Le cosmopolitisme chez Émile Durkheim : une idée morale ...

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Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2012 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 18 avr. 2022 00:46 Sociologie et sociétés Le cosmopolitisme chez Émile Durkheim : une idée morale, un fait social Cosmopolitanism in Emile Durkheim. A Moral Idea and a Social Jean-Marc Larouche Sociologie du cosmopolitisme Sociology of Cosmopolitanism Volume 44, numéro 1, printemps 2012 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1012143ar DOI : https://doi.org/10.7202/1012143ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l’Université de Montréal ISSN 0038-030X (imprimé) 1492-1375 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Larouche, J.-M. (2012). Le cosmopolitisme chez Émile Durkheim : une idée morale, un fait social. Sociologie et sociétés, 44(1), 81–102. https://doi.org/10.7202/1012143ar Résumé de l'article Le cosmopolitisme chez Émile Durkheim n’est pas réductible au cosmopolitisme de sa sociologie, il est aussi un objet. C’est en tant qu’idée morale, qu’idéal moral, que Durkheim aborde le cosmopolitisme et, pour Durkheim, tout idéal moral est un fait social, il trouve sa source et sa fin dans la société. Cette exigence d’universalité, l’individualisme moral, a une histoire, une actualité et un projet que Durkheim rapporte au sein de la société française : « notre cosmopolitisme ». On débutera donc en consolidant l’affirmation du cosmopolitisme comme idée morale et trait de l’esprit français [1] ; on poursuivra en dégageant et explicitant le noyau dur du cosmopolitisme comme idée morale, soit l’individualisme moral [2] ; nous suivrons en présentant les développements issus de la sociologie politique durkheimienne, notamment ceux où Durkheim s’emploie à surmonter une double antinomie : celle relative au développement concomitant des droits de l’individu et de l’État, celle entre le culte de la personne en général, la tendance cosmopolite, et la tendance nationaliste du patriotisme [3] ; enfin, en référence à L’éducation morale, on s’intéressera à la formation du citoyen cosmopolite [4].

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Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2012 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 18 avr. 2022 00:46

Sociologie et sociétés

Le cosmopolitisme chez Émile Durkheim :une idée morale, un fait socialCosmopolitanism in Emile Durkheim. A Moral Idea and a SocialJean-Marc Larouche

Sociologie du cosmopolitismeSociology of CosmopolitanismVolume 44, numéro 1, printemps 2012

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1012143arDOI : https://doi.org/10.7202/1012143ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Les Presses de l’Université de Montréal

ISSN0038-030X (imprimé)1492-1375 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleLarouche, J.-M. (2012). Le cosmopolitisme chez Émile Durkheim :une idée morale, un fait social. Sociologie et sociétés, 44(1), 81–102.https://doi.org/10.7202/1012143ar

Résumé de l'articleLe cosmopolitisme chez Émile Durkheim n’est pas réductible aucosmopolitisme de sa sociologie, il est aussi un objet. C’est en tant qu’idéemorale, qu’idéal moral, que Durkheim aborde le cosmopolitisme et, pourDurkheim, tout idéal moral est un fait social, il trouve sa source et sa fin dans lasociété. Cette exigence d’universalité, l’individualisme moral, a une histoire,une actualité et un projet que Durkheim rapporte au sein de la sociétéfrançaise : « notre cosmopolitisme ». On débutera donc en consolidantl’affirmation du cosmopolitisme comme idée morale et trait de l’esprit français[1] ; on poursuivra en dégageant et explicitant le noyau dur du cosmopolitismecomme idée morale, soit l’individualisme moral [2] ; nous suivrons enprésentant les développements issus de la sociologie politique durkheimienne,notamment ceux où Durkheim s’emploie à surmonter une double antinomie :celle relative au développement concomitant des droits de l’individu et del’État, celle entre le culte de la personne en général, la tendance cosmopolite, etla tendance nationaliste du patriotisme [3] ; enfin, en référence à L’éducationmorale, on s’intéressera à la formation du citoyen cosmopolite [4].

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Sociologieetsociétés,vol.xliv,no1,printemps2012,p.81-102

jean-marc laroucheDépartement de sociologieLaboratoire d’études durkheimiennesUniversité du Québec à MontréalC. P. 8888, Succursale Centre-villeMontréal (QC) Canada H3C 3P8Courriel : [email protected]

Le cosmopolitisme chez Émile Durkheim :

une idée morale, un fait social

introduction1

AvecU.Beck,lasociologieducosmopolitismes’estinstalléesurlesrayonsavecunmot

d’ordre,celuiderompreaveclessociologiesclassiques,voiredesclassiques,toutes

enferméesqu’ellessontdansl’optiquenationalisteàpartirdelaquelleellesdéveloppent

leurconceptionde la société.PourBeck, «au-delàde leursdifférences,Émile

Durkheim,MaxWeberetmêmeKarlMarxpartagentunedéfinitionterritorialedela

sociétémoderne,unmodèledesociétécentrésurl’État-nation,aujourd’huiremisen

questionparlamondialisation»(Beck,2000:24[traduction]).DansQu’est-cequele

cosmopolitisme?,Beckavancenéanmoinsque

[S]il’onsedemandequelspenseurssesontlespremierspenchéssurcettecosmopolitisationintérieuredessociétésnationales,onrencontrenotammentlesnomsd’AdamSmith,d’AlexisdeTocqueville,deJohnDewey,maisaussilesauteursclassiquesallemands:Kant,Goethe,Herder,Humbolt,Nietzsche,Marx,Simmel.Tousontpensélamodernitécommelepassaged’unesituationdominéepardescommunautésrelativementfermées

1. L’auteurtientàremercierlesévaluateursdésignésparlarevuepourleursjudicieusesremarquesetsuggestions,ainsiqueFrançoisPizarroNoëlduLaboratoired’étudesdurkheimiennes(UQÀM)poursonappuietsesconseils.

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surelles-mêmesàuneépoqueuniverselle(Goethe),celledessociétésinterdépendantes,cettetransformationétantdueessentiellementàl’extensionducommerceetdesprincipesrépublicains.(Beck,2006:25)

Onnotebiensûrdanscettelistel’absencedeWeberetDurkheimetlaseule

occurrenced’unementiondecedernierdanscetouvragedeBeckselimiteàl’associer

denouveauàl’axiomatiquedelasubordinationd’uneconceptiondelasociétéàl’État

national:«cetteaxiomatiquesetrouveparexempleàl’étatpurdanslesthéoriesdela

sociétéd’ÉmileDurkheimetdeTalcottParsons,maisaussichezJohnRawls»(Beck,

2006:57).Leverdictestprononcéetl’invitequiendécoule,soitd’oublierDurkheim

pourletraitementducosmopolitisme,nousapparaîtplutôtinjusteenversl’homme

etsonœuvre.Eneffet,commel’ontsignalé,entreautres,B.S.Turner(2006),

D.Chernilo(2007,2008)ainsiqueD.InglisetR.Robertson(2008),lediagnosticde

Beckprocèded’unesimplificationexcessiveetcesauteursmontrent,aucontraire,le

potentielquerecèlentlesœuvresdeDurkheim,MarxetWeberpourrepenserl’uni-

versalismeinhérentaucosmopolitisme(Chernilo,2007);queloind’êtresubordonnée

àl’Étatouàlasociéténationale,l’étudedelasociétéchezlesclassiquesprocèded’une

étudedu«social»commeunchampautonomedeforcessociales[formesoutypes

d’interactionssociales,d’échangesymbolique,d’institutionnalisationdecesformes]

(Turner,2006);ouencore,ilsmontrentqueDurkheim,MarxetWeberontétéen

mesured’échapperà«uneréificationdustatutdel’État-nationdanslamodernité

précisémentparcequ’ilsn’étaientpasobsédésàdéfinircettedernièreàpartird’une

perspectivecentréesurl’État-nation»(Chernilo,2008:27[traduction]).Cependant,

commelerappellentInglisetRobertson,s’ilsembleplusfaciledesoustraireWeberet

MarxauverdictdeBeck,qu’enest-ilpourDurkheimqued’aucuns,àpremièrevue,

rattacheraient plus facilement au nationalisme méthodologique? (Inglis,

Robertson:8).Leurthèseestquel’œuvredurkheimienneest«contrebalancéepar

certainespréoccupationsplusglobales.Premièrement,onyretrouvedesorientations

pointantledéveloppementd’unethéoriepolitiquecosmopolite[…].Deuxièmement,

surleplanplusconcrètementsociologique,ellerecèledesorientationsdéveloppant

l’esquissed’uneexplicationdelagenèseetdelanaturedelamondialisationsocialeet

culturelle»(Inglis,Robertson:8[traduction]).Ilssuggèrentainsiunedistinctionentre

lecosmopolitismedelasociologieetunesociologieducosmopolitisme.

DansunarticlesurSimmeletlecosmopolitisme,GérômeTrucreprendcette

distinctionencomparantDurkheimetSimmel:«[l]ecosmopolitismedelasociologie

deDurkheimestnotoire,mêmesiellenesauraitprendrelecosmopolitismecomme

objet.Àl’inverse,[…]au-delàdesaportéecosmopolite,lasociologiesimmelienneest

laplusadéquatepouranalyserempiriquementuncosmopolitismeconcretetcontem-

porain,prenantlaformed’unecompositionquotidiennedesrapportsàl’autre,le

toujoursétranger»(Truc,2005:51).Ilmontreainsi,àl’encontredeBeck,que«lecos-

mopolitismeconstituedepleindroitunobjetdelasociologieclassique,quinerequiert

aucundépassementd’aucunesortedescadresthéoriquesoffertsparunfondateur

commeSimmel,maisbienplutôtunerelecturesérieuseetattentiveopéréedecepoint

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devue»(Truc,2005:51).Cependant,àlasuitedesonanalysedesthèmessimmeliens

pertinentspourunesociologieducosmopolitisme(différenceetdistance;indifférence

ettolérance;dépassementetdéplacementdelafrontière;individualitéetuniversalité),

TrucrevientàDurkheimensignalant«quelesréflexionsdeSimmelsurledéveloppe-

mentdel’individualisme,etlecosmopolitismequipeutenrésulter,rejoignentende

nombreuxpointslesréflexionsd’ÉmileDurkheim»(Truc,2005:71)et,ilajouteplus

loin,«qu’unesociologieducosmopolitismegagneraitbeaucoupàlarelecturede

DurkheimàpartirdeSimmel»(Truc,2005:72).

