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LES PRINCIPALES PRODUCTIONS INDUSTRIELLES DE LA CORSE (1830-1960) Pierre-Jean CAMPOCASSO* Au début du XIX e siècle, derrière l’Angleterre, la France se place comme une grande puissance économique. Avec le retour à la paix, l’élan industriel s’affirme. Il se confirme sous la Monarchie de juillet. L’amélioration des routes, l’extension des canaux, puis la construction des chemins de fer, ouvrent sur la constitution d’un marché national 1 . L’un des principaux secteurs, la sidérurgie, fourni les moyens de réaliser ces équipements. Les manufactures et les usines se multiplient, le pays est en marche. En Méditerranée, plusieurs régions participent au mouvement. Dans la péninsule italienne, en Espagne ou en Algérie, l’émergence d’activités industrielles est réelle − marine à vapeur, mines, métallurgie, etc. −. C’est à partir des années 1840 que le phénomène se renforce, pour prendre de l’ampleur dans les décennies suivantes. En Corse, dans ce contexte insulaire si particulier, on a recherché des traces industrielles. Il s’agissait de savoir si l’île avait ressenti les bouleversements et dans quelle mesure. La situation des années 1960-1980 laisse penser que la greffe industrielle n’a pas véritablement réussi. Deux siècles de rapports sur des possibilités limitées confirment ce postulat. D’autre part, l’imagerie populaire, depuis les auteurs romantiques de la première moitié du XIX e siècle, jusqu’aux photographes et ethnologues du siècle dernier, a largement contribuée à renvoyer la vision d’une île « sauvage » restée en marge des progrès. Sans doute le contexte des dernières décennies a joué sur l’analyse, pour presque effacer des mémoires ce passé. 1 * Docteur en Histoire. UMR TELEMME (Aix-Marseille) ? WORONOFF, D., Histoire de l’industrie en France du XVI e siècle à nos jours, Paris, Seuil, 1994. 1

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LES PRINCIPALES PRODUCTIONS INDUSTRIELLES

DE LA CORSE (1830-1960)

Pierre-Jean CAMPOCASSO*

Au début du XIXe siècle, derrière l’Angleterre, la France se place comme une grande puissance économique. Avec le retour à la paix, l’élan industriel s’affirme. Il se confirme sous la Monarchie de juillet. L’amélioration des routes, l’extension des canaux, puis la construction des chemins de fer, ouvrent sur la constitution d’un marché national1. L’un des principaux secteurs, la sidérurgie, fourni les moyens de réaliser ces équipements. Les manufactures et les usines se multiplient, le pays est en marche.

En Méditerranée, plusieurs régions participent au mouvement. Dans la péninsule italienne, en Espagne ou en Algérie, l’émergence d’activités industrielles est réelle − marine à vapeur, mines, métallurgie, etc. −. C’est à partir des années 1840 que le phénomène se renforce, pour prendre de l’ampleur dans les décennies suivantes.

En Corse, dans ce contexte insulaire si particulier, on a recherché des traces industrielles. Il s’agissait de savoir si l’île avait ressenti les bouleversements et dans quelle mesure. La situation des années 1960-1980 laisse penser que la greffe industrielle n’a pas véritablement réussi. Deux siècles de rapports sur des possibilités limitées confirment ce postulat. D’autre part, l’imagerie populaire, depuis les auteurs romantiques de la première moitié du XIXe siècle, jusqu’aux photographes et ethnologues du siècle dernier, a largement contribuée à renvoyer la vision d’une île « sauvage » restée en marge des progrès. Sans doute le contexte des dernières décennies a joué sur l’analyse, pour presque effacer des mémoires ce passé. Certes l’élevage et l’agriculture occupe l’essentiel des hommes, mais en Corse aussi d’autres activités se sont développées. Malgré un régime douanier assez défavorable, des entrepreneurs audacieux et des ouvriers courageux ont cherché à mettre en valeur les principales richesses de l’île. Même si l’essentiel de la population est resté au village, la présence d’entreprises industrielles nous pousse à rouvrir le dossier. Les réussites, comme les échecs, soulèvent de nombreuses questions et débouchent sur de nouvelles hypothèses.

L’étude du passé de la Corse révèle la présence de plusieurs industries. Des forges, des hauts-fourneaux et des fonderies de cuivre, des usines de tanin et des scieries, des distilleries et des centrales électriques, mais aussi des mines de fer, de cuivre, d’antimoine, d’arsenic, d’amiante, ont habité la Corse. La plupart des productions implantées dans l’île sont, aujourd’hui encore, en grande partie méconnues. Même si des travaux de géographie2

et de géologie3 ont abordé le sujet, de nombreuses zones d’ombre demeurent. La dernière et

1 * Docteur en Histoire. UMR TELEMME (Aix-Marseille)? WORONOFF, D., Histoire de l’industrie en France du XVIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 1994.2 SIMI, Pierre, Précis de géographie : physique, humaine, économique, régionale de la Corse, Thèse

publiée dans la collection « Corse d’hier et de demain », Ajaccio, Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, 1981.

3 GAUTHIER, Alain : Les roches, l’eau et les hommes, géologie appliquée en Corse. Édité par le CRDP de la Corse, Ajaccio, 1991.

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unique étude historique date de 19424 ! L’industrie se présente bien comme le « terrain » oublié d’une abondante histoire régionale.

Cet article s’est construit sur l’interrogation suivante : Quels ont été les secteurs industriels marquants de la Corse ? Tenter de répondre à cette question, c’était chercher à saisir l’évolution économique de l’île. Plus largement, c’était également inscrire cette étude dans le mouvement de relecture de l’histoire industrielle du sud de l’Europe. Cette démarche propose une remise en discussion de la géographie et des modèles d’industrialisation classique. Durant ces dernières décennies, plusieurs travaux scientifiques proposent une vision différente de l’histoire industrielle en Méditerranée5.

UN XIXE SIÈCLE DYNAMIQUE (1830-1890)Quel héritage technologique et productif présente la Corse au début du XIXe siècle ?

Peut-on trouver durant la période Moderne des productions notables ? Comme dans beaucoup de régions, évaluer l’activité pour le XVIIIe siècle est assez périlleux, les sources manquent, l’information est rare, une étude reste à faire. Un seul élément semble assez sûr, l’île est sérieusement affectée par les troubles politiques. Après un XVIIe siècle actif dans de nombreuses productions − le vin, le fer, la tannerie, la recherche minière ou l’exploitation forestière − et porteur d’innovations, comme dans la sidérurgie avec l’implantation des nouvelles forges génoises et la construction du fourneau à fonte de Rutali6, le siècle suivant marquent un retrait avec la fermeture de plusieurs établissements. Les évènements politiques et militaires prennent le pas. L’île traverse une longue période d’affrontements, de pillages et de destructions. La production et le commerce sont fortement atteint. Plus largement, la situation méditerranéenne n’est pas meilleure. Des navires de guerre anglais, français et barbaresques croisent au large des côtes, constituant un danger permanent pour les bateaux de commerce. Après la Révolution et l’Empire, la Restauration de la royauté française et le retour à la paix en Méditerranée inaugurent une période plus stable. L’activité économique retrouve un contexte plus favorable.

En Corse, l’année 1830 marque, d’un point de vue symbolique, l’origine d’une nouvelle étape, c’est l’arrivée des premiers navires à vapeur. Dans les années suivantes, la construction des principales routes, puis des chemins forestiers, ouvre cette montagne sur la mer. La mise en place d’infrastructures d’échanges produit des conséquences immédiates. Dans les forêts et les villes les initiatives se multiplient.

La forêtDans la sylviculture, la plupart des productions développées au XIXe siècle repose

sur un héritage ancien. Depuis au moins le XVIe siècle, les arsenaux génois puis français,

4 ALBITRECCIA, Alain : La Corse, son évolution au XIXe et XXe siècles. Paris : Édition PUF, 1942. 5 Cf. notamment MORI, G. : L’industria del ferro in Toscana dalla Restauratione alla fine del

Granducato. Turin, 1966. BAIROCH, P. : Histoire des techniques et problématique du démarrage économique, in L’acquisition des techniques par les pays non initiateurs, Paris, CNRS, 1973, p. 168-180. RAVEUX, O. : Une histoire méditerranéenne : La métallurgie et la construction mécanique à Marseille au XIXe siècle. Thèse de doctorat sous la direction de M. le Professeur Gérard Chastagnaret, Université de Provence (Aix-Marseille I), 1996. CHASTAGNERET, G. ; MIOCHE, P. (dir.), Histoire industrielle de la Provence, Actes du colloque Histoire industrielle de la Provence, juin 1996. Marseille : Publication de l’Université de Provence, 1998. Savoirs et savoir-faire industriels en Méditerranée occidentale (16e-20e siècle), Actes du colloque international de Corte, 30 juin, 1er et 2 juillet 2000. En cours de publication, Museu di Corsica, Corte, etc.

6 COMITI, P.-J. ; CAMPOCASSO, P.-J. avec la collaboration de Roland Chessa : Rapport de sondage sur un fourneau de type brescian du XVIIe siècle : Rutali Ferrera, in Bilan scientifique 1997. Ajaccio : DRAC de Corse, Service Régionale de l’Archéologie ; Et BARALDI, E. ; BELHOSTE, J.-F. ; CAMPOCASSO, P.-J. ; COMITI, P.-J. ; RUBINO, G. E. : La diffusion en Europe de la méthode indirecte bresciano-bergamasque pour la production de fonte du XVe au XIXe siècle, in Patrimoine de l’industrie, n°7, 2002 - quatrième année, p. 111-130.

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ont cherché à exploiter les bois de Corse7. L’attention des ingénieurs de marine s’est rapidement portée sur le pin laricio, notamment ceux des forêts d’Aïtone et Vizzavona. Avant la fin du XVIIIe siècle et durant plusieurs décennies, l’île approvisionne l’arsenal de Toulon, en bois de mature, bordages et goudrons8.

Au milieu du siècle suivant, les transactions Blondel, sur la répartition des forêts, et la mise en place de chemins d’exploitation amorcent une nouvelle impulsion. Les initiatives d’entrepreneurs privées suivent. La croissance s’opère dans deux directions. Le charbon et les sciages prennent une place essentielle à l’exportation, alors que de nouvelles demandes se font sentir. Les résines, les extraits ou les lièges remplissent bientôt les cales des navires. En forêt, les chantiers se multiplient, des fours, des ateliers de distillation et des scieries à vapeur s’installent. Dans les années 1850, l’usine dite Georges-ville de Porto-Vecchio est un exemple remarquable9. L’établissement renferme onze scies entraînées par deux importantes machines à vapeur. On rencontre des établissements en forêt, à Valdoniello, Aïtone ou encore à Ghisoni, Zonza ou Vico, mais aussi près des ports, comme ceux de Billès à Toga (Bastia) et les scieries des Salines à Ajaccio. Plus tard, d’autres viendront se placer le long des voies de chemins de fer, à Francardo, Ponte-Leccia, Casamozza, Barchetta ou Ghisonaccia.

Dans son rapport sur les produits corses à l’exposition Universelle de Paris (1868), Charles Vernet présente l’activité forestière du département10. Il dresse même un tableau des exportations. Le charbon atteint 883 116 m3, auxquels il faudrait ajouter une quantité équivalente destinée aux usines à fer régionale. Suivent les bois de construction (sciages) 500 642 m3 essentiellement dirigés vers l’étranger. Les lièges 458 000 m3 et les résines 346 323 m3 sont en pleine croissance. Les bois bruts, à brûler (8 693 m3) et en grume (40 488 m3) conservent un certain poids. Ces chiffres révèlent l’importance de la sylviculture. Plus encore, ils nous renseignent sur la diversité des productions, autre indicateur des changements. Mais revenons sur quelques-unes de ces activités.

L’exploitation du liège prend de l’importance à partir des années 1830 avec plusieurs entreprises localisées dans la région de Porto-Vecchio/Bonifacio. À partir des années 1840, c’est entre 15 000 et 30 000 quintaux métriques de lièges qui sont récoltés chaque année. Si dans les premiers temps ils sont expédiés en planche et avec peu de préparation 11, rapidement des usines à bouchons s’installent. Après l’usine du varois Delarbre, la maison Carrega et Santini construit des établissements à Bonifacio et Porto-Vecchio. Dans les années 1870, les deux tiers des lièges sont expédiés en planche, le reste sert à la fabrication de cinquante à quatre-vingts millions de bouchons12. Ce commerce s’inscrit comme une activité méditerranéenne traditionnelle. Au XIXe siècle, l’Espagne et le Portugal sont d’importants fournisseurs et des concurrents sérieux pour le principal centre français, situé dans le massif des Maures en Provence13.

7 Sur cette question voir notamment CANCELLIERI, J.-A. ; ROTA, M. P. : De la nature à l’histoire : Les forêts de la Corse. Ajaccio : Éditions Alain Piazzola, 2001

8 CAMPOCASSO, P. J. : Une histoire de la Corse : Les productions industrielles d’une île méditerranéenne, XIXe et XXe siècle. Thèse de doctorat sous la direction de M. le Professeur Philippe Mioche, Université de Provence (Aix-Marseille I), 2002, p. 74-84.

9 AD 2A 8S 63, rapport de visite des appareils de l’ingénieur Meissonnier (1858).10 VERNET, C. : La Corse à l’Exposition Universelle de 1867. Paris : Imprimerie administrative P.

Dupont, 1868, p. 23.11 Après le séchage et avant l’exportation le liège est classé, bouilli, raclé et emballé. 12 AD 2A 1022 et 1023, les recensements industriels des années 1870/1890, mentionnent régulièrement

l’activité. En 1872 on note « …les établissements de Porto-Vecchio occupent un personnel nombreux », en 1877 « …Sartène possède dix fabriques de bouchons qui emploient près de 80 ouvriers », 1893 « …cette industrie se développe tous les jours », etc. La presse locale propose quelques articles, dont notamment Le Novelliste, article Le commerce des lièges en Corse du 9 septembre 1880 et Le Républicain, article L’industrie du liège du 21 août 1895.

13 DALIGAUX, J. : L’industrie du liège dans le massif des Maures : L’épopée discrète d’une industrie rurale provençale (1820-1980), in L’industrie en Provence, n°5, avril 2000, MIP/Provence, Aix-en-Provence, p. 12-17.

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Après plusieurs tentatives depuis la fin du XVIIIe siècle, la production des résines s’affirme dans les années 1850. À Corte, les frères Parodi et l’entrepreneur Decheneux possèdent des établissements qui occupent une grande partie de la population de la ville 14. D’autres sont implantés dans la région d’Ajaccio, dans les forêts d’Aïtone ou de Melo. La plus importante entreprise reconnue se trouve dans le Niolo. La société Chauton et Cie exploite à partir de 1862 les forêts d’Aïtone et de Valdoniello. Elle est équipée de locomobiles à vapeur pour les coupes et sciages, de fours à goudron et d’un atelier de distillation des matières résineuses15.

Inaugurée dans les années 1870, la production d’acide gallique, obtenue par la décomposition du tan de châtaignier, ne cesse d’augmenter16. À l’origine, un atelier est installé à Scata sur le bord du Fiumalto, il occupe une vingtaine d’ouvriers 17. En 1882, une première usine est construite à Campo Piano, sur la commune de Pruno. D’autres établissements voient le jour à Casamozza, Barchetta, Folelli, puis Ponte-Leccia18. Initié par des capitalistes bastiais, l’investissement attire des financiers français, allemands et anglais. À la veille de la grande guerre, un personnel nombreux, dans les usines (environ 400) mais aussi en forêt (bûcherons et muletiers), est occupé pour la fabrication d’environ 250 000 quintaux métriques d’extraits par an, expédiés par le port de Bastia vers diverses destinations (Autriche, Chine, Canada, Égypte, etc.). Deux tonnelleries industrielles, à Folelli et Bastia, approvisionnent en fûts les quatre usines de Castagniccia19.

Entre les années 1850 et la grande guerre, l’activité générée autour des forêts apparaît importante et variée. C’est plusieurs milliers de personnes qui travaillent dans et autour du bois. La sylviculture s’affirme bien comme l’une des principales richesses de l’île, elle entraîne même d’autres secteurs.

Les mines et la métallurgieDes textes et des vestiges archéologiques annoncent l’existence d’activités minières

et métallurgiques depuis plusieurs siècles en Corse. Si certaines traces remontent à l’Antiquité, l’essentiel relève du XIXe siècle. La production de fer illustre parfaitement les bouleversements économiques de la période. À partir des années 1840, l’île devient exportatrice de fer et de fonte, alors que des tentatives d’une métallurgie du cuivre et de l’antimoine sont menées. À partir des années 1830, dans l’euphorie des recherches minières en Méditerranée, une vingtaine de concessions sont accordées. La pyrite, la chalcopyrite, la galène ou l’anthracite font l’objet de nombreuses recherches, mais c’est la stibine et l’amiante qui génèrent le plus d’activités.

Une étude du Service de l’Inventaire a permis de recenser seize unités de fabrication du fer installées entre le XVIe et le XIXe siècle20. Des prospections complémentaires

14 Cf. notamment AD 2A 6M 1021 (recensement industriel de 1860) et AD 2A 1M 126 (rapport du sous-préfet de Corte en 1863) et AD 2A 7S 113 (dossier d’autorisation de transfert de l’usine de Corte après un incendie en 1863).

15 ARDOUIN-DUMAZET : Voyage en France : La Corse, Balagne, Nebbio, Cinarca, Niolo, Casinca, Castagniccia, Cap Corse, Bouches de Bonifacio (1898). Préface de Georges Ravis-Giordani. Genève-Paris : Rééditions Slatkine, 1982, p. 159.

16 L’acide gallique, tan extrait du bois de châtaignier, était utilisé dans le traitement des soies noires. En 1878, les expériences de Gondolo permettent d’utiliser avantageusement l’extrait pour le traitement des cuirs.

17 AN F14 4493, situation industrielle de la Corse (1873-1887), la préfecture mentionne dès 1873 la présence d’un atelier d’acide gallique installée sur la commune de Scata et dirigé par le Bastiais Ours-Paul d’Angelis.

18 Cf. notamment AD 2B 4U 1/199 (acte de création de la Société d’Angelis et Cie en 1882), AD 2B 4U 1/204 (déclaration de la Société Anonyme Corse pour le Traitement des Bois à l’origine de l’usine de Barchetta), AD 2B 4U 2/186 (modification des statuts de la Société d’Angelis et Cie en 1886), etc.

19 La Castagniccia, régions qui développent une culture du châtaignier depuis le XVI e siècle, est située dans la partie Nord Est de l’île, au Sud de la ville de Bastia.

20 MATTIOLI, Mauricette : Les forges à bas-foyers de Corse : Permanence d’une technologie (1550/1830-1840), atti del 1° Simposio di Valle Camonica « Dal basso fuoco all’altoforno, Brescia,

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permettent d’avancer le chiffre de vingt-cinq sites, dont six implantés entre 1845 et 186521. Les anciennes forges se regroupent dans deux zones. Un premier ensemble de cinq unités est situé à la base ouest du Cap Corse, aux environs et en relation avec les mines de fer d’Olmeta/Farinole22. Mais la région des forges reste la Castagniccia. Plusieurs éléments expliquent cette concentration. Les conditions géographiques sont favorables, avec de nombreux cours d’eau, nécessaires pour entraîner les marteaux et les souffleries, et la présence du châtaignier recherché pour le charbon. La proximité des riches mines de fer d’Elbe et des financiers de Bastia sont d’autres atouts. Cette région bénéficie également d’un réseau de chemins assez dense. Les muletiers de l’Orezza et les marins cap-corsins assurent l’approvisionnement en matière première et le transport des produits23.

Au début du XIXe siècle la situation de ces forges semble assez compromise. Les rapports des ingénieurs des mines indiquent que seules quatre à six unités fabriquent encore quelques quintaux de fer selon une méthode jugée « archaïque »24. La fin de cette ancienne production semble proche. Pourtant les conditions vont changer… dans un contexte favorable, on enregistre de nouvelles créations.

À partir de 1830, la Compagnie Agricole et Industrielle du Migliacciaro, puis la Compagnie Corse souhaitent mettre en valeur l’ancien domaine génois du Migliacciaro25. Disposant de vastes étendues boisées, ces sociétés obtiennent des contrats avec l’administration toscane pour l’importation de minerais elbans, procèdent à des recherches sur les mines d’Olmeta/Farinole et installent des bas-foyers pour produire du fer26. Plus au Sud, le commandant Poli constitue un domaine de 1 400 hectares autour de la marine de Solenzara et adresse une demande à la préfecture pour construire une usine à fer équipée de deux hauts-fourneaux27. Juchereau de Saint-Denis et le député Limperani ambitionnent un projet assez comparable en créant la Société Industrielle de la Corse avec un capital de cinq millions de francs28. Mais le contexte insulaire, avec un régime douanier défavorable, des forêts enclavées, l’absence d’ouvriers spécialisés… ou encore les particularismes du secteur, nécessitant d’importants investissements et l’accès à un marché spécifique, sont autant de barrières à l’émergence de la production.

Il faut attendre la promulgation de la loi douanière de 1841, qui supprime les droits d’entrée en France sur certaines productions insulaires, pour observer les premières réalisations29. En quelques mois, deux usines s’installent, à Solenzara et Toga. La forte

1989, p. 255-263. Le service de l’Inventaire de la DRAC de Corse possède seize dossiers de bas-foyers et quatre dossiers de hauts-fourneaux.

21 CAMPOCASSO, P. J., op. cit. (2002), p. 85-114, 188-199 et 311-336. 22 COMITI, P.-J. ; CAMPOCASSO, P.-J. (1997), op. cit. 23 GRAZIANI, A.-M. : Les notables bastiais de 1569 à 1769. Thèse de Doctorat sous la direction de M.

le Professeur Michel Vovelle, Université de Paris I-Sorbone, 1988, p. 273 et suiv. 24 Cf. notamment GUEYMARD, E. : « Voyage géologique et minéralogique en Corse », in Annales de

l’École des Mines, 1820-1821. GARELLA, N. : « Mémoire sur la fabrication de la fonte et du fer en Toscane pour servir à l’établissement d’usines en Corse », Annales de l’École des Mines, 1839, p. 3-84.

25 Cette vaste propriété agricole et forestière est située au milieu de la Plaine Orientale. Depuis le XVIe siècle, elle fait partie des domaines concédés par la République génoise à des notables locaux, corses ou ligures. À la fin du XVIIIe siècle, de manière assez confuse cette propriété passe dans le domaine privé. À partir de 1830 et durant plus d’un siècle, le Migliacciaro s’échange entre sociétés industrielles.

26 ASF IRAMFF, liasse 239, correspondance entre Stouvenel, administrateur de la Compagnie Corse, et Raffaello Sivieri, directeur des mines et fonderies de Toscane (1838-1840). Ce fonds permet de suivre la politique de la société insulaire, qui vise la production de fer.

27 AD 2A 8S 50, dossier de l’usine de la Solenzara (1837-1876). La demande de Bernard Poli date du 30 mai 1837.

28 AD 2B 20J 2, correspondance de Juchereau de Saint-Denis et du député de la Corse Joseph Limperani (1836-1838).

29 Annales des Mines, 5e série T. II (1853) : Régime des douanes de la Corse. Décret impérial des 3, 16 et 22 août 1853. Récapitulatif des lois sur l’exportation des produits métallurgiques de la Corse en

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demande des compagnies ferroviaires françaises provoque des effets jusqu’en Corse30. Dans les années 1840, des hauts-fourneaux et des foyers d’affinerie fonctionnent sur l’île. Dans les anciennes forges le procédé de production en mode direct au bas-foyer est abandonné. L’utilisation de fonte comme matière première nécessite peut de transformation dans l’outillage − la construction d’un foyer − et offre un gain de productivité important31.

Après la violente crise économique du milieu du siècle, la sidérurgie française reprend sa croissance. Dans le centre de la France, les principaux groupes industriels se trouvent confrontés à un difficile problème, la recherche de minéralisation riche. Cette matière première est nécessaire à la fabrication d’acier, produit en plein essor. L’ouverture du PLM (Paris/Lyon/Méditerranée) et la réputation des minerais italiens, espagnols ou algériens les conduisent naturellement sur les côtes de la Corse.

C’est en octobre 1851, que les frères Charles et William Jackson, deux des quatre fils du célèbre aciériste James Jackson, font l’acquisition aux enchères publiques de l’usine de Toga et des forges de Fiumalto et de Venzolasca32. En 1854, ils s’associent avec les forgerons Pétin et Gaudet pour former l’un des plus importants groupes sidérurgiques du pays : la Compagnie des Hauts-Fourneaux, Forges et Aciéries de la marine et des Chemins de Fer33. Au sein de cette concentration, les établissements corses connaissent une grande activité. Elle se traduit par l’installation de nouveaux appareils et la marche régulière de huit usines. Dans les années 1850-1870, la production départementale de fonte dépasse les 200 000 quintaux métriques et celle de fer les 15 00034. Jusqu’à quatre cents ouvriers travaillent dans l’usine de Toga sur les hauts-fourneaux, les fours à réverbère, les feux comtois, les cubilots et les marteaux pilons35. À Solenzara, ils seront entre cent et deux cents employés les meilleures années36. Les forges de Castagniccia sont relancées et de nouvelles unités d’affinage s’installent.

La seconde moitié du XIXe siècle voit également des tentatives de métallurgie du cuivre et de l’antimoine. Sur le bord de la rivière Tartagine, la fonderie de Moltifao fonctionne quelques années (1856-1865) avec les minerais de Saint-Augustin37. Dans les années 1870, de nouvelles tentatives sont menées à Toga et Cardo, près de Bastia. Dans le village de Cardo, l’ingénieur Cunnimgham, soutenu par des capitalistes Anglais, fait

France. Avant la grande loi douanière du 8 juillet 1912, dite « d’assimilation douanière de la Corse », l’article 6 de l’Ordonnance de 1816, réglant les échanges entre la France et l’île, prévoyait des exemptions possibles sur des productions insulaires.

30 AN F12 6177, lettre du 18 mars 1844, adressée par Paul Droust de la Gironnière, maître de forges de Toga, à la Chambre de Commerce de Bastia. Il souhaite bénéficier d’une franchise de douanes pour exporter des fontes vers les forges d’Alais. En 1846, les nouveaux propriétaires de Toga obtiennent une commande de coussinets, d’essieux et autres pièces pour wagons et locomotives de la ligne Marseille/Avignon. Pour honorer leur engagement, ils fonts construire deux hauts-fourneaux supplémentaires.

31 AD 2A 8S 49, rapport du 26 juin 1861 de l’ingénieur des mines Noblemaire après une visite en Corse. Il constate que le procédé de fabrication direct du fer « …à entièrement disparu, les anciennes forges corses se contentent d’affiner par la méthode toscane, les fontes qu’elles achètent aux usines de Toga et de Solenzara ». La production d’une forge passe de 150 à 200 kilogrammes par jour à 350 en moyenne.

32 AN F14 8231, lettre du 17 décembre 1852 de Charles Jackson à l’ingénieur en chef des mines à Grenoble pour lui présenter une liste détaillée des usines corses et l’informer sur ses intentions.

33 AN 65 AQ K135, archives de la société des forges, hauts-fourneaux et aciéries de la marine et des chemins de fer. AD 42 45 J, fonds Thomas Hütter et 55J, fonds de la Compagnie de la marine et des Chemins de fer.

34 EMP SIM (1844-1889). 35 LESEURE, E. : « Notes sur la Corse et la Sardaigne », in Bulletin de la Société de l’École des Mines,

1866, p. 545-570 et LARROQUE, rapport manuscrit d’élève ingénieur de l’École des Mines de Paris (1859). Ces deux études présentent une description détaillée de l’usine de Toga.

36 AD 2A 8S 50, dossier de déclaration de l’usine de Solenzara et JACQUEY, J. B.  : Notice sur l’établissement de Solenzara, au point de vue du passé, du présent et de l’avenir. Paris  : Imprimerie centrale des chemins de fer, 1879.

37 EMP LARROQUE (1859), op. cit.

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construire une usine d’acide sulfurique. La production doit être obtenue par le traitement des pyrites de Cardo et des chalcopyrites de Frangone38. Mais à nouveau l’échec est au rendez-vous, les coûts de production restent trop élevés. La fonderie de Francardo, dans les années 1900, ne connaît pas plus de succès. Les fortes variations du Best selected (cuivre métal) à la bourse de Londres expliquent assez largement cette expérience.

La richesse des antimoines de Meria et Luri rendent le projet d’une fonderie plus viable, mais le régime douanier taxe l’exportation de régule. Et depuis les années 1840, le minerai du Cap Corse est exporté brut vers les fonderies de Bouc et Septèmes (Bouches-du-Rhône)39. En 1893, les gérants de la Société Corse des Mines d’Antimoine de Meria obtiennent une exemption de droits de l’administration40. La même année, ils installent un établissement à Pallagaccio, au nord de Bastia, employant cinquante ouvriers pour une production annuelle de 300 tonnes de régule.

Des recherches significatives et des demandes de concessions minières sont enregistrées dans les années 1840. La découverte des principales minéralisations de l’île s’effectue en deux décennies41. Mais dans de nombreux cas, l’activité tarde à se confirmer. Il faut attendre la période 1870-1910 pour mieux cerner l’évolution du secteur.

Dans le dernier tiers du siècle, on compte jusqu’à 750 mineurs, dont une large majorité d’Italiens42. La galène de l’Argentella, les recherches de cuivre et un temps l’extraction de l’anthracite à Osani gonflent les effectifs. Les fluctuations d’une année sur l’autre sont fortes, elles révèlent les limites de la plupart des concessions. Seules les mines d’antimoine du Cap Corse, à Ersa, Luri et Meria, fonctionnent régulièrement. L’extraction se maintient entre 1880 et 1918, atteignant les deux mille tonnes de minerai marchand les meilleures années43. Les mines de Luri et Meria occuperont jusqu’à 500 personnes.

L’amiante est un minéral assez particulier utilisé en Corse depuis de nombreux siècles. Les fibres d’asbestose entraient notamment dans la composition d’une poterie locale traditionnelle. Cette fabrication d’une batterie de cuisson, à partir d’amiante et de terre glaise, est très ancienne. À partir de la fin du XIXe siècle, de nouvelles utilisations industrielles, notamment dans le bâtiment, relancent l’extraction. Les sites de la vallée du Fiumalto font l’objet d’une exploitation régulière. C’est en 1898 que le gisement de Canari est découvert par le mineur et forgeron italien, Ange-Antoine Lombardi44. Si durant la période l’exportation insulaire d’amiante se limite à quelques centaines de tonnes par an, il est intéressant de resituer l’origine de l’une des principales carrières d’Europe, exploitée entre 1900 et 1965.

La minéralurgie (préparation des minerais) laisse des traces sur plusieurs concessions minières. Les exemples les plus significatifs sont ceux de l’Argentella, Matra ou Meria. L’ancienne mine de galène de l’Argentella connaît d’importants aménagements dans les années 1869-1873. C. Colas, directeur de la Société anonyme de l’Argentella, fait construire un barrage pour alimenter une usine de 2 500 mètres carrés, un bâtiment administratif, des logements, un téléphérique et un port45. Les installations de Matra

38 AD 2B 1J 53, rapports du garde mines l’Olivier (1888 et 1889).39 SIMONIN, L. : « Sur les usines à cuivre et les usines à antimoine des Bouches-du-Rhône », in Société

de l’industrie minérale, Tome III, 1857-1858, p. 537-596. THIERY, Pierre : « Aperçu sur l’industrie minière et métallurgique de l’antimoine », in Annales des mines, 136e année, n°11-12, juillet/août 1947. Un tableau présenté p. 82 indique que la Corse assure près de 40 % de la production de minerai d’antimoine français entre les années 1830 et les dernières années du siècle.

40 AN F12 6178, lettre de MM. Musso et Orenga de Gaffory à l’administration douanière, 24 avril 1893. 41 AD 2A 8S 8 à 8S 47, permis de recherches, demandes de concessions, etc. des mines en Corse. 42 Procès-verbaux du conseil général de la Corse (PCGC), rapport annuel de l’ingénieur des mines sur

les différentes exploitations (1860-1914). 43 NENTIEN, M. : Études sur les gîtes minéraux de la Corse, in Annales des mines, série IX, T. XII,

1897, p. 231-297. 44 AD 2A, 8S 53, rapport de l’ingénieur des mines Opperman du 4 juillet 1898.45 GAUTHIER, A. : Géologie régionale. Les roches, l’eau et les hommes, Géologie appliquée en Corse.

Ajaccio : Édition du CRDP de Corse, 1989, p.64. 7

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débutent à la fin du XIXe siècle, mais c’est en 1910 qu’une laverie et une centrale électrique sont achevées46.

Les industries agroalimentaires (IAA).Malgré la législation douanière, plusieurs productions destinées à la consommation

connaissent une courbe ascendante dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le cédrat, le raisin, le lait ou encore le tabac sont autant de matières premières transformées dans des établissements insulaires. Une lecture attentive permet de constater que ces produits de l’agriculture s’insèrent dans des circuits industriels.

En Corse, la culture du cédrat remonterait à la première moitié du XIXe siècle. Les récoltes deviennent importantes dans les années 1860, pour atteindrent les 66 000 quintaux métriques en 1880 et faire de l’île l’un des principaux fournisseurs européens47. Par la suite et selon les années, les chiffres se maintiennent jusque dans l’entre-deux-guerres.

La culture du cédrat se structure progressivement à partir des années 1850. Les producteurs se regroupent, d’importants entrepôts sont créés à Bastia (Vincentelli, Gregorj, Mattei, Paoli, etc.). Des sociétés centralisent l’achat et la vente des fruits, partie frais, partie en saumure. L’activité entraîne également l’installation de confiseries artisanales dans la plupart des villes. En 1866, on en compte neuf à Bastia, quatre à Ajaccio, trois à Calvi, etc.48. Par la suite, des établissements plus importants se rencontrent à Bastia. En 1876, Vincent Canugli crée une société par action, « La Confiserie de Cédrat de la Corse »49. Signalons également la société « Gregorj et Cie », elle regroupe des producteurs du Cap Corse et des négociants bastiais sur la propriété de récoltes, une confiserie à Bastia et une succursale à Livourne50. Un autre établissement se trouvait dans les magasins généraux du nouveau port. Il est repris par l’industriel Louis Napoléon Mattei en 1896. Cette société exporte avant la première guerre mondiale, entre 500 et 1 000 tonnes de fruits confits par an, dont près de 50 % à destination de l’étranger (Angleterre, Hollande, Belgique, Italie)51.

Le vin, les alcools et le fromage sont des produits traditionnels de la Corse. Ils se présentent comme des fabrications artisanales issues de l’agriculture. La viticulture se transforme en quelques années. Cette évolution est provoquée par l’intégration brutale au marché national. Tout commence avec l’arrivé du phylloxera en France, détruisant une grande partie du vignoble dans les années 1870-1880. La hausse des prix et la recherche de terroirs de remplacement ouvre des perspectives, notamment en Corse et en Algérie52. Les marchands de vin et des sociétés de capitaux investissent dans ces régions53. Occupant environ 10 000 hectares au cours du siècle, le vignoble corse atteint plus de 19 000 hectares

46 PCGC (1911). 47 ORENGO, K. : Del mediterraneo al Caribe : Estudio sobre el desarrollo de la produccion,

industrializacion y mercadeo de la cidra en adjuntas Puerto Rico (1891-1960). Maîtrise du Centro de Estudios Avanzades de Puerto Rico, 1993, p. 4. La même année, les productions de pays comme la Grèce (60 000 quintaux métriques) ou l’Italie (55 000 quintaux métriques) sont inférieures.

48 Annuaire de la Corse (1866). 49 AD 2B 4U 1/194, dépôt des statuts de l’entreprise Canuglia et Cie, le 3 mai 1876. La société en

commandite par actions dispose d’un capital de 145 000 F. 50 AD 2B 4U 1/200, acte de modification de la société Gregorj, capital 120 000 F. 51 AD 2B 2J 80, livre des ventes de cédrats confits de la Société L. N. Mattei et Cie, sondage réalisé

entre août 1900 et mai 1902. 52 MERCURY, F.-N. : Vignes, vins et vignerons de Corse. Ajaccio : Éditions Alain Piazzola, 1991. En

France, le prix moyen de l’hectolitre de vin passe de 26 à 40 F. entre les années 1870 et 1880. L’Algérie triple sa production en moins de dix ans, de 37 000 à 100 000 hectolitres entre 1883 et 1890.

53 Pour la Corse plusieurs titres boursiers et des vestiges témoignent de ces investissements. Cf. les actions : La Société des grands vignobles de Sartène, dirigé par Chimène, négociant en vin du Faubourg Saint Honoré, installe un domaine en 1883. La Société Française des Vignobles de la Corse, de Provence et d’Afrique − Vignobles Besséde − est créée à Marseille en 1883, avec un capital de 2 millions de F. En 1884, la Société l’Avenir Agricole développe une propriété de 200 hectares dans le Sartenais. L’Industrie Vinicole de la Corse, Mathieu Andrei & Cie est créée à Marseille en 1886.

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et des productions records qui dépassent les 300 000 hectolitres dans les années 1880 /189054.

Dans le même temps, des distilleries prennent de l’importance, pensons aux entreprises Mattei, Damiani ou Casabianca. L’histoire de la Société L. N. Mattei et Cie est bien connue − les archives de l’entreprise sont déposées au service des Archives départementales de la Haute-Corse55. Louis Napoléon fonde une maison de commerce à Bastia en 1872. Orienté à l’origine vers la production et le commerce de vin, l’industriel s’oriente vers la fabrication et à la vente d’autres produits. Citons principalement, les liqueurs, les cigares et cigarettes, les cédrats et les bouchons. En 1885, Mattei reprend les établissements viticoles Gantel et Cie qui possèdent notamment les chais de Morsiglia et le domaine de Pineto (447 hectares). Pour répondre à l’extension de ses affaires, l’entreprise s’installe dans l’usine de Toga, fermée depuis 1885. En 1894, débute la commercialisation du vin au quinquina sous l’appellation « Vin du Cap Corse au quinquina L. N. Mattei ». Cet apéritif devient un produit phare avec plus de 50 médailles d’or et d’argent, diplômes d’honneur et de grands prix, dans différentes expositions internationales56. Le succès commercial est tout aussi prestigieux. Le produit voyage dans de nombreux pays, entraînés par une diaspora conquérante dans tout l’empire colonial français. Pour répondre à la demande, l’entreprise importe même du vin tunisien et algérien.

Entre 1881 et 1921, le cheptel ovin de la Corse est multiplié par dix57. L’installation de laiteries-fromageries Roquefort est déterminante dans cette évolution. La première cave ouvre en 1891, elles sont seize en 1904 et 180 en 192258. Entre 1885 et 1900, l’exportation de fromage passe de 500 à 2 780 quintaux métriques, et on dépasse même les 30 000 quintaux métriques par an dans les années 192059.

Ces exemples montrent que l’économie de la Corse propose d’autres activités que l’agriculture. Le milieu financier bastiais vient d’ailleurs nuancer l’image traditionnelle d’une île sans système monétaire. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on rencontre, à coté des grandes maisons de crédits nationales (Banque de France, Caisse d’Épargne et Société Générale), des banques locales à Bastia et Ajaccio60. La famille Gregorj témoigne de cette présence. Entre négoce et affaires de banques depuis le XVIIIe siècle, les Gregorj s’investissent progressivement dans l’industrie. En 1854, avec d’autres notables comme les Piccioni ou les Gavini, on les rencontre dans le financement de l’usine à gaz de Bastia61. Ils participent également à la croissance de la Compagnie bastiaise de navigation à vapeur des frères Valery. De six navires en 1844, cette société devient en 1871, avec vingt-deux bâtiments vapeur et neuf millions de francs de capital, l’une des principales compagnies maritimes du pays62. Dans les dernières années du siècle, les frères Gregorj prennent directement part à la production industrielle, comme concessionnaires et exploitants de

54 MERCURY, F.-N. (1991), op. cit., p. 63 et 68. 55 AD 2B 2J 1 à 1333 archives de l’entreprise Mattei (1872-1977), déposées par la SOVICAP aux

Archives départementales de la Haute-Corse en 1981. 56 Dont notamment les expositions Universelles de Paris (1900), Londres (1908), Bruxelles (1910),

Turin (1911), etc. et jusqu’à l’exposition coloniale et internationale de Paris (1931) où le Cap Corse Mattei prend la plus haute récompense et est classé hors concours.

57 PIERANGELI, H. : La Corse économique. Toulon : Imprimerie régionale, 1922. La production laitière est présentée p. 132.

58 Petit-Bastiais (presse), article du 26 août 1891 « Une nouvelle industrie en Corse ». AD 2A 6M 702, laiteries, fabricants pour Roquefort (1914-1918), liste des sociétés fabricants du Roquefort.

59 Sur la question laitière cf. RAVIS-GIORDANI, G. : Bergers corses. Aix-en-Provence : Edisud, 1983. Thèse de doctorat de l’Université d’Aix-Marseille I. Et COMITÉ TECHNIQUE DE COORDINATION ET D’ÉTUDE DU PLAN : Plan de mise en valeur de la Corse - Inventaire 1949 . Ajaccio : Conseil Général de la Corse, 1950.

60 Citons notamment Lenzi à Ajaccio, les Orenga de Gaffory, les Fantauzzi ou les Ramelli à Bastia. 61 AD 2B 6J 3/80 dossier de l’avocat Bronzini sur l’usine à gaz de Bastia (1855-1861). 62 AD 2B 4U 1/189, procès-verbal de l’assemblée générale de la Compagnie Valery 1871.

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mines63.La banque Fantauzzi est un autre exemple. En 1863, après une fortune faite en

Amérique, Ange-François Fantauzzi revient dans son île natale et installe une maison de crédit à Bastia. En 1884, son fils Gaston rentre dans l’affaire64. La banque Fantauzzi s’investit dans l’industrie locale, elle tisse notamment des liens avec la société L. N. Mattei65.

En Corse aussi on rencontre, surtout autour de Bastia, la capitale économique, de véritables dynamiques industrielles. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs secteurs émergent, les principaux indicateurs économiques, population, production et commerce sont à la hausse. Pourtant la situation est moins prospère qu’il n’y paraît… la grande dépression de fin de siècle révèle rapidement les limites de ce développement.

L’échec industriel et économique de l’île (1890-1960)Après un demi-siècle de croissance, la machine économique régionale semble

s’enrayer. Deux tempêtes, la dépression de fin de siècle et la terrible crise des années 1930, montrent les limites du développement industriel de la Corse. Dans l’entre-deux-guerres, c’est toute l’activité qui se rétracte brutalement. La grande majorité des fabrications disparaissent en quelques années. L’hémorragie démographique vient d’ailleurs confirmer ce diagnostic. À partir de la grande guerre, la population de l’île baisse progressivement pour chuter de moitié entre 1910 et 196066.

Même si une légère reprise conjoncturelle est notable au sortir de la grande guerre, les dernières usines ferment dans les années 1960, faisant de l’île un espace économique marginalisé. Au-delà de ce constat, il s’agissait de revenir sur les grandes étapes de cet effondrement, pour mieux comprendre les tensions et les fragilités de l’économie insulaire.

La grande dépression de fin de siècleDurant les années 1870-1890, les branches industrielles majeures − mines,

métallurgie et textile − sont en perte de vitesse, l’investissement se rétracte, de nombreuses usines ferment. Cette situation est la conséquence de capacités de production importante, de machines plus grosses, plus performantes, etc. Le phénomène est renforcé par une demande en baisse, compte tenu notamment de l’achèvement des grands équipements − lignes de chemins de fer, marine à vapeur −. D’autre part, la conjoncture en Europe est rendue difficile par une concurrence accrue. Les éléments se cumulent pour remettre en question la croissance. Plusieurs entreprises ne peuvent résister, d’autres proposent la mécanisation et l’innovation pour réduire les coûts de production. On assiste, en quelques années, à l’application d’innovations − l’électricité, la chimie, l’automobile − véritables moteurs de l’économie du siècle suivant. La grande dépression de fin de siècle constitue une véritable période charnière dans l’évolution des sociétés industrielles.

La fin de plusieurs productions dans de nombreuses régions traduit ce contexte difficile. Pour la sidérurgie, les nouveaux fours Martin et surtout le procédé Thomas-Gilchrist permettent de produire de l’acier à partir de minerais pauvres et phosphoreux. Dès lors, la « minette lorraine » attire la sidérurgie française dans l’Est et le Nord du pays, sur des bassins regroupant les mines de charbon et de fer. En difficultés, les aciéristes du Centre de la France renoncent à leur politique méditerranéenne. En Corse, les répercutions sont considérables. Dépendantes des commandes de la Loire, les usines à fer insulaires

63 Annales des mines, 9e série, tome 4. Décret du 19 janvier 1897 accordant la concession des mines de cuivre de Vezzani aux frères Gregorj, banquiers à Bastia.

64 AD 2B 4U 1/201, 21 avril 1884, modification des statuts de la banque Fantauzzi, créée en 1863. 65 AD 2B 2J 5 à 8, registre des copies de lettres dactylographiées de l’entreprise L. N. Mattei et Cie de

janvier 1895 à janvier 1897. Plusieurs courriers sont adressés à la banque Fantauzzi. Les sujets concernent les loyers de locaux industriels, les conditions et échéances de prêts, à cours terme ou pour l’achat de l’usine de Toga.

66 Sur la question démographique de la Corse voir notamment RENUCCI, J.  : Corse traditionnelle et Corse nouvelle. Lyon : Édition Audin, 1974.

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réduisent leurs productions à partir de 1875, entre 1879 et 1885, seul un haut-fourneau reste allumé. Cette production ancienne de plusieurs siècles disparaît après 1890.

Dans le même temps, l’exploitation du sous-sol, qui suscitait tant d’espoir, génère certainement le plus de déception. À quelques trop rares exceptions, les mines de la Corse se présentent très limitées. Pendant qu’en Sardaigne l’extraction minière s’affirme comme une activité importante, dans l’île sœur elle devient résiduelle67. D’autres entreprises, des minoteries − Solenzara, Corte, Porto −, des confiseries − notamment à Bastia − les usines à vin, etc., ferment en quelques années. Les unes sont victimes des importations de farines marseillaises, les autres des primes à l’exportation des sucres français68. Mais plus que la fin de l’industrie, la dépression de fin de siècle correspond à l’effondrement de l’agriculture traditionnelle.

En Corse, la crise des productions agricoles est marquée. Elles occupaient encore une place essentielle en 1880. Les terres emblavées passent de 60 000 à 14 000 hectares en moins de vingt ans69. Les autres céréales connaissent un repli assez comparable. Le vin, qui avait dans un premier temps bénéficié de la situation nationale, est rapidement menacé. La reconstitution du vignoble français entraîne une crise surproduction et la chute des prix, effets accentués par l’arrivée du phylloxera dans l’île. À la veille de la première guerre mondiale, la prospérité viticole de la Corse n’est plus qu’un souvenir. L’exportation d’huile d’olive, essentielle sur tout le siècle, s’écroule dans les années 1890. Entre 1890 et 1895, les chiffres chutent des 9/10e70. L’importation vient compenser le déclin agricole. L’entrée des farines de froment dépasse les 11 000 tonnes en 1895, plus 8 700 tonnes d’autres céréales. Lesquelles s’ajoutent à l’introduction de bovins (1 655 têtes), de fromages (2 089 tonnes) et d’autres produits alimentaires (poissons, riz, pommes de terre, sucre, café, vin, etc.)71.

Au-delà des mécanismes économiques qui touchent toutes les sociétés occidentales, des maux particuliers semblent se révéler en Corse. Durant la période, une question revient régulièrement dans les discours politiques. Comment cette île peut-elle importer des produits qu’elle exportait par le passé (poisson, fromage, vin, cuirs, fer, etc.) ? Devant la montée de la contestation locale, le gouvernement est interpellé sur ce qui deviendra « Le problème corse ». En 1908, l’exposé de Georges Clemenceau, président du conseil et ministre de l’Intérieur, dresse un tableau économique inquiétant de l’île72. Une commission interministérielle et extraparlementaire est chargée de mener une étude et de trouver « les moyens les plus propres à y porter remède ». Cette dernière analyse les difficultés des secteurs économiques et montre du doigt le régime douanier73. Pour stimuler la production, elle propose de réviser les douanes et d’utiliser les ressources dégagées par l’augmentation des droits avec l’étranger à l’amélioration des infrastructures. Le 8 juillet 1912, après un long débat à l’assemblée nationale et dans toute l’île, le président de la République, Armand Fallières, et le gouvernement Poincaré signent le texte définitif intitulé : « Loi portant modification du régime douanier de la Corse et accordant une subvention annuelle

67 TORE, G. : Gli imprenditore minerari…, in MANCONI, F. (dir.) : Le miniere e i minatori della Sardegna. Calgiari : Consiglio Regionale della Sardegna, 1986, p. 68, en Sardaigne le nombre d’ouvriers dans les mines passe de 7 442 à 13 00 entre 1869 et 1910, le tonnage de 42 245 à 200 948.

68 Dans la seconde moitié du siècle, plusieurs lois douanières favorisent l’exportation du sucre par des aides financières. Ainsi, les sucres français achetés par les confiseries de Livourne et de Gênes sont moins chers que ceux négociés par les insulaires. Compte tenu de l’importance du sucre dans la confiserie de cédrat, les coûts de production sont influencés (Cf. AD 2B 2J correspondance de L. N. Mattei).

69 POMPONI, F. : Crise de structure économique et crise de conscience en Corse (fin XIXe-début XXe

siècle), in Typologie des crises dans les pays méditerranéens (XVIe-XXe siècles). Journées d’études Bandor, 13, 14 et 15 mai 1976. Actes publiés à Nice en 1977, p. 76-114.

70 ARDOUIN-DUMAZET : Voyage en France, La Corse (1898). Paris : Réédition Slatkine, 1982, p. 129.

71 Annuaire de la Corse (1897), tableau des importations p. 128. 72 Journal Officiel, 26 septembre 1908. 73 Journal Officiel, 4 juillet 1909.

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à ce département »74.Dans les années qui suivent, on note la croissance de produits finis à l’exportation

(tabac, meuble, fromage, alcool, bouchon de liège). Mais l’histoire peut observer que l’initiative est arrivée trop tard, la métallurgie avait disparu sans laissée de traces, le retard des productions artisanales et de toute l’économie paraissait déjà insurmontable, l’émigration était enclenchée, etc. Derrière la dépression de fin de siècle et toutes les implications technico-économiques, la législation douanière ne peut être négligée dans l’étude des productions de la Corse, elle explique en partie les conditions et la structure de l’industrie.

La crise des années 1930La croissance des années 1920 est brutalement arrêtée dans la plus violente crise

économique du siècle dernier. L’inversion de la tendance est rapide, tous les secteurs sont atteints. En Corse, les effets sur les principales entreprises sont immédiats. Sur la longue durée, les conséquences apparaissent plus dramatiques encore, l’effondrement économique est confirmé.

Les années 1920 se présentent comme le prolongement de la Belle Époque. De nouveaux secteurs industriels s’affirment. La production de cigares et cigarettes est rationalisée. Après la manufacture L. N. Mattei (1896), Henri Alban installe une usine à Ajaccio en 1920, Job une autre à Bastia en 192475. Les exportations de bois reprennent avec vigueur, en 1932 la seule société FORTEF emploie près de 800 ouvriers dans les forêts et les usines du Fiumorbo76. L’agroalimentaire, notamment les laiteries-fromageries, brûleries de café et distilleries, connaissent une bonne activité77. Et la nouvelle énergie électrique laisse envisager une relance de l’économie.

Le député Henri Pierangeli, le conseiller général André Griscelli, l’industriel François Coti, et les ingénieurs Brun et Pons sont les principaux acteurs d’un grand débat sur l’électrification de l’île. La presse locale s’en fait l’écho. Mais avant même cette effervescence, les premières centrales s’installent, elles sont l’œuvre de particuliers, pour alimenter une commune ou une usine. Déjà avant la première guerre mondiale, Bastia, Corte, Ghisoni, Loreto-di-Casinca et Île-Rousse disposent d’un réseau local de distribution78. Plusieurs hôtels, à Ajaccio ou Vizzavona, possèdent des appareillages. Dans l’industrie, les usines de tanin, les mines de Meria et Matra, des laiteries-fromageries ou les établissements de Francardo produisent de l’électricité pour leurs besoins79.

Après ces réalisations pionnières, l’électrification de la région est réalisée entre 1927 et 1933 dans le cadre d’une politique nationale. Le soutien technique et financier de l’État permet d’équiper les campagnes françaises dans l’entre-deux-guerres80. En 1933, 319 communes sur 366, sont distribuées par un des cinq réseaux de Corse81. L’île rattrape son

74 COPPOLANI, J. Y. : Le régime douanier de la Corse de 1768 à 1912. Actes du deuxième colloque d’Histoire et d’Archéologie de Bastia. Bastia, 1984, p. 225-258.

75 AD 2A 5M 230, dossier de la manufacture de tabac Job (1924). 76 Petit Bastiais (presse), 23 octobre 1932, les exportations de bois bruts et sciés de la Corse atteignent

plus de 500 000 quintaux métriques en 1929. AD 2A 1M 311, dossier sur la société FORTEF (1929-1935).

77 RAVIS-GIORDANI, G. (1983), op. cit., p. 82 : tableau de la répartition par arrondissement des 148 fromageries-laiteries de la Corse, elles seront 180 en 1922.

78 CAMPOCASSO, P.-J. ; DELAVALLE, P.-J. : Une île, des hommes, la lumière, Ajaccio : Albiana et CMCAS de Corse, 2002. L’ouvrage propose une histoire des électriciens et gaziers de Corse (1860-1960).

79 Ibid., citons la turbine et l’alternateur de l’usine de Campo piano installés en 1885, l’appareillage vapeur du village de Loreto-di-Casinca, datant de 1895, ou encore la centrale hydraulique de Corte, achevée en 1901 après près de dix ans de procédures.

80 LEVY-LEBOYER, M. ; MORSEL, H. (dir.) : Histoire générale de l’électricité en France, Paris, Association pour l’histoire de l’électricité en France, Fayard, 1994, tome II, p. 370 et suiv.

81 Archives EDF/GDF Paris, les quinze dossiers de sociétés concessionnaires en Corse, dont la Compagnie d’Électricité de la Corse (CEC), la Société Corse des Industries Réunies (SCIR), l’Union

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retard sur d’autres régions françaises. Même si l’avancée est remarquable, observons que dans plusieurs cas seul le bourg principal est desservi, de même, le nombre d’abonnés et la consommation sont encore limités. Dans son but initial l’électrification de la Corse devait, selon ses détracteurs, relancer l’économie. Achevée en 1933, elle semble arriver trop tard… la crise est déjà là.

En Corse, les productions orientées vers l’étranger sont les premières en difficultés. L’exportation des produits de la forêt, lièges, bois bruts et sciés, tanins, charbons, etc., chute de 50 % entre 1930 et 193182. Plusieurs entreprises ne s’en relèveront pas. Entre 1930 et 1933, la production des usines de tanin chute de 85 %, les établissements sont mis en chômage83. Le chiffre d’affaires de la société L. N. Mattei et Compagnie dépassait les neuf millions de francs à la fin des années 1920, il atteint à peine les cinq millions en 1935, et le bénéfice net est divisé par trois84. En quelques années les derniers sites miniers sont abandonnés. Des productions plus anciennes − vin, huile ou cédrat − disparaissent. Les faillites se succèdent. Le système financier local est précipité dans la tourmente. Entre 1931 et 1936, les banques corses ferment les unes après les autres85.

L’évolution de la population montre l’importance de l’entre-deux-guerres dans le processus d’émigration massive. En un demi-siècle, la baisse représente environ 40 %86. Cette chute constitue la principale conséquence des effets cumulés de la grande dépression, de la guerre et de la crise des années 1930. Ces tempêtes provoquent une déstructuration de toute la société et mettent en évidence la fragilité économique de l’île. Cet effondrement renvoie également à des faiblesses inscrites sur la longue durée, la démographie en témoigne.

En quelques années, l’évolution de la Corse est fortement atteinte. Dans le domaine industriel la blessure est profonde, plus encore dans l’agriculture. La décennie 1930 provoque l’affaissement de l’industrie, même si quelques unités prennent de l’importance dans les années 1950, l’essentiel du tissu productif et financier disparaît avant la seconde guerre mondiale.

Les trente glorieusesÀ partir de 1945, le pays est libéré, la vie reprend son cours, il faut reconstruire. Le

malheur fait place à une période de croissance exceptionnelle, qui prend en France le nom des « 30 glorieuses ». Le temps de la consommation de masse, de l’équipement électroménager, de l’automobile est arrivé. L’industrie, soutenue par les plans gouvernementaux, bénéficie de la relance. La Corse pouvait tirer parti de la situation pour sortir enfin d’un demi-siècle difficile, ou au contraire s’affirmer comme un espace économique périphérique. Dans un premier temps, la réponse semble se situer entre ces deux hypothèses.

En 1945, avec la fin de la guerre, les besoins européens en bois relancent activement l’exploitation corse. Le liège, avec 40 000 quintaux métriques dont 16 000 transformés sur place, retrouve presque les chiffres du début du siècle. Les deux usines de tanin de Folelli et Ponte-Leccia reprennent à l’exportation. Les scieries sont en pleine marche pour

Électrique Rurale (UER) et les entreprises Bolelli, Carlotti Guerrini et Salini. Les réseaux corses sont alimentés par quatre centrales thermiques situées à Bastia, Ajaccio, Calvi et Propriano, et les deux unités hydrauliques de Prunelli-di-Casaconi sur le Golo et Ocana sur le Prunelli. De petites unités hydrauliques fonctionnent jusqu’à la nationalisation, notamment à Bastelica, Corte, Murato et Ghisoni.

82 Petit Bastiais (presse), 23 octobre 1932, tableaux des exportations de la Corse.83 AD 2A 4M 190, rapport au préfet du 3 février 1932 et AD 2B 2J 1311, procès-verbaux des assemblées

générales de 1936 et 1937 de la Société de Champlan et Folelli. 84 AD 2B 2J 658 et 659, dossiers de feuilles d’imposition de la société L. N. Mattei et Cie (1923-1944),

et AD 2B 2J 1062 à 1065, grand livre général (1932-1939)85 CAMPOCASSO, P. J. (2002), op. cit., p. 463 et suiv. Citons comme établissements financiers, la

Banque Fantauzzi, la Banque Gregorj, la Banque de la Corse ou la Société de Crédit Bastiaise, qui disparaissent entre 1931 et 1936.

86 DAMIANI, P., « La population de la Corse », in BSSHNC, n°608-609, 1973, p. 29-44. Entre 1901 et 1954 la population de l’île passe de 295 000 à environ 160 000.

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répondre à la forte demande générée par les destructions de la guerre. L’île exporte des poteaux télégraphiques, des bois de mines, des traverses de chemin de fer, du bois de chauffage, etc.87. Mais cette situation exceptionnelle ne dure pas, et les commandes retombent après une dizaine d’années. Dès lors, l’essentiel de la production insulaire se résume à l’activité de trois entreprises. Le centre EDF/GDF de Corse, la Société Minière de l’Amiante et la Société Job/Bastos de Bastia.

La loi du 8 avril 1946 implique la nationalisation de la production, du transport et de la distribution d’électricité. C’est la création d’Électricité de France (EDF) et Gaz de France (GDF). Comme dans les autres régions, les sociétés qui exploitaient les réseaux doivent abandonner leurs usines contre une indemnisation. Les secteurs électriques de l’île sont restructurés au sein du Centre de distribution mixte de Corse. Le parc de production se composait des usines thermiques d’Ajaccio, Bastia, Calvi et Propriano et des centrales hydrauliques d’Ocana et de Prunelli-di-Casaconi. Les petites unités − Corte, Ghisoni, Murato, Bastelica, etc. − sont fermées. Devant une demande en forte croissance, de l’ordre de 10 % par an, la société nationale prend plusieurs décisions. Dans un premier temps, les centrales sont suréquipées pour accroître la puissance et les réseaux sont unifiés par une ligne haute tension entre Ocana et Bastia. Puis, comme dans le reste du pays, arrive le temps des grands aménagements hydrauliques. Après l’ouverture de la centrale d’Aspretto (Ajaccio) en 1955, EDF lance un important programme d’investissements. Les rivières de Prunelli et du Golo sont équipées de barrages de retenue et d’usines en cascades88. En moins de trente ans, la puissance installée est multipliée par sept. En 1970, près de 75 % de l’électricité produite en Corse provenait de l’énergie hydraulique. EDF/GDF s’imposait comme la principale entreprise insulaire.

L’exploitation de l’amiante prend de l’importance au sortir de la seconde guerre mondiale, quand est installée une usine assez impressionnante sur la commune de Canari. Déposée sur une côte sauvage et escarpée à plus de 30° au-dessus de la mer, l’établissement ne manque pas de surprendre. Au début des années 1960, la Société Minière de l’Amiante dépasse les 30 000 tonnes de fibres exportées, occupant plus de 300 ouvriers. Mais ces chiffres records précèdent de peu la fermeture du site en 1965.

La réduction des avantages fiscaux explique en grande partie la fermeture de la manufacture de tabac Alban durant la guerre. De son côté l’établissement Job de Bastia subit la concurrence des importations. Mais alors que sa situation semble compromise, les guerres de décolonisation en Indochine, puis en Algérie, changent les données. Les sociétés Job et Bastos sont contraintes d’abandonner ces régions avec l’administration française. Pour compenser la production des anciennes usines et ainsi continuer à alimenter leurs clientèles, elles envisagent une association. La Corse bénéficie de la situation pour devenir une manufacture plate-forme ouverte sur le continent africain. En 1962, la société anonyme dite Manufacture Corse des Tabacs Job-Bastos est créée, avec un capital de 6 200 000 francs. Une nouvelle usine est construite au sud de Bastia, sur la commune de Furiani. Elle centralise la production de cinquante-cinq marques de cigarettes. Avec moins de 200 employés, l’établissement dépasse les quarante cinq millions de paquets de cigarettes produits par an89.

Dans les années 1960, les exportations de Bastia, principal port marchandises de l’île, révèlent la dégradation de la production. En 1964, les bois sciés et en grume n’atteignent plus que 11 000 quintaux métriques, les lièges 18 580, le fromage 7 670, seules les cigarettes avec 4 420 et l’amiante avec 200 000 quintaux conservent un certain poids économique. Même si ces chiffres ne concernent pas toute la Corse, la position du principal arrondissement industriel et commercial est significative. En quelques années les usines de tanin, l’entreprise Mattei, la briqueterie de Francardo ou la carrière de Canari sont abandonnées. Ces fermetures marquent bien la fin de l’industrie lourde dans l’île.

87 COMITE TECHNIQUE DE COORDINATION ET D’ETUDE DU PLAN (1950), op. cit.88 SANTUCCI, J. : La production d’énergie électrique en Corse. Ajaccio : EDF/GDF Centre Corse,

1980. 89 AD 2B 1044W 724, rapport sur la situation du tabac en Corse (1955), p. 46-47.

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ConclusionLa prise en compte des activités industrielles est un sujet obligé pour appréhender

correctement l’évolution économique de la Corse. Même s’il reste minoritaire, comparé à l’activité agricole, le phénomène propose une lecture complémentaire. Quel bilan peut-on tirer de l’industrie en Corse ? Il apparaît très mitigé. Une industrie primaire comme la sidérurgie ou la sylviculture, des produits de consommation comme la cigarette, le vin ou le fromage montrent une dynamique intéressante. La croissance du vin ou du fromage s’inscrit sur un appel du marché national, conjoncturel pour le premier et plus durable pour le second. Le tabac relève d’une exception fiscale. À l’origine orienté sur l’approvisionnement régional, le secteur doit s’ouvrir sur l’exportation étrangère pour durer. D’un autre côté, la déception est grande quand on observe d’autres activités, comme les mines et le textile, ou que l’on analyse le problème du régime douanier. Ce dernier fixe en grande partie les limites et la structure du développement. Prenons deux exemples pour illustrer notre propos, le fer et la balance commerciale. L’ancienne production du fer change fortement au XIXe siècle, des usines s’installent avec une nouvelle technologie. Mais alors que les produits bruts ou semi-finis s’envolent − fonte, pièces moulées, fer en barre, etc. − l’artisanat s’effondre, la production d’objet finis disparaît − couteaux, platines de fusils, batterie de cuisine, etc. −. La balance commerciale de l’île éclaire davantage encore l’évolution90. Dans les années 1828-1829, les échanges de l’île génèrent un solde négatif de l’ordre de quatre à cinq millions de francs, dont l’essentiel concerne la France. Au milieu du siècle, les échanges de l’île avec l’étranger, surtout l’Italie, présentent un solde positif de l’ordre de 150 000 F par an. Mais le commerce national reste défavorable, de l’ordre de sept à huit millions de francs. On constate donc que le déficit avec le reste du pays se creuse durant cette période charnière.

D’après notre lecture, le « siècle industriel » de la Corse se divise en deux phases assez équilibrées dans la durée. De 1830 à 1880 environ, on observe un élan très intéressant qui se concrétise par de nombreuses réalisations ; puis une phase de repli marquée par de fortes crises. Durant la première partie, on rencontre plusieurs secteurs qui s’affirment à l’exportation. Quand on observe l’activité dans les années 1860/1880, la Corse propose une bonne dynamique. La population augmente, l’agriculture se modernise et l’industrie se développe. La croissance démographique, l’urbanisation ou la mise en place de moyens de communication confirment les progrès. Pourtant la grande dépression de fin de siècle révèle rapidement les limites. La sidérurgie au bois est déjà techniquement condamnée et la plupart des exploitations minières s’avèrent assez pauvres. Mais plus encore, les difficultés proviennent de la crise de l’économie traditionnelle, qui occupe l’essentiel de la population. Le monde agricole s’effondre, les villages sont en crise, l’intérieur se vide. L’immigration s’impose comme la seule alternative. Au même moment, la demande d’un empire colonial en construction offre de réelles possibilités de carrières.

La reprise de la « Belle Époque », confirmée dans les années 1920, ne suffit pas à inverser la tendance. Après la première guerre mondiale, il faut moins d’un demi-siècle pour faire de cette île un espace économique marginalisé. La présence de quelques grands établissements, comme Canari, JOB-BASTOS ou le centre EDF/GDF de Corse, ne peut masquer la faiblesse industrielle, et plus encore l’échec de la production en Corse. Cette crise est atténuée par l’affirmation rapide d’un tertiaire saisonnier. L’affluence touristique se confirme et permet d’atténuer les désillusions. Elle s’accompagne ces dernières années d’une relance de plusieurs produits qualifiés du terroir − fromage, charcuterie, huile d’olive, vin, miel, etc. −. Peut-être un nouveau départ pour les productions de cette île méditerranéenne ?

AbréviationsAD 2A : Archives Départementales de la Corse-du-SudAD 2B : Archives Départementales de la Haute-Corse

90 MARTINI, M. : Aspect de l’activité agricole et maritime de la Corse, in BSSHNC, n°588-589, 1968. 15

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AN : Archives NationalesEMP SIM : École des Mines de Paris, Statistique de l’Industrie MinéraleASF IRAMFF : Archivio di Stato di Firenze, Fonds Imperiale e Reale Amministrazione delle Miniere e Fonderie del FerroBSSHNC : Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse