Émile Durkheim - Pragmatisme Et Sociologie (1913-1914)

118
Émile DURKHEIM (1913-1914) Pragmatisme et sociologie Cours inédit prononcé à La Sorbonne en 1913-1914 et restitué par Armand Cuvillier d’après des notes d’étudiants. Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, collaboratrice bénévole et professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, Bénévole et professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi et développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

description

Pragmatisme Et Sociologie (1913-1914)

Transcript of Émile Durkheim - Pragmatisme Et Sociologie (1913-1914)

  • mile DURKHEIM (1913-1914)

    Pragmatisme et sociologieCours indit prononc La Sorbonne en 1913-1914et restitu par Armand Cuvillier daprs des notes

    dtudiants.

    Un document produit en version numrique par Gemma Paquet,collaboratrice bnvole et professeure la retraite du Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,Bnvole et professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    et dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet,collaboratrice bnvole et professeure la retraite du Cgep deChicoutimi partir de :

    mile Durkheim (1913-1914)Pragmatisme et sociologieCours indit prononc La Sorbonne en 1913-1914et restitu par Armand Cuvillier daprs des notes dtudiants.

    Une dition lectronique ralise partir du livre dmileDurkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours indit prononc LaSorbonne en 1913-1914 et restitu par Armand Cuvillier daprsdes notes dtudiants. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 1955,212 pages.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes MicrosoftWord 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)dition complte le 9 juillet 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 3

    Table des matires

    Leon I : Introduction.

    - les origines du pragmatisme : I. Nietzsche. - II. Le Romantisme. - III. Le milieu anglo-saxon :Peirce.

    - William James.

    Leon II: Le mouvement pragmatiste : James, Dewey, Schiller, etc.

    - Les thses essentielles du pragmatisme. Partie critique.- La conception dogmatique de la vrit.- Critique du Dogmatisme.

    Leon III: Critique du Dogmatisme (suite) : vrit et connaissance humaine.- Vrit extrahumaine et intellect pur.- Vrit idale et vrits concrtes.

    Leon IV: Critique du Dogmatisme (suite)- la conception statique du rel.- La conception pluraliste du rel.

    Leon V: Le Pragmatisme et la critique de la pense conceptuelle.

    - Lacunes de cette critique.

    Leon VI: Les aspects secondaires du Pragmatisme

    - I. Le Pragmatisme comme Empirisme radical.- II. Le Pragmatisme comme Pluralisme.- Les thses positives du pragmatisme : - La Pense et le Rel.

    Leon VII: La Pense et le Rel (suite).- Unit de la connaissance et de l'existence.- Unit du vrai et des valeurs.

    Leon VIII: La connaissance, instrument d'action.

    - Le Concept et l'action.- La satisfaction .

    Leon IX: Les Critres pragmatistes de la vrit

    - La satisfaction des besoins intellectuels.- Vrification et vrificabilit.- Ncessit et libert.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 4

    Leon X: Construction du rel et construction du vrai.

    - L'interprtation de Dewey.- De la vrit individuelle la vrit impersonnelle.- La conception gnrale de la vrit.

    Leon XI

    Leon XII: Le pragmatisme et la religion.

    - La saintet.- Mystique et moi subliminal .- Polythisme.- Conclusion de l'expos : l'esprit gnral du pragmatisme.

    Leon XIII: Critique gnrale du pragmatisme.

    - Le mobile fondamental de l'attitude pragmatiste.- Parallle entre le Pragmatisme et la Sociologie.

    Leon XIV: Les variations de la vrit.

    - Comment s'expliquent ces variations.

    Leon XV: Vrit et utilit.

    - Le Pragmatisme comme Utilitarisme logique.

    Leon XVI: Spculation et Pratique.

    - Les arguments de Dewey en faveur de la subordination de la pense l'action.

    Leon XVII: Le rle de la vrit.

    - Le vrai rle de la conscience.- Les reprsentations collectives.

    Leon XVIII: Les diffrents types de vrits.

    - I. Les vrits mythologiques.- II. Les vrits scientifiques.

    Leon XIX: Vrit scientifique et conscience collective.

    - Survivance des reprsentations mythologiques. - Vrit impersonnelle et diversits individuelles.

    Leon XX: Y a-t-il htrognit entre la pense et le rel ?

    - La Pense distincte et l'lan vital .- Conclusion.

    Appendices

    I. - La certitudeII. - Les concepts

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 5

    MILE DURKHEIM

    PRAGMATISMEETSOCIOLOGIE

    COURS INDITprononc la Sorbonne en 1913-1914et restitu par Armand CUVILLIERd'aprs des notes d'tudiants

    LIBRAIRIE PHILPARISPOSOPHIQUE J. VRIN6, Place de la Sorbonne, Ve

    1955

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 6

    Les notes des deux leons de Durkheim que l'on trouvera en Appendices, l'une surla Certitude, l'autre sur les Concepts, et qui, sans toucher directement au Prag-matisme, intressent la thorie de la connaissance, ont t fournies par M. MarcelTardy, rdacteur au Monde .

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 7

    Pragmatismeet sociologie

    Retour la table des matires

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 8

    Premire leon 1

    Introduction

    Retour la table des matires

    Quelles sont les raisons qui m'ont amen choisir le sujet de ce cours ? Pourquoil'ai-je intitul Pragmatisme et Sociologie? C'est d'abord l'actualit du Pragmatisme,qui est peu prs la seule thorie de la vrit actuellement existante. C'est ensuitequ'il y a dans le Pragmatisme un sens de la vie et de l'action qui lui est commun avecla Sociologie : les deux tendances sont filles d'une mme poque.

    Et pourtant, pour les conclusions du Pragmatisme, je n'ai qu'loignement. Il y adonc intrt marquer les positions respectives des deux doctrines. Le problmesoulev par le Pragmatisme est en effet fort grave. Nous assistons de nos jours unassaut contre la Raison, une vritable lutte main arme 2. De sorte que l'intrt duproblme est triple.

    1 C'est d'abord un intrt gnral. Mieux que toute autre doctrine, le Pragma-tisme est capable de nous faire sentir la ncessit de rnover le Rationalisme tradi-tionnel ; car il nous montre ce que celui-ci a d'insuffisant.

    1 Cours du 9 dcembre 1913.

    2 Allusion probable au passage du livre de W. JAMES, Le Pragmatisme, trad. fr. p. 63, o il est dit

    que le Pragmatisme - se dresse tout arm, dans une attitude de combat, contre les prtentions etcontre la mthode du Rationalisme .

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 9

    2 C'est ensuite un intrt national. Toute notre culture franaise est base essen-tiellement rationaliste. Ici le XVIIIe sicle prolonge le Cartsianisme. Une ngationtotale du Rationalisme constituerait donc un danger : ce serait un bouleversement detoute notre culture nationale. C'est tout l'esprit franais qui devrait tre transform sicette forme de l'irrationalisme que reprsente le Pragmatisme devait tre admise.

    3 C'est enfin un intrt proprement philosophique. Ce n'est pas seulement notreculture, c'est tout l'ensemble de la tradition philosophique, et cela ds les premierstemps de la spculation des philosophes, qui - une exception prs, dont il seraquestion tout l'heure, - est tendance rationaliste. Ce serait donc aussi un renver-sement de toute cette tradition qu'il faudrait procder, si le Pragmatisme tait valable.

    Certes, on distingue gnralement dans la tradition philosophique deux courants :le courant rationaliste et le courant empiriste. Mais il est facile de voir qu 'Empirismeet Rationalisme ne sont au fond que deux manires diffrentes d'affirmer la raison.De part et d'autre, en effet, on maintient un culte que le Pragmatisme tend dtruire :le culte de la vrit - on admet qu'il existe des jugements ncessaires. La diffrenceest dans l'explication qu'on donne de cette ncessit :l'Empirisme la fonde dans lanature des choses, le Rationalisme dans la raison elle-mme, dans la nature de lapense. Mais, des deux cts, on reconnat le caractre ncessaire, obligatoire de cer-taines vrits, et les diffrences sont secondaires ct de ce point fondamental. Orc'est prcisment cette force obligatoire des jugements logiques, cette ncessit desjugements de vrit, que nie le Pragmatisme. Il affirme que l'esprit demeure libre enface du vrai.

    Par l, le Pragmatisme se rapproche de l'exception unique laquelle il a t faitallusion, savoir de la Sophistique, qui niait elle aussi toute vrit. Ce rapprochementn'est pas arbitraire : il est avou par les pragmatistes eux-mmes. C'est ainsi que F. C.S. Schiller se proclame protagoren et rappelle l'axiome: L'homme est la mesurede toutes choses 1.

    N'oublions pas cependant que la Sophistique a jou un rle utile dans l'histoire desdoctrines philosophiques : c'est elle, en somme, qui a suscit Socrate. De la mmefaon, le Pragmatisme peut servir aujourd'hui tirer la pense philosophique de cenouveau sommeil dogmatique o elle tend s'endormir depuis la secousse que luiavait imprime la critique de Kant. Son avantage est, comme il a t dit, de mettre enlumire les faiblesses du Rationalisme ancien. Celui-ci doit se rnover pour satisfaireaux exigences de la pense moderne et rendre compte de certains points de vuenouveaux introduits -par la science contemporaine. Le problme est de trouver uneformule qui maintienne l'essentiel du Rationalisme, tout en satisfaisant aux critiquesfondes que lui adresse le Pragmatisme.

    1 Cf. SCHILLER, Humanism (1903), p. 17-19 ;Studies in Humanism (1907) : II. From Plato ta

    Protagoras (trad. fr., p. 28-90), et XIV. Protagoras the humanist (trad. fr., p. 388-416) ; Plato orProtagoras ?, Oxford, 1908, et dans le Mind, oct. 1908 ; The Humanism of Protagoras, dans leMind, avril 1911 ; etc.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 10

    Les origines du pragmatisme 1I. Nietzsche

    Retour la table des matires

    Dans un livre rcent 2, M. Ren Berthelot voit chez NIETZSCHE la forme pre-mire du Pragmatisme. Bien mieux, Nietzsche reprsenterait le Pragmatisme radicalet intgral. Par l, l'auteur croit pouvoir rattacher le Pragmatisme au Romantismeallemand et le placer sous l'inspiration germanique. Quant nous, nous le rattache-rions plutt la tradition de la pense anglo-saxonne.

    Quels sont d'abord les points communs entre la pense de Nietzsche et le Prag-matisme ? Nietzsche refuse toute espce d'idal moral un caractre absolu, uncaractre de vrit universelle. Selon lui, l'idal est au del du vrai et du faux : Ceciest maintenant mon chemin, dit Zarathoustra 3, - o est le vtre? Voil ce que jerpondais ceux qui me demandaient " le chemin ". Car le chemin n'existe pas .Aux yeux de Nietzsche, tout ce qui est norme logique on morale est d'ordre infrieur.Il aspire un affranchissement total de la conduite comme de la pense. La vritspculative ne saurait tre ni impersonnelle ni universelle. Nous ne pouvons connatreles choses qu' l'aide de procds qui les mutilent, qui les transforment plus ou moinsen notre propre pense. Nous les construisons notre image ; nous les situons dansl'espace, nous les classons en genres et en espces, etc. Or rien de tout cela n'existe,pas mme le lien de cause effet. Nous substituons la ralit tout un systme desymboles, de fictions, bref d'illusions : Comment saurions-nous expliquer ! Nous nefaisons qu'oprer avec des choses qui n'existent pas, avec des lignes, des surfaces, descorps, des atomes, des temps divisibles, des espaces divisibles, - comment uneinterprtation serait-elle possible, si de toute chose nous faisons d'abord une image,notre image ? 4.

