46331603 Durkheim Education Morale

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Émile DURKHEIM (1902-1903) L’éducation morale (Cours de sociologie dispensé à la Sorbonne en 1902-1903) Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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  • mile DURKHEIM (1902-1903)

    Lducation morale

    (Cours de sociologie dispens la Sorbonne en 1902-1903)

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt

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    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi revue et corrige avec ajout des mots grecs manquants par Bertrand Gibier, bnvole, professeur de philosophie au Lyce de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais), [email protected] ,

    mile Durkheim (1902-1903) Lducation morale (Cours de sociologie dispens la Sorbonne en 1902-1903.)

    Une dition lectronique ralise partir du livre dmile Durkheim, Lducation morale. Paris : Librairie Flix Alcan, 1934.

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    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition complte le 23 mai 2002 par Jean-Marie Tremblay Chicoutimi, Qubec, revue, corrige avec ajout des mots grecs manquants par Bertrand Gibier le 28 juin 2008.

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    Table des matires

    Avertissement de Paul Fauconnet, 1925 Introduction : 1re leon. La Morale laque Premire partie : Les lments de la moralit 2e leon. Le premier lment de la moralit : l'esprit de discipline3e leon. L'esprit de discipline (suite)4e leon. L'esprit de discipline (fin). - Le second lment de la moralit :

    l'attachement aux groupes sociaux 5e leon. Le second lment de la moralit (suite)6e leon. Le second lment de la moralit (fin). Rapports et unit des deux lments 7e leon. Conclusions sur les deux premiers lments de la moralit. - Le troisime

    lment: l'autonomie de la volont. 8e leon. Le troisime lment de la moralit (fin) Deuxime partie : Comment constituer chez lenfant les lments de la moralit I. - L'esprit de discipline

    9e leon. La discipline et la psychologie de l'enfant10e leon. La discipline scolaire11e leon. La pnalit scolaire12e leon. La pnalit scolaire (suite)13e leon. La pnalit scolaire (fin). Les rcompenses

    II. - L'attachement aux groupes sociaux

    14e leon. L'altruisme de l'enfant15e leon. Influence du milieu scolaire

    I. - Influence gnrale du milieu scolaire 16e leon. Le milieu scolaire (fin). - L'enseignement des sciences

    II. - Influence gnrale de l'enseignement 17e leon. L'enseignement des sciences (fin)18e leon. La culture esthtique. - L'enseignement historique

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    Avertissement

    Retour la table des matires Ce cours sur L'ducation morale est le premier cours sur la Science de l'ducation

    que Durkheim ait fait la Sorbonne, en 1902-1903. Il l'avait, ds longtemps, bauch dans son enseignement Bordeaux. Il l'a rpt ultrieurement, par exemple en 1906-1907, sans modifier la rdaction. Le cours comprenait vingt leons. Nous n'en don-nons ici que dix-huit. Les deux premires sont des leons de mthodologie pdagogi-que. La premire est la leon d'ouverture, publie, en janvier 1903, dans la Revue de mtaphysique et de morale, et reproduite dans le petit volume : ducation et sociolo-gie, publi par nous en 1922.

    Durkheim rdigeait ses leons in extenso. On trouvera ici la reproduction textu-

    elle de son manuscrit. Nos corrections sont de pure forme ou insignifiantes. Nous avons cru inutile de les signaler. En aucun cas, elles n'intressent la pense.

    Le lecteur est pri d'accepter de bonne grce un dfaut invitable de ce livre. Pres-

    que toujours, le dbut d'une leon chevauche sur les dernires pages de la leon ant-rieure : soit que Durkheim rsume pour mieux relier, soit qu'il crive une seconde fois un dveloppement qu'il n'a pas eu le temps de faire oralement la semaine prc-

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    dente. Pour corriger ce dfaut, il nous aurait fallu procder des remaniements ten-dus, invitablement arbitraires. Nous avons pens que des scrupules purement littrai-res ne devaient pas prvaloir sur le respect d au texte original. Souvent, d'ailleurs, les deux rdactions successives diffrent par des dtails intressants.

    La premire partie du cours est ce que Durkheim a laiss de plus complet sur ce

    qu'on appelle la morale thorique : thorie du devoir, du bien, de l'autonomie. Une partie de ces leons a pass dans la communication, sur La dtermination du fait moral , insre dans le Bulletin de la Socit franaise de Philosophie de 1906, et rimprime dans le volume intitul : Philosophie et sociologie (1924). Les mmes questions auraient t reprises dans les Prolgomnes de La morale, auxquels Durkheim travaillait dans les derniers mois de sa vie, et dont M. Mauss a donn un fragment dans la Revue philosophique de 1920, t. 89, p. 79. Il n'est pas douteux que, sur certains points, la pense de Durkheim avait progress, de 1902 1917.

    La deuxime partie du cours, symtrique la premire, devrait comprendre trois

    sections : une sur l'esprit de discipline, la seconde sur l'esprit d'abngation, la troi-sime sur l'autonomie de la volont, tudie cette fois d'un point de vue proprement pdagogique. La dernire de ces trois sections manque ici. C'est que l'ducation de l'autonomie est l'affaire de L'enseignement de la morale l'cole primaire, sujet au-quel Durkheim a consacr plusieurs fois, notamment en 1907-1908, un cours annuel tout entier. Le manuscrit de ce cours n'est pas tabli dans des conditions qui en permettent la publication.

    On remarquera que les leons ne correspondent pas exactement des chapitres, et

    que c'est souvent dans le courant d'une leon que se fait le passage d'un sujet au suivant. Nous donnons, dans une table des matires, le plan de l'ouvrage.

    Paul Fauconnet, 1925.

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    Premire leon

    Introduction La morale laque

    Retour la table des matires Parce que c'est en pdagogue que nous allons parler de l'ducation morale, il nous

    a paru ncessaire de bien dterminer ce qu'il fallait entendre par pdagogie. J'ai donc montr tout d'abord qu'elle n'tait pas une science. Ce n'est pas qu'une science de l'ducation ne soit possible, mais la pdagogie n'est pas cette science. Cette distinc-tion est ncessaire, afin que l'on ne juge pas des thories pdagogiques d'aprs les principes qui ne conviennent qu'aux recherches proprement scientifiques. La science est tenue de chercher avec le plus de prudence possible ; elle n'est pas tenue d'aboutir dans un temps donn. La pdagogie n'a pas le droit d'tre patiente au mme degr ; car elle rpond des ncessits vitales qui ne peuvent attendre. Quand un change-ment dans le milieu rclame de nous un acte appropri, l'acte ne peut tre ajourn. Tout ce que peut et doit faire le pdagogue, c'est de runir, le plus consciencieu-

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    sement qu'il est possible, toutes les donnes que la science met sa disposition, chaque moment du temps, pour guider l'action ; et on ne peut rien lui demander de plus.

    Mais, si la pdagogie n'est pas une science, elle n'est pas non plus un art. L'art, en

    effet, est fait d'habitudes, de pratiques, d'habilet organise. L'art de l'ducation, ce n'est pas la pdagogie, c'est le savoir-faire -de l'ducateur, l'exprience pratique du matre.

    Et il y a l deux choses si nettement diffrentes, qu'on peut tre assez bon matre,

    tout en tant peu propre aux spculations pdagogiques. Inversement, le pdagogue peut manquer de toute habilet pratique. Nous n'aurions volontiers confi une classe ni Montaigne ni Rousseau, et les checs rpts de Pestalozzi prouvent qu'il ne possdait qu'incompltement l'art de l'ducation. La pdagogie est donc quelque cho-se d'intermdiaire entre l'art et la science. Elle n'est pas l'art, car elle n'est pas un systme de pratiques organises, mais d'ides relatives ces pratiques. Elle est un en-semble de thories. Par l, elle se rapproche de la science. Seulement, tandis que les thories scientifiques ont pour but unique d'exprimer le rel, les thories pdago-giques ont pour objet immdiat de guider la conduite. Si elles ne sont pas l'action elle-mme, elles y prparent et en sont toutes proches. C'est dans l'action qu'est leur raison d'tre. C'est cette nature mixte que j'essayais d'exprimer, en disant qu'elle est une thorie pratique. Par l se trouve dtermine la nature des services qu'on en peut attendre. Elle n'est pas la pratique, et, par consquent, elle n'en peut dispenser. Mais elle peut l'clairer. Elle est donc utile dans la mesure o la rflexion est utile l'exprience professionnelle.

    Si elle excde les limites de son domaine lgitime, si elle entend se substituer

    l'exprience, dicter des recettes toutes faites que le praticien n'aura qu' appliquer mcaniquement, elle dgnre en constructions arbitraires. Mais, d'un autre ct, si l'exprience se passe de toute rflexion pdagogique, elle dgnre son tour en rou-tine aveugle, ou bien elle se met la remorque d'une rflexion mal informe et sans mthode. Car la pdagogie, en dfinitive, n'est pas autre chose que la rflexion la plus mthodique et la mieux documente possible, mise au service de la pratique de l'enseignement.

    Cette question prjudicielle vide, nous pouvons en venir au sujet qui doit nous

    occuper cette anne, c'est--dire au problme de l'ducation morale. Pour pouvoir le traiter avec mthode, il convient, je crois, de dterminer les termes dans lesquels il se pose aujourd'hui. Car il se prsente nous dans des conditions particulires. C'est, en effet, dans cette partie de notre systme pdagogique traditionnel que la crise dont je parlais dans la dernire leon atteint son maximum d'acuit. Il importe d'on bien comprendre les raisons.

    Si j'ai pris pour sujet de cours le problme de l'ducation morale, ce n'est pas

    seulement en raison de l'importance primaire que lui ont toujours reconnue les pda-

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    gogues, mais c'est qu'il se pose aujourd'hui dans des conditions de particulire urgen-ce. En effet, c'est dans cette partie de notre systme pdagogique traditionnel que la crise, dont je parlais dans notre dernire leon, atteint son maximum d'acuit. C'est l que l'branlement est peut-tre le plus profond, en mme temps qu'il est le plus grave ; car tout ce qui peut avoir pour effet de diminuer l'efficacit de l'ducation morale, tout ce qui risque d'en rendre l'action plus incertaine, menace la moralit pu-blique sa source mme. Il n'est donc pas de question qui s'impose d'une manire plus pressante l'attention du pdagogue.

