproch. Mais, en dpit de cette formation vicieuse, il a aujour-d'hui conquis droit de cit dans toutes les langues europennes.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 5

    s'organiser pour tre aussi parfaites que possible. Tout autre est le but du so-ciologue qui tudie les socits simplement pour les connatre et les compren-dre, comme le physicien, le chimiste, le biologiste font pour les phnomnesphysiques, chimiques et biologiques. Sa tche est uniquement de bien dtermi-ner les faits dont il entreprend l'tude, de dcouvrir les lois selon lesquelles ilsse produisent, en laissant d'autres le soin de trouver, s'il y a lieu, lesapplications possibles des propositions qu'il tablit.

    C'est dire que la sociologie ne pouvait apparatre avant qu'on n'et acquisle sentiment que les socits, comme le reste du monde, sont soumises deslois qui drivent ncessairement de leur nature et qui l'expriment. Or cetteconception a t trs lente se former. Pendant des sicles, les hommes ontcru que mme les minraux n'taient pas rgis par des lois dfinies, maispouvaient prendre toutes les formes et toutes les proprits possibles pourvuqu'une volont suffisamment puissante s'y appliqut. On croyait que certainesformules ou certains gestes avaient la vertu de transformer un corps brut en untre vivant, un homme en un animal ou une plante, et inversement. Cetteillusion, pour laquelle nous avons une sorte de penchant instinctif, devait natu-rellement persister beaucoup plus longtemps dans le domaine des faitssociaux.

    En effet, comme ils sont beaucoup plus complexes, l'ordre qu'ils prsen-tent est bien plus difficile apercevoir et, par suite, on est port croire quetout s'y passe d'une manire contingente et plus ou moins dsordonne. premire vue, quel contraste n'y a-t-il pas entre la suite simple, rigoureuse,avec laquelle se droulent les phnomnes de l'univers physique, et l'aspectchaotique, capricieux, dconcertant des vnements qu'enregistre l'histoire !Dun autre ct, la part mme que nous y prenons nous inclinait penserqu'tant par nous ils dpendaient exclusivement de nous et pouvaient tre ceque nous voulions qu'ils fussent. Dans ces conditions, il n'y avait pas lieu deles observer puisqu'ils n'taient rien par eux- mmes, mais tenaient tout cequ'ils avaient de rel de notre seule volont. De ce point de vue, la seule ques-tion qui pouvait se poser tait de savoir, non pas ce qu'ils taient et suivantquelles lois ils procdaient, mais ce que nous pouvions et devions souhaiterqu'ils fussent.

    C'est seulement la fin du XVIIIe sicle que l'on commena entrevoirque le rgne social a ses lois propres, comme les autres rgnes de la nature.Montesquieu, en dclarant que les lois sont les rapports ncessaires qui dri-vent de la nature des choses , entendait bien que cette excellente dfinition dela loi naturelle s'appliquait aux choses sociales comme aux autres ; et sonEsprit des Lois a prcisment pour objet de montrer comment les institutionsjuridiques sont fondes dans la nature des hommes et de leurs milieux. Peuaprs, Condorcet entreprenait de retrouver l'ordre suivant lequel s'taient faitsles progrs de l'humanit 1 ; ce qui tait la meilleure manire de faire voirqu'ils n'avaient rien de fortuit, de capricieux, mais dpendaient de causesdtermines. En mme temps, les conomistes enseignaient que les faits de lavie industrielle et commerciale sont gouverns par des lois qu'ils croyaientmme avoir dcouvertes.

    1 Dans le Tableau des progrs de l'esprit humain.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 6

    Cependant, et bien que ces diffrents penseurs aient prpar la voie laconception sur laquelle repose la sociologie, ils n'avaient encore qu'une notionassez ambigu et flottante de ce que sont les lois de la vie sociale. Ils ne vou-laient pas dire, en effet, que les faits sociaux s'enchanent les uns aux autressuivant des relations de cause effet, dfinies et invariables, que le savantcherche observer par des procds analogues ceux qui sont employs dansles sciences de la nature. Mais ils entendaient seulement que, tant donn lanature de l'homme, une voie se trouvait par cela mme trace qui seule taitnaturelle et que l'humanit devait suivre si elle voulait tre d'accord avec elle-mme et remplir ses destines ; mais il restait possible qu'elle s'en cartt.

    Et en fait on estimait qu'il lui tait arriv sans cesse de s'en carter parsuite de dplorables aberrations qu'on ne prenait pas, d'ailleurs, grand soind'expliquer. Pour les conomistes, par exemple, la vritable organisation co-nomique, la seule dont la science ait connatre, n'a, pour ainsi dire, jamaisexist ; elle est plus idale que relle ; car les hommes, sous l'influence deleurs gouvernants et par suite d'un vritable aveuglement, s'en seraient tou-jours laiss dtourner. C'est dire qu'on la construisait dductivement beaucoupplus qu'on ne l'observait ; et l'on revenait ainsi, quoique d'une manire indirec-te, aux conceptions qui taient la base des thories politiques de Platon etd'Aristote.

    C'est seulement au dbut du XIXe sicle, avec Saint-Simon d'abord 1, etsurtout avec Auguste Comte son disciple, qu'une conception nouvelle s'estdfinitivement fait jour.