Sansquel’onseréfèreexplicitementàSimmel2,nousproposonsiciunerelecture

deDurkheimvisantàfaireressortirtantl’optiquecosmopolitedesasociologiequesa

sociologieducosmopolitisme,notammentdanssasociologiepolitiqueetdanscelle

portantsurl’éducation.Eneffet,lecosmopolitismedelasociologiedurkheimienne

estinséparabledufaitmêmeducosmopolitismecommefaitsocial.C’estcomme

exigenced’universalitéquelecosmopolitismeprendformeetcommetouteidée

morale,celle-cisedonneàvoiretàcomprendrecommeunfaitsocial.

DanslaconclusiondesFormesélémentairesdelaviereligieuse,Durkheimécrit,

aprèsavoirrappelécommentl’universalismereligieuxs’estdéveloppéauseinmême

dutotémismedanslessociétésaustraliennes:«[o]riln’yariendanscettesituation

quisoitspécialauxsociétésaustraliennes.Iln’estpasdepeuple,pasd’Étatquinesoit

engagédansuneautresociété,plusoumoinsillimitée,quicomprendtouslespeuples,

touslesÉtatsaveclesquelslepremierestdirectementouindirectementenrapports:

iln’yapasdevienationalequinesoitdominéeparuneviecollectivedenatureinter-

nationale.Àmesurequ’onavancedansl’histoire,cesgroupementsinternationaux

prennentplusd’importanceetd’étendue»(Durkheim,2008[1912]:609).Pour

Durkheim,lagenèsemêmedecettetendanceuniversalistedessociétésmodernesest

évoquéeparl’internationalisationdesgrandsdieuxdanslessociétésaustraliennes

(Durkheim,2008[1912]:409-424;606-609),parun«cosmopolitismereligieux»

(606)rassembleuretgénérateurd’unité,d’untoutsolidaire:«C’estpourcetteraison

quelesdifférentscultesparticuliersàchaqueclanserejoignentetsecomplètentde

manièreàformeruntoutsolidaire.Orc’estcemêmesentimentdel’unitétribalequi

s’exprimedanslaconceptiond’undieusuprême,communàlatributouteentière»

(423-424).Autournantdesxixeetxxesiècles,cesentimentd’unitémaintenantsous-

jacentàlatendanceuniversalisteévoquéeplushauts’exprimesouslaformeduculte

delapersonne,del’individualismemoral.Cetteexigenced’universalité,l’individua-

lismemoral,aunehistoire,uneactualitéetunprojetqueDurkheimrapporteausein

delasociétéfrançaise:«notrecosmopolitisme».Ondébuteradoncenconsolidant

l’affirmationducosmopolitismecommeidéemoraleettraitdel’espritfrançais[1];

onpoursuivraendégageantetexplicitantlenoyaudurducosmopolitismecomme

idéemorale,soitl’individualismemoral,queDurkheimabordeprincipalementdans

2. SurSimmeletDurkheim,onliraavecprofitletexted’AnnetteDisselkamp,«Undialoguequin’apaseulieu:SimmeletDurkheim»,L’Annéesociologique,1999,vol.49,no1,p.199-220.

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untexteécritàl’occasiondel’affaireDreyfus,«L’individualismeetlesintellec-

tuels»[2];noussuivronsenprésentantlesdéveloppementsissusdelasociologie

politiquedurkheimienne,notammentceuxoùDurkheims’emploieàsurmonterune

doubleantinomie:cellerelativeaudéveloppementconcomitantdesdroitsdel’indi-

viduetdel’État,celleentrelecultedelapersonneengénéral,latendancecosmopolite,

etlatendancenationalistedupatriotisme[3];enfin,enréférenceàL’éducationmorale,

ons’intéresseraàlaformationducitoyencosmopolite[4].

1. « notre cosmopolitisme » : un fait social

DanslapréfacedelapremièreéditiondesathèseDeladivisiondutravailsocial(DTS),

etdèslespremièreslignes,Durkheimindiqueque«lesfaitsdelaviemorale»sontce

dontilentendtraiter«selonlaméthodedessciencespositives»(Durkheim,1986

[1893]:xxxvii)et,parlà,qu’ildevientpossibledesoutenirquelamorale«sedéve-

loppedansl’histoireetsousl’empiredecauseshistoriques,qu’elleaunefonctiondans

notrevietemporelle»(Durkheim,1986[1893]:xxxviii).Ceciestbienconnumaisce

quil’estmoinsetquimériteicitoutenotreattention,c’estquel’exemplechoisipar

Durkheimpourillustrercettehistoricitédelamoraleestprécisémentlecosmopoli-

tisme:

SilesanciensRomainsn’avaientpaslalargeconceptionquenousavonsaujourd’huidel’humanité,cen’estpasparsuited’uneerreurdueàl’étroitessedeleurintelligence;maisc’estquedepareillesidéesétaientincompatiblesaveclanaturedelacitéromaine.Notrecosmopolitismenepouvaitpasplusyapparaîtrequ’uneplantenepeutgermersurunsol incapablede lanourrir,et,d’ailleurs, ilnepouvaitêtrepourellequ’unprincipedemort.Inversement,s’ilafait,depuis,sonapparition,cen’estpasàlasuitededécouvertesphilosophiques;cen’estpasquenosespritssesoientouvertsàdesvéritésqu’ilsméconnaissaient;c’estquedeschangementssesontproduitsdanslastructuredessociétés,quiontrendunécessairecechangementdanslesmœurs.(Durkheim,1986[1893]:xxxviii)[notreitalique]

Lecosmopolitismerenvoiedonc,deprimeabord,àcette«largeconceptionde

l’humanité»,àuneidéequiapuapparaîtreetsedévelopperaugrédeschangements

sociauxetqui,pourDurkheim,sedéclineetsedéploiecependantauprésentdansle

cadred’unesociétédonnée:«notrecosmopolitisme».Ilnes’agitdoncpasducosmo-

politismedesAnciens,nideceluiquiémaned’unedoctrinecommecelledeKant,mais

biendeceluiquis’expliqueparlesocialetqui,conséquemment,exprimecesocial.Àla

findesesleçonsdansL’Éducationmorale,Durkheimprécisecequ’estcecosmopoli-

tismeet,malgrésalongueur,lacitationsuivantemérited’êtreprésentéeinextenso:

Cen’estpasdanscettefindeleçonqu’ilestpossiblededéterminerlesprincipauxtraitsdenotrecaractèrenational;maisilenesttoutaumoinsunsurlequeljevoudraisinsister;carilmeparaîtdevoirconstituerlepointcentraldutableau,celuiautourduqueltouslesautresviendraientnaturellementsegrouper.C’estlatendanceuniversaliste,etparsuite,cosmopolitique[notreitalique]detoutesnosconceptionsetdetoutesnosproductions[…].Jen’entendspasdire,aureste,enfaisantainsiducosmopolitismeuntraitde

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notreespritfrançais,quenousenayonsreçu,entretouslespeuples,lemonopoleetleprivilège.Carnotrecosmopolitisme[notreitalique]a,lui-même,descaractèresspéciaux,nationaux,pourainsidire,etlaisselaplacelibreàd’autres.Cequiledistingue,c’estsonintellectualisme.C’estenidées,enquelquesorte,quenoussommesuniversalistes,plusqu’enactes.Nouspensonspourl’humanité,pluspeut-êtrequenousn’agissonspourelle.Cen’estpassansraison,eneffet,quel’onnousasouventreprochénotrechauvinisme.Parcecaractèrecontradictoire,quin’ad’ailleursriend’inexplicable,enmêmetempsque,dansnosconceptionsmorales,politiques,nousfaisonsabstractiondetoutedifférencenationale,nousnousmontronssouventd’unamour-proprecollectifombrageuxàl’excès,nousnousfermonsvolontiersauxidéesétrangèresetauxétrangerseux-mêmes,quenousnelaissonsquedifficilementpénétrernotrevieintérieure,etnousn’éprouvonsquepeulebesoin,aumoinsjusqu’àdestempsrécents,denousmêleràlaviedudehors.(Durkheim,1974[1925]:238-239)

Cedéveloppementestintéressantàplusieurségards:d’unepart,onyretrouvele

caractèresituédececosmopolitisme,dansunesociétédonnéeàunmomentdonné;

d’autrepart,sedégageduproposdeDurkheimunepointeironique,uneréflexion

critiquesurcecosmopolitisme.Lecaractèresituéducosmopolitismeévoquépar

DurkheimdèslapréfacedeDTSesticibienmarquéparlareconnaissancedesacarac-

téristiquespécifique,sonintellectualisme,demêmequeparsoncaractèreincomplet

toutautantqueparsestravers,lafermeturevis-à-visdel’étranger.Eneffet,l’intellec-

tualismeauquelréfèreDurkheimpermetnonseulementdepensercette«large

conceptiondel’humanité»maisaussi«pourquoionapudirequenouspensionspour

l’humanité.Quandnouscherchonsàfaireuneconstitution,nousentendonsla

construire,nonpournotreusagepropreetexclusif,[…]nousvoulonsqu’elleserveà

l’humanitétouteentière.Delàcesdéclarationsdedroitsvalablespourtoutlegenre

humain,quel’onnousatantreprochésaunomd’uneméthodesoi-disanthistorique»

(Durkheim,1974[1925]:237).Parailleurs,Durkheimnecraintpasdedégagerla

perceptiondechauvinismeassociéeàcetraitdecaractèrenationaletdedénoncer

l’aspectcontradictoiredecetuniversalismeparlepeud’ouvertureaux«gensetchoses

del’étranger»pourtantreconnue,cetteouverture,commeuntraitmajeurducosmo-

politisme.