    Mais pourquoi tablissons-nous de telles fictions? Parce qu'elles nous sont utilespour vivre, rpond Nietzsche. Elles sont fausses, mais elle doivent tre crues vraiespour que les tres de notre espce puissent se conserver. Ce qui nous a aids vivre asurvcu ; le reste a disparu : Aucun tre vivant ne se serait conserv si le penchant affirmer plutt qu' suspendre son jugement, - se tromper et imaginer plutt qu'attendre, approuver plutt qu' nier, juger plutt qu' tre juste, n'avait tdvelopp avec une extrme intensit. La suite des penses et des dductions logiquesdans notre cerveau actuel correspond un processus, une lutte d'instincts, en eux-mmes illogiques et injustes ; nous ne percevons gnralement que le rsultat de lalutte, tant cet antique, mcanisme fonctionne maintenant en nous rapide et cach 5.

    1 Nous rappelons que les titres ont t ajouts par nous.

    2 Un Romantisme utilitaire. tude sur le mouvement pragmatiste, tome 1 : le Pragmatisme chez

    Nietzsche et chez Poincar, Paris, Alcan, 1911.3 Zarathoustra, 3e partie, De l'esprit de pesanteur (d. du Mercure de France, pp. 226-227), cit

    par R. Berthelot, loc. cit., pp. 36-37.4 Le Gai Savoir, aphorisme 112, cit par R. Berthelot. p. 43.

    5 Ibidem, aphorisme 111, cit ibid., p. 42.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 11

    C'est donc l'utilit qui pour Nietzsche, dtermine les jugements rputs vrais et carteles faux. Or : le vrai, c'est l'utile, c'est l le principe mme du Pragmatisme.

    Il existe cependant entre la pense de Nietzsche et le Pragmatisme des diffrencesprofondes. Remarquons en effet que Nietzsche ne dit pas que ce qui est utile est vrai,mais que ce qui semble vrai. a t tabli par utilit. A ses yeux, l'utile est faux. Ilexiste, selon lui, une autre forme de vrit que celle qui est qualifie de vraie par leshommes du troupeau , une autre morale que la morale des esclaves , une autrelogique que la logique vulgaire. Il y a une vrit que seuls les esprits affranchispeuvent atteindre. L'artiste, c'est prcisment l'esprit affranchi de toutes les rgles etcapable de se plier toutes les formes de la ralit, de saisir par l'intuition ce qui secache sous les apparences et sous la fiction.

    Rien de pareil dans le Pragmatisme. Il n'est pas, pour lui, de surface des chosesdistincte du fond sur, lequel elles reposent. La surface, ce sont les choses tellesqu'elles nous apparaissent. Or c'est de cela que, nous vivons, c'est cela qui constitue laralit. Il n'y a pas lieu de chercher sous les apparences. Il faut s'en tenir au monde telqu'il nous apparat sans se proccuper de savoir s'il y a autre chose. William JAMES.prsente lui-mme sa doctrine comme un empirisme radical et son argumentationconsiste souvent tourner en ridicule le raisonnement et la logique. Pour lui, seulimporte ce qui apparat dans l'exprience immdiate : la pense ne se meut jamais quesur un plan unique, non sur deux plans diffrents.

    La preuve en est que, mme quand le Pragmatisme semble admettre quelquechose qui dpasse l'exprience, -quelque chose au-dessus du monde des phnomnes,en ralit il n'en sort pas. C'est ce qui se manifeste dans ses tendances religieuses, quisont trs relles. Les tres surnaturels, les Dieux sont, pour lui, dans la nature, ce sontdes forces relles, proches de nous, que nous ne constatons pas directement, maisdont les effets se rvlent nous certains moments, en certaines expriences. Nouspouvons ainsi les dcouvrir peu peu comme nous avons dcouvert bien des forcesphysiques (lectricit,etc.) qui avaient t longtemps ignores et qui existaientcependant. Tout se passe donc sur le plan phnomnal. Et cela est trs loign de lapense nietzschenne.

    Il est vrai qu' certaines priodes de sa vie, Nietzsche a ni l'existence d'unsubstrat qui se trouverait cach sous les apparences et admis lui aussi que seulescelles-ci existent. Le rle de l'artiste serait alors de s'en affranchir et de crer leurplace un monde d'images mouvantes, varies et qui se dvelopperaient de faonautonome, et la pense, une fois bris son cadre logique, pourrait alors elle aussi sedvelopper librement.

    Mais le Pragmatisme n'est pas moins rfractaire cette manire de voir qu' lapremire. Il ne prtend pas approfondir ni dpasser la ralit immdiate pour luisubstituer un monde de crations de l'esprit. Ce qui domine en lui, c'est un sensraliste et un sens pratique. Le pragmatiste est un homme d'action et qui, par suite,attache de l'importance aux choses. Il ne poursuit pas son action dans le rve ; il neprend jamais, comme Nietzsche, le ton d'un prophte ou d'un inspir ; il ne connat nil'angoisse ni l'inquitude. La vrit, pour lui, c'est quelque chose raliser.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 12

    Il. Le romantisme

    Retour la table des matires

    Il y aurait aussi relever certains traits communs entre le Pragmatisme et leRomantisme, notamment le sens de la complexit, de la richesse, de la diversit de lavie, telle qu'elle nous est donne. Le Romantisme a t, en partie, une raction contrece qu'il y avait de simpliste dans le rationalisme et la philosophie sociale de la fin duXVIIIe sicle.

    Mais ce sens de la complexit des choses humaines, ce sentiment de l'insuffisancede la philosophie du XVIIIe sicle, nous les rencontrons aussi la base de lasociologie naissante, chez Saint-Simon et chez Auguste Comte qui ont compris que lavie sociale tait faite, non de rapports abstraits, mais d'une matire extrmementriche. Un tel sentiment n'aboutit pas ncessairement au mysticisme ni au Pragma-tisme. Comte, en particulier, est au plus haut point un rationaliste, et cependant il veutfonder une sociologie plus complexe, plus riche et moins formaliste que la philo-sophie sociale du XVIIIe sicle.

    III. Le milieu anglo-saxon : Peirce.

    Pour comprendre le Pragmatisme, il n'y a pas lieu de remonter des doctrinesaussi lointaines ni la philosophie allemande. Il faut seulement le replacer dans sonmilieu d'origine, le milieu anglo-saxon.

    Le premier penseur qui ait prononc le mot de Pragmatisme est le savant amri-cain PEIRCE 1. C'est lui qui, dans un article paru en janvier 1878 dans une revueamricaine 2 et traduit dans la Revue Philosophique de janvier 1879 3 sous le titrecomment rendre nos ides claires, exposa pour la premire fois les ides que lespragmatistes revendiquent comme leurs.

    En voici l'essentiel. Peirce se demande pourquoi nous pensons. Et il rpond :parce que nous doutons. Si nous tions dans un perptuel tat de certitude, nousn'aurions pas besoin de penser et de faire effort pour sortir de nos doutes. L'irritationproduite par le doute nous pousse faire des efforts pour atteindre l'tat decroyance. D'autre part, la croyance se traduit par l'action - la croyance qui n'agitpas n'existe pas ; et l'action doit prendre le caractre de la croyance qui l'engendre. Orl'tat de croyance est un tat d'quilibre, donc de repos, et c'est pourquoi nous lerecherchons. La marque essentielle de la croyance sera donc l'tablissement d'une

    1 Charles Sanders PEIRCE (1839-1914), mathmaticien et chimiste. Ses uvres compltes ont t

    publies Harvard University en 1931-35.2 How to make our ideas clear,dans Popular science Monthly, vol. XII, p. 286-302.

    3 Pages 39-57. Le titre gnral est : La Logique de la science. Un premier article avait paru en

    dcembre 1878, pp. 553-569.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 13

    habitude... Notre habitude a le mme caractre que nos actions ; notre croyance, quenotre habitude ; et notre conception, que notre croyance. Ainsi, le doute engendrel'ide; celle-ci engendre l'action et, devenue croyance, elle se traduit par des mouve-ments organiss, par l'habitude. Tout le sens de l'ide rside dans le sens de l'habitudeque cette ide a dtermine.

    De l cette rgle : Considrer quels sont les effets pratiques que nous pensonspouvoir tre produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effetsest la conception complte de l'objet. Si, dans deux cas que vous vous reprsentezcomme diffrents, les effets sont les mmes, c'est que vous tes en prsence d'unefausse distinction : l'objet est le mme. Soient, par exemple, les controverses entrecatholiques et protestants sur la transsubstantiation. Ceux-ci voient dans l'Eucharistieun symbole, les premiers une prsence relle. Mais l'effet final est le mme pour lesuns et les autres : l'hostie est la nourriture de l'me. Peu importe ds lors qu'elle soitrellement ou non le corps et le sang du Christ. La discussion est purement verbale 1.

    Tout cela n'annonce encore le Pragmatisme que d'assez loin. Au reste, dansl'article en question, Peirce n'imprime pas le mot. Il ne le fera qu'en 1902 dans sonarticle du Dictionary of Philosophy de J. M. Baldwin 2. Mais il l'employait depuislongtemps, dira-t-il plus tard 3, dans la conversation.

    Il existe certes quelque parent entre la thse soutenue dans cet article de Peirce etle Pragmatisme. Les deux doctrines sont d'accord pour tablir un rapport de con-nexion troite entre l'ide et l'action, pour carter toutes les questions de puremtaphysique de mme que les discussions verbales, pour ne poser enfin que desproblmes prsentant un intrt pratique et dont les termes soient emprunts aumonde sensible.

    Mais voici une diffrence essentielle. Il n'y a pas, dans l'article de Peirce, dethorie de la vrit. Le problme de la vrit n'est pas pos : l'auteur se demandecomment nous pouvons arriver claircir nos ides, non quelles sont les conditionsrequises pour que l'ide d'une chose reprsente vraiment les effets sensibles de cettechose. Bien mieux Peirce admet, avec la thorie classique, que la vrit s'impose avecune sorte de fatalit , que l'esprit ne peut pas ne pas s'incliner devant elle. Ainsi, levrai est une opinion qui possde en elle-mme ses droits, et tous les chercheurs sontobligs de l'admettre. C'est tout le contraire du principe pragmatiste.

    Aussi, quand paratront les travaux de William James, Peirce refusera-t-il de sesolidariser avec lui et tiendra-t-il marquer les diffrences. Peirce ne rpudie pas leRationalisme: si l'action a du prix ses yeux, c'est qu'elle est un instrument de pro-grs pour la raison. En 1902, dans son article du Dictionnaire de Baldwin, il recon-nat ne pas avoir suffisamment insist sur ce point et il se dsolidarise explicitement

    1 Il semble que Durkheim ait ici volontairement modifi le texte de PEIRCE, pour une raison facile

    comprendre. On lit dans la traduction franaise (loc. cit., p. 47) : Par vin nous n'entendons rienautre chose que ce qui produit sur les sens divers effets directs ou indirects, et parler d'un objetdou de toutes les proprits matrielles du vin comme tant en ralit du sang n'est qu'un jargondpourvu de sens. Dans Le Pragmatisme (trad. fr., p. 91), W. JAMES se sert du mme exemple,mais en un sens tout oppos, pour prouver que la notion de substance elle-mme est susceptibled'une application pragmatique .