    Procdant, dans son Cours de philosophie positive, la revue synthtiquede toutes les sciences constitues de son temps, il constata qu'elles reposaienttoutes sur cet axiome que les faits dont elles traitent sont lis suivant desrapports ncessaires, c'est--dire sur le principe dterministe ; d'o il conclutque ce principe, qui avait t ainsi vrifi dans tous les autres rgnes de lanature, depuis le rgne des grandeurs mathmatiques jusqu' celui de la vie,devait tre galement vrai du rgne social. Les rsistances mmes qui s'oppo-sent aujourd'hui cette extension nouvelle de l'ide dterministe ne doiventpas arrter le philosophe, car elles se sont rgulirement produites chaque foisqu'il a t question d'tendre un rgne nouveau ce postulat fondamental, etelles ont toujours t vaincues. Il fut un temps o l'on se refusait l'admettremme dans le monde des corps bruts ; il s'y est tabli. On l'a ni ensuite destres vivants et pensants ; il y est maintenant incontest.

    On peut donc tre assur que les mmes prjugs auxquels il vient seheurter, quand il s'agit de l'appliquer au monde social, ne dureront eux-mmesqu'un temps. D'ailleurs, puisque Comte posait comme une vrit d'vidence vrit, au reste, qui est maintenant inconteste que la vie mentale de l'indi-vidu est soumise des lois ncessaires, comment les actions et les ractionsqui s'changent entre les consciences individuelles, quand elles sont associes,ne seraient-elles pas soumises la mme ncessit ?

    1 Principaux ouvrages de SAINT-SIMON concernant la science sociale : Mmoire sur la

    science de l'homme, 1813 ; L'industrie, 1816-1817 ; Lorganisateur, 1819 ; Du systmeindustriel, 1821-1822 ; Catchisme des industriels, 1822-1824 ; De la physiologie appli-que aux amliorations sociales.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 7

    De ce point de vue, les socits cessaient d'apparatre comme une sorte dematire indfiniment mallable et plastique, que les hommes peuvent, pourainsi dire, ptrir volont ; il fallait dsormais y voir des ralits, dont la natu-re s'impose nous et qui ne peuvent tre modifies, comme toutes chosesnaturelles, que conformment aux lois qui les rgissent. Les institutions despeuples ne pouvaient plus tre considres comme le produit de la volont,plus ou moins bien claire, des princes, des hommes d'tat, des lgislateurs,mais comme les rsultantes ncessaires de causes dtermines qui les impli-quaient physiquement. tant donn la manire dont un peuple est compos un moment de son histoire, l'tat de sa civilisation cette mme poque, il enrsulte une organisation sociale, caractrise de telle ou telle faon, tout com-me les proprits d'un corps rsultent de sa constitution molculaire. On setrouve donc en face d'un ordre de choses stable, immuable, et une science puredevient, la fois, possible et ncessaire pour le dcrire et l'expliquer, pour direquels en sont les caractres et de quelles causes ils dpendent. Cette science,purement spculative, c'est la sociologie. Pour mieux montrer les rapportsqu'elle soutient avec les autres sciences positives, Comte l'appelle souvent laphysique sociale.

    On a dit parfois que cette manire de voir impliquait une sorte de fatalis-me. Si le rseau des faits sociaux est d'une trame aussi solide et aussi rsis-tante, ne s'ensuit-il pas que les hommes sont incapables de le modifier et que,par consquent, ils ne peuvent agir sur leur propre histoire ? Mais l'exemplede ce qui s'est pass dans les autres rgnes de la nature montre combien cereproche est injustifi. Il fut un temps o, comme nous le rappelions tout l'heure, l'esprit humain ignorait que l'univers physique et ses lois. Est-ce cemoment que l'homme a eu le plus d'empire sur les choses ? Sans doute, lesorcier, le magicien croyaient pouvoir, volont, transmuter les corps les unsdans les autres ; mais le pouvoir qu'ils s'attribuaient ainsi tait, nous le savonsaujourd'hui, purement imaginaire. Au contraire, depuis que les sciences positi-ves de la nature se sont constitues (et elles se sont constitues, elles aussi, enprenant pour base le postulat dterministe), que de changements n'avons-nouspas introduits dans l'univers ! Il en sera de mme dans le rgne social. Jusqu'hier, on croyait que tout y tait arbitraire, contingent, que les lgislateurs oules rois pouvaient, tout comme les alchimistes d'autrefois, changer leur guisela face des socits, les faire passer d'un type dans un autre. En ralit, cesprtendus miracles taient illusoires ; et combien de graves mprises a donnlieu cette illusion encore trop rpandue ! Au contraire, c'est la sociologie qui,en dcouvrant les lois de la ralit sociale, nous permettra de diriger avec plusde rflexion que par le pass l'volution historique ; car nous ne pouvonschanger la nature, morale ou physique, qu'en nous conformant ses lois. Lesprogrs de l'art politique suivront ceux de la science sociale, comme lesdcouvertes de la physiologie et de l'anatomie ont aid au perfectionnement del'art mdical, comme la puissance de l'industrie s'est centuple depuis que lamcanique et les sciences physico-chimiques ont pris leur essor. Les sciences,en mme temps qu'elles proclament la ncessit des choses, nous mettententre les mains les moyens de la dominer 1. Comte fait mme remarquer avec

