Ecoutez Lire, l'article de Libération

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27/02/12 Ecoutez lire. - Libpration 1/2 www.liberation.fr/grand-angle/010149515-ecoutez-lire# GRAND ANGLE Le 26 mai 2006 à 21h21 Ecoute] lire. Par ROUSSEL FReDeRIQUE Un rare dimanche ensoleillé du mois de mai. Dans un salon du premier étage du musée Carnavalet, un public clairsemé a préféré s'enfermer sous les boiseries. Bernhard Engel, de l'association Les Livreurs, lit des nouvelles peu connues de Maupassant, des portraits de femmes un poil licencieux. En silence, l'auditoire écoute. Nous sommes revenus au XIXe siècle. La petite marquise de Rennedon, qui a trouvé une combine pour virer son mari, prend corps. Comme ce couple de sexagénaires qui folâtre dans les fourrés au grand dam du garde champêtre. Vingt ans qu'Engel, comédien de formation, a laissé tomber les planches et les rôles pour la lecture à voix haute. «Le comédien attend qu'on l'appelle, qu'on lui dise comment il sera habillé, dans quelle mise en scène il joueraª, explique ce grand brun de quarante ans, fils d'un danseur mondain et d'une mère «folle de littératureª. «Je me sentais comme un cadre dans une entreprise classique qui ne me convenait absolument pas.ª Il commence alors par lire dans les bars, dont feu Le Meaulnes, rue Gît-le-Coeur, à Paris où il rencontre Jean- Paul Carminati puis Dominique Vannier, ses deux acolytes. Leur performance marche et, en 1998, ils décident de fonder Les Livreurs (comme «livrerª, «livreª, avec une consonance ouvrière simple à retenir). Ils portent la littérature aux oreilles de la princesse de Monaco et à celles des prisonniers, en passant par des parterres d'employés d'EDF et des vieilles dames qui affectionnent les lambris du musée Carnavalet le dimanche. «Nous n'interprétons pas de personnages, nous nous devons de disparaître, dit encore Engel, qui trouve que Fabrice Luchini a aussi endossé Céline pour se mettre en valeur. La lecture à voix haute fait naître des images dans la tête des gens, ils deviennent actifs.ª Illustration de la vague d'intérêt pour ce type de spectacle, Les Livreurs parviennent à remplir 600 places au Cabaret sauvage ou à enchaîner deux soirées bondées à l'Institut finlandais. «Litteraturhausª au village. Pourtant, la lecture à voix haute n'est guère une coutume française. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, elle coule de source. «Les Anglo-Saxons sont très soucieux de faire entendre leur texte et cela leur est naturel, fait remarquer Guy Walter, directeur de la Villa Gillet, belle bâtisse située sur les hauteurs de la Croix-Rousse à Lyon, où sont souvent organisées des lectures. On a fait venir Russell Banks, Don De Lillo, Rick Moody, Will Self... Tous ces auteurs ne craignent pas de mettre le ton.ª L'écrivain français semble plus réticent à confier ses mots à un diseur ou à les prononcer lui-même. «Il faut constater pourtant que le public allemand se dérange pour entendre un auteur lire généralement mal, car ce n'est pas son métier des pages du livre qu'il vient de faire paraîtreª, rapporte dans les Vertes Lectures (1) l'écrivain Michel Tournier, membre de l'académie Goncourt d'ailleurs guère adepte de l'exercice. A Berlin, l'équivalent du Pariscope rend compte chaque semaine de lectures collectives qui rassemblent des centaines de personnes et ont même permis à certains auteurs de percer. Les milieux littéraires hexagonaux n'ont pas toujours été aussi frileux. «On est surpris, en lisant le Journal de Gide, de constater qu'il lisait à tout bout de champ à ses visiteurs les dernières pages qu'il avait écrites, constate Tournier. Louis Aragon, d'une génération plus jeune, en faisait autant du moins en ce qui concernait ses vers.ª Il poursuit : «Cela paraît à peine concevable aujourd'hui. Par exemple, si l'un des Goncourt s'avisait de lire à ses confrères, entre la poire et le fromage, sa dernière production, il recevrait très vite dans la figure soit la poire, soit le fromage.ª Contrairement à Tournier, cette coutume étrangère a séduit l'écrivain de polars Chantal Pelletier. «Outre-Rhin, ils ont des litteraturhaus dans la moindre ville. Au Canada, les écrivains vivent notamment en allant lire à droite, à gauche, explique-t-elle. En lisant mon texte, je livrais beaucoup plus qu'en participant à un énième débat sur la différence entre le roman noir et le roman policier.ª Du coup, elle a décidé de fonder elle aussi sa petite association, «C'est-à-direª, qui compte une vingtaine de membres. La semaine dernière, par exemple, rendez-vous avait été donné dans un salon de thé à Paris pour une séance sur les aphorismes et les mots d'esprit. Pas question de se reposer sur des classiques (oubliez La Rochefoucault ou La Bruyère), le répertoire doit être contemporain et si possible vivant. «Lire Proust, Colette, Sénèque, c'est la performance du lire, avance-t-elle. Quand on lit un extrait de quelqu'un dont on n'a jamais entendu parler, c'est un cadeau.ª Offrir l'amour du texte et des mots de notre époque, c'est aussi ce qui motive Catherine Gandois, comédienne chevronnée, qui a toujours eu une prédilection pour les écritures contemporaines comme Nathalie Sarraute,