    Ce qui a, non pas cr, mais rendu manifeste cette situation, qui, en ralit, tait

    depuis longtemps latente et mme plus qu' demi ralise, c'est la grande rvolution pdagogique que notre pays poursuit depuis une vingtaine d'annes. Nous avons dci-d de donner nos enfants, dans nos coles, une ducation morale qui ft purement laque : par l, il faut entendre une ducation qui s'interdise tout emprunt aux princi-pes sur lesquels reposent les religions rvles, qui s'appuie exclusivement sur des ides, des sentiments et des pratiques justiciables de la seule raison, en un mot une ducation purement rationaliste. Or, une nouveaut aussi importante ne pouvait pas se produire sans troubler des ides reues, sans dconcerter des habitudes acquises, sans ncessiter des rarrangements dans l'ensemble de nos procds ducatifs, sans poser par suite des problmes nouveaux, dont il importe de prendre conscience. Je sais que je touche ici des questions qui ont le triste privilge de soulever des passions contra-dictoires. Mais il est impossible que nous n'abordions pas ces questions rsolument. Parler de l'ducation morale, sans prciser dans quelles conditions il s'agit de la donner, ce serait se condamner par avance ne pas sortir des gnralits vagues et sans porte. Nous n'avons pas chercher ici ce que doit tre l'ducation morale pour l'homme en gnral, mais pour les hommes de notre temps et de notre pays. Or, c'est dans nos coles publiques que se forment la majorit de nos enfants, ce sont elles qui sont et qui doivent tre les gardiennes par excellence de notre type national; quoi qu'on fasse, elles sont comme le rouage rgulateur de l'ducation gnrale ; c'est donc d'elles surtout que nous avons nous occuper ici, et, par consquent, de l'ducation morale telle qu'elle y est et doit y tre entendue et pratique. J'ai, d'ailleurs, l'assu-rance que, quand on apporte l'examen de ces questions un peu d'esprit scientifique, il est facile de les traiter saris veiller aucune passion, sans froisser aucune suscepti-bilit lgitime.

    Tout d'abord, qu'une ducation morale entirement rationnelle soit possible, c'est

    ce qui est impliqu dans le postulat mme qui est la base de la science ; je veux dire le postulat rationaliste, lequel peut s'noncer ainsi : il n'y a rien dans le rel que l'on soit fond considrer comme radicalement rfractaire la raison humaine. En appe-lant ce principe un postulat, je me sers, vrai dire, d'une expression fort impropre. Il avait bien ce caractre, quand l'esprit entreprit pour la premire fois de se soumettre la ralit, si du moins on peut dire que cette premire conqute du monde par l'esprit ait eu un premier commencement. Quand la science commena se constituer, elle dut ncessairement postuler qu'elle tait possible, c'est--dire que les choses pou-vaient s'exprimer en un langage scientifique, ou autrement dit rationnel, car les deux

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    termes sont synonymes. Mais ce qui n'tait alors qu'une anticipation de l'esprit, une conjecture provisoire, s'est trouv progressivement dmontr par tous les rsultats de la science. Elle a prouv que les faits pouvaient tre relis les uns aux autres suivant des rapports rationnels, en dcouvrant ces rapports. Sans doute, il en est beaucoup, ce n'est pas assez dire, il en est une infinit qui restent ignors ; rien mme ne nous assure qu'ils puissent jamais tre tous dcouverts, qu'un moment puisse jamais venir o la science sera acheve et exprimera d'une manire adquate la totalit des choses. Tout incline plutt croire que le progrs scientifique ne sera jamais clos. Mais le principe rationaliste n'implique pas que la science puisse, en fait, puiser le rel ; il nie seulement que l'on ait le droit de regarder aucune partie de la ralit, aucune catgorie de faits comme invinciblement irrductible la pense scientifique, c'est--dire comme irrationnelle dans son essence. Le rationalisme ne suppose nullement que la science puisse jamais s'tendre jusqu'aux limites dernires du donn ; mais qu'il n'y a pas, dans le donn, de limites que la science ne puisse jamais franchir. Or, on peut dire qu'ainsi entendu, ce principe est prouv par l'histoire mme de la science. La manire dont elle a progress dmontre qu'il est impossible de marquer un point au-del duquel l'explication scientifique deviendrait impossible. Toutes les bornes dans lesquelles on a essay de la contenir, elle s'est fait un jeu de les franchir. Toutes les fois o l'on a cru qu'elle tait parvenue la rgion extrme o elle pt avoir accs, on l'a vue, au bout d'un temps plus ou moins long, reprendre sa marche en avant et pntrer dans des rgions qu'on lui croyait interdites. Une fois que la physique et la chimie furent constitues, il semblait que la science dt s'arrter l. Le monde de la vie paraissait dpendre de principes mystrieux qui chappaient aux prises de la pense scientifique. Et cependant, les sciences biologiques finirent par se constituer leur tour. Puis ce fut la psychologie qui, en se fondant, vint dmontrer la rationalit des phnomnes mentaux. Rien donc n'autorise supposer qu'il en soit autrement des phnomnes moraux. Une telle exception, qui serait unique, est contraire toutes les infrences. Il n'y a pas de raison pour que cette dernire barrire, qu'on essaie encore d'opposer aux progrs de la raison, soit plus insurmontable que les autres. En fait, une science s'est fonde, qui en est encore ses dbuts, mais qui entreprend de traiter les phnomnes de la vie morale comme des phnomnes naturels, c'est--dire ration-nels. Or, si la morale est chose rationnelle, si elle ne met en oeuvre que des ides et des sentiments qui relvent de la raison, pourquoi serait-il ncessaire, pour la fixer dans les esprits et les caractres, de recourir des procds qui chappent la raison ?

    Non seulement une ducation purement rationnelle apparat comme logiquement

    possible, mais encore elle est commande par tout notre dveloppement historique. Sans doute, si l'ducation avait brusquement pris ce caractre, il y a quelques annes, on pourrait douter qu'une transformation aussi soudaine ft bien implique dans la nature des choses. Mais, en ralit, elle n'est que le rsultat d'un dveloppement graduel dont les origines remontent, pour ainsi dire, aux origines mmes de l'histoire. Il y a des sicles que l'ducation se lacise. On a dit quelquefois que les peuples primitifs n'avaient pas de morale. C'tait une erreur historique. Il n'y a pas de peuple qui n'ait sa morale : seulement, celle des socits infrieures n'est pas la ntre. Ce qui

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    la caractrise, c'est prcisment qu'elle est essentiellement religieuse. J'entends par l que les devoirs les plus nombreux et les plus importants sont, non pas ceux que l'homme a envers les autres hommes, mais ceux qu'il a envers ses Dieux. Les obliga-tions principales ne sont pas de respecter son prochain, de l'aider, de l'assister, mais d'accomplir exactement les rites prescrits, de donner aux Dieux ce qui leur est d, et mme, au besoin, de se sacrifier leur gloire. Quant la morale humaine, elle se rduit alors un petit nombre de principes, dont la violation n'est que faiblement r-prime. Ils sont seulement sur le seuil de la morale. Mme en Grce, le meurtre occu-pait, dans l'chelle des crimes, une place bien infrieure aux actes graves d'impit. Dans ces conditions, l'ducation morale ne pouvait tre qu'essentiellement religieuse comme la morale elle-mme. Seules, des notions religieuses pouvaient servir d'assi-ses une ducation, qui avait avant tout pour objet d'apprendre l'homme la manire dont il doit se comporter envers les tres religieux. Mais, peu peu, les choses changent. Peu peu, les devoirs humains se multiplient, se prcisent, passent au premier plan, tandis que les autres, au contraire, tendent s'effacer. On peut dire que c'est le christianisme lui-mme qui a contribu le plus acclrer ce rsultat. Religion essentiellement humaine, puisqu'il fait mourir son Dieu pour le salut de l'humanit, le christianisme professe que le principal devoir de l'homme envers Dieu est d'accom-plir envers ses semblables ses devoirs d'homme. Quoiqu'il subsiste encore des devoirs religieux proprement dits, c'est--dire des rites qui ne s'adressent qu' la divinit, cependant la place qu'ils occupent, l'importance qui leur est attribue vont en se rduisant. La faute par excellence n'est plus le pch, mais le vritable pch tend se confondre avec la faute morale. Sans doute, Dieu continue jouer un rle important dans la morale. C'est lui qui en assure le respect et qui en rprime la violation. Les offenses diriges contre elle sont des offenses diriges contre lui. Mais il n'en est plus que le gardien. La discipline morale n'a pas t institue pour lui, mais pour les hom-mes, et il n'intervient que pour la rendre efficace. Ds lors, le contenu de nos devoirs se trouvait, dans une large mesure, indpendant des notions religieuses, qui les garan-tissent, mais ne les fondent pas. Avec le protestantisme, l'autonomie de la morale s'accuse encore, par cela seul que la part du culte proprement dit diminue. Les fonc-tions morales de la divinit deviennent son unique raison d'tre ; c'est l'unique argument allgu pour dmontrer son existence. La philosophie spiritualiste continue l'uvre du protestantisme. Mme parmi les philosophes qui croient actuellement la ncessit de sanctions supra-terrestres, il n'en est gure qui n'admettent que la morale peut tre construite tout entire indpendamment de toute conception thologique. Ainsi, le lien qui, primitivement, unissait et mme confondait les deux systmes, est all de plus en plus en se dtendant. Il est donc certain que, le jour o nous l'avons bris dfinitivement, nous tions dans le sens de l'histoire. Si jamais une rvolution a t prpare de longue main, c'est bien celle-l.

    Mais, si l'entreprise tait possible et ncessaire, si elle devait tt ou tard s'imposer,

    si mme il n'y a aucune raison de croire qu'elle a t prmature, elle ne va pas sans difficults. Il importe de s'en rendre compte : car c'est condition de ne pas se les dissimuler, qu'il sera possible d'en triompher. Tout en admirant luvre accomplie, il n'est pas interdit de penser qu'elle serait peut-tre plus avance et mieux consolide,

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    si l'on n'avait commenc par la croire trop facile et trop simple. On l'a surtout conue, en effet, comme une opration purement ngative. Il a paru que, pour laciser, pour rationaliser l'ducation, il suffisait d'en retirer tout ce qui tait d'origine extra-laque. Une simple soustraction devait avoir pour effet de dgager la morale rationnelle de tous les lments adventices et parasitaires, qui la recouvraient et l'empchaient d'tre elle-mme. Il suffirait d'enseigner, comme on a dit, la vieille morale de nos pres, mais en s'interdisant de recourir aucune notion religieuse. Or, en ralit, la tche tait beaucoup plus complexe. Il ne suffisait pas de procder une simple limina-tion, pour atteindre le but qu'on se proposait ; mais une transformation profonde tait ncessaire.