    1 On objecte que le dterminisme sociologique est inconciliable avec le libre arbitre. Mais

    si vraiment l'existence de la libert impliquait la ngation de toute loi dtermine, elle estun obstacle insurmontable, non seulement pour les sciences sociales, mais pour toutes lessciences ; car, comme les volitions humaines sont toujours lies quelques mouvements

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 8

    insistance que, de tous les phnomnes naturels, les phnomnes sociaux sontles plus mallables, les plus accessibles aux variations, aux changements,parce qu'ils sont les plus complexes. La sociologie n'impose donc nullement l'homme une attitude passivement conservatrice ; au contraire, elle tend lechamp de notre action par cela seul qu'elle tend le champ de notre science.Elle nous dtourne seulement des entreprises irrflchies et striles, inspirespar la croyance qu'il nous est possible de changer, comme nous voulons, l'or-dre social, sans tenir compte des habitudes, des traditions, de la constitutionmentale de l'homme et des socits.

    Mais, si essentiel que soit ce principe, il ne suffisait pas fonder la so-ciologie. Pour qu'il y et matire une science nouvelle, appele de ce nom,encore fallait-il que l'objet dont elle entreprenait l'tude ne se confondt avecaucun de ceux dont traitent les autres sciences. Or, au premier abord, il peutparatre que la sociologie est indistincte de la psychologie, et la thse a teffectivement soutenue, notamment par M. Tarde 1. La socit, dit-on, n'estrien en dehors des individus qui la composent ; ils sont tout ce qu'elle a derel. Comment donc la science des socits pourrait-elle se distinguer de lascience des individus, c'est--dire de la psychologie ?

    raisonner ainsi, on pourrait soutenir galement que la biologie n'estqu'un chapitre de la physique et de la chimie, car la cellule vivante est compo-se exclusivement d'atomes de carbone, d'azote, etc., dont traitent les sciencesphysico-chimiques. Mais c'est oublier qu'un tout a trs souvent des propritstrs diffrentes de celles que possdent les parties qui le constituent. S'il n'y adans la cellule que des lments minraux, ceux-ci, en se combinant d'unecertaine manire, dgagent des proprits qu'ils n'ont pas quand ils ne sont pascombins ainsi, et qui sont caractristiques de la vie (proprits de se nourriret de se reproduire) ; ils forment donc, par le fait de leur synthse, une ralitd'un genre tout nouveau qui est la ralit vivante, et qui constitue l'objet de labiologie. De mme, les consciences individuelles, en s'associant d'une manirestable, dgagent, par suite des rapports qui s'changent entre elles, une vienouvelle, trs diffrente de celle dont elles seraient le thtre si elles taientrestes isoles les unes des autres ; c'est la vie sociale. Les institutions et lescroyances religieuses, les institutions politiques, juridiques, morales, conomi-ques, en un mot tout ce qui constitue la civilisation n'existerait pas s'il n'yavait pas de socit.

    En effet, la civilisation suppose une coopration non seulement de tous lesmembres d'une mme socit, mais encore de toutes les socits qui sont enrapport les unes avec les autres. De plus, elle n'est possible que si les rsultatsobtenus par une gnration se transmettent la gnration suivante de manire pouvoir s'accumuler avec ceux qu'obtiendra cette dernire. Mais pour cela, ilfaut que les gnrations successives, mesure qu'elles parviennent l'geadulte, ne se sparent pas les unes des autres, mais restent troitement en con-tact, c'est--dire associes d'une manire permanente. Voil donc tout un vasteensemble de choses qui ne sont que parce qu'il y a des associations humaines,

    extrieurs, elle rend le dterminisme tout aussi inintelligible en dehors de nous qu'au-de-dans. Cependant, nul ne conteste plus, mme parmi les partisans du libre arbitre, la possi-bilit des sciences physiques et naturelles. Pourquoi en serait-il autrement de la socio-logie ?

    1 Voir notamment son livre sur L'imitation.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 9

    et qui varient suivant ce que sont ces associations, suivant la manire dontelles sont organises. Trouvant leur explication immdiate 1 dans la nature,non des individus, mais des socits, ces choses constituent donc la matired'une science nouvelle, distincte de la psychologie individuelle, quoique enrapport avec cette dernire : c'est la sociologie.

    Ces deux principes. Comte ne se contenta pas de les tablir thoriquement,il entreprit de les mettre en pratique et, pour la premire fois, il tenta de faireune sociologie. C'est quoi sont employs les trois derniers volumes du Coursde philosophie positive. Du dtail de son uvre il ne reste plus grand-choseaujourd'hui. Les connaissances historiques et surtout ethnographiques taientencore trop rudimentaires de son temps pour offrir aux inductions du socio-logue une base suffisamment solide. De plus, comme nous le verrons plusloin. Comte ne se rendait pas compte de la multiplicit des problmes queposait la science nouvelle : il croyait pouvoir la faire d'un coup, comme on faitun systme de mtaphysique, alors que la sociologie, comme toute science, nepeut se constituer que progressivement, en abordant les questions les unesaprs les autres. Mais l'ide tait infiniment fconde et survcut au fondateurdu positivisme.