Laspécificitéducosmopolitismefrançais,«notrecosmopolitisme»,estpleine-

mentassuméepuisquecelui-cicorrespondàcettesociétéenparticulier:«chaque

nationconçoitàsafaçonl’idéalhumain,et,parmicesidéaux,iln’enestpasquijouisse

d’unesortedesuprématieetd’excellence.Chacuncorrespondautempéramentpropre

dechaquesociété»(Durkheim,1974[1925]:239).Chaquesociétécontribuedoncà

samanièreaudéveloppementducosmopolitismeet,encedomaine,unedivisiondu

travails’annonceencequelesÉtatsnationauxpartagentunepartiedelatâchequi

consisteàsoutenircecosmopolitismeàcôtéd’autresorganestelsquelesdifférentes

«corporations»,cellesdessavants,desindustriels,desartistes.«Àcôtédececosmo-

politismeintellectueloud’intellectuels,ilpeutdoncyenavoird’autres,quicomplètent

celui-là.Ilpeutyavoir,parexemple,uncosmopolitismeéconomique;unautre,qui

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setraduitparunehumeurmoinspersonnelle,moinsexclusive,plusaccueillantepour

lesgensetleschosesdel’étranger»(Durkheim,1974[1925]:239).

L’insistancedeDurkheimsurlecaractèresituéducosmopolitismen’estpassans

échoaveccequeBeckappellelecosmopolitismeenraciné(rootedcosmopolitanism):

«Lesformesdevieetlesidentitéscosmopolitessontdenatureéthiqueetculturelle

toutenétantglobalesetlocales.Ellessymbolisentunglobalismeéthique,ouceque

j’appelle,lecosmopolitismeenraciné»(Beck,2002:36[traduction]);cependant,Beck

sembleignorerquelapenséedeDurkheimenestexemplaireainsiquenousledéve-

lopperonsplusloinquantàl’articulationentrecosmopolitismeetpatriotisme.Par

ailleurs,lapriseencompteducaractèrepeuouvertdececosmopolitismeintellectuel

«auxidéesétrangèresetauxétrangerseux-mêmes»témoigneenquelquesorted’un

paradoxedanslamesureoùlapriseencomptedel’altérité,del’étranger,estunélé-

menthabituellementassociéaucosmopolitismemaisqui,selonDurkheim,ferait

défautaucasfrançais,cequ’ilsemblebienregretter.Bienqueletonnesoitpasexpli-

citementironique,onpeutcomprendrequeDurkheimexprimeainsiunecertaine

distanceironiquevis-à-visdesapropresociété.Ensoulignantlestraversetlesdéficits

de«notrecosmopolitisme»,Durkheimtémoignedecetteréflexivitécritiqueetde

l’ironiequeBrianS.Turnerassocieàlavertucosmopolitecontemporaine.Pourledire

avecTurner,

L’habiletérequisepourrespecterlesautresexigeunecertainedistancefaceàsapropreculture,soitunedistanceironique[…].Eneffet,lavertucosmopoliterequiertl’ironiesocratiqueafind’atteindreunecertainedistancevis-à-visdesasociété.Laprincipalecomposantedelavertucosmopoliteestl’ironieparcequelacompréhensiondesautresculturesestaccompagnéed’unedistanceintellectuelledesaculturenationaleoulocale.(Turner,2002:55,57[traduction])

PourDurkheim,lecosmopolitismeestdoncenracinédansdessociétésparticu-

lièreset,commefaitsocialmoral,ilrenvoieàunidéalmoralqu’exprimentlesrepré-

sentationscollectivesdecessociétés,àlamanièredontchaquesociétésereprésenteet,

pourDurkheim,rappelons-le,lasociéténesauraitselimiterqu’au«grouped’indivi-

dusquilacomposent,[qu’à]l’habitatqu’ilsoccupent,[…].Maislasociétéestautre

chose;c’estavanttoutunensembled’idées,decroyances,desentimentsdetoutes

sortes,quiseréalisentparlesindividus;etaupremierrangdecesidées,setrouve

l’idéalmoralquiestsaprincipaleraisond’être»(Durkheim,2004a[1924]:85).Cet

idéalmoralsedéclinedoncaupluriel,selonlesdifférentessociétés:«Cequimontre

bienquelamoraleestl’œuvredelasociété,c’estqu’ellevarieselonlessociétés.[…]

c’estquelamoraledechaquepeupleestdirectementenrapportaveclastructuredu

peuplequilapratique»(Durkheim,1974[1925]:73-74).K.Keohaneabiendégagé

cetteportéedugestedurkheimienenregardducosmopolitismedifférenciéetpluriel:

Toutesociétéaunemorale,ditDurkheim,etcettemoralitérésulted’unprocessusculturelparticulier,etici,delatraditiondesLumièresàfonderlamoraledanslaraisonetàl’institutionnaliserendroitformel.LareformulationsociologiqueethistoriquedessourcesdelamoraledeDurkheimnouséloignedel’universalismekantiencommefondementde

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lamoraleetdelasolidaritécosmopolite,etcommecelui-ciimposearbitrairementdesprincipesmorauxetdespratiqueslégales,lesreprésentationscollectivesissuesd’une(des)tradition(s)particulière(s),fonctionnentcommesiellesétaientuniverselles.Autrementdit,cettereformulationnousamènedansunedirectiontrèsdifférenteetbeaucoupplusexigeante:construireunenouvelletraditionpolitiqueducosmopolitisme,nonpasissued’unesourceuniquedelaraisonetdel’autoritémorale,maisd’unegrandediversitédetraditionsetquis’inscritdansletissusocial.(Keohane,2008:270-271[traduction])

PourDurkheim,lecosmopolitismeexprimedoncunidéalmoralquirenvoieàun

ensembledereprésentationsetdepratiquesquilemettentenœuvre,«latendance

universaliste,etparsuite,cosmopolitiquedetoutesnosconceptionsetdetoutesnos

productions»(Durkheim1974[1925]:237),davantagequecommeunedonneorga-

nisationnelled’unesociétépolitiquesupranationale.Cependant,cetteidéed’humanité

n’estpassanss’institutionnaliser,elleestétroitementassociéeàunedéclarationde

droitsàportéeuniverselletoutenétantlapiècemaîtressedelaconstitutiondupays.

DéjàseprofilelathèsedeDurkheim,soitquelecosmopolitismenepeutsedévelopper

qu’àl’intérieurd’unesociétépolitiqueorganiséeets’ilinsistesurlefaitducosmopo-

litismecommeuntraitimportantducaractèrecollectifdelasociétépolitiquefran-

çaise,«c’estquec’estlecôtéparoùnotreconsciencenationaleseconfondavecla

consciencehumaine,paroù,enconséquence,patriotismeetcosmopolitismese

confondent»(Durkheim,1974[1925]:238).Avantd’engagerledéveloppementsur

cethème,l’articulationdupatriotismeetducosmopolitismecommealternativeàleur

exclusionréciproque,examinonsdansquelstermesDurkheimdéveloppecequiestle

cœurdececosmopolitisme,decetidéalmoralquil’exprime:l’individualismemoral.

2. l’individualisme moral ou la substance éthique du cosmopolitisme

Onl’avu,Durkheimcaractériselecosmopolitismepar«unelargeconceptionque

nousavonsaujourd’huidel’humanité»et,danslaconclusiondeDTS,ilindiquedéjà

enquoiconsistecetteconception:

Aujourd’hui,parexemple,ilyadanstouteslesconsciencessainesuntrèsvifsentimentderespectpourladignitéhumaine,auquelnoussommestenusdeconformernotreconduitetantdansnosrelationsavecnous-mêmesquedansnosrapportsavecautrui,etc’estmêmelàtoutl’essentieldelamoralequ’onappelleindividuelle.[…]cecultedelapersonne,deladignitéindividuelledontnousvenonsdeparler,etqui,dèsaujourd’hui,estl’uniquecentrederalliementdetantd’esprits.(Durkheim,1986[1893]:395,396)

Cette«largeconceptiondel’humanité»adoncunversantpratiquequ’àcestade

Durkheimnedéveloppepasencorecommeilleferaplustard.En1906,danssaconfé-

rencesurLadéterminationdufaitmoral(DFM),ilrappellecettethèseensoulignant

quecetteidéemoralen’estpasinhérenteàlapersonneoudérivéedelaraisonnatu-

relle,maisqu’elleestpleinementsituéeetinscritedansetparlasociété:

Mais,sousl’effetdecausesquenousn’avonspasàrechercherici,lapersonnehumaineestdevenuelachoseàlaquellelaconsciencesocialedespeupleseuropéenss’estattachéeplusqu’àtouteautre[notreitalique];ducoup,elleaacquisunevaleurincomparable.C’estlasociété

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quil’aconsacrée.Cetteespèced’auréolequientourel’hommeetquileprotègecontrelesempiétementssacrilèges,l’hommenelapossèdepasnaturellement;c’estlamanièredontlasociétélepense,c’estlahauteestimequ’elleenaprésentement,projetéeaudehorsetobjectivée.Ainsi,bienloinqu’entrel’individuetlasociétéilyaitl’antagonismequ’onasisouventadmis,enréalité,l’individualismemoral,lecultedel’individuhumainestl’œuvredelasociété.C’estellequil’ainstitué.C’estellequiafaitdel’hommeunDieudontelleestdevenuelaservante.(Durkheim,1996a[1924]:84)3

