Durkheim etl'inégalité sociale: lesavatarsetlesleçonsd'une ...

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Ch.-H. Cuin : 17-32 Durkheim et l'inégalité sociale: les avatars et les leçons d'une entreprise par Charles-Henry Cuin * Les sociétés industrielles, par exemple avec l'opposition entre capital et travail, présentent une anomie chronique liée au fait que la régulation des rapports so- ciaux ne s'y effectue plus "spontanément" : les fonctions et positions assurées et occupées par les individus n'y sont plus "en harmonie" avec leurs aptitudes et leurs motivations, la régulation y est "contrainte" par les inégalités sociales, essentiellement dues aux héritages patrimoniaux. Or, à la fois stimulant au tra- vail ou indicateur de réussite sociale, le phénomène de l'héritage constitue un élément "normal" de la structure de ces sociétés. Privilégiant cette dernière, Durkheim voit dans la présence d'une autorité morale légitimant et stabilisant la situation le dépassement de la contradiction entre égalisation des chances in- dividuelles et exigences fonctionnelles de la société. En tant qu'elle est avant tout "reflet" de la société, l'école peut être considérée comme assurant typique- ment cette fonction de socialisation. La problématique de l'inégalité sociale est explicitement liée, dans l'œuvre de Durkheim, à celle du conflit social. Elle apparaît en effet lors- que l'auteur de De la division du travail social tente de rendre compte de ces ruptures de la «solidarité organique» que sont les «guerres de classes» et autres conflits sociaux qui agitent les sociétés modernes I. Dans cet ouvrage, ces conflits sont, bien sûr, d'abord analysés comme consécutifs à l'état "d'anomie" chronique que connaissent les sociétés in- dustrielles ; ils proviennent de ce que, par suite de la séparation du capital et du travail, des patrons et de leurs ouvriers, la régulation des rapports * Université de Bordeaux 2. I Cf. De la division du travail social, 1893/1973a, chap. II, Livre III, "La division du travail contrainte", pp.367-382.

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Ch.-H. Cuin : 17-32

Durkheim et l'inégalité sociale:les avatars et les leçons d'une entreprise

par

Charles-Henry Cuin *

Les sociétés industrielles, par exemple avec l'opposition entre capital et travail,présentent une anomie chronique liée au fait que la régulation des rapports so-ciaux ne s'y effectue plus "spontanément" : les fonctions et positions assuréeset occupées par les individus n'y sont plus "en harmonie" avec leurs aptitudeset leurs motivations, la régulation y est "contrainte" par les inégalités sociales,essentiellement dues aux héritages patrimoniaux. Or, à la fois stimulant au tra-vail ou indicateur de réussite sociale, le phénomène de l'héritage constitue unélément "normal" de la structure de ces sociétés. Privilégiant cette dernière,Durkheim voit dans la présence d'une autorité morale légitimant et stabilisantla situation le dépassement de la contradiction entre égalisation des chances in-dividuelles et exigences fonctionnelles de la société. En tant qu'elle est avanttout "reflet" de la société, l'école peut être considérée comme assurant typique-ment cette fonction de socialisation.

La problématique de l'inégalité sociale est explicitement liée, dansl'œuvre de Durkheim, à celle du conflit social. Elle apparaît en effet lors-que l'auteur de De la division du travail social tente de rendre compte deces ruptures de la «solidarité organique» que sont les «guerres de classes»et autres conflits sociaux qui agitent les sociétés modernes I.

Dans cet ouvrage, ces conflits sont, bien sûr, d'abord analysés commeconsécutifs à l'état "d'anomie" chronique que connaissent les sociétés in-dustrielles ; ils proviennent de ce que, par suite de la séparation du capitalet du travail, des patrons et de leurs ouvriers, la régulation des rapports

* Université de Bordeaux 2.ICf. De la division du travail social, 1893/1973a, chap. II, Livre III, "La division du travail contrainte",pp.367-382.

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sociaux ne se fait plus "spontanément" (et l'on sait que Durkheim appellel'Etat à réglementer ces rapports «de l'extérieur» puisque la réglementa-tion «interne» naturelle leur fait désormais défaut (1893/1973a :343 etsv.). Mais tout un chapitre de l'ouvrage fait aussi du conflit social la con-séquence d'une autre forme pathologique de la division du travail qui estla division du travail "contrainte". Cette division est en effet "contrainte"lorsque «la distribution sociale» pour parler comme Sorokin (1927/1959)- c'est-à-dire la distribution des individus dans la structure socio-profes-sionnelle créée par la division du travail - ne respecte pas, ou ne respecteplus ni les capacités propres des individus (leurs aptitudes, leurs compé-tences) ni leurs désirs (leurs goûts, leurs aspirations). Il faut en effet, selonDurkheim qu'existe une «harmonie entre les natures individuelles et lesfonctions sociales» pour que chacun trouve satisfaction dans l'accomplis-sement de la fonction sociale qui est la sienne et, donc, n'en désire pas uneautre, remettant ainsi en cause un ordre social considéré comme injuste 2.

Que faut-il donc entendre par "spontanéité" de la division du travail(c'est-à-dire, en fait, de la distribution des positions sociales) ? «Il faut en-tendre - écrit Durkheim -l'absence non pas simplement de toute vio-lence expresse et formelle, mais de tout ce qui peut entraver, même indi-rectement, le libre déploiement de la force sociale que chacun porte ensoi». Et il poursuit en précisant que cette spontanéité «suppose non seule-..ment que les individus ne sont pas relégués par la force dans des fonctionsdéterminées, mais encore qu'aucun obstacle, de nature quelconque, ne lesempêche d'occuper dans les cadres sociaux la place qui est en rapportavec leurs facultés» (189311973a :370).

Ce passage est bien intéressant pour les deux affirmations importantesqu'il contient. D'une part, Durkheim reconnaît la légitimité du désir, pourun individu, de réaliser la vocation sociale qui lui est propre - en fait, de"réussir socialement". Il reconnaît donc, comme le feront plus tard les au-teurs anglo-saxons, que la réalisation sociale de soi (le fameux achieve-ment de Parsons) est une valeur propre et centrale des sociétés modernesqui ont donné naissance à l'individualisme comme système dominant devaleurs: de fait, l'individu n'a plus à demeurer indifférencié de la collec-tivité, des droits lui sont reconnus à l'émancipation, à la distinction ... Etc'est là pour Durkheim, on le sait, le résultat naturel de l'accroissement dela division du travail et de la solidarité organique que cet accroissementimplique.

2 "Sans doute ne sommes-nous pas, dès notre naissance, prédestinés à tel emploi spécial; nous avonscependant des goûts el des aptitudes qui limitent notre choix. S'il n'en eSI pas tenu compte, s'ils sontsans cesse froissés par nos occupations quotidiennes, nous souffrons el nous cherchons un moyen demettre un terme à nos souffrances. Or, il n'en est pas d'autre que de changer l'ordre établi et d'en refaireun nouveau» (DURKHEIM, 1893/1973a, p.368).

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D'autre part, la reconnaissance de la légitimité de cette aspiration à laréalisation sociale de soi (de cette orientation vers l'achievement parso-nien ... ) implique que soient levés tous les obstacles à cette aspiration, ou,plus exactement, à la démarche individuelle qui la traduit et qui en résulte.Or c'est là précisément que Durkheim va rencontrer le problème crucialauquel se trouvent confrontées toutes les idéologies (ou même simplementtoutes les analyses) de la liberté. En effet, la reconnaissance du principe del'achievement, de la réalisation sociale de soi, conduit quasi nécessaire-ment à la légitimation de l'inégalité sociale, puisque la possibilité de"réussir" implique évidemment celle d'échouer! Ainsi, la mise en œuvred'un tel principe entraîne la formation d'inégalités (de réussite), sanscompter, bien sûr, que c'est l'existence même d'une stratification sociale(c'est-à-dire de l'inégalité) qui produit tout projet de réussite sociale et luidonne son sens ...

C'est donc une contradiction bien connue qui se fait jour au cœur mêmedu système de valeurs des sociétés modernes, à savoir une contradictionentre, d'une part, le droit à la réussite individuelle et, d'autre part, l'idéald'égalité (ou, en termes parsoniens, entre la valeur de l'achievement etcelle de l'universalism : l'égalité des conditions ... ). Or, Durkheim ne peutqu'être sensible à cette contradiction: à la fois du fait de son attachementpersonnel aux valeurs républicaines de l'Egalité et de la Liberté, et du faitde l'analyse sociologique qui le conduit à constater l'émergence irrésisti-ble de ces valeurs dans les sociétés modernes. Résumons le problèmethéorique crucial auquel il est confronté: si c'est le caractère "contraint"de la division du travail (c'est-à-dire l'inadéquation existant entre les aspi-rations des individus et la position sociale effectivement occupée par cesderniers) qui est la cause des conflits sociaux qui ruinent la solidarité orga-nique et si une division "spontanée" du travail (c'est-à-dire une distribu-tion sociale permettant aux individus d'accéder aux positions sociales quileur conviennent, dans tous les sens du terme) a pour conséquence l'iné-galité sociale produite par l'inégalité de réussite, alors on risque fort desupprimer l'une des causes des conflits sociaux pour la remplacer par uneautre: celle de l'inégalité des conditions!

I. L'égalité des chances comme instrument de légitimation del'inégalité des conditions

C'est pour cela que toute la démonstration durkheimienne va consister àmontrer que ce n'est pas tant l'inégalité des conditions qui menace la soli-darité organique que les conditions dans lesquelles cette inégalité d'unepart se constitue et, d'autre part, se maintient.

En d'autres termes, l'inégalité économique et sociale peut avoir unelégitimité, une recevabilité morale lorsqu'elle ne résulte pas de privilègeshérités c'est-à-dire lorsqu'elle n'est pas fondée sur, ne résulte que de fac-

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teurs purement individuels - les compétences personnelles, l'effort, lesmérites propres à chacun - bref, si une méritocratie est instaurée !Et lacondition d'une telle méritocratie est ce que Durkheim appelle, d'unelourde mais explicite périphrase, «l'absolue égalité dans les conditions ex-térieures de la lutte», c'est-à-dire en termes plus modernes, l'égalité deschances (ou encore la fameuse equality of opportunities des anglo-saxonsque Durkheim, notons-le au passage, conceptualise le premier, avant lesAméricains Ward ou Giddings). Les effets attendus de la réalisation del'égalité des chances sont en effet providentiels, à lire Durkheim:

Car si rien n'entrave ou ne favorise indûment les concurrents qui sedisputent les tâches, il est inévitable que ceux-là seuls qui sont lesplus aptes à chaque genre d'activité y parviendront. La seule causequi détermine alors la manière dont le travail se divise est la diversitédes capacités. Par la force des choses le partage se fait donc dans lesens des aptitudes, puisqu'il n'y a pas de raison pour qu'il se fasseautrement. Ainsi se réalise de soi-même l'harmonie entre la constitu-tion de chaque individu et sa condition (l893/1973a :369).

