Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation...

16
Hans Peter Lund Eléments du voyage romantique Romansk 1 nstitut Kebenhavns Universitet Njalsgade 78-80 2300 Kbh. S Nummer 66 September 1979 Gebyr 5,00 kr.

Transcript of Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation...

Page 1: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

Hans Peter Lund

Eléments du voyage romantique

Romansk 1 nstitut Kebenhavns Universitet

Njalsgade 78-80 2300 Kbh. S

Nummer 66 September 1979

Gebyr 5,00 kr.

Page 2: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

3

Pour contribuer à la périodisation littéraire1 , on peut en principe suivre deux chemins: ou bien chercher les points dans l'évolution (changement des formes littéraires ou changement du rapport litté­rature-société) d'une série de textes qui marqueraient la rupture par laquelle la période commence et celle par laquelle elle prend fin2; ou bien commencer au creux de l'époque considérée et aller, de là, en amont et en aval, tout en caractérisant le genre ou les textes étudiés. Noussuivrons ici ce dernier chemin, recherchant ainsi ce que Tynianov appelait "la variabilité littéraire, c 'est­-à-dire ( ... )l'évolution d'une série"3. Nous ne prétendons pas é­tablir les limites du romantisme, mais uniquement caractériser cer­tains faits littéraires liés à un seul genre et que nous jugeons propres à être intégrés à une périodisation plus générale.

Suivant les propositions de Tynianov , nous définirons certains "éléments" et analyserons leurs différentes "fonctions", c'est-à­-dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé­ments du même système et par conséquent avec le système entier [ce­lui de la littérature)114• Si nous choisissons le genre récit de voyage, cela nous oblige. donc à définir quels sont les éléments les plus importants pour la constitution d 'un texte-récit de voyage, et à suivre la fonction changeante de ces éléments. Le ré­cit de voyage est particulièrement intéressant à cet égard, parce qu'il s ' agit d 'un fait littéraire qui entre explicitement "en cor­rélation" non seulement avec d'autres genres littéraires, mais aussi avec des formations discursives non littéraires (lettres, chronique de journal, voire traité scientifique) . Le problème de la référence du signe est donc particulièrement aigu : la référence vise-t-elle une description du réel vécu par le voyageur, ou chan­ge-t-elle le voyage dans le monde en un voyage intérieur? C'est wie question importante, parce qu'il arrive , et à l'époque roman­tique surtout, que "l'univers visionnaire est tout près d'être un univers intérieur"5.

Page 3: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

4

Nous avons pris pour point de départ l 'i rrupt ion de cet uni­vers intérieur dans quelques textes de Heine , textes qui ont été

traduits en français (publ. 1834- 1837; la traduction n'est pas intégrale, ce qui nous oblige à les citer dans leur version alle­mande). Son "Voyage de Munich à Gênes" a souvent été confronté avec le "Voyage en Italie" de Goethe , mais il nous semble qu ' on n ' a pas suffisamment établi les différences entre les constituants du genre chez l'un et l'autre écrivain. Bien plus , le récit de voyage de Heine rapproche singulièrement ce dernier du romantisme français, représenté par Charles Nodier, Théophile Gautier et Gérard de Nerval. On sait l ' intérêt que Gautier et Nerval por­taient à 1' œuvre de Heine. Ajoutons enfin que Georg Brandes , pour sa part, donnait au romantisme de Heine tout son poids en le rap­prochant d ' A. W. Schlegel, de Brentano (Hovedstr0mninger , Det un­ge Tyskland , chap . XV (1887)).

La comparaison entre Goethe et Heine , au cours de laquelle il nous faudra esquisser une critique de certains points de vue dé­fendus par des spécialistes allemands, nous permettra de distin­guer, au niveau des formes, deux types de textes à l'intérieur du genre. Un de ces deux types représente la tendance romantique par excellence, celle de la subjectivité. C'est la définition de ce type qui est à proprement parler le but de cet article. L'inser­tion des données de l'analyse dans l'évolution des formes litté­raires au cours du 19e siècle exigerait , bien entendu, des recher­ches autrement massives que celles que nous avons entreprises ici.

En ce qui concerne l ' analyse des textes, nous nous demande­rons en particulier quel est le rapport entre les éléments à ré­férence externe et cet autre élément qu ' est le je-narrateur du ré­cit: est-ce que le texte dépasse ce qu ' il est possible d'enregis­trer pour le narrateur, ou le texte doit- il être lu uniquement comme une description de voyage?

Voici donc les problèmes auxquels nous touchons:

- Définition du genre en question par les éléments de narration qui lui sont isomorphes .

- Délimitation des éléments isotopes, c'est- à-dire des référents qui remplissent une même fonction par rapport au je-narrateur .

- Dif férences entre les textes au cours de l'évolution de la sé­rie .

- Rapport entre la série formée par les récits de voyage et d ' au­t r es séries .

5

L' isomorphie des textes- récits de voyage choisis6 consiste en une structure homogène quant aux faits narratif s . Structurés au­tour d ' un je- narrateur , les textes sont la narration de choses vues sur un mode "subjectif" ou "objectif" au cours d'un déplacement géographique du je . L' orientation du texte faite par le narrateur atteste une certaine diversité, bien qu'un lecteur soit toujours supposé ; i l peut s'agir d ' un " vous , lecteurs" (d ' un journal, par exemple , comme chez Nerval dans Lorely , Souvenirs d ' Allemagne) ou de lecteurs implicites lisant à partir du même bagage culturel (et noté comme tel) que le narrateur (p.ex . chez Gautier); la forme de récit peut être des notes de voyage ou une séri e de let­tres . Le point important , c'est que la présence du lecteur est marquée.

Il est possible, cependant,de définir d'autres isomorphies . Ainsi, à un premier niveau , les textes opèrent selon une tempora­lité et une topographie linéaires . Cette conformité se trouve à un niveau de structure qui forme comme l ' armature du reste, car l e récit comporte souvent des digressions. Cela veut dire qu'à un se­cond niveau certains textes empruntent à d'autr es genres narratifs la technique de l ' analepse (rétrospection, souvenirs) et contien­nent la possibilité de faire des comparaisons et d'utiliser des métaphores . Le fait que la topographie ou la métaphorisation soient caractéristiques du récit de voyage rapproche celui- ci d ' une écri­ture plus didactique, d ' une part , d'une écriture plus poétique, de l'autre . Deux types de récit semblent se dégager du genre.

Ces deux types sautent aux yeux quand on considère les iso­topies qui sont des valorisations homologues, dans des récits de voyage différents, d ' un certain nombre de référents. L ' isotopie est à proprement parler le 'même lieu' du je- narrateur par rapport aux référents.

Tout d ' abord , il est question de la valorisation (de l 'emplace­ment et de la mise en relation , dans le texte) des 'objets' du voyage (choses, personnages, images de la nature .. . ), dont le texte

forme, à première vue, le reportage fidèle . Ce reportage existe ; c ' est la valorisation esthétique, la description fidèle, de monu­ments , de scènes populaires, des " beautés" de la vi e plus ou moins exotique des peuples étrangers. Ces textes cherchent à dénoter l e réel dans sa vie immédiate .

D' autres récits élaborent d ' autres relations en valorisant la profondeur du réel. De là , un autre r appor t ent re le réel et le

Page 4: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

6

narrateur, rapport qui peut donner lieu à des souvenirs, ou à des digressions métaphoriques: le réel, palimpseste à scruter par le narrateur, est interprétable, il "fait penser ••• ". Les objets de cette "lecture" faite par le narrateur peuvent cependant être les mêmes que ceux du reportage, mais leur valeur est différente (voir

schéma ci-dessous). Nous aboutissons ainsi à un troisième niveau textuel après

celui des isomorphies et celui des isotopies (qui sont donc dis­cernables dans les reportages comme dans les textes 'en profon­deur'). Les isomorphies concernent la structure narrative du texte; ce sont des éléments qui intéressent l'analyse immanente. Les iso­topies concernent la valorisation des référents, ce sont donc des éléments qui intéressent l'analyse transcendante du texte. Les mé­taphorisations, elles, transcendent même l'univers du voyage, dont le récit devient un pur prétexte7 • Prétexte d'une palimpsestologie, cette dernière forme du récit de voyage peut accueillir, à son tour,

de nouveaux référents .. • Reste à préciser la place de je par rapport aux référents.

Selon ce qui précède, cette place est assez simple à définir: dans les reportages, il y a un rapprochement entre le je et les réfé­rents, rapprochement qui facilite la communication . Dans les textes­-métaphorisations, c'est l'inverse qui a lieu: une distance est ins­tallée par le texte entre le je et le réel qui désormais recèle une profondeur qu'il s'agit d'explorer .