CommelesuggèreA.Giddens(Giddens,1971:213),cettethèsesoulèvetrois

questions.Quelestdoncl’individuquidevientainsiobjetdecenouvelidéal?Pourquoi

unculte?Dequelensembledereprésentationsdérive-t-il?Mieuxqu’ailleursdansson

œuvre,lesréponsessetrouventdansletextequeDurkheimaécritdanslecontextede

l’affaireDreyfus,«L’individualismeetlesintellectuels»,nonpas,commeillesouligne

lui-même,pouraborderles«argumentsdecirconstance»decetteaffaire,maispour

débattred’unequestiondeprincipequi,pourlui,consisteàdéfendrel’individualisme

moralcontrelesassimilationsà«l’utilitarismeétroitet[à]l’égoïsmeutilitairede

Spenceretdeséconomistes»(Durkheim,1970a:262)ou,encore,àunanti-patriotisme

etàl’anarchiecommel’avaitlaisséentendreF.Brunetièredansunarticlefustigeant

les intellectuelsquisesontportésà ladéfensedeDreyfus4.LaissonsDurkheim

répondreauxtroisquestionssoulevéesparGiddens:

Cettepersonnehumaine,dontladéfinitionestcommelapierredetouched’aprèslaquellelebiensedoitdistinguerdumal,estconsidéréecommesacrée,ausensritueldumotpourainsidire.ElleaquelquechosedecettemajestétranscendantequelesÉglisesdetouslestempsprêtentàleursDieux;onlaconçoitcommeinvestiedecettepropriétémystérieusequifait levideautourdeschosessaintes,quilessoustraitauxcontactsvulgairesetlesretiredelacirculationcommune.Etc’estprécisémentdelàquevientlerespectdontelleestl’objet.Quiconqueattenteàunevied’homme,àlalibertéd’unhomme,àl’honneurd’unhomme,nousinspireunsentimentd’horreur,detoutpointanalogueàceluiqu’éprouvelecroyantquivoitprofanersonidole.Unetellemoralen’estdoncpassimplementunedisciplinehygiéniqueouunesageéconomiedel’existence;c’estune

3. Cepropossetrouveaffirmédenouveaudanssaréponseauxobjectionsquiluisontadressées:«Cesdroitsetceslibertésnesontpaschosesinhérentesàlanaturedel’individucommetel.Analysezlaconstitutionempiriquedel’homme,etvousn’ytrouverezriendececaractèresacrédontilestactuellementinvestietquiluiconfèredesdroits.Cecaractèreluiaétésurajoutéparlasociété.C’estellequiaconsacrél’individu;c’estellequienfaitlachoserespectableparexcellence.L’émancipationprogressivedel’individun’impliquedoncpasunaffaiblissement,maisunetransformationduliensocial.L’individunes’arrachepasàlasociété;ilserattacheàelled’uneautrefaçonqu’autrefois,etcelaparcequ’elleleconçoitetleveutautrementqu’elleneleconcevaitautrefois»(Durkheim1996b:105-106).

4. FerdinandBrunetière,«Aprèsleprocès»,RevuedesDeuxMondes,15avril1898.Citonsicilerésuméqu’enfaitMarcelFournier(2007:376):«Ilyabordetroisquestions:lescausesdel’antisémitisme,laplacedel’armée(pourlasécurité,laprospéritéetladémocratie),etenfinlesprétentionsdesintellectuels(àdétenirlavérité,etàvouloirparlerdechosesquinesontpasdeleurcompétence.S’agissantdesintellec-tuels,ildéclare:cesont«lespiresennemisdeladémocratieelle-même»,puisqu’ilsdéfendentl’individua-lisme,voirl’anarchie.»Fournier(2007:374)rappellequeMauriceBarrèsavaitplustôtsonnél’attaquecontrelesintellectuels,«Laprotestationdesintellectuels»,LeJournal.Quotidienlittéraire,artistiqueetpolitique,1erfévrier1898.

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religiondontl’hommeest,àlafois,lefidèleetleDieu.[…]Endéfinitive,l’individualismeainsientendu,c’estlaglorification,nondumoi,maisdel’individuengénéral.Ilapourressort,nonl’égoïsme,maislasympathiepourtoutcequiesthomme,unepitiépluslargepourtouteslesdouleurs,pourtouteslesmisèreshumaines,unplusardentbesoindelescombattreetdelesadoucir,uneplusgrandesoifdejustice.(Durkheim,1970a:264-265;268)

EntrelaconclusiondeDTSoùcecultedelapersonneestenquelquesorteénoncé

sansqueDurkheimentiretouteslesconséquencesetlaconférencesurlaDFMoù

l’individualismemoralestpleinementassumécomme«œuvredesociété»,c’estdans

cetextede1898,L’individualismeetlesintellectuels,quel’onretrouveenquelquesorte

leplaidoyerdeDurkheimenfaveurdel’individualismemoral.Commelerappelle

MarcelFournieràpartirdeslettresécritesparDurkheimàM.MaussetC.Bougléau

sujetdecetexte,l’intentiondeDurkheimestdemontrerque«l’individualisme,quoi

qu’onenfasse,estnotreseulefincollective;queloindenousdisperser,ilestleseul

centrepossiblederalliement[…].Maisàcondition,[…]des’entendresurlesmots:

l’individualismedontilestquestionn’estpasl’égoïsme,maislapitiéetlasympathie

del’hommepourl’homme»(Fournier,2007:376).Sil’individualismemoralde

Durkheimrenvoieainsiàl’idéekantiennedel’humanitéenchacunetàl’expansion

universelledeslibertésindividuellescommelaprincipalecaractéristiquemoralede

lasociétémoderneetdesoncosmopolitisme(Chernilo,2007:28-29;2008:36-38),

ilimportederappeleravecFillouxque«[l]’individualismeéthiqueoumoralnesau-

rait,nonseulements’inscriredansuneconceptionduprimatépistémologiquede

l’homme,maisdoitencoreéviterlespiègesd’unprimatéthiquequisignifieraitque,

dansl’individului-même,ilestquelqueessencequienfasseunefindelaviemorale

[…].L’individualismemoralnepeutêtrequ’unindividualisme,nonpasanalytique,

maissynthétique,quifondelesdroitsdelapersonne,nonpassurlapersonne,maissur

l’interactiondel’individuetdugroupequiestconstitutivedelapersonnesociale»

(Filloux,1977:149).

À la lecturedeL’individualismeet les intellectuels,oncomprendque,pour

Durkheim,l’individualismemoralest«unechosedontladéfinitionrelèveseulement

d’unepriseencompted’unedonnéedelaconsciencepublique»(Filloux,1977:140),

uneidéemoralequin’estpasqu’unevuedel’esprit:«ilestpassédanslesfaits,ila

pénétrénosinstitutionsetnosmœurs,ilestmêléàtoutenotrevie,etsi,vraiment,

ilfallaitnousendéfaire,c’esttoutenotreorganisationmoralequ’ilfaudraitrefondre

dumêmecoup»(Durkheim,1970a:265).L’individualismemoralrenvoiedoncàun

ensembledepratiquesetdereprésentationssocialesquiexprimentconcrètement

unengagementenverslerespectdesdroitsetdeladignitédesindividus,demême

qu’unengagementaltruiste,voirecompassionnelpour«toutepersonne».Cet

ensembledereprésentationsetdepratiquesconstitutivesdel’individualismemoral

s’enracineetsedéveloppepourDurkheimauseindelatraditionrépublicainefran-

çaise.Cetindividualismemoral«aétéprofessé,depuisunsiècle,parlatrèsgrande

généralitédespenseurs:c’estceluideKantetdeRousseau,celuidesspiritualistes,celui

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quelaDéclarationdesdroitsdel’hommeatenté,plusoumoinsheureusement,detra-

duireenformules,celuiqu’onenseignecourammentdansnosécolesetquiestdevenu

labasedenotrecatéchismemoral»(Durkheim,1970a:263).EnréférantainsiàKant

etRousseau,Durkheimaccentuelefaitquelesdroitsetdevoirsassociésàcetindivi-

dualismesontaudiapasondubiencommun,qu’ilnesontpasasociauxouexclusive-

mentdel’ordreduprivé.Eneffet,commenouslesouligneronsdavantagedansl’autre

section,cespratiquesetreprésentationscimententlasociétépolitique.Mais,disons-le

maintenant,lecosmopolitismeévoquéparDurkheimrenvoieàl’attachementprofond

auxdroitsdelapersonneet,danslecontextedel’affaireDreyfus,uncertainpatrio-

tisme—celuidesanti-dreyfusards—commandaituneaversionenversceux,etplus

particulièrementlesintellectuels,qui,commeDurkheim,faisaientdeladéfensedes

droitsd’unindividulecœurmêmedeleurpatriotisme.Répondantdoncauxattaques

deBrunetièrequivoyaitainsidanslesdéfenseursdesdroitsdel’individudesantiso-

ciaux,voiredesantipatriotes,Durkheimrépondit:

Lareligiondel’individunepeutdoncselaisserbafouersansrésistance,souspeinederuinersoncrédit;etcommeelleestleseullienquinousrattachelesunsauxautres,unetellefaiblessenepeutpasallersansuncommencementdedissolutionsociale.Ainsil’individualiste,quidéfendlesdroitsdel’individu,défenddumêmecouplesintérêtsvitauxdelasociété[…].Ets’ilestunpaysentretouslesautresoùlacauseindividualistesoitvraimentnationale,c’estlenôtre;cariln’enestpasquiaitaussiétroitementsolidarisésonsortaveclesortdecesidées.(Durkheim,1970a:274)

SiDurkheiminscritfortementsonproposdanslatramedel’histoireintellectuelle,

socialeetpolitiquefrançaiseetfaitdel’individualismemoral«leseulsystèmede

croyancesquipuisseassurerl’unitémoraledupays»(Durkheim,1970a:270),cet

individualismemoralestaussienpleineexpansion:

Ons’achemineainsipeuàpeuversunétat,quiestpresqueatteintdèsmaintenant,etoùlesmembresd’unmêmegroupesocialn’aurontplusriendecommunentreeuxqueleurqualitéd’homme,quelesattributsconstitutifsdelapersonnehumaineengénéral.Cetteidéedelapersonnehumaine,nuancéedifféremmentsuivantladiversitédestempéramentsnationaux,estdonclaseulequisemaintienne,immuableetimpersonnelle,par-dessusleflotchangeantdesopinionsparticulières;etlessentimentsqu’elleéveillesontlesseulsquiseretrouventàpeuprèsdanstouslescœurs.(Durkheim,1970a:271-272)

L’individualismemoralsedéclinealorscommeununiversalismemoral,une

exigenced’universalitéparlaquelleDurkheimcaractériselecosmopolitismeetdont

MarkS.Cladisnemanqueégalementpasderappelerl’actualité:

Enépousantlacausepubliquedesdreyfusards,Durkheimparlaitlelangagedesdroitshumains,de ladignitéhumaineetdesaspirationsmorales collectives […].Quoiqu’ilensoit,Durkheimapriscettelogiqued’unniveaunationaletl’aamenéeversunniveauglobal.Dansuneperspectiveinternationale,étantdonnélehautniveaudediversitéhumaine,lespratiquesetlescroyancescommunessontminimes,saufpourlechevauchementdesengagementsfaceauxéthiquesglobalesdesdroitshumains.(Cladis,2005:395,401[traduction])

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91LecosmopolitismechezÉmileDurkheim:uneidéemorale,unfaitsocial

Endemandantd’endosserununiversalismemoralcommeunemoraleouune

éthiquesituéedansunesociétédonnéeàuntempsdonné,n’ya-t-ilpasunecontrac-

tion?Cettesociétéparticulièredoit-elles’effacerauprofitd’unesociétéglobale?

ExaminonsdanslasectionsuivantecommentDurkheimentendrésoudrecette

antinomie.

3. le cosmopolitisme au sein de la patrie

PourDurkheim,l’individualismemoralestuntraitducosmopolitismedanslamesure

oùilestlesentimentmoralquinourritl’idéed’unecommunehumanité.Cependant,

commelerappelleÉ.Dubreucq,«c’estsurunprojetpolitiqueques’appuiel’aspiration

àunecitoyennetémondialeetnonsurunecroyancemoraleoureligieuse:lecosmo-

politismenesecomprendquedanslaperspectived’unehistoirenécessairementcom-

plexe,etnoncommelefruitd’unamourmystiquedel’humanité»(Dubreucq,

2004:82).Eneffet,cetteidéemoralen’apusedévelopperqu’àl’intérieurd’unesociété

organisée,unesociétépolitiqueparticulièredontl’Étatest«l’organespécialchargé

d’élaborercertainesreprésentationsquivalentpourlacollectivité»(Durkheim,1969

[1950]:87).Etcontrairementauxthèsesquilimitentl’Étatà«latâchespécialede

veilleraumaintiendesdroitsindividuels»considéréscomme«congénitaux»,soit

«donnésavecl’individu»(Durkheim,1969[1950]:93),brefàadministrerune«jus-

ticetoutenégative»etainsi«seréduiredeplusenplusàempêcherlesempiétements

illégitimesdesindividuslesunssurlesautres»(Durkheim,1969[1950]:89),ceque

d’aucunsnommentl’Étatgendarme,Durkheimréaffirmeavecforcelesconclusions

deDTS,soitquel’individuestleproduitdelasociété,quelesdroitsdel’individusont

«l’œuvremêmedel’État»(Durkheim,1969[1950]:93).Ainsi,lesdroitsdel’individu

etlesdroitsetcompétencesdel’Étatnesontpasdansune«insolubleantinomie»:

«l’histoireautorise,effectivement,àadmettrecerapportdecausesauxeffetsentrela

marchedel’individualismemoraletlamarchedel’État,c’estcequiressortàl’évidence

desfaits»(Durkheim,1969[1950]:93).Faisantledétourparl’histoiredeRomeet

d’Athènespourmontrerquelapremièreavaitdéveloppéun«caractèrerespectablede

lapersonne»maisqui«estpeudechoseàcôtédeceluiquis’estdéveloppéauseindes

sociétéschrétiennes»(Durkheim,1969[1950]:94),Durkheimfaitdesremarquessur

lesrapportsentreledéveloppementintellectueletl’individualismequinesontpassans

nousrappelerlesdéveloppementsdeWebersurleprocèsparallèledelarationalisation

etdel’individuation(Weber,2003[1904-1905])5.Eneffet,sil’individualismeetl’in-

tellectualismes’accompagnentsouvent,leurarticulationestcontingente.Bienquede

grandesreligionsaientpudévelopperunhautdegréderationalitéoud’intellectuali-

sation,voiredesciences(hindouisme,bouddhisme,confucianisme),ellesn’ontpas

5. ÀproposdeceparallèleentreWeberetDurkheim,celui-ciestmanifestequantaurôleaccordéauchristianismeetplusparticulièrementauprotestantismedansleprocessusderationalisationdelamorale.Lapremièreleçondel’Éducationmoraleintitulée«Introduction.Lamoralelaïque»entémoigne(1974[1925]:1-12).

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enfantél’individualisme(Weber,1996).Cederniern’estpossiblequedanslessociétés

deladivisiondutravailsocialetdel’avènementdel’individualisme.PourDurkheim,

l’intellectualisme,oul’espritrationnel,n’estqu’unaspectdel’individualisme,l’autre

aspectenestlacomposantemorale.Lesidéesnouvellessurleplanmoral,commecelle

d’une«conceptionlargedel’humanité»,exigentcependantcetteavancéedurationa-

lisme.

Or,lerationalismen’estqu’undesaspectsdel’individualisme:c’enestl’aspectintellectuel.Iln’yapaslàdeuxétatsd’espritdifférents,maisl’unn’estquel’enversdel’autre,etréciproquement.Quandonsentlebesoindelibérerlapenséeindividuelle,c’estque,d’unemanièregénérale,onsentlebesoindelibérerl’individu.Laservitudeintellectuellen’estqu’unedesservitudesquecombatl’individualisme.Or,toutdéveloppementdel’individualismeapoureffetd’ouvrirlaconsciencemoraleàdesidéesnouvellesetdelarendreplusexigeante.Car,commechacundesprogrèsqu’ilfaitapourconséquenceuneconceptionplushaute,unsensplusdélicatdecequ’estladignitédel’homme,ilnepeutsedéveloppersansnousfaireapparaîtrecommecontrairesàladignitéhumaine,c’est-à-direcommeinjustes,desrelationssocialesdontnaguèrenousnesentionsnullementl’injustice.(Durkheim,1974[1925]:10)

EncoreprochedeWeberpourquil’étudedesdoctrinesreligieusesportaitsur

leurseffetspratiques,Durkheimmentionnequesion«[s’]empêchedemesurerle

degréd’individualismed’unpaysd’aprèsledéveloppementqu’yontatteintlesfacultés

deréflexion,c’estquel’individualismen’estpasunethéorie:ilestdel’ordredelapra-

tique,nondel’ordredelaspéculation»(Durkheim,1969[1950]):95).Ildoitdonc,

cetindividualisme,s’inscriredanslespratiques,lesmœurs,les«organessociaux»,et

il«fautquelasociétésoitarrangéedemanièreàrendrepossibleetdurablecette

constitution[morale].Autrementelleresteàl’étatdiffusetdoctrinaire»(Durkheim,

1969[1950]):95).Réaliste,Durkheimévoqueàceproposlecasdel’individualisme

françaisdontilditqu’«[i]laétéexpriméthéoriquementdanslaDéclarationdesDroits

del’Hommequoiqued’unemanièreoutrée;ilestloincependantd’êtreprofondément

enracinédanslepays»(Durkheim,1969[1950]:95).

Silerôledel’État,aveclecontrepoidsdesgroupessecondaires,estainsid’assurer

laplusgrandeindividuationparl’octroidedroitsdontl’extensionetlesdomaines

d’applicationnefontqueprogresser(droitscivils,politiques,sociaux,moraux),

Durkheimrappellequecesdroitsnefontpasdesindividus«dessortesd’absolusqui

sesuffisentpresquecomplètementàeux-mêmes,deségoïstesquineconnaissentque

leurintérêtpropre.[…]Cen’estpasteloutelindividuquel’Étatchercheàdévelop-

per,c’estl’individuingenerequineseconfondavecaucundenous[…]»(Durkheim,

1969[1950]:104).Durkheimévoquedanslasuitececultedelapersonnequenous

avonsabordéplushautetilrappellequ’ilrevientàl’État«d’organiserleculte,d’y

présider,d’enassurerlefonctionnementrégulieretledéveloppement»(Durkheim,

1969[1950]:104).

Cependant,l’Étatn’apasquecetteviséecosmopolite,soitdefavoriserl’idéal

humain,lafraternitéhumaine,brefcetamourdel’humanitéquiculminedansleculte

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93LecosmopolitismechezÉmileDurkheim:uneidéemorale,unfaitsocial

delapersonne.Ilaencoreunautredevoirqu’oblige,entreautres,laconcurrence

internationale,lefait«quelesÉtats,mêmescivilisés,viventencoreenpartiedansleurs

rapportsmutuelssurlepieddeguerre»:soitledevoirde«maintenirintactl’êtrecol-

lectifqu’ilsforment»,brefdedévelopper«unedisciplinemoraledifférentedecelledu

cultedel’homme.[…]Elleapourbutlacollectiviténationaleetnonl’individu»

(Durkheim,1969[1950]:104-105).PourDurkheim,laconcomitancedecesdeux

devoirsquivontendessensdivergents,soitd’unepart,lesentimentd’attachementà

l’idéalnationaletàl’Étatquil’incarne(unsentimentenracinédanslesformesantiques

ducultedel’Étatau-dessusduquel,rappelleDurkheim,«[i]lsneconcevaientrien

au-dessusde l’État,de lagrandeuretde lagloirede l’État» (Durkheim,1969

[1950]:106),etd’autrepart,lesentimentd’attachementàl’idéalhumain(lephéno-

mèneassociéaudéveloppementdessociétésmodernes),correspondà«undesplus

gravesconflitsmorauxquitroublentnotreépoque,jeveuxdireleconflitquis’est

produitentredesordresdesentimentsélevés[…],entrelepatriotismeetlecosmopo-

litisme(Durkheim,1969[1950]:106).

Eneffet,malgrél’avancéeinéluctabled’unidéalhumaindeplusenplusuniversel

(lecosmopolitisme),lepatriotisme,entenducomme«l’ensembledesidéesetdes

sentiments qui attachent l’individu à un État déterminé» (Durkheim, 1969

[1950]:108),nepeutdisparaître,cardisparaîtraitdanslemêmetempslecadresocial

nécessaireàlaviemorale,carrappelleDurkheim,«l’hommen’estqu’unêtremoral

queparcequ’ilvitauseindesociétésconstituées»(Durkheim,1969[1950]:107).On

voitvenirlasolutiondeDurkheim.Lecosmopolitismecommeidéeetsentiment

moralnepeutêtresoutenuetentretenucommetouteautreidéeetsentimentmoral

queparuneautorité,brefqueparetdansunesociétépleinementconstituéeet«les

Étatssontaujourd’huilesplushautessociétésorganiséesquiexistent»(Durkheim,

1969[1950]:108).

Eneffet,àplusieursendroits(1974[1925]:64-65;1986[1893]:265-266,401-

402;1969[1950]:108),Durkheimévoquelapossibilitéde«l’humanitéelle-même

organiséeensociété.[…]unetelleidée,siellen’estpastoutàfaitirréalisable,doitêtre

rejetéedansunavenirtellementindéterminé,qu’iln’yavraimentpaslieudelafaire

entrerenlignedecompte»(Durkheim,1969[1950]:108).Mêmeuneconfédération

desÉtatseuropéens,dontDurkheimévoquedéjàlapossibilitédansDTSdansles

termes«d’unesociétéeuropéennequia,dèsàprésent,quelquesentimentd’elle-même

etuncommencementd’organisation»(1986[1893]:402),bienqu’ellenousrappro-

cheraitdubut«neserapasl’humanité»(Durkheim,1969[1950]:108).Larésolution

del’antinomierésidedoncence«quel’idéalnationalseconfondeavecl’idéalhumain

[…].QuechaqueÉtatsedonnepourtâcheessentielle,nondes’accroître,d’étendre

sesfrontières,maisd’aménageraumieuxsonautonomie,d’appeleràuneviemorale

deplusenplushauteleplusgrandnombredesesmembres,ettoutecontradiction

disparaît entre la morale nationale et la morale humaine» (Durkheim, 1969

[1950]:109);ou,pourledireautrement,«quelepatriotismetendeàdevenirune

petitepartieducosmopolitisme»(Durkheim,1969[1950]:109).Pourledireavec

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Filloux,«[il]s’agitensommedepasserd’uninternationalismeenextension,qui

regrouperaitdespatries,àuninternationalismeencompréhension,quicoïnciderait,

danslecadredechaquepatrieexistante,avecunpatriotismeouvert,travaillantàréa-

liserauseindechacuned’ellesunidéaluniversel»(Filloux,1987[1970]:60).Pour

Durkheim,rappelons-le,«[c]epatriotismen’exclutpas,ils’enfaut,toutorgueilnatio-

nal[…].Maislessociétéspeuventmettreleuramour-propre,nonàêtrelesplus

grandesoulesplusaisées,maisàêtrelesplusjustes,lesmieuxorganisées,àavoirla

meilleureconstitutionmorale»(Durkheim,1969[1950]:109).

DansL’éducationmorale,dansundeschapitresconsacrésàl’attachementaux

groupes(famille,patrie,humanité),Durkheimreprendlecœurdesonargumentaire

enfaveurdupatriotismecomme«petitepatrieducosmopolitisme»,maisilinsistesur

lefaitquechaqueÉtatpuisseconserversapersonnalité,quecelasefasse«conformé-

mentàsontempéramentpropre,àsonhumeur,àsonpasséhistorique»(Durkheim,

1974[1925]:66).Pourautantquelapatrie«soitconçue,noncommeunepersonna-

litéavidementégoïste,uniquementpréoccupéedes’étendreetdes’agrandiraudétri-

mentdespersonnalitéssemblables,maiscommeundesmultiplesorganesdontle

concoursestnécessaireàlaréalisationprogressivedel’idéed’humanité»(Durkheim,

1974[1925]:67),l’écoleanotammentcommebutdesusciterl’attachementàlapatrie

ainsientendue,«àlaconnaîtreetàl’aimer».

Lapatrie, telleque la réclame laconsciencemoderne,cen’estpas l’État jalouxetégoïste,quineconnaîtd’autresrèglesquesonintérêtpropre,quiseconsidèrecommeaffranchidetoutedisciplinemorale;mais,cequienfaitlavaleurmorale,c’estqu’elleestl’approximationlaplushautepossibledecettesociétéhumaine,actuellementirréaliséeetpeut-êtreirréalisable,maisquiconstituelalimiteidéaledontnoustendonsànousrapprocherindéfiniment.Car,qu’onsegardedevoir,danscetteconceptiondelapatrie,jenesaisquellerêveried’utopiste.Ilestaisédevoir,dansl’histoire,qu’elledevientdeplusenplusuneréalité.(Durkheim,1974[1925]:68-69)

Enlogeantlecosmopolitismeensonsein,lepatriotismeneconduitdoncpasune

sociétéparticulière,unenation,aureniementdesoi(Chernillo,2008).Aucontraire,

ellelefaitenassumant«sontempérament,sonhumeuretsonpasséhistorique»etce,

dansuneperspectived’ouvertureetdedécentrement.InglisetRoberstonsignalent

quelapenséesocialecontemporaineestenphaseaveccette«glocalization»développée

parDurkheim(InglisetRobertson,2008:12-13)etilssignalentnommémentcellede

JürgenHabermas.Cedernierincarne,entreautres,unepositionquel’onpeuteneffet

rapprocherdecelledeDurkheim,cellequisoutientquel’Étatdedroitdémocratique

reposesuruneculturepolitiquedontlareconnaissancedesdroitsfondamentaux

constituelesocleauqueldoits’arrimertouteintégration.Cepointdevueaffirmedans

lemêmetempsquecepatriotismeconstitutionneln’estpasdéconnectédelacommu-

nautéhistoriqueetdesvaleursdanslesquellesils’enracine,brefdelacommunauté

moraledontilémane.Rienn’estpluséloignédelapenséed’Habermasquederéduire

l’intégrationpolitiqueàunconsentementàdesprincipesjuridiquesnonincorporés

dansunecommunauté, fût-ellenationale.«Àl’encontred’unmalentendutrès

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95LecosmopolitismechezÉmileDurkheim:uneidéemorale,unfaitsocial

répandu,patriotismedelaConstitutionsignifiequelescitoyensnes’approprientpas

lesprincipesdelaConstitutionuniquementdansleurcontenuabstrait,maisaussià

travers le contexte historique de leur passé national spécifique» (Habermas,

2004:11-12).Ajoutons,pourmarquercetteaffinitédepenséeentreDurkheimet

Habermas,quecedernier,àl’instardupremier,faitdel’universalismemorallapierre

detoucheducosmopolitismecontemporaintoutenyassocianthistoriquementl’idée

d’ÉtatnationalissudelaRévolutionfrançaise:

[l’universalismemoral]signifiequenousrelativisonsnotreformed’existenceenfonctiondesprétentionslégitimesexpriméespard’autresformesdevie;quenousaccordonsdesdroitségauxauxétrangersetauxautres,avectouteslesidiosyncrasiesquisontlesleursettoutcequinouslesrendobscursànosyeux;quenousnenousobstinonspasàvouloirgénéralisernotreidentité;quenousn’enexcluonspasjustementcequis’enécarte;quelesdomainesdetolérancedoiventdevenirinfinimentplusgrandsqu’ilsnelesontaujourd’hui—voilàcequesignifiel’universalismemoral.L’idéed’ÉtatnationalquiarésultédelaRévolutionfrançaiseavaitaudépartunsensabsolumentcosmopolitique.(Habermas,2005:21)

PourDurkheim,lapatrie,entantqu’Étatnational,celleenquiconvergeune

communautédecultureetd’histoire,soitunecommunautémorale,etunecommu-

nautélégale(organisationpolitico-légale),demeure«lasociétéorganiséelaplushaute

quiexiste»(Durkheim,1970b:294)etc’estensonseinquel’espritducosmopolitisme

prendcorps.Malgrél’importancequeDurkheimaccordeàunprocessushistorique

defusiondespetitespatriesauseindeplusgrandes,cettesociétéinternationale

demeuredanslesfaitsinorganique.Discutant,àlafindel’année1907,avecThéodore

Ruyssen,spécialistedudroitinternational,Durkheimrappellececi:

[c]equenousmontrel’histoirec’estquetoujours,parunevéritableforcedeschoses,lespetitespatriessontvenuessefondreauseindepatriesplusgrandesetcelles-ciauseind’autresplusgrandesencore.Pourquoicemouvementhistorique,quisepoursuitdanslemêmesensdepuisdessiècles,viendrait-iltoutàcoups’arrêterdevantnospatriesactuelles?Qu’ont-ellesdeparticulièrementintangiblequil’empêched’allerplusloin?(Durkheim,1970b:297)

PourDurkheim,laconditiondepossibilitédel’achèvementdeceprocessus

reposesurunpacifismerenouvelédontildoutedesoneffectuationmaisnondesa

pertinencecommebutàpoursuivre:

Jemedemandesilevraipacifismeneconsistepasàfairetoutcequiestennouspourquecemouvementsecontinue,maispacifiquement,etnonplusparlaviolenceetlaguerresuivantlaloidominantedupassé.Sansdoute,c’estunidéalbiendifficilementréalisableàlalettre;ilestvaind’espérerquelaguerrenejoueraaucunrôledanscestransformations;maischercherparavanceàfaireensortequemoindresoitsapartnelaissepasd’êtreunbutdigned’êtrepoursuivi.(Durkheim,1970b:297)

Cependant,avecl’étudedutextequeDurkheimpublieen1915,L’Allemagneau

dessusdetout.Lamentalitéallemandeetlaguerre,onpeutconclureavecFrédéric

RamelqueDurkheim«rendexplicitelemilieuinternationalquiinfluesurlecompor-

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96 sociologie et sociétés • vol. xliv.1

tementdesÉtatsmaisneconclutpasàl’existenced’unesociétéinternationaleorgani-

sée.Àlafindesavie,Durkheimconsidèrelapatrie,ausensd’identitémoralenationale,

commelaseuleetuniqueunitédebaseàpartirdelaquellelapaixinternationalepeut

émerger»(Ramel,2004:511).Cependant,cettecritiquenerelèguepasl’argumentdu

cosmopolitismeàl’arrière-plan,aucontraire.C’estparcequele«comportementbel-

liqueuxdel’Allemagneestnourriparunnationalismeétroitetchauvinqu’ilestl’an-

tithèsemêmeducosmopolitismeetqu’ilestmoralementrépréhensibleprécisément

parcequ’ilvaàl’encontredecedernier,mêmesilesrèglesdecelui-cidemeurent

rudimentaires»(InglisetRobertson,2008:12[traduction]).Sic’estauseinde

lapatrie,d’unesociétéparticulière,queseformelecosmopolitisme,celle-ciadoncla

tâchedeformerlecitoyencosmopolite.