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L'article de Libé sur Les Livreurs Sonores et Bernhard Engels

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GRAND ANGLE Le 26 mai 2006 à 21h21

Ecoutez lire.

Par ROUSSEL FRÉDÉRIQUE

Un rare dimanche ensoleillé du mois de mai. Dans un salon du premier étage du musée Carnavalet, un public

clairsemé a préféré s'enfermer sous les boiseries. Bernhard Engel, de l'association Les Livreurs, lit des nouvelles

peu connues de Maupassant, des portraits de femmes un poil licencieux. En silence, l'auditoire écoute. Nous

sommes revenus au XIXe siècle. La petite marquise de Rennedon, qui a trouvé une combine pour virer son

mari, prend corps. Comme ce couple de sexagénaires qui folâtre dans les fourrés au grand dam du garde

champêtre. Vingt ans qu'Engel, comédien de formation, a laissé tomber les planches et les rôles pour la lecture

à voix haute. «Le comédien attend qu'on l'appelle, qu'on lui dise comment il sera habillé, dans quelle mise en

scène il jouera», explique ce grand brun de quarante ans, fils d'un danseur mondain et d'une mère «folle de

littérature». «Je me sentais comme un cadre dans une entreprise classique qui ne me convenait absolument

pas.»

Il commence alors par lire dans les bars, dont feu Le Meaulnes, rue Gît-le-Coeur, à Paris où il rencontre Jean-

Paul Carminati puis Dominique Vannier, ses deux acolytes. Leur performance marche et, en 1998, ils décident

de fonder Les Livreurs (comme «livrer», «livre», avec une consonance ouvrière simple à retenir). Ils portent la

littérature aux oreilles de la princesse de Monaco et à celles des prisonniers, en passant par des parterres

d'employés d'EDF et des vieilles dames qui affectionnent les lambris du musée Carnavalet le dimanche. «Nous

n'interprétons pas de personnages, nous nous devons de disparaître, dit encore Engel, qui trouve que Fabrice

Luchini a aussi endossé Céline pour se mettre en valeur. La lecture à voix haute fait naître des images dans la

tête des gens, ils deviennent actifs.» Illustration de la vague d'intérêt pour ce type de spectacle, Les Livreurs

parviennent à remplir 600 places au Cabaret sauvage ou à enchaîner deux soirées bondées à l'Institut

finlandais.

«Litteraturhaus» au village.