    2 Tome II, pages 321-322.

    3 Dans l'article What Pragmatism is du Monist, vol. XV,n, 2, avril 1905, p. 161-181.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 14

    des interprtations de W. James. Dans l'article du Monist de 1905 : What Pragmatismis, il invente mme un nouveau terme : pragmaticisme, nom trop laid, ajoute-t-il,pour qu'on songe dsormais le lui prendre, afin d'viter toute confusion entre sathse et celle de James. Dans un autre article Les aboutissements du Pragmaticisme 1,il qualifie sa propre doctrine de doctrine du sens commun. Il est assez curieux,dans ces conditions, que James ait continu se rclamer de lui, ait salu en lui lepre du Pragmatisme et n'ait jamais signal ces divergences.

    WILLIAM JAMESRetour la table des matires

    C'est William JAMES 2 qui est le vritable pre du Pragmatisme. C'est en 1896qu'il publie sa Volont de croire 3 qui sera rdite en 1911. Il y distingue lesquestions purement thoriques, qui ne relvent que de la science et o, si l'on ne voitpas parfaitement clair, on peut attendre que la lumire se fasse - la science pourra unjour nous fournir les lments ncessaires notre croyance - et, d'autre part, lesproblmes pratiques, ceux o notre vie est engage : en prsence de ceux-ci, nous nepouvons plus attendre, il faut choisir, prendre un parti, mme si nous ne sommes passrs ; et nous le faisons alors en obissant des facteurs personnels, des mobilesextra-logiques tels que : temprament, ambiance, etc. Nous cdons ce qui nousentrane : telle hypothse nous parat plus vivante que les autres, nous la ralisons,nous la traduisons en actions.

    William James pense surtout ici la croyance religieuse, dont, ses yeux, lacroyance morale n'est qu'un aspect. C'est le pari de Pascal : bien qu'ici la vrit nepuisse se dmontrer, bien qu'elle ne nous apparaisse pas clairement, il faut prendreparti et agir en consquence. C'est l le point de dpart principal du Pragmatisme.Chez tous les pragmatistes, se retrouvent ces proccupations religieuses et c'est souscette forme que le Pragmatisme apparat pour la premire fois chez James. Il enrsulte que la vrit a, aux yeux de James, un caractre personnel et que vrit et viesont pour lui insparables. Un autre grand pragmatiste, F.C. S. SCHILLER, d'Oxford,sans aller jusqu' dire avec James qu'il est ncessaire d'avoir une attitude dans lesquestions religieuses, dclare lui aussi qu'il ne faut pas dpersonnaliser la vrit,la dshumaniser , et donne -son pragmatisme le nom d'Humanisme.

    Toutefois le mot Pragmatisme n'avait toujours pas t prononc par James. Il nele sera que dans son tude Conceptions philosophiques et rsultats pratiques 4 paruedans la Chronique de l'Universit de Berkeley (Californie) du 9 septembre 1898.C'est l que les thmes essentiels du Pragmatisme vont tre dvelopps.

    1 The Issues of Pragmaticism, dans le Monist, vol. XV, n4, oct. 1905, n. 481-499.

    2 William JAMES (1842-1910).

    3 The Win to Believe and other Essays in popular Philosophy, Londres, 1896 ; trad. fr., 1916.

    4 Philosophical conceptions and practical results rimprim dans The Journal of Philosophy, tome

    1, p. 673-687 (de. 1904), sous le titre The pragmatic method.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 15

    Deuxime leon 1Le mouvement pragmatiste

    Retour la table des matires

    C'est donc en Amrique entre 1895 et 1900 qu'a apparu le Pragmatisme. Bien qu'ilsoit ainsi de date rcente, l'histoire de ses origines est assez difficile retracer. Car ils'est constitu de manire insensible, comme un mouvement lent, souterrain, qui nes'est tendu que peu peu au del du cercle des conversations prives. James ledfinit comme un de ces changements que l'opinion subit presque son insu .

    Ainsi qu'il a t dit, Peirce ne s'tait servi du mot que dans des conversationsparticulires. Ce fut JAMES qui, le premier, l'appliqua un ensemble d'ides cons-titu, en utilisant un terme qui avait cours avant lui. Pendant plusieurs annes, il seborne dfendre sa pense dans diffrents articles de revues, dont les premiers sontde 1895. Les plus importants de ces articles, parus jusqu'en 1898, ont t rassemblsdans un volume publi en 1909 et intitul The Meaning of Truth et traduit en franais(L'Ide de vrit) en 1913. En 1906, James fait toute une srie de leons o ildveloppe de faon plus complte sa pense : elles sont publies en 1907 sous le titrePragmatism (trad. franaise 1911). En 1909, il ne craint pas de se rendre Oxford, lacitadelle de l'Hegelianisme, pour y exposer sa doctrine, et il la prsente sous l'aspectpar o elle s'oppose le plus la philosophie hglienne. Il donne cet ensemble deleons le titre : A pluralistic Universe. L'ouvrage est traduit en franais en 1910 avec

    1 Cours du 16 dcembre 1913.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 16

    le titre, assez impropre, de Philosophie de l'Exprience. En 1910 enfin paraissent sesEssays in radical Empiricism, recueil d'articles dont le premier avait paru en 1904sous le titre La conscience existe-t-elle ? 1. Cet article, important (car il pose laquestion : existe-t-il une dualit spcifique dans l'univers ?), fournit, sous la formed'un abrg en franais 2, la matire d'une importante communication au Congrs dePhilosophie de Rome en 1905,

    Paralllement James, J. DEWEY 3 avait commenc une campagne dans unesrie d'articles o il s'acheminait peu peu vers le Pragmatisme. La liste de cesarticles a t indique dans la Revue de Mtaphysique de 1913, p. 575 4. On n'a pasd'ouvrage d'ensemble de Dewey, mais des tudes partielles comme ses Etudes dethorie logique (1903), ouvrage collectif dont les quatre premiers chapitres seuls -sont de lui 5, ou son petit livre Comment nous pensons (1910) 6. C'est autour deDewey que s'est forme l'cole de Chicago ou cole instrumentaliste. Son principaldisciple est A. W. MOORE 7.

    De trs bonne heure, ces ides franchirent l'Atlantique. Ds 1902, Oxford, ungroupe de jeunes philosophes se runit pour entreprendre une campagne la foiscontre l'volutionnisme matrialiste et contre les thories de Hegel. Ils publirent,sous le titre Personal Idealism, un recueil d'articles dont le plus important tait celuide F.C. S. SCHILLER 8, Axioms as Postulats 9, L'anne suivante, Schiller rassemblases principaux articles dans son livre : Humanisme 10.

    En Italie, la revue Leonardo 11 a pouss le Pragmatisme l'extrme, jusqu'auparadoxe.

    1 Does consciousness exist?, dans le Journal of Philosophy, t. I, n 18, p. 477-491.

    2 La notion de conscience, reproduit dans Essays in radical empiricism, p. 206-233.

    3 John DEWEY (1859-1952).

    4 Dans l'article de H. ROBET, L'cole de Chicago et l'Instrumentalisme, t. XXI, p. 537 et suiv. Des

    bibliographies plus compltes ont t publies depuis, notamment dans -Emmanuel LEROUX, LePragmatisme anglais et amricain, Alcan, 1923, p. 346 et suiv.

    5 Studies in logical Theory, by J. Dewey , with the co-operaton of members and fellows of the

    department of philosophy,Univ. of Chicago Press. Les quatre premiers chapitres sont intitulsThought and its subject-matter.

    6 How we think, Boston, 1910 -,trad. fr., 1925. Bien entendu, DEWEY a publi par la suite bien

    d'autres ouvrages sur les mmes sujets, notammentExperience and nature (1925), The Quest forCertainty (1929), etc., etc.

    7 Addison Webster MOORE. Principaux ouvrages :Some logical aspects of purpose, dans les

    Studies in logical theories,chap. XI ;Pragmatism and Solipsism, dans le Journal of Philosophy,tome VI, 1909 ; Pragmatism and its critics, Chicago, 1910; Bergson and Pragmatism, dans laPhilosophical Review, t. XXI, 1912; etc.

    8 Ferdinand Canning Scott SCHILLER (1864-1937).

    9 Personal Idealism, philosophical essays by eight members of the University of Oxford, Londres,

    1902.10

    Humanism,philosophical Essays, Londres,1903. D'autres articles, avec quelques tudes originales,sont runies dans ses Studies in Humanism, Londres, 1907.

    11 Publie Florence de 1902 1906, sous la direction de Giovanni PAPINI et Giuseppe

    PREZZOLINI, avec la collaboration de G. VAILATI, M.CALDERONI etc. Sur le Pragmatismeen Italie, cf. G. VAILATI, dans la Revue du Mois, 10 fv. 1907.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 17

    En, France, le Pragmatisme apparat surtout dans le mouvement no-religieux, dit moderniste . Edouard LE ROY prtend appuyer son apologtique religieuse surdes principes emprunts au Pragmatisme 1.

    Il est remarquer d'ailleurs que les pragmatistes s'annexent un peu trop facilementdes penseurs qui sont loin de souscrire toutes leurs thses. C'est ainsi que Jamess'infode Henri POINCAR et M. BERGSON 2, auquel il emprunte d'ailleurs desarguments, et cela simplement parce que M. Bergson a prsent le Pragmatisme enFrance dans une prface 3 o il en parle en termes assez larges et en laissantapercevoir des rserves sur la doctrine.

    Les thses essentielles du pragmatismePartie critiqueRetour la table des matires

    Le Pragmatisme a donc trois protagonistes principaux : DEWEY, SCHILLER etJAMES.

    Dewey est un logicien, il s'efforce d'tre toujours trs rigoureux. Mais il estsouvent lourd, ses dveloppements sont laborieux et sa pense parfois peu claire.James lui-mme avoue l'avoir imparfaitement compris : Dewey, nous dit-il 4, fitnagure, avec le mot de pragmatisme pris comme titre, une srie de confrences : cefurent d'blouissants clairs parmi des tnbres cimmriennes .

    Schiller et James sont, au contraire, trs clairs. Mais leur manire diffre. Schillerva droit devant lui, il ne craint pas le paradoxe et, loin de chercher attnuerl'expression de sa pense, il vise plutt l'outrer et tonner l'auditeur. Il dduit sesconsquences avec une logique imprvue, surprenante, pleine de brusquerie etd'intransigeance. - James manifeste lui aussi un certain got pour le paradoxe, et celajusque dans ses thories psychologiques. Il nonce des ides qu'on admettrait plusfacilement, si ce n'tait le tour qu'il leur donne. Il prsente d'abord des thses artesvives. Mais, dans la discussion, il possde l'art d'arrondir les angles, sans pour celaabandonner ses principes fondamentaux, - et l'on finit par se demander si l'on n'estpas d'accord avec lui. Le titre de son livre sur le Pragmatisme indique bien cettetendance de son esprit : bien qu'il y montre dans le Pragmatisme une vritable rvolu-tion opre au sein de la pense philosophique, il intitule son livre : Pragmatisme, un

    1 Ed. LE ROY avait alors publi : Science et Philosophie. dans la Revue de Mtaphysique et de

    Morale, t. VII et VIII (1899 et 1900), Le Problme de Dieu, ibid. t. XV (1907), repris plus tard(1930) en volume ; Dogme et Critique, Bloud, 1907. Voir sur lui R. BERTHELOT, ouv. cit. tomeIII. pp. 303-308.