4. former le citoyen cosmopolite

C’estdansladeuxièmepartiedeL’éducationmoralequeDurkheims’emploieàdégager

lesmoyensparlesquelsl’écolepeut«constituerchezl’enfantlesélémentsdelamora-

lité»dontlesdeuxpremierssontl’espritdedisciplineetl’attachementauxgroupes,le

troisièmeétantl’autonomiedelavolonté.Ilseraiciquestiondel’attachementaux

groupes,notammentdel’attachementàlasociétépolitiqueentenduecommepatrie

ouverteàréaliserl’idéald’humanité.PourDurkheiml’importancedel’écolepourla

socialisationestfondamentaled’autantqu’ilnemanquepasdesoulignerunautre

traversdutempéramentnationalfrançais:«lafaiblessedel’espritd’association.Nous

avonsunpenchantmarquépourunindividualismefarouche,quinousfaitapparaître

commeintolérableslesobligationsqu’entraînetouteviecommune[…]»(Durkheim,

1974[1925]:198).Sil’écoleestl’institutionparexcellencedelasocialisation,del’ap-

prentissagepratiquedelavieengroupeetensociété,elleestaussilelieudesenseigne-

mentset,parmiceux-ci,Durkheiminsisteenparticuliersurl’enseignementdes

sciences,desartsetdel’histoire.Pourluttercontrele«rationalismesimpliste»,une

tournured’espritquidétourneducomplexeauprofitdecequiestsimple,Durkheim

promeutl’enseignementdessciencesdelanaturephysique,nonpaspour«lui[àl’en-

fant]donnerlesrésultatsenbloc»maispour«luidonnerlesentimentdelamanière

dontprocèdentlessciencesdelanature[…]lelabeurqu’ellescoûtent[….]fairesen-

tirlanécessitédel’expérience,del’observation,c’est-à-direlanécessitépournousde

sortirdenous-mêmes(notreitalique)pournousmettreàl’écoledeschosessinous

voulonslesconnaîtreetlescomprendre»(Durkheim,1974[1925]:222).Bref,pour

Durkheim,sionveutquel’enfantpuisseaccéderàdesnotionscomplexestellesquele

toutestplusquelasommedesesparties,quelasociétén’estpasréductibleàlavision

simplistedel’additiondesindividus,illuifautdebonneshabitudesintellectuelles

tellescellesdéployéesparlessciencesdelanature.Parl’enseignementd’uneculture

esthétique(artetlittérature),Durkheimpoursuitcetteviséededécentrementmais,

ici,surunregistrequiprédisposeauxattitudesmorales:«L’artnousconsole,parce

qu’ilnousdétournedenous-mêmes.Cetoublidesoivamêmechezl’artiste,jusqu’à

devéritablesétatsd’extase.[…]Orceprocessusmentaldel’artiste,ousimplementde

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97LecosmopolitismechezÉmileDurkheim:uneidéemorale,unfaitsocial

l’hommequiéprouveunplaisiresthétique,est,danssonmécanismeintérieur,detous

pointsidentiqueàceluid’oùrésultentlesgrandsactesdesacrificeetdedévouement»

(Durkheim,1974[1925]:228).Enfin,poursusciterinconcreto l’attachementà

lasociété,ilfaut,enplusdes«sciencesdelanaturephysique[qui]constituent,pour

la morale, une propédeutique d’une incontestable utilité» (Durkheim, 1974

[1925]:234),connaîtrecettesociétéenelle-même:«ilfautqu’ilsenteenellequelque

chosederéel,devivant,depuissant[…et]riennepeutmieuxdonnercetteimpres-

sionque l’enseignementde l’histoire, s’il estbiencompris» (Durkheim,1974

[1925]:234).IciDurkheimévoquel’importancedecentrerl’enseignementdel’his-

toiresur«l’actiondecesforcescollectivesetanonymesquimènentlespeuplesparce

qu’ellessontl’œuvredespeuples,parcequ’ellesémanent,nondeteloutelindividu,

maisdelasociétédanssonensemble»(Durkheim,1974[1925]:234).Fairevoirla

natureréelledudéveloppementhistoriquequiestloindeserésumeràunesuitede

générationsspontanéesquirelientl’ancienetlenouveau.Évoquantlesidéesdela

Révolutionfrançaise,Durkheimécrit:«[p]ourfaireaimerlesidéesquionttrouvéleur

formuleàlafindusiècledernier,iln’estpasnécessairedelesprésentercommeune

sorted’improvisationpresqueinintelligible.Neprennent-ellespasaucontraireplus

d’autorité,sil’onmontrequ’ellesétaient,enréalité,leproduitnatureldetoutledéve-

loppementantérieur?»(Durkheim,1974[1925]:235).Ainsi,lavoieest-ellepavée

pourmettreencontactaveclasociétéquiest,«avanttout,unensembled’idéesetde

sentiments,decertainesmanièresdevoiretdesentir,unephysionomieintellectuelle

etmoralequiestdistinctivedugroupetoutentier.Lasociétéest,avanttout,une

conscience:c’estlaconsciencedelacollectivité»(Durkheim,1974[1925]:236).Par

l’enseignementdel’histoire,ilfautdoncmettrel’enfantencontactaveccet«esprit

collectif»,nonpas«faireuncourssurl’espritfrançais:ilfautsimplementsavoiren

quoiilconsiste,etdirigerl’enseignementdemanièreàcequecetespritressortedela

tramedesfaits»(Durkheim,1974[1925]:237).C’estàcemomentqueDurkheim

écritleslignessurlecosmopolitismequenousavonscitéesdanslapremièresection

decetexte:«[c]en’estpasdanscettefindeleçonqu’ilestpossiblededéterminerles

principauxtraitsdenotrecaractèrenational;maisilenesttoutaumoinsunsurlequel

jevoudraisinsister;carilmeparaîtdevoirconstituerlepointcentraldutableau,celui

autourduqueltouslesautresviendraientnaturellementsegrouper.C’estlatendance

universalisteet,parsuite,cosmopolitique[notreitalique]detoutesnosconceptionset

detoutesnosproductions»(Durkheim,1974[1925]:238).

L’éducationmoraledeDurkheimculminedoncsurlecosmopolitisme,comme

traitprincipalducaractèrenationalfrançais,etcommenousl’avonsdéjàsouligné,

touteidéemoraleasasourceetsafindansunesociétéparticulièredontelleémaneet

qu’elleexprimeviasesreprésentationscollectives.Ainsi,loindereposersurlefaitde

laraisonuniverselle(Kant),cetteidéemoraleémerged’unprocessussocialquilaisse

poindredemanièredifférenciéeselonlessociétéslepotentielcosmopolitedechacune

d’ellesetlesformesparticulièresdesatransmissionetdesadiffusiondanslasociété

vial’école,principaletfondamentalvecteurdesocialisation.LeplaidoyerdeDurkheim

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98 sociologie et sociétés • vol. xliv.1

pourl’enseignementdessciencesdelanaturephysique,desartsetdel’histoireaune

viséequiestdefavoriserl’attachementaugroupe,àlasociétépolitiqueentenduede

manièrenonrestrictive,brefàformerlecitoyenuniverselenfavorisantl’ouvertureet

ledécentrement.Eneffet,

[L]’enseignement des sciences, selon Durkheim, servait de façon élargie le butpédagogiqueetcognitifdecultiverunequalitédel’espritapteàsaisir,àapprécieretàs’engagerdanslacomplexité.L’artpouvaitcultiveruneaptitudeàtranscenderleslimitessubjectivesduperspectivismeetdel’égocentrismeendéveloppantlescapacitéspourleverstehen,soitunehabilitéherméneutiqueetempathiquequipermetd’entrerdanslemonde,delecomprendre,levoiretl’interpréterselond’autrespointsdevue.Etl’enseignementdel’histoire,selonDurkheim,seposeencontrepoidsauxtendancesàlapertedel’historicitéetàl’amnésiecollectiveentantqueconséquencesdeladivisiondutravailetdel’individualismeenrévélantlacontinuitéaveclepassé,l’héritage,lelegsetlatradition,basesnécessairesàlaviecollectiveetàl’attachementàl’intérieurd’unesolidaritéorganiquepluslarge.(Keohane,2008:277-278[traduction])6

Cequiestdoncviséparchacundecesenseignementsestdecontribueràforger

intellectuellement(enseignementdessciences)etmoralement(enseignementdesarts)

cettecapacitédedécentrement,cetteouverturequeDurkheimassocieàuntraitde

caractèrenational:unintellectualismeuniversaliste,cosmopolite.Pourledireavec

MarkS.Cladis,

Durkheimindiquaitquelesfuturscitoyensdeladémocratieontbesoindeconnaîtrelesstylesdecroyancesetpratiquesautresqueceuxdeleurfamilleoudeleurgroupelocal.Ilsoulignaitlebesoindefamiliariserlesétudiantsàl’inconnuafinqu’ilspuissentapprécierl’altéritéetreconnaîtrel’étrangercommeunsimpleêtrehumain[…].Lesétablissementsd’enseignementdoiventdévelopperchezlesélèveslacapacitéd’évaluerlespratiquescontemporainesàlalumièredepratiquesalternativesissuesdesculturesétrangèresoud’autrefois,des’intéresserauxnouveauxdéveloppementsdelasociétécontemporaineetdehausserlesidéauxdelonguedatequinécessitentuneplusgrandeactualisationdanslespratiquessociales.(Cladis,2005:393,394[traduction])

conclusion

LecosmopolitismechezDurkheimn’estpasqu’une«penséeauximplicationsetàla

portéecosmopolitiques»(Truc,51),soitlecosmopolitismedesasociologie,ilestaussi

unobjet.C’estentantqu’idéemorale,qu’idéalmoral,queDurkheimabordelecos-

mopolitismeet,pourDurkheim,toutidéalmoralestunfaitsocial,iltrouvesasource

etsafindanslasociété.

Lasociologieseplacedoncd’embléedansl’idéal;ellen’yparvientpaslentement,autermedesesrecherches;elleenpart.L’idéalestsondomainepropre.Seulement(etc’est

6. PourKeohane,lesviséesdecesenseignementsseretrouventaussidansdesœuvreslittérairestellecelledeJoyceetilmontrecommentlecosmopolitismedecedernieresttoutaussienraciné,rationneletmodernequeceluipromuparDurkheimetaussiqu’illefaitégalementsansfairel’économied’unebonnedosed’ironie.

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99LecosmopolitismechezÉmileDurkheim:uneidéemorale,unfaitsocial

parlàqu’onpourraitlaqualifierdepositivesi,accoléàunnomdescience,cetadjectifnefaisaitpléonasme),ellenetraitequel’idéalquepourenfairelascience.Nonpasqu’elleentreprennedeleconstruire;toutaucontraire,elleleprendcommeunedonnée,commeunobjetd’étude,etelleessaiedel’analyseretdel’expliquer.(Durkheim,1996c:141)

C’estcequenousavonsfaitressortireninsistantsurlecosmopolitismecomme

idéemoraleet,àcetitre,commeunfaitsocial.Cetteidéed’une«largeconceptionde

l’humanité»,durespectdeladignitédetoutepersonneetd’unélancompassionnel

pourtoutcequisubitdel’injustice,cequiprendlaformeducultedelapersonne,ne

tombepasduciel;elleprovientdestransformationsdessociétésqui,pourainsidire,

fabriquentl’individudontlerapportauxautrespassedésormaisparladivisiondu

travailsocial.C’estellequiestsourcedesolidaritéetlaconsciencecollectivequijouait

cerôledanslessociétéstraditionnellesneserapporteplusmaintenantqu’aurespect

delapersonne,detoutepersonne.Durkheimmontrecommentcetindividualisme

moralestlefaitmêmedelamontéeenpuissancedessociétéspolitiquesmoderneset,

enl’occurrence,pourlaFrance,aupointoù«ledevoirfondamentaldel’État[qui]est

d’appelerprogressivementl’individuàl’existencemorale.Jedisquec’estsondevoir

fondamentalcarlamoraleciviquenepeutavoird’autrepôlequelescausesmorales.

Parcequelecultedelapersonnehumaineparaîtdevoirêtreleseulquisoitappelé

àsurvivre»(Durkheim,1969[1950]:104).Onl’avu,Durkheimnemanquepasde

reconnaîtrequelemaintiendelacollectiviténationaleestaussilégitimeetlarésolu-

tiondel’antinomieentrelesdeuxsentiments,«ceuxquiattachentàl’idéalnational,

àl’Étatquiincarnecetidéal,etceuxquiattachentàl’idéalhumain,àl’hommeen

général,enunmot,entrelepatriotismeetlecosmopolitisme»(Durkheim,1969

[1950]:107),passeparleurarticulationplutôtqueparleurexclusionréciproque.

«[Q]uandl’idéaldugroupen’estqu’uneformeparticulièredel’idéalhumain,quand

letypeducitoyenseconfondengrandepartieavecletypegénériquedel’homme,c’est

àl’hommeentantqu’hommequenousnoustrouvonsattachés»(Durkheim,1974

[1925]:70),voilàlecitoyencosmopolite.

Maiscelui-ci,avons-nousvu,ilincombeàlasociétédeleformer,cequeDurkheim

développedansL’éducationmorale.Évoquantce«patriotismespiritualisé»,celuiqui

logelecosmopolitisme,Durkheimyassocielefaitque«desidéesnouvellesdejustice

etdesolidaritésontentraindes’élaborerqui,tôtoutard,sesusciterontdesinstitu-

tionsappropriées»(Durkheim,1974[1925]:86).C’estpourquoil’éducationmorale,

loinden’êtrerivéequesurlepremierélémentdelamoralité,l’espritdediscipline

(auquelonassocietropsouventDurkheim),doit«travailleràdégagercesidéesencore

confusesetinconscientesd’elles-mêmes,lesfaireaimerdesenfants,sansprovoquer

chezeuxdesentimentsdecolèrecontrelesidéesoulespratiquesquelepassénousa

léguées,etquiontétélaconditiondecellesquiseformentsousnosyeux»(Durkheim,

1974[1925]:87).Nifairetablerasedupassé,nileglorifier,bref,leconsidéreravec

respectetcritique.Avecl’enseignementdessciencesdelanature,desartsetdel’his-

toire,Durkheimyvoitdestremplinspourdévelopperl’ouvertureetledécentrement,

deuxvertusducosmopolitisme.Ensomme,notrearticleadégagéque,pourDurkheim,

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lecosmopolitismeestuneidéemoralequiaunehistoireintellectuelleetsocialeainsi

qu’unenracinementdanslatraditionfrançaiserépublicaine;nousavonségalement

dégagéquecetteidéemoraleavaitaussiuneactualitédanslecadredesdébatssuscités

parl’affaireDreyfusetceuxquiopposaientlesprotagonistesdestendancescollecti-

vistes(internationalismedeclasse)etceuxdupatriotismeétroit(expansionmilitaire

etmercantile),actualitéquiapermisàDurkheimdeconsolidersesdéveloppements

surl’articulationducosmopolitismeaupatriotisme;enfin,nousavonsdégagéque

cetteidéemoralesous-tendchezDurkheimlatâcheéducative,laformationducitoyen

cosmopolite.

résumé

Le cosmopolitisme chez Émile Durkheim n’est pas réductible au cosmopolitisme de sa sociologie, il est aussi un objet. C’est en tant qu’idée morale, qu’idéal moral, que Durkheim aborde le cosmopolitisme et, pour Durkheim, tout idéal moral est un fait social, il trouve sa source et sa fin dans la société. Cette exigence d’universalité, l’individualisme moral, a une histoire, une actualité et un projet que Durkheim rapporte au sein de la société française : « notre cosmopolitisme ». On débutera donc en consolidant l’affirmation du cosmopolitisme comme idée morale et trait de l’esprit français [1] ; on poursuivra en dégageant et explicitant le noyau dur du cosmopolitisme comme idée morale, soit l’individualisme moral [2] ; nous suivrons en présentant les développements issus de la sociologie politique durkheimienne, notamment ceux où Durkheim s’emploie à surmonter une double antinomie : celle relative au développement concomitant des droits de l’individu et de l’État, celle entre le culte de la personne en général, la tendance cosmopolite, et la tendance nationaliste du patriotisme [3] ; enfin, en référence à L’éducationmorale, on s’intéressera à la formation du citoyen cosmopolite [4].

Mots clés : Durkheim, cosmopolitisme, individualisme moral, éducation

abstract

Cosmopolitanism in Emile Durkheim is not reducible to the cosmopolitanism of his sociology, it is also an object. It is moral as an idea, moral ideal, that Durkheim discusses cosmopolitanism and, for Durkheim, any moral ideal is a social fact, it finds its source and its purpose in society. This requirement of universality, moral individualism, has a story, a news and project reports that Durkheim in French society, « our cosmopolitanism. » We therefore begin by consolidating the affirmation of cosmopolitanism as a moral idea and line of the French spirit [1], we continue by identifying and explaining the core idea of cosmopolitanism as a moral or moral individualism [2], we will follow with developments in political sociology from Durkheim, especially those with Durkheim seeks to overcome a double paradox : that relating to the concurrent development of individual rights and state, between the worship of the person in general The trend cosmopolitan and nationalist patriotism [3] and finally, in reference to moraleducation, we will focus on the formation of cosmopolitan citizen [4].

Key words : Durkheim, cosmopolitanism, moral individualism, education

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101LecosmopolitismechezÉmileDurkheim:uneidéemorale,unfaitsocial

resumen

El cosmopolitismo en Emile Durkheim no puede reducirse el cosmopolitismo de su sociología : éste es igualmente un objeto. Durkheim abordará el cosmopolitismo como idea moral, como ideal moral y, para él, todo ideal moral es un hecho social, encuentra su origen y su fin en la sociedad. Esta exigencia de universalidad, de individualismo moral, tiene una historia, una actualidad y un proyecto que Durkheim lleva al seno de la sociedad francesa : « nuestro cosmopolitismo ». Iniciaremos aquí entonces consolidando la afirmación de cosmopolitismo como ideal moral y rasgo del espíritu francés [1] ; continuaremos despejando y haciendo explícito el núcleo fuerte del cosmopolitismo como ideal moral, es decir, como individualismo moral [2] ; luego presentaremos los desarrollos producidos por la sociología política durkheimiana, principalmente aquellos donde Durkheim se dedica a resolver una doble antinomia : aquella relacionada con el desarrollo concomitante de los derechos del individuo y del Estado, aquella entre el culto de la persona en general, la tendencia cosmopolita, y la tendencia nacionalista del patriotismo [3] ; finalmente, con relación a la educación moral, nos interesaremos en la formación del ciudadano cosmopolita [4].

Palabras claves : Durkheim, cosmopolitismo, individualismo moral, educación

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