Pourtant, la lecture à voix haute n'est guère une coutume française. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en

Allemagne, elle coule de source. «Les Anglo-Saxons sont très soucieux de faire entendre leur texte et cela leur

est naturel, fait remarquer Guy Walter, directeur de la Villa Gillet, belle bâtisse située sur les hauteurs de la

Croix-Rousse à Lyon, où sont souvent organisées des lectures. On a fait venir Russell Banks, Don De Lillo, Rick

Moody, Will Self... Tous ces auteurs ne craignent pas de mettre le ton.» L'écrivain français semble plus

réticent à confier ses mots à un diseur ou à les prononcer lui-même. «Il faut constater pourtant que le public

allemand se dérange pour entendre un auteur lire généralement mal, car ce n'est pas son métier des pages

du livre qu'il vient de faire paraître», rapporte dans les Vertes Lectures (1) l'écrivain Michel Tournier, membre

de l'académie Goncourt d'ailleurs guère adepte de l'exercice. A Berlin, l'équivalent du Pariscope rend compte

chaque semaine de lectures collectives qui rassemblent des centaines de personnes et ont même permis à

certains auteurs de percer. Les milieux littéraires hexagonaux n'ont pas toujours été aussi frileux. «On est

surpris, en lisant le Journal de Gide, de constater qu'il lisait à tout bout de champ à ses visiteurs les dernières

pages qu'il avait écrites, constate Tournier. Louis Aragon, d'une génération plus jeune, en faisait autant du

moins en ce qui concernait ses vers.» Il poursuit : «Cela paraît à peine concevable aujourd'hui. Par exemple, si

l'un des Goncourt s'avisait de lire à ses confrères, entre la poire et le fromage, sa dernière production, il

recevrait très vite dans la figure soit la poire, soit le fromage.»

Contrairement à Tournier, cette coutume étrangère a séduit l'écrivain de polars Chantal Pelletier. «Outre-Rhin,

ils ont des litteraturhaus dans la moindre ville. Au Canada, les écrivains vivent notamment en allant lire à

droite, à gauche, explique-t-elle. En lisant mon texte, je livrais beaucoup plus qu'en participant à un énième

débat sur la différence entre le roman noir et le roman policier.» Du coup, elle a décidé de fonder elle aussi sa

petite association, «C'est-à-dire», qui compte une vingtaine de membres. La semaine dernière, par exemple,

rendez-vous avait été donné dans un salon de thé à Paris pour une séance sur les aphorismes et les mots

d'esprit. Pas question de se reposer sur des classiques (oubliez La Rochefoucault ou La Bruyère), le répertoire

doit être contemporain et si possible vivant. «Lire Proust, Colette, Sénèque, c'est la performance du lire,

avance-t-elle. Quand on lit un extrait de quelqu'un dont on n'a jamais entendu parler, c'est un cadeau.»

Offrir l'amour du texte et des mots de notre époque, c'est aussi ce qui motive Catherine Gandois, comédienne

chevronnée, qui a toujours eu une prédilection pour les écritures contemporaines comme Nathalie Sarraute,

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Philippe Madral, Jean Audureau, Jean-Pierre Sarazac ou Michel Deutsch. Pour elle, les lire est une manière de

les faire entendre. La pratique ne lui paraît pas nouvelle. Tous les comédiens expérimentent la voix haute, ne

serait-ce que pour découvrir une pièce et la répéter. Elle rappelle sa lecture-marathon d'Ivane Daoudi à la

Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon pendant une semaine, tous les après-midi, au milieu des années 80. Mais

l'exercice n'est pas simple. «Il faut désapprendre, avoir beaucoup d'humilité, travailler sur soi pour les autres.»

Passionnée, elle a même décidé de consacrer un atelier à la lecture publique, rare initiative. Ainsi, tous les

lundis, une douzaine de comédiens professionnels, toutes générations confondues, se rendent dans une

annexe de la Maison des métallos en chantier, à Paris (XIe).