Parvenu à ce point de l'analyse, il nous semble essentiel de constaterque Durkheim prend là le contre-pied des théories et philosophies socialis-tes de son époque pour donner sa version sociologique de la problémati-que de l'inégalité. En premier lieu, l'inégalité sociale n'est pas condam-née : elle est en effet une caractéristique incontournable des sociétés déve-loppées, une conséquence normale de la division du travail social (et l'onsait combien, pour Durkheim, tout ce qui est "normal" est également justeet bon !). En second lieu, l'inégalité sociale n'est pas réputée constituer lacause directe des conflits sociaux; elle ne met pas normalement\n péril lasolidarité sociale. Corrélativement, sa suppression, à l'instar du projet col-lectiviste, n'aurait donc que peu d'effet sur la résolution des problèmessociaux. Au contraire même, l'égalitarisme pourrait bien, dans certainescirconstances, les aggraver en nourrissant la fameuse anomie - ce mons-tre prédateur des sociétés modernes. On connaît en effet les pages célèbresdu Socialisme où les propos de Durkheim se veulent définitifs:

[... ] On aura beau créer pour les travailleurs des privilèges qui neu-tralisent en partie ceux dont jouissent les patrons; on aura beau di-minuer la durée de la journée de travail, même élever légalement lessalaires, on ne réussira pas à calmer les appétits soulevés parce qu'ilsprendront de nouvelles forces à mesure qu'on les calmera. Il n'y apas de limites possibles à leurs exigences. Entreprendre de les apai-ser en les satisfaisant c'est vouloir combler le tonneau des Danaïdes.

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Si vraiment la question sociale se posait en ces termes, il vaudraitbeaucoup mieux la déclarer insoluble et lui opposer fermement une.fin de non-recevoir absolue, que d'y apporter des solutions qui n'ensont pas (1928/1971 :85) 3

On aura reconnu là, bien sûr, l'argumentation théorisée dans Le suicide(1897/1973b) et utilisée, en particulier, pour rendre compte de l'accrois-sement des taux de suicide en période de crise de prospérité économique.

C'est donc bien le seul manque de légitimité de l'inégalité sociale qui larend insupportable aux individus. En revanche, lorsqu'elle résulte d'unesituation d'égalité des chances (lorsque «les inégalités sociales exprimentexactement les inégalités naturelles»), l'inégalité se trouve non seulementlégitimée mais, mieux encore, valorisée: légitimée, puisqu'elle résultealors de la mise en œuvre d'un idéal de justice (en l'occurrence, de justice"distributive") ; valorisée, puisqu'elle récompense les mérites des fortunéset sanctionne l'absence de ces mérites chez les autres. Une preuve a con-trario de cette caractéristique purement historique de la problématique del'inégalité est d'ailleurs constamment rappelée par Durkheim. il insiste eneffet sur le caractère littéralement incongru de l'idée égalitaire dans lessociétés traditionnelles où elle ne compte pas parmi les valeurs de la cons-cience collective: ainsi le régime des castes a pu être «efficace et juste»tant qu'il est demeuré «fondé sur la nature de la société» : «La contraintene commence que quand la réglementation, ne correspondant plus à la na-ture vraie des choses et, par suite, n'ayant plus de base dans les mœurs, nese soutient que par la force» (Durkheim, 1893/1973a :370).

II. L'héritage comme facteur essentiel de l'inégalité des chances

La question qui se pose alors, et dont on attendrait que Durkheim s'em-pare, si profondément engagé qu'il est dans cette analyse de la distributionsociale des individus est, bien évidemment, celle des conditions réelles del'égalité des chances et, donc, des moyens de l'égalisation des chancesdont il affirme qu'elle est un instrument décisif de l'intégration sociale.C'est là, pourtant, que le lecteur mal averti ne manquera pas d'être autantsurpris que déçu, tant il est vrai que l'analyse durkheimienne s'avèreextrêmement courte sur le sujet!

il semble en effet que le seul et unique obstacle à l'égalité des chances(et donc à leur égalisation) identifié par Durkheim réside dans l'institutionde l'héritage, et plus spécifiquement encore de l'héritage patrimonial:

[... ] alors même qu'il ne reste, pour ainsi dire, plus de traces de tousces vestiges du passé, la transmission héréditaire de la richesse suffità rendre très inégales les conditions extérieures dans lesquelles lalutte s'engage (Op.cit. :371-372)

3 Ce texte, qui figure dans l'édition de 1928, date en fait de 1895-1896.

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Mais il Y a plus inquiétant encore: dans un cours sur la famille conju-gale professé en 1892 (c'est-à-dire avant même la publication de La Divi-sion ... ), Durkheim montre l'extrême difficulté qu'il y aurait à supprimerl'institution de l'héritage du fait de son rôle de stimulant du travail et de laréussite individuelle. Pour lui, un tel projet ne deviendrait réalisable quelorsque le groupe professionnel (les fameuses "corporations" qu'il appel-lera bientôt de ses vœux) se serait substitué au groupe domestique commelieu d'intégration et de loyauté ...

Pourtant, plus on avance dans la lecture de La Division ... ou même duSocialisme ... , plus il est visible que, sous l'expression «d'égalité dans lesconditions extérieures de la lutte», il faut entendre davantage que la «seuleégalité des chances» dans l'accès aux positions sociales. Il faut en effetajouter à ce principe de justice distributive un principe de justice rétribu-tive selon lequel les différentes fonctions sociales doivent recevoir desgratifications sociales (matérielles, symboliques) proportionnelles aux ser-vices rendus. C'est ce qu'il faut comprendre lorsque Durkheim écrit que«cette égalité dans les conditions extérieures de la lutte [... ] consiste nondans un état d'anarchie qui permettrait aux hommes de satisfaire librementtoute leurs tendances bonnes ou mauvaises, mais dans une organisationsociale où chaque valeur sociale, n'étant exagérée ni dans un sens ni dansl'autre par rien qui lui fût étranger, serait estimée à son juste prix»(Op.cit. :371). Ainsi, pour que «l'harmonie sociale règne» (sic), il ne suffitpas que des chances égales soient assurées à chacun dans l'accès aux fonc-tions sociales, il faut aussi que chacun puisse recevoir, pour l'accomplis-sement de sa fonction, le "juste prix" de ses efforts.

Sur les conditions de ce second aspect de la justice sociale, Durkheimest plus explicite et plus disert, puisqu'elles lui permettent de développerun thème qui lui est cher: celui du contrat. De fait, pour que les «condi-tions extérieures de la lutte sociale» soient égales, il faut que les valeurséchangées par les individus (des biens contre des services, des servicescontre des biens ... ) soient équivalentes, c'est-à-dire que le prix de l'objetéchangé soit, dit Durkheim, «en rapport avec la peine qu'il coûte et lesservices qu'il rend». Sans doute admet-il que cette valeur n'est pas calcu-lable "mathématiquement". Pourtant, affirme-t-il aussitôt, la «consciencepublique», «l'opinion», possède un sentiment assez précis de cette valeuret elle est donc en mesure de juger du degré d'équivalence des valeurséchangées ... Mais, heureusement, Durkheim n'en reste pas là : la thèsequ'il défend est que, si les contractants sont «placés dans des conditionsextérieures égales» (Op.cit. :377), c'est-à-dire si le consentement de cha-cun est libre de toute pression extérieure, alors l'échange est équitable etles individus ne reçoivent qu'en fonction du coût réel de l'objet échangé:

Si une classe de la société est obligée, pour vivre, de faire accepter àtout prix ses services, tandis que l'autre peut s'en passer grâce auxressources dont elle dispose et qui pourtant ne sont pas nécessaire-

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ment dues à quelque supériorité sociale, la seconde fait injustementla loi à la première. Autrement dit, il ne peut pas y avoir des riches etdes pauvres de naissance sans qu'il n 'y ait des contrats injustes(Op.cit. :378) 4

Ainsi, c'est bien l'institution de l'héritage qui demeure la clef de voûtede l'inégalité non moralement recevable: celle des chances mais aussicelle des contrats léonins qui empêchent que les fruits du mériteindividuel soient équitablement rémunérés! Et aucun autre facteurd'inégalité que celui-ci ne sera signalé par Durkheim.

Quant aux deux objections que l'on pourrait adresser à une telle analysedes conditions favorables à un mode de distribution sociale qui permettede rétablir ou de maintenir l'adhésion des acteurs à l'ordre social, Dur-kheim y répond de façon fort rapide. On pourrait objecter en effet que cesont leurs besoins qu'en fait les individus veulent voir satisfaits - pluspeut-être que leurs mérites, qui peuvent être minces tandis que leurs aspi-rations sont grandes! Durkheim répond à cela que «normalement, l'hom-me trouve le bonheur à accomplir sa nature: ses besoins sont en rapportavec ses moyens». Entendons par là que, si les mérites individuels sontjustement récompensés, les besoins sont satisfaits du même coup puisqueles besoins correspondent aux moyens qui ont permis de réaliser les ac-complissements que la société égalitaire sait reconnaître et récompenser!Toutefois, quelques années plus tard, dans Le suicide, la ficelle est moinsgrosse : il n'est plus fait appel à la nature humaine mais à la force del'opinion qui hiérarchise les différentes fonctions et leur affecte «un cer-tain coefficient de bien-être» :

Sous cette pression chacun, dans sa sphère, se rend vaguementcompte du point extrême jusqu'où peuvent aller ses ambitions etn'aspire à rien au delà. Si, du moins, il est respectueux de la règle etdocile à l'autorité collective, c'est-à-dire s'il a une saine constitutionmorale, il sent qu'il n'est pas bien d'exiger davantage (Durkheim,1897/1973b :276-277)

Bref, comme l'exprime élégamment J.-Cl. Filloux dans sa préface deLa science sociale et l' action (Durkheim, 1970 :24) : «On a les besoinsque l'on mérite! ».

Une deuxième objection serait relative à l'attitude de ceux que l'onpourrait appeler les laissés-pour-compte de la réussite par absence, non demérite personnel, mais de "dons naturels" comme dit Durkheim qui re-connaît qu'une telle hérédité existera toujours. Dans ce cas, l'égalité deschances ne peut plus légitimer l'inégalité des conditions! Eh bien, cesdéfavorisés, il faut les «assister» dit Durkheim, et il demande même d'être«tendre» avec eux ... Dans Le suicide, cependant, le discours est moins

4 On retrouve d'ailleurs presque mot pour mot cette phrase dans les Leçons de sociologie.

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moralisateur et plus ... normalisateur: «Il faudra donc encore une disci-pline morale pour faire accepter de ceux que la nature a le moins favorisésla moindre situation qu'ils doivent au hasard de leur naissance»(1897/1973b :278) !

Voilà donc l'essentiel de l'analyse durkheimienne des causes de conflitsocial qui tiennent aux modalités de la distribution sociale des individus,et des conditions dans lesquelles les mérites propres aux individus pour-raient être à la fois reconnus et récompensés. Voilà donc désignée aussi laseule et unique coupable: l'institution de l'héritage patrimonial qui inter-dit l'égalité des chances et rend les contrats injustes. On s'accordera pourpenser que la montagne a accouché d'une souris, qu'il existe visiblementd'autres hérédités que celle du patrimoine pour hypothéquer l'égalité deschances et, surtout, qu'il est d'autres inégalités que celles dues à la trans-mission héréditaire des biens qui rendent les contrats injustes.

C'est donc au moment même où il rencontre la question de la distribu-tion sociale comme une question centrale de sa réflexion théorique sur lesconditions d'une division "spontanée" du travail que Durkheim renonce àl'approfondir - malgré l'extrême importance des enjeux de la question.On peut même ajouter que la question de l'égalité de chances aurait nor-malement dû conduire notre auteur à aborder le thème de la mobilité so-ciale dans la mesure où la réalisation de cette égalité produit inévitable-ment des flux importants de mobilité, et que ces phénomènes de mobiliténe sont pas sans avoir des conséquences considérables sur l'intégrationsociale - individuelle et collective 5 !Un lecteur attentif de Durkheim,l'italien Pizzomo s'en était ému dans un article de 1963 : «Il est assezétonnant - écrit-il- de voir comment une pensée sociologique si péné-trante, après avoir recouru à ce concept d'égalité à un point fondamentalet critique du système, oublie de se demander quelle en est la significationsociologique» (1963 :12). Mais s'agissait-il vraiment d'un oubli ?

III. Les impasses de l'approche socio-économique

Si nous ne trouvons pas Durkheim là où nous l'attendions (c'est-à-diresi les questions qu'il pose ne sont pas suivies de réponses satisfaisantes),c'est, croyons-nous, parce qu'il a très rapidement pris conscience des im-passes où le conduisait la première orientation de sa recherche. Ces im-passes sont au moins au nombre de trois.

D'abord - et ce point est essentiel-la distribution "naturelle" des ta-lents et des aspirations parmi les individus a en fait bien peu de chances(et pour dire vrai, aucune) de correspondre à celle des positions socialesdéfinies par la division du travail. Et cela pour une raison fort simple: lapremière de ces distributions est aléatoire tandis que la seconde est "don-

5 Voir notre réflexion sur ce thème dans CH.-H. CUIN, 1987.

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née" !Dans ces conditions, comme R.Boudon l'a magistralement et défi-nitivement montré dans ses travaux sur la mobilité sociale (1973), l'éga-lisation des chances peut fort bien n'avoir pas les effets méritocratiquesattendus et, donc, les effets d'intégration par justice distributive interposéeprévus par Durkheim. Ensuite, ce qui rend les contrats injustes, c'est l'iné-galité même des contractants, et pas seulement celle qui résulte de latransmission héréditaire des biens. Il faudrait rectifier l'aphorisme dur-kheimien : «Il ne peut pas y avoir des riches et des pauvres de naissancesans qu'il y ait des contrats injustes» en supprimant "de naissance" !De cefait, seule une totale égalité (en richesses, en prestige et en pouvoir) desindividus pourrait garantir l'équité des échanges, et assurer la justice rétri-butive nécessaire, selon Durkheim, à l'intégration sociale. Or, ce dernierest parfaitement conscient du caractère utopique de l'égalité des condi-tions : au contraire, il est persuadé que «les progrès de la division du tra-vail impliquent [... ] une inégalité toujours croissante» (1893/1973a :372).Enfin, nous l'avons déjà mentionné, Durkheim n'imagine pas sérieuse-ment la possibilité de voir disparaître l'institution de l'héritage, disparitionqui constitue pourtant la clef de voûte de son argumentation. Le projet detransmettre ses biens à ses descendants est en effet reconnu par lui commeun stimulant essentiel de l'activité humaine: «Il faudrait - écrit-il- quele devoir professionnel prenne dans les cœurs le même rôle qu'a jouéjusqu'ici le devoir domestique» (1975 :47, texte de 1892).

Une thèse serait donc que, dans cette œuvre de jeunesse qu'est De la di-vision du travail social- c'est le premier ouvrage d'un auteur qui n'a pasencore trente-cinq ans), le paradigme durkheimien n'est pas encore com-plètement élaboré (il ne le sera vraiment, sinon définitivement, qu'avec Lesuicide, quatre ans plus tard), et que ce sont les lacunes que conserve en-core un paradigme mettant déjà au premier rang du programme de la so-ciologie la problématique de l'intégration qui ont conduit le jeune Dur-kheim à se fourvoyer dans des pistes de recherche dont il n'a vu que troptard qu'elles aboutissaient à des impasses. Ainsi, tandis que, dans La divi-sion ... , il recherche encore les conditions économiques de l'intégration,quelques années plus tard, à partir du Socialisme, il va orienter ses recher-ches vers les conditions socio-culturelles de cette intégration.

De fait, dans les dernières pages du Socialisme, la nouveauté du ton estfrappante et préfigure les thèses du Suicide. Ecoutons la réponse de Dur-kheim à la question qu'il posait dans le fameux chapitre sur "La divisiondu travail contrainte" :

Ce qu'il faut pour que l'ordre social règne, c'est que la généralité deshommes se contentent de leur sort; mais ce qu'il faut pour qu'ilss'en contentent, ce n'est pas qu'ils aient plus ou moins, c'est qu'ils

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soient convaincus qu'ils n'ont pas le droit d'avoir plus. 6 Et pourcela, il faut de toute nécessité qu'il y ait une autorité, dont ilsreconnaissent la supériorité et qui dise le droit. Car jamais l'individu,abandonné à la seule pression de ses besoins, n'admettra qu'il estarrivé à la limite extrême de ses droits. S'il ne sent pas au-dessus delui une force qu'il respecte et qui l'arrête, qui lui dise avec autoritéque la récompense qui lui est due est atteinte, il est inévitable qu'ilréclame comme lui étant dû tout ce qu'exigent ses besoins et, commedans l 'hypothèse ces besoins sont sans frein, leurs exigences sontnécessairement sans bornes. Pour qu'il en soit autrement, il faut qu'ily ait un pouvoir moral dont il reconnaisse la supériorité et qui luicrie: 'tu ne dois pas aller plus loin' (1928/1971 :227).

IV. Le choix de l'intégration culturelle contre celui de la démo-cratie sociale: le rôle de l'école

A partir de là, on peut comprendre sans difficulté que Durkheim se soitorienté vers de nouvelles solutions dans sa quête des conditions de l'inté-gration sociale par la distribution sociale. Ces solutions, c'est dans les tra-vaux sur l'éducation qu'on va tout naturellement les trouver.

Le lecteur d'aujourd'hui s'attendrait évidemment à trouver dans de telstextes un prolongement de l'analyse des conditions de l'égalité des chan-ces, tant il est vrai que, jusqu'à une époque très récente, la sociologie con-temporaine de l'éducation a essentiellement été une sociologie de l'inéga-lité des chances (pensons, pour la France, à Bourdieu et Passeron, à Bau-delot et Establet, etc.) : si l'héritage patrimonial est le seul véritable obsta-cle à l'égalité de chances (sociales), ne doit-on pas s'attendre à ce queDurkheim considère que l'école assure effectivement cette égalité deschances entre les individus? En fait, ce serait injuste de le lui faire dire:Durkheim déplore bien l'inégalité des chances scolaires et, à terme, socia-les qui existent entre les individus d'origine sociale différente: «Aujour-d'hui encore - écrit-il- ne voyons-nous pas l'éducation varier avec lesclasses sociales, ou même avec les habitats? [... ] Il est évident que l'édu-cation de nos enfants ne devrait pas dépendre du hasard qui les fait naîtreici ou là, de tels parents plutôt que de tels autres» (1922/1966 :38) 7. MaisDurkheim n'en dit pas plus! Pourtant, c'est bien la lecture des textes surl'éducation qui livre la clef de la thèse durkheimienne dans ce domaine.

Pour Durkheim, en effet, le rôle de l'école est loin d'être un instrumentde l'égalisation des chances sociales, c'est-à-dire d'une distribution socia-le méritocratique 8. Au contraire, au fondement même de la sociologie

6 C'est nous qui soulignons.7 Le texte cité, repris dans l'édition de 1922, date de 1911.8 Au sens de R.BOUDON (1973), la distribution des individus dans la structure sociale est «méritocra-tique» lorsqu'elle est essentiellement déterminée par leur niveau d'instruction et de diplômes.

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quelle l'éducation est un produit social historique et ne détermine nul-lement l'organisation sociale: «L'éducation - écrivait-il déjà dans Lesuicide - n'est que l'image et le reflet de la société. Elle l'imite et la re-produit en raccourci; elle ne la crée pas» (1897/l973b :427). Aussi l'édu-cation ne saurait-elle avoir pour effet d'agir sur la structure sociale dontDurkheim reconnaît ainsi - et enfin! - qu'elle est une donnée détermi-née par l'état de développement de la division sociale du travail. Par con-séquent, les objectifs que vise le processus de distribution sociale sont dé-finis en aval de ce processus lui-même, et l'institution scolaire dont le rôleest, à cet égard, déterminant a moins pour rôle de sanctionner les méritesindividuels que de constituer des individus adaptés aux besoins collectifs,c'est-à-dire à la demande sociétale :

C'est la société qui pour pouvoir se maintenir a besoin que le travai!se divise entre ses membres et se divise entre eux de telle façon plu-tôt que de telle autre. C'est pourquoi elle se prépare de ses propresmains par la voie de l'éducation les travailleurs spéciaux dont elle abesoin. C'est donc pour elle et c'est aussi par elle que l'éducations'est ainsi diversifiée (1922/1966 :86).

Les choses sont donc bien claires désormais: outre son rôle d'éducationet de qualification, l'école a (comme le dira avec netteté Sorokin [1927/1957] quelque temps plus tard 9) un rôle d'évaluation, de sélection et dedistribution sociale (Testing selective and distributive agency) adapté à lademande structurelle. Durkheim y insiste: quelques pages plus loin, dansEducation et sociologie, on lit que «bien loin que l'éducation ait pourobjet unique ou principal l'individu et ses intérêts, elle est avant tout lemoyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les conditions desa propre existence» (1922/1966 :91). Et tout ceci se retrouve évidemmentdans sa célèbre définition selon laquelle l'éducation a pour objet de «sus-citer et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques,intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dansson ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné»(Op.cit. :41).

On est donc bien loin de la thèse selon laquelle la seule évaluation desmérites individuels dans une situation d'égalité des chances permettrait deréaliser «I 'harmonie entre les natures individuelles et les fonctions so-ciales» : ici, plus un mot sur l'égalité des chances! L'école, qui a pourfonction première de distribuer dans les différentes fonctions sociales lesindividus qui y conviennent, a donc essentiellement pour charge de leurdonner les compétences nécessaires à leur efficacité dans leur fonction etde «susciter» en eux les besoins et goûts qui leur permettront de s'y adap-ter socialement. Quant à la question de savoir ce qui fait qu'un individu

9 Cf. également notre présentation des thèses sorokiniennes (1988).

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donné est "particulièrement destiné" (sic) à embrasser telle carrière plutôtque telle autre, elle reste sans réponse. Dans La division ... , Durkheim af-firmait que c'étaient les aptitudes, les goûts des individus qui devaient ré-gir leur distribution sociale. Mais les conceptions de la nature humaine etde l'éducation qu'il développe à partir du Suicide et qui nient qu'aptitudeset goûts puissent exister chez l'homme en dehors de ceux que l'éducationcrée en lui de toutes pièces enferment l'analyse dans un cercle vicieux.

Il devient alors bien évident que l'égalité de chances n'a plus grand rôleà jouer: il importe en effet assez peu, à la limite, que l'école réalise l'éga-lité des chances entre individus dans la mesure où la hiérarchie ainsi pro-duite par elle a des chances bien minces de rencontrer celle que fixe unedemande sociale qui se fixe à l'extérieur d'elle 10. Et puisque l'essentielest de mettre les individus convenables là où il convient qu'ils soient mis,l'essentiel est aussi de pourvoir à la demande - quelles que soient apriori les exigences de l'offre. Car, si le système éducatif remplit conve-nablement sa fonction d'induction et de développement des qualités diffé-rentes que requièrent les fonctions créées par la division du travail, etdonc si, par son action de socialisation, d'adaptation et d'intégration, l'é-cole réalise en fait l'harmonie voulue entre ce que sont les individus et cequ'ils font, alors ne devient-il pas secondaire (puisque le même résultataura été obtenu par d'autres moyens) que cette distribution sociale résulted'une situation d'égalité des chances? «L'homme que l'éducation doitréaliser en nous, ce n'est pas l'homme tel que la nature l'a fait, mais telque la société veut qu'il soit; et elle le veut tel que le réclame son éco-nomie intérieure» (1922/1966 :90) 11 !

v. Conclusion: l'échec de l'entreprise initiale

On ne peut, au terme de cette analyse, que constater l'échec de l'entre-prise originelle de Durkheim, échec d'autant plus cruel que l'entreprisevisait un objectif central de la sociologie durkheimienne, à savoir la re-cherche des conditions de l'ordre et de l'intégration sociaux dans un typede société caractérisé tout à la fois par une croissance irrésistible de l'iné-galité et d'un idéal démocratique. Cet échec semble bien résider dansl'impossibilité dans laquelle Durkheim s'est trouvé de définir de façon sa-tisfaisante les conditions (et, donc, de prouver la possibilité) d'une égali-sation des chances susceptible, selon lui, de contribuer de façon détermi-nante au maintien ou au rétablissement de l'intégration sociale en donnantune légitimité à l'inégalité sociale. Il provient également - et c'est sansdoute ce qui le signe le plus cruellement - du choix, comme position de

10Cf. R. BaUDON (l973) et C.-H. CUIN (1983).IlNotons par parenthèse que cette conception sera, quatre-vingts ans plus tard, reprise et illustrée parC. BAUDELOT IR. ESTABLET (1971).

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repli, de l'adaptation par l'inculcation systématique et institutionnalisée devaleurs et de normes, plutôt que de l'intégration par l'organisation démo-cratique du système social.

Mais, parce qu'il est essentiellement celui d'un projet de mise en œuvred'une idéologie, cet échec est peut-être quelque chose de positif pour nouset notre discipline: ne nous confirme-t-il pas en effet que, dès qu'elle sefait normative, une réflexion scientifique se heurte à des apories qu'elle nepeut résoudre qu'en réintroduisant les préjugés dont elle désiraits'affranchir? C'est peut-être déjà cela "l'actualité" de Durkheim.

De cette entreprise malheureuse demeurent cependant deux affirmationsqui semblent conserver aujourd'hui encore, du fait de leur justesse et deleur fécondité heuristique, une grande actualité.

La première de ces affirmations est que les conflits sociaux ont leursource essentielle dans l'illégitimité de l'ordre social: ce n'est pas la na-ture objective des rapports sociaux qui rompt le consensus mais le carac-tère défavorable de la perception qu'en ont les acteurs!

Ainsi Durkheim a-t-il largement raison d'affirmer que l'inégalité socia-le ne ruine pas nécessairement l'intégration des individus qui en pâtissent.Sa principale erreur est seulement d'avoir pensé - au moins dans un pre-mier temps - que la réalité sociale devait nécessairement permettre uneégalité des chances effective pour que l'inégalité des conditions ne soitpas insupportable. Il est en effet troublant de constater que Durkheimcommence par rechercher les conditions de l'égalité des chances plutôtque d'analyser les conditions dans lesquelles la croyance en celle-ci peutjouer le rôle qu'il veut faire tenir à l'égalité réelle des chances. Il perçoitparfaitement que l'inégalité peut être légitimée mais s'obstine un momentà penser que cette légitimité doit lui venir de l'organisation socio-écono-mique elle-même. En fait, il cherche tout simplement à fonder l'idéald'équité qui lui est cher (et que, pour cette raison, il veut absolument voirprévaloir dans les sociétés modernes) dans la réalité même de ces sociétés,à montrer que cette morale est fondée en droit par l'analyse sociologique!