Dressons préalablement un schéma des différences entre les deux types, le reportage et le récit qui valorise la profondeur

du réel:

ISOMORPHIE

temps et espace type 1 continuité

linéarité ~~~~~~-

type 2 digressions

Palimpsestologie de Heine

Avant d'approcher le récit de voyage chez Heine, considérons briève­ment cette 'palimpsestologie' dont nous avons esquissé ci- dessus le fonctionnement.

Deux éléments de narration sont au centre du récit de voyage chez Heine. Le premier est le je-narrateur/ voyageur dont la soli­tude constitutive ressemble à la situation de tout étranger. Heine établit lui-même ce rapport:

Denn wir leben im Grunde geistig einsam ( •.. ), jeder von uns, geistig verlarvt, denkt, fUhlt und strebt anders als die Andern, und des Missverst~ndnisses wird so viel, und selbst in wei ten mtusern wird das Zusammenleben so schwer, und wir sind Uberall beengt, Uberall fremd, und Uberall in der Fremde. 8

Nous ne doutons pas que l 'analyse faite parAlbrecht Bet z donne la meilleure interprétation de ce passage en précisant que "das "Ich" in Heines frUhen Prosatexten spUrt den abstrakten Indi­vidualismus und die sozialen Spannungen seiner Zeit zun~chst sinn­lich als Isoliertheit und Fremdheit". Peut-être aussi cette inter­prétation est-elle valable, quand il s'agit d'expliquer la présence de l'autre élément important, les "Abschweifungen" ou divagations, passages où le narrateur émet des considérations libres par rap­port au sujet primordial: le voyage9 . En développant ses propr es idées, associations ou souvenirs, le narrateur part souvent d 'i­mages ajoutées (comparaisons, métaphores), comme dans le passage cité . Cette dernière technique a été développée dans les poèmes du jeune Heine . Citons par exemple "Seegespenst", poème retenu par Nerval pour sa traduction des poésies de Heine ("Au fond de la

Page 5: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

8

mer", Le Rêve et la Vie, Paris 1855, p. 189-191). Ici, la masse nébuleuse de l'eau se transforme, sous le regard scrutateur du poète, en une vision mystérieuse,où apparait "toute une antique ville néerlandaise pleine de vie et de mouvement". Selon Heine lui-même, une telle vision est due à "unseren kranken, zerrissenen, romantischen GefUhlen" qu'il oppose à la faculté du Goethe classi­ciste; celui-ci regarde tout, "mit seinem klaren Griechenauge",

· d t' t 10 sans jamais voir les choses selon le prisme e ses sen imen s

Au premier abord, une distance sépare le voyant/voyageur des objets de son regard ou de son voyage, et ce n'est qu'en enregis­trant l'extérieur comme un palimpseste et en déchiffrant celui-ci comme on se plonge dans la mer, que le sujet peut avoir la certi­tude de l'existence d'un sens caché. La surface et la plasticité des objets constituent un point de départ pour la création des i­mages dans nombre de poèmes du jeune Heine; quand il s 'agit de personnages, les faces et les corps tournés vers lui sont des for­mes qui déjà font naitre une métaphorique. Renvoyons aux "Rosen­gesichter" des jeunes filles du poème "AbenddMmmerung", à la jeune fille délaissée, mais connue depuis toujours par le poète, dans "Seegespenst". Plus tard, cette métaphorisation cède la place au doute concernant le sens à attribuer à l'image de la femme (voir

Atta Troll, Caput XIX11). H . 12 .

Kurt Weinberg, dans son excellent livre sur eine , renvoie au poème tardif "Hohelied" comme exemple du culte de la femme chez Heine. Mais justement ce poème contient un bel exemple de ce problème de la lisibilité de la femme qui s'est substitué à la fa-

cile métaphorisation:

Des Weibes Leib ist ein Gedicht, Das Gott der Herr geschrieben Ins grosse Stammbuch der Natur, Als ihn der Geist getrieben.

La 'lisibilité' est notée par Heine lui-même plusieurs fois dans le texte très important pour notre propos que sont les ~­tinische NMchte (1836/37). De la femme entrevue en rêve, Heine dit: "Es war ein Gesicht voll bewusster Liebe und grazHSser GUte, es war mehr eine Seele als ein Gesicht, und deshalb habe ich die aus­sere Form mir nie ganz vergegenw~rtigen k~nnen". En effet, dans ce texte il ne s'agit pas pour le narrateur de s'arrêter à la surface, au contraire; la nature de cette surface importe peu: "Aber sagen Sie mir, war Mademoiselle Laurence eine Marmorstatue oder ein Ge-

9

m~lde? eine Tote oder ein Traum? - Vielleicht alles dieses zusam­men, antwortete Maximilian sehr ernsthaft".

"Les Nuits florentines" sont un texte clef. Le narrateur passe les nuits à raconter l'histoire de ses amours à Maria, une jeune femme mourante, dont il se rappelle la fin tragique dans Reise von MUnchen nach Genua. Le seul aspect de Maria le 'fait penser', et il s'écrie, la voyant couchée sur un canapé vert: "Welche Erinne­rung wird in mir wach? Ja, jetzt weiss ich_s. Die ses weisse Bild auf dem grUnen Grunde, ja, jetzt .•• ". La scène lui rappelle l'image d'une statue de marbre renversée dans l'herbe, devenue le symbole de la Femme aimée . Le voilà mis sur la piste de Laurence la dan­seuse, et de l'histoire de son amour pour elle, qui prend la forme d'un récit de voyage.

Dans ce texte, toute forme extérieure semble apporter au narra­teur un message; ainsi- la danseuse: "die ~usseren Bewegungsformen schienen Worte einer besonderen Sprache, die etwas Besonderes sa­gen wollte. ( ••. ) !ch der sonst die Signatur aller Erscheinungen so leicht begreift, ich konnte dennoch dieses getanzte R~tsel nicht HSsen1113 . On comparera ces phrases à celles qui sui vent, et on com­prendra que cet effort d'interprétation, qui charge les formes d'un contenu associatif, enjambe aussi la distance première qui sépa­rait le sujet du personnage contemplé :

in den ZUgen ihres Antlitzes lag eine grosse Geschichte ( ... ).Wenn ich sie lange ansah, wurde ich ruhig und hei­ter, als sey stiller Sonntag in meinem Herzen und die En­gel darin hielten Gottesdienst. 14 Ihr Gesicht glich einem Codex palympsestus, wo, unter der neuschwarzen M~nchsschrïft eines Kirchenvatertextes, die halberloschenen Verse eines altgriechischen Liebesdich­ters hervorlauschen. 15 Diese Marmorbilder (il s'agit des Italiennes à l'Opéra] offenbaren uns dann ( ••. ) ihren innewohnenden Geist ( ••• ). Wer zu lesen versteht, kann alsdann auf ihren sch~nen Ge­sichtern sehr viel susse und intressante Dinge lesen, Ge­schichten die so merkwUrdig wie die Novellen des Boccac­cio, GefUhle die so zart wie die Sonette des Petrarca ( •.• ). 16

On voit que pour le narrateur des "Nuits florentines" et du "Voyage de Munich à Gênes", la forme extérieure importe peu. La tendance à chercher le sens ailleurs est, au contraire, très nette, et le nar­rateur en est sans doute conscient, qui déclare: "In diesen Marmor ist das ganze Traumreich gebannt1117 .

Cette tendance devient, pour Heine, une technique : "C e que je

Page 6: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

lo

ne vois pas dans les choses, je le leur prête". Selon Weinberg, qui cite cette phrase, "Heine ne s'arrête pas à une esthétique de l'art pour l'art, ( ... ) il redécouvre la poésie comme un mystère à la fois divin, démoniaque et profondément humain. La révélation poétique lui semble aller droit à la vérité, déchirant les voiles de la réalité, et perçant les apparences des choses1118 • Il lui ar­rive, cependant, de ne rien dévoiler derrière ces apparences , comme en Angleterre, pays industrialisé:

Holz, Eisen und Messing scheinen dort den Geist des Men­schen usurpiert zu haben und vor GeistesfUlle fast wahn­sinnig geworden zu sein, wt:lhrend der entgeistete Mensch, als ein hohles Gespenst, ganz maschinerun§ssig seine Ge­wohnheitsgescht:ifte verrichtet. 19

Et la distance se réinstalle. Pour l'éliminer, il faudrait que par­tout les choses extérieures laissent leur "signature", et que le 'symbolisme' soit pénétrable et profond20 • Mais la palimpsestologie est un terrain glissant:

Aber ist es nicht Torheit, den inneren Sinn einer frem­den Erscheinung ergrUnden zu wollen ( ... )! K~nnen wir doch manchmal die Realit§t nicht von blossen Traumge­sichten unterscheiden! 21

De là les hésitations constantes de Heine, les divagations et les réécritures de ce que cachent les palimpsestes. Dans les Reise­bilder, parmi lesquelles "Les Nuits florentines" sont publiées, il faut noter cet effort pour interpréter la réalité-palimpseste. La limite de la palimpsestologie est en même temps la limite d'un type précis de récit de voyage, parce qu'elle en définit l'isotopie. Li­sons donc un voyage de ce type, celui de Munich à Vérone, entrepris par Heine en 1828.

Heine: Voyage de Munich à Gênes

Les trois chapitres d'introduction ne sont apparemment pas en rap­port avec le voyage annoncé dans le titre, et nous sommes loin de cet idéal du voyageur exprimé par le narrateur de Harzreise: "Un­endlich selig ist das Gefilhl, wenn die Erscheinungswelt mit unse­rer GemUthswelt zusammenrinnt, und grUne B§ume, Gedanken, V~gelge­sang , Wehmuth, Himmelsbl§ue, Erinnerung und Krt:iuterduft sich in sUssen Arabesken verschlingen1122 • Le narrateur, se trouvant à Mu­nich, se livre à une critique des petits-bourgeois de Berlin, tout en vantant la vie populaire bavaroise. Berlin, c'est le prosaisme

11

et l'uniformité de la vie moderne, alors que Munich laisse soup­çonner tout un passé dans ses constructions différentes. Berlin n'a pas de passé: "Es sind wahrlich mehrere Flaschen Poesie dazu n~tig, wenn man in Berlin etwas anderes sehen will als tote Ht:iuser und Berliner. Hier ist es schwer, Geister zu sehen1123. Pourtant, appeler Munich une "nouvelle Athènes", c'est aller trop loin, et Heine ne manque pas de ridiculiser les personnages de la capitale bavaroise, qui voudraient se comparer aux Grecs.

Ainsi, ces premières pages sont surtout destinées à prévenir le lecteur (lecteur complice du narrateur, nommé par Heine lui-même au chapitre II) contre l'inanité de tout voyage en Allemagne . Cette inanité correspond bien à l'état d'âme du voyageur:

Es war damals auch Winter in meiner Seele, Gedanken und Gefilhle waren wie eingeschneit, es war mir so verdorrt und tot zu Mute, dazu kam die leidige Politik, die Trau­er um ein liebes gestorbenes Kind ( ••. ). 24

Le voyage en Italie, fait immédiatement après comme un renou­veau de l'être25, implique un autre langage, plus métaphorique: "Uber die Gr~ber meiner WUnsche zog die Hoffnung wieder ihr heite­res GrUn ( . •. ). War es die wahlverwandte Natur selbst, die in mei­ner Brust ihr Echo suchte ( .•. )?".La métaphorisation donne aux i­mages extérieures (ici la nature) la valeur de symboles, et, déjà sur la route d'Innsbruck, au moment où commencent la topographie et la temporalité linéaires du récit de voyage, tout devient sym­bole pour l'imagination du narrateur: les sapins qui s'élancent vers le ciel finissent par retomber, l'aigle qui s'envole vers le soleil pour chanter ressemble au poète maudit fuyant les critiques plates et les imitations stériles26 . Les thèmes d'identification avec l'extérieur et les correspondances entre les sentiments et la nature sont formulés clairement:

Ich filhle den sUssen Schmerz der Existenz, ich fUhle alle Freuden und Qualen der Welt, ich leide fUr das Heil des ganzen Menschengeschlechts, ich bUsse dessenSUnden, a­ber ich geniesse sie auch.

C'est pour exprimer ces correspondances que Heine propose une écri­ture métaphorique, créatrice d'images tout comme les rêves:

Es geht den Dichtern wie den Tr~umern, die im Schlafe dasjenige innere GefUhl, welches ihre Seele durch wirk­liche §ussere Ursachen empfindet, gleichsam maskieren, indem sie an die Stelle dieser letzteren ganz andere t:iussere Ursachen ertrt:tumen, die aber insofern ganz adt:i­quat sind, als sie dasselbe GefUhl hervorbringen. 27

Page 7: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

12

Comme exemple, Heine cite le poète national du Tirol, Karl Immermann, dont les drames historiques, loin de fausser l'Histoire, lui donne sa signification véritable28 : "Die Geschichte wird nicht von den Dichtern verfMlscht. Sie geben den Sinn derselben ganz treu , und sei es auch durch selbsterfundene Gestalten und UmstMnde". Les formes, qu'elles soient imposées par les circonstances (mêmes historiques) ou choisies volontairement ou involontairement, sont donc moins importantes que ce qu'elles signifient.

Après une série de digressions (chap. IX-XIII), le narrateur traite enfin de l'Italie; en même temps, l'isotopie propre à ce texte s ' accentue : il est partout question de passer des formes à une signification profonde , des apparences réelles à un contenu mythique, de l'actualité aux souvenirs. Placé au centre du récit de Heine, le passage en Italie est essentiel. Accaparé par ses rê­ves ("Befangen in solchen TrMumen, selbst ein Traum, kam ich nach Italien11 29 ) , le narrateur se met aussitôt à lire telle fileuse i ­talienne qu'il rencontre comme un palimpseste:

0 hMttes~ Du mir, wie Ariadne dem Theseus, den Faden Dei­n~s Ges~instes gegeben, um mich zu leiten durch das Laby­rinth dieses Lebens, jetzt wMre der Minotaurus schon be­siegt, und ich wUrde Dich lieben und kUssen und niemals verlassen ? ( ... ) So spannen die K~nigst~chter in Grie­chenland, so spinnen noch jetzt die Pa rzen und alle Ita­lienerinnen . ( . . . ) Uberall sah ich jenes holde Antlitz das ein griechischer Bildhauer aus dem Dufte einer wei~­sen Rose geformt zu haben schien ( ... ). 3o

La différence entre l'Allemagne et l'Italie revêt chez Heine cette fonction spéciale de confronter la critique de la vantardise allemande avec l ' approfondissement de la richesse italienne. La différence rehausse ainsi la fonction de la palimpsestologie, dont Heine - à partir du chapitre XIV où il entre en Italie - va se ser­vir comme d'un feu d'artifice. En effet, le rêve continue et sous­-tend de grandes parties du texte , faisant du voyage dans le réel un voyage intérieur: "Ich war wirklich wie im Traum, wie in einem Traume, wo man sich auf irgend etwas besinnen will , was man eben­falls einmal getr~umt hat" . Ce sont notamment les associations au passé personnel du narrateur qui font naitre le rêve:

Doch kam ( •. • ) eine Hand zum Vorschein ( . •. ), und alle Tra~gewalt meiner Seele kam in Bewegung, um ein Gesicht zu bilden, das zu dieser Hand geh~ren konnte . 31

I~h g~ng bal~ zu Bette , schlief bald ein und verwickelte mich in nMrrische Tr~ume . ( •. . ) Im Beichtstuhl [d ' où il

13

avait vu sortir la main] sass ein schwarzer Rettich und V?r ihm kniete eine Blume ( . .. ), [ich dachte wiederj an die Nachtviole, die im Zimmer stand , wo die tete Maria lag . 32

Plus généralement, toutes les choses nouvelles vues par le voyageur le jette dans un rêve : "Die bunte Gewalt der neuen Erschei­nungen ( ... ) erfasste mich wie ein mMchtiger Fiebertraum ( ••• ) 11 33.

A ce moment du récit (chap. XVIII), on cherche en vain une pa­role orientée vers un l ecteur, explicite ou implicite. La forme du récit frôle le poème ; ainsi, dans un long passage, le narrateur/ poète s ' adresse à lui- même ("Ich ( ... ) sprach in mich hinein"). En même temps , le système de référence interne se fortifie, et la to­pographie consti tutive du réci t de voyage est mise entre parenthèses.

Quant aux isotopies du texte, les lieux et les personnages ne sont plus enregistrés comme des nouveautés spécifiques par le voya­geur , mais généralement comme des symboles interprétables par le narrateur.

Ainsi se constitue l ' isotopie générale du texte: les curiosi­tés d ' art et d'architecture, les personnages rencontrés ou entre­vus , fournissent de la matière aux rêves, mais aussi à des inter­prétations mythologiques . La première ville que Heine visite en I ­talie , Trente, "liegt alt und gebrochen in einem weiten Kreise von blUhend grUnen Bergen", mais ce sont des montagnes qui ressemblent à des dieux éternellement jeunes . Plus loin, la femme de Trente, par sa forme et la couleur de son visage, ressemble à une déesse de marbre , à une Niobé ressuscitée sous des vêtements simples et râpés ; telle autre jeune fi lle rappelle Médée .

Si ce n ' est pas la mythologie, c ' est son propre passé ou l ' his­toire ancienne qui lui parle à travers ces symboles . Les visages des femmes et des vieillards, il lui semble les avoir déjà vus sur les toiles de la Galerie à DUsseldorf. "Sogar die kecken jungen M~dchen hatten so etwas jahrtausendlich Verstorbenes und doch wieder blU­hend Aufgelebtes" . Et l ' image de Maria est évoquée de nouveau: " ( •.. ) ein Grauen anwandelte [mich] , ein susses Grauen, wie ich es einst ge!Uhlt, als ich in der einsamen Mitternacht meine Lippen presste au! die Lippen Marias ( ..• ) ".

C'est par les traces du passé inscrites dans le réel que tout devient "abenteuerlich" pour qui sait vo ir :

! ch betrachtete diese Frau mit derselben Aufmerksamkeit wie irgendei n Antiquar seine ausgegrabenen Marmortorsos'

Page 8: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

14

betrachtet, ( ••• ) ich konnte die Spuren aller Zivilisa­tionen Italiens an ihr nachweisen. 34 Wandelt man jetzt durch das Weichbild Veronas, so findet man Uberall die abenteuerlichen Spuren jener Tage, so wie auch die Spuren der Mlteren und der sp~teren Zei­ten. 35 Herkulanum und Pompeji, jene Palimpsesten der Natur, wo jetzt wieder der alte Steintext hervorgegraben wird ( •• . ). 36 So s~rachen auch diese Mauern [de l'amphithéâtre de Vé­roneJ zu mir, in ihrem fragmentarischen Lapidarstil, tiefernste Dinge. 37

La réalité finit par se transformer en fiction: la ville de Trente est en elle-même "eine hUbsche Novelle, die ich einst einmal ge­lesen, ja, die ich selbst gedichtet, und ich [bin] jetzt in mein eigenes Gedicht hineingezaubert ( ••• ), und erschr[ecke] vor den Gebilden meiner eigenen Sch~pfung11 38 .

Cependant, le récit se termine sur l'image de la jeune femme morte qui a déjà surgi à travers plusieurs des palimpsestes rencon­trés. Un détail précis de ce trauma souligne l'effet des signifi­cations profondes qui est de supprimer le temps. Le détail concerne la fonction de l'art; or, il est déjà arrivé au narrateur d'inter­préter une image réelle comme une peinture39. Si donc, de cette fa­çon, l'art et la vie peuvent confluer pour ne former qu'une seule image, il n'est pas surprenant que le narrateur croie voir, sur une toile du musée de Gênes, l 'image de Maria, bien qu'il s'agisse d'une toile d'environ 1500. Quand, en plus, il se reconnait lui-même sur une autre toile sous les traits du chevalier qui voulait, par un baiser, faire revivre sa fiancée morte, le but ultime de ce récit s'éclaire. Bien plus qu'un véritable récit de voyage, le texte est un effort artistique pour réintégrer un passé personnel qui hante le narrateur. C'est une recherche du temps perdu dans un texte poé­tique et de laquelle le récit de voyage n'aura été qu'un prétexte40 .

Arrêtons-nous au moment où, dans le chapitre XXVI, Heine ren­voie à Goethe, qui, venant également de Munich, se rendait de Vé­rone à Rome, alors que Heine continuait vers Gênes. Heine sait ce qui sépare sa technique de celle de Goethe:

In der "Italienischen Reise" hat es Goethe etwas ausfUhr­licher besungen, und wo er malt, hat er das Original im­mer vor Augen, und man kann sich auf die Treue der Um­risse und der Farbengebung ganz verlassen. ( ..• ) Wir schauen nMmlich darin Uberall tatsMchliche Auffassung und die Ruhe der Natur. 41

15

Rien de tel chez Heine . Faisons donc une brève lecture du texte de

Goethe pour mieux faire ressortir la technique de Heine et pour dé­finir une autre isotopie, qui sera importante chez d'autres au­teurs de récits de voyage.

Goethe: Voyage en Italie

On sait les raisons de ce voyage de Goethe en 1786, de cette fuite hors du cercle de ses amis, devenus trop encombrants pour l'esprit de l 'auteur d'Iphigénie. Le voyage en Italie est, dans un premier temps, "eine Flucht ( ••. ) vor allen den Unbilden, die ich unter dem einundfunfzigsten Grade erlitten" (c 'es t -à-dire à Karlsbad)42. Mais le but change bientôt de tout en tout, et le voyageur va se laisser pénétrer par de nouvelles impressions venant du dehors. A l'opposée de Heine, Goethe est entièrement tourné vers le monde réel: "Mir ist jetzt nur um die sinnlichen EindrUcke zu tun, die kein Buch, kein Bild gibt. Die Sache ist, dass ich wieder Interesse an der Welt nehme, meinen Beobachtungsgeist versuche und prUfe , wie weit es mit meinen Wissenschaften und Kenntnissen geht, ob mein Auge licht, rein und hell ist ( ... ):•.C'est même là le but exclusif du voyage43.

Au contraire de Goethe, Heine lit la réalité extérieure comme un livre, et revit son propre passé et les souvenirs de Maria comme une peinture (cf. le passage final du "Voyage de Munich à Gênes" ) . Or, Heine a lui-même dénoncé l ' e ffort de Goethe pour être objectif, sur un ton ironique, sans doute, mais en se mettant en garde, toute­fois, contre la prétention goethéenne. Nous sommes obligés d'insé­rer ici une critique du livre de Jost Hermand : Der frühe Heine , Ein Koaunentar zu den "Reisebildern" (Mt!nchen, 1976), parce que, dans le chapitre sur le "Voyage de Munich à Gênes" (avec le sous-titre é­trange "ObjektivitMt in der Subjektivit~t"), l ' auteur entreprend de démolir la distinction traditionnelle entre l'objectivité de Goethe et la subjectivité de Heine. Goethe serait entièrement do­ainé par ses présupposés politiques et ne s'intéresserait pas à la 1'4alité, il ne ferait que la mentionner. Mais de quelle manière? Heine, au contraire, la décrit plus en détail et serait par là plus orienté vers les objets réels. Mais de quelle manière? La "Natur­wissenschaftlichkei t" de Goethe ne s'occuperait que des lois phy­

siques éternelles et stati ques, ce qui lui enlèverait tout intérêt 'JIC)ur la "Geisteswissenschaft" , parce que cette espèce d 1 objecti vi­'tl serait par trop indépendante des hommes et de leur histoire.

Page 9: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

16

Mais les sciences naturelles sont- elles .iamais indépendantes de l ' homme? Heine, au contraire, ser ait " objektiv" , puis-qu'il s'intéresse à la réalité présente en tant que changement et

mouvement vers la mort . Mais de quelle manière? Hermand avoue que Heine exprime ses propres sentiments et pensées, et que, dans l'ar­ticle sur Menzel (1828), il critique la position de Goethe, en di­sant que le beau monde objectif de Goethe s ' écroule, et que le règne de la subjectivité s ' installe à sa place. Donc, selon nous, au re­gard tourné vers l'extérieur est substitué le regard intérieur . Il s'agit pour nous de restreindre l'emploi des deux concepts d'objec­tivité et de subjectivité à leur sens propre: l ' auteur vise- t-il surtout l'aspect d'objet des choses qui l'entourent et qu'il enre­gistre au cours de son voyage, ou s'engage-t-il aussi à leur con­férer un sens selon sa propre vie intérieure (souvenirs, rêves, sentiments - cités explicitement par lui), donc à leur apporter un sens, si l'on peut dire, de la part du sujet?

Nous insisterons , dans notre analyse, sur les traits suscep­tibles de fournir des réponses à ces questions.

Si Heine, par ses propres procédés , est porté parfois à négli ­

ger les isomorphies propres au genre du récit de voyage, Goethe, lui , insiste entièrement sur ces mêmes isomorphies, sans aucune di­gression ni recherche de significations profondes. Ainsi de la com­binaison de la temporalité linéaire et de la topographie :

Als ich um fUnf Uhr von MUnchen wegfuhr ( .•. ) Nach Walchensee gelangte ich um halb fUnf. 44

Ce procédé aboutit à un véritable itinéraire, à un journal minutieux purgé de tout contenu ' intime ' (le texte ne dit rien des rapports entre Goethe et Mme de Stein, bien que Goethe ait é­crit à celle- ci de multiples lettres en cours de route). L'intérêt de Goethe pour la vie immédiate détermine le récit dès le début . Le texte fourmille de commentaires sur le temps qu ' il fait, sur les distances et les différents sites, avec des précisions géologiques

et météorologiques:

!ch flige noch e1n1ge Bemerkungen hinzu Uber die Witterung die mir vielleicht ebendeswegen so gUnstig ist , weil ich ihr so viele Betrachtungen widme. Nun von den abhangigen, durch Klima, Bergh~he, Feuchtig­keit auf das mannigfaltigste bedingten Pflanzenreich ei­nige Worte. Von Boten auf Trient geht es neun Meilen weg in einem fruchtbaren und fruchbareren Tale hin . Alles, was auf

17

den h~heren Gebirgen zu vegetieren versucht, hat hier schon mehr Kraft und Leben ( ... ). 45

Ainsi, le texte de Goethe se place à un certain 'sommet' du récit de voyage : l'écriture quasi 'objective' est la description des objets qui se présentent au narrateur, dont, par ailleurs, les sentiments et la vie intime sont relégués à un niveau de loin infé­rieur à celui qu ' ils occupent chez Heine .

C'est quand on arrive aux isotopies que les eaux se séparent nettement. Aucune symbolisation chez Goethe, alors que Heine en a­joute à tout propos. La valorisation, comme l ' a bien remarqué Heine 1 . ... . 46 u1-m~me, vise autre chose • On a vu comment les sapins chez Heine

sont décrits métaphoriquement, alors que chez Goet he certains pins s ' insèrent simplement dans le vaste tableau de la nature :

Nun aber bei dem Glanze der aufgehenden Sonne die dunkeln mit Fichten bewachsenen VordergrUnde, die grauen Kalkfel -' sen dazwischen und dahinter die beschnei ten h~chsten Gip­fel auf einem tieferen Himmelsblau , das waren k~stliche ewig abwechselnde Bilder . 47 '

A l ' approche de Trente, Heine est impressionné par la vétusté de la ville , son caractère fabuleux, à moitié cachée par la végéta­tion nouvelle qui prête de la vie aux constructions anciennes; lui est comme un "rêveur somnambule", un 11 étranger1148 • Goethe, au con­traire , se sent "in der Welt zu Hause und nicht wie geborgt oder im Exi11149 • Les voici devant et dans l'église de Trente :

Goethe: !ch bin in der Stadt herumgegangen, die ural t ist und in einigen Strassen neue wohlgebau­te Hauser hat. In der Kirche hAngt ein Bild, wo das versammel­te Konzilium einer Predigt des Jesuitengenerals zuh~rt . ( •• • ) Die Kirche dieser Vater bezeich­net sich gleich von aussen durch rote Marmorpilaster an der Fassa ­de ; ein schwerer Vorhang achliesst die TUre, den Staub ab­zuhalten . !ch hob ihn auf und t rat in eine kleine Vorkirche ( • • . ) . Es war alles still und ausgestorben ( .. • ). 5o

Heine : !ch betrachtete abwech­selnd die Hauser und die Men­schen, und ich meinte fast, die­se Hauser hatte ich einst in ihren besseren Tagen gesehen ( .•. ) . Vor mir aber, ( • .. ) stand der uralte Dom, nicht gross, nicht dUster, sondern wie ein heiterer Greis, recht bejahrt zutraulich und einladend.

Als ich den grUnseidenen Vor­hang, der den Eingang des Doms bedeckte, zurUckschob und ein­trat in das Gotteshaus, wurde mir Leib und Herz angenehm er­frischt von der l ieblichen Luft, die dort wehte, und von dem be­sanftigend magischen Lichte ( ••. ). 51

Coethe , lui, réfléchit sur le mode de construction, alors que Heine est débordé par la "Traumgewalt [s)einer Seele".

Page 10: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

18

Goethe s'extasie sur les formes, les couleurs, la plasticité.

S'il ne trouve pas l ' occasion de faire un discours quasi scienti­fique, comme dans les montagnes à propos des fleurs et des pierres, il souligne la présence des choses et des personnages. Telle fille d'un joueur de harpe rencontrée en chemin est simplement "ein ar­tiges ausgebildetes Gesch~pf, in der Welt schon ziemlich bewan­dert1152. Tel groupe de gens, comme ceux qui s'assemblent autour de lui quand il dessine le vieux château de Malcesine, ne se dis­tingue que par "die neugierigen starren Blicke, der gutmUtige Aus­druck"53 . C'est l'extérieur des personnages qui l'intéresse: "Von den Menschen wUsste ich nur weniges undwenig Erfreuliches zu sa­gen. Sobald mir vom Brenner herunterfahrendem der Tag aufging, be­merkte ich eine entschiedene Ver:lnderung der Gestalt ( . •• ) "5

4. -

presque à l'endroit même où Heine compare les femmes avec des filles

de roi grecques. Non pas que Goethe n'accorde aucune valeur à cet extérieur.

Au contraire, il s'intéresse aux détails pour apprendre et pour se mesurer aux choses. Il en va de même des peintures où, peintre et dessinateur lui-même, rien ne lui échappe : "Was ich von GemlHden gesehen, will ich nur kurz berUhren und einige Betrachtungen hinzu­fUgen. Ich mache diese wurderbare Reise nicht, um mich selbst zu betriegen, sondern um mich an den Gegenst~nden kennen zu lernen"55. Et c'est encore, devant les monuments historiques ou les monuments du cimetière, la présence des choses qui le captive . L'amphithéâtre de Vérone est soit d'une belle architecture dont on peut faire une description, soit des coulisses abritant des boutiques modernes d'artisans. Il ne cherche pas ce que pourraient signifier ces pier­res, ni quelles associations elles pourraient susciter en lui . Il n'écoute pas le passé, quand il se promène sur le haut du théâtre comme Heine, mais contemple le peuple qui fait sa promenade du soir là-ba s dans la ville. De même, ses commentaires sur les monuments des Scaliger (avec lesquels Heine amorce un dialogue!) sont révéla­trices : Goethe exprime son grand contentement de voir comment l'ar­tiste a voulu exprimer seulement "die einfache Gegenwart der Men­schen1156 .

Texte isomorphe au genre, le récit de voyage de Goethe a ceci de particulier qu'il rehausse l'itinéraire et les notes de journal . Là déjà, il se distingue du récit de Heine . Pour définir, en outre, l'isotopie du texte de Goethe, on doit constater que celui-ci at­tribue une valeur différente aux images de la nature, aux persan-

19

nages rencontrés, aux œuvres d'art, aux monuments historiques; si bien que nous voyons se dresser devant nous, comme sur une toile peinte, une image presque entièrement •en surface', là où Heine voyait en profondeur, en lui-même . Nous retrouverons ces deux types de récit par la suite.

Nodier et Nerval

Chez Heine, le symbolisme du texte est la forme par laquelle l'ar­tiste exprime ses associations, sentiments et idées. Les images réelles fournissent la matière symbolique: "T~ne und Worte, Farben und Formen, das Erscheinende Uberhaupt, sind jedoch nur Symbole der Idee, Symbole, die in dem GemUte des KUnstlers aufsteigen ( ..• ) 11 57. Nodier distingue de la même façon entre 'das Erscheinende' et les sentiments de l'écrivain, tout en accordant plus d'importance à ces derniers . C'est. ainsi qu'il prévient le lecteur dès le début de sa Promenade de Dieppe aux montagnes d'Ecosse:

Je prie le lecteur de rejeter cette brochure s'il s'est promis de lire un voyage; elle ne contient que les ta­blettes d'un h.omme qui passe rapidement dans un pays nou­veau pour lui, et qui écrit ses sentiments plutôt que ses observations. 58

Cette tendance 'profonde' se développe chez Nerval, où les images du monde forment le décor de la mise en scène d'un voyage intérieur

qui ne respecte pas la continuité du temps et de l'espace. Rap­pelons que Heine, dans l'amphithéâtre à Vérone, a une vision •en spectacle' du passé. Nerval attire l'attention sur ce rapport in­time entre voyage et spectacle:

Le goQt des voyages n'est pas aujourd'hui moins répandu que le goQt du spectacle, et l'on tient à recueillir plusieurs avis, car chacun voit à sa manière et les impressions sont plus diverses encore entre ies voya­geurs qu'entre les critiques . 59

Avant d'analyser les textes de Nerval groupés sous le titre de Lorely, voyons comment procède Nodier dans sa Promenade. Chez lui aussi : présence marquée du lecteur et du narrateur ("mon jour­nal est devenu une espèce d'ouvrage1160), temporalité et topogra­phie linéaires; et si son texte se réfère plus à une réalité 'de surface ' que ne le fait celui de Heine, il n'est pas moins fondé aur cette forme de confrontation dans laquelle le sujet s'attache l comprendre les images détachées de la nature. C'est ce que Mar­garet I . Bain a remarqué dans son ouvrage sur Les Voyageurs fran-

Page 11: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

2o

çais en Ecosse 1770-1830:

Ce petit volume in-12, le remaniement du carnet de voyage de Nodier, est aussi loin d 'être un récit des petits faits du voyage que d'être un Tableau( ... ) de la région parcourue. C'est en effet quelque chose de tout nouveau dans les annales des voyages; une sorte de tissu des im­pressions reçues par le voyageur. 61

La réalité écossaise est transformée en un décor théâtral où il ne manque que la présence d'Ossian pour plonger le lecteur dans un univers imaginaire:

Le mérite de la Promenade ne réside pas, cependant, dans l'étude des moeurs. Nodier se montre en effet pendant tout le voyage un peu importuné par la présence des hommes; et les personnes qu'il daigne remarquer devien­nent facilement de simples acteurs dans la scène qui occupe son esprit . 62

Le panorama du Loch-Lomond est typique à cet égard. A la pre­mière vue du lac, la tâche de l'écrivain- voyageur lui semble trop lourde: "Qu'on n'attende pas de moi l ' impossible effort de le pein­dre. Qui pourrait faire passer avec une encre froide, avec des mots stériles, dans l'esprit et le cœurdes autres, des émotions dont on s'étonne soi-même ( •.• )1163. Mais bientôt il délaisse "l'ex­cellent itinéraire de Chapmann", esquisse lui-même la topographie du lieu, et évoque les "bruits" qui "finissent par vous apporter je ne sais quel frémissement harmonieux, comme celui qui expire dans la dernière vibration d 'une harpe 11 64 . Ce n'est pas la couleur locale, le pittoresque, qui arrête un voyageur tel que Nodier.

Une brève analyse des isotopies du texte nous montre chez No­dier une volonté de ne pas trop s 'occuper du réel enregistré . S'il n ' en reste que des idées subjectives, c ' est que "personne au monde n'attache moins de prix que (lui] à l'écriteau des choses1165. Cer­tes, il aurait pu remplir des pages avec les noms des artistes, des savants, des monuments, mais le fait est qu'il est constamment ailleurs, parce que "tout transporte l'imagination au milieu des souvenirs d 'un autre âge 11 66 . Inversement,

il y a des choses qu'il ne faudrait jamais connaitre que par leur renommée et dont l'effet produit une sensation tout-à-fait opposée à celles que je cherche. Il distrait la pensée d'une foule de souvenirs historiques qu'elle appropriait, par habitude, à une figure idéale créée en elle, pour la fixer sur un objet plus réel, mais qui n'est pas celui qu'elle avait supposé, tandis que celui­-ci entraine, en s 'évanouissant , toutes les idées qu'il représentait; de sorte qu'on perd un trésor merveilleux

21

d'illusions et de sentiments pour acquérir la connais­sance positive d'un fait matériel fort indifférent. 67

Le voyage se révèle donc parfois comme obstacle à l'imagi­naire et aux sentiments, et il met Nodier devant la difficile tran­sition du rêve à la réalité, qui caractérise les récits de voyage de Nerval.

Dans l ' article de 1838 précédemment cité, Nerval remarque qu '"il Y a dans tout grand poète un voyageur sublime". Quelques-uns, comme Chateaubriand et Hugo, font de leurs impressions "la scène de leur vastes compositions1168 • D'autres, comme Byron et Lamartine, "font des poésies et des poèmes avec la partie idéale et majestueuse de leur voyage"; d'autres encore, comme Sterne, Dumas et Heine, "appartiennent tous à une façon particulière et fantastique de voir et de sentir" que Nerval, lui, ne prétend pas pouvoir partager:

Je suis rarement préoccupé des mo~uments et des objets d'art, et, une fois dans une ville, je m' abandonne au hasard! sûr d'en rencontrer assez toujours pour ma con­sommation de flâneur. ( ... ) Ce que j'aime surtout en voyage: c'est à. respire~ l'air des forêts et des plai­nes, c est à suivre rapidement les longues prairies bru­meuses de ~a Flandre, ou lentement les campagnes joyeuses de l'Italie( •• . ); c'est à parcourir au hasard les rues tortueuses des villes, à me mêler inconnu à cette foule bigarrée, qui ~ruit ~'un langage étrange, à prendre part, pour un jour, _a sa vie éternelle; curieuse épreuve, iso­lement salutaire pour l'homme qui sait échapper quelque­fois aux molles contraintes de l ' habitude, et qui, après une âpre montée, se retourne et parvient à regarder sa vie d'un point unique et sublime( . .• ). 69

Ce projet de voyage nervalien semble respecter les principes du genre, incluant ceux· du déplacement et de la confrontation. Ces principes dirigent le regroupement des textes publiés en volume en 1852 sous le titre de Lorely. Ayant d ' abord été publiés dans di­verses revues entre 1838 et 1850, ceux-ci sont présentés en 1852 comme des "souvenirs d'Allemagne", que Gérard avait visité deux !ois, en 1838 et en 1850.

Le premier voyage en Allemagne revêt pour Gérard une signifi­cation particulière, depuis que son ami Jules Janin, dans la bio­graphie que celui-ci, croyant Nerval mort, fit paraitre en 1841, accordait une importance décisive à l'Allemagne . Dans sa propre préface, Nerval souligne le symbolisme du titre et le risque de n'y voir qu'un beau rêve:

Page 12: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

22

Je devrais me méfier pourtant de sa grâce trompeuse, -car son nom même signifie en même temps charme et men­songe; et une fois déjà je me suis trouvé jeté sur l~ rive, brisé dans mes espoirs et dans mes ~meurs et ~ien tristement réveillé d'un songe heureux qui promettait d'être éternel.

On m'avait cru mort de ce naufrage ( • .. ). 7o

Le volume est là pour conjurer cette mort et pour démontrer que l'Allemagne est encore un pays de la vie: "Oublions la mort, ou­blions le passé ( ..• ) 1171 • On s'étonne de lire cette expression d'un vouloir-vivre inhabituel chez Gérard, mais il s'agit, dans Lorely, de reconstruire toutes les liaisons, tous les points d'at­tache entre le réel et le rêve, d'éliminer la rupture, le drame et la mort. Car, quel est l'itinéraire suivi par l'écrivain, sinon celui du Rhin lui-même, fleuve-frontière de France et d'Allemagne, marque de la contigu!té du pays de la réalité et du pays du rêve et des mythes. L'intrusion du voyageur dans l'Allemagne, c'est l 'é­croulement du rêve, si péniblement construit dans d'autres textes à l'exclusion du réel. Pour une fois, Gérard tente de prendre la voie inverse.

Le pont flottant de Kehl, qui relie les deux pays, symbolise la transition non moins flottante entre réalité et rêve, mais cette fois les anneaux ne se brisent pas, et le rêve le cède à une nou­velle réalité:

N'est-ce pas là de quoi hésiter avant de poser le pied sur ce pont qui serpente, et dont chaque barque est un anneau· l 'Allemagne au bout? Et voilà encore une illu­sion ~ncore un rêve, encore une vision lumineuse qui va dlspara1tre sans retour de ce bel univers magique que nous avait créé la poésie! 72

Sur cette perspective désillusionnée s 'ouvre le récit de voyage qui devient aussi le récit d'une longue fête insoup~onnée par l'auteur. Du Rhin au Main, dans la Thuringe, dans la Flandre et en Hollande, Gérard passe d'une fête à l ' autre, il s 'y glisse inconsidérément, y est partout le bienvenu, "curieuse épreuve, i­

solement salutaire pour l 'homme qui sait échapper quelquefois aux molles contraintes de l'habitude ... "

Comme Heine et Nodier, Nerval en Allemagne n'a aucune préten­tion scientifique ni archéologique73. De quoi s'agit- il donc? Tout

74 . . f . dé d'abord, d'embrasser des panoramas pour saisir, par ois en -tail, les liaisons et les rapports entre les choses; cette tendance rapproche le texte de Nerval d'un autre type de récit de voyage,

plus ouvert sur la réalité:

23

Déjà toute la ligne du port nous apparait dentelée au loin par les découpures des toits variés de dômes et de tours aux chaperons aigus au-dessus desquels se dressent, sur trois ou quatre points, de hauts clochers ouvragés comme les pions d'un échiquier chinois. Puis le panorama s'abaisse; chaque dôme, chaque flèche fait le plongeon à son tour( ..• ). L'étendue de la mer est vaste; cependant une ligne verte égayée de moulins trace partout, comme un mince ourlet, les derniers contours de l'horizon. 75

Le panorama peut être décrit, comme ici, à partir de centre de la ville et se terminer au loin, à l'horizon; ou inversement, pour se terminer dans le centre de la ville (Liège) : " ( ... ) les halles; là est le noyau, l'alluvion de trois siècles, la popula­tion caractéristique1176. Tout accueille le voyageur attentif, non seulement le pays 'en surface', mais aussi la profondeur des choses. Rien ne reste fermé ou opaque: "L'entrée d'Amsterdam est magnifi que: à deux pas du débarcadère on passe s ous une porte hardiment décou­pée, qui semble un arc-de-t riomphe ( ... )"77 . Dans ce contexte , i l ne peut plus être question de cette "impression douloureuse" ex­primée dans le Voyage en Orie~t 78 , "de perdre, ville à ville et pays à pays, tout ce bel univers qu 'on s'est créé jeune, par la lecture, par les tableaux et par les rêves". Au contraire, s'écri e Gérard, "allons vite au plus pressé, c'est-à-dire au plus beau1179

Le récit insiste sur le côté ' géographique' du voyage, un des éléments importants de l ' isomorphie du genre. De Strasbourg à La Haye, Nerval suit grosso modo le cours du Rhin (sauf une longue échappée à Weimar). Le schéma du temps, cependant, reste flou , l e premier chapitre étant daté du 21 juin et le dernier du 27 mai; l'année n ' est pas indiquée. Or, justement, le problème du temps, si difficile à résoudre dans d'autres textes de Nerval, l'est fa­cilement ici, où le voyageur est absorbé par la topographie. L'es­pace tient lieu du temps, la présence renouvelée des choses ( par­fois aussi des objets d'art) remplace cette renaissance person­nelle tant de fois recherchée par l'auteur.

Que le problème de la distance dans le temps soit résolu dans Lorely, cela est illustré par un passage de la description de la •aison de Goethe:

Au moment où j'examinais ces richesses artistiques, une jeune princesse( . . . ) était venue visiter la demeure du grand écrivain( •.. ); je voyais avec intérêt cette fille du passé errer capricieusement parmi les i mages du passé ! Sous cette peau s i fine et si blanche, me disais-je, dans ces veines délicates coule l e sang des Césars d 'Allemagne; ces yeux noirs sont vifs et impérieux comme ceux de l'ai-

Page 13: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

24

gle; seulement la rêverie mêlée à l'admiration les em­preint parfois d'une douceur céleste . Cette figure con­venait bien à cet intérieur vide, - comme l'image divine de Psyché représentant la vie sur la pierre d'un tom­beau. Bo

Présence des vieux temps; continuité en profondeur; comparaison d'un personnage réel avec une figure mythique: la tendance profonde continue bien dans Lorely, quoique le texte soit plus ouvert sur le réel . Autre isotopie caractéristique: les personnages choisis parmi

le peuple sont ou bien présentés comme des types, ou bien commes des images; ainsi, les Frisonnes sont comparées aux "nixes d'Henri Heine" , et à d'"antiques sirènes1181 . Ces comparaisons sont impor­tantes et concernent le narrateur lui-même: "Le passant est tou­jours pour elles [les Frisonnes] un navigateur , un Ulysse errant, qui ne se méfie pas assez souvent des enchantements de Circé". Reste que, dans Lorely, il n'y a aucun souvenir' personnel: le texte s'ouvre uniquement sur une réalité nouvelle, parfois à inter­préter, mais en même temps 'pittoresque'. S'il est dans la lignée des textes de Nodier et de Heine, on doit mesurer aussi jusqu'où va la parenté de Lorely avec d 'autres textes de Nerval incluant des voyages ou des promenades.

"L'Odyssée essentielle est{ •.. ) la remontée du souvenir", dit Béatrice Didier en parlant d'Angéligue82 • Dans Les Filles du feu, Nerval va plus loin en se servant des impressions reçues du dehors pour recréer le passé. Il prolonge la tendance de Heine, mais la transgresse largement, indiquant ainsi les limites du récit de voyage romantique. Chez le Nerval des Filles du feu, la réalité

n'est plus seulement une forme qui 'fait penser .•• ' - elle ' est ' déjà cet autre monde i ntérieur qui hante l'auteur83. La différence essentielle entre Heine et Nerval semble s'établir à partir du mo­ment où la réalité ne forme qu'une seule forêt de symboles suscep­tible de constituer un univers imaginaire. Le récit de voyage con­fine donc à la fiction, où il n'est plus question que d'un voyage intérieur. Or, le voyage intérieur peut ne pas respecter les règles du genre, comme par exemple l'isomorphie du temps et de l'espace. A un système temporel se superpose un autre (Angéligue, Sylvie), une topographie est doublée par une autre (Octavie); il y a deux voyages dans Angéligue, plusieurs départs pour le Valois dans .êv!­~; le temps dans Sylvie n'est aucunement linéaire, mais vise à trouver le point de jonction entre un mouvement de progrès (histo­rique) et un mouvement rétrograde remontant dans les souvenirs.

25

Ainsi, l'isomorphie du récit de voyage est brisée à l'avan­tage d'une fiction qui se sert du voyage pour supprimer distances et différences. Ross Chambers dit de ce projet de Nerval que, "par le souvenir et la promenade, il veut remonter le labyrinthe circu­

laire du temps. Le remonter, bien sür, pour en sortir1184. Et Gér.a_ld Schaeffer: "Dès que le narrateur s'installe dans sa fonction de · · · voyageur, il remonte aux terres du passé, incarnation spatiale qui devrait permettre de saisir, dans la vie présente, les traces du passé ( . • • ) 1185.

Perspectives

Il semble donc que le genre peut être dépassé du côté de la fiction ou développé dans la direction 'pittoresque '. Le dépassement vers la fiction est indiquée dans l'exemple de Heine: c'est la diffé­rence entre le "Voyage de Munich à Gênes" et "Les Nuits floren­tines". Nous avons déjà relevé certains éléments de la direction pittoresque chez Goethe; ils se retrouvent chez Gautier et Dumas qui les développent tout en se taisant sur le but personnel de leur voyage - ce but qui est toujours présent chez Nerval, même dans Lorely.

La direction pittoresque acquiert une certaine importance à l'époque romantique, comme on sait, à côté du courant que nous avons analysé; elle est prépondér~nte chez Gautier (Voyage en Espagne (1843), Voyage pittoresgue en Algérie (1845)), qui est pris par la réalité des pays qu'il visite et par le caractère pro­pre des œuvresd'art qu'il peut y étudier86. L'isotopie de ses ré­

cits est donc autre . Les voyages de Gautier sont une longue re­cherd1e de la plasticité et une longue description de la surface des choses. Mérimée était déjà parti avec la même intention et avait écrit ses Lettres d'Espagne (1830), où il ne donnai t quant à ses déplacements que des informations pittoresques sur des scè­nes de vie populaire espagnoles. Dumas, quant à lui, le plus grand narrateur de tous, a beau se servir de ce topos des voyageurs ro­mantiques, selon l equel il est "l'un des hommes sur lesquels la vue des objets extérieurs a le plus d ' influence1187 ; en réalité, il parle beaucoup plus "des hommes que des localités", et i l espace dans ses impressions de voyage un grand nombre d ' histoires, de scènes ou même de "drames" auxquels les localités servent de "dé­coration". Quinet, autre grand voyageur romantique, lit les ruines comme le ferait un Heine, et essaie de déchiffrer le message du

Page 14: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

26

passé transmis par elles, mais son objectif est autre, et il est trop historien pour laisser cette part au 'moi' qui est si impor­tante chez Heine88 . Enfin, Fromentin, dans sa préface à la troi­sième édition d'Un été dans le Sahara (1874)89 , est parfaitement conscient du fait qu'un récit de voyage met l'écrivain devant le problème de la vérité dans l'art. Le voyageur tire sa matière de la nature, mais en même temps il lui prête quelque chose de par sa sensibilité. La vérité, pour Fromentin, n'est pas dans la copie conforme, mais doit comporter "un peu d'imagination".

Arrêtons-nous sur cette alternative qui, à l'intérieur d'un récit de voyage,n'enestpasune. Il s'ensuit de nos premières définitions que tout récit de voyage est, à un certain degré, vérifiable et dans une certaine mesure, seulement vraisemblable. Mais plus l'i­magination du narrateur est liée par les faits observés, plus le récit se rapproche du type goethéen. Et, inversement, plus les palimpsestes établis sont inconscients et transcendent l'univers du voyage réel, plus le récit ressemble à celui de Heine.

1.

2.

3.

Le présent article est issu du travail d'un groupe de re­cheréhe, sur la périodisation (avec Mme Michèle Simonsen et M. John Pedersen, Université de Copenhague).

Cf. Françoise Gaillard: "La périodisation comme découpage de l'objet", in Analyse de la périodisation littéraire, Editions universitaires, 1972, p. 12.

"De l'évolution littéraire", in Théorie de la littérature (T. Todorov, éd.), Paris, 1965, p . 121. Cf. aussi Gérard Genette: Figures III, Paris, 1973, p. 18.

4. "De l'évolution littéraire", p. 123. 5. R. Chambers: "Invitation au voyage", Romantisme no. 4,

1972, p. 2.

27

6. Heine: Reise von MUnchen nach Genua (1828). Goethe: Ita­lienische Reise (1816-17). Nodier: Promenade de Die}pe-' aux montagnes d'Ecosse (1821). Nerval: Lorel~ (1852 • Nous considérerons brièvement Gautier: Voyage enspagne (1843), Voyage pittoresque en Algérie (1845); Dumas: Impressions de voyage, Suiss~(1841); Mérimée: Lettres d'Espagne (1830-31).

7. "Die Reise ist Vorwand, das Genre wird von Heine zur ope­rativen Form funktionalisiert". "Statt von Italien spricht er von Heine in I talien". Albert Betz, Âsthetik und Poli­tik, Heinrich Heines Prosa, MUnchen, 1971, p. 129.

8 . Die Nordsee III, Heinrich Heine, Sgkularausgabe, 1970, t.5,p.61. -

9 . Ibid. p. 67 . Cf. Betz, op.cit., p. 22 . lo. Die Nordsee III, p . 66. 11. Obs ein Teufel oder Engel,

Weiss ich nicht. Genau bei Weibern Weiss man niemals, wo der Engel Aufh~rt und der Teufel anf~ngt. Sur cette dualité romantique, voir Stéphane Michaud: "Scène, droit, religion", Romantisme nci.13-14, 1976, p. 34.

12. Henri Heine, "romantique défroqué", héraut du symbolisme français, Paris, 1954, p. 182.

13. Heinrich Heine, Werke, Insel Verlag, 1968, ,t. 2, p. 567, 568 .

14. Ideen. Das Buch Le Grand. S~kularausgabe t. 5, p . 95-96. 15. Die Harzreise, ibid. p. 41. 16. Florentinische Ngchte, éd. cit. p. 569. 17. Ibid. p. 564.

18. Op.cit., p. 37, 144. Cf. Betz, op.cit., p. 129. 19. Florentinische Ngchte, éd. cit. p. 588. 2o. Ibid. p. 592. 21. Ibid. p. 610. 22. Ed. cit. p. 54.

23. ~. Insel Verlag, t. 2, p. 240.

Page 15: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

28

24. 25.

26. 27 ,

28.

29. 30. 31. 32.

33.

34.

35. 36. 37. 38.

39. 4o.

41. 42.

43. 44.

45. 46. 47. 48.

Ibid. p. 247 . Lieu commun de tout récit de voyage. Voir Michel Butor: "Le voyage et l'écriture", Romantisme no. 4, 1972, p. 9.

Ed. cit., p. 249-50. Ibid. p. 252. Et non pas son "objectivité", comme le Heines Erz1ihlprosa·, Stuttgart, 1975,

Ibid . p. 263. Ibid. p . 262. Ibid. p. 266. Ibid. p. 275.

veut S. Grubacié, p. 30.

Ibid. p. 278 . Cette citation nous montre le lien néces­saire entre l'extérieur et l'intérieur. Il n'est pas ques­tion de prendre note seulement de ce qui ~st1 import~nt dans l 'extérieur , comme le suggère Grubacié , op. cit., p. 31), mais de se laisser inspirer par ce qui consti­tue, pour ainsi dire, l'inconscient des choses. Ibid. p. 267, cf. p. 280 : "( .•. ) in ihren Gesichtern und in ihrem ganzen Wesen die Spuren einer Zivilisation ( .•• )".

Ibid. Ibid . Ibid.

p. p. p.

279. 283. 283-84.

Ibid. p. 264. Cf. Grubacié, op. cit. , p. 32:."Eine se;te des Werkes, vielleicht die bedeutendste, scheint das Bild dieses Verfahrens festhalten zu wollen". En effet, cette page, que nous venons de citer, et où s 'amalgament réal;té et fiction, exprime la parfaite correspondance entre l'in­conscient du 'je' et l'inconscient des choses. Ibid. p . 280: la ville de Vérone. Cf. Grubacié, op. cit., p. 39-40. Michael Werner, de son côté souligne que cette co!ncidence annule l'originalité des lndividus: "Es zeigt sich , dass das vermeintlich "Sub­jektive" an Heines Darstellung in Wirklichkeit Uberindivi­duelles, Objektives anstrebt" ("Heines "Reise von MUnchen nach Genua" im Lichte ihrer Quellen", Heine-Jahrbuch, 14, Hamburg, 1975, p. 34) . Mais cette visée est assez loin, nous semble-t-i l , de la subjectivité à laquelle le texte accorde à peu près partout une si grande importance.

Ed. cit ., p. 286 . Goethe: Italienische Reise, Hamburger Ausgabe, 1950, t. 11, p. 18.

Ibid. p . 25. I bid. p. 13, 14. Ibid. p. 17, 19, 25. Cf. Reise von MUnchen nach Genua, éd. c i t. p . 286. Goethe, éd. cit. p . 15. Heine, p. 264.

49. Goethe, p. 26 .

5o. Ed. cit. p. 26- 27. 51 . Ed. cit. p. 264-65. 52. 53. 54. 55 . 56.

57. 58. 59. 60. 61. 62. 63 . 64. 65.

66. 67. 68.

69 . 7o . 71. 72 .

73. 74 .

75 . 76 .

77. 78 . 79 . Bo.

Ed. cit. p . 14. Ibid. p. 32. Ibid. p. 38. Ibid . p . 45.

Ibid . p . 42. Jost Hermand (op.cit., p. 142-43) oublie ces détails chez Goethe et note que le récit de celui-ci "ge­radezu ins Schw1irmerische ger11t" .

Franzlisische Maler, Werke, Insel Verlag, t. 3, p . 2o . Ed. orig., 1821, p. 5.

Article de 1838 , éd. de la Pléiade, t . II, p . 883. Ed . cit. p. 8 .

Champion, 1931, p. 139. Ibid. p. 141. Ed. cit . p. 185. Ibid. p . 187- 89.

Ibid . p. 96. Cf. Margaret I. Bain: "Savait-il combien ses sentiments l'éloignaient quelquefois de la réalité? Et sa­vait-il ausôi qu ' il donnait le signal et le prototype du voyage romantique?" Op.cit. p. 142. Ed. cit . p. 99-loo. Ibid. p. 57-58.

Ainsi, le matériau du Voyage en Améri~ue fournit les dé­cors d'Atala. Cf . Merete Grevlund: 11M tamorphoses de l' i ­mage de--rtAiiiérique chez Chateaubriand", in L'Amérigue des Lumières, Droz, 1977 , p . 148 ; R. Lebègue: "Réalité et ré­sultats du voyage de Chateaubriand en Amérique", RHLF, 1968, p. 924 . Art. cit. p. 886- 87 .

Ed. de la Pléiade, t . II, p . 733-3 4. Ibid . p . 742. Ibid. p . 743-44. Ibid. p . 745.

Cf . Juliette Frlihlich: "Mise en scène du Volage en Orient de Gérard de Nerval", Revue Romane, XI, 2, 976, p . 236. Lorely, éd . cit. p. 835- 36. Ibid. p. 809 . Ibid. p. 834.

Ed . Garnier, t . 2 , p . 21. Lorely, éd. cit . p. 807. Ibid. p . 798- 99.

29

Page 16: Eléments du voyage romantique · 2020-05-24 · -dire leur "possibilité d'entrer en corrélation avec les autres élé ments du même système et par conséquent avec le système

30

81.

82.

84.

85 .

86 .

87.

88.

89 .

Ibid. p. 832, 833. "Gérard de Nerval: le voyage et la folie", Revue des Deux Mondes, mai 1972, p. 328. Il "y reconnait son drame, y perçoit un décalque de sa vie", J.-L. Steinmetz: "Le corps-parole de Delphica", Romantisme, no. 15, 1977, p. 24. Gérard de Nerval et la poétique du voyage, Corti, 1969, p. 187.

Une double lecture de Gérard de Nerval, Ed. de la Bacon­nière, 1977, p. 85. P.ex. il est choqué par le réalisme de l'art espagnol qu'il considère comme "un trait caractéristique" (Voyage en Espagne, Julliard, 1964, p. 77). Impressions de voyage, Suisse, Bruxelles, 1841, t. 2, p. 52. Sur Quinet, voir Simone Bernard-Griffiths: "Le voyage ou l'itinéraire de l'imagination symbolique d'Edgar Quinet", in Edgar Quinet, ce juif errant, Faculté des Lettres et Sciences humaines de 1 1Université de Clermont-Ferrand II, 1978. Ed. Plon. 1916, p. XVII et IX. - Sur l'aspect politique d'Un été dans le Sahara, voir Marie-Alice Séférian: "Fro­mentin à Laghouat", Cahiers de littérature générale et comparée, no. 6, 1979.