    2 On pourrait ajouter aussi Maurice BLONDEL, cit dans la Prface du Pragmatisme, trad. fr., p.

    18. Mais BLONDEL qui a donn au mot action un sens beaucoup plus large que JAMES, s'estnergiquement dsolidaris du Pragmatisme (voir notamment LALANDE, Vocabulaire, 5 d. p.784, note).

    3 Il s'agit de l'Introduction mise par BERGSON la traduction franaise du Pragmatisme, pp. 1-16.

    4 Ouvrage cit, p. 23.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 18

    nom nouveau pour de vieilles ides 1. Selon les circonstances, il prsente sa doctrinetantt sous l'un, tantt sous l'autre de ces deux aspects. Cette diversit 2 n'est pas sansnuire l'unit du Pragmatisme (un crivain amricain n'a-t-il pas compt jusqu'treize varits diffrentes de la doctrine?) et rend malais un expos gnral.

    En outre, aucun des philosophes pragmatistes ne nous a donn cet exposd'ensemble 3. Nous n'avons d'eux que des articles dissmins dans les revues, parfoisrassembls en volumes, ou bien des leons, des confrences populaires, mais nondes cours faits devant des tudiants auxquels l'orateur livrerait le fond de sa pense:ce sont des confrences qui s'adressent au grand publie et dans lesquelles les chosesne sont prsentes que par leurs points saillants. Chacune forme par elle-mme untout : ce qui, dans celle-ci, est secondaire, devient dans celle-l le point principal, etinversement. Toute la physionomie de la doctrine s'en trouve change, et il n'est pasfacile d'en discerner les ides majeures. Cet aspect un peu fuyant du Pragmatisme adonn prise aux objections des adversaires qui ont pu lui reprocher de se contredire.

    Il n'est pourtant pas impossible d'en dgager les thses essentielles, d'y retrouverun fond commun. C'est ce que je m'efforcerai de faire ici, sans prtendre en donnerun expos historique et quitte marquer quelques nuances propres chaque auteur.Dans L'Ide de Vrit 4, JAMES dclare partager les ides de Peirce. SCHILLERreconnat James 5 pour son matre. Quant DEWEY 6, il n'est pas sans formulerquelques rserves, mais il semble s'carter surtout de James sur des points particu-liers. Il y a donc chez tous les trois une orientation identique. Mon propos est de lamettre en lumire et de montrer notamment quelles sont les critiques que les prag-matistes dirigent contre le Rationalisme.

    Le Pragmatisme ne se prsente pas comme un systme arrt. James est tout faitnet sur ce point. Le Pragmatisme, dit-il, est, non un systme, mais une discussion, unmouvement, qui pourra d'ailleurs se dterminer davantage ultrieurement ; c'estmoins une organisation dfinitive d'ides qu'une impulsion gnrale dans une certainedirection. On peut le caractriser la fois 7 : 1 comme une mthode, une attitudegnrale de l'esprit ; - 2, comme une thorie de la vrit ; - 3 comme une thorie del'univers.

    1 Comme mthode, le Pragmatisme n'est rien d'autre que l'attitude, la tournuregnrale que doit adopter l'intelligence en prsence des problmes, et cette attitudeconsiste tourner nos regards vers les rsultats, les consquences, les faits: Lamthode pragmatique consiste entreprendre d'interprter chaque conception d'aprs

    1 Le titre complet est :Pragmatism, a new name for some old ways of thinking. Popular Lectures on

    Philosophy.2 Au dbut de son livre (ouv. cit, t. 1, p. 3), M. Ren BERTHELOT dit que le Pragmatisme est

    comme le nuage que Hamlet montre Polonius par les fentres du chteau d'Elseneur et quiressemblait tantt un chameau, tantt une belette, tantt une baleine.

    3 La mme remarque est faite pour Dewey et l'cole de Chicago par Emmanuel LEROUX, Le

    Pragmatisme amricain et anglais, Alcan, 1923, p. 206. Quant SCHILLER, il s'excuse lui-mme, au dbut de ses tudes sur l'Humanisme, de la discontinuit de la forme (c'est en effetun recueil d'articles) sous laquelle il prsente sa pense (Studies..., p. VII ; trad. fr., p. 1).

    4 Page 45. Cf. aussi Le Pragmatisme, trad. fr. pp. 57-58.

    5 Et aussi Peirce : voir Studies in Humanism, p. 5, note (trad. fr., p. 7).

    6 Dans Le Pragmatisme, trad. fr., p. 23, JAMES dsigne Dewey comme le fondateur mme du

    Pragmatisme.7 Voir Le Pragmatisme, deuxime leon, trad. fr., p. 54 et suiv.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 19

    ses consquences pratiques. C'est toujours le Pragmatisme de Peirce, qui visesurtout se dbarrasser des discussions verbales et des problmes inutiles, qui secaractrise par le choix des questions et la manire de les traiter.

    2 Mais il n'y a encore l rien qui soit tout fait spcial au Pragmatisme. C'estsurtout comme thorie de la vrit que le Pragmatisme prsente de l'intrt et c'estsous cet angle que nous allons l'tudier. Nous ne parlerons du Pragmatisme commethorie de l'univers que dans la mesure o ce sera ncessaire pour le comprendre entant que thorie de la vrit. La mthode nous est ici indique par James lui-mme.Ce qui fait la force du Pragmatisme, dit-il dans l'Ide de vrit (p. 50-52), c'est lafaillite des thories antrieures : c'est, en particulier, l'insuffisance du Rationalisme,qui a conduit rechercher une autre conception du vrai. Malheureusement cettediscussion du Rationalisme se trouve le plus souvent mle, chez James, l'expos desa conception propre de la vrit. Il importe cependant de l'en dgager ; car il nousfaut, avant tout, comprendre quelles sont les raisons qui ont fait croire auxpragmatistes que l'ancien Rationalisme devait tre remplac. Il arrive en effet quecertains esprits, sentant la force des objections que les pragmatistes ont prsentes,passent tout de suite de l aux solutions qu'ils ont proposes. Or il est trs important,au contraire, de sparer les deux problmes et, pour cela, d'examiner d'abord lamanire dont les pragmatistes se sont reprsent cette conception rationaliste, - disonsplus gnralement : dogmatiste 1, - de la vrit.

    La conception dogmatique de la vrit

    Retour la table des matires

    Cette conception repose, selon James, sur un principe trs simple, savoir quel'ide vraie, c'est l'ide conforme aux choses; c'est une image, une copie des objets ;c'est la reprsentation mentale de la chose. L'ide est vraie quand cette reprsentationmentale correspond bien l'objet reprsent. Cette conception n'est d'ailleurs paspropre au Rationalisme : c'est aussi celle de l'Empirisme. Pour J. Stuart Mill, parexemple, l'esprit ne fait que copier la ralit extrieure. Les ides sont sous ladpendance des faits ; car elles ne font qu'exprimer les sensations, elles se ramnentaux images sensibles et, par suite, la pense ne peut que traduire les sensations quinous viennent du milieu extrieur.

    En dpit des apparences, il n'en est pas autrement du Rationalisme : pour lui aussi,il existe au dehors une ralit que l'esprit doit traduire pour tre dans le vrai. Seule-ment, cette ralit, ce ne sont pas les choses -sensibles, c'est un systme organisd'Ides existant par elles-mmes et que l'esprit doit reproduire. On reconnat ici ladoctrine de Platon, et c'est en effet Platon que Schiller par exemple s'en prend deprfrence 2. Pour d'autres, les ides sont les penses d'un Dieu. Dieu est gomtre,disait-on couramment ; et on croyait que les lments d'Euclide reproduisaient lalettre la gomtrie divine. Il y a une " raison " ternelle et invariable, et sa voix,

    1 Dans Le Pragmatisme (trad. fr., p. 29). JAMES prsente un tableau des caractristiques du

    rationaliste et de l'empiriste. Le rationaliste y est cot comme dogmatique, l'empiriste commesceptique.

    2 Notamment dans Plato and his predecessors, in QuarterlyReview,janv. 1906 (repris dans Studies

    in Humanism : II, sous le titre From Plato to Protagoras; trad. fr. pp. 28-90).

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 20

    croyait-on, se rpercutait dans Barbara et Celarent (Ide de vrit, p. 50). PourHegel - que James attaque prement 1, - l'Ide absolue s'identifie la Raison quienveloppe tout, qui est le tout absolu des touts dans lequel toutes les contra-dictions sont concilies. Mais, dans tous ces cas, la vrit est conue comme existanthors de nous : il existe une Raison qui domine toutes les raisons individuelles et quecelles-ci n'ont qu' copier.

    Les deux formes du Dogmatisme consistent donc admettre que la vrit estdonne, soit dans le monde sensible - et c'est l'Empirisme, - soit dans un mondeintelligible, dans une pense ou une Raison absolues - et c'est le Rationalisme. - Unetroisime solution serait celle de l'Idalisme de HAMELIN, par exemple, pour lequelles choses ne sont que des concepts. Mais cela revient au mme : les tats idauxexistent alors dans les choses mmes et le systme de la vrit et de la ralit (ici c'esttout un) nous est encore donn tout fait en dehors de nous.

    Ainsi, dans toutes les conceptions dogmatiques, la vrit ne peut tre que latranscription d'une ralit extrieure. tant en dehors des intelligences, cette vrit estimpersonnelle : elle n'exprime pas l'homme, ne tient pas lui. Elle est donc aussitoute faite ~: elle rgne, dit JAMES 2, et s'impose nous de faon absolue. L'espritn'a pas la construire: copier n'est pas engendrer. Il n'a pas de rle actif. Il doit aucontraire s'effacer le plus possible et chercher simplement, pour ainsi dire, unduplicatum de la ralit. Car, s'il avait une activit propre, s'il y mettait son cachet, ildnaturerait la vrit ; il s'exprimerait lui-mme, au lieu d'exprimer le vrai. Toutapport de l'esprit serait une source d'erreur. Enfin, en mme temps qu'extrieure etimpersonnelle, la vrit est, selon le Dogmatisme, un systme achev, un toutcomplet qui chappe au temps et au devenir. Je n'ai jamais dout, dit un hgliend'Oxford que cite James 3, que la vrit ft universelle, unique et ternelle, ni qu'elleft chose une, intgrale et complte par son unique lment essentiel, par sasignification unique.

    Quelques mots de discussion. On est un peu surpris, premire vue, de penserque Leibniz et Kant sont englobs dans cette dfinition du Rationalisme et du Dog-matisme. Les pragmatistes, il est vrai, ne se soucient pas beaucoup de ces prcisions.Ils manifestent une certaine ngligence l'gard des doctrines, qui n'ont pas uneimportance majeure leurs yeux.

    Pour LEIBNIZ, leur objectera-t-on aussitt, l'esprit tire de lui-mme toute sapense : la monade est sans relation avec l'univers ; c'est d'elle-mme, et non dudehors, que lui viennent toutes les ides. - Et cependant, y regarder de plus prs, lacritique pragmatiste s'applique bien Leibniz comme aux autres rationalistes. Lamonade travaille en effet sur un modle qu'elle n'a pas cr, mais qui lui est donn,apport par Dieu. Le monde est ce que Dieu l'a fait, et non ce que veut la monade. Leplan qu'elle ralise au fur et mesure qu'elle s'lve la pense claire, lui est impos;elle n'en est pas l'auteur.