    Elle fut reprise d'abord par Herbert Spencer 2. Puis, dans ces trente der-nires annes, toute une lgion de travailleurs se leva, un peu dans tous lespays, mais tout particulirement en France, qui s'appliqurent ces tudes. Lasociologie est sortie maintenant de l'ge hroque. Les principes sur lesquelselle repose, et qui avaient t proclams tout d'abord d'une manire toute phi-losophique et dialectique, ont reu maintenant la confirmation des faits. Ellesuppose que les phnomnes sociaux n'ont rien de contingent ni d'arbitraire.Or les sociologues ont montr qu'en effet certaines institutions morales, juridi-ques, certaines croyances religieuses se retrouvaient identiques elles-mmespartout o les conditions de la vie sociale prsentaient la mme identit. On amme pu constater que des usages se ressemblaient jusque dans les dtails, etcela dans des pays trs loigns les uns des autres et entre lesquels il n'y ajamais eu aucune espce de communication. Cette remarquable uniformit estla meilleure preuve que le rgne social n'chappe pas la loi du dterminismeuniversel.

    1 Sans doute, la nature des socits tient, en partie, la nature de l'homme en gnral ; mais

    l'explication directe, immdiate des faits sociaux se trouve dans la nature de la socit,car, autrement, la vie sociale n'aurait pas plus vari que les attributs constitutifs del'humanit.

    2 V. ses Principes de sociologie, trad. fran.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 10

    2. Les divisions de la sociologie :les sciences sociales particulires

    Retour la table des matires

    Mais si, en un sens, la sociologie est une science une, elle ne laisse pas decomprendre une pluralit de questions et, par consquent, de sciences particu-lires. Voyons donc quelles sont ces sciences dont elle est le corpus.

    Dj Comte avait senti la ncessit de la diviser : il y distinguait deuxparties, la statique et la dynamique sociales. La statique tudie les socits enles considrant comme fixes un moment de leur devenir et elle rechercheles lois de leur quilibre. chaque instant du temps, les individus et lesgroupes qui les forment sont unis entre eux par des liens d'un certain genre quiassurent la cohsion sociale, et les divers tats d'une mme civilisationsoutiennent les uns avec les autres des connexions dfinies : tel tat de lascience, par exemple, correspond tel tat de la religion, de la morale, de l'art,de l'industrie, etc. La statique essaye de dterminer en quoi consistent cesliens de solidarit et ces connexions. La dynamique, au contraire, considreles socits dans leur volution, et s'applique dcouvrir la loi de leurdveloppement. Mais l'objet de la statique, telle que l'entendait Comte, est trspeu dtermin, comme il ressort de la dfinition qui vient d'en tre donne :aussi ne tient-elle que quelques pages dans le Cours de philosophie. Toute laplace est prise par la dynamique. Or le problme que traite la dynamique estunique : suivant Comte, une seule et mme loi domine la suite de l'volution,c'est la fameuse loi des trois tats 1. Rechercher cette loi, voil quel serait leseul objet de la dynamique sociale. Ainsi entendue, la sociologie se rduiraitdonc une seule question, si bien que, du jour o cette question unique seraitrsolue et Comte croyait en avoir trouv la solution dfinitive la scienceserait faite. Or il est dans la nature mme des sciences positives de n'trejamais acheves. Les ralits dont elles traitent sont beaucoup trop complexespour pouvoir tre jamais puises. Si la sociologie est une science positive, onpeut tre assur qu'elle ne tient pas dans un seul problme, mais comprend, aucontraire, des parties diffrentes, des sciences distinctes qui correspondent auxdivers aspects de la vie sociale.

    Il y a, en ralit, autant de branches de la sociologie, autant de sciencessociales particulires qu'il y a d'espces diffrentes de faits sociaux. Uneclassification mthodique des faits sociaux serait prmature et, en tout cas,elle ne saurait tre tente ici. Mais il est possible d'indiquer quelles en sont lescatgories principales.

    1 C'est la loi en vertu de laquelle l'humanit aurait successivement pass et devait

    ncessairement passer par trois ges : l'ge thologique, puis l'ge mtaphysique, et enfinl'ge de la science positive.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 11

    Tout d'abord, il y a lieu d'tudier la socit dans son aspect extrieur. Con-sidre sous cet angle, elle apparat comme forme par une masse de popula-tion, d'une certaine densit, dispose sur le sol d'une certaine faon, dispersedans les campagnes ou concentre dans les villes, etc. : elle occupe un terri-toire plus ou moins tendu, situ de telle ou telle manire par rapport aux merset aux territoires des peuples voisins, sillonn plus ou moins de cours d'eau, devoies de communication de toutes sortes qui mettent en rapport, ou plus lcheou plus intime, les habitants. Ce territoire, ses dimensions, sa configuration, lacomposition de la population qui se meut sur sa surface sont naturellement desfacteurs importants de la vie sociale ; c'en est le substrat et, de mme que,chez l'individu, la vie psychique varie suivant la composition anatomique ducerveau qui la supporte, de mme les phnomnes collectifs varient suivant laconstitution du substrat social. Il y a donc place pour une science sociale quien fasse l'anatomie ; et puisque cette science a pour objet la forme extrieureet matrielle de la socit, nous proposons de l'appeler morphologie sociale.La morphologie sociale ne doit pas, d'ailleurs, se borner une analyse descrip-tive ; elle doit aussi expliquer. Elle doit chercher d'o vient que la populationse masse sur certains points plutt que sur d'autres, ce qui fait qu'elle estprincipalement urbaine ou principalement rurale, quelles sont les causes quidterminent ou enrayent le dveloppement des grandes villes, etc. On voit quecette science spciale a elle-mme une multitude indfinie de problmes traiter 1.