Ce lundi-là, à l'intérieur d'une petite salle de théâtre reconstituée, Fabrice, Didier, Laurence, Hélène et les

autres sirotent un café avant de démarrer une séance d'exercices très physique avec une coach, histoire de

travailler le corps et la respiration. La suite n'est pas moins exigeante. Tous travaillent sur des textes de Denis

Grozdanovitch. Fabrice et Didier sont face à face, ils vont lire tour à tour le même extrait, en prenant garde à

ne pas trop théâtraliser. La voix, les intonations, le rendu est différent. Catherine Gandois les observe, rectifie,

pense à une mise en espace qui ne soit pas du théâtre et en même temps judicieuse pour que l'auditoire

accroche. Après cinq séances, une lecture publique se tient dans la petite salle de cinquante places du

théâtre de la Boutonnière. Le baptême du feu.

«Un retour au texte pur».

Sur cette nouvelle mode, des festivals ont prospéré (lire ci-contre). Aujourd'hui, tant de manifestations

intègrent des lectures qu'il est difficile de les compter. Le théâtre, qui n'est plus seulement le lieu du répertoire

depuis les années 70, a contribué à faire de la matière littéraire un objet artistique. Selon Bernhard Engel, cet

engouement va à contre-courant du conte. «Le conte, apparu à la fin des années 60, offrait la possibilité de

parler librement sans respecter le texte, dit-il. On a eu un besoin de retour au texte pur.» Pour un auteur

comme Chantal Pelletier, c'est une réaction à l'avalanche de marketing qui prévaut dans l'édition: «On parle

plus des gros qui publient que de ceux qui écrivent. Et, dans les festivals, on a abordé tous les sujets de

débats, on a l'impression de faire du talk-show sans être à la télévision.»

Une génération de jeunes écrivains écrivent aussi avec la voix. «Une flopée d'entre eux font des performances

avec leurs livres dans la tradition de la poésie sonore de Bernard Heidsieck. Olivier Cadiot, Nathalie Quintane,

Charles Pennequin, Christophe Fiat, Véronique Ovaldé, Emmanuelle Pireyre, avec l'idée que la voix de l'auteur

est porteuse d'une authenticité», ajoute Guy Walter, qui met la dernière main à son festival Les Intranquilles.

Pas moyen d'acheter le livre à la sortie.

Ce nouveau besoin du public n'étonne pas non plus Olivier Poivre d'Arvor, qui a lancé en 2005 le Marathon des

mots, manifestation consacrée à la littérature à haute voix. La figure de l'écrivain lui paraît aussi avoir été

désacralisée à force d'être baladée entre un plateau télé et un salon du livre commercial. «La parole

intellectuelle est trafiquée, la parole institutionnelle dévaluée. Personne ne parle plus vrai. Seule une parole

forte et vivante parle aux gens. On voit comment le texte, la voix peuvent devenir indispensables.» De fait, la

première édition de son Marathon toulousain a été un raz-de-marée, 52 000 entrées en quatre jours. Cette

année, il en attend 60 000 (2). Il cite en modèle la réussite des Folles Journées de Nantes. «Pour un prix

modique, sans formalisme, sans réservation à faire trois mois avant, on donne accès à de grands noms en

circulant d'un micro à l'autre.» Comble de l'auditeur : pas moyen d'acheter le livre à la sortie.

Les Livreurs essaient de convaincre qu'assister à une lecture n'est pas qu'un passe-temps d'intello. Catherine

Gandois insuffle aux comédiens le plaisir de s'effacer et de servir le texte. Chantal Pelletier veut briser la

solitude de l'écrivain, plus grande que jamais, et revenir à l'essentiel. Guy Walter croit au charme de la voix,

même en langue étrangère. Olivier Poivre d'Arvor, périlleuse arabesque, refuse le marketing tout en l'utilisant.

Tous aiment la lecture à haute voix. Comme du premier bain dans cette source chaude de l'écrit. Rappelez-

vous. Peut-être. De cette voix aimée, père, mère, frère ou soeur, qui donna vie aux hiéroglyphes imprimés. Du

souvenir d'être dans des bras ou sur des genoux, bercé par des mots qui titillaient l'imagination. La lecture à

voix haute fut d'abord ça.

(1) Flammarion, 2006.

(2) A Toulouse du 15 au 18 juin 2006.

Photo de Frédéric Stucin