    1 Toute la troisime leon de A pluralistic Universe (Philosophie de l'Exprience) est consacre

    Hegel.2 Le Pragmatisme, p. 207.

    3 Dans Philosophie de l'Exprience, p, 95.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 21

    Chez KANT, c'est bien l'esprit qui cre la vrit, mais seulement tant qu'il nes'agit que de la vrit phnomnale. Or la vrit phnomnale, ce n'est que l'apparen-ce ; c'est mme, en un sens, l'erreur, relativement au Noumne ; tout au moins n'est-cequ'une rpercussion du Noumne, du monde intelligible, sur le plan phnomnal. LeNoumne, lui, est un donn, nous ne le crons pas. La seule vole d'accs que nousayons vers lui, c'est la loi morale qui nous l'ouvre : c'est elle qui nous avertit qu'il y aautre chose que le monde phnomnal. Or quels sont les caractres de la loi morale ?C'est la fixit et l'impersonnalit. En un sens, nous la dcouvrons en nous ; mais nousne l'inventons pas, nous ne faisons que la retrouver. Ce n'est pas nous qui l'avons faite; ce n'est pas notre esprit qui l'a enfante. C'est donc encore une ralit hors de nous,qui s'impose nous.

    Ainsi l'on peut admettre que la conception dogmatique, rationaliste, - disonsmme : la conception usuelle, - de la vrit, est bien celle que nous dcrit le Pragma-tisme.

    Critique du dogmatisme

    Retour la table des matires

    Quelles sont les objections qu'adresse le Pragmatisme cette conception ?Tout d'abord, allgue-t-il, si la vrit est une simple transcription de la ralit,

    quoi sert-elle ? Elle est une redondance inutile 1. Pourquoi faudrait-il que les choseseussent une traduction ? Pourquoi ne se suffiraient-elles pas elles-mmes ? De tellesreprsentations n'ajouteraient rien ce qui est. Or, selon JAMES, la vrit doit tre,non un redoublement, mais une addition . Que l'on s'imagine, dit-il 2, un individuqui constituerait lui seul, pour un instant, toute la ralit de l'univers et quiapprendrait ensuite qu'il va tre cr un autre tre qui le connatrait parfaitement. Quepourrait-il esprer de cette connaissance ? De quelle utilit lui serait cette rplique delui-mme dans J'esprit du nouveau venu ? En quoi son univers s'en trouverait-ilenrichi ? N'est utile que ce que notre esprit ajoute aux choses. Ce qui importe pourl'homme, c'est moins la substance des choses que leurs qualits secondes : la lumire,la couleur, la chaleur, etc. Ce qui compte, c'est l'emploi que nous faisons de la ralit,tandis que, si l'esprit se bornait voir la ralit, quoi cela serait-il bon ?

    Supposons en effet 3 un systme parfait des vrits objectives, comme le mondedes Ides de PLATON. Quel intrt y a-t-il ce que la lumire de l'intelligence vienne se reflter dans la multitude des esprits individuels qui ne peuvent la repro-duire que de faon trs imparfaite ? Il y a l une chute, qui se retrouve aussi dansl'hypothse thologique. Pourquoi Dieu, la souveraine vrit, n'est-il pas rest seuldans sa perfection ? Qu'a-t-il ajout lui-mme ? Car, si le monde vient de lui, lemonde l'exprime, mais il l'exprime de faon trs incomplte et dficiente !

    1 J DEWEY, Studies in logical theory, pp. 36-37 : ... work of superrogation ; p. 47 : ... futilely

    reiterative .2 L'Ide de vrit, p, 68. Cf. Le Pragmatisme, p. 214.

    3 Ici commence un passage o, dans nos deux versions, la suite des ides ne nous a pas paru

    parfaitement claire. Nous l'avons reconstitue de notre mieux.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 22

    Mais, dit-on, nous avons intrt connatre la vrit telle qu'elle est, en vue del'action elle-mme, et cette vrit doit tre alors une copie aussi fidle que possible dela ralit. Encore faudrait-il tablir cependant que, pour nous permettre d'agir, il estncessaire que notre pense copie la ralit. On en vient ainsi faire de la vrit unbien en soi, qui s'imposerait par lui-mme et que l'esprit rechercherait pour le seulbonheur de le contempler. La vrit serait faite uniquement pour tre pense. Elledevient un dieu auquel on lve des autels.

    Il n'est pas douteux, en effet, lorsque l'on considre un Idalisme tel que celui deLeibniz, qu'on puisse alors se demander quelle est la fonction de la vrit. Chaquemonade copie l'ensemble des autres, c'est--dire l'univers, et toutes copient le mmeunivers. Pourquoi un tel gaspillage de forces intellectuelles, si l'on ne pose pas enprincipe que la connaissance est un bien par elle-mme ?

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 23

    Troisime leon 1Critique du dogmatisme (suite)Vrit et connaissance humaine

    Retour la table des matires

    Je n'ai pas, je le rpte, l'intention de faire une histoire ni mme un expos com-plet du Pragmatisme. Ce que je cherche dgager, c'est surtout la tendance gnrale,commune ses divers reprsentants, et aussi les mobiles qui les ont amens cettefaon de penser. Pour cela, il nous faut d'abord nous faire en quelque sorte pragma-tistes, en cartant les objections qui nous viennent l'esprit. Quand nous aurons saisi,de la sorte, ce qui fait sa force, nous pourrons nous reprendre et passer ladiscussion.

    En ce sens, ce qu'il y a de fondamental dans le Pragmatisme, c'est sa critique duRationalisme, ou plutt du Dogmatisme, traditionnel. Pour comprendre cette critique,nous avons cherch voir comment les pragmatistes envisagent le Dogmatisme. Or,selon eux, le Dogmatisme regarde l'ide vraie comme la copie d'une ralit extrieu-re, que cette ralit soit les objets matriels ou bien des Ides, des concepts ou despenses de l'Esprit absolu. Ds lors, la vrit est objective, transcendante, imperson-nelle. Nous avons dj rencontr une premire objection adresse par le Pragmatisme cette conception . si la vrit ne fait ainsi que redoubler le rel, quoi sert-elle ?Elle semble inutile.

    1 Cours du 23 dcembre 1913.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 24

    Mais voici une autre difficult. Si la ralit dont l'ide est la copie, est extrieureet transcendante, comment pouvons-nous la connatre ? Si elle est en dehors de nous,immanente ou transcendante au monde, totalit ou partie du monde, commentpouvons-nous l'atteindre? Rappelons encore une fois l'hypothse platonicienne. LesIdes sont, par dfinition, au-dessus du monde de l'exprience. Comment, d'une part,pouvons-nous nous lever jusqu' ce monde idal, qui est la seule ralit ? Entre lui etnous, il y a un abme : comment est-il possible de le combler ? Comment, d'autrepart, ces ralits idales peuvent-elles descendre, en quelque sorte, dans notremonde? Il est impossible, dit Schiller 1, d'expliquer ni comment l'homme peuts'lever la contemplation de la vrit ternelle ni pourquoi l'Ide descend et sednature dans les penses humaines , Platon a beau prter l'esprit des pouvoirsparticuliers cela ne supprime pas la difficult.

    De mme, selon Aristote, le divin ne peut connatre l'humain sans dchoir. Mais,inversement, on ne voit pas comment l'homme pourrait penser le divin. Commentl'esprit fini qu'est l'esprit humain pourrait0il parvenir penser l'esprit absolu ? Ilfaudrait admettre qu'il n'y a pas de sparation et que les deux mondes n'en font qu'un.

    Plus gnralement, si la pense est une copie des choses, on ne voit pas commentelle peut atteindre celles-ci; car il y a un abme entre l'esprit et l'objet. Par dessus cet abme pistmologique, la pense devrait, dit JAMES (Ide de vrit, p. 99),accomplir un vritable saut prilleux . Nous ne pouvons atteindre l'objet qu'en lepensant. S'il est pens, il nous est intrieur. Il est alors impossible de contrler lavrit de l'ide, c'est--dire, dans l'hypothse, sa conformit l'objet : la pense nepeut sortir d'elle-mme. Quelle que soit la forme que l'on donne la thorie de lavrit-copie, la question se pose invitablement de savoir comment nous pouvonscomparer nos ides la ralit et ainsi connatre leur vrit. Dans cette thorie, ce quenous possdons est toujours une copie ; la ralit est au del. En d'autres termes, unetelle thorie conduit logiquement la faillite de la connaissance (DEWEY 2).

    Telle est la conception que Schiller, James, Dewey se font du Rationalisme. LeRationalisme traditionnel spare la pense de l'existence. La pense est dans l'esprit ;mais l'existence est, pour lui, hors de l'esprit. Ds lors les deux formes de ralit nepeuvent plus se joindre. Si l'on met par hypothse la pense en dehors de l'existence,l'abme qui les spare ne peut plus tre franchi. La seule manire de rsoudre ladifficult, ce serait donc de ne pas admettre ce vide entre l'existence et la pense. Si lapense est un lment du rel, si la pense fait partie de l'existence et de la vie, il n'y aplus d' abme pistmologique , il n'y a plus de saut prilleux . Il faut seulementvoir comment ces deux ralits peuvent participer l'une de l'autre. Lier la pense l'existence, lier la pense la vie, telle est l'ide fondamentale du Pragmatisme 3.

    1 Studies in Humanism, essai II, 15, p. 58 (trad. fr., p. 74).

    2 Studies in logical Theory, essai VI, p. 141. Ce chapitre VI n'est pas de Dewey lui-mme, mais d'un

    de ses collaborateurs (voir ci-dessus, p. 16, note 4), Simon Fraser McLENNAN. Cf., de DEWEYlui-mme, le chap. IV, particulirement pp. 71-72.

    3 Nous reproduisons ici presque textuellement l'une de nos deux versions, dont l'autre, plus

    lacunaire, est d'ailleurs trs proche. Nous nous bornons souligner la dernire phrase, communeaux deux versions.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 25

    Vrit extra-humaine et intellect pur

    Retour la table des matires

    Autre difficult de la conception dogmatique. Si la vrit est impersonnelle, elleest trangre l'homme, elle est extra-humaine. Comment alors peut-elle agir surl'esprit humain, l'attirer, le sduire ? Elle ne rpond rien dans notre nature. On ditsouvent que la vrit nous oblige, qu'il existe un devoir d'obir aux ides vraies, quec'est un impratif catgorique de chercher la vrit et de fuir l'erreur. Maiscomment le comprendre si la vrit n'est pas quelque chose d'humain ? Quelle forcepourrait jamais nous contraindre aller spontanment ce qui nous est tranger ou y obir ? C'est le reproche qu'on a souvent fait la loi morale telle que Kant nousla prsente. Mais, en ralit, disent les pragmatistes, la question ne se pose jamaisainsi. Les exigences de la vrit, comme toutes les autres, sont toujours desexigences subordonnes certaines conditions . Dans la vie, quand se prsente unequestion concernant le vrai, nous nous demandons : Quand dois-je donner monadhsion telle vrit, et quand la donner telle autre? Mon adhsion devra-t-elletre expresse, ou rester tacite ? En supposant qu'elle doive tre tantt expresse, tantttacite, dans lequel de ces deux cas suis-je en ce moment mme? Certes, nous avonsl'obligation d'accueillir la vrit. Mais cette obligation est relative aux circonstances ;car il ne s'agit jamais de la Vrit avec un V majuscule et au singulier, de la Vritabstraite ; il s'agit toujours de vrits concrtes qui peuvent tre plus ou moinsopportunes selon les cas (Ide de Vrit, p. 210-212). Supposons au contraire que lavrit soit purement objective, elle laissera l'homme tout fait indiffrent. Attribuer la vrit une indpendance par rapport aux fins humaines, un caractre absolu qui la spare de la vie, c'est dshumaniser la connaissance (SCHILLER, tudessur l'Humanisme, trad. fr., p. 89).

    Si l'on a conu cette notion d'une vrit purement objective et impersonnelle, c'estqu'on a admis la prsence en l'homme d'une facult toute spciale : l'intellect pur, quiaurait prcisment pour rle d'aller au vrai d'un mouvement spontan et presquemcanique, de penser le vrai uniquement pour le penser et le contempler. Pourexpliquer comment la vrit, en elle-mme extra-humaine, peut se rapporter l'hom-me, on suppose chez celui-ci une facult extra-humaine de la concevoir, trangre tous les autres facteurs de la vie. Or, disent les Pragmatistes 1 nous nions qu'ilpuisse proprement parler se rencontrer une intellection tout fait pure. Ce qu'onappelle ainsi de faon assez impropre, c'est en ralit une pense intentionnellepoursuivant ce qui lui parat une fin dsirable. Il n'y a pas en nous de raisonimpersonnelle, il y a un intellect qui est une fonction vivante, en rapport troit avecles autres fonctions vivantes qui constituent notre pense. Loin d'tre impersonnel, ilparticipe de tout le particularisme de la conscience. Quand nous cherchons la vrit,c'est toujours en vue d'un but. La vrit ne peut tre dtermine que par voie deslection et de choix ; et ce qui dtermine ce choix, c'est un intrt humain. Le dve-loppement d'un esprit, dit SCHILLER (tudes sur l'Humanisme, trad. fr., p. 239), estd'un bout l'autre une affaire personnelle. La connaissance, de virtuelle, devientactuelle grce l'activit intentionnelle de celui qui connat et qui la fait servir sesintrts et -s'en sert pour raliser ses fins .

    1 SCHILLER, Studies in Humanism, essai IV, p. 128 (trad. fr., p.165).

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 26

    Mais, dira-t-on, l'intellect pur est lui-mme une source de jouissance. De mmeque Kant admet une sorte de sensibilit rationnelle, la joie que nous prouvons noussoumettre la loi, de mme il y aurait un plaisir particulier chercher, dcouvrir, contempler la vrit . cette conception contemplative de la vrit est caractristiquede tout le Dogmatisme. Que l'intellect, rpondent les pragmatistes 1, ne serve rienqu' procurer ce plaisir, c'est une conception absurde, ... moins qu'on y voie unsimple jeu destin servir d'amusement celui qui le possde. Certes, notre activitintellectuelle ne peut tre toujours tendue; il faut qu'elle se dtende, qu'il y ait desinstants o l'intellect se joue pour se dlasser de la fatigue cause par la rechercheassidue de la vrit, et c'est le plaisir du rve, de l'imagination, de la mditationdsintresse. Mais ce jeu ne doit tenir qu'une place limite dans notre vie ; il estd'ailleurs susceptible d'excs dans la mme mesure que tout autre jeu. Il ne sauraittre le but principal et constant de l'intellect qui, lui, est destin un travailsrieux . C'est dans ses fonctions pratiques (au sens le plus large du terme), dans sesrapports avec le rel, que s'affirme le mieux son rle. Tous les pragmatistes sontd'accord sur ce point : la vrit est humaine, l'intellect ne peut tre isol de la vie, nila logique de la psychologie. James aussi bien que Schiller et mme Dewey (bien quecelui-ci admette la ncessit d'un certain contrle de l'lment personnel) se refusentpareillement sparer ces deux sciences 2 : les notions logiques fondamentales, cellesde ncessit, d'vidence, etc., ne partent-elles pas, allguent-ils, de processus psycho-logiques ? - Ainsi, la vrit doit tre rattache nos intrts d'homme : elle estfaite pour la vie de l'homme.

    Vrit idale et vrits concrtes

    Retour la table des matires

    Nouvelle difficult. Si la vrit est impersonnelle, si elle consiste en un systmed'idaux tels que les Ides de Platon, elle doit tre la mme pour tous les hommes ;elle doit tre immuable et unique. On peut ne pas l'apercevoir ; mais, si on l'atteint, onne peut la voir que telle qu'elle est : une, identique et invariable. Les pragmatistesobservent alors qu'une telle vrit contraste singulirement avec les vrits aux-quelles, en fait, parviennent les hommes. Les vrits humaines sont fugitives, tempo-raires, perptuellement en voie de transformation. La vrit d'aujourd'hui est l'erreurde demain. Dira-t-on qu'au cours des temps elles tendent la fixit? Mais c'estpresque le contraire qui est vrai. Avant que les sciences fussent constitues, lesvrits admises demeuraient peu prs immuables durant des sicles. Les vritsreligieuses ne changeaient pas, du moins aux yeux des fidles. Avec la science, onvoit apparatre la diversit et le changement. Certes, il n'y a pas si longtemps qu'oncroyait encore qu'il n'existe, du moins dans la science, qu'une vrit et mme que lascience nous apporte la vrit totale et dfinitive. Mais nous savons aujourd'hui qu'iln'en est rien : La multiplication prodigieusement rapide des thories pendant cesderniers temps a peu prs supprim toute vellit d'attribuer l'une plus qu' l'autreun caractre d'objectivit plus exacte. Il y a tant de gomtries, tant de logiques, tant

    1 SCHILLER, ouv.. cit, p. 7 (trad. fr., p. 9).

    2 Voir notamment JAMES, L'Ide de Vrit, trad. fr., p. 133 ; SCHILLER, Studies in Humanism,

    essai III : Des rapports de la Logique et de la Psychologie. et Psychology and Knowledqe dans leMind, vol. XVI, avril 1907 ; DEWEY, Studies in logical theory, p. 14-15, 185 et suiv., etc.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 27

    d'hypothses physiques et chimiques, tant de classifications, dont chacune est valabledans une certaine mesure sans, tre valable pour tout, que l'ide que la formule la plusvraie peut tre uniquement une invention humaine, et non une transcription littralede la ralit, s'est fait jour 1 . La vrit est donc chose vivante, qui se transforme sanscesse, et plus nous, avanons, plus cette vie de la vrit s'accuse. Une vrit quicesserait d'tre flexible, mallable, ne, serait plus que le cur mort de l'arbrevivant (Le Pragmatisme, p. 73).

    Quel cart entre la vrit idale, immuable du Dogmatisme et les vritsconcrtes, relles que nous vivons ! Leurs caractres sont opposs. Celle-l ne peutque discrditer celles-ci. Car la vrit idale se suffit elle-mme. Mais elle nous estinaccessible. On se trouve ainsi conduit se dsintresser des vrits relles quiapparaissent comme trop peu de chose par rapport la vrit idale. Le Rationalismeintransigeant risque d'aboutir au scepticisme 2 parce qu'il place son idal trop haut, lo ne pouvons pas l'atteindre.

    Voyons d'ailleurs si la nature mme de la ralit permet d'attribuer la vrit cetteunit et cette fixit. La ralit comprend la fois l'esprit et les choses. Or par quoi secaractrisent les esprits 3, si ce n'est par leur extrme diversit ? L'entendementunique, commun tous n'existe pas : ce qui existe, ce sont des entendements quidiffrent beaucoup les uns des autres. Ds lors, si la vrit est une, la diversit desesprits ne peut qu'empcher les hommes de dcouvrir cette vrit toujours une,toujours identique elle-mme. - D'autre part, pourquoi, dans la mme hypothse, lesesprits sont-ils si divers ? Cette diversit est, on vient de le voir, un obstacle lacommunion parfaite de tous les hommes en une vrit unique. Pourquoi donc existe-t-elle si l'idal est une vrit essentiellement impersonnelle ? Elle est la source du pch logique comme du pch moral et elle demeure totalement inexplicable(dans la doctrine de Leibniz, en particulier, la pluralit des monades soulve unproblme insoluble).

    N'est-il pas plus simple et plus logique de dire que la diversit des esprits corres-pond une diversit dans la vrit et dans le rel lui-mme ? Quel droit avons-nous,demande SCHILLER (ouv. cit, p. 459), d'affirmer que la vrit ultime doive tre uneet la mme pour tout le monde ?... Pourquoi ne s'adapterait-elle pas aux diffrencesdes expriences individuelles ? Pourquoi ne pas admettre que ce qui est vrai pourl'un ne le soit pas ncessairement pour l'autre et que la vrit soit ainsi quelque chosede beaucoup plus complexe que ne l'admet le Rationalisme courant ? Les prag-matistes nous donnent ici des exemples qui, vrai dire, ne sont pas toujours trsdmonstratifs. Tel l'exemple que nous propose SCHILLER 4 : le jugement Ceci estun fauteuil peut tre vrai pour moi et ne pas l'tre pour un autre ; si le cherchequelque chose pour m'asseoir, le fauteuil est vrai pour moi en tant que sige ; mais ilpeut ne pas tre vrai, ou l'tre autrement, pour quelqu'un, par exemple un collection-neur ou un marchand de meubles anciens, qui y voit un antique objet d'ameu-blement ornemental .

    1 JAMES, L'Ide de Vrit, trad. fr., p. 51.

    2 Cf. notamment JAMES, ouv. cit, p. 159 ; SCHILLER, Studies in Humanism, p. 73, p. 204 et suiv.

    (essai VIII), etc. (trad. fr., 1). 93, 262 et suiv., etc.).3 Pour ce qui concerne les choses , voir la Quatrime Leon.

    4 Studies in Humanism, essai VII, 8, pp. 191-192 (trad. fr., pp. 246-248).

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 28

    Enfin - dernier inconvnient, selon le Pragmatisme de la conception dogmatique -quand on admet qu'il y a une vrit unique, quand on ne comprend pas que la diver-sit des jugements et des opinions a sa raison d'tre, on risque d'aboutir l'intol-rance. La vraie tolrance, c'est celle de l'homme qui non seulement admet qu'il y aentre les penses des diffrences qu'on doit respecter, qu'on n'a pas le droit de faireviolence aux consciences, mais qui comprend que la diversit des opinions et descroyances correspond une ncessit, des exigences de la vie sentimentale etintellectuelle ; que, si ces divergences existent, c'est qu'il est bon qu'il y en ait.

    Ainsi, le Pragmatisme a le sentiment trs vif de la diversit des esprits, ducaractre vivant de la vrit. Mais il choue les expliquer. Il vient se heurter unproblme de philosophie gnrale qui le dpasse : pourquoi y a-t-il des individus ?quelle est la raison d'tre de la diversit des esprits ?