    Mais ct du substrat de la vie collective, il y a cette vie elle-mme.Nous retrouvons ici une distinction analogue celle que l'on observe dans lesautres sciences de la nature. ct de la chimie qui tudie la manire dont lesminraux sont constitus, il y a la physique qui a pour matire les phnomnesde toute sorte dont les corps ainsi constitus sont le thtre. En biologie, tandisque l'anatomie (appele aussi morphologie) analyse la structure des tres vi-vants, le mode de composition de leurs tissus, de leurs organes, la physiologietudie les fonctions de ces tissus, de ces organes. De mme, ct de lamorphologie sociale il y a place pour une physiologie sociale qui tudie lesmanifestations vitales des socits.

    Mais la physiologie sociale est elle-mme trs complexe et comprend unepluralit de sciences particulires ; car les phnomnes sociaux, d'ordre phy-siologique, sont eux-mmes trs varis.

    Il y a d'abord les croyances, les pratiques et les institutions religieuses. Lareligion, en effet, est une chose sociale puisqu'elle a toujours t la chose d'ungroupe, savoir d'une glise, et que mme, dans la trs grande gnralit descas, l'glise et la socit politique se confondent. Jusqu' des temps tout r-cents on tait le fidle de telles divinits par cela seul qu'on tait le citoyen detel tat. En tout cas, les dogmes, les mythes ont toujours consist en dessystmes de croyances communes toute une collectivit et obligatoires pourtous les membres de cette collectivit. Il en est de mme des rites. L'tude dela religion ressortit donc la sociologie : elle constitue l'objet de la sociologiereligieuse.

    1 Ce que les Allemands appellent lAnthropogographie n'est pas sans rapport avec ce que

    nous nommons morphologie sociale (Voir les travaux de Ratzel en Allemagne et de M.Vidal de La Blache en France).

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 12

    Les ides morales et les murs forment une autre catgorie, distincte de laprcdente. On verra dans un autre chapitre comment les rgles de la moralesont des phnomnes sociaux ; ils sont l'objet de la sociologie morale.

    Le caractre social des institutions juridiques n'a pas besoin d'tre dmon-tr. Elles sont tudies par la sociologie juridique. Celle-ci est, d'ailleurs, enrapport troit avec la sociologie morale ; car les ides morales sont l'me dudroit. Ce qui fait l'autorit d'un code, c'est l'idal moral qu'il incarne et qu'iltraduit en formules dfinies.

    Il y a enfin les institutions conomiques : institutions relatives la produc-tion des richesses (servage, fermage, rgime corporatif, entreprise patronale,rgime coopratif, production en fabrique, en manufacture, en chambre, etc.),institutions relatives l'change (organisation commerciale, marchs, bourses,etc.), institutions relatives la distribution (rente, intrts, salaire, etc.). Ellesforment la matire de la sociologie conomique.

    Telles sont les principales branches de la sociologie. Il s'en faut pourtantque ce soient les seules. Le langage, qui, par certains cts, dpend de condi-tions organiques, est pourtant un phnomne social ; car lui aussi est toujoursluvre d'un groupe dont il porte la marque. Mme le langage est, en gnral,un des lments caractristiques de la physionomie des socits, et ce n'est passans raison que la parent des langues est souvent employe comme un moyend'tablir la parent des peuples. Il y a donc matire pour une tude sociolo-gique du langage qui est, d'ailleurs, commence 1. On en peut dire autant del'esthtique ; car quoique chaque artiste (pote, orateur, sculpteur, peintre,etc.) mette sa marque propre sur les uvres qu'il cre, toutes celles qui sontlabores dans un mme milieu social et une mme poque expriment, sousdes formes diverses, un mme idal qui est lui-mme troitement en rapportavec le temprament des groupes sociaux auxquels ces uvres s'adressent.

    Il est vrai que certains de ces faits sont dj tudis par des disciplinesdepuis longtemps constitues ; notamment, les faits conomiques servent dematire cet ensemble de recherches, d'analyses, de thories diverses que l'ondsigne communment sous le nom d'conomie politique. Mais, ainsi quenous l'avons dit plus haut, l'conomie politique est reste jusqu' prsent unetude hybride, intermdiaire entre l'art et la science ; elle est beaucoup moinsoccupe observer la vie industrielle et commerciale, telle qu'elle est et tellequ'elle a t, pour la connatre et en dterminer les lois, qu' la reconstruiretelle qu'elle doit tre. Les conomistes n'ont encore que bien faiblement le sen-timent que la ralit conomique s'impose l'observateur comme les ralitsphysiques, qu'elle est soumise la mme ncessit et que, par suite, il faut enfaire la science d'une manire toute spculative, avant d'entreprendre de larformer. De plus, ils tudient les faits dont ils traitent comme s'ils formaientun tout indpendant, qui se suffit et peut s'expliquer par lui-mme. Or enralit, les fonctions conomiques sont des fonctions sociales, solidaires desautres fonctions collectives, et elles deviennent inexplicables quand on lesabstrait violemment de ces dernires. Le salaire des ouvriers ne dpend pas

    1 V. les travaux de M. MEILLET et notamment le mmoire paru dans L'Anne sociolo-

    gique (t. IX), sous ce titre : Comment les mots changent de sens.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 13

    seulement des rapports entre l'offre et la demande, mais de certaines concep-tions morales ; il hausse ou il baisse suivant l'ide que nous nous faisons dubien-tre minimum que peut revendiquer un tre humain, c'est--dire, en dfi-nitive, suivant l'ide que nous nous faisons de la personne humaine. Onpourrait multiplier les exemples. En devenant une branche de la sociologie, lascience conomique sera naturellement arrache cet isolement en mmetemps qu'elle se pntrera davantage de l'ide du dterminisme scientifique.Par consquent, en prenant ainsi place dans le systme des sciences sociales,elle ne se bornera pas changer d'tiquette ; elle transformera et l'esprit dontelle est anime et les mthodes qu'elle pratique.

    On voit par cette analyse combien il s'en faut que la sociologie soit unesorte de science trs simple, qui tienne, comme le pensait Comte, dans un seulproblme. Ds aujourd'hui, il est impossible un sociologue de possder l'en-cyclopdie de sa science ; mais il faut que chaque savant s'attache un ordrespcial de problmes, s'il ne veut pas se contenter de vues trs gnrales etvagues, qui pouvaient avoir leur utilit tant que la sociologie s'essayait seule-ment explorer son domaine et prendre conscience d'elle-mme, maisauxquelles elle ne doit plus s'attarder dsormais. Ce n'est pas dire toutefoisqu'il n'y ait pas place pour une science synthtique qui s'efforce de rassemblerles conclusions gnrales qui se dgagent de toutes ces sciences particulires.Si diffrentes que soient les unes des autres les diverses classes de faits so-ciaux, ce ne sont pourtant que des espces d'un mme genre ; il y a donc lieude rechercher ce qui fait l'unit du genre, ce qui caractrise le fait social inabstracto et s'il n'y a pas des lois trs gnrales dont les lois diverses tabliespar les sciences spciales ne sont que des formes particulires. C'est l'objet dela sociologie gnrale, de mme que la biologie gnrale a pour objet de dga-ger les proprits et les lois les plus gnrales de la vie. C'est la partiephilosophique de la science. Mais comme la valeur de la synthse dpend dela valeur des analyses dont elle rsulte, faire avancer ce travail d'analyse cons-titue la tche la plus urgente de la sociologie.

    En rsum, le tableau ci-contre reprsente schmatiquement les principa-les divisions de la sociologie.

    tude de la base gographique des peuples dans sesrapports avec l'organisation sociale

    Morphologie socialetude de la population, son volume, sa densit, sadisposition sur le sol.

    Sociologie religieuseSociologie morale.Sociologie juridique.Sociologie conomique.Sociologie linguistique.

    Physiologie sociale

    Sociologie esthtique.

    Sociologie gnrale.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 14

    3. La mthode sociologique

    Retour la table des matires

    Aprs avoir dtermin le domaine de la sociologie et ses principales sub-divisions, il nous faut essayer de caractriser les principes les plus essentielsde la mthode qui est employe dans cette science.

    Les principaux problmes de la sociologie consistent rechercher de quel-le manire s'est constitue une institution politique, juridique, morale, cono-mique, religieuse, une croyance, etc., quelles causes l'ont suscite, quellesfins utiles elle rpond. L'histoire compare, entendue de la manire que nousallons essayer de prciser, est le seul instrument dont dispose le sociologuepour rsoudre ces sortes de questions.

    En effet, pour comprendre une institution, il faut savoir de quoi elle estfaite. C'est un tout complexe, form de parties : il faut connatre ces parties,expliquer chacune d'elles part et la faon dont elles se sont composes en-semble. Pour les dcouvrir, il ne suffit pas de considrer l'institution sous saforme acheve et rcente ; car, parce que nous y sommes accoutums, ellenous parat plutt simple. En tout cas, rien n'indique en elle o commencent eto finissent les lments divers dont elle est forme. Il n'y a pas de ligne dedmarcation qui les spare les uns des autres d'une manire visible, pas plusque nous n'apercevons l'il nu les cellules dont sont forms les tissus del'tre vivant, les molcules dont sont composs les corps bruts. Il faut uninstrument d'analyse pour les faire apparatre. C'est l'histoire qui joue ce rle.En effet, l'institution considre s'est constitue progressivement, fragment parfragment, les parties qui la forment sont nes les unes aprs les autres, et sesont ajoutes plus ou moins lentement les unes aux autres, il suffit donc d'ensuivre la gense dans le temps, c'est--dire dans l'histoire, pour voir les diverslments dont elle rsulte, naturellement dissocis. Ils s'offrent alors l'obser-vateur les uns aprs les autres, dans l'ordre mme o ils se sont forms et com-bins ensemble. Rien de plus simple, semble-t-il, que la notion de parent ;l'histoire nous montre qu'elle est d'une extrme complexit : l'ide de consan-guinit y entre, mais il y entre bien autre chose, car nous trouvons des types defamille o la consanguinit ne joue qu'un rle tout fait accessoire ; la parentmaternelle et la parent paternelle sont des choses qualitativement distinctes,qui sont sous la dpendance de causes tout fait diffrentes et qui demandent,par consquent, tre tudies sparment, car nous trouvons dans l'histoiredes types de famille o une seulement de ces deux parents a exist l'exclu-sion de l'autre. En un mot, l'histoire joue, dans l'ordre des ralits sociales, unrle analogue celui du microscope dans l'ordre des ralits physiques.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 15

    De plus, elle seule permet d'expliquer. En effet, expliquer une institution,c'est rendre compte des lments divers qui servent la former, c'est montrerleurs causes et leurs raisons d'tre. Mais comment dcouvrir ces causes, sinonen se reportant au moment o elles ont t oprantes, c'est--dire o elles ontsuscit les faits que l'on cherche comprendre ? Car c'est ce moment seule-ment qu'il est possible de saisir la manire dont elles ont agi et engendr leureffet. Or ce moment est derrire nous. Le seul moyen d'arriver savoir com-ment chacun de ces lments est n, c'est de l'observer l'instant mme o ilest n et d'assister sa gense : or cette gense a eu lieu dans le pass et, parconsquent, ne peut tre connue que par l'histoire. Par exemple, la parent,aujourd'hui, est double, elle compte aussi bien dans la ligne paternelle quedans la ligne maternelle. Pour savoir les causes dterminantes de cette organi-sation complexe, on observera d'abord les socits o la parent est essentiel-lement ou exclusivement utrine 1 et on cherchera ce qui lui a donn nais-sance ; ensuite, on considrera les peuples o la parent agnatique s'est consti-tue : enfin, comme celle-ci, quand elle apparat, rejette souvent la premireau second plan, on interrogera les civilisations o l'une et l'autre ont com-menc tre mises sur le mme plan, et on tchera de dcouvrir les conditionsqui ont dtermin cette galit. C'est ainsi que les questions sociologiquess'chelonnent, pour ainsi dire, aux diffrentes tapes du pass et c'est condi-tion de les situer ainsi, de les rapporter aux divers milieux historiques o ellesont pris naissance, qu'il est possible de les rsoudre.

    La sociologie est donc, en grande partie, une sorte d'histoire entendued'une certaine manire. L'historien, lui aussi, traite des faits sociaux ; mais illes considre surtout par le ct o ils sont particuliers un peuple et untemps dtermins. C'est la vie de telle nation, de telle individualit collective,prise tel moment de son volution, qu'il se propose gnralement d'tudier.Sa tche immdiate est de retrouver et de caractriser la physionomie propre,individuelle, de chaque socit et mme de chacune des priodes que com-prend la vie d'une mme socit. Le sociologue, lui, s'attache uniquement dcouvrir des rapports gnraux, des lois vrifiables dans des socits diff-rentes. Il ne cherchera pas spcialement ce qui a t la vie religieuse ou ledroit de proprit en France ou en Angleterre, Rome ou dans l'Inde, tel outel sicle, mais ces tudes spciales, qui lui sont d'ailleurs indispensables, nesont pour lui que des moyens pour arriver dcouvrir quelques-uns desfacteurs de la vie religieuse en gnral. Or nous n'avons qu'une manire dedmontrer qu'entre deux faits il existe une relation logique, un rapport decausalit par exemple, c'est de comparer les cas o ils sont simultanmentprsents ou absents et de chercher si les variations qu'ils prsentent dans cesdiffrentes combinaisons de circonstances tmoignent que l'un dpend del'autre. L'exprimentation n'est au fond qu'une forme de comparaison ; elleconsiste faire varier un fait, le produire sous des formes varies qui sontensuite mthodiquement compares. Le sociologue ne pourra donc se tenir la considration d'un seul peuple et encore moins d'une poque unique ; maisil devra comparer des socits de mme type et aussi de types diffrents, afinque les variations qu'y prsente l'institution, la pratique dont il veut rendrecompte, rapproches des variations que l'on constate paralllement dans le

    1 On appelle parent utrine celle qui s'tablit exclusivement ou essentiellement par les

    femmes ; parent agnatique celle qui s'tablit essentiellement ou exclusivement par leshommes.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 16

    milieu social, dans l'tat des ides, etc., permettent d'apercevoir les relationsqui unissent ces deux groupes de faits et d'tablir entre eux quelque rapport decausalit. La mthode comparative est donc l'instrument, par excellence, de lamthode sociologique. L'histoire, au sens usuel du mot, est la sociologie ceque la grammaire latine ou la grammaire grecque ou la grammaire franaise,prises et traites sparment les unes des autres, sont la science nouvelle quia pris le nom de grammaire compare 1.

    Il y a cependant des cas o la matire des comparaisons sociologiques doittre demande une autre discipline que l'histoire. Il arrive que l'on recherchenon pas comment une rgle juridique ou morale, comment une croyancereligieuse s'est forme, mais ce qui fait qu'elle est plus ou moins bien observepar les collectivits qui la pratiquent. Par exemple, au lieu de se demanderd'o vient la rgle qui prohibe l'homicide, on se donnera comme tche dedcouvrir les causes diverses qui font que les peuples, les groupes de toutesorte sont plus ou moins enclins la violer. De mme, on pourra se proposerde trouver quelques-uns des facteurs qui font que les mariages sont plus oumoins frquents, plus ou moins prcoces, plus ou moins facilement dissouspar le divorce, etc. Pour rsoudre ces sortes de questions, c'est essentiellement la statistique qu'il faut s'adresser. On cherchera comment la frquence deshomicides, des mariages, des divorces, varie suivant les socits, suivant lesconfessions religieuses, suivant les professions, etc. C'est notamment d'aprscette mthode que doivent tre traits les problmes relatifs aux conditionsdiverses dont dpend la moralit des peuples 2. C'est l'aide du mme procdque l'on peut, en sociologie conomique, tudier en fonction de quelles causesvarient les salaires, le taux de la rente, le taux de l'intrt, la valeur d'changedes monnaies, etc.

    Mais, quelle que soit la technique spciale laquelle il a recours, il est unergle que le sociologue ne doit jamais perdre de vue : il faut qu'avant de semettre l'tude d'une catgorie dtermine de phnomnes sociaux, il commen-ce par faire table rase des notions qu'il a pu s'en former au cours de sa vie ; ilfaut qu'il prenne pour principe qu'il ne sait rien d'eux, de leurs caractres com-me des causes dont ils dpendent ; il faut, en un mot, qu'il se mette dans l'tatd'esprit o sont physiciens, chimistes, physiologistes et mme, aujourd'hui,psychologues, quand ils s'engagent dans une rgion encore inexplore de leurdomaine scientifique.

    1 Nous n'avons pas nous expliquer ici sur ce que seront dans l'avenir les rapports de la

    sociologie et de l'histoire ; nous sommes convaincu qu'ils sont destins devenir toujoursplus intimes et qu'un jour viendra o l'esprit historique et l'esprit sociologique ne diff-reront plus que par des nuances. En effet, le sociologue ne peut procder ses comparai-sons et ses inductions qu' condition de connatre bien et de prs les faits particulierssur lesquels elles s'appuient, tout comme un historien et, d'un autre ct, la ralit concr-te qu'tudie plus immdiatement l'historien peut tre claire par les rsultats desinductions sociologiques. Si donc, dans ce qui prcde, nous diffrencions l'histoire de lasociologie, ce n'est pas pour creuser entre ces deux disciplines un foss infranchissable,alors qu'elles sont, au contraire, appeles devenir de plus en plus solidaires ; c'est seule-ment pour caractriser aussi exactement que possible ce qu'a de propre le point de vuesociologique.

    2 II ne faut pas confondre la morale et la moralit. La moralit est mesure par la manire

    dont la morale est applique. On pourrait se poser la mme question propos de lareligion.

  • mile Durkheim (1909), Sociologie et sciences sociales 17

    Malheureusement, cette attitude, si ncessaire qu'elle soit, n'est pas facile observer vis--vis de la ralit sociale : des habitudes invtres nous en d-tournent. Parce que nous pratiquons chaque jour les rgles de la morale et dudroit, parce que nous achetons, que nous vendons, que nous changeons desvaleurs, etc., nous avons forcment quelque ide de ces diffrentes choses :sans quoi nous ne pourrions nous acquitter de nos tches quotidiennes. De lune illusion toute naturelle : nous croyons tenir avec ces ides tout l'essentieldes choses auxquelles elles se rapportent. Le moraliste ne se donne pas beau-coup de peine pour expliquer ce que c'est que la famille, la parent, le pouvoirpaternel, le contrat, le droit de proprit ; l'conomiste ne procde pas autre-ment pour ce qui concerne la valeur, l'change, la rente, etc. Il semble qu'onen ait la science inne ; on se borne prendre conscience, le plus clairementpossible, de l'ide qu'on se fait couramment de ces ralits complexes. Or cesnotions, qui se sont formes sans mthode pour rpondre des exigencespratiques, sont dpourvues de toute valeur scientifique ; elles n'expriment pasplus exactement les choses sociales que les notions que le vulgaire a des corpset de leurs proprits, de la lumire, du son, de la chaleur, etc., ne reprsententexactement la nature de ces corps et leurs caractres objectifs. Le physicien, lechimiste font abstraction de ces reprsentations usuelles et la ralit, tellequ'ils nous la font connatre, se trouve tre, en fait, singulirement diffrentede celle que les sens peroivent immdiatement. Le sociologue doit faire demme, il doit se mettre en face des faits sociaux en oubliant tout ce qu'il croiten savoir, comme en face de l'inconnu. La sociologie ne doit pas tre unesimple illustration d'vidences toutes faites et qui sont trompeuses ; elle doittre ouvrire de dcouvertes qui mme ne peuvent manquer de dconcertersouvent les notions reues. Nous ignorons tout de ces choses sociales aumilieu desquelles nous nous Mouvons, c'est aux diffrentes sciences socialesqu'il appartient de nous les faire progressivement connatre.