    Sans doute, si les symboles religieux s'taient simplement superposs du dehors

    la ralit morale, il n'y aurait eu en effet qu' les retirer pour trouver l'tat de puret et d'isolement une morale rationnelle, capable de se suffire elle-mme. Mais, en fait, ces deux systmes de croyances et de pratiques ont t trop troitement unis dans l'histoire, ils ont t pendant des sicles trop enchevtrs l'un dans l'autre, pour que leurs rapports aient pu rester aussi extrieurs et superficiels, et que la sparation en puisse tre consomme par une procdure aussi peu complique. Il ne faut pas oublier que, hier encore, ils avaient la mme clef de vote, puisque Dieu, centre de la vie religieuse, tait aussi le garant suprme de l'ordre moral. Et cette coalescence partielle n'a rien qui doive surprendre, si l'on rflchit que les devoirs de la religion et ceux de la morale ont ceci de commun que les uns et les autres sont des devoirs, c'est--dire des pratiques moralement obligatoires. Il est donc tout naturel que les hommes aient t induits voir, dans un seul et mme tre, la source de toute obligation. Mais, alors, on peut facilement prvoir, en raison de cette parent et de cette fusion par-tielle, que certains lments de l'un et de l'autre systme se soient rapprochs, au point de se confondre et de n'en faire plus qu'un ; que certaines ides morales se soient unies certaines ides religieuses, au point d'en devenir indistinctes, au point que les premires aient fini par ne plus avoir ou paratre avoir (ce qui revient au mme) d'existence et de ralit en dehors des secondes. Par suite, si, pour rationaliser la morale et l'ducation morale, on se borne retirer de la discipline morale tout ce qui est religieux, sans rien remplacer, on s'expose presque invitablement en retirer du mme coup des lments proprement moraux. Et alors, sous le nom de morale rationnelle, on n'aurait plus qu'une morale appauvrie et dcolore. Pour parer ce danger, il ne faut donc pas se contenter d'effectuer une sparation extrieure. Il faut aller chercher, au sein mme des conceptions religieuses, les ralits morales qui y sont comme perdues et dissimules ; il faut les dgager, trouver en quoi elles consistent, dterminer leur nature propre, et l'exprimer en un langage rationnel. Il faut, en un mot, dcouvrir les substituts rationnels de ces notions religieuses qui, pendant si longtemps, ont servi de vhicule aux ides morales les plus essentielles.

    Un exemple va prciser l'ide. Sans qu'il soit ncessaire de pousser bien loin l'analyse, tout le monde sent assez

    facilement qu'en un sens, tout relatif d'ailleurs, l'ordre moral constitue une sorte de

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    rgime part dans le monde. Les prescriptions de la morale sont marques comme d'un signe qui impose un respect tout particulier. Tandis que toutes les opinions relatives au monde matriel, l'organisation physique ou mentale, soit de l'animal, soit de l'homme, sont aujourd'hui abandonnes la libre discussion, nous n'admettons pas que les croyances morales soient aussi librement soumises la critique. Quiconque conteste devant nous que l'enfant a des devoirs envers ses parents, que la vie de l'homme doit tre respecte, soulve en nous une rprobation trs diffrente de celle que peut susciter une hrsie scientifique, et qui ressemble de tous points celle que le blasphmateur soulve dans l'me du croyant. A plus forte raison, les senti-ments qu'veillent les infractions aux rgles morales ne sont aucunement comparables aux sentiments que provoquent les manquements ordinaires aux prceptes de la sagesse pratique ou de la technique professionnelle. Ainsi, le domaine de la morale est comme entour d'une barrire mystrieuse qui en tient l'cart les profanateurs, tout comme le domaine religieux est soustrait aux atteintes du profane. C'est un domaine sacr. Toutes les choses qu'il comprend sont comme investies d'une dignit particulire, qui les lve au-dessus de nos individualits empiriques, qui leur confre une sorte de ralit transcendante. Ne disons-nous pas couramment que la personne humaine est sacre, qu'il faut lui rendre un vritable culte ? Tant que religion et mora-le sont intimement unies, ce caractre sacr s'explique sans peine, puisque la morale est alors conue, aussi bien que la religion, comme une dpendance et une manation de la divinit, source de tout ce qui est sacr. Tout ce qui vient d'elle participe de sa transcendance, et se trouve, par cela mme, mis hors de pair par rapport au reste des choses. Mais, si l'on s'interdit mthodiquement de recourir cette notion, sans la remplacer par quelque autre, il y a lieu de craindre que ce caractre quasi religieux de la morale n'apparaisse alors comme dnu de tout fondement, puisqu'on renonce l'ide qui en tait le fondement traditionnel, sans lui en assigner d'autre. On est donc presque invitablement enclin le nier ; il est mme impossible qu'on en sente la ralit, alors que, pour tant, il peut trs bien se faire qu'il soit fond dans la nature des choses. Il peut trs bien se faire qu'il y ait dans les rgles morales quelque chose qui mrite d'tre appel de ce nom, et qui pourtant puisse se justifier et s'expliquer logiquement, sans impliquer pour autant l'existence d'un tre transcendant et de notions proprement religieuses. Si la dignit minente attribue aux rgles morales n'a gure t exprime jusqu' prsent que sous la forme de conceptions religieuses, il ne s'ensuit pas qu'elle ne puisse pas s'exprimer autrement, et, par consquent, il faut prendre garde qu'elle ne sombre avec ses ides, dont une longue accoutumance l'a rendue trop troitement solidaire. De ce que les peuples, pour se l'expliquer, en ont fait un rayonnement, un reflet de la divinit, il ne s'ensuit pas qu'elle ne puisse tre rattache quelque autre ralit, une ralit purement empirique, o elle trouve une explication, et dont l'ide de Dieu, d'ailleurs, n'est peut-tre bien que l'expression symbolique. Si donc, en rationalisant l'ducation, on ne se proccupe pas de retenir ce caractre et de le rendre sensible l'enfant sous une forme rationnelle, on ne lui trans-mettra qu'une morale dchue de sa dignit naturelle. En mme temps, on risquera de tarir la source laquelle le matre lui-mme puisait une part de son autorit et de la chaleur ncessaire pour chauffer les curs et stimuler les esprits. Car le sentiment qu'il avait de parler au nom d'une ralit suprieure l'levait au-dessus de lui-mme,

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    et lui communiquait un surcrot d'nergie. Si nous ne parvenons pas lui conserver ce mme sentiment, mais en le fondant d'autre manire, nous nous exposons ne plus avoir qu'une ducation morale sans prestige et sans vie.

    Voil donc un premier ensemble de problmes minemment positifs et com-

    plexes, qui s'imposent l'attention, quand on entreprend de laciser l'ducation mora-le. Il ne suffit pas de retrancher, il faut remplacer. Il faut dcouvrir ces forces morales que les hommes, jusqu' prsent, n'ont appris se reprsenter que sous la forme d'allgories religieuses ; il faut les dgager de leurs symboles, les prsenter dans leur nudit rationnelle, pour ainsi dire, et trouver le moyen de faire sentir l'enfant leur ralit, sans recourir aucun intermdiaire mythologique. C'est quoi l'on doit tout d'abord s'attacher, si l'on veut que l'ducation morale, tout en devenant rationnelle, produise tous les effets qu'on en doit attendre.

    Mais ce n'est pas tout, et ces questions ne sont pas les seules qui se posent. Non

    seulement il faut veiller ce que la morale, en se rationalisant, ne perde pas quelques-uns de ses lments constitutifs, mais encore il faut que, par le fait mme de cette lacisation, elle s'enrichisse d'lments nouveaux. La premire transformation dont je viens de parler n'atteignait gure que la forme mme de nos ides morales. Mais le fond lui-mme ne peut rester sans modifications profondes. Car les causes, qui ont rendu ncessaire l'institution d'une morale et d'une ducation laques, tiennent de trop prs ce qu'il y a de plus fondamental dans notre organisation sociale, pour que la matire mme de la morale, pour que le contenu de nos devoirs n'en soit pas affect. Et, en effet, si nous avons senti, avec plus de force que nos pres, la ncessit d'une ducation morale entirement rationnelle, c'est videmment que nous sommes devenus plus rationalistes. Or, le rationalisme n'est qu'un des aspects de l'individua-lisme : c'en est l'aspect intellectuel. Il n'y a pas l deux tats d'esprit diffrents, mais l'un n'est que l'envers de l'autre, et rciproquement. Quand on sent le besoin de librer la pense individuelle, c'est que, d'une manire gnrale, on sent le besoin de librer l'individu. La servitude intellectuelle n'est qu'une des servitudes que combat l'indivi-dualisme. Or, tout dveloppement de l'individualisme a pour effet d'ouvrir la con-science morale des ides nouvelles et de la rendre plus exigeante. Car, comme chacun des progrs qu'il fait a pour consquence une conception plus haute, un sens plus dlicat de ce qu'est la dignit de l'homme, il ne peut se dvelopper sans nous faire apparatre comme contraires la dignit humaine, c'est--dire comme injustes, des relations sociales dont nagure nous ne sentions nullement l'injustice. Inverse-ment, d'ailleurs, la foi rationaliste ragit sur le sentiment individualiste et le stimule. Car l'injustice est draisonnable et absurde, et, par suite, nous y devenons d'autant plus sensibles que nous sommes plus sensibles aux droits de la raison. Par cons-quent, un progrs quelconque de l'ducation morale dans la voie d'une plus grande rationalit ne peut pas se produire, sans que, au mme moment, des tendances mora-les nouvelles ne se fassent jour, sans qu'une soif plus grande de justice ne s'veille, sans que la conscience publique ne se sente travaille par d'obscures aspirations. L'ducateur qui entreprendrait de rationaliser l'ducation, sans prvoir l'closion de ces sentiments nouveaux, sans la prparer et la diriger, manquerait donc une partie

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    de sa tche. Voil pourquoi il ne peut se borner commenter, comme on l'a dit, la vieille morale de nos pres. Mais il faut, de plus, qu'il aide les jeunes gnrations prendre conscience de l'idal nouveau vers lequel elles tendent confusment, et qu'il les oriente dans ce sens. Il ne suffit pas qu'il conserve le pass, il faut qu'il prpare l'avenir.

    Et c'est, d'ailleurs, cette condition que l'ducation morale remplit tout son office.

    Si l'on se contente d'inculquer aux enfants cet ensemble d'ides morales moyennes, sur lequel l'humanit vit depuis des sicles, on pourra bien, dans une certaine mesure, assurer la moralit prive des individus. Mais ce n'est l que la condition minimum de la moralit, et un peuple ne peut s'en contenter. Pour qu'une grande nation comme la ntre soit vraiment en tat de sant morale, ce n'est pas assez que la gnralit de ses membres ait un suffisant loignement pour les attentats les plus grossiers, pour les meurtres, les vols, les fraudes de toute sorte. Une socit o les changes se feraient pacifiquement, sans conflit d'aucune sorte, mais qui n'aurait rien de plus, ne jouirait encore que d'une assez mdiocre moralit. Il faut, en plus, qu'elle ait devant elle un idal auquel elle tende. Il faut qu'elle ait quelque chose faire, un peu de bien raliser, une contribution originale apporter au patrimoine moral de l'humanit. L'oisivet est mauvaise conseillre, pour les collectivits comme pour les individus. Quand l'activit individuelle ne sait pas o se prendre, elle se tourne contre elle-mme. Quand les forces morales d'une socit restent inemployes, quand elles ne s'engagent pas dans quelque oeuvre accomplir, elles dvient de leur sens moral, et s'emploient d'une manire morbide et nocive. Et, de mme que le travail est d'autant plus ncessaire l'homme qu'il est plus civilis, de mme aussi, plus l'organisation intellectuelle et morale des socits devient leve et complexe, plus il est ncessaire qu'elles fournissent d'aliments nouveaux leur activit accrue. Une socit comme la ntre ne peut donc s'en tenir la tranquille possession des rsultats moraux qu'on peut regarder comme acquis. Il faut en conqurir d'autres : et il faut, par consquent, que le matre prpare les enfants qui lui sont confis ces conqutes ncessaires, qu'il se garde donc de leur transmettre l'vangile moral de leurs ans comme une sorte de livre clos depuis longtemps, qu'il excite au contraire chez eux le dsir d'y ajouter quelques lignes, et qu'il songe les mettre en tat de satisfaire cette lgitime ambition.

    Vous pouvez mieux comprendre, maintenant, pourquoi je disais, dans ma dernire

    leon, que le problme pdagogique se pose pour nous d'une manire particulire-ment pressante. En m'exprimant ainsi, je pensais surtout notre systme d'ducation morale, qui est, comme vous voyez, rdifier en grande partie de toutes pices. Nous ne pouvons plus nous servir du systme traditionnel, qui, d'ailleurs, ne se main-tenait plus depuis longtemps que par un miracle d'quilibre, par la force de l'habitude. Depuis longtemps, il ne reposait plus sur des assises solides ; depuis longtemps, il ne s'appuyait plus sur des croyances assez fortes pour pouvoir s'acquitter efficacement de ses fonctions. Mais, pour le remplacer utilement, il ne suffit pas de le dmarquer.

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    Il ne suffit pas d'enlever quelques tiquettes, au risque d'ailleurs d'enlever du mme coup des ralits substantielles. C'est une refonte de notre technique ducative qu'il faut procder. A l'inspiration d'autrefois, qui, d'ailleurs, n'veillerait plus dans les curs que des chos de plus en plus affaiblis, il faut en substituer une autre. Il faut, dans le systme ancien, dcouvrir les forces morales qui y taient caches sous des formes qui dissimulaient aux regards leur nature vritable, faire apparatre leur ralit vraie, et trouver ce qu'elles doivent devenir dans les conditions prsentes : car elles-mmes ne sauraient rester immuables. Il faut, de plus, tenir compte des changements que l'existence d'une ducation morale rationnelle suppose et, la fois, suscite. La tche est donc beaucoup plus complexe qu'il ne pouvait sembler au premier abord. Il n'y a d'ailleurs rien l qui doive nous surprendre ou nous dcourager. Au contraire, l'imperfection relative de certains rsultats s'explique ainsi par des raisons qui autorisent de meilleurs espoirs. L'ide des progrs qu'il reste faire, loin de dprimer les curs, ne peut qu'exciter les volonts se tendre davantage. Il faut seulement savoir regarder en face les difficults, qui ne deviennent dangereuses que si nous cherchons nous les dissimuler nous-mmes et les esquiver arbitrairement.

  • mile Durkheim (1902-1903), Lducation morale 17

    Premire partie

    Les lments de la moralit

    Retour la table des matires

  • mile Durkheim (1902-1903), Lducation morale 18

    Deuxime leon

    Le premier lment de la moralit

    L'esprit de discipline

    Retour la table des matires On ne peut traiter utilement une question de pdagogie, quelle qu'elle soit, que si

    l'on commence par en prciser les donnes, c'est--dire par dterminer, aussi exacte-ment que possible, les conditions de temps et de lieu dans lesquelles se trouvent placs les enfants dont on entend s'occuper.

    Pour satisfaire cette rgle de mthode, je me suis efforc, dans la dernire leon,

    de bien marquer les termes dans lesquels se pose, pour nous, le problme de l'du-cation morale.

    On peut distinguer deux ges, deux priodes dans l'enfance la premire, qui se

    passe presque tout entire dans la famille ou l'cole maternelle, succdan de la famille, comme l'indique son nom ; la seconde, qui se passe l'cole primaire, o l'enfant commence sortir du cercle familial, s'initier la vie ambiante. C'est ce qu'on appelle la priode de la seconde enfance. C'est de l'ducation morale, cette priode de la vie, que nous aurons principalement traiter. C'est d'ailleurs l'instant critique pour la formation du caractre moral. Plus tt, l'enfant est encore trop jeune ;

  • mile Durkheim (1902-1903), Lducation morale 19

    sa vie intellectuelle est encore trop rudimentaire et sa vie affective trop pauvre et trop simple; il n'offre pas une matire mentale qui puisse suffire la constitution des notions et des sentiments relativement complexes qui sont la base de notre moralit. Les bornes troitement resserres de son horizon intellectuel limitent en mme temps son horizon moral. Il n'y a de possible, cette poque, qu'une propdeutique trs gnrale, une initiation pralable un petit nombre d'ides simples et de sentiments lmentaires. Inversement, au-del de la seconde enfance, c'est--dire de l'ge sco-laire, si les bases de la morale ne sont pas ds lors constitues, elles ne le sont jamais. A partir de ce moment, tout ce qu'on peut faire, c'est de parachever l'uvre commen-ce, en affinant davantage les sentiments, en les intellectualisant, c'est--dire en les pntrant de plus en plus d'intelligence. Mais l'essentiel doit tre fait. C'est donc surtout sur cet ge qu'il convient d'avoir les yeux fixs. D'ailleurs, prcisment parce qu'il est intermdiaire, ce que nous aurons en dire pourra facilement tre appliqu, mutatis mutandis, aux ges antrieur ou suivant. D'une part, pour bien marquer en quoi doit consister l'ducation morale ce moment, nous serons amens nous-mmes montrer comment elle complte l'ducation domestique et la rejoint; de l'autre, pour savoir ce qu'elle est appele devenir plus tard, il suffira de la prolonger par la pense dans l'avenir, en tenant compte des diffrences d'ge et de milieu.

    Mais cette premire dtermination n'est pas suffisante. Non seulement je ne parle-

    rai ici, au moins en principe, que de l'ducation morale de la seconde enfance, mais encore je limiterai plus troitement mon sujet ; je traiterai surtout de l'ducation morale de la seconde enfance dans nos coles publiques ; et je vous en ai dit les raisons. C'est que, normalement, les coles publiques sont et doivent tre le rouage rgulateur de l'ducation nationale. D'ailleurs, contrairement l'opinion trop rpandue d'aprs laquelle l'ducation morale ressortirait avant tout la famille, j'estime, au contraire, que luvre de l'cole, dans le dveloppement moral de l'enfant, peut et doit tre de la plus haute importance. Il y a toute une partie de cette culture, et la plus haute, qui ne peut tre donne ailleurs. Car, si la famille peut bien et peut seule veiller et consolider les sentiments domestiques ncessaires la morale et mme, plus gnralement, ceux qui sont la base des relations prives les plus simples, elle n'est pas constitue de manire a pouvoir former l'enfant en vue de la vie sociale. Par dfinition, pour ainsi dire, elle est un organe impropre une telle fonction. Par consquent, en prenant l'cole pour le centre de notre tude, nous nous plaons du mme coup au point qui doit tre regard comme le centre par excellence de la culture morale l'ge considr. Or, nous nous sommes engags, vis--vis de nous-mmes, ne donner dans nos coles qu'une ducation morale entirement rationnelle, c'est--dire exclusive de tous principes emprunts aux religions rvles. Par l, se trouve nettement dtermin le problme de l'ducation morale tel qu'il se pose pour nous, au moment de l'histoire o nous sommes arrivs.

    Je vous ai montr que, non seulement l'uvre tenter tait possible, mais encore

    qu'elle tait ncessaire, qu'elle tait commande par tout le dveloppement historique. Mais, en mme temps, j'ai tenu vous en faire voir toute la complexit. Ce n'est pas que cette complexit puisse aucun degr nous dcourager. Il est tout naturel, au

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    contraire, qu'une entreprise de cette importance soit difficile ; cela seul est facile qui est mdiocre et sans porte. Il n'y a donc aucun avantage diminuer nos propres yeux la grandeur de luvre laquelle nous collaborons, sous prtexte de nous rassu-rer. Il est plus digne et plus profitable de regarder en face les difficults qui ne peu-vent pas ne pas accompagner une aussi grande transformation. Ces difficults, je vous ai indiqu quelles elles me paraissaient tre. En premier lieu, par suite des liens troits qui se sont tablis historiquement entre la morale et la religion, on peut prvoir qu'il existe des lments essentiels de la morale qui ne se sont jamais exprims que sous forme religieuse ; si, donc, on se borne retirer, du systme traditionnel, tout ce qui est religieux, sans remplacer ce qu'on retire, on s'expose, du mme coup, en retirer des ides et des sentiments proprement moraux. En second lieu, une morale rationnelle ne peut tre identique, dans son contenu, une morale qui s'appuie sur une autre autorit que celle de la raison. Car les progrs du rationalisme ne vont pas sans des progrs parallles de l'individualisme et, par consquent, sans un affinement de la sensibilit morale qui nous fait apparatre comme injustes des relations sociales, une rpartition des droits et des devoirs qui, jusque-l, ne froissaient pas nos consciences. D'ailleurs, entre l'individualisme et le rationalisme, il n'y a pas seulement dveloppe-ment parallle, mais le second ragit sur le premier et le stimule. Car la caractris-tique de l'injustice, c'est qu'elle n'est pas fonde dans la nature des choses, c'est qu'elle n'est pas fonde en raison. Il est donc invitable que nous y devenions plus sensibles, dans la mesure o nous devenons plus sensibles aux droits de la raison. Ce n'est pas en vain qu'on provoque un essor du libre examen, qu'on lui confre une autorit nouvelle ; car les forces qu'on lui donne ainsi, il ne peut pas ne pas les tourner contre des traditions qui ne se maintenaient que dans la mesure o elles taient soustraites son action. En entreprenant d'organiser une ducation rationnelle, nous nous trouvons donc en prsence de deux sortes, de deux sries

    de problmes aussi urgentes l'une que l'autre. Il nous faut veiller ne pas appau-

    vrir la morale en la rationalisant ; il nous faut prvoir les enrichissements qu'elle appelle, par cela seul qu'elle est plus rationnelle, et les prparer.

    Pour rpondre la premire difficult, il nous faut retrouver les forces morales

    qui sont la base de toute vie morale, de celle d'hier, comme de celle d'aujourd'hui, sans ddaigner a priori celles-l mmes, qui, jusqu' prsent, n'ont eu d'existence que sous forme religieuse, mais en nous obligeant trouver leur expression rationnelle, c'est--dire les atteindre en elles-mmes, dans leur vritable nature dpouille de tous symboles. En second lieu, une fois ces forces connues, nous devrons rechercher ce qu'elles doivent devenir dans les conditions prsentes de la vie sociale, et dans quel sens elles doivent tre orientes. De ces deux problmes, c'est le premier qui, de toute vidence, doit nous retenir tout d'abord. Il nous faut d'abord dterminer, dans ce qu'ils ont d'essentiel, les lments fondamentaux de la moralit, avant de rechercher les modifications qu'ils peuvent tre appels recevoir.

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    Se demander quels sont les lments de la moralit, ce n'est pas entreprendre de dresser une liste complte de toutes les vertus, ni mme des plus importantes : c'est rechercher les dispositions fondamentales, les tats d'esprit qui sont la racine de la vie morale ; car, former moralement l'enfant, ce n'est pas veiller chez lui telle vertu particulire, puis telle autre, et encore telle autre, c'est dvelopper et mme constituer de toutes pices, par des moyens appropris, ces dispositions gnrales qui, une

    fois cres, se diversifient aisment d'elles-mmes suivant le dtail des relations

    humaines. Si nous parvenions les dcouvrir, nous aurions cart du mme coup un des principaux obstacles auxquels vient se heurter notre ducation scolaire. Car, ce qui fait que l'on doute parfois de l'efficacit que peut avoir l'cole pour ce qui con-cerne la culture morale, c'est que celle-ci nous semble impliquer une telle varit d'ides, de sentiments, d'habitudes, que le matre, pendant les instants relativement courts o l'enfant est plac sous son influence, ne parat pas avoir le temps ncessaire pour les veiller et les dvelopper. Il y a une telle diversit de vertus, alors mme qu'on cherche s'en tenir aux plus importantes, que, si chacune d'elles doit tre culti-ve part, l'action disperse sur une trop large surface devra, ncessairement, rester impuissante. Pour agir efficacement, surtout quand l'action ne peut s'exercer que pendant un temps assez court, il faut avoir un but dfini, nettement reprsent ; il faut avoir une ide fixe, ou un petit groupe d'ides fixes qui serve de ple. Dans ces conditions, l'action, se rptant toujours dans le mme sens, suivant toujours les m-mes voies, pourra produire tout son effet. Il faut bien vouloir ce qu'on veut, et pour cela vouloir peu de choses. Pour donner l'action ducatrice l'nergie qui lui est si ncessaire, il nous faut donc chercher atteindre les sentiments fondamentaux qui sont la base de notre temprament moral.

    Mais comment s'y prendre? Vous savez comment les moralistes rsolvent d'ordi-

    naire la question. Ils partent de ce principe, que chacun de nous porte en lui tout l'es-sentiel de la morale. Ds lors, il n'y a qu' regarder au-dedans de soi avec une suffi-sante attention, pour l'y dcouvrir d'un coup d'il. Le moraliste s'interroge donc, et, parmi les notions qu'il aperoit plus ou moins clairement dans sa conscience, il se saisit de telle ou telle qui lui parait tre la notion cardinale de la morale. Pour ceux-ci, c'est la notion de l'utile, pour ceux-l, la notion du parfait, pour d'autres, c'est l'ide de la dignit humaine, etc. Je ne veux pas discuter pour l'instant la question de savoir si vraiment la morale est tout entire dans chaque individu, si chaque conscience indivi-duelle contient en elle tous les germes dont le systme moral n'est que le dvelop-pement. Tout ce qui suivra nous mnera une conclusion diffrente, mais qui ne doit pas tre anticipe. Pour rejeter la mthode couramment employe, il me suffit de remarquer tout ce qu'elle a d'arbitraire et de subjectif. Tout ce que le moraliste peut dire aprs qu'il s'est interrog lui-mme, c'est la manire dont il conoit la morale, c'est l'ide qu'il s'en fait personnellement. Mais pourquoi l'ide qu'il s'en fait serait-elle plus objective que n'est objective l'ide que le vulgaire se fait de la chaleur, ou de la lumire, ou de l'lectricit. Admettons que la morale soit tout entire immanente dans chaque conscience. Encore faut-il savoir l'y dcouvrir. Encore faut-il savoir distinguer, parmi toutes les ides qui sont en nous, celles qui sont du ressort de la

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    morale, et celles qui n'en sont pas. Or, d'aprs quel critre ferons-nous cette distinc-tion ? Qu'est-ce qui nous permet de dire : ceci est moral et ceci ne l'est pas ? On dira que cela est moral qui est conforme la -nature de l'homme ? Mais, supposer que nous connaissions d'une connaissance assez sre ce en quoi consiste la nature de l'homme, qu'est-ce qui prouve que la morale ait pour objet de raliser la nature hu-maine, et pourquoi n'aurait-elle pas pour fonction de satisfaire des intrts sociaux ? Substituera-t-on cette formule la prcdente ? Mais, d'abord, de quel droit ; et puis, quels intrts sociaux la morale aurait-elle sauvegarder ? Car il en est de toute sorte, d'conomiques, de militaires, de scientifiques, etc. Ce n'est pas sur des hypothses aussi subjectives que l'on peut asseoir le pratique. Ce n'est pas d'aprs des construc-tions aussi purement dialectiques qu'il est possible de rgler l'ducation que nous devons nos enfants.

    Cette mthode, d'ailleurs, quelque conclusion qu'elle mne, repose partout sur

    un mme postulat : c'est que la morale, pour tre construite, n'a pas besoin d'tre ob-serve. Pour dterminer ce qu'elle doit tre, il ne parat pas ncessaire de rechercher d'abord ce qu'elle est ou ce qu'elle a t. On entend lgifrer immdiatement. Mais d'o lui viendra un tel privilge ? On s'entend aujourd'hui pour dire que nous ne pou-vons savoir en quoi consistent les faits conomiques, juridiques, religieux, linguisti-ques, etc., que si nous commenons par les observer, les analyser, les comparer. Il n'y a pas de raison pour qu'il en soit autrement des faits moraux. Et, d'autre part, on ne peut rechercher ce que la morale doit tre, que si l'on a d'abord dtermin ce qu'est l'ensemble de choses que l'on appelle de ce nom, quelle en est la nature, quelles fins, en fait, elle rpond. Commenons donc par l'observer comme un fait, et voyons ce que nous pouvons actuellement en savoir.

    En premier lieu, il y a un caractre commun toutes les actions que l'on appelle

    communment morales, c'est qu'elles sont toutes conformes des rgles prtablies. Se conduire moralement, c'est agir suivant une norme, dterminant la conduite tenir dans le cas donn avant mme que nous n'ayons t ncessits prendre un parti. Le domaine de la morale, c'est le domaine du devoir, et le devoir, c'est une action pres-crite. Ce n'est pas que des questions ne puissent se poser pour la conscience morale ; nous savons mme qu'elle est souvent embarrasse, qu'elle hsite entre des partis contraires. Seulement, ce qu'il s'agit alors de savoir, c'est quelle est la rgle particu-lire qui s'applique la situation donne, et comment elle doit s'y appliquer. Car, comme toute rgle consiste en une prescription gnrale, elle ne peut pas s'appliquer exactement et mcaniquement de la mme manire, dans chaque circonstance parti-culire. C'est l'agent moral qu'il appartient de voir comment il convient de la particulariser. Il y a toujours l une marge laisse son initiative ; mais cette marge est restreinte. L'essentiel de la conduite est dtermin par la rgle. Il y a plus : dans la mesure o la rgle nous laisse libres, dans la mesure o elle ne prescrit pas le dtail de ce que nous devons faire, et o notre acte dpend de notre arbitre, dans cette mesure aussi il ne relve pas de l'apprciation morale. Nous n'en sommes pas comp-tables, en raison mme de la libert qui nous est laisse. De mme qu'un acte n'est pas un dlit, au sens usuel, rel du mot, quand il n'est pas prohib par une loi institue, de

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    mme, quand il n'est pas contraire une rgle prtablie, il n'est pas immoral. Nous pouvons donc dire que la morale est un systme de rgles d'action qui prdterminent la conduite. Elles disent comment il faut agir dans des cas donns ; et bien agir, c'est bien obir.

    Cette premire remarque, qui n'est presque qu'une observation de sens commun,

    suffit pourtant mettre en relief un fait important et trop souvent mconnu. La plu-part des moralistes, en effet, prsentent la morale comme si elle tenait tout entire dans une formule unique et trs gnrale ; c'est prcisment pour cela qu'ils admettent si facilement que la morale rside tout entire dans la conscience individuelle, et qu'un simple coup d'il en dedans de nous-mme suffit pour l'y dcouvrir. Cette formule, on l'exprime de manires diffrentes : celle des Kantiens n'est pas celle des utilitaires, et chaque moraliste utilitaire a la sienne. Mais, de quelque faon qu'on la conoive, tout le monde s'entend pour lui assigner la place minente. Tout le reste de la morale ne serait qu'application de ce principe fondamental. C'est cette conception que traduit la distinction classique entre la morale dite thorique et la morale appli-que. La premire a pour objet de dterminer cette loi suprieure de la morale, la seconde de rechercher comment la loi ainsi nonce doit s'appliquer dans les princi-pales combinaisons et circonstances que prsente la vie. Les rgles de dtail que l'on dduit par cette mthode n'auraient donc pas par elles-mmes de ralit propre ; elles ne seraient que des prolongements, des corollaires de la premire, le produit de sa rfraction travers les faits de l'exprience. Appliquez la loi gnrale de la morale aux diffrentes relations domestiques, et vous aurez la morale familiale, aux diff-rentes relations politiques, et vous aurez la morale civique, etc. Il n'y aurait pas des devoirs, mais un devoir unique, une rgle unique qui nous servirait de fil conducteur dans la vie. tant donn l'extrme diversit et complexit des situations et des rela-tions, on voit combien, de ce point de vue, le domaine de la morale apparat comme indtermin.