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 29

    Quatrime leon 1Critique du dogmatisme (suite) :

    La conception statique du relRetour la table des matires

    Rsumons ce qui prcde. 1 Si la vrit est impersonnelle, elle devient trangre l'homme, elle se dshumanise et se situe en dehors de notre vie. - 2 Si la vrit estla mme pour tous les hommes, on ne comprend plus la raison d'tre de la diversitdes esprits, laquelle doit avoir cependant une fonction dans la vie gnrale. - 3 Si lavrit est identique pour tous, le conformisme devient la rgle, la dissidence est unmal et l'on ne s'explique pas mieux le mal logique que le mal moral.

    Ajoutons que, si l'on se reprsente la vrit, ainsi que le font les rationalistes,comme quelque chose de statique, d'immuable dans le temps et dans l'espace, lavrit tant l'expression du rel, celui-ci doit tre conu lui aussi comme restantternellement l'tat stationnaire. Si au contraire la ralit est quelque chose devivant, si elle se transforme et engendre sans cesse du nouveau, il faut que la vrit lasuive dans ses changements, qu'elle change et vive, elle aussi.

    Mais, dira-t-on, pourquoi le rel change-t-il ? D'o lui vient ce changement ? Sil'univers tend vers quelque chose, c'est que quelque chose lui manque : il n'est pasencore compltement ralit. Peut-tre ce changement n'est-il qu'illusoire et les

    1 Cours du 6 janvier 1914.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 30

    nouveauts ne sont-elles qu'apparence ? - Il est facile de rpondre. ce que l'on qualifieainsi d'illusoire, c'est justement tout ce qui fait l'intrt de la vie. Nier ou diminuer, laralit du changement, c'est supprimer tout ce qui nous attache aux choses ; c'estdprcier et la valeur des choses et la faon dont elles nous affectent. Et pourtant,cette conception statique du rel est tellement courante qu'on la retrouve jusque chezceux. qui nous paratraient devoir suivre une autre orientation, chez un volutionnistecomme Spencer par exemple. Tout en partant d'un principe qui aurait d l'amener reconnatre le changement universel, Spencer s'appuie sur des notions telles quecelles de l'indestructibilit de la matire et de la conservation de l'nergie qui sontradicalement incapables de justifier la conception d'un progrs rel, d'un changementrel dans la signification du monde 1. Il en rsulte que, dans son systme, lechangement n'est qu'apparent, que le fond des choses reste toujours, le mme et qu'la base de tout il y a l'homognit de l'univers. Spencer admet bien une sorte dediastole cosmique consistant en un processus de diffrenciation, mais qui a commecontre-partie une systole qui ramne toutes choses l'homognit, de sorte qu'endfinitive l'univers se retrouve au mme point qu'auparavant, ni plus riche ni pluspauvre, ni meilleur ni pire.

    Il est bien difficile de s'en tenir une telle conception qui, pousse ses cons-quences logiques, nous ramne la notion d'une ralit toujours semblable elle-mme et ne peut aboutir par suite qu' une attitude de dtachement de l'existence. Ona dit que, la conclusion qu'on pourrait en tirer, c'est que nous-mmes ne sommes quedes illusions et des apparences transitoires et que c'est pour cette raison que, nousattachons tant de prix ce qui n'est qu'illusion et ce qui passe. Mais n'est-ce pasreconnatre ainsi, en un sens, la ralit de ce que l'on qualifie d'illusoire ? n'est-ce pasdonner un sens ces pr tendues apparences 2

    Le penchant tout nous reprsenter sous l'aspect de l'immuable n'est, en ralit,qu'un expdient. C'est un moyen de donner l'esprit une sorte de scuritintellectuelle. Il y a des intelligences qui prouvent le besoin de s'appuyer sur quelquechose de fixe, d'avoir une ligne de conduite toute trace qui ne comporte ni hsitationni doute, de se dire qu'il n'y a pas deux faons d'agir et que, par suite, il n'y a pas chercher quelle est la meilleure. Elles ont besoin d'une discipline toute faite, d'uncode de lois et d'une vrit prtablis. Autrement, elles se sentent dsorientes. Toutce qui est changement, risque, effort de recherche, leur cause inquitude et malaise.D'o tout naturellement la tendance croire une vrit et des . ralits immuables.C'est cette attitude qui, selon les pragmatistes, est la caractristique de l'espritrationaliste : c'est un besoin de stabilit, d'assurance et, pour tout dire, de repos.

    Mais quel prix, observent les pragmatistes, cette assurance est-elle acquise ! Ellenous apaise, niais elle dtache -la ralit de la vie, elle l'appauvrit en la simplifiant, etle moyen par lequel elle est obtenue est purement illusoire. Qu'importe d'ailleurs qu'ily ait un code de lois crit l'avance, une vrit prdtermine ? Encore faudrait-il quenous les dcouvrions et, en ce sens encore, ils seraient notre oeuvre. C'est avec nosfacults humaines qu'il nous faut les dcouvrir ; c'est avec nos forces humaines qu'ilfaut nous en servir. Pour cela, nous ne pouvons compter que sur nous. Nous sommesabandonns nous-mmes sur le radeau de notre exprience et, quand bien mme

    1 SCHILLER, Studies in Humanism, essai IX, p. 225-227 (trad.. fr., pp. 288-290).

    2 Durkheim fait ici allusion aux critiques de SCHILLER contre l'antithse apparence-ralit telle

    qu'on la trouve chez BRADLEY et son disciple A.-E. TAYLOR : voir notamment Studies inHumanism, p. 239 et suiv. (trad. fr. p. 307 et suiv).

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 31

    il existerait des ordres de route absolus , l'unique garantie que nous ayons depouvoir les suivre, se trouve dans notre quipement humain . Le caprice de l'hom-me et, avec lui, l'erreur sont toujours possibles, et la seule garantie relle que nousayons contre le drglement de la pense est l'exprience elle-mme qui nous pressede toutes parts (Ide de Vrit, p. 62).

    Le sentiment qui domine le Pragmatisme est donc tout l'oppos de celui quiinspire le Dogmatisme. C'est celui de tout ce qu'il y a de variable, de plastique dansles choses. Pour lui, l'univers a quelque chose d'inachev, de jamais entirementralis ; il y a un cart entre ce qui est et ce qui sera, comme entre ce qui est et ce quia t. Le monde est riche ,de possibilits illimites, qui peuvent s'accuser ds que lescirconstances le permettent : Pour le Rationalisme, dit JAMES (Le Pragmatisme, p.233), la ralit est donne toute faite et acheve de toute ternit, tandis que, pour lePragmatisme, elle est toujours en voie de se faire et attend que l'avenir vienne com-plter sa physionomie. Avec le premier, l'univers est en sret dans le port, dfini-tivement ; avec le second, il poursuit sans cesse le cours de ses ,aventures. Et lesnouveauts qui peuvent ainsi se produire ne portent pas seulement sur des dtailssuperficiels : elles peuvent intresser l'essentiel.

    Le principal facteur de nouveaut, dans le monde, c'est la conscience. Ds qu'elleapparat, elle introduit quelque chose de nouveau. Soit par exemple la constellationde la Grande Ourse 1. Qui donc y a discern et compt sept toiles ? Qui donc a notsa trs vague ressemblance avec la forme d'un animal? C'est l'homme incontestable-ment. Sans doute, on peut dire qu'avant qu'il l'et fait, ces toiles taient dj sept,qu'elles taient dj ainsi disposes. Mais elles ne l'taient qu'implicitement ouvirtuellement.

    Il manquait une condition, et cette condition, c'tait l'acte de l'esprit qui compteet qui compare . L'homme parat se borner traduire, dcouvrir. Mais, en un sensaussi, il ajoute et il cre : il cre le nombre sept, il cre la ressemblance. Sa pensen'est pas une copie du rel : c'est une vritable cration.

    Cette nouveaut qu'apporte l'esprit est encore plus apparente quand il s'agit del'avenir. Nos jugements deviennent alors gnrateurs d'actes qui changent le caractrede la ralit future. C'est surtout vrai des reprsentations qui prcdent les actes im-portants, savoir des croyances 2. La croyance cre alors la ralit mme : lacroyance au succs est la meilleure condition pour russir ; la croyance qu'on est enbonne sant est une condition pour se bien porter. La pense n'est pas, ici, l'expres-sion de ce qui est ; elle un facteur de la ralit venir. Par suite, la ralit elle-mmen'est pas quelque chose de fig, d'arrt, d'enferm dans des bornes infranchissables.Elle avance sans cesse avec l'exprience humaine. A mesure que celle-ci s'tend, elleempite sur le nant, elle s'enrichit aussi. Ainsi se fait jour une ide essentielle surlaquelle repose tout le Pragmatisme : la pense, lie l'action, cre, en un sens, le rellui-mme.

    Cette ide est importante. Sans doute, le monde physique semble arriv aujour-d'hui une sorte d'quilibre. Nous n'assistons plus la gense, chez les tres vivants,d'espces nouvelles. Mais de telles crations se produisent toujours dans le domaine

    1 L'Ide de Vrit, p. 79 ; cf. Le Pragmatisme, p. 228.

    2 Voir le livre de JAMES, La Volont de Croire.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 32

    moral 1. Toutes les socits humaines sont des forces qui se dveloppent, loin derester toujours identiques elles-mmes. Des socits plus complexes o apparaissentdes forces nouvelles, se font jour. Ces forces que nous ne pouvons plus nous repr-senter que statiquement quand il s'agit du pass, nous les voyions l'uvre dans leprsent. Quoi qu'il en soit, il y a tout un domaine du rel qui manifestement a t crpar la pense : c'est la ralit sociale, et cet exemple est certainement le plus signifi-catif qu'on puisse citer.

    On s'explique ds lors que, le rel n'tant pas quelque chose d'achev, la vrit nepuisse tre non plus quelque chose d'immuable. La vrit n'est pas un systme toutfait : elle se forme, se dforme et se reforme de mille manires; elle varie, elle voluecomme toutes les choses humaines. Pour faire comprendre cette ide, JAMES com-pare la vrit la loi ou la justice, la langue ou la grammaire (Le Pragmatisme,trad. fr., p. 218-219). Les magistrats, les professeurs semblent croire parfois qu'il n'ya qu'une justice, qu'un code de lois, qu'une grammaire, et l'on s'imagine de mmequ'il n'y a qu'une vrit : la Vrit. En ralit, la vrit, la loi, la langue, tout cela,dit James, leur glisse entre les doigts, tout cela s'vapore au moindre contact d'un faitnouveau... Nos droits, nos torts, nos prohibitions, nos pnalits, nos vocables, nosformules, nos locutions, nos croyances : autant de crations nouvelles qui viennents'ajouter l'histoire poursuivant son cours. Ce sont l des choses qui se font ,non des choses toutes faites, et il en est de la vrit comme des autres : la vrit est unprocessus ininterrompu de changements.

    Quelques remarques sont ici ncessaires. Les pragmatistes nous montrent biencomment la vrit s'enrichit, devient plus complexe. Mais s'ensuit-il de faonrigoureuse, que la vrit change proprement parler ? Si, par exemple, des espcesnouvelles se sont formes, en rsulte-t-il que les lois de la vie aient chang ? Demme, que des espces sociales nouvelles aient apparu, c'est certain ; mais avons-nous le droit d'en conclure que les lois de la vie en socit ne soient plus les mmes ?Ne confondons pas enrichissement de la vrit (ou du rel) avec fugacit de la vrit.Le Pragmatisme a le sentiment vif que ce qui est vrai pour un temps peut ne pas l'trepour un autre. Mais combien ses preuves sont-elles peu dmonstratives! Jamais, nousl'avons dit, ses reprsentants ne se sont astreints un expos mthodique. Desarguments trs voisins qui semblent aboutir la mme conclusion sont exposssparment. Un mme exemple est mis tantt sous telle forme, tantt sous telle autre.Toutefois, ce qui nous intresse surtout dans le Pragmatisme, c'est, plus que sesmodes d'argumentation, le sentiment qui l'anime. Or il a eu, rptons-le, le sentimenttrs vif de la diversit des esprits et de la variabilit de la pense dans le temps. De laussi la diversit des dnominations sous lesquelles il s'est lui-mme dsign :Pragmatisme, mais aussi Humanisme, Pluralisme, etc.

    1 Visiblement le commentaire exprime ici la pense de Durkheim, et non plus seulement celle des

    pragmatistes. Voir la Quatorzime leon.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 33

    La conception pluraliste du rel

    Retour la table des matires

    Sur ce dernier point cependant, on aperoit bien le lien. Ce qui prcde nousmontre comment le dbat entre Pragmatisme et Rationalisme en vient, comme le ditJAMES 1, concerner non plus seulement la thorie de la connaissance, mais lamanire de concevoir la structure de l'univers lui-mme . La mme antithse quiexiste entre le point de vue statique des Rationalistes et le point de vue de la fugacitde la vrit cher aux Pragmatistes, se retrouve entre la conception moniste et la con-ception pluraliste de l'univers. Si en effet l'univers est un en ce sens qu'il forme unsystme troitement li dont tous les lments s'impliquent les uns les autres, o letout commande l'existence des parties, o les individus ne sont que des apparences,qui ne constitue en somme qu'un tre unique, alors le changement est impossible ; carla place de chaque lment est dtermine par le tout, et celui-ci son tour estdtermin par les lments. Or tel est le point de vue moniste.

    Pourquoi d'ailleurs, dit JAMES (Le Pragmatisme, p.128), cette superstition, cettereligion du nombre un ? En quoi un est-il suprieur quarante-trois parexemple? Et d'ailleurs il y a bien des faons de concevoir cette unit. Il n'est pasdouteux qu'en un sens, le monde est un. Mais pourquoi ne le serait-il pas, comme ill'est du point de vue pluraliste, en ce sens qu'il est fait de parties lies entre elles parcertains rapports, mais qui demeurent distinctes, qui conservent une certaine ind-pendance et une certaine autonomie, ce qui laisse place au changement, la diversitet la contingence ?

    Plaons-nous au point de vue pragmatiste, consultons les faits, l'exprience 2.Nous voyons d'abord que le monde est un en ce sens qu'il fait l'objet d'une reprsen-tation : il est un pour la pense et pour le discours. Mais cela ne nous conduit nulle-ment au monisme : le chaos . - Le monde est un encore en ce sens d'unit que le cosmos .- Le monde est un encore en ce sens que toutes ses parties sontcontinues 3 dans l'espace et dans le temps. Mais cette unit est tout extrieure : pourle Pragmatisme, l'espace et le temps ne sont que des instruments de continuit . -Une unit plus profonde rsulte des actions et ractions internes, des influences quechaque partie du monde exerce sur les autres parties. La propagation de la chaleur, del'lectricit, de la lumire, voil des exemples de ces influences qui unissent toutes leschoses dans le monde physique. Il y a ainsi une infinit de rseaux constitus pardiverses lignes d'influence, de petits mondes qui servent de base notre action.Mais chacune de ces lignes d'influence laisse en dehors d'elle beaucoup de chose. Enoutre, il nous faut choisir convenablement les intermdiaires. Sur un circuit lectriquepar exemple, intercalons un corps mauvais conducteur : le courant ne passe pas oudoit se dtourner en laissant le corps hors de sa route. De tels rseaux existent aussi,remarque James, dans le monde moral. Les hommes sont enserrs dans de vastesrseaux de relations sociales. Ainsi, supposons que A connat B, que B connat C, que

    1 Le Pragmatisme, trad. fr. p. 231.

    2 Durkheim rsume ici la Quatrime Leon du Pragmatisme.

    3 Nos deux versions portent : contigues. Nous rtablissons la leon que nous donne le texte de

    JAMES

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 34

    C connat D: nous pouvons alors faire passer un message de A D. Mais ici aussinous sommes arrts court, quand nous choisissons mal l'un de nos intermdiaires : sipar hasard B ne connat pas C, le message n'arrive pas destination. Il existe demme des lignes de sympathie qui se rpandent, se dveloppent, s'organisent en grou-pements divers. Plus une socit volue, plus ces lignes de sympathie s'organisent etse multiplient. Dans toute socit, il y a ainsi des systmes qui relient les individus lesuns aux autres : systmes religieux, groupes professionnels, etc., et ces liens font quedes forces morales se communiquent tous les membres du groupe 1. Parfois, commedans les rapports conomiques, cette communication est plus capricieuse. Maischaque groupe est tranger aux autres, de sorte qu'une socit qui, en apparence, estune, se compose en ralit d'une multitude de petits groupements, de petits mondessociaux, qui parfois interfrent, mais dont chacun vit d'une vie propre et reste, enprincipe, extrieur aux autres.

    On voit ds lors en quoi consistent, pour les pragmatistes, l'unit et la pluralit. Ily a bien, pour eux, une unit ; mais ce n'est pas celle des monistes. Le monde est faitd'un nombre incalculable de rseaux qui unissent les choses et les tres les uns auxautres. Ces rseaux sont forms eux-mmes de mailles compliques et relativementindpendantes. Les lments qu'elles unissent ne sont pas fixes, et la forme mme durseau est soumise au changement : constitu d'une pluralit de petits systmes douschacun d'une vie autonome, il se forme, se dforme et se transforme sans cesse.

    Ainsi, le pluralisme des pragmatistes s'oppose au monisme des rationalistes. Pourles premiers, la multiplicit est aussi relle que l'unit : il y a la fois union et dis-jonction. La forme tout, concde JAMES 2, existe ; mais la forme chaque - la formeparticulire de chaque lment - est logiquement aussi acceptable et empiriquementaussi probable . Il y a bien un tout, mais, dans ce tout, il y a une certaine libert dejeu. Le monde est une rpublique fdrative qui laisse chacune de ses parties unegrande part d'autonomie ; ce n'est pas une socit monarchise. Par exemple, on peutse reprsenter l'univers physique comme un monde o toutes les choses seraientinertes, puis, au-dessus, un monde o il n'y aurait que des ralisations mcaniques, unmonde de forces, etc. De mme, on peut concevoir des tres conscients se passantcompltement les uns des autres, ou bien des hommes s'aimant ou se hassantrciproquement, on peut enfin imaginer toutes les consciences venant communier, se confondre les unes dans les autres. L'unit se fait plus complte, et cependant elledemeure toujours partielle, relative, progressive. Le monde n'est pas, dit JAMES 3 ,quelque chose de rigide, de compass, de bureaucratique ; il n'a pas la belle ordon-nance qu'y aperoivent les rationalistes : c'est un univers dbraill .

    Malgr l'intrt de cette argumentation, on est en droit de se demander si elleatteint ce qu'il y a d'essentiel dans le Rationalisme. Celui-ci admet que la vrit a pourfonction de traduire la ralit. Le Pragmatisme -s'efforce de montrer que la ralitn'est ni immuable ni la mme pour tous. Il en conclut que la vrit ne saurait tre unecopie de la ralit. Mais pourquoi la copie n'voluerait-elle pas comme le modle ?Pour l'tablir, il aurait fallu dmontrer que la pense ne peut tre une copie nonseulement d'une ralit immuable, mais d'aucune ralit quelle qu'elle soit, autrement

    1 Durkheim interprte ici librement JAMES, Le Pragmatisme, p. 132.

    2 Philosophie de l'Exprience (A pluralistic universe),trad. fr.. p. 32 ; cf. ibid., p. 184, 312, etc.

    3 Le Pragmatisme, trad. fr., p. 235.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 35

    dit : qu'il existe une htrognit radicale entre la ralit et la pense. Or cettedmonstration n'a pas t faite par les pragmatistes 1.

    Dans les dernires annes de sa vie, James l'a cependant dgage des oeuvres deM. Bergson. C'est l, chez M. Bergson, considr par lui comme le destructeur del'intellectualisme, que James a cru trouver ses meilleurs arguments.

    1 Voir sur ce point la Vingtime Leon

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 36

    Cinquime leon 1Le pragmatisme et la critiqueDe la pense conceptuelle

    Retour la table des matires

    Le principe mme du Rationalisme ne semble pas, atteint, ai-je dit, par la critiquepragmatiste. Cette critique porte surtout contre la notion de la vrit-copie. Maispourquoi la pense vraie ne serait-elle pas la copie elle-mme variable d'un modlevariable ? Est-il vident d'ailleurs qu'il suffise de dire qu'une copie, en tant queredoublement du rel, est inutile ? Il ne s'agit pas de savoir si elle est utile, mais sielle est vraie. Il faudrait prouver, pour tablir la thse pragmatiste, disais-je enterminant, qu'il existe une htrognit essentielle entre la pense et le rel. Cettedmonstration, JAMES l'a tente dans le chapitre VI de son Univers pluraliste (Phi-losophie de l'Exprience) en s'inspirant des arguments de M. BERGSON. Ce chapitreest d'ailleurs intitul Bergson et sa critique de l'intellectualisme.

    Voyons quels sont ces arguments tels qu'il les prsente. La vrit suppose desjugements, dit James. Or les jugements supposent des concepts. C'est donc la penseconceptuelle, et elle seule, qui semble pouvoir tre gnratrice de vrit. Mais, pourcela, il faudrait qu'il y et affinit de nature entre le concept et les choses. PourJames, au contraire, comme pour Bergson, le rel et le concept ont des caractresopposs.

    1 Cours du 13 janvier 1914.

  • mile Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours dispens La Sorbonne en 1913-1914 37

    1 Le concept 1 est quelque chose de dfini, de distinct ; il est aux antipodes desreprsentations mouvantes, vagues, confuses, telles que sont les images. Dcoupdans le courant de notre exprience, il se circonscrit dans des limites troites. Tandisque, dans le flux sensible des images, les impressions se compntrent mutuellement,les concepts sont isols les uns des autres. Il n'y a pas de contact, pas de confusionentre eux, ainsi qu'il arrive au contraire entre les images.

    2 Chaque concept exprime un aspect des choses et seulement cet aspect. Il y asans doute des concepts qui expriment des choses ou des groupes de choses, mais cesont des concepts composs. Le concept vrai, pur, est simple : il est analogue cequ'est, chez Descartes, l'objet de l'intuition ; on ne l'atteint jamais, mais on y tend.Dans la vie de tous les jours, nous usons certes de concepts complexes, aux contoursflottants, parce qu'ils n'ont pas t dfinis mthodiquement. Mais le conceptproprement dit exige d'tre dtermin, dlimit, de manire que, lorsque nous enusons, nous ne pensions que cela, et rien d'autre. La caractristique du concept estd'tre une reprsentation isole, et cela parce qu'il doit exprimer seulement une choseou un aspect de la chose, un tat, un lment.

    3 Il rsulte de l que le principe d'identit ou de non-contradiction domine toutela vie conceptuelle. Pour la logique des concepts, le mme est le mme, absolu-ment, rien de plus; et les choses identiques a une troisime sont