La leçon qu'en la matière nous pourrions retenir de Durkheim est doncmoins celle qu'il veut nous donner sans y parvenir, que celle qui nous estimplicitement administrée par sa propre démarche: en dernière analyse,c'est la perception qu'ont les individus du processus de constitution et demaintien de l'inégalité sociale qui, plus que ce processus lui-même, rendcette inégalité supportable ou non. Ainsi, si l'égalité des chances (que l'onn'a jamais vue réalisée nulle part !) joue un rôle dans l'affaire, c'est sansdoute par la croyance que les individus accordent à son existence. Lesmeilleurs analystes de la société américaine (de Tocqueville à Riesman enpassant par Sombart et Marx lui-même) ont amplement perçu ce fait, etmontré le rôle joué par la force quasi religieuse de cette croyance dansl'important niveau d'intégration sociale de la société américaine par ail-

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leurs si inégalitaire (en témoigne d'ailleurs fort bien l'intérêt obsessif etconstant porté par la sociologie anglo-saxonne à la mesure des flux demobilité sociale !) 12.

Il est bien sûr évident qu'une telle croyance ne se développe que danscertaines circonstances culturelles, sociales et économiques données, demême qu'elle ne peut se maintenir qu'en se nourrissant d'expériences pui-sées dans la réalité. Dans le cas américain, par exemple, c'est l'existenced'une frontière longtemps ouverte, ainsi que les cas de réussites indivi-duelles particulièrement fameuses qui ont donné sa force et sa constance àune croyance par ailleurs sous-tendue par une mystique pionnière. Maison pourrait vérifier aussi que certaines conjonctures particulièrement favo-rables à l'ascension collective laissent pourtant se développer des conflitsdont les protagonistes accusent le caractère inégalitaire de l'ordre social(pensons aux révolutions qui agitent parfois les sociétés précisément dansla phase de croissance de leur économie et de libéralisation politique ... ) etque l'inverse est également observable!

La recherche des causes de l'illégitimité de l'inégalité sociale à laquellenous invite Durkheim demeure donc d'une évidente actualité car les avan-cées réelles effectuées dans ce domaine (pensons en particulier à la théoriede la frustration relative de Runciman [1966]) laissent toujours pendantela question durkheimienne des fondements des valeurs égalitaires de nossociétés modernes, même si ces valeurs sont loin d'avoir toujours la vi-gueur et la permanence que voulait (que désirait !) leur reconnaîtreDurkheim ...

L'autre grande, essentielle affirmation est que l'école ne transforme pasla société. Qu'il est important de le rappeler et comme on l'a souventoublié!

L'école a en effet été investie d'un rôle que l'on n'a pas cessé de croiredécisif et massif dans l'égalisation des chances scolaires. Partant du cons-tat Ouste au demeurant) que la distribution sociale était de plus en plusrégie par un principe méritocratique, les politiques sociales modernes ontattendu de la démocratisation du système scolaire (c'est-à-dire de l'éga-lisation des chances scolaires) qu'elle provoque ipso facto une démocra-tisation de la distribution sociale elle-même. On sait, maintenant, que cesespoirs ont été en grande partie déçus, qu'ils étaient vains!

D'abord parce que, comme l'ont montré les travaux de R. Boudon, ladémocratisation de la distribution des diplômes n'a d'effet véritable sur ladistribution sociale que dans la mesure où l'évolution de la structure so-ciale accompagne celle de la structure scolaire: si ce n'est pas le cas, ladémocratisation de l'enseignement peut avoir pour effet inattendu ("per-

12 Cf. CH.-H. CUIN, "Mobilité sociale", Encyclopédie philosophique universelle (T.2), Paris, P.U.F.,1990.

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vers") de réduire les chances de mobilité sociale des classes défavorisées!C'est ce qui se serait passé en France et dans de nombreux pays occiden-taux dans les récentes décennies où l'évolution de la structure sociale a étémoins rapide que celle de la structure de la population des diplômés(Boudon, 1973, 1975 et 1977).

Ensuite, les récents travaux d'A. Prost (1986) ont montré, pour la Fran-ce, que le système scolaire avait une autonomie relative telle qu'elle pou-vait conduire les politiques de démocratisation de l'enseignement les plusrationnelles en apparence et les plus actives à rester sans effet, voire à ren-forcer l'élitisme de la sélection scolaire. Prost montre en effet que l'écoles'était pourtant démocratisée entre 1945 et 1965 alors même que sesstructures étaient restées les mêmes (c'est-à-dire très inégalitaires), essen-tiellement sous l'effet de l'accroissement de la demande d'enseignementet de l'accroissement de l'offre sociale de positions professionnelles àqualification élevée. Au contraire, les réformes de la fin des années soi-xante et du début des années soixante-dix ont renforcé une sélection quivenait de s'amenuiser ...

Tout ceci montre donc bien que le fonctionnement du système scolairereste en grande partie dépendant des structures sociales, et que Durkheimavait raison de ne pas lier, par principe, le développement de l'égalité deschances au fonctionnement du système scolaire.

Toutefois, il ne se trompait pas non plus quand il partageait avec lesidéologues de la Ille République le slogan fameux: «La République a faitl'Ecole, l'Ecole fera la République! ». Le rôle de socialisation et d'inté-gration sociale joué par l'institution scolaire fut, en effet, et continue d'ê-tre, quoi qu'on en dise, une immense réussite. En France, l'école a accom-pli avec succès l'intégration culturelle et idéologique de la nation au tour-nant du siècle, accompagné avec une bonne efficacité les transformationstechniques, économiques et sociale de l'après-guerre. Aujourd'hui, son rô-le dans l'acculturation et l'intégration des jeunes immigrés est incon-testable.

Durkheim ne nous invite-t-il donc pas, à cent ans de distance, à retrou-ver la véritable vocation d'une sociologie de l'éducation dont il est le fon-dateur et qui s'est trop longtemps fourvoyée dans une sociologie del'égalité des chances, et, donc, à lui redonner son statut originel de socio-logie de la socialisation et de l'intégration où tant de tâches l'attendent?

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