    Mais une telle conception intervertirait les vritables rapports des choses. Si nous

    observons la morale telle qu'elle existe, nous voyons qu'elle consiste en une infinit de rgles spciales, prcises et dfinies, qui fixent la conduite des hommes pour les diffrentes situations qui se prsentent le plus frquemment. Les uns dterminent ce que doivent tre les rapports des poux entre eux ; les autres, la manire dont les pa-rents doivent se conduire avec les enfants ; d'autres, quelles sont les relations des choses avec les personnes. Certaines de ces maximes sont nonces dans les codes et sanctionnes d'une manire prcise; d'autres sont inscrites dans la conscience publi-que, se traduisent dans les aphorismes de la morale populaire, et sont simplement sanctionnes par la rprobation qui s'attache l'acte qui les viole, et non par des chtiments dfinis. Mais les unes et les autres ne laissent pas d'avoir une existence propre et une vie propre. La preuve, c'est que certaines d'entre elles peuvent se trou-ver dans un tat morbide, alors que les autres, au contraire, sont en tat normal. Dans un pays, les rgles de la morale domestique peuvent avoir toute l'autorit, toute la consistance ncessaires, alors qu'au contraire les rgles de la morale civique sont affaiblies et indcises. Il y a donc l des faits non seulement rels, mais encore relati-

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    vement autonomes, puisqu'ils peuvent tre atteints diffremment par les vnements qui se passent dans les socits. Tant il s'en faut que l'on soit en droit d'y voir de simples aspects d'un seul et mme prcepte, qui serait toute leur substance et toute leur ralit, Tout au contraire, c'est ce prcepte gnral, de quelque faon qu'on l'ait conu ou qu'on le conoive, qui ne constitue pas un fait rel, mais une simple abstrac-tion. Jamais aucun code, jamais aucune conscience sociale n'a reconnu ni sanctionn ni l'impratif moral de Kant, ni la loi de l'utile, telle que l'ont formule Bentham, Mill ou Spencer. Ce sont l gnralits de philosophes et hypothses de thoriciens. Ce qu'on appelle la loi gnrale de la moralit, c'est tout simplement une manire plus ou moins exacte de reprsenter schmatiquement, approximativement, la ralit morale, mais ce n'est pas la ralit morale elle-mme. C'est un rsum plus ou moins heureux des caractres communs toutes les rgles morales ; ce n'est pas une rgle vritable, agissante, institue. Elle est, la morale relle, ce que les hypothses des philosophes destines exprimer l'unit de la nature sont la nature elle-mme. Elle est de l'ordre de la science, non de l'ordre de la vie.

    Ainsi, en fait, dans la pratique, ce n'est pas d'aprs ces vues thoriques, d'aprs

    ces formules gnrales que nous nous dirigeons, mais d'aprs les rgles particulires qui visent uniquement la situation spciale qu'elles rgissent. Dans toutes les rencontres mme importantes de la vie, pour savoir ce que doit tre notre conduite, nous ne nous reportons pas au soi-disant principe gnral de la moralit, pour chercher ensuite comment il s'applique au cas particulier. Mais il y a des manires d'agir, dfinies et spciales, qui s'imposent nous. Est-ce que, quand nous obissons la rgle qui nous prescrit d'observer la pudeur et qui prohibe l'inceste, nous savons seulement le rapport qu'elle soutient avec l'axiome fondamental de la morale ? Sommes-nous pre, et nous trouvons-nous, par le fait d'un veuvage, charg de l'entire direction de notre famille ? Pour savoir comment nous devons agir, nous n'avons pas besoin de remonter jusqu' la source ultime de la moralit, ni mme jusqu' la notion abstraite de la paternit, pour en dduire ce qu'elle implique dans la circonstance. Le droit et les murs fixent notre conduite.

    Ainsi, il ne faut pas se reprsenter la morale comme quelque chose de trs gn-

    ral, qui ne se dtermine qu'au fur et mesure que cela est ncessaire. Mais, au con-traire, c'est un ensemble de rgles dfinies ; c'est comme autant de moules, aux con-tours arrts, et dans lesquels nous sommes tenus de couler notre action. Ces rgles, nous n'avons pas les construire au moment o il faut agir, en les dduisant de principes plus levs ; elles, existent, elles sont toutes faites, elles vivent et fonc-tionnent autour de nous. Elles sont la ralit morale sous sa forme concrte.

    Or, cette premire constatation est pour nous d'une grande importance. Elle

    montre, en effet, que le rle de la morale est, en premier lieu, de dterminer la con-duite, de la fixer, de la soustraire l'arbitraire individuel. Sans doute, le contenu de ces prceptes moraux, c'est--dire la nature des actes qu'ils prescrivent, a bien aussi une valeur morale, et nous aurons en parler. Mais puisque, tous, ils tendent rgu-lariser les actions des hommes, c'est qu'il y a un intrt moral ce que ces actions,

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    non seulement soient telles ou telles, mais encore, d'une manire gnrale, soient tenues une certaine rgularit. C'est donc, en d'autres termes, que rgulariser la conduite est une fonction essentielle de la morale. Voil pourquoi les irrguliers, les hommes qui ne savent pas s'astreindre des occupations dfinies, -sont toujours regards avec dfiance par l'opinion. C'est que leur temprament moral pche par la base, et que, par suite, leur moralit est au plus haut degr incertaine et contingente. En effet, s'ils refusent de se livrer des fonctions rgulires, c'est qu'ils rpugnent toute habitude dfinie, c'est que leur activit rsiste se laisser prendre sous des formes arrtes, c'est qu'elle prouve le besoin de rester en libert. Or, cet tat d'ind-termination implique aussi un tat de perptuelle instabilit. De pareils sujets dpendent de l'impression prsente, des dispositions du moment, de l'ide qui occupe la conscience l'instant o il faut agir, puisqu'il n'y a pas en eux d'habitudes assez fortes pour empcher le prsent de prvaloir contre le pass. Sans doute, il peut se faire qu'une heureuse pousse incline leur volont dans le bon sens ; mais c'est le rsultat de rencontres dont rien n'assure le retour. Or, la morale est, par essence, une chose constante, toujours identique elle-mme, tant que l'observation ne s'tend pas des priodes de temps trop tendues. Un acte moral doit tre demain ce qu'il tait aujourd'hui, quelles que puissent tre les dispositions personnelles de l'agent qui l'accomplit. La moralit suppose donc une certaine aptitude rpter les mmes actes dans les mmes circonstances, et, par consquent, elle implique un certain pouvoir de contracter des habitudes, un certain besoin de rgularit. L'affinit de l'habitude et de la pratique morale est mme telle que toute habitude collective prsente presque in-vitablement quelque caractre moral. Quand une manire d'agir est devenue habitu-elle dans un groupe, tout ce qui s'en carte soulve un mouvement de rprobation trs voisin de celui que soulvent les fautes morales proprement dites. Elles participent en quelque manire ce respect particulier dont les pratiques morales sont l'objet. Si toutes les habitudes collectives ne sont pas morales, toutes les pratiques morales sont des habitudes collectives. Par suite, quiconque est rfractaire tout ce qui est habitude, risque aussi d'tre rfractaire la moralit.

    Mais la rgularit n'est qu'un lment de la moralit. La notion mme de rgle,

    bien analyse, va nous en rvler un autre, non moins important. La rgularit, pour tre assure, n'a besoin que d'habitudes assez fortement cons-

    titues. Mais les habitudes, par dfinition, sont des forces intrieures l'individu. C'est de l'activit accumule en nous qui se dploie d'elle-mme par une sorte d'ex-pansion spontane. Elle va du dedans vers le dehors, par voie d'impulsion, la mani-re de l'inclination ou du penchant. Or, tout au contraire, la rgle est, par essence, quelque chose d'extrieur l'individu. Nous ne pouvons la concevoir que sous la forme d'un ordre ou tout au moins d'un conseil impratif qui vient du dehors. S'agit-il des rgles de l'hygine ? Elles nous viennent de la science qui les dicte, ou, d'une manire plus concrte, des savants qui la reprsentent. S'agit-il des rgles de la technique professionnelle ? Elles nous viennent de la tradition corporative et, plus directement, de ceux de nos ans qui nous l'ont transmise, et qui l'incarnent nos

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    yeux. C'est pour cette raison que les peuples ont vu, pendant des sicles, dans les rgles de la morale, des ordres mans de la divinit. C'est qu'une rgle n'est pas une simple manire d'agir habituelle, c'est une manire d'agir que nous ne nous sentons pas libres de modifier notre gr. Elle est, en quelque mesure, et dans la mesure mme o elle est une rgle, soustraite notre volont. Il y a en elle quelque chose qui nous rsiste, qui nous dpasse, qui s'impose nous, qui nous contraint. Il ne dpend pas de nous qu'elle soit ou ne soit pas, ni qu'elle soit autre qu'elle n'est. Elle est ce qu'elle est, indpendamment de ce que nous sommes. Elle nous domine, bien loin de nous exprimer. Or, si elle tait tout entire un tat intrieur, comme un sentiment ou une habitude, il n'y aurait pas de raison pour qu'elle ne suivt pas toutes les variations, toutes les fluctuations de nos tats intrieurs. Sans doute, il arrive que nous nous fixions nous-mmes une ligne de conduite, et nous disons alors que nous nous sommes fait une rgle d'agir de telle ou telle faon. Mais, d'abord, le mot n'a plus ici, au moins en gnral, tout son sens. Un programme d'action que nous nous traons nous-mmes, qui ne dpend que de nous, que nous pouvons toujours modifier, est un projet, non une rgle. Ou bien, si vraiment il est quelque degr soustrait notre volont, c'est que, dans la mme mesure, il s'appuie sur autre chose que notre volont, c'est qu'il tient quelque chose qui nous est extrieur. Par exemple, nous adoptons tel plan d'existence, parce qu'il a pour lui l'autorit de la science ; et c'est l'autorit de la science qui fait son autorit. C'est la science que nous obissons, en l'excutant, et non pas nous-mmes. C'est devant elle que nous inclinons notre volont.

    On voit, par ces exemples, ce qu'il y a dans l'ide de rgle, outre l'ide de rgula-

    rit. C'est la notion d'autorit. Par autorit, il faut entendre l'ascendant qu'exerce sur nous toute puissance morale que nous reconnaissons comme suprieure nous. En raison de cet ascendant, nous agissons dans le sens qui nous est prescrit, non parce que l'acte ainsi rclam nous attire, non parce que nous y sommes enclins par suite de nos dispositions intrieures naturelles ou acquises, mais parce qu'il y a, dans l'autorit qui nous le dicte, je ne sais quoi qui nous l'impose. C'est en cela que consiste l'obis-sance consentie. Quels sont les processus mentaux qui sont la base de la notion d'autorit, qui font cette force imprative que nous subissons ? C'est ce que nous au-rons rechercher un jour. Pour l'instant, la question ne se pose pas ; il suffit que nous ayons le sentiment de la chose et de sa ralit. Il y a, dans toute force morale que nous sentons nous tre suprieure, quelque chose qui fait plier notre volont. Or, en un sens, on peut dire qu'il n'y a pas de rgle proprement dite, quelque sphre de l'activit qu'elle se rattache, qui n'ait quelque degr cette vertu imprative. Car, encore une fois, toute rgle commande ; c'est l ce qui fait que nous ne nous sentons pas libres d'en faire ce que nous voulons.

    Mais il est une catgorie de rgles o l'ide d'autorit joue un rle absolument

    prpondrant, ce sont les rgles morales. Prceptes d'hygine, prceptes de la techni-que professionnelle, prceptes varis de la sagesse populaire doivent, sans doute, une partie du crdit que nous leur prtons l'autorit que nous prtons la science et la

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    pratique exprimente. Le trsor des connaissances et des expriences humaines nous impose, par lui-mme, un respect qui se communique ceux qui en sont les dten-teurs, comme le respect que le croyant a pour les choses religieuses se communique aux prtres. Cependant, dans tous ces cas, si nous nous conformons la rgle, ce n'est pas seulement par dfrence pour l'autorit dont elle mane ; mais c'est aussi parce que l'acte prescrit a toutes les chances d'avoir pour nous des consquences utiles, tandis que l'acte contraire en aurait de nuisibles. Si, quand nous sommes malades, nous nous soignons, si nous suivons le rgime qui nous est ordonn, ce n'est pas seu-lement par respect pour l'autorit de notre mdecin, mais c'est aussi parce que nous esprons gurir ainsi. Il entre donc ici un sentiment autre que le respect de l'autorit, il y entre des considrations tout utilitaires, qui tiennent la nature intrinsque de l'acte qui nous est recommand, ses suites possibles ou probables. Mais il en va tout autrement des rgles morales. Sans doute, si nous les violons, nous nous exposons des consquences fcheuses ; nous risquons d'tre blms, mis l'index, frapps mme matriellement dans notre personne ou dans nos biens. Mais c'est un fait constant, incontestable, qu'un acte n'est pas moral, alors mme qu'il serait matrielle-ment conforme la rgle, si c'est la perspective de ces consquences fcheuses qui l'a dtermin. Ici, pour que l'acte soit tout ce qu'il doit tre, pour que la rgle soit obie comme elle doit tre obie, il faut que nous y dfrions, non pour viter tel rsultat dsagrable, tel chtiment matriel ou moral, ou pour obtenir telle rcompense ; il faut que nous y dfrions tout simplement parce que nous devons y dfrer, abstrac-tion faite des consquences que notre conduite peut avoir pour nous. Il faut obir au prcepte moral par respect pour lui, et pour cette seule raison. Toute l'efficacit qu'il a sur les volonts, il la tient donc exclusivement de l'autorit dont il est revtu. Ici, l'autorit est seule agissante, et un autre lment ne peut s'y mler sans que la con-duite, dans la mme mesure, perde son caractre moral. Nous disons que toute rgle commande, mais la rgle morale est tout entire commandement et n'est pas autre chose. Voil pourquoi elle nous parle de si haut, pourquoi, quand elle a parl, toutes les autres considrations doivent se taire. C'est qu'elle ne laisse pour ainsi dire pas de place l'hsitation. Quand il s'agit d'apprcier les consquences ventuelles d'un acte, l'incertitude est invitable, il y a toujours dans l'avenir quelque chose d'indtermin. Tant de combinaisons diverses de circonstances peuvent se produire qu'on ne saurait prvoir. Quand il s'agit du devoir, parce que tous ces calculs sont interdits, la certi-tude est plus facile, le problme est plus simple. Il ne s'agit pas de scruter un avenir toujours obscur et indcis ; il s'agit de savoir ce qui est prescrit : si le devoir a parl, il n'y a qu' obir. D'o lui vient cette autorit extraordinaire, je ne le recherche pas pour l'instant ; je me borne l'observer, et elle est incontestable.

    La morale n'est donc pas simplement un systme d'habitudes, c'est un systme de

    commandements. Nous disions en premier lieu que l'irrgulier est un incomplet moral ; il en est ainsi de l'anarchiste : je prends le mot dans son sens tymologique, entendant par l l'homme qui est constitu de manire ne pas sentir la ralit des supriorits morales, l'homme qui est atteint de cette espce de daltonisme, en vertu duquel toutes les forces intellectuelles et morales lui apparaissent comme situes au mme niveau. Nous voici maintenant en prsence d'un autre aspect de la moralit :

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    la racine de la vie morale, il y a, outre le got de la rgularit, le sens de l'autorit morale. D'ailleurs, entre ces deux aspects, il y a une troite affinit, et ils trouvent leur unit dans une notion plus complexe qui les embrasse. C'est la notion de discipline. La discipline, en effet, a pour objet de rgulariser la conduite ; elle implique des actes qui se rptent eux-mmes dans des conditions dtermines ; mais elle ne va pas sans autorit. C'est une autorit rgulire. Nous pouvons donc dire, pour rsumer cette leon, que le premier lment de la moralit, c'est l'esprit de discipline. Mais faisons bien attention au sens de cette proposition. D'ordinaire la discipline n'apparat utile que parce qu'elle ncessite certains actes qui sont considrs comme utiles. Elle n'est qu'un moyen de les dterminer en les imposant. C'est d'eux qu'elle tient sa raison d'tre. Si l'analyse qui prcde est exacte, il faut dire que la discipline a sa raison d'tre en elle-mme, qu'il est bon que l'homme soit disciplin, abstraction faite des actes auxquels il se trouve ainsi tenu.

    Pourquoi ? Il est d'autant plus ncessaire de traiter la question que la discipline, la

    rgle apparat souvent comme une gne, peut-tre ncessaire, mais regrettable, com-me un mal qu'il faut savoir supporter, mais en les rduisant au minimum. Qu'est-ce donc qui en fait un bien ? C'est ce que nous verrons la prochaine fois.

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    Troisime leon

    L'esprit de discipline

    (suite)

    Retour la table des matires Nous avons commenc, dans la dernire leon, rechercher quelles sont les dis-

    positions fondamentales du temprament moral, puisque c'est sur elles que doit s'exercer l'action de l'ducateur. C'est ce que nous avons appel les lments essen-tiels de la moralit. Pour les connatre, nous nous sommes appliqus observer la morale du dehors, telle qu'elle vit et fonctionne autour de nous, telle qu'elle s'applique sans cesse sous nos yeux aux actions de l'homme, afin de dmler, parmi les carac-tres multiples qu'elle prsente, ceux qui sont vraiment essentiels, c'est--dire qui se retrouvent partout identiques eux-mmes sous la diversit des devoirs particuliers. Car il est vident que ce qu'il y a de vraiment fondamental, ce sont les aptitudes qui nous inclinent agir moralement, non pas dans tel ou tel cas particulier, mais dans la gnralit des relations humaines. Or, considre de ce point de vue, la morale nous a prsent tout d'abord un premier caractre qui, pour tre extrieur et formel, ne laisse pas d'avoir une trs grande importance. La morale, non seulement telle qu'on l'obser-

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    ve aujourd'hui, mais encore telle qu'on peut l'observer dans l'histoire, consiste en un ensemble de rgles dfinies et spciales qui dterminent imprativement la conduite. De cette premire constatation sort, titre de corollaire immdiat, une double cons-quence. D'abord, puisque la morale dtermine, fixe, rgularise les actions des hom-mes, elle suppose chez l'individu une certaine disposition vivre une existence rgu-lire, un certain got de la rgularit. Le devoir est rgulier, il revient toujours le mme, uniforme, monotone mme. Les devoirs ne consistent pas en actions d'clat, accomplies de loin en loin, dans des moments de crises intermittentes. Les vrais devoirs sont quotidiens, et le cours naturel de la vie les ramne priodiquement. Ceux-l donc chez qui le got du changement et de la diversit va jusqu' l'horreur de toute uniformit risquent fort d'tre des incomplets moraux. La rgularit est l'analo-gue moral de la priodicit organique.

    En second lieu, puisque les rgles morales ne sont pas simplement un autre nom

    donn des habitudes intrieures, puisqu'elles dterminent la conduite du dehors, et imprativement, il faut, pour leur obir, et, par consquent, pour tre en tat d'agir moralement, avoir le sens de cette autorit sui generis qui leur est immanente. Il faut, en d'autres termes, que l'individu soit constitu de manire sentir la supriorit des forces morales dont la valeur est plus haute que la sienne, et s'incliner devant elles. Nous avons mme vu que, si ce sentiment de l'autorit fait une partie de la force avec laquelle toutes les rgles de conduite, quelles qu'elles soient, s'imposent notre volont, pour tout ce qui concerne les rgles morales, il joue un rle exceptionnelle-ment considrable ; car, ici, il est seul agissant. Aucun sentiment diffrent ne vient mler son action la sienne. Il est dans la nature de ces rgles qu'elles doivent tre, obies, non en raison des actes qu'elles prescrivent et des consquences vraisem-blables que peuvent avoir ces actes, mais en raison de ce seul fait qu'elles comman-dent. C'est donc leur autorit seule qui fait leur efficacit, et, par consquent, l'im-puissance sentir et reconnatre cette autorit l o elle existe, ou diffrer quand elle est reconnue, est la ngation mme de toute moralit vritable. Sans doute, quand, comme nous faisons, on s'interdit soi-mme de recourir des conceptions thologiques pour s'expliquer les proprits de la vie morale, on peut trouver surpre-nant, au premier abord, qu'une notion purement humaine soit susceptible d'exercer un aussi extraordinaire ascendant. Mais le fait, en lui-mme, est incontestable. Nous n'avons qu' en prendre conscience ; nous verrons plus tard en donner une repr-sentation qui le rende intelligible. Nous tenons donc, ainsi, un second lment de la moralit. Mais vous avez vu que ces deux lments au fond, n'en font qu'un. Le sens de la rgularit et le sens de l'autorit ne sont que deux aspects d'un seul et mme tat d'esprit plus complexe, que l'on peut appeler l'esprit de discipline. L'esprit de disci-pline, voil donc la premire disposition fondamentale de tout temprament moral.

    Mais une telle conclusion vient se heurter un sentiment humain et, par suite, trs

    rpandu. La discipline morale vient de se prsenter nous comme une sorte de bien en soi ; il semble bien qu'elle doive avoir une valeur en elle-mme et pour elle-mme, puisqu'elle doit tre obie, non en raison des actes qu'elle nous commande d'accom-plir et de leur porte, mais parce qu'elle nous commande. Or, on tend plutt y voir

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    une gne, peut-tre ncessaire, mais toujours pnible, un mal auquel il faut se rsi-gner parce qu'il est invitable, mais qu'il faut essayer de rduire au minimum. Et, en effet, la discipline, toute discipline n'est-elle pas essentiellement un frein, une limitation apporte l'activit de l'homme ? Mais limiter, refrner, c'est nier, c'est empcher d'tre, c'est donc dtruire partiellement, et toute destruction est mauvaise. Si la vie est bonne, comment pourrait-il tre bon de la contenir, de la gner, de lui assigner des bornes qu'elle ne puisse pas franchir ? Et si la vie n'est pas bonne, qu'est-ce qui pourrait avoir de la valeur en ce monde ? Car tre, c'est agir, c'est vivre, et toute diminution de vie, c'est une diminution d'tre. Qui dit discipline, dit contrainte, matrielle ou morale, il n'importe. Or, est-ce que toute contrainte n'est pas, par dfinition, une violence faite la nature des choses ? C'est pour ces raisons que dj Bentham voyait, dans toute loi, un mal qui n'tait tolrable, qui ne pouvait se justifier en raison que quand il tait indispensable. Parce qu'en fait les activits individuelles, en se dveloppant, se rencontrent, et qu'elles risquent, en se rencontrant, de se trouver aux prises, il est ncessaire de marquer les justes limites qu'elles ne peuvent pas d-passer ; mais cette limitation a, par elle-mme, quelque chose d'anormal. Pour Ben-tham, la morale, comme la lgislation, consistait dans une sorte de pathologie. La plupart des conomistes orthodoxes n'ont pas tenu un autre langage. Et c'est sans doute sous l'influence du mme sentiment que, depuis Saint-Simon, les plus grands thoriciens du socialisme ont admis comme possible et dsirable une socit d'o toute rglementation serait exclue. L'ide d'une autorit, suprieure la vie et qui lui fasse la loi, leur parat tre une survivance du pass, un prjug qui ne saurait se maintenir. C'est la vie qu'il appartient de se faire sa loi elle-mme. Il ne saurait rien y avoir en dehors et au-dessus d'elle.

    On en arrive ainsi recommander aux hommes, non pas le got de la mesure et

    de la modration, le sens de la limite morale, qui n'est qu'un autre aspect du sens de l'autorit morale, mais le sentiment directement oppos, je veux dire l'impatience de tout frein et de toute limitation, le dsir de se dvelopper sans terme, l'apptit de l'infini. Il semble que l'homme soit l'troit, ds qu'il n'a pas devant lui un horizon illimit. Sans doute, on sait bien que nous ne serons jamais en tat de le parcourir; mais on estime que la perspective, au moins, nous en est ncessaire, qu'elle seule peut nous donner le sentiment de la plnitude de l'tre. De l vient l'espce de culte avec lequel tant d'crivains, au cours du XIXe sicle, ont parl du sentiment de l'infini. On y voit le sentiment noble par excellence, puisque, par lui, l'homme tend s'lever par-dessus toutes les bornes que la nature lui oppose, et s'affranchit, au moins idalement, de toute limitation qui le diminue.

    Un mme procd pdagogique devient tout diffrent de lui-mme, selon la

    manire dont il est appliqu ; et il est appliqu trs diffremment, selon la manire dont on le conoit. La discipline produira donc des effets trs dissemblables, suivant l'ide qu'on se fera de sa nature et de son rle dans la vie en gnral et, plus particu-lirement, dans l'ducation. Il importe donc que nous cherchions prciser quel est ce rle, et que nous ne laissions pas irrsolue la trs grave question qui se pose ce sujet. Faut-il voir dans la discipline une simple police extrieure et matrielle, dont

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    l'unique raison d'tre serait de prvenir certains actes, et qui n'aurait aucune utilit en dehors de cette action prventive ? Ou bien, au contraire, ne serait-elle pas, comme notre analyse le laisserait supposer, un instrument sui generis d'ducation morale, qui a sa valeur intrinsque, et qui marque d'une empreinte spciale le caractre moral ?

    Tout d'abord, que la discipline ait une utilit sociale, par elle-mme et indpen-

    damment des actes qu'elle prescrit, c'est ce qu'il est facile de dmontrer. En effet, la vie sociale n'est qu'une des formes de la vie organise, et toute organisation vivante suppose des rgles dtermines dont elle ne peut s'carter sans troubles morbides. Pour qu'elle puisse se maintenir, il faut qu'elle soit chaque instant en tat de rpon-dre aux exigences du milieu ; car la vie ne peut rester suspendue, sans que la mort ou la maladie en rsulte. Si donc, chaque sollicitation des forces extrieures, il fallait que l'tre vivant ttonnt nouveau pour trouver le mode de raction qui convient, les causes de destruction qui l'assaillent de toutes parts auraient vite fait de le dsor-ganiser. C'est pourquoi le mode de raction des organes est, dans ce qu'il a de plus essentiel, prdtermin ; il y a des manires d'agir qui s'imposent rgulirement, toutes les fois que les mmes circonstances sont donnes. C'est ce qu'on appelle la fonction de l'organe. Or, la vie collective est soumise aux mmes ncessits, et la rgularit ne lui est pas moins indispensable. Il faut qu' chaque instant le fonction-nement de la vie domestique, professionnelle, civique, soit assur ; et, pour cela, il est indispensable qu'on ne soit pas oblig de chercher perptuellement sa forme. Il faut que des normes soient tablies, qui dterminent ce que doivent tre ces relations, et que les individus s'y soumettent. C'est cette soumission qui constitue le devoir quo-tidien. Mais cette explication et cette justification sont insuffisantes. Car on n'a pas expliqu une institution quand on a fait voir qu'elle tait utile la socit. Encore faut-il qu'elle ne vienne pas se heurter des rsistances irrductibles de la part des individus. Si elle fait violence la nature individuelle, elle aura beau tre socialement utile, elle ne pourra natre, ni surtout se maintenir, puisqu'elle sera hors d'tat de prendre racine dans les consciences. Sans doute, les institutions sociales ont pour fin immdiate les intrts de la socit et non ceux des individus en tant que tels. Mais, d'un autre ct, si elles troublent la vie de l'individu sa source, elles troublent aussi du mme coup la source de laquelle elles tirent elles-mmes leur propre vie. Or, nous avons vu que la discipline avait t souvent accuse de violenter la constitution naturelle de l'homme, puisqu'elle en entrave le libre dveloppement. Ce reproche est-il fond ? Est-il vrai que la discipline soit pour l'homme une cause de diminution et de moindre puissance ? Est-il vrai que l'activit cesse d'tre elle-mme, dans la me-sure o elle est soumise des forces morales qui la dpassent, la contiennent et la rglent ?

    Or, tout au contraire, l'impuissance se contenir dans des bornes dtermines est,

    pour toutes les formes de l'activit humaine, et mme plus gnralement pour toutes les formes de l'activit biologique, un signe de morbidit. L'homme normal cesse d'avoir faim quand il a pris une certaine quantit de nourriture ; c'est le boulimique qui ne peut tre rassasi. Les sujets sains, normalement actifs, aiment la marche ; mais le maniaque de la dambulation, lui, prouve le besoin de se dmener perptuel-

  • mile Durkheim (1902-1903), Lducation morale 33

    lement, sans trve ni repos, sans que rien parvienne le contenter. Mme les senti-ments les plus gnreux, comme l'amour des animaux et mme l'amour d'autrui, quand ils dpassent une certaine mesure, sont l'indice incontest d'une altration de la volont. Il est normal que nous aimions les hommes, il est normal que nous aimions les btes, mais condition que l'une et l'autre sympathie n'excdent pas certaines limites ; si, au contraire, elles se dveloppent au dtriment des autres sentiments, c'est le signe d'un drglement intrieur, dont le clinicien connat bien le caractre patho-logique. On a cru parfois que l'activit purement intellectuelle tait affranchie de cette ncessit. Si, a-t-on dit, on satisfait sa faim avec une quantit dtermine de nourri-ture, on ne satisfait pas sa raison avec une quantit dtermine de savoir . C'est une erreur. A chaque moment du temps, notre besoin normal de science est troite-ment dtermin et limit par tout un ensemble de conditions. D'abord, nous ne pouvons pas mener une vie intellectuelle plus intense que ne le comportent l'tat, le degr de dveloppement o se trouve parvenu, au moment considr, notre systme nerveux central. Car, si nous essayons d'excder cette limite, le substratum de notre vie mentale en sera dsorganis, et notre vie mentale elle-mme par contrecoup. De plus, l'entendement n'est qu'une de nos fonctions psychiques ; ct des facults purement reprsentatives, il y a les facults actives. Si les premires se dveloppent outre mesure, il est invitable que les autres en soient atrophies, et il en rsulte une impuissance maladive agir. Pour que nous puissions nous conduire dans la vie, il faut que nous admettions bien des choses sans chercher nous en faire une notion scientifique. Si nous voulons avoir raison de tout, nous n'avons pas trop de toutes nos forces pour raisonner et rpondre nos perptuels pourquoi . C'est l ce qui caractrise ces sujets anormaux que le mdecin appelle douleurs. Et ce que nous disons de l'activit intellectuelle pourrait se dire galement de l'activit esthtique. Un peuple impropre aux joies de l'art est un peuple barbare. Mais, d'un autre ct, quand, dans la vie d'un peuple, l'art prend une place excessive, il se dprend, dans la mme mesure, de la vie srieuse, et ds lors ses jours sont compts.

    C'est qu'en effet, pour vivre, il nous faut faire face des ncessits multiples avec

    une somme limite d'nergies vitales. La quantit d'nergie que nous pouvons et devons mettre dans la poursuite de chaque fin particulire est donc ncessairement, limite : elle est limite par la somme totale des forces dont nous disposons, et l'im-portance respective des fins poursuivies. Toute vie est donc un quilibre complexe, dont les divers lments se limitent les uns les autres, et cet quilibre ne peut se rompre sans produire la douleur et la maladie. Il y a plus. Mme, la forme d'activit, au profit de laquelle cet quilibre se rompt, devient, en raison mme du dveloppe-ment excessif qu'elle reoit ainsi, une source de souffrances pour l'individu. Un besoin, un dsir qui s'est affranchi de tout frein et de toute rgle, qui n'est plus attach un objet dtermin et, par cette dtermination mme, limit et contenu, ne peut plus tre pour le sujet qui l'prouve qu'une cause de perptuels tourments. Quelles satis-factions, en effet, pourrait-il nous apporter, puisque par dfinition, il ne peut plus tre satisfait ? Une soif insatiable ne peut tre apaise. Pour que nous prouvions quelque plaisir agir, encore faut-il que nous ayons le sentiment que notre action sert quel-que chose, c'est--dire nous rapproche progressivement du but o nous tendons. Mais

  • mile Durkheim (1902-1903), Lducation morale 34

    on ne se rapproche pas d'un but qui, par dfinition, est situ l'infini. La distance laquelle on en reste loign est toujours la mme, quelque chemin qu'on ait fait. Quoi de plus dcevant que de marcher vers un point terminal qui n'est nulle part, puisqu'il se drobe mesure qu'on avance ? Une